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Morton Feldman : une œuvre «entre catégories, entre temps et espace, entre peinture et musique» Xavière FERTIN Projet Personnel effectué sous la direction d’Arturo Gervasoni Conservatoire de Nantes, juin 2011

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Morton Feldman : une œuvre «entre catégories, entre temps et espace,

entre peinture et musique»

Xavière FERTIN

Projet Personnel effectué sous la direction d’Arturo Gervasoni

Conservatoire de Nantes, juin 2011

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SOMMAIRE

Avant-propos

Introduction

I-Morton Feldman : une personnalité originale

1. Le rôle de l'appartenance au groupe de la New-York School

2. Originalité par rapport au groupe social des compositeurs

II-Une démarche basée sur l'expérience

1. La philosophie de l'expérience

2. L'expérience, source d'insécurité et d'angoisse

a) L'insécurité du compositeur

b) L’insécurité de l'interprète et de l'auditeur

III-Mise en œuvre de la démarche artistique

1. Première caractéristique du langage musical : l’utilisation du matériau pour lui-même

2. Deuxième caractéristique : la surface, liens entre son et temps

3. L’influence du peintre Mondrian

4. La technique de réitération : un point commun entre le théâtre de l’absurde de Beckett et les

tapis d’Anatolie

Conclusion

Après-propos

Bibliographie

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AVANT-PROPOS

A la découverte de l’œuvre du compositeur américain Morton Feldman (1926-1987),

j’ai senti une résonance entre sa musique et mes propres expériences musicales

d’improvisation libre. La lecture de ses écrits m’a permis de découvrir l’intérêt particulier

qu’il avait pour les peintres expressionnistes abstraits. Étant persuadée que ma démarche

créative nécessite, pour s’enrichir, une grande ouverture aux arts visuels, j’ai souhaité faire

mon étude sur la musique très singulière de Feldman qui se démarque du sérialisme

académique et se nourrit des nombreuses rencontres avec les peintres réputés de la scène

artistique new-yorkaise (Pollock, Rothko...) ainsi que d'autres compositeurs et amis tels que

John Cage.

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INTRODUCTION

La musique de Morton Feldman (1926-1987) est particulièrement inédite si bien

qu’elle déstabilise bon nombre de personnes et suscite de vives critiques (œuvres ennuyeuses,

bien trop longues, générées par des procédés compositionnels simplistes, obsessionnellement

installées dans les plus faibles niveaux sonores, le presque inaudible, fascinées par l'indigence

même des modules mélodiques qui président à leur logique, etc.). Pourtant, cette musique est

le reflet d’un personnage d’une grande intelligence et d'une sensibilité exaltée, influencée

notamment par la peinture.

Ce travail se propose de comprendre comment les interactions entre différentes

«catégories» (peinture mais également littérature et philosophie) produisent l'expression d’un

génie créateur. Précisons que les ponts entre les deux univers (musical et pictural) se fondent

sur une démarche créative similaire mais ne se veulent pas une illustration réciproque des

différentes œuvres produites. La compréhension de la démarche du compositeur, mise en

parallèle à celle des peintres, ne peut que nous aider à apprécier cette musique et rentrer dans

l’univers captivant de Feldman.

Quelle est donc cette démarche, ses moteurs, ses objectifs? En quoi est-elle nourrie

d’une réflexion ouverte aux autres arts? Pour entrer au cœur de la pensée de Feldman, l’étude

de ses écrits a été primordiale (ces textes sont regroupés dans l'ouvrage Écrits et Paroles,

précédés d’une monographie par Jean-Yves Bosseur Ed. l'Harmattan). Bien qu’utilisant un

langage simple, ses déclarations sont souvent difficiles à comprendre car elles nécessitent sans

cesse plusieurs niveaux de lecture.

Pour répondre à notre problématique, nous analyserons Morton Feldman, en tant que

personnalité originale, basant sa démarche sur l’expérience dans l’instant afin de mettre au

point ses propres procédés de composition.

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I-Morton Feldman : une personnalité originale

1. Le rôle de l'appartenance au groupe de la New-York School

En 1950, Feldman rencontre John Cage qui l'introduit auprès de la New York School ;

groupe d'échanges de pensées artistiques entre des écrivains (Frank O'Hara...), des

compositeurs (Earle Brown, Christian Wolff, Morton Feldman et John Cage) ainsi que des

peintres, les «expressionnistes abstraits» (Rothko, Pollock, Guston, De Kooning, Kline,

Newman...). Ce groupe de recherche artistique est en quête d’une identité propre et nouvelle

par rapport à ce qui se fait en Europe. Tout en affectionnant les échanges intellectuels d'ordre

philosophique, religieux, artistique, ou littéraire, qui peuvent avoir lieu au sein du groupe,

Morton Feldman demeure un personnage très solitaire, notamment dans sa démarche créative,

comme il le revendique:

«Je crois que c'est Paul Valéry qui disait que ce qui est beau relève du tragique. J'en retiens pour moi

que ce qui est beau est fait dans l'isolement. Dans un sens, l'aspect tragique est une sorte de saveur psychique

inhérente à cette solitude»1

Ainsi, dans cette émulation réciproque, Morton Feldman, en 1960, commence à rédiger sa

pensée créatrice et son positionnement dans le monde artistique.

