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MORT DE L'ACTEUR, VIE DES CLUSTERS ? Leçons d'une pratique sociale très ordinaire Franck Cochoy et Cédric Calvignac La Découverte | Réseaux 2013/6 - n° 182 pages 89 à 118 ISSN 0751-7971 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-reseaux-2013-6-page-89.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Cochoy Franck et Calvignac Cédric, « Mort de l'acteur, vie des clusters ? » Leçons d'une pratique sociale très ordinaire, Réseaux, 2013/6 n° 182, p. 89-118. DOI : 10.3917/res.182.0089 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 27/03/2014 18h07. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 27/03/2014 18h07. © La Découverte

Mort de l'acteur, vie des clusters ?

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MORT DE L'ACTEUR, VIE DES CLUSTERS ?Leçons d'une pratique sociale très ordinaireFranck Cochoy et Cédric Calvignac La Découverte | Réseaux 2013/6 - n° 182pages 89 à 118

ISSN 0751-7971

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-reseaux-2013-6-page-89.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Cochoy Franck et Calvignac Cédric, « Mort de l'acteur, vie des clusters ? » Leçons d'une pratique sociale très ordinaire,

Réseaux, 2013/6 n° 182, p. 89-118. DOI : 10.3917/res.182.0089

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Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte.

© La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Leçons d’une pratique sociale très ordinaire

Franck COCHOY et Cédric CALVIGNAC

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E n partant du cas de l’acteur mort – le suicidé – et en écartant paradoxale-ment les raisons données par la personne elle-même pour rendre compte de son décès volontaire, par exemple sous forme de lettre laissée à son

entourage, Émile Durkheim (1986 [1897]) avait eu une intuition formidable : penser que l’origine de l’action pouvait être recherchée ailleurs que dans le for intérieur des personnes. Cette intuition n’est pas anodine, puisqu’elle constitue le fondement même de la sociologie, au moins pour la branche française de sa généalogie. Il est curieux, de ce point de vue, que l’évolution ultérieure de la discipline ait fini par privilégier les sociologies de l’acteur (Paradeise, 1990), comme si la sociologie avait cru pouvoir aller de l’avant en revenant en arrière (ou en jouant le statu quo du côté de la tradition wébérienne). Cette évolution paradoxale est le signe d’une difficulté, et peut-être d’une impasse : tout se passe comme si, n’étant pas parvenus à trouver dans les structures, dans la culture ou dans les systèmes sociaux des alternatives complètement satisfai-santes à l’action individuelle, les sociologues avaient décidé, de guerre lasse, de reprendre la vision individualiste de l’économie et de la psychologie qu’ils entendaient à l’origine combattre et dépasser, tout en tentant de l’enrichir à leur manière avec les idées d’habitus, d’identité, de jeu stratégique, d’interaction, de réseau… (Pour un argument très proche, cf. Latour, 1994.)

Pourtant, depuis une trentaine d’années, de nouvelles perspectives tentent de reprendre l’intuition durkheimienne (certes sans forcément concevoir leur pro-jet dans ces termes), et donc le projet original de la sociologie, tout en lui don-nant d’autres orientations susceptibles de surmonter les difficultés auxquelles se sont heurtées les approches antérieures. Ces perspectives nouvelles entendent situer les ressorts de l’action au-delà des seuls acteurs eux-mêmes, sans pour autant supposer l’existence de « forces sociales » transcendantes, abstraites et mystérieuses censées les animer : la sociologie pragmatique s’intéresse aux différents régimes d’engagement des personnes dans leurs conditions d’exis-tence (Thévenot, 2006)1 ; la théorie de l’acteur-réseau se montre attentive aux

1. Notons toutefois que la sociologie pragmatique a pour originalité de montrer comment des ordres plus généraux, notamment moraux, sont projetés dans le cadre de la pratique, mais aussi le débordent (Boltanski et Thévenot, 1991).

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agencements sociotechniques qui donnent forme à la société (Latour, 2006) ; la sociolinguistique pragmatique s’intéresse à l’« agency » qui fait des acteurs les « ventriloques » de significations qui les dépassent (Cooren, 2010a ; Cooren, 2010b), la « practice theory » anglo-saxonne étudie les nœuds de matérialités, de compétences et de significations qui conditionnent nos pratiques ordinaires comme les formes générales de la vie sociale (Schatzki, 2001 ; Shove et al., 2012), etc.

En même temps, si les orientations de ces approches sont pertinentes, leurs objets et leurs méthodes ne sont pas toujours ajustés à leurs objectifs. Leurs objets : les nouvelles sociologies prennent en considération les non-humains comme les humains, mais ce faisant elles tendent parfois, ironiquement, à renforcer la distinction qu’elles entendaient dépasser, en isolant les contribu-tions respectives de ces deux « agences » (Cochoy et Mallard, 2013), alors que ces dernières sont pourtant de plus en plus associées au point de ne plus pouvoir être distinguées, comme en témoigne par exemple la prolifération de l’entité hybride, ou cyborg, que forme désormais chaque personne avec son smartphone, et qui redéfinit ainsi ce qu’il convient d’entendre par « sujet ». Leurs méthodes : les nouvelles sociologies abordent leurs terrains au plus proche des personnes. Les objets matériels sont certes pris en considération, mais souvent de façon indirecte. Même les chercheurs qui se réclament de la théorie de l’acteur-réseau, à laquelle l’on doit l’introduction des entités non humaines dans le monde social, ne saisissent souvent la contribution de ces dernières que d’une façon déléguée et asymétrique, via le témoignage des humains. Or Laurent Thévenot (1993) a montré à quel point cette façon de faire pose problème, dans la mesure où l’action des entités matérielles et des corps échappe très souvent à la conscience des sujets qui les mobilisent et les manipulent.

Ce sont ces deux difficultés que nous voudrions essayer de lever ici, en proposant de s’intéresser à un nouveau type de sujet – le cluster – et à une méthode sinon nouvelle, du moins trop rarement employée – l’observation quantitative –, capable de saisir le premier. Par « clusters », nous désignons les entités hybrides que forme l’assemblage composite d’une personne et de ses choses : un consom-mateur et son chariot (Cochoy, 2011a), une femme et son sac à main (Kauf-mann, 2011), un citoyen et son téléphone portable, etc., et bien sûr une même personne et tous les objets qu’elle porte ou déplace à la fois. Aujourd’hui, ce sont de tels assemblages qui président le plus souvent au cours de l’action, plutôt que les personnes ou les choses dont ils sont constitués. L’étude de ces clusters et de la méthode capable de les saisir sera conduite à partir de l’analyse d’une pratique sociale très ordinaire, la logistique piétonne, c’est-à-dire la façon dont les gens et leurs sacs se déplacent ensemble dans l’espace

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urbain. Après avoir présenté la méthode d’observation quantitative qui permet de saisir ces clusters, nous tenterons, à travers de premiers résultats, de donner à voir les logiques d’action qui les animent. Ces logiques prennent la forme d’une double interaction qui se joue d’une part entre divers clusters, et d’autre part au sein de chacun d’entre eux. Nous conclurons sur le potentiel de ce type de démarche et de l’attention portée à de telles entités, en soulignant que cette démarche et cette attention permettent l’une et l’autre de mieux saisir les impli-cations générales des interactions microsociales, et surtout de rendre compte des sujets composites qui animent l’action contemporaine, bien plus que ces sujets et ces objets que l’on a exagérément opposés, défendus et séparés.

