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Etienne Géhin Morin Edgar, Le paradigme perdu : la nature humaine. In: Revue française de sociologie. 1974, 15-1. pp. 134-139. Citer ce document / Cite this document : Géhin Etienne. Morin Edgar, Le paradigme perdu : la nature humaine. In: Revue française de sociologie. 1974, 15-1. pp. 134- 139. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1974_num_15_1_2240

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Etienne Géhin

Morin Edgar, Le paradigme perdu : la nature humaine.In: Revue française de sociologie. 1974, 15-1. pp. 134-139.

Citer ce document / Cite this document :

Géhin Etienne. Morin Edgar, Le paradigme perdu : la nature humaine. In: Revue française de sociologie. 1974, 15-1. pp. 134-139.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1974_num_15_1_2240

Revue française de sociologie

Morin (Edgar) : Le paradigme perdu : la nature humaine. Paris, Editions du Seuil, 1973, 253 p., fig., bibliogr. 27 F.

Avec une modestie qui n'est pas sans complaisance pour les jeunes « mutins » — des savanes ou de l'Université — , Edgar Morin nous présente son dernier livre comme un début de réponse à des questions de jeunesse longtemps refoulées : si l'homme n'est que nature, pourquoi tant de culture et s'il n'est qu'esprit, pourquoi tant de nature en lui ? Jadis formulées dans les bons « premiers mouvements » de Marx, de Freud et de quelques autres, ces questions prennent les discours sur l'homme au piège de l'antinomie qui les verrouille. D'un côté, le naturalisme : il fait descendre tout l'homme du singe et tout le singe d'une nature pensée sous les modes du mouvement mécanique et de l'animal-machine. En face, l'anthropologisme : il installe l'homme et la culture hors de la nature en leur réservant la spiritualité. Edgar Morin soupçonnait l'absurdité de ce face-à-face; aujourd'hui il en connaît l'insignifiance, car il a trouvé dans l'état présent des connaissances biologiques de quoi renvoyer dos à dos les deux abstractions doctrinaires.

Le naturalisme s'appuie sur une métaphysique pour laquelle le désordre est un impensable et sur une epistemologie dans laquelle il est impensé, c'est-à- dire tenu pour négligeable ou pathologique. On le refoule donc dans l'accidentel ou dans l'irrationnel. Image rassurante de la nature et de l'homme, ce point de vue devient, chez Pascal, le « paradigme introuvable » que l'anthropologisme moderne échoue à retrouver. La théorie dialectique de l'émergence culturelle, par exemple, fait bien droit à toutes les figures du négatif; mais la contradiction et le processus du pour-soi y désarment, finalement, tout désordre et toute déraison. Ici, la « part maudite » était traitée comme une aberration inessentielle; là, elle est reconnue, mais sublimée dans une épopée téléologique qui ne peut et ne doit s'accomplir que contre elle. Cette antinomie a été et reste surdéterminée par un conflit idéologique, en ce point où conservateurs et révolutionnaires sont obscurément complices d'un ordre. Utilisée comme norme d'un système social à préserver ou à instaurer, l'idée de nature humaine a perdu tout crédit. Et sans doute les sciences de l'homme seraient- elles pour longtemps encore dans leur « année zéro » — en quête de l'objet qui fonde leur unité et leur statut de sciences — , s'il fallait attendre le déroulement interne d'une dispute si pleine d'ambiguïtés. Mais, à l'insu ou dans les marges du savoir constitué et des doctrines officielles, les sciences de la vie sont en passe de disqualifier l'idée d'une nature mécanique et sans aléas, comme celles — religieuse en son fonds — d'une nature humaine providentiellement vouée à la réalisation d'un ordre. Le naturalisme, qui perd l'homme dans une immanence sans discontinuités, et l'anthropologisme, qui le perd dans une transcendance sans substrat, sont proches de n'avoir plus la moindre justification scientifique. Et si Edgar Morin espère pouvoir installer enfin l'homme-générique du jeune Marx (1) sur leurs ruines, c'est que l'événement épistémologique qui fonde son espérance est de taille. La première partie de son livre (2) nous en dit la forme et le contenu.