De plus, le groupe favorise, par une admiration mutuelle, l'émergence de la

personnalité de chaque artiste. Grâce au respect des individualités au sein de la New-York

School, sa musique demeure, comme il le souhaite, détachée d'une quelconque idéologie sans

souci d'esthétique mais rigoureusement fidèle à une éthique personnelle. Par exemple, sa

complicité avec Cage préserve leurs singularités respectives. Les compositeurs de la New-

York School axent leur recherche sur le son pour lui-même indépendamment des autres

critères inhérents à la composition musicale. Face à cette problématique, chaque compositeur

apporte une réponse personnelle. Dans un entretien avec Françoise Esselier en 1970, Feldman

explique :

«La musique sérieuse est la musique sur ce qu'elle est. La musique, je veux dire celle de John Cage et la

mienne est très sérieuse. Elle n'a aucun aspect éducatif, aucun aspect édifiant et ne cherche pas à plaire. Notre

musique n'a de rapport qu'avec la musique.[...] Cage et moi n'avons d'autre but que de présenter une situation

musicale en utilisant uniquement le matériau musical. Ce matériau est utilisé pour ce qu'il est, sans lui attribuer

une autre fonction.»2

1 Écrits et paroles de Morton Feldman précédés d'une monographie par J-Y Bosseur. p.17

2 Id p.218

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De son point de vue, les autres disciplines artistiques côtoyées fournissent des

catalyseurs pour la pensée musicale, ce qui donne accès à des zones inexplorées :

« La nouvelle peinture me rendait désireux d'un monde sonore plus direct, plus immédiat, plus concret

que tout ce qui avait pu exister dans le passé. »3

Pour ses nombreux amis artistes, il a écrit des pièces personnelles comme par exemple

celle intitulée For Philipp Guston en 1984. Sa proximité avec les «expressionnistes abstraits»

révèle son fonctionnement mystérieux et hypersensible exprimé dans les nombreuses notes

écrites sur ses amis plasticiens. Ses relations avec les peintres lui ont fait comprendre

l'importance d’être cohérent avec sa propre sensibilité afin de produire un travail dont les

modalités ne sont connues que de lui seul car elles sont relatives à son psyché dans l'instant

créateur. Ce trait de caractère sera développé, plus loin, dans l'étude de sa démarche artistique.

La personnalité musicale originale de Feldman est le reflet d'un personnage atypique

dont la sensibilité et la finesse d'esprit contrastent avec le physique. Ceux qui ont pu le

rencontrer gardent en mémoire une image forte du personnage quelque part énigmatique.

Parmi ceux là, Boucourechliev (compositeur français, 1925-1997) le décrivait ainsi :

«Avec son front d'un pouce, sa corpulence de géant et son accent de Brooklin très marqué, Morty

avait l'air d'un simple d'esprit. Erreur! Il était fin, rusé, «quelque part» hypersensible et poète à ses heures.

Sa musique lui ressemblait.»4

Morton Feldman en 1985

3 Id p.131

4Id. p.12

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2. Originalité par rapport au groupe social des compositeurs

Pour Feldman, il n'est pas important de se positionner par rapport à ceux qui l'ont

précédé ni par rapport à ses contemporains. Le milieu musical est pour lui trop préoccupé par

la musique de Schoenberg et Stravinsky. Il ne cherche pas à s'inscrire dans l'histoire de la

musique en justifiant sa position. Celle-ci n'est ni dans la continuité historique (comme l'avait

fait Schoenberg) ni dans la «tabula rasa» (il n’ignore pas l’histoire de la musique mais, sans

l’analyser, il s’en imprègne et s’en détache). Il n'est pas non plus, préoccupé par la recherche

de la nouveauté à tout prix. Pour lui, ce n'est pas le style d'écriture qui prime mais la

découverte ou l'expression de la personnalité du compositeur. Ainsi, sa musique demeure

inédite. Il a horreur des classements réducteurs. Sa musique est écrite en fonction de sa

personnalité, sans se préoccuper d’objectifs techniques. Il est «lui», à un instant donné, avec

son langage personnel. Le souci de classification dans le microcosme musical ne présente

aucun intérêt pour lui. Ce qui compte, c'est son attitude, sa manière de vivre dans le monde.

Imitateur en ce sens de Varèse, il dit :

«Lorsqu'on écoute Varèse, on se demande «comment a t-il fait cela lui» et non pas «comment cela a t- il

été fait.»».5

«Lui» recouvre à la fois la personnalité du compositeur et ce qu'il est dans l'instant créateur ;

dans une «humeur» particulière selon son vocabulaire. Il valorise plutôt «l'être» que le

«faire». On peut avoir une idée de cette problématique en regardant Pollock peindre. Il est

dans une gestualité spontanée et sauvage de l'instant, sans souci de composition.

5Id. p.139 Jackson Pollock (1912-1956)

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Pétri par l'histoire de la musique, sans renier le passé mais sans nostalgie non plus,

Morton Feldman existe dans le moment de l'acte créateur.

II-Une démarche basée sur l'expérience

1. La philosophie de l'expérience

Sa personnalité l'ouvre à des réflexions philosophiques en particulier celles du

philosophe Kierkegaard (1813-1855), avec qui il partage des convictions.

Le sens de l’existence, c’est peut-être de se préoccuper de «clarifier la vie»

(Kierkegaard 1813-1855) chacun à sa manière avec son charisme. En effet, face à la

complexité du monde, aussi bien scientifique que métaphysique, l'homme est amené à des

réflexions d'ordre philosophique et doit «clarifier les choses». L'artiste, confronté à ces

problématiques, en rend compte dans son activité créatrice. Pour Feldman, la vie c'est la

musique ; donc «rendre les choses claires» c'est, pour lui, «aimer» la musique et non les

«systèmes, les rituels, les symboles, la gymnastique mondaine, cupide que nous lui substituons»6. Ce qui

compte, c'est un engagement total avec les risques que cela comporte (le risque de l'angoisse

dont nous parlerons plus tard).