L’« OBSERVATION QUANTITATIVE » DES « CLUSTERS » : ENJEUX THÉORIQUES ET MODE D’EMPLOI

Nous partirons donc d’une enquête portant sur la « logistique des consom-mateurs », c’est-à-dire la façon dont les personnes transportent leurs achats – un terrain rencontré dans le cadre d’un programme de recherche sur les villes durables2. La logistique piétonne est une pratique très ordinaire, mais aussi paradoxalement porteuse d’enjeux d’importance, discernables derrière les questions suivantes : peut-on à la fois lutter contre l’automobile, favoriser les transports en commun, limiter le nombre des déplacements entre le centre et la périphérie, et négliger dans le même temps les problèmes triviaux de logistique piétonne qu’imposent de telles politiques (surmonter le bannisse-ment des sacs plastiques, prévoir l’usage de sacs personnels, résoudre les pro-blèmes d’encombrement, etc.) ? N’est-ce pas au raz du trottoir, au niveau des comportements ordinaires, du côté des personnes, des corps et des sacs enga-gés dans la vie urbaine autant qu’au niveau des schémas d’urbanisme et des politiques urbaines que se joue la possibilité de pratiques plus douces et res-pectueuses de l’environnement ? Au-delà des réflexions sur la ville durable,

2. Le présent texte est un résultat d’une recherche européenne associant des chercheurs du Center for Consumer Science de l’Université de Göteborg en Suède et du CERTOP, UMR-CNRS 5044 de l’Université de Toulouse en France. Elle a bénéficié d’un double financement Urbanet et ANR. Nous remercions vivement nos partenaires, en particulier Daniel Normark et Hélène Brembeck qui sont à l’origine du projet, mais aussi le Center For Retailing et Handels, l’École de Management de l’Université de Göteborg, qui ont fourni à l’un des auteurs des conditions de travail idéales pour l’accomplissement de ce travail. Nous remercions aussi chaleureusement Alexandra Bidet, Jean-Michel Chapoulie, Hélène Ducourant, Christian Licoppe et les lecteurs anonymes qui nous ont fait part de leurs remarques et suggestions sur des versions antérieures de ce texte. Bien entendu les propos tenus n’engagent que les auteurs.

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répondre à ces questions engage aussi des enjeux autant de théorie que de méthode d’une portée beaucoup plus générale.

Enjeux de théorie : faire le deuil de l’acteur pour prendre en compte la vie des clusters

La séquence de logistique piétonne qui nous intéresse constitue l’une de ces phases rares où le statut des entités impliquées dans l’action vient à vaciller. En effet, lorsqu’une telle séquence s’accomplit, il est difficile de discerner avec certitude qui ou quoi agit : la personne, ses objets, ou l’assemblage de l’une et des autres, de sorte que l’on ne voit pas non plus quels sont les bords, le nombre et l’identité des éléments qui importent. C’est en ce sens que nous proposons de parler de clusters. Par cluster, on entend l’assemblage hybride d’entités marchantes et marchandes, le groupe formé par l’association d’une composante humaine (la personne), de ses attributs non humains (habits, accessoires, conteneurs3) et des objets qu’elle transporte (denrées, biens de consommation, effets personnels). Ce type d’assemblage, en premier lieu occupé à se déplacer dans la ville, constitue ce que Goffman (1973) nomme une « unité véhiculaire ». La composition en est complexe et relève d’associa-tions déjà conclues ou en cours de négociation4.

Nous avons pour notre part retenu le terme anglais de « cluster » parce qu’il entretient une légère homophonie avec l’« acteur », tout en signifiant « agré-gat » (ce dernier mot étant moins parlant et plus disgracieux à nos yeux). Le cluster se compose d’entités mues par une dynamique commune et faisant corps face aux configurations environnementales rencontrées. La formation d’un cluster repose sur une adhérence minimale entre les entités qui le com-posent (stickiness), ainsi que sur leur coordination élémentaire en situation. Par conséquent, si le cluster peut s’articuler avec des composantes de l’envi-ronnement (comme le mobilier urbain, l’architecture des lieux ou l’habitacle des modes de transport empruntés), il ne peut en aucun cas s’étendre à ces éléments « déjà là » ou préconfigurés par d’autres avec lesquels il vient intera-gir pour un temps, mais dont il est aussi amené à se dissocier. Certes, la confi-guration d’un cluster est par nature instable, puisqu’il s’agit d’un assemblage

3. Il peut s’agir de sacs, de poches, de boîtes, de sachets… bref, de toutes formes de contenants.4. Un piéton et ses équipements forment donc une « unité véhiculaire » ou, comme le disent joliment Lavadinho et Winkin (2005), une « coque à géométrie variable d’à peine 1 m2 » qui « nous offre sécurité et assurance lors de nos immersions en ville ».

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d’éléments hétérogènes sujets à une reconfiguration continue au gré de tous les ajouts, soustractions et substitutions qui s’opèrent entre ses constituants. Tou-tefois, le cluster bénéficie d’une unité qui, pour être évolutive et transitoire, se trouve clairement bordée par la capacité de ses composantes à se mouvoir ensemble (en cela, le cluster est une unité plus locale et plus petite que les acteurs-réseaux dont il émane, auxquels il participe, ou qu’il préfigure).

Dans notre cas portant sur la logistique piétonne, parler de cluster nous amène à mettre l’accent sur des choses que l’on peut dans une certaine mesure consi-dérer comme « accessoires », au double sens technique du nom et moral de l’adjectif. Ainsi les sacs. Même s’ils sont clos, enfermés sur eux-mêmes, ces conteneurs (l’accessoire comme nom) a priori sans grande importance (acces-soire comme adjectif) sont dans le même temps largement ouverts, encom-brants et bavards. Ils accueillent des biens, suggèrent des usages, s’agrippent à nos corps, affichent des marques. Ils peuvent nous accompagner depuis notre domicile ou nous attendre bien sagement aux caisses d’un supermarché5. Ils sont également capables d’évoluer au gré des changements d’orientations de leur(s) propriétaire(s). En effet, un sac change d’emplacement, d’usage et de contenu lorsque son porteur endosse un nouveau rôle, lorsqu’il passe alterna-tivement de l’identité de citoyen à celle d’acheteur ou de consommateur. L’in-verse peut également se produire : il est ainsi possible de voir un conteneur, en vertu de ses « affordances » (Gibson, 1977), modifier le comportement de son utilisateur. Muni d’un chariot par exemple, dont la large corbeille « appelle » son comblement, le simple chaland se mue en acheteur (Cochoy, 2011a). Ou plus exactement, lorsqu’un humain et un sac sont associés, l’ensemble qu’ils forment amène l’un et l’autre à se mouvoir différemment. En effet, au même titre que les cigarettes nous « font fumer » (Latour, 2000) ou que le packaging nous fait choisir (Cochoy, 2002), les conteneurs nous font acheter – et nous font acheter autrement. Ainsi, si nous « portons nos sacs », nos sacs, en retour, nous « portent à » faire telle ou telle chose et à le faire de telle manière6. Ces deux types d’actions sont indissociables, et ne sauraient donc être distingués ;

5. Les conteneurs gracieusement offerts par les détaillants répondent parfaitement à l’état dis-trait d’une grande part des citadins qui comptent sur les acteurs de l’offre pour parer à l’im-prévu et leur fournir un conteneur adapté au volume de leurs achats.6. Tout bien considéré, un conteneur est une entité dont l’impotence fait la puissance, un équi-pement dont l’inanité fait la force. Tout bon conteneur facilite la mobilité de son propriétaire en se faisant le plus immobile et compact possible. C’est ainsi qu’il soulage son partenaire humain de l’inconfort relatif au port de charges lourdes et volumineuses. Partant, l’assemblage d’un homme et d’un conteneur peut être perçu comme la réunion heureuse de deux agents dont les forces respectives se conjuguent au point d’en annihiler les faiblesses.

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nous ne contrôlons pas plus nos sacs qu’ils ne nous contrôlent, mais eux et nous combinons nos propriétés pour agir de concert, et d’une façon non réductible aux uns ni aux autres. En d’autres termes, les clusters comme unités d’action sociotechniques sont mus par la « co-agency » qui résulte de l’association de leurs constituants (Michael, 2000), beaucoup plus que par la capacité d’action de chacun d’entre eux. C’est donc au niveau des clusters hommes-accessoires, et d’eux seuls, que la séquence logistique doit être envisagée.