(1) Cf. pp. 21-22, 149-164. (2) Partie I, pp. 19-59 : « La soudure épistémologique ».

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Le récent bouleversement qui s'opère dans les sciences de la vie n'a pas la forme d'une nouveauté spectaculaire. H est le fait d'hommes dont certains sont encore marginaux et qui ont trouvé ce qu'ils ne cherchaient pas, par un de ces aléas dont on veut nous dire ici la fécondité. Mais un événement vrai n'est- il pas discontinuité, souvent inaperçue, après laquelle rien n'est pourtant plus comme avant, et richesse imprévue d'une innovation qui déborde son lieu de naissance ? A cet égard, les aventures de la nouvelle biologie sont significatives. Au moment, en effet, où elle perçoit la vie comme « une organisation particulière de la matière », elle est encore réductionniste. L'ouverture et la soudure qu'elle réalise vers « le bas » lui permettent de relier définitivement la vie à la matière et de s'enraciner dans les sciences physico-chimiques; mais elles lui font oublier l'aspect d'organisation qu'elle avait pressenti dans les systèmes vivants. Or, au fond des structures matérielles qu'elle déplie, elle découvre que le moindre de ces systèmes n'est vivant que par une étonnante transgression qu'il faut bien appeler désordre par rapport à l'ordre matériel, lui-même d'ailleurs fort complexe et plein d'aléatoire. Là où elle cherchait une complexité matérielle, elle trouve une hyper- complexité organisationnelle ou « logique du vivant » qui l'oblige à s'ouvrir vers « le haut ». Soudure bio- cybernétique qui permet de penser la vie à la fois selon l'identité et la différence. Car tous les vivants sont, comme les machines, des systèmes organisés-organisateurs qui fonctionnent par code, programme, contrôle etc. Mais ils sont d'autant plus vivants qu'ils sont moins mécaniques : habités, plus qu'aucune machine artificielle, par le désordre, le « bruit » et les « erreurs », ils en vivent au lieu d'en être désorganisés. Avec un plus haut degré d'organisation (ordre), la vie introduit donc dans la nature un plus haut degré d'aléatoire (innovation, discontinuité et désordre).

L'événement paradigmatique pour les sciences de l'homme se profile au carrefour de cette révolution bio -cybernétique et de quelques autres « révélations » (3) . C'est l'avènement d'un concept synthétique de la nature, pensée comme totalité de systèmes affiliés et comme domaine de sciences décloisonnées. En même temps, c'est un renouvellement de toutes les notions opératoires; complémentarité, désordre, aléatoire etc. font ce lexique de la complexité qui s'impose pour l'investigation des machines et des cellules, mais demeure paradoxalement lettre morte là où il devrait être le plus familier.

Penser la nature comme totalité permet d'en finir avec l'insularité de l'homme et de la culture; la penser selon un ordre de complexité croissante, c'est les définir selon leurs irréductibles particularités. Ils sont à la vie ce que celle-ci est à la matière : des modes d'organisation dont il faut saisir l'immersion et l'émergence. Dire, en effet, que l'homme est « péninsulaire » (4) , c'est le faire marcher sur ses pieds dans la nature, sans perdre de vue qu'avec lui elle réalise une forme éminente et que sur elle il crée des formes neuves. Car si l'anthropologie tire de la nouvelle biologie les leçons qui conviennent, elle doit comprendre comment l'humanité introduit dans la vie un désordre qui est homologue à celui que la cellule vivante produit dans la matière, mais infiniment plus complexe que lui. Elle doit penser l'homme selon sa filiation et selon sa différence, ce qui

(3) L' écosystémologie modifie l'idée de milieu naturel en découvrant la complémentarité des êtres vivants et de leur environnement. Uéťhologie montre que les comportements animaux sont irréductibles à des mécanismes passifs et clos. La biosociologie commence à établir en fait que les organisations sociales sont très générales dans la nature.

(4) Partie VIe, pp. 211-235.