Morton Feldman s'appuie sur la philosophie de Kierkegaard pour qui la vérité doit être

individuelle et subjective et ne nécessite pas de rassembler les connaissances et les diverses

manifestations spirituelles au sein d'un système clos philosophique. La vérité est liée à

l'existence, au mode d’être du sujet individuel. Contrairement à un monde clos, cette vérité est

ouverture, rupture, discontinuité. Dans la musique de Feldman, les sons existent pour eux-

mêmes, il n'y pas de nécessité à établir des liens entre eux. Exister en vérité, c'est être là,

inachevé, séparé, hors de tout système, de tout concept ; point de vue partagé par les peintres

expressionnistes abstraits dont le peintre Rothko se fait le porte-parole en 1945 :

«Nous nous intéressons à des états de conscience et à un rapport au monde similaires.[…] Si les

abstractions précédentes reflétaient les préoccupations scientifiques et objectives de notre époque, les nôtres

trouvent un équivalent pictural à la connaissance et à la conscience nouvelles chez l'homme, de la complexité

accrue de son moi intérieur.»7

6Id. p.140

7L'expressionnisme abstrait. David Anfam.

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Pour Kierkegaard, la vérité des êtres ne se trouve pas dans des idées, des concepts, qui

sont pour lui de l'abstraction (abstraction étant extraction de la réalité de l’être). La notion

d'abstraction est délicate ; en effet, elle représente pour Kierkegaard des concepts qui sont le

fruit de la réflexion consciente (ce qu'on trouve dans la peinture de Picasso) alors que chez les

peintres de la New-York School, c'est une abstraction expressive de l’être pur, spontanée et

produite par l'inconscient. Cette abstraction expressive se retrouve bien dans la peinture de

Franz Kline (Américain, 1910–1962).

Mais les choses ne sont pas si simples. De Kooning (1904-1997), un des peintres phares de

l’expressionnisme abstrait, est confronté à l'ambivalence de la figure (féminine), du paysage

et de la pure abstraction. Les frontières entre ces trois domaines sont sans cesse délayées.

Comme le dit l’artiste lui-même :

«Je tenais à l'idée qu'il a [le corps] deux yeux, un nez, une bouche et un cou (…), dès le moment où je

voulais fixer le reste de l'anatomie, il allait de soi que je ne pouvais jamais la compléter»8

La forme figurative et le tracé abstrait-expressif engendrent, par conséquent, une contradiction

à la fois véhémente et excitante.

8L'art du 20ème siècle Ed TACHEN p.392

Franz Kline, Probst I, 1960

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De Kooning, qui fait l'expérience de l'impossibilité de représenter l'anatomie entière, accepte

la situation et donne les caractéristiques de sa propre personnalité créatrice. En comparaison,

un artiste à la démarche conceptuelle braverait l'interdiction inconsciente afin d'aboutir à son

idée première (qui serait la représentation de l'anatomie entière). Prendre en compte une

expérience non contrôlée (liée à l'inconscient) est source de créativité et illustre parfaitement

le point de vue de Kierkegaard pour qui “La vie n’est pas un problème à résoudre mais une réalité dont

il faut faire l’expérience”.

L’anecdote qui suit raconte comment Morton Feldman fut conforté dans cette

démarche artistique où l'expérience de l'instant a une importance capitale. A l'occasion d'un

premier rendez-vous avec John Cage, celui-ci regarde une partition d'un quatuor à cordes de

Feldman et lui demande : «comment l'avez-vous fait ?». D'une voix très faible il répondit «Je

ne sais pas comment je l'ai faite». Cage, hystérique, sauta sur place en poussant un cri aigu

assimilable à celui d’un singe et hurla : «N'est-ce pas merveilleux, n'est-ce pas formidable, c'est si

beau, et il ne sait pas comment il l'a faite»9. Moment décisif où Morton Feldman se trouve autorisé

à faire confiance à ses propres instincts.

Il compose toujours sa musique au piano sans établir de forme en amont mais en

suivant son «humeur» de l'instant ; il habite la complexité du monde dans l'instant sans

l'expliquer, sans la théoriser dans des idées.

« Varèse n'est pas un formaliste c'est un empirique. Cet empirisme est une tradition chez nous. Comme

Cage, je ne suis pas un formaliste, je n'ai pas de conception préétablie de la forme.»10

.

9Ecrits et paroles de Feldman p.131

10Id. p. 15

Untitled IX, 1983, De Kooning

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Il compose par exemple des œuvres qu'il arrête quand il sent l'impossibilité de

continuer (certaines œuvres de maturité comme String Quartett n°2, 1983, peuvent ainsi durer

plusieurs heures) comme De Kooning qui était dans l'impossibilité de peindre la totalité de

l'anatomie pour exprimer une figure humaine.

Pour mieux comprendre la subtilité artistique de Feldman il peut être intéressant de le

comparer à ses contemporains comme Boulez, Stokhausen, Babbitt...Ces derniers accordent

plus d'importance au concept de création, c’est-à-dire au «processus», qui pourra être saisi par

le «conscient» de l'auditeur en considérant le résultat final comme secondaire. A ce sujet,

Feldman se dira profondément choqué par la démarche de Boulez, selon laquelle il se sentait

moins intéressé par la façon dont une œuvre sonnait que par la façon dont elle était

composée11

. Le travail de Feldman est caractérisé par la notion d'«anti-processus». Le

processus correspond à une action humaine qui résulte d'un choix «ou bien ceci ou bien cela».