Il est probable qu’à ce stade de notre exposé certains de nos lecteurs éprouvent un certain agacement, doutent, pensent que l’objet banal que nous proposons pour conduire une telle démonstration est mal choisi, car trop anecdotique, trop pauvre, trop trivial, et que nous aurions mieux fait, pour nous intéres-ser aux clusters composites formés par les personnes et leurs accessoires, de retenir des assemblages plus centraux, plus sophistiqués, plus riches, comme par exemple les « carsons » (assemblage d’une voiture – « car » – et d’une personne – « person ») ou mieux encore les « mophonkers » (assemblage homme-téléphone : « mobile-phone-talker ») chers à Daniel Normark (2012) – surtout dans le cadre d’un article destiné à une revue et à un public qui s’intéressent prioritairement aux technologies de communication ! Nous ferons au contraire le pari que les simples sacs dont il sera question ici, et aux-quels d’autres sociologues que nous ont d’ailleurs commencé à s’intéresser (Kaufmann, 2011), forment un bon point de départ, au moins à titre d’hygiène théorique : si nous arrivons à montrer que des objets aussi banals que des sacs ou des cabas participent à redéfinir le sujet et l’action, alors nous espé-rons que l’on comprendra d’autant mieux l’intérêt d’une telle approche pour la saisie d’autres objets plus complexes et sophistiqués dont nous sommes devenus indissociables, et qui redéfinissent nos manières d’agir, les entités agissantes, l’action, et donc, au bout du compte, l’orientation même de la vie sociale. Les clusters sont en effet très divers, et l’étude de cette diversité ouvre un vaste champ de recherche que dessine assez bien l’opposition entre les simples sacs dont il sera question ici et les smartphones d’aujourd’hui : tandis que les uns sont passifs, dépendants de leur porteur, le plus souvent logés dans une zone qui échappe à la sphère attentionnelle (d’où leur contribution largement subreptice à l’action), les autres sont par contraste très actifs, rela-tivement autonomes, centraux, au point qu’on pourrait les présenter comme des espèces de prothèses cérébrales ou de miroirs cognitifs, qui remettent en question l’unicité du sujet et rejouent en d’autres termes sa réflexivité.

L’enjeu théorique consiste donc à prendre en compte cette diversité et ses effets pour redéfinir le sujet, au gré d’une inspiration qui revient à doubler l’hommage

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liminaire que nous avons tenu à rendre à Durkheim par une référence à Barthes et Foucault. Au tournant de 1968, au moment le plus propice pour les révo-lutions culturelles, « l’écrivant » et le philosophe avaient fait accomplir un bond considérable à la critique littéraire en proclamant chacun à sa manière « la mort de l’auteur » (Barthes, 1984 [1968] ; Foucault, 2001 [1969]). Leur idée commune consistait à souligner qu’aucune œuvre n’est réductible à la personne qui la produit et la signe : les écrits et plus largement les œuvres procèdent d’un acte d’écriture ou de création certes, marqué par une signature, mais aussi d’une époque, de mécanismes propres au langage, de significations inscrites dans l’acte symétrique de lecture ou de réception, de sorte qu’aucun auteur ne peut prétendre détenir la maîtrise totale et la clé exclusive de son œuvre, et que par conséquent ce n’est pas forcément du côté de la biographie des écrivains ou des artistes qu’il convient de chercher le sens de leurs pro-ductions, mais plutôt dans la matière même de leurs textes, de leurs œuvres, et dans la dynamique sociolinguistique plus large de leur engendrement.

Notre conviction est que les sciences sociales gagneraient à s’inspirer de cette vieille leçon littéraire en remplaçant le deuil de l’auteur par celui de l’acteur, pour souligner de la même façon que l’action est loin d’être réductible à la personne qui en revendique l’origine. En d’autres termes, le sujet, au sens anthropologique, ne doit pas simplement être désassemblé comme le pro-pose prudemment le présent dossier, mais peut-être aussi effacé, oublié, voire « exécuté » (symboliquement bien sûr !). Un tel petit meurtre intellectuel pourrait bien être le prix à payer pour « recomposer » le véritable « sujet » de l’action, au sens grammatical cette fois d’entité qui préside à l’orientation d’un verbe. Le sujet de la grammaire est en effet bien plus généreux que celui des sciences sociales, puisque la première accepte tous les types de sujets, singuliers ou pluriels, composites ou homogènes, humains ou non humains. Paradoxalement, « en finir » avec le sujet anthropologique pour renouer avec le sujet grammatical n’a que des avantages : on y découvre heureusement que l’ancien sujet a survécu à la tentative d’homicide, et se montre toujours plein de vie7, mais qu’il a gagné sa sauvegarde en acceptant de ne plus être seul, d’abdiquer une part de son autonomie et de sa maîtrise, de partager son « agen-tivité », et ainsi d’agir autrement. Un autre enjeu de l’abandon de l’acteur au profit du cluster est davantage propre à la sociologie, puisque l’opération

7. Comme chez Barthes d’ailleurs, qui ne craint nullement de ressusciter l’acteur après l’avoir occis, mais de le ressusciter moins comme autorité imposée que comme figure désirée (Com-pagnon, 2003).

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permet de renforcer et d’étendre la pertinence du paradigme interactionniste et de ses déclinaisons récentes. Ce qui importe n’est plus seulement l’enjeu symbolique de l’interaction « face à face », c’est-à-dire les yeux dans les yeux (Goffman, 1959), ce n’est plus la seule dialectique de l’action et des cadres de l’expérience (Goffman, 1991), ce n’est guère davantage le corps à corps entre le sujet et les artefacts cognitifs distribués dans l’environnement (Lave et al., 1984 ; Norman, 1993). Non : ce qui compte, c’est l’engagement du corps plu-riel du cluster dans le monde, c’est-à-dire d’une part la façon dont est agencée cette pluralité, et d’autre part l’incidence de cet agencement sur l’action. La saisie des clusters donne ainsi de l’épaisseur à l’interaction, en élargissant la circonscription des unités qui interagissent, et en permettant de faire place, au-delà de l’échange des paroles, des actions et des expressions, à « l’interob-jectivité » ordinaire (Latour, 1994), aux « frottements » physiques, souvent inconscients et quasi imperceptibles qui surviennent entre personnes, entre choses, et entre choses et personnes (Katz, 2013), et dont dépend pourtant, in fine, l’orientation de la vie quotidienne, et au-delà de la société tout entière.

Enjeux de méthode : l’« observiaire », ou l’usage d’un questionnaire sans prise de parole

L’enjeu de théorie est indissociable de l’enjeu de méthode, puisque si les enti-tés nouvelles ont souvent échappé à l’analyse, c’est en grande partie parce qu’elles étaient invisibles aux approches antérieures, prioritairement orien-tées vers la saisie des sujets anthropologiques. Ainsi, le convoyage quotidien des emplettes en milieu urbain. Ce genre de pratique, de par son caractère évident et fugace, échappe le plus souvent autant à l’observation directe qu’à la « recollection » a posteriori sous forme d’entretien.

Pour surmonter de telles difficultés et visibiliser le mode d’agir des clusters, il convient donc de mettre au point et de mobiliser un outillage adapté. Dans notre cas, nous avons choisi une solution consistant à observer les comporte-ments qui surviennent dans un même cadre urbain à partir d’enregistrements vidéo. Ces derniers ont en effet la double capacité d’une part de permettre l’archivage des mouvements de foule, la compilation d’arrêts sur images, la relecture itérative des enregistrements, et donc la saisie précise des pratiques « dans l’instant » (Lambelet, 2010), et d’autre part d’autoriser leur traitement ultérieur, tant en termes d’élaboration théorique que d’analyse technique des informations recueillies.