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lui impose de s'instituer en science naturelle sans naturalisme, et en dialectique sans téléologie. C'est pourquoi, après avoir rendu compte de l'événement épisté- mologique, Edgar Morin consacre deux parties de son livre à Yhomo-sapiens (5), puis deux parties à la culture et à la société. Ces divisions ne font pas oublier l'unité du projet « bio-anthropo-sociologique » qui les sous-tend. Elles sont liées par des chapitres dont les titres et le contenu donnent au livre sa forme de texte (6) ; elles mettent en scène les mêmes concepts — organisation, interrelation, aléa etc. — et la même dialectique de la complexification.

L'Tiomo- sapiens n'est pas le point où l'esprit jaillit de la nature avec l'intelligence, la technique, le langage et la société pour bagages. A bien des égards, il est un héritier. Et s'il inaugure une culture beaucoup plus complexe que celles qui lui préexistent (archaïcité) ou lui coexistent (sociétés animales), c'est qu'il est lui-même une innovation biologique que la nature n'a réussie que sur les fonds culturels antérieurs. Nous ne savons pas toute l'histoire de cette aventure, tant Д y a de blancs entre l'hominien sylvestre et microcéphale, Yhomo-habilis chasseur des savanes et Yhomo-sapiens pourvu d'un énorme système cérébral, mais assez démuni pour le reste. De plus, nous ne pouvons encore qu'imaginer l'organigramme dynamique que la loterie génétique, le cerveau, le milieu naturel et la culture forment avec la praxis (7). La chasse, toutefois, nous offre un exemple de ce qu'a pu être ce procès d'hominisation qu'Edgar Morin définit comme une « morphogenèse multidimensionnelle ». Elle fait voir comment une activité nouvelle dans un milieu nouveau a dû déclencher toute une série d'actions en retour et conduire l'hominien jusqu'à sa complexité pré-sapientale : au point précis où Д était possible, mais non pas nécessaire, qu'il devînt ce qu'iï est. Les riches analyses qu'on nous présente ici valent qu'on prenne le risque de les appauvrir en les schématisant. Le procès d'hominisation s'étale alors ainsi : une variation de l'écosystème (diminution de la forêt) pousse des groupes d'hominiens vers la savane où ils deviennent « chasseurs- chassés »; ce nouveau mode de vie développe en certains d'entre eux des aptitudes jusqu'alors inactives et favorise une complexification cérébrale, elle-même fixée par la naissance d'une « paléo société » (8) ; celle-ci peut accueulir les mutations cérébralisantes qui, à leur tour, rendent possibles des activités et des organisations sociales de plus en plus complexes — « arkhe sociétés » — et de plus en plus « bruyantes » — sociétés historiques.

Cette reconstruction de l'anthropogenèse n'en livre pas toutes les clefs; et la conjoncture y tient une place qu'on ne pourra sans doute que réduire. Mais elle ouvre et rouvre plusieurs chemins. D'abord, elle suggère la complexité d'un processus dans lequel l'homme n'est ni une intention ni un but, mais l'être vivant en qui et par qui de multiples facteurs s'entrecroisent : non pas seulement sa praxis ou son intelligence, mais aussi les innovations naturelles qui les déclenchent ou les rendent possibles — le chassé doit devenir chasseur, le chasseur peut devenir savant. L'homme ne peut se réduire à une nature passive ou chaotique, car il doit son existence au fait qu'elle présente assez d'ordre pour durer et assez de désordre pour innover; et s'il porte cette ambivalence à son plus haut degré de complexité dans les systèmes culturels qu'il produit, c'est qu'il est lui-même habité par elle, en ce gros cerveau qu'il commence à peine à connaître. En second lieu, l'aventure humaine n'a pas la continuité d'une évolution orthogénétique. Dialectique, sa logique est probabilitaire et Yaléa

(5) Dans, les deux couples, l'homme et la culture sont présentés du point de vue de leur filiation, puis selon la discontinuité aléatoire qui explique leur « différence ».

(6) Par exemple : « La brèche et la soudure », « L'inachèvement final ». (7) Voir les schémas, pp. 65, 99, 105 et 214. (8) Cf. p. 76.

