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86 MIEUX VIVRE VOTRE ARGENT N° 461 DÉCEMBRE 2020 REPORTAGE PHOTO : CYRIL MARCILHACY P as une année, voire pas un mois, ne se passe sur la scène du street art sans que l’on n’entende parler de Nicolas Laugero Lasserre. A la sortie du déconfinement, il inaugurait en juillet dernier une exposition inti- tulée Visions d’Ensemble sur la péniche Fluctuart, le centre d’art urbain flottant amarré en bord de Seine à Paris dont il gère la programmation. En août, il organi- sait la descente des artistes de Visions d’Ensemble dans le métro pour redécorer la station Invalides avec la bénédiction de la RATP. Auparavant, en 2018, il était commissaire de l’expo- sition Légendes urbaines, à Bordeaux, qui allait attirer 50 000 visiteurs. La même année, il faisait découvrir les pochoiristes, graffeurs et autres mosaïstes aux avocats d’affaires de Baker McKenzie qui l’avaient convié à re- décorer leur cabinet à Paris. En 2017, il mettait l’incu- bateur parisien Station F créé par Xavier Niel aux cou- leurs du street art, après avoir accroché 150 œuvres de sa collection personnelle sur le campus de 42, l’école informatique fondée par le même Xavier Niel. De 2015 En deux décennies, Nicolas Laugero Lasserre est devenu l’un des plus gros collectionneurs français de street art. Un militant aussi, qui n’a cessé d’œuvrer pour faire connaître et reconnaître ce courant artistique aujourd’hui plébiscité. Reportage : Frédéric Brillet Collection Itinéraire d’un street activiste Mieux vivre Nicolas Laugero Lasserre, figure d’un art populaire. Ici, devant Ramen, une peinture sur toile de Bault (2019).

MVA 0461 086 · 2020. 12. 29. · sition Légendes urbaines, à Bordeaux, quiallait attirer 50000visiteurs.Lamêmeannée,ilfaisaitdécouvrirles pochoiristes, graffeurs etautresmosaïstes

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  • 86 MIEUX VIVRE VOTRE ARGENTN° 461 DÉCEMBRE 2020

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    Auparavant, en 2018, il était commissaire de l’expo-sition Légendes urbaines, à Bordeaux, qui allait attirer50000visiteurs. Lamêmeannée, il faisait découvrir lespochoiristes, graffeurs et autres mosaïstes aux avocatsd’affaires de Baker McKenzie qui l’avaient convié à re-décorer leur cabinet à Paris. En 2017, il mettait l’incu-bateur parisien Station F créé par Xavier Niel aux cou-leurs du street art, après avoir accroché 150œuvres desa collection personnelle sur le campus de 42, l’écoleinformatique fondée par le même Xavier Niel. De 2015

    En deux décennies, Nicolas LaugeroLasserre est devenu l’un des plus groscollectionneurs français de street art.Un militant aussi, qui n’a cessé d’œuvrerpour faire connaître et reconnaître cecourant artistique aujourd’hui plébiscité.Reportage: Frédéric Brillet

    Collection

    Itinéraired’un streetactiviste

    Mieuxvivre

    Nicolas Laugero Lasserre,figured’un artpopulaire. Ici, devantRamen, unepeinturesur toile deBault (2019).

  • DÉCEMBRE 2020MIEUX VIVRE VOTRE ARGENT N° 461

    qui parsème les rues de la pla-nètede sesmosaïques carréeset colorées, affiche un enva-hisseur juché sur le chiffre2012. Là, Bault, un muralistequi s’est fait connaître par sonbestiaire fantastique et co-loré, a dessinéunpersonnagedéformépar la fureur, commeinspiré de l’art brut. Plus loin,dans la cuisine-salleàmanger,une sérigraphie de l’Améri-cain Shepard Fairey repré-sente une jeune femme van-tant la maison de disquesfictiveObeyendétournant lescodes publicitaires du débutdu siècle passé. On peut voirun autre travail du même ar-tiste à l’Elysée, rappelle Ni-colas Laugero Lasserre. « Unportrait de Marianne avec lamention ‘‘Liberté, Egalité, Fra-ternité’’ y a été accroché. Onl’aperçoit derrière EmmanuelMacron quand le Présidentprend la parole. »