L'anti-processus est une action humaine qui résulte de «ni ceci ni cela» d'où l'absence

d'idéologie. Dans le cas du processus, la musique se soumet au temps en devenant une

progression rythmique. Dans le cas de l'anti-processus, la musique se construit avec du temps

(nous y reviendrons plus loin dans la notion de surface). C'est le cas de la musique de

Feldman pour qui :

«Toute tentative d'utiliser un principe d'organisation dans la peinture comme dans la musique est

illusoire».12

Le monde est trop complexe pour cela. Contrairement aux compositeurs qui inventent des

systèmes de composition et enferment leurs œuvres dedans, Feldman est avant tout un

observateur du matériau sonore qu'il manipule sans relâche débouchant ainsi sur un équilibre

précaire.

2. L'expérience, source d'insécurité et d'angoisse

A la suite de Kierkegaard, Morton Feldman prend en compte la complexité du monde,

celle de l'Homme avec ses contradictions, ses paradoxes, ses ruptures, ses discontinuités.

Exister c'est être là, inachevé, hors de tout système, de tout concept, donc exposé à l'insécurité

face à des possibilités et à des choix contradictoires. Tout cela peut être source d'angoisse.

L'individu qui se libère des systèmes, quels qu'ils soient, s'expose à des possibilités de

création diverses, à des choix contradictoires pouvant entrainer une certaine forme d'angoisse.

11

Id p.14 12

Écrits et paroles de M. Feldman.

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a) L'insécurité du compositeur

Comme chez Kierkegaard, l'angoisse chez Feldman est très importante dans le

processus créatif ; l'artiste doit accepter de se mettre en danger déclenchant le mouvement de

l'acte créateur. L'acte de création est toujours orienté vers un inconnu. Pour lui, ce phénomène

devrait être plus valorisé en musique comme il l'est en peinture.

«En peinture si tu hésites tu deviens immortel alors qu'en musique tu es perdu.» Feldman.

Dans une enquête sur la question «Le compositeur est-il anonyme?» Feldman répond:

«Au début des années 50, Cage, Brown et moi découvrions tant de choses passionnantes ; il m'était très

difficile de laisser mon égo de compositeur. C'était pénible. Il me fallait me retirer pour constater combien la

musique était belle.»13

Dans l'acte de création, Feldman pense qu'il est important de se décentrer, de faire un pas de

côté, sortir du contenu pour se rendre compte que le contenu est dans autre chose, dans des

confins encore inexplorés, dans l'infini. Il faut appréhender le contenu de la composition de

l'extérieur afin de la juger avec plus de vérité. Feldman est familier des remises en cause de

ses certitudes ; c'est pour cela qu'il fait régulièrement des contrôles. D'après lui, «L'artiste a peur

des contrôles et c'est pour ça qu'ils sont vraiment efficaces.» ; ils permettent de se rapprocher de la

vérité.

De même, pour Pollock, si l'acte créatif était radical et spontané, il permettait aussi des

changements. Une de ses dernières décisions était la détermination des dimensions définitives

de la toile, qui était alors découpée et tendue sur un cadre.14

13

Id p.33 14

L'art du 20eme siècle page 591 B. Rose

Black and white, 1951, Pollock

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De plus, Feldman se débarrasse de la dialectique, c'est-à-dire qu'il ne pose pas un

problème pour y réfléchir et raisonner dessus. L'artiste doit faire le vide, de l'Histoire

notamment, tout en restant imprégné inconsciemment de celle-ci. Il se lance alors dans le vide

sans chercher le salut. C'est le point de départ de la création.

b) L'insécurité de l'interprète et de l'auditeur

Les partitions graphiques de Feldman sont des œuvres de jeunesse, témoins d’une

recherche encore en pleine évolution. A l'instant même de l'interprétation, elles prennent en

compte «l'humeur» du musicien qui doit se trouver dans la même logique que Feldman : le

vrai son, c'est celui que l'interprète «aime» dans cet instant-là. Et ainsi les choses sont

«claires», car authentiques. Par ses consignes, il entraîne l'interprète à être présent à la

musique à un instant donné sans savoir à l'avance ce que sera le résultat. Ainsi, l'interprète est

dans le risque et ne peut en aucun cas se rattacher à un perfectionnisme préétabli. C'est

l'authenticité dans l'instant qui prime. Le mode d'écriture de Feldman demande à l'inconscient

de l'interprète de s'exprimer, ce qui entraîne une prise de risque pour lui, mais aussi un

renouvellement créatif. L’interprète n'est pas libre de jouer ce qu'il veut mais il doit avoir une

exigence par rapport à ce qu'il vit dans l'instant, expérience simple et authentique.

La musique de Feldman ne veut absolument pas conditionner l'état d'âme de

l'interprète ni celle de l'auditeur.

En cela il rejoint les motivations et les pratiques des expressionnistes abstraits. Par

exemple celles du peintre danois Jorn Asger (1914-1973) pour qui le procédé de l'écriture

automatique permet de donner forme aux images nées de son inconscient et agissant toujours

sur le spectateur en lui suggérant des associations d'idées.