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y a plus d'importance profonde que la lutte des contraires. Elle commence « par un malheur écologique, une déviance génétique, une dissidence sociologique » et se poursuit par une série de discontinuités qui nous confrontent, last but not least, à la complémentarité de deux hasards : celui des mutations bénéfiques et celui des inventions profitables. Un principe d'incertitude la commande; le même qui règle l'ordre atomique et cellulaire, le changement dans les sociétés de singes et le « double jeu de l'histoire » (9) dans les nôtres. C'est pourquoi rien n'autorise à croire qu'elle soit achevée, ni qu'elle doive s'achever dans un quelconque universel concret. A réfléchir sur ce gros cerveau qui fait du chasseur un homo sapiens, par le plus étonnant des aléas bio-culturels, on se dit que l'histoire de l'homme est d'autant moins accomplie qu'il est lui- même inachevé.

Fils de la nature, Yhomo sapiens porte en lui la dialectique de l'ordre et du désordre, mais plus ouverte et plus problématique que partout ailleurs. Son cerveau en est le lieu, non pas organe, mais centre organisationnel d'un système dont la juvénilité phylogénétique de l'homme et son enrichissement culturel sont les autres éléments. Ici plus que jamais, tout est lié, complexe, concret, et nous ne pouvons qu'évoquer ce « nœud gordien de l'hominisation », en retenant surtout ce qu'il apporte de lumière à la face cachée de l'homme.

Le cerveau est un système qui ne peut opérer que sur les données d'un ordre culturel dont l'apprentissage suppose un temps d'inachèvement ontogéné- tique. Liées l'une à l'autre (10) dans une relation de complémentarité, la complexité et la juvénilité du cerveau d'homo sapiens en font un être sage et fou. A n'en considérer que les instances « supérieures », on voit que ce système organisationnel a des compétences très différentes de celles qui sont inscrites dans les programmes génétiques ou cybernétiques. A l'accroissement du nombre des neurones correspondent, en effet, une diminution des montages instinctuels et une probabilité croissante en faveur de ces associations par court-circuit qui seraient autant de pannes dans un ordinateur. Ce fonctionnement par désordre explique l'ingéniosité de la pratique humaine et le fonds artistique du logos (11). Mais il multiplie les chances d'erreurs et d'errances : entre l'être hypercérébralisé et le monde s'installe une relation d'autant plus incertaine et fragile que celui-ci est plus complexe et que celui-là est moins soutenu par des programmes innés; ceux-ci ont disparu, ou sont frappés de caducité dans le milieu culturel. Cette incertitude prend une portée singulière si l'on observe que les instincts subsistent comme pulsions, tout en n'apportant plus de formes comportementales. D'où ce fait, négligé par le rationalisme, que l'être le plus cérébralisé est aussi le plus affectif. Car les pulsions ont leur place dans un tronc cérébral dont la verticalité trompe en suggérant une stricte domination du « bas » par le « haut ». En réalité, le cerveau est un ensemble dans lequel les sous-systèmes archaïques entretiennent un « bruit » permanent que le sous-système récent, plus complexe mais moins structuré, ne contrôle qu'en partie. Ce bruit alimente la créativité humaine dans ce qu'elle a de plus poétique; mais Д explique aussi ses erreurs, anodines ou névrotiques et, surtout, la folie qui habite l'homme dans la mesure où l'extrême finesse de sa relation au monde est aussi le lieu de toutes les irruptions pulsionnelles. La démence d'homo sapiens est immanente à sa complexité vitale. Elle est ce qu'il advient

(9) Cf. pp. 204-206. L'«ubris» qui menace nos sociétés est aussi la source de leur évolution. Leur problème est de ne pas retomber dans la rigidité et la fermeture de Г « ordre ». après chaque moment de « désordre » évolutif.

(10) Et liées l'une et l'autre au milieu culturel qui est d'autant plus juvénilisant qu'il est complexe.

(11) Note p. 136: «La pensée, on l'oublie trop souvent est un artt..) ».