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Plus précisément, l’enquête a consisté à interroger le flux des clusters à partir d’une même scène d’observation. Nous avons placé une caméra fixe8 dans un appartement situé au premier étage d’une rue très passante du centre de Tou-louse9. Nous avons confié à cette caméra le soin de filmer le flux des clusters en continu, un jeudi et un samedi durant, de 7 h à 21 h. Dans ces intervalles de temps, 14 507 clusters ont été recensés (6 901 le jeudi et 7 606 le samedi). Grâce à ce décompte exhaustif, nous avons pu calculer le flux horaire des clus-ters pour chacune des journées afin de construire sur cette base un échantillon de 1 000 clusters (500 unités par journée, et un nombre d’unités proportionnel au flux horaire pour chacun des deux sous-échantillons). Conformément aux orientations théoriques définies ci-dessus, notre approche consiste à suivre non pas l’ensemble des éléments qui concourent à l’action comme dans la théorie de l’acteur-réseau (laquelle ne dissocierait pas l’action des piétons de celle des mobiliers urbains ou de la météo par exemple) mais les ensembles d’hommes et d’objets engagés dans un même mouvement (les clusters). L’accent étant mis sur la mobilité, ce sont bien les agrégats mobiles qui font l’objet du suivi.

Figure 1. Vue subjective du site d’observation Rue de Rémusat, Toulouse, février 2011

 

8. Caméra haute-définition Sony HDR-CX550VE. L’enquête ne soulève pas de problème éthique particulier puisqu’elle a porté sur l’espace public ; toute citation de l’une des images filmées donnera lieu au floutage des visages qui pourraient y être reconnus conformément aux règles en vigueur en termes de protection du droit à l’image.9. Cette approche n’est pas sans rappeler les trois journées d’observation menées par Georges Perec depuis divers lieux de la place Saint-Sulpice à Paris (Perec, 2008).

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Nous avons ensuite traité ces données à l’aide d’un outil que nous avons nommé ailleurs « observiaire » (Cochoy, 2011a) et qui s’inscrit dans le champ de l’« observation quantitative » (Filion, 2011). Cet outil rejoint une riche tradition de recherches qui a su démontrer que l’utilisation de matériel visuel (Becker, 2001) et le décompte d’éléments observables permettait de mieux comprendre des phénomènes sociaux tels les rythmes urbains d’une ville ouvrière sinistrée (Lazarsfeld, 1982), la gestion du temps de travail chez les professionnels de service (Peneff, 1995) ou encore l’activité policière de contrôle d’identité (Lévy et Jobart, 2010)10. Comme l’étymologie ad hoc du terme le suggère, un « observiaire » est un outil qui combine l’observation et le questionnaire. Plus précisément, il s’agit d’une grille d’observation qui pré-sente tous les attributs formels d’un questionnaire, sauf que les questions sont posées à la scène (action en train de se faire) plutôt qu’aux acteurs (compte rendu « après coup » d’une pratique ordinaire). La démarche consiste, on le voit, à interroger le corps humain et ses extensions matérielles en ne s’aidant que des éléments visuels immédiatement disponibles, et à étudier à partir de là les interactions entre et au sein des clusters.

Notre observiaire se présente sous la forme d’une grille d’observation à usage unique. Pour chaque cluster, cette grille d’observation prenait en compte autant les caractéristiques sociographiques (genre, âge estimé) et physiques (corpulence, rythme de déplacement) de l’individu que les attributs techniques de l’équipement associé (type et nombre de sacs), les modalités d’agencement de ces éléments entre eux (position des différents sacs sur le corps), mais également d’autres critères d’ordre géographique (près du mur ou de la rue, depuis ou vers le centre-ville), historique (saison, mois, jour, heure, événe-ment) et social (déplacement seul ou en groupe, avec quel type de personnes

10. Il s’agit ici de recourir à – ou de renouer avec – une méthodologie combinatoire certes peu usitée, mais pourtant assez classique en sciences sociales, ébauchée par la tradition Le Play-sienne (Filion, 2011), rigoureusement mise en œuvre par Lazarsfeld (1982) dans Les chômeurs de Marienthal (où l’auteur et ses collègues se livrent comme nous à un comptage des passants dans la principale rue de la petite ville, dont il tire des analyses subtiles sur les rythmes sociaux, et la façon dont ils sont affectés par la fermeture de la principale usine de la région), pratiquée par plusieurs auteurs de la tradition interactionniste, et notamment par Howard Becker qui a défendu ce type d’approche dans Sociological work (Becker, 1977). Becker regrettait toutefois que « les circonstances du terrain » affectent la qualité des données recueillies et donc celle de leur traitement statistique. L’usage de l’enregistrement vidéo, en permettant de dissocier le temps de l’observation liminaire de celui du codage, offre justement les moyens de lever cet obstacle. (Pour plus de précisions sur la pratique de l’observation statistique dans la tradition interactionniste, cf. Peneff, 1995.)

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et combien, de quelle manière). En fait, ce ne sont pas moins de 150 variables qui ont été retenues ou calculées et qu’il serait bien sûr trop long de présenter ici en totalité.

Plus précisément, la formulation des questions n’a pas précédé l’enquête, mais l’a suivie, en vertu d’un principe de construction de l’objet fidèle à la « grounded theory », qui suggère d’élaborer les cadres d’analyse à partir de l’observation (Glaser et Strauss, 1967), comme à la théorie de l’acteur-réseau, qui commande de ne présumer ni de la nature ni de la force des éléments qui importent (Callon, 1986). C’est en effet « au vu » du terrain et des éléments qu’il exprime que la grille a été élaborée. Tout se passe en effet comme si c’était l’audition des réponses qui engendrait l’énoncé des questions, plutôt que l’inverse. Cette façon de procéder possède un double avantage : d’abord, elle évite de poser au terrain des questions qu’il ne se pose pas (et pallie ainsi l’un des défauts classiques des enquêtes par questionnaire [Bourdieu, 1973]), ensuite elle évite aussi, et inversement, d’oublier de prendre en compte des questions qu’il se pose pourtant (et corrige par conséquent un autre travers des mêmes démarches [Latour, 1997]).

L’observiaire permet aussi d’aller au-delà de l’éternelle opposition entre actions conscientes (les événements que les acteurs mentionnent… dans le cadre des interviews et questionnaires) et comportements inconscients (les choses que les gens font sans même le savoir… et qui par conséquent sont plus aisément accessibles par observation), et de privilégier une approche qui restitue au mieux l’action, que celle-ci soit ou non consciente, grâce à la sai-sie de ce que Katz nomme si joliment et justement « l’inconscient visible » (Katz, 2013). Au contraire des enquêtes verbales qui interviennent « après la bataille », et qui privilégient asymétriquement l’expression des humains, l’observiaire assisté par vidéo colle à l’action, et donne autant la « parole » aux hommes qu’aux choses. Le terrain « parle » en effet, en cela qu’il exprime des « raisons » pour peu qu’on se donne les moyens de l’interroger, mais ces raisons ne sont ni forcément conscientes, ni forcément articulées dans le lan-gage ordinaire. L’outil capable de comprendre ce langage étendu rend donc compte des déplacements en train de se faire ; il saisit les « motifs » (raisons ou mouvements) des hommes et des choses.

Enfin, l’observiaire permet également de dépasser l’opposition entre ethno-graphie située et macrosociologie : d’une part, contrairement à l’emploi clas-sique des statistiques à l’échelle de populations globales, sur des échantillons

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dont les membres sont nécessairement déconnectés les uns des autres, de sorte que la représentativité de l’échantillon a pour prix l’irréalisme d’un collectif dont les membres sont privés d’interactions, notre méthode repose sur des sta-tistiques situées, focalisées sur une même scène très locale, où l’échantillon-nage est pour une fois compatible avec la saisie des interactions. D’autre part, l’observiaire permet de combiner la finesse des observations ethnographiques (chaque unité d’observation fait l’objet d’une attention très minutieuse) et la montée en généralité propre à l’agrégation statistique : en répétant nos observations des centaines de fois, en comptant les occurrences des diverses variables voire en croisant certaines d’entre elles, on est en mesure de faire surgir des régularités et/ou des singularités, de révéler des associations. L’ob-serviaire permet en fin de compte de dépasser la sempiternelle distinction entre micro et macro, et ce faisant de circonvenir aux apories de la microso-ciologie (à qui l’on reproche son incapacité à dépasser l’idiosyncrasie d’une interaction circonscrite à l’ici et maintenant) comme de la macrosociologie (dont l’on dénonce l’approche distante, et l’incapacité à rendre compte de l’action en train de se faire, notamment dans sa dimension interactionnelle).