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Entre 1953 et 1958, Feldman délaisse la notation graphique pour une notation

conventionnelle. Il constate que :

«Les musiciens étaient sensibles à la manière de produire les sons, mais n'écoutaient pas. Et, ils n'étaient

pas sensibles aux silences que j'indiquais. Donc, la raison pour laquelle ma musique est notée est que je voulais

garder le contrôle du silence. »15

Le silence, élément extrêmement présent et important dans sa musique, insécurise l'interprète

et l'auditeur en les confrontant au vide. On peut supposer que les interprètes ne se laissent

donc pas aller facilement dans l'expérience que Feldman leur propose. On peut comprendre

que les interprètes aient des difficultés à suivre Feldman jusque dans ce registre là et qu’ils

soient si peu nombreux à l’interpréter.

En délaissant les partitions graphiques pour retrouver une écriture conventionnelle,

Feldman poursuit sa démarche pour faire émerger l'instant présent en rendant impossible tout

processus de mémorisation consciente. Pour ce faire, il utilise des motifs répétés, des agrégats,

des intervalles instables, beaucoup de silences, et écrit des œuvres très longues. Il désoriente

ainsi l'interprète et l'auditeur. Il leur demande de vivre l'expérience dans l'instant présent

puisqu'ils sont dans l'incapacité d'analyser ce qui s'est passé et de prévoir ce qui va advenir.

Sous l’emprise de l’inconscient ils sont dans un état d’insécurité puisqu’ils ne peuvent plus se

rattacher à quelque chose de connu mais ils accèdent à une réalité plus riche et plus vraie

15

La musique de Morton Feldman ou le temps en liberté Philip Gareau p55

Melmoth II, 1955, Jorn, Asger

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grâce à l’expérience de l’instant.

Il existe des similitudes dans la démarche de création de Feldman et celle des peintres

expressionnistes abstraits. Autre exemple, le new-yorkais Barnett Newman (1905-1970), qui,

grâce à l'expressivité de sa couleur, permet au spectateur de se confronter à une vaste surface

monochrome.

Celle-ci ne permet plus au spectateur de se raccrocher mentalement à des valeurs familières

déjà expérimentées et guidées par la raison. Il prend alors conscience de la présence

immédiate de son propre Moi. Les tableaux de Newman sont des objets de méditation.

Who's Afraid of Red, Yellow and Blue?1966

Newman

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III-Mise en œuvre de la démarche artistique

1. Première caractéristique du langage musical : l’utilisation du matériau pour lui-même

Dans la nouvelle génération des peintres de la New-York School, on s'éloigne du

courant d'avant-guerre qui favorisait les formes géométriques. La couleur prend le dessus, elle

n'est plus contenue à l'intérieur des lignes, elle devient l'élément le plus important de l'œuvre,

libre d'être elle-même. Pour ces peintres, la couleur est appréhendée pour sa qualité inhérente

comme le son dans la musique de Feldman. C'est le son pur, le son pour lui-même, le son libre

et à l'écart des grands systèmes théoriques.

Comme les peintres abstraits de l'avant-guerre, qui contenaient la couleur dans des

formes géométriques, en musique les compositeurs sériels avaient une conscience de la réalité

acoustique très contrôlée. Par contre, pour Cage et Feldman, les sons sont capables de

conserver une large part de mobilité et d'ouverture. Feldman rapporte :

«Cage et moi n'avons d'autre but que de présenter une situation musicale en utilisant uniquement le

matériau musical. Ce matériau est utilisé pour ce qu'il est sans lui attribuer une autre fonction.» 16

Le matériau ne doit pas servir à développer une idée. Qu'il soit son ou couleur, il est utilisé

pour lui-même et c'est lui qui devient l'objet du développement ou du non-développement. Un

son qui dure ou pas, une couleur arrêtée ou un monochrome.

Afin de laisser le son libre, la construction doit être réduite au minimum. Comme en

peinture, les peintres expressionnistes abstraits ont la volonté de laisser évoluer la peinture en

supprimant les contours du dessin. En prenant le matériau pour le matériau, sans chercher à

lui faire porter une idée, Morton Feldman apporte une certaine authenticité. Il ne faut pas

chercher non plus à maîtriser les matériaux dans un processus de perfection. Il faut maîtriser

l'expérience des matériaux et non rester à l'extérieur pour juger la perfection. Répétitions de

sons, renversements d'agrégats permettent de prendre le temps de contempler le matériau, le

travailler, le faire vivre, exister pour lui-même.

Les peintres expressionnistes abstraits cherchent eux aussi à laisser la couleur être elle-

même. Les méthodes de dripping, action-painting et color-field qu'ils inventent le permettent.

L'expérience du matériaux est primordiale. Pollock, en marchant autour ou sur sa toile, fait

corps avec elle.

16

Id.p. 218

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Les sons ne sont pas utilisés pour servir une construction ni une progression

rythmique, harmonique ou mélodique. Le son se libère ainsi du temps :

«Un peintre admettrait peut-être l'hypothèse selon laquelle une couleur conservera aussi contre sa

volonté, en permanence, sa dimension précisément déterminée. Il a la possibilité, soit de construire sur les

éléments illusoires de la couleur afin de compléter- dirons-nous- par le dessin ou tout autre moyen de

différenciation, soit de la laisser être simplement par elle-même.»17

La problématique que soulève ici Feldman est celle des contraintes devant lesquelles l'artiste

se trouve confronté dans la gestion de la matière. La couleur doit-elle se libérer des contours

du dessin et le son doit-il se libérer du temps? Le peintre peut laisser les couleurs libres de

tout contour, comme le compositeur peut laisser le son libre de tout système théorique et/ou

rythmique.