    Le collectionneur avisé qu’il est devenu a dû par-courir un chemin long et tortueux pour en arriver là. Lebacenpoche, rienn’estencore joué.Attirépar le théâtre,il monte à Paris pour étudier au Cours Florent et s’ins-talle en 1996 par hasard à la Butte-aux-Cailles, dans le13e arrondissement. « Cequartierétaitdéjà lefiefdustreetart. Je sortais de chez moi et tombais sur des Miss Tic,SpeedyGraphito, JérômeMesnager,Mosko, JeffAerosol.Laforce des couleurs, l’accessibilité desœuvres m’ont tout desuite fasciné. » Il commence à fureter dans les galeries etles ventes aux enchères qui présentent des travauxd’atelier déclinant ceux de la rue. « Dès les années 70, les

    artistes urbains ont produit pourdes galeries, paral-lèlementàdes interventionsdans l’espacepublic,

    pour se faire connaître. Rien de nouveau àcela,maiscequiachangé, ce sont lesphotosdiffusées sur les réseaux sociaux qui ontdémultiplié leur popularité. »

    « Les retards donnent quelquefois del’avance », écrivait Sartre. Apparem-ment, la formule vaut aussi pour l’édu-cationartistique.Etrangerà cetunivers,

    notre collectionneur se fie à son instinctpour acheter en 1999 sa première œuvre:

    Le soleil nous laisse à des jours plus vieux, unpochoir de Miss Tic, exposé à l’Ecole 42.« C’était complètement déraisonnable pour un

    à 2017, il développait un projetmobilisant une cinquan-taine d’artistes dans la communauté d’agglomérationGrand Paris Sud Seine Essonne Sénart.

    On pourrait continuer ainsi à remonter le temps ettrouver des traces bien plus anciennes laissées parNicolas Laugero Lasserre dans le street art. Et pourcause: depuis plus de vingt ans, ce quadragénaireaussi enthousiaste qu’affable ne cesse de mar-quer de son empreinte cemilieu en tant quecollectionneur, expert, galeriste, commis-saire et organisateur d’exposition, vulga-risateur et auteur de livres sur le sujet.

    Une passion à laquelle rien ne pré-destinait le « pitchoun », élevé sur laCôte d’Azur. « Mon père travaillait dansl’immobilier, ma mère était puéricultrice.Nous n’allions pas au musée, le monde del’art m’était inconnu. A 20 ans, j’ignoraismême qui était Andy Warhol », se tacle-t-il lui-même, installé dans un fauteuil de son salonparisien garni d’œuvres réputées. Ici, Invader,

    Madame, Pour cocufier l’ennui je faisais dema vieune aventure extraordinaire, 2016, techniquemixte.

    Shepard Fairey, Power &Glory Day of the Dead Skull,2015, sérigraphie imprimée sur bois, faite à lamain.

    Bault, Le Bâtisseur, 2019,acrylique sur calebasse.

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    Les lieuxà connaîtrepour voir et acheterDeuxfoiresenFrance.•UrbanArt Fair. Première foireinternationaledédiéeà l’arturbain, elle accueille chaqueannéeauprintempsunetrentainedegaleries etquelque200artistes auCarreaudu templeàParis.Urbanartfair.com•K-Live.ASète, l’événementinvite chaqueétédesartistesà s’exprimer sur lesmursde laville etàenrichir sonMACO(MuséeàCielOuvert)qui enchante toute l’annéelesvisiteurs.K-live.frCinqgaleriesdans levent.•Bordeaux:GalerieMagneticArtLab (Polemagnetic.fr).•Paris: GalerieDanysz(Magdagallery.com);GalerieduJour (La-fab.com);Galerie Joël Knafo(Joelknafo-art.com).•LosAngeles etNewYork:Galerie JeffreyDeitch(Deitch.com).

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    étudiant: 3000 francs, une somme à l’époque. Il en vauttoujours autant, mais en euros », s’amuse t-il. A de raresexceptions près, le street art ne coûtait pas grand-chosedans la décennie 2000. « Les collectionneurs étaient peunombreux. Laplupart des galeristes et journalistes spécia-lisés sur l’artcontemporainencensaient l’artconceptuelquine parle qu’à une toute petite minorité. Ils boudaient cemouvement jugé troppopulaire et premierdegré », se sou-vient Nicolas Laugero Lasserre.

    Le jeune collectionneur poursuit sonexploration en devenant attaché de presse,puis directeur de l’Espace Cardin en 1997.Désireux de partager sa passion pour lestreet en particulier et l’art en général, ilfonde en 1999Artistik Rezo, une associationqui propose à ses membres des sorties surlemédiaen ligneéponymeet aidedesélèvesissus de familles défavorisées à accéder àl’art. En 2015, il ouvre encore sous ce nom àParisunegalerie associativequi vendde l’arturbain sans prendre de commission. Vientensuite le temps de la transmission. Il com-mence à donner des cours à l’Icart, l’écoledu management de la culture et du marchéde l’art, et en prend la direction en 2015quand il quitte Pierre Cardin. Membre parailleurs du conseil d’administration del’Adiaf (Association pour la diffusion inter-nationalede l’art français), il y crée ledépar-

    tement Jeunes Collectionneurs qui organise des visitesd’ateliers. A ce propos, que conseille-t-il aux novices?« Ils me demandent trop souvent sur quel artiste investir.Celam’agace car ce n’est pas une bonne façon de procéder.Il faut acheter uneœuvre que vous aimez: même si sa cotebaisse, il restera le plaisir de sa contemplation. »