Dans les lignes qui suivent, grâce à notre observiaire, nous examinerons d’abord l’interaction des clusters entre eux, définis comme autant d’agrégats de choses et de gens en mouvement, puis nous pénétrerons plus avant au cœur de chacune de ces formations mobiles. L’idée sera de mettre au jour les formes de « frottements » qui s’exercent entre nos clusters et au sein de chacun d’eux. Nous verrons qu’un premier type d’effet s’exerce de façon latérale, lorsque les sacs jouent de façon différenciée dans la progression « mitoyenne » d’une paire de clusters. Nous découvrirons qu’un second type d’effet s’exerce dans un plan vertical, par exemple lorsque l’engagement d’un cluster dans la consommation vient peser sur la façon dont s’agence, plus ou moins à l’insu de la composante humaine, l’ensemble des éléments que celle-ci porte et qui la portent (et notamment la façon de porter les sacs). Que l’on ne s’attende pas à des résultats tonitruants : nous mettrons au contraire en évidence des résultats simples, mais des résultats signifiants tout de même – des effets, des liaisons, des variations qui témoignent de façon robuste, attestée par de clairs et forts liens statistiques, de l’existence de frottements significatifs entre et au sein des clusters. Nous espérons que ces résultats, si modestes soient-ils, pourront plaider en faveur du potentiel heuristique de ce type de démarche et donc de son extension à d’autres objets.

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QUELQUES RÉSULTATS : DES INTERACTIONS SIGNIFICATIVES « ENTRE » ET « AU SEIN » DES CLUSTERS

Sans un codage précis des clusters recensés, l’observateur ne peut détermi-ner si telle ou telle pratique est régulière ou exceptionnelle, si l’agencement collectif qu’il remarque est ou non dépendant de la configuration spatio-tem-porelle du moment. Autrement dit, il ne peut rendre compte des conditions d’émergence des interactions observées entre passants et des ajustements sociotechniques qui s’opèrent sous ses yeux. Grâce à l’évocation de quelques résultats marquants, nous souhaiterions mettre au jour des comportements jusqu’alors invisibles qui attestent de la force de l’action conjointe des per-sonnes et de leurs choses dans l’organisation sociale, dans la mise en œuvre d’une logistique urbaine interactive et distribuée.

Interactions latérales entre paires de clusters

Lorsque les clusters se déplacent en ville, ils évoluent généralement en solo. En effet, 52,3 % des clusters recensés sont parfaitement autonomes et indé-pendants. Ces derniers avancent sans trop se préoccuper de leur coordination avec les clusters anonymes qui les entourent, sinon lors de brèves et discrètes interactions ou opérations d’évitement.

Pour mettre au jour la façon dont la composition des clusters s’ajuste à leur environnement social et technique, il est donc plus commode d’étudier les clusters « associés » ou « complices », c’est-à-dire les groupes de clusters qui se déplacent côte à côte dans l’environnement urbain. La circulation de ces groupes en ville pose inévitablement des problèmes physiques d’occupation de l’espace. Un groupe de deux ou trois clusters a tôt fait d’encombrer un trottoir et de contrarier le passage des autres groupes croisant son chemin. Lorsque plusieurs clusters constituent un groupe, ils font cependant montre d’une certaine bienséance en recomposant de façon spontanée l’architecture de leur « formation ». L’éthologue Guy Théraulaz et ses collègues (Moussaïd et al., 2010) ont déjà montré de façon particulièrement lumineuse et rigou-reuse (eux aussi à partir de la scène toulousaine !) comment les personnes engagées dans la foule établissent des compromis géométriques subtils afin de trouver le meilleur équilibre possible entre la maximisation de l’interac-tion (adopter une formation en U pour préserver l’angle de vision qui permet de se voir et de se parler) et le souci d’aérodynamisme propre à « fendre la

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foule » (adopter une configuration en V inversé qui favorise la progression en avant). Nous proposons de compléter l’analyse de ces auteurs – restreinte à la seule prise en compte des acteurs humains – en examinant dans quelle mesure l’hybridité humaine/non humaine des clusters joue aussi un rôle.

Parmi les clusters dits « associés », on compte une majorité de binômes (79,1 % des groupes de clusters). Dans les lignes qui suivent, nous nous concentrerons sur ces binômes ou « paires de clusters » dans la mesure où ils constituent le seul échantillon statistiquement fiable dont nous disposons (les groupes plus nombreux sont trop faiblement représentés pour faire l’objet d’analyses statistiques).

En portant notre attention sur la composition et l’agencement de ces binômes, nous avons constaté que l’évolution de leur structure interne est fonction de la force de l’affluence urbaine. En effet, la position des sacs sur les corps des individus évolue à mesure que la fréquentation du centre-ville progresse. Dans les périodes creuses – périodes où l’affluence est inférieure à la moyenne11 – les sacs sont placés à l’intérieur du binôme dans 51 % des cas, en bordure de binôme dans 37,3 % des cas, dans une position alternative (position dorsale ou ventrale) dans 11,8 % des cas. Inversement, au cours des périodes pleines – périodes où l’affluence est supérieure à la moyenne –, les sacs basculent massivement en bordure de binôme : 56,4 % des clusters placent leur(s) sac(s) à l’opposé du cluster associé.

Tableau 1. Position des sacs au sein d’un groupe et densité du flux de passants12

SacS à l’oppoSé du partenaire

SacS contre le partenaire

autreS poSitionS

affluence inférieure

à la moyenne37,3 % 51 % 11,8 %

affluence Supérieure

à la moyenne56,4 % 35,6 % 7,9 %

11. Le calcul de la moyenne a été effectué en fonction des 28 créneaux horaires étudiés, de 7 h 00 à 21 h 00, le jeudi (14 créneaux) et le samedi (14 créneaux). La moyenne est de 137 pas-sages/15 minutes.12. χ² de Pearson = 6,014 ; signification asymptotique bilatérale = 0,049 ; degré de liberté = 2.

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Comme l’indique le tableau 1, les clusters formant un même binôme ont ten-dance à placer leurs sacs à l’opposé de leur partenaire au cours des heures pleines et à relâcher en revanche cette contrainte lorsque le trafic se fluidifie. Ainsi, en période de forte affluence, les clusters se rapprochent et réduisent au maximum la voilure de leurs assemblages conjugués. Ils limitent ainsi leurs prises aux accrochages et frottements. La reconfiguration du port des sacs, loin d’être anodine, est une réponse circonstanciée à l’analyse d’une situa-tion interactionnelle de partage d’un même espace public par des personnes encombrées de sacs.

Tout est ici question de territoires. L’espace public est investi par un ensemble d’individus qui peuvent en revendiquer la jouissance temporaire et non exclu-sive. Pour reprendre les termes d’Erving Goffman (1959), chaque individu établit son « espace personnel » en prenant gare à ne pas « empiéter » sur celui des autres. Un ensemble de « marqueurs » indiquant les « réserves » ou prérogatives spatiales de chacun se trouvent répartis dans l’espace commu-nément partagé. La logistique du consommateur est soumise à ces conven-tions de circulation dans l’espace public. Être muni de sacs commerciaux ou d’un nombre de sacs important rend ces conventions encore plus présentes à l’esprit – ou plutôt au volume ! – du cluster-consommateur. Mais pour être présentes, ces contraintes ne sont en rien paralysantes ; nulle surcharge cogni-tive n’apparaît lors de situations si ordinaires. Les clusters se laissent porter par les événements. Les reconfigurations qu’ils font advenir relèvent d’une « vigilance dissociée », d’une « efficacité tranquille », de négociations tacites entre les personnes, les corps et/ou les objets qui, parce qu’elles se répètent, tendent à devenir automatiques.