Les sons, chez Feldman, sont présentés avec le minimum d'attaque pour atteindre leur

essence propre. L'attaque, pour lui, a un côté artificiel. Présente pour aider au beau son, elle

perturbe la vérité intrinsèque du son. En supprimant les attaques, il nous livre ainsi une

musique fragile et donc plus proche de la vérité de l'essence humaine. Il laisse les sons vivre

jusqu'au bout, il ne leur impose pas un arrêt contrôlé (dans certaines pièces pour piano un son

est attaqué uniquement quand le précédant s'est éteint). De plus, il les fait vivre

individuellement grâce à la qualité du silence. Ce mode de travail correspond à l'idée qui

l'habite selon laquelle on a un devoir de «rendre les choses claires» et de s'approcher de la

vérité en supprimant les artifices de début et de fin qui cadrent le son. La position de Feldman

est inconfortable car il ne considère pas la perfection comme un but en soi. Sa musique

requiert un niveau technique élevé se devant de cohabiter de façon subtile avec la fragilité de

la condition humaine. Parfait exemple dans l’opéra Neither18

: les artifices habituellement

ajoutés au son (vibrato, attaques) sont supprimés de la musique de Feldman, la rendant très

difficile à interpréter. La subtilité est de ne pas masquer la fragilité de la condition humaine.

2. Deuxième caractéristique : la surface, liens entre son et temps

La deuxième caractéristique du langage musical de Feldman est la corrélation entre le

temps et le son. Pour parler du temps dans sa musique, Feldman utilise un terme jusque-là

réservé à la peinture : «la surface». Pour lui, sa musique se situe «entre temps et espace»,

17

Id. p. 135 18

Opéra Neither visible sur le site You tube.

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affirmation surprenante et délicate à comprendre. Au sujet de la notion de surface il écrit :

«Je l'ai remplacée pour mes oreilles par le plan sonore et c'est une sorte d'équilibre, bien que ça n'ait rien

à voir avec l'avant et l'arrière-plan. Cela concerne en fait la manière dont j’empêche le son de tomber, de tomber

par terre pour le maintenir sur le plan.»

Pour empêcher le son de tomber, la musique qui se situe dans le cadre d’un système

harmonique ou dodécaphonique se soumet au temps, alors que la musique de Feldman, étant

en dehors de tout système, crée une surface avec le temps. Le son existe alors pour lui-même,

ne dépend pas d'une construction harmonique et rythmique, le temps peut ainsi, lui aussi, être

libéré et ne pas être soumis à une construction mesurée.

Ainsi la surface nait de la rencontre entre le son et le temps libérés.

Sa musique ne se soumet pas au temps, elle se laisse imprégner du temps véritable de

l’instant, le temps absolu. Pour créer la surface, Feldman laisse le temps être. Il fait exister sa

musique en elle-même, «comme» temps, un temps non structuré et ainsi se révèle lui-même

dans sa surface.

Le tableau ci-dessous, issu du livre de Philip GAREAU La musique de Morton Feldman ou le

temps en liberté, résume la notion de surface par rapport au temps.

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Sa proximité avec les peintres lui fait dire :

«Mon intérêt pour la surface est le thème de ma musique. Dans ce sens, mes compositions ne sont

réellement pas du tout des «compositions». On devrait les appeler toiles de temps, toiles que j'imprime plus ou

moins d'une teinte musicale.»19

Ce que confirme son ami O'Doherty :

«La surface du compositeur est une illusion où il place quelque chose de réel : le son. La surface du

peintre est quelque chose de réel d'où il crée une illusion.»

Avec Paul Cézanne (1839-1906) l’interaction du peintre à la surface devient une recherche

obsédante. Il est l'un des premiers peintres à explorer l’interaction des couleurs avec la toile

pour créer la surface picturale. L'important n'est plus la dimension figurative ou le respect des

règles de construction mais bien ce qui se passe sur la surface plane du tableau grâce à

l'importance de la matière peinture et du geste. Tout l'effort de Cézanne se porte sur le rendu

des volumes : la densité, l'épaisseur de la matière sculptée à coups de pinceau furieux

produisant un effet de relief saisissant. Il n'analyse pas le sujet mais s'immerge directement

dans le processus de peindre, dans le ressenti de la matière peinture. A la différence des

peintres impressionnistes qui ont une idée sur ce que doit être la peinture et le paysage,

Cézanne crée ce qu'il vit dans l'instant, sans but, sans idéal.

C’est la rencontre entre le geste, la peinture et la toile qui crée la surface.

19

Ecrits et Paroles p.210

Les grandes baigneuses, 1900-1905, Paul Cézanne

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Cette recherche sur la surface est poursuivie par les amis peintres de Feldman. Ils

utilisent des couleurs qui interagissent librement sur toute l'étendue de la toile d'où leur nom

de all-over.

Dans les toiles all-over de Rothko, la couleur n'est pas repérable par un trait de

pinceau, aucune touche gestuelle ne signale le processus. Les plages de couleurs mélangées,

les contours flous créent une sensation d'espace et de déplacement vers l'infini qui plongent le

spectateur dans un état méditatif. Les zones nébuleuses des bords où la structure chromatique

se dissout provoquent un effet hypnotique. On peut user d'une métaphore pour la musique de

Feldman : il nous donne à entendre une toile all-over. La répétition hypnotique et méditative

des sons (dans les nuances piano), les contours du son (attaques estompées) supprimées,

l'absence de construction, de limites avec des débuts et des fins engendrent un espace infini de

temps : la surface. Il arrive à créer une surface avec l'immatériel.

White Center, 1950, Mark Rothko

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3. L’influence du peintre Mondrian

La démarche créative de Morton Feldman a été influencée par son admiration pour la

peinture de Mondrian (1872-1944).