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de lui lorsque sa nature présente se brise au profit d'une nature passée dont il n'a plus les moyens génétiques, et qui n'ont plus de finalité culturelle. Elle est bien plus profonde qu'un accident de sa raison; elle est bien autre chose qu'un retour à l'animalité, car l'animal a la sagesse de ses moyens, dans son milieu.

Ce livre a le sens d'un appel — d'abord à bien élucider le jeu de mots de son titre — , le contenu d'un commencement et la forme d'un « bricolage » audacieux (12). Le lecteur qui répond à cet appel est assez bien payé de sa peine, surtout s'il éprouvait déjà — cas qu'Edgar Morin ne semble pas envisager — quelque incertitude à l'égard des abstractions qui enclosent tous les discours sur l'homme et la culture. Une chose peut cependant l'étonner : il ne trouvera pas la moindre référence à des auteurs qui n'entrent pas dans la catégorie du jeune-américain- marginal-prix-Nobel, et dont les travaux s'inscriraient pourtant fort bien dans le propos de cette nouvelle anthropologie fondamentale. Pas un mot de la totalité vivante chez Kant, soit ! Mais pas un mot de « La Structure du Comportement » ! Pas un mot de Georges Canguilhem, de Gilbert Simondon ou de Jean Duvignaud (13) ! Mais, enfin et surtout, pas un mot de Bachelard dont l'épistémologie reste un éclatant plaidoyer pour la complexité de la nature et la nécessaire complexification des méthodes, en même temps qu'un des nombreux hommages qu'il sut rendre à l'imagination ! Il est vrai qu'Edgar Morin ne fait que commencer, qu'il n'apporte pas ici de minces informations et qu'on ne dit jamais tout. Du reste l'inachèvement de son livre et le contenu de certaines de ses conclusions susciteront assez de lectures soupçonneuses, voire malveillantes. Certains le tireront du côté d'un naturalisme sophistiqué; contre toutes raisons, car il est moins que jamais question ici de faire descendre l'homme du singe mais plutôt de comprendre qu'il en est, paradoxalement, d'autant plus différent qu'il en est aussi plus proche. Alain disait du chien qu'iï ne lui manque que la parole, et que c'est toute la différence. Edgar Morin nous dit de l'homme qu'il n'a que son cerveau : c'est là toute sa différence. D'autres trouveront un peu fort qu'H dénonce, lui aussi, la naïveté des « mythes annonciateurs » (14) . C'est oublier qu'il en dit aussi la richesse symptomatique, en ce qu'ils annoncent une hypercomplexité culturelle, et que nous restons confrontés à la nécessité de toujours retrouver les plus fécondes intuitions de Marx, de Freud et de quelques autres sous les sédimentations idéologiques qui les ont étouffées. Pour y réussir, l'appui des sciences les plus vivantes est-il donc superflu ? Mais, sans doute aussi, se trouvera-t-il des spécialistes des sciences de l'homme, moins ouverts que leur collègues bio-cybernéticiens, pour s'offusquer d'un livre qui

(12) Cf. p. 11 : « Autodidacte par complexion, c'est-à-dire ne me laissant pas trop intimider par les décrets d'Ecole et la majesté des Autorités spirituelles (...), je bricole, par tâtonnements, erreurs, incertitudes, à partir des matériaux que je trouve dans les disciplines les plus diverses (...) ».

(14) L'un a montré que normativité et créativité s'unissent dans la réalité vitale de la santé; le second distingue clairement fonctionnement cybernétique et fonc- tionalité cérébrale; l'idée de créativité sociale est familière au troisième. Voir : Canguilhem (Georges) : Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966. Simondon (Gilbert) : Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Editions Aubier-Montaigne, 1969. Duvignatjd (Jean) : Introduction à la sociologie, Paris, Gallimard, 1966.

(14) Cf. p. 208 : « Depuis deux siècles, les mythes annonciateurs de l'hypercom- plexité ont jailli de l'histoire (...) (mais) notre société porte en elle des racines pri- matiques profondes, une paléo-structure héritée de la paléo-société, une arkhe- structure héritée de la société archaïque, enfin sa structure propre de société historique qui porte en elle le léviathan».