Ces conduites interactionnelles sont particulièrement complexes lorsque les clusters se déplacent en groupe. En effet, prendre part à un déplacement col-lectif, c’est être pris sous le feu de deux injonctions concurrentes : celle du respect conjoint des « territoires du soi » des accompagnants d’une part et des clusters anonymes d’autre part. Il s’agit de perturber le moins possible le déplacement de ceux qui partagent notre quotidien comme de ceux, inconnus, qui croisent notre chemin. Dans les deux cas, l’interaction dans laquelle on est engagé est la plupart du temps porteuse d’enjeux assez mineurs. Comme Erving Goffman (1959) l’a justement relevé, l’attention aux signes du lien est faible tant dans le cercle familial ou amical (bonne connaissance biogra-phique des autres) que dans l’anonymat des grandes villes (aucune connais-sance). C’est dans les situations intermédiaires qu’elle est importante. Malgré

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cela, la possibilité d’un empiètement sur l’espace d’autrui n’est tout de même pas prise à la légère. L’intimité qui caractérise la relation entretenue avec ceux qui partagent nos pas étant supérieure à celle moins impliquante qui nous lie aux anonymes convoitant le passage, il est évident que l’intrusion dans l’espace d’autrui se portera préférentiellement sur les territoires revendiqués par les premiers13.

Ce qui est intéressant ici, c’est que l’impression générale faite par la ville et la densité de population qu’elle accueille va susciter un comportement ajusté au flux. Nous ne sommes pas là dans le cadre d’ajustements corporels se produi-sant au contact de chaque cluster ou de chaque groupe que l’on croise, mais dans le cadre d’un comportement adaptatif qui préfigure la fréquence de ce type de confrontations et qui prend les devants d’un inconfort à la fois phy-sique, social et symbolique. Encore une fois, il ne s’agit pas là d’une attention de tous les instants : ce n’est qu’en prévision d’un risque de reproduction fréquente de la situation, où à l’occasion d’un « frottement » plus appuyé, que la reconfiguration des clusters se produit. On a donc affaire à un chan-gement diffus et synthétique autant qu’à une réponse spontanée intervenant dès la première situation délicate. Cette reconfiguration relève d’une observa-tion d’ensemble de laquelle on tire les conclusions ergonomiques appropriées. « Techniques du corps » (Mauss, 1936), « communications intercorporelles » (Merleau-Ponty, 1945), et plus largement « interobjectivité » (Latour, 1994) et déplacement du corps social sont ici imbriqués. Remarquons enfin que nos données montrent à quel point l’interaction, loin de n’engager qu’un jeu de masques et de faces restreint à la hauteur du plan où se croisent les regards, se prolonge aussi légèrement en dessous et sur le côté, au gré d’un jeu com-plémentaire de sacs et de flancs. En dehors ou plutôt en deçà des échanges de regards et de paroles qui définissent l’interaction consciente, se déroule un autre échange entre les corps, les bras et les objets, qui complète mais redé-finit aussi autrement le jeu de l’interaction. En d’autres termes, si un premier ajustement social porte sur les stratégies d’évitement (Goffman, 1959) et de

13. Pour tracer de façon certaine les règles morales qui sous-tendent l’enregistrement des régu-larités statistiques, il faudrait sans doute recourir à d’autres méthodes, mais la même objection pourrait être adressée à Goffman, qui procède lui aussi par inférence logique à partir de simples observations (qualitatives dans son cas), sans nous fournir d’autres moyens de valider ses ana-lyses que leur vraisemblance subjective. Il n’y a bien sûr dans cette remarque aucune critique, au contraire : l’analyse goffmanienne nous rappelle que la compréhension par empathie (jadis introduite par Weber) constitue une troisième voie d’accès au social, à côté de l’entretien et de l’observation.

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compromis entre les impératifs contradictoires d’« interactivité » et d’« aéro-dynamisme » des groupes (Moussaïd et al., 2010) ; un deuxième ajustement intervient « en deçà », et fait intervenir les sacs et autres accessoires dans la configuration de l’action.

Interactions verticales au sein d’un même cluster

Nous souhaiterions maintenant approfondir notre réflexion sur les modes de reconfiguration des clusters en complétant l’étude des interactions latérales (celles qui dépendent de la cohabitation entre clusters) par celle des interac-tions verticales (celles qui ont lieu au sein même des clusters pris séparément les uns des autres). Les éléments non humains jouent non seulement « entre » les humains comme on vient de le voir, mais également « avec » chacun de ceux qui les portent. Ils participent en effet à l’avènement de subtiles reconfi-gurations des clusters eux-mêmes (pris séparément les uns des autres). Com-ment s’opèrent ces reconfigurations et selon quelles logiques ?

Pour y voir tout à fait clair dans ces questions d’ajustement conscient et/ou réflexe des configurations internes aux clusters, nous proposons d’examiner comment s’opère l’accord entre les sacs et les corps au niveau du tronc – un niveau où se joue après tout l’essentiel des enjeux logistiques qui nous inté-ressent. Le témoignage d’une dame âgée (recueilli dans le cadre d’une autre enquête menée par observations et entretiens par l’un d’entre nous, dans un souci d’éclairage complémentaire vis-à-vis du nôtre), permet de revisiter ces questions dans des termes particulièrement éclairants :

Des fois je le [le sac à main] mets comme ça [en bandoulière]. Sauf que comme ça dans la rue, si on essaie de vous le voler, on vous fait tomber. Tandis qu’au-trement on le lâche. Tant pis, tant pis. On sauve sa peau. […] (in Vayre, 2011).

Ce témoignage exprime particulièrement bien les dilemmes du port du sac à main. D’un côté, le port en bandoulière assure une protection plus étroite du sac et des effets personnels qu’il contient (« autrement on le lâche »), mais d’un autre côté, ce même port en bandoulière fait courir le risque, nous dit notre témoin, d’être victime d’un accident potentiellement grave en cas d’agression (« si on essaie de vous le voler, on vous fait tomber »). Au-delà de l’expression de ce dilemme, c’est surtout l’étonnante théorisation réflexive du port du sac qu’il convient de noter, faite de conscience d’un problème

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que l’on s’est manifestement représenté et posé maintes fois, d’anticipations, d’évaluation du danger, d’engagement d’un calcul correspondant, et de déga-gement, à partir de ce calcul, d’une solution satisfaisante. Cette solution est fondée sur une préférence pour la sécurité par rapport à d’autres critères, et repose sur une conception très subtile du port droit de la sangle du sac.

Pour autant, d’autres points dans le même témoignage invitent d’une part à ne pas surévaluer l’investissement cognitif de la personne, d’autre part à ne pas présumer de la rationalité « générique » de la solution qu’elle pro-pose. D’abord, l’énoncé du dilemme est plus bancal qu’il n’y paraît : si la personne formule bien l’alternative entre sécurité corporelle et sécurité des biens, elle ne fait qu’allusion aux termes d’une autre alternative entre cette fois une certaine praticité du port en bandoulière (implicitement discernable derrière le « des fois, je le mets comme ça ») et le caractère inesthétique de la même solution (par convention, le port en bandoulière n’est pas réputé très gracieux !). Ensuite, tout le raisonnement tient à une évaluation très subjec-tive des risques de vol et d’agression, et à l’expression d’une préférence toute personnelle pour la sécurité, deux points qui interdisent de penser qu’autrui arriverait nécessairement aux mêmes conclusions : d’autres personnes âgées nous ont au contraire fait part d’autres ordres de préférence, en nous confiant qu’elles supportaient mal les sacs à main, et que croiser la sangle leur permet-tait ainsi d’éviter tout glissement du sac. Enfin et peut-être surtout, l’énoncé du dilemme, la formulation du calcul et l’expression logique de la solution retenue (porter le sac droit pour prévenir l’accident plutôt que le vol), sont aussi précédées par l’expression très discrète du souvenir d’un décalage entre les principes et l’action : le « des fois, je le mets comme ça [en bandoulière] ». En d’autres termes, notre témoin compromet dès le départ la fiabilité du pro-gramme annoncé : comment pourrions-nous croire qu’une fois l’interview passée, elle appliquera à coup sûr une doctrine dont elle concède d’abord la fréquente transgression ? Cette incertitude fonctionne comme indice d’un aveu à la fois lucide et spontané du relâchement qui habite les personnes, de leur incapacité à tenir leurs engagements (Elster, 1979), ou plutôt de leur apti-tude à vivre sur le double registre de l’engagement et du dégagement, de la conscience et de la non-conscience14, et à s’appuyer sur cette « hypolucidité »

14. Cet exemple nous aide à saisir la coexistence entre l’action humaine focalisée – centrée sur une conduite réflexive, programmée, tournée vers des objectifs – et le comportement distrait de l’homme – ouvert à l’irruption d’événements, d’artefacts, de détails « hors sujet », qui ne manquent pas de souvent le déconcentrer.