Composition, 1929, Mondrian

Les lignes, dans la peinture de Mondrian, se coupent toujours à angle droit, créant une

intensification de l'espace en prolongeant le cadre de la toile.

Il nous invite à circuler dans cet espace comparable à un atlas avec ses latitudes et

longitudes, il élargit l'espace de la toile à celui de l'infini. La musique de Feldman, c'est du

temps dans lequel on circule. On n'a plus affaire un temps chronométrable mais à un temps

audible ; on peut entendre le passage du temps non structuré par la mesure. L'angle droit pour

Mondrian évoque le désir d'infini. La ligne verticale exprime l'espace entre la terre et les

étoiles, le «loin d'ici», l'inatteignable, la ligne horizontale exprime un temps infini. Le gris

blanc chez Mondrian est toujours coloré pour suggérer la sensualité de l'épiderme du corps

humain. La musique de Feldman est humaine. L'un comme l'autre sont préoccupés par l’être

humain, la personne humaine habitée par un désir d'infini. C'est une peinture qui peut changer

le monde, qui ne représente rien mais se présente soi-même (se présenter : être dans le

présent), se suffit à elle-même et engendre un plaisir. Le son chez Feldman se suffit à lui-

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même également, c'est le plaisir d'expérimenter sensuellement et spirituellement l'inconscient.

La musique de Feldman ne raconte pas de message, elle est dans son existence même un

message, en deçà des pouvoirs de la sémantique.

Visuellement, on peut trouver des ressemblances entre les partitions graphiques de

Feldman (appelées pour certaines Intersections) et les œuvres des peintres du mouvement De

Stijl auquel Mondrian a participé.

Intersection n°2, 1951, Feldman

,

Si les points communs sont évidents graphiquement, ils sont témoins d’une démarche

philosophique sous-jacente. Les sons purs sont espacés de temps de silence comme les

espaces vides entre les couleurs primaires des peintures de Mondrian. Feldman articule les

matériaux autour du silence et les silences deviennent distance.

Dans la peinture de Mondrian, l'utilisation des couleurs primaires évoque une épuration, une

simplicité, des qualités que l'on retrouve dans la musique de Feldman.

Composition en vitrail IV, 1917,Theo Van Doesburg

(membre du mouvement De Stijl)

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«Le temps s'est transformé en espace, il n'y aura plus de temps»20 Beckett.

4. La technique de réitération : un point commun entre le théâtre de l’absurde de Beckett et les

tapis d’Anatolie

Feldman, dans ses œuvres des années 80, exploite une technique qu’il qualifie «entre

changement et réitération». Celle-ci vient de son intérêt pour les tapis orientaux mais

également de sa rencontre avec Beckett en 1976.

La rencontre de Beckett, a conforté Feldman dans sa démarche artistique.

En effet, le langage de Feldman dans ses écrits est aussi singulier que dans sa musique.

Comme les sons, les mots simples, caractéristiques de son expression, réclament d’être enten-

dus à plusieurs niveaux. Ses propos sont susceptibles de désorienter le lecteur ou l'auditeur.

L'apparente simplicité de sa musique contient un questionnement incessant sur ses positions

lui permettant d'affronter le doute. Pour définir quelque chose avec la certitude du : c'est «ou

bien ceci-ou bien cela» Morton Feldman propose : c'est «ni ceci, ni cela, mais encore autre

chose et encore autre chose et encore...». Le son de Feldman c'est «ni ce son, ni ce son mais

encore un son et encore un son et encore un son» d'où la durée de ses œuvres et l'expérience

de l'infini. C'est cela la réalité de Feldman comme il l'a décrit lui-même en se situant par rap-

port à Stokhauzen :

«J'ai eu une fois une conversation avec Stokhauzen qui me dit : vous savez Morty, nous ne vivons pas

au ciel, mais là, en bas, sur terre. Il commença à frapper sur la table et dit : un son existe là, ou là ou bien là. Il

était convaincu qu'il était en train de me démontrer la réalité [...]»21

On peut penser que Feldman vivait à la fois sur terre et au ciel. On retrouve ici l'évocation de

l'infini également présente dans la peinture de Mondrian pour lequel la verticale symbolise le

ciel, c'est-à-dire l'infini de l'espace, et l'horizontale la terre l'infini du temps.

Cette citation amène deux pistes de réflexion.

-Pour Stockhauzen un son existe «là ou là ou bien là». Pour Beckett, une pensée c'est

« ni ceci ni cela mais encore autre chose et encore autre chose... ». Ainsi, il donne l'impression

qu'il se passe autre chose mais il ne se passe rien d'autre et la pensée de Beckett nous imbibe.

D'ailleurs Beckett écrivait quelque chose en anglais, le traduisait en français puis il retradui-

20

Id. p.209 21

Id p208

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sait cette pensée dans un anglais qui l'exprimait encore mieux. Dans le texte même, une pen-

sée est formulée d'une multitude de façons car c'est un moyen pour essayer de clarifier la

complexité de la pensée. « L'absurde » de Beckett peut être déroutant mais il révèle la com-

plexité du monde qu'il est impossible d'enfermer dans des concepts simples. Feldman dans ses

dernières œuvres composait de la même manière, par exemple dans Piano and String quar-

tet,(1985-75min) il utilise des agrégats qu’il renverse dans tous les sens. Ainsi l’un d’entre

eux est présent 288 fois dans l’œuvre sous 38 positions différentes.

-La réalité de Stockhausen est de vivre «en bas sur terre» dans le temps structuré de la

terre. Pour Feldman et Beckett, la réalité du temps est différente. Voici un extrait de Fin de

partie de Beckett :

HAMM : […] Qu'elle heure est-il?