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Bibliographie

prétend renouveler le savoir tout en revendiquant sa forme bricolée. Contre eux, Edgar Morin n'a pas besoin d'être défendu : il sait tous les risques qu'il prend en pariant pour une scienza nuova (15).

Etienne Géhtn Institut de sociologie

de l'Université de Nancy II. (15) Cf. p. 229 : « Le nouveau paradigme de l'anthropologie fondamentale exige

une restructuration de la configuration générale du savoir (...). Il s'agit de mettre en question le principe de disciplines qui découpent au hachoir l'objet complexe (...) »:

Desroche (Henri) : Les Dieux rêvés, théisme et athéisme en utopie. Paris, Desclée, 1972, 229 p., 28F (L'athéisme interroge).

Trois études sur religion et athéisme chez Saint-Simon, Fourier et Cabet, encadrées par deux aperçus fulgurants sur Г « Uthéisme » et le « miracle de la corde». UUthéisme est-il le mot-clé permettant de pénétrer dans la religion des utopistes ? Pas exactement. Ce terme, lancé par l'auteur il y a huit ans (1) pour caractériser, au moins problématiquement, la position de Bonhoffer devant Dieu, se donne pour analogue, dans sa formation, donc dans sa flexion sémantique, à utopie et uchronie, « un traité des dieux tels qu'ils auraient pu se situer dans l'être ou le néant, et tels qu'iïs ne s'y sont jamais situés» (p. 14). Dieux rêvés, donc dieux imaginaires, dieux-hypothèses. L'idée est belle et nous mène bien près du Dieu-illusion de Freud qui, tout en se repoussant dans le néant au nom du principe de réalité, se réalise dans la foi au nom du principe de désir.

Est-ce bien de cela qu'il s'agit chez Saint-Simon, Fourier et Cabet ? « Dieu rêvé», oui, pour Saint-Simon. Au songe de Descartes répond le rêve de l'Habitant de Genève. Mais la première utopie de Saint-Simon dépouille la théologie au profit de la science. « II m'est apparu que Dieu me parlait ». Forme littéraire, sans doute puisque si le locuteur est divin, l'énoncé est athée. Enchevêtrement de contradictions ? Paradoxes ? Et pourtant Д ressort de l'organisation spirituelle de la société, une Eglise. La fonction religieuse est assurée, et de la divinité du locuteur ressort une sorte d'institution divine hypothétique, mais non ontolo- giquement affirmée, une sacralisation comme si. Par la suite, dans le Nouveau christianisme, où Saint-Simon développe un mulénarisme « chrétien », a-confes- sionnel (risquerons-nous « u-conf essionnel ») . « Je crois en Dieu » est écrit noir sur blanc. Et pourtant, Saint-Simon ne semble pas aller plus loin, dans le domaine religieux, qu'une morale sociale. Si cette profession de foi date de 1825, on peut difficilement parler d'une conversion de Saint-Simon à ce moment. Et H. Desroche, s'appuyant sur les écrits antérieurs, donne deux sens, au reste complémentaires, à cette affirmation : « 1. — Je crois devoir dire que j'y crois », « 2. — Je crois que d'autres que moi doivent y croire ». A vrai dire, il semble que le second point justifie le premier. On est donc très près d'une assez plate religion pour les autres, et en particulier d'une religion pour le peuple, si le rêve utopique n'engageait jusqu'à un certain point le rêveur et si Saint-Simon ne se voyait lui-même sujet — ou roi — de ce Royaume imaginaire ou à venir. Si changement il y a chez Saint-Simon, c'est dans la découverte de l'insuffisance du scientisme et de la nécessité du sentiment, ce qui fera passer le nouveau sacerdoce des mains des savants à celles des artistes. Cheminement que l'on retrouvera dans l'Eglise de ses disciples « fidèles », et aussi chez ce disciple rebelle, Auguste Comte.

(1) Desroche (H.) : « Sociologie et irréligion. A propos de Dietrich Bonhoffer » Archives de Sociologie des Religions, 10 (9) janvier-juin 1965, pp. 3-4.

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