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(Piette, 2009) pour s’ajuster avec souplesse aux contraintes qu’impose l’ur-gence de la pratique et à la façon dont nos artefacts nous commandent discrè-tement d’agir avec eux.

Si nous nous sommes risqués à la pratique très peu académique consistant à entreprendre l’analyse minutieuse d’un unique et microscopique bout d’entre-tien, c’est bien sûr parce que nous disposons des moyens de remettre ce maté-riau « à sa place », de le mettre en perspective en le rapportant aux résultats de notre enquête statistique qui porte, elle, sur un millier de clusters15. Notons d’abord que, dans l’ensemble, assez peu de sacs à main sont portés en ban-doulière (32,5 %)16. Habituellement, c’est donc le port droit, le long du corps, qui est privilégié. Cependant, lorsqu’on s’intéresse à la variation selon l’âge de ces deux types de port de sac, on s’aperçoit que ce sont les plus jeunes qui privilégient le port droit17 et non les plus âgés. Cette réalité met donc en porte-à-faux la préférence de notre témoin. Au contraire de ce que suggère cette dernière, il apparaît que les plus âgés et fragiles d’entre nous privilégient de façon significative le port en bandoulière – plus pratique et moins fatiguant – et relèguent finalement au second plan la capacité du dispositif à préserver leur intégrité physique.

15. Au-delà de l’opposition entre les enquêtes par entretien et observation quantifiée, notons qu’il est possible (et peut-être même nécessaire [Katz, 2013]) de compléter utilement ce genre d’enquête par un suivi plus qualitatif de clusters soigneusement choisis, comme l’a montré le travail de Jean-Sébastien Vayre (2011) sur les personnes âgées. Chaque méthode est porteuse de ses propres enseignements et faiblesses, et notre programme d’ensemble, trop vaste pour être rapporté ici, consiste d’ailleurs à les combiner afin de tirer le meilleur parti de chaque méthode, de contrôler leurs résultats et de pallier leurs carences respectives.16. Le faible taux du port en bandoulière s’explique sans doute par l’effort de conscience et de manipulation physique supplémentaires que sa mise en œuvre requiert, par rapport au port droit qui est le plus aisé à mettre en œuvre et qui s’impose donc probablement comme première solution « machinale ».17. À noter toutefois : on observe davantage de sacs aux sangles courtes que l’on ne peut donc pas passer en bandoulière que de sacs aux sangles longues que l’on peut positionner comme on le souhaite. Il est peut-être possible que le design des sacs pour un public plus jeune soit pensé pour être mis en bandoulière et qu’à l’inverse les sacs choisis par les plus âgés n’aient pas cette double possibilité.

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Tableau 2. Port de la sangle du sac à main en bandoulière en fonction de l’âge18

0-50 anS 50 anS et pluS

port droit 70,1 % 57,3 %port en bandoulière 29,9 % 42,7 %

Cet exemple montre qu’on aurait tort de présumer trop vite de la mise en œuvre systématique d’une intention stratégique chez un sujet autonome et conscient. Notre témoin nous invitait d’ailleurs elle-même à cette prudence, en invalidant la fiabilité de sa doctrine avant même de l’avoir énoncée ! S’il est utile de suivre son témoignage, c’est donc moins du côté des significations qu’il avance que des pratiques qu’il rapporte. Et lorsque l’on suit cette piste, on s’aperçoit effectivement que le port du sac, loin de tenir uniquement aux seules préoccupations sécuritaires, met plus sûrement en jeu les agencements particuliers qu’imposent, dans le cours même de l’action, les contraintes phy-siques et matérielles de la situation. On observe en effet que le transport de plusieurs sacs change la façon de porter chacun d’eux. Pour le montrer, obser-vons, au sein des clusters, l’incidence du nombre total de sacs portés sur la façon de porter le sac à main.

Tableau 3. Port de la sangle du sac à main en fonction du nombre de sacs portés (sous-population des femmes de plus de quinze ans)19

un Sac à main Sac à main + autreS SacS

port droit 78,7 % 68%

port en bandoulière 21,3 % 32%

On constate que l’encombrement relatif au transport d’un sac supplémentaire est souvent facteur d’un réagencement de l’ensemble des conteneurs, notam-ment du premier porté qui se doit de devenir davantage autonome, de se fixer seul au corps de son propriétaire, de ne pas risquer de s’en dissocier20. Lorsque le nombre de sacs augmente, le sac à main tend à venir embrasser (sous réserve

18. χ² de Pearson = 5,319 ; signification asymptotique bilatérale = 0,021, degré de liberté = 1.19. χ² de Pearson = 5,098 ; signification asymptotique bilatérale = 0,024, degré de liberté = 1.20. Certes, le cadre de l’observation ne permet pas d’être certain à coup sûr de l’ordre dans lequel les sacs ont été emportés. Mais la présence d’un sac commercial (dont il est question ici) en sus d’un sac à main personnel laisse assez facilement deviner la séquence qui préside à leur ajustement.

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de disposer d’une sangle suffisamment longue) l’épaule et la hanche opposée de la composante humaine du cluster. Les acteurs et les actants, quelle que soit leur nature, sont à l’évidence interdépendants et capables de faire preuve d’une certaine adaptabilité21. Seuls les sacs commerciaux semblent ne pas être en mesure d’offrir de prises au changement de position (c’est la seule caté-gorie de sacs qui se tiennent toujours ou presque de la même façon : dans la main, le bras ballant, dans plus de 80 % des cas). Ergonomiquement parlant, tout se passe comme si la relative « rigidité » du sac commercial « poussait » les sacs personnels à s’ajuster, au sens propre comme au sens figuré, en raison de leur plus grande modularité et donc « souplesse ». Le sac commercial est en cela un « produit organisateur » (Kaufmann, 1997) ; sa présence « com-mande » une reconfiguration. Par sa présence, il « fait faire » à son usager un ensemble de gestes (Latour, 2000), et lui fait prendre un ensemble de déci-sions qu’il n’aurait pas prises sans son intervention.

Notons que, dans l’ensemble et malgré les quelques différences générationnelles observées, les mêmes contraintes s’imposent à chacun. En effet, les injonctions têtues que les artefacts adressent aux clusters (Kaufmann, 1997) renvoient les considérations sociales dans une espèce d’arrière-plan secondaire de l’action. En fin de compte, le port des sacs peut bien engager des représentions, des stratégies et des doctrines, mais il est également tributaire de la capacité des personnes à s’ouvrir aux contraintes de la situation, et à laisser distraitement leur corps et leurs choses s’ajuster comme il convient22. Si je porte de nombreux sacs en sus de mon sac à main, il y a de grandes chances que je sois porté(e), par ces sacs mêmes, à relâcher mes préférences et mes intentions préalables, à disposer mon sac à main de la façon la plus ajustée aux contraintes de la situa-tion. In fine, si sur une question aussi importante que la sécurité de leurs biens les personnes peuvent, plus ou moins à leur insu, relâcher leurs intentions et préférences stratégiques et céder à l’agence hybride des clusters, on saisit toute l’importance des formes d’encadrement et d’aménagement possibles de l’inte-raction physique des personnes avec les choses, et le parti que certains respon-sables (politiques, designers, aménageurs…) pourraient tirer de tels constats, pour réfléchir par exemple à l’aménagement d’une vie citadine plus durable.