CLOV : La même que d'habitude.

HAMM : Tu as regardé?

CLOV : Oui.

HAMM: et alors?

CLOV : Zéro.

Le temps présent n'est-il pas toujours ce temps «Zéro»? Voici une conversation à

l'entour du temps absolu (temps infini), d'un temps présent sans mémoire ni anticipation. C'est

une façon de parler de la finitude de la condition humaine, incapable de s'approprier et de

contrôler l'infini. Dans la musique de Feldman c'est bien de ce temps absolu dont il est

question. Samuel Beckett utilise l'illusion d'immortalité temporelle (uniformité et monotonie

d'un présent où tout est répétition) pour dire que tout change sans cesse dans le monde,

imperceptiblement. Morton Feldman compose une musique dont la surface semble immobile

alors que tout change imperceptiblement.

Il n'est pas étonnant que Feldman ait composé la musique de l'opéra Neither (Ni-Ni)

de Samuel Beckett, opéra de cinquante minutes sur quatre-vingt-cinq mots.

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La musique de Feldman dont la surface semble immobile alors que tout change

imperceptiblement trouve une source d’inspiration dans l'observation des tapis artisanaux

d'Anatolie (Est de la Turquie) qu’il collectionnait. En effet, ceux-ci présentent la répétition

d'un motif avec des changements imperceptibles dus aux fils, au geste de l’artisan...Le motif

se déforme imperceptiblement au cours de sa répétition et se trouve ainsi enrichi par les

vibrations visuelles résultant de l'incapacité du geste humain à reproduire avec exactitude

comme le ferait une machine. Cette fragilité humaine est donc source d'une amplification de

l’intérêt du motif de départ.

L’intérêt artistique est ainsi décuplé. Le motif devient porteur d'une vérité : celle que dans le

monde rien n'est figé, rien n'est simple, rien n'est parfait.

Tapis artisanal d’Anatolie

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CONCLUSION

La démarche de Feldman résulte de la coexistence d'un travail très réflexif et perma-

nent avec une création intuitive et spontanée. En effet, l’interpénétration de différentes caté-

gories : musique, peinture, littérature, philosophie, lui permet de se situer dans une émulation

réciproque. Par sa musique, en prise avec les autres arts, il poursuit sa devise : «être clair à

tout prix» face à la complexité du monde.

En fabriquant sa «surface» sa démarche devient plastique bien au-delà des essais de

présentation graphique des débuts. Cela nous permet d’aller aux confins de la musique acous-

tique et de découvrir des zones inexplorées. Il en découle une musique énigmatique, absurde,

où le temps devient espace infini ouvrant la porte de notre inconscient et nous emportant dans

une musique fragile en écho à la fragilité de notre être.

De nos jours, les recherches vers un art total (à savoir la symbiose des différentes dis-

ciplines artistiques) se multiplient mais elles sont rarement le fruit d’une réflexion aussi pro-

fonde que celle de Morton Feldman. Ainsi, il me semble être difficile d’obtenir une œuvre si

aboutie, si inconsciemment et intuitivement incarnée.

Il serait maintenant intéressant de poursuivre cette recherche en analysant méticuleu-

sement les différentes phases d’évolution de son travail.

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APRÈS-PROPOS

Ce travail a été pour moi l’occasion d’approfondir ma démarche d’improvisation libre.

Cette pratique musicale me permet d’accéder à l’expérience de l'instant. Sans forme préétablie

et basée sur le travail des matériaux, elle me permet une confrontation au vide, une prise de

risque, une remise en question tout en exigeant une connaissance parfaite de l’instrument, des

autres disciplines artistiques et de sa propre personne. Elle me fait accéder à une pratique de

création profonde qui induit d’être toujours dans l'insécurité face à l'autre ou à soi-même et

demande d’accepter de se laisser surprendre par le contexte visuel ou auditif de la création.

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BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages et sites musicaux

Écrits et Paroles de Morton Feldman, précédés d’une monographie par Jean-Yves Bosseur,

1998, Edition l'Harmattan.

La musique de Morton Feldman ou le temps en liberté de Philip GAREAU, 2006, Edition

l’Harmattan.

http://www.cnvill.net/mfhome.htm site très intéressant regroupant différents documents sur

Feldman.

fr.wikipedia.org/

http://www.youtube.com/watch?v=hVHioAtgvko LA MACHINE À REMONTER LE SON

Harry Halbreich & the Ensemble Musiques Nouvelles

http://www.youtube.com/watch?v=0exs9F-888s Opéra Neither

Ouvrages et sites picturaux

Cézanne Ouvrages réalisé par différents auteurs. Collection Génies et Réalités, Librairie

Hachette, 1966.

L’expressionisme abstrait de David Anfam, Edition Thames & Hudson,1999.

L'Art du 20e siècle Museum Ludwig Cologne Edition TASCHEN 1996 concu par Marc

Scheps et coordonné par Evelyn

http://www.youtube.com/watch?v=IF-anI6rz2c vidéo sur Mondrian

fr.wikipedia.org/

vidal.genevieve.pagesperso-orange.fr/rothko/

http://www.youtube.com/watch?v=6cgBvpjwOGo Pollock par Namuth sur la musique de

Feldman.

Sites sur Kierkegaard :

fr.wikipedia.org/wiki/Søren_Kierkegaard

www.cvm.qc.ca/encephi/.../kierkega.htm

www.philosophie.ac-versailles.fr/.../Kierkegaard.foi.pdf

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