    En suivant son goût, Nicolas Laugero Lasserre n’enest pasmoins un investisseur averti. Le prix du street art

    a été multiplié par dix en quinze ans et sacollection, qui compte quelque 800 pièces,vaut plusieurs millions d’euros. Pourtant, ilmettra longtemps à assumer son statut decollectionneur qui lui renvoie « une imagesnob », à des années-lumière de son carac-tère, lui qui aimedénicherdans les squats denouveaux talents underground. « Je suis uncollectionneur de rencontres. J’ai souvent be-soin d’être séduit parunartiste et sa démarcheavant d’acheter. »Quand on lui parle vente, ilrépond spontanément: « Je le fais à contre-cœur, j’ai l’impression de trahir son auteur. »Cependant, une collection doit vivre et pours’agrandir, il faut dégager du cash. Résultat :chaque année, Nicolas Laugero Lasserreachète 30 à 50 pièces originales ou sérigra-phies et en vend une dizaine.

    Il reconnaît éprouver une véritable « ad-diction », jusqu’à solliciter un crédit auprèsdu vendeur pour se payer l’objet du désir. Il

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    Madame,De la passion des uns naîtra bientôt l’amour des autres, 2018, techniquemixte.

    Laurent Godard, Enfant au bonnet,2008, peinture laquée sur boiscontreplaquée sur boîte en Plexiglas.

    MieuxvivreCollection

    AïUsui,Manekineko,2013.

  • DÉCEMBRE 2020MIEUX VIVRE VOTRE ARGENT N° 461

    privilégie désormais les pièces phares, plus chères etplus grandes, les 10% qui établissent la valeur globaled’une collection. Sondernier coupde cœur?Un tableaude Zevs, inspiré de La Cène, où les pontes de la SiliconValley dînent à la Maison-Blanche avec l’ex-présidentObama relégué dans un coin, tandis que Jésus et sesapôtres disparaissent presque à l’arrière-plan. « L’artistel’a titréRepas et lemessage est clair : les Gafamacquièrent

    une puissance qui dépasse cellede Dieu et des politiques. »

    Quand il jette unœil rétros-pectif sur sonparcours,NicolasLaugero Lasserre se dit fierd’avoir « cassé les codes du col-lectionneur » en montrant qu’il

    n’était « pas nécessaire d’être capitaine d’industrie pourjouerunrôle significatifdans lemondede l’art ».Descodesqu’il a non seulement bousculés, mais aussi inversés:« En prêtantma collection à l’Ecole 42 et à Station F, jemefais en quelque sorte le mécène de Xavier Niel », glisse-t-il,

    malicieusement.Autreparadoxe: parcequ’il refuse l’éli-tisme propre à l’art contemporain et se focalise sur unart plus populaire, il se considère un peu hors du sérail.Pourtant, cet homme à multiples casquettes est une fi-gure d’un courant aujourd’hui sorti de la marginalité. IlpèseenFrance « environ300millionsd’euros »et compteprès de 150 galeries spécialisées, contre une poignée ily a quinze ans. Certes, les Miss Tic, Speedy Graphito,JérômeMesnager, Jeff Aerosol ou Bault n’atteignent pasla coted’un JeffKoons,maisn’en sontpasmoins connus.

    De leur côté, les élus, qui demandent régulièrementà Nicolas Laugero Lasserre d’organiser des expositionsou des interventions sur la voie publique (une cinquan-taine en vingt ans), ont compris que le street art pouvaitcontribuer à réenchanter des cités décaties, à renouerle lien social. Réclamé par la publicité et les urbanistes,présent jusqu’à l’Elysée, ce mouvement est devenumainstream. Et s’il a perdu son aspect rebelle, il a gagnéen légitimité. Les efforts de notre « street activiste »n’auront donc pas été vains. ●

    Casserlescodesducollectionneur,voireles inverser:il sevoitdavantagecommeunmécène

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    Madame, Il ne suffitpas de tourner en rondpour s’étourdir, 2017,techniquemixte

    Madame, encadrementet couverture uniques delamonographieMadame selivre, éditions Hartpon, 2019.

    Erell, Composit4, 2018,masquage, peintureacrylique et vernismat.

    Shepard Fairey, LotusWoman Large, 2014,sérigraphie.