21. L’association des conteneurs entre eux pose un problème d’agencement aux clusters. Le contrôle qui leur était possible avec un sac à main – réajustement de la lanière, équilibre du corps, positionnement du bras en équerre… – est désormais compromis par la gestion d’un sac supplémentaire : le sac commercial.22. Nous assistons finalement au mariage d’actions préméditées et de réajustements en situation, de « précognition » et de « cognition distribuée ».

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CONCLUSION

En définitive, à partir de l’exemple banal du port des sacs, nous espérons avoir montré que la notion de cluster d’une part et l’observation quantitative d’autre part sont deux moyens indissociables, ne serait-ce qu’à titre pédagogique, de révéler un nouveau type d’effet de « composition » qui se joue dans la com-binaison et dans le frottement entre les gens et les choses, ou plutôt entre les gens et leurs choses, et qui façonne ainsi, de proche en proche, les contours de la vie quotidienne comme de la Cité. À bien y regarder, ces premiers résultats d’apparence anodine sont donc porteurs d’enjeux plus « lourds », au propre comme au figuré.

Un premier enjeu est d’ordre méthodologique et théorique. Si nos question-nements ont pu donner l’impression que nous cherchions à savoir, parmi les composantes du cluster, qui (la personne) ou quoi (ses accessoires) avait prise sur l’autre, et donc introduire une apparente contradiction entre les modalités d’enquête et notre souci liminaire de ne pas séparer humains et non humains, les résultats mis en avant ont en fait strictement rejoint ce même souci initial : nous avons vu qu’« au bout des comptes » il n’était guère possible de dépar-tager les effets croisés des intentions humaines et des contraintes matérielles, dont nous avons plutôt montré qu’elles se soutiennent et s’infléchissent mutuellement. Il est remarquable de noter qu’un tel constat est parfaitement conforme à la logique profonde des inférences statistiques, qui ne sont pas capables d’établir autre chose que des rapports de co-variation. De ce point de vue, il se pourrait bien que l’on commette une erreur lorsque que l’on cherche à discriminer entre variables dépendantes et indépendantes, c’est-à-dire lorsque l’on demande aux statistiques d’exprimer autre chose ou davantage que cette « co-agency » ou ce « faire faire » qu’elles saisissent parfaitement : dans un grand nombre de cas, il n’y a de variables qu’« interdépendantes ». Une forte corrélation montre que des entités sont associées, et pas davantage. Faut-il le regretter ? Non : vouloir démêler la contribution respective de ces entités, ou montrer que l’état des unes est soumis à l’action des autres, c’est non seulement risquer de se tromper, mais c’est surtout manquer l’effet propre de cette intrication, qui consiste à dépasser et à emporter les personnes autant que leurs choses dans un même mouvement.

Un second enjeu est d’une nature plus normative et politique, puisqu’il consiste à remarquer que c’est le résultat des mille frottements survenus entre et au sein des clusters qui conditionne le confort et l’orientation de notre vie

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commune. En effet et comme nous l’avons vu, l’observation quantitative des clusters, en nous permettant de prêter une attention scrupuleuse aux détails les plus ténus et les plus locaux de la vie quotidienne et de tracer dans le même temps les liens et les effets méconnus qui leur sont associés, nous donne les moyens de saisir des éléments apparemment anodins, mais en réalité cru-ciaux, qui déterminent les contours du vivre ensemble, comme par exemple le dilemme trop souvent négligé entre « durabilité » et « vivabilité » (Howley, 2010) que révèlent assez bien les frictions et les problèmes d’encombrement inhérents à la logistique piétonne.

Un troisième enjeu plus général consiste à remarquer que ce qui vaut pour la logistique urbaine vaut bien sûr pour d’autres domaines : les clusters prennent bien d’autres formes que les assemblages de personnes et de sacs destinés au transport, et la nature de leur configuration affecte donc bien d’autres sphères de la vie sociale. En fait, comme l’indique déjà assez bien le cas très ancien de la logistique (Canu et Cochoy, 2012), cela fait longtemps que l’action ordi-naire, quelles que soient les situations, engage davantage des clusters que les sujets isolés qui retiennent pourtant l’attention prioritaire des sciences sociales. Cela dit, il est remarquable d’observer qu’au fil du temps, la « clus-térisation » des sujets n’a cessé de s’enrichir et de proliférer, que l’on songe aux « lunettes », qui ont redéfini à travers les âges notre vision et notre rapport au monde (Veyrat et al., 2007), aux « carsons » de Normark (2012) rencon-trés plus haut, à nos portefeuilles de plus en plus « riches » moins d’argent que d’éléments divers, qui fonctionnent comme une « habitèle », c’est-à-dire comme une extension de nous-mêmes capable de décupler nos capaci-tés d’action (Boullier, 2004), ou que l’on pense, dans des circonstances plus particulières, aux « prothèses » qui corrigent les asymétries entre valides et invalides (Callon, 2008), ou à l’inverse aux skis qui creusent l’écart entre l’homme ordinaire et le champion (Cochoy et Leymonerie, 2013). Parmi les innombrables exemples de cet ancien, vaste et croissant mouvement de clus-térisation des sujets, les développements les plus récents sont bien sûr les plus spectaculaires et les plus porteurs d’enjeux, avec notamment la multiplication des artefacts électroniques – téléphones, smartphones, objets connectés – qui redéfinissent les contours de la cognition, de la sensorialité et de la réflexivité, comme le montre l’exemple fascinant des « cardio-fréquencemètres » récem-ment étudié par Mika Pantzar et Minna Ruckenstein (2014).

Ainsi, tout un chantier s’ouvre pour la saisie de tels cyborgs, c’est-à-dire pour une sociologie non plus des sujets, non plus des objets, mais des entités hybrides

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qui peuplent désormais l’espace social. Tous les équipements impliqués, des plus simples aux plus sophistiqués, ont pour point commun de reloger les artefacts cognitifs non plus dans l’espace, autour du sujet, mais sur le corps du sujet lui-même dont ils deviennent des extensions finalement presque insé-parables, au moins le temps de l’action. Si la logistique piétonne est porteuse d’enjeux en termes de durabilité et de vivabilité, comme nous venons de le voir, les clusters technologisés d’aujourd’hui (souvent les mêmes) sont pour leur part vecteurs de nouvelles logiques dispositionnelles, qui consistent par exemple à développer chez les personnes une propension accrue à l’explora-tion (Cochoy, 2011b ; Auray, 2011) ; ils sont aussi capables d’effets propres à retravailler les notions d’identité, d’intimité, de contrôle de l’action.

À partir de là, on conçoit tout l’intérêt qu’il y aurait à étudier l’agencement non pas de ces artefacts pris isolément, mais de l’ensemble des corps composites qu’ils contribuent à former et à reconfigurer continûment, de la façon dont les parties de ces corps jouent entre elles, se substituent les unes aux autres, s’en-travent ou s’articulent (cf. l’ajustement plus ou moins propice entre les sacs archaïques et les téléphones hi-tech que la « petite poucette » d’aujourd’hui y dépose [Serres, 2012]), et l’on saisit au-delà toute l’importance qu’il y a à saisir les incidences techniques, marchandes, sociales, voire politiques, de telles reconfigurations. Les composantes des clusters, et la façon dont elles s’ajustent les unes aux autres, avec nous-mêmes et avec autrui, sont en effet l’un des éléments centraux des nouvelles modalités de la présence au monde bien repérées par Christian Licoppe dans ce numéro, dans la mesure où elles sont directement constitutives d’un sujet à bords moins nets, à la configuration plus élastique, potentiellement dissociée – une configuration qui entre en ten-sion avec l’injonction autant pragmatique que morale des situations d’action qui exigent encore très souvent, au contraire, la manifestation de son unité.

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