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EHESS Mythologie, théologie, psychologie de la royauté Author(s): Alain Besançon Source: Cahiers du Monde russe et soviétique, Vol. 6, No. 3 (Jul. - Sep., 1965), pp. 412-418 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/20169375 . Accessed: 17/06/2014 05:01 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers du Monde russe et soviétique. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.79.174 on Tue, 17 Jun 2014 05:01:20 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Mythologie, théologie, psychologie de la royauté

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Mythologie, théologie, psychologie de la royautéAuthor(s): Alain BesançonSource: Cahiers du Monde russe et soviétique, Vol. 6, No. 3 (Jul. - Sep., 1965), pp. 412-418Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/20169375 .

Accessed: 17/06/2014 05:01

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MYTHOLOGIE, TH?OLOGIE, PSYCHOLOGIE DE LA ROYAUT?*

Le livre de Michael Cherniavsky sera tenu pour pr?curseur si une nouvelle conception de l'histoire, encore confuse, annonc?e par la psy chanalyse, d?velopp?e dans des essais plus contestables et plus obscurs les uns que les autres, s'?claircit et s'impose enfin. Peut-?tre alors sera-t-il m?me tenu pour un classique, bien qu'il soit remarquable que Cherniavsky semble avoir ignor? ou au moins tenu ? l'?cart les impli cations psychologiques que son essai sugg?re et s'en tienne ? la stricte

m?thode historique. Mais les r?sultats sont vertigineux.

Il s'agit de la nature du pouvoir en Russie, plus exactement de l'id?e tsarienne telle qu'elle a ?t? v?cue sur le plan du mythe, des

origines ki?viennes ? la R?volution. Par mythe l'auteur entend le cadre mental et affectif qui permet aux individus et aux groupes d'exprimer leurs aspirations et leurs probl?mes personnels.

Le mythe royal, dans la chr?tient?, comme l'a montr? Kantoro

wicz, a consist? dans une identification au Christ de la personne du Prince. Le Prince poss?de la double nature humaine et divine, humaine au regard de Dieu, divine au regard des hommes. Cette structure se retrouve dans les l?gendes entourant les premiers princes russes ; mais alors qu'en Occident l'?volution a s?par? toujours plus nettement les deux natures, a distingu? la personne du Roi et le titulaire de la royaut?, en Russie cette distinction et cette s?paration se sont mal op?r?es ou d'une autre mani?re.

Une s?rie caract?ristique est celle des Saints Princes, qui forment

pr?s du tiers des saints canonis?s entre la conversion et la conqu?te mongole. Boris et Gleb, ces fondateurs de la saintet? russe, ne sont pas

repr?sent?s avec la couronne du martyr, mais avec le bonnet royal : ils ne sont saints que parce qu'?tant princes, ils ont ?t? tu?s comme tels, comme le Christ a ?t? mis ? mort en tant que Christ, pour sauver le

peuple. Lorsque Andr? Bogoljubskij, prince de Vladimir, est assassin?, sans avoir rien fait pour ?chapper ? la mort (strastoterpec), son corps

g?t trois jours nu, en travers de la porte de la cath?drale, avant d'?tre

* A propos du livre de Michael Cherniavsky, Tsar and People. Studies in

Russians Myths, Yale University Press, 1961, 258 pages.

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MYTHOLOGIE, THEOLOGIE, PSYCHOLOGIE DE LA ROYAUT? 413

enterr? avec les honneurs. La chronique stylise cette mort, fait allusion ? la passion du Christ, aux trois jours qui pr?c?dent la R?surrection, pour mieux signifier qu'il est un agneau sacrificiel qui, par sa mort et au-del? de sa mort, reste un intercesseur et un sauveur.

Que la figure du prince se mod?le sur le Christ souffrant (Michel de Tver), ou du Christ glorieux (Mstislav le Brave, Alexandre Nevskij), il reste le seul m?diateur. Lui seul est saint parce que son sacrifice est tenu pour volontaire, comme d?coulant de son statut princier et qu'il

meurt pour la Terre ? travers le Christ, tandis que ses sujets meurent

pour la Terre, mais ? travers le Prince. Le Tsar russe tourne vers Dieu une face humili?e, et vers les hommes une face glorieuse, parce qu'humi li?e devant Dieu. Mais en Russie, au contraire de l'Europe, on n'observe

pas de tension entre la nature haute et basse du roi, entre l'homme

p?cheur et l'oint du Seigneur. Les deux natures sont ?galement sancti fi?es. Il y a peu de diff?rences entre le Prince canonis? et celui qui ne l'est pas, qui est un saint quand m?me parce que l'identification est

plus forte qu'ailleurs entre le Prince, la Russsie et la Chr?tient?.

L'agent de s?paration, qui est en Occident le concept juridique d'?tat, manque.

A partir du concile de Florence, sous l'influence eccl?siastique, on

remarque une insistance plus grande sur la fonction que sur la personne. Mais l'?l?vation de Moscou au rang de troisi?me Rome ne conduit pas ? la transformation de l'id?e d'?glise et de l'id?e d'?tat en abstractions autonomes : toutes deux continuent de d?pendre de l'image du Prince russe, qui leur conf?re l?gitimit? et r?alit?. Le passage du Saint Prince au Tsar Pieux signifie seulement l'?l?vation de sa fonction ? un niveau

cosmologique. Le sort du Monde, et plus seulement de la Terre russe, repose sur lui. La th?orie monarchique d'Agapet (le Roi est comme Dieu en vertu de son office, comme de la poussi?re en tant qu'homme) qui posait virtuellement un dualisme, s'est r?solue, selon l'interpr?tation

moscovite, dans un monisme, par l'absorption de l'humain par le divin. Ivan IV, dans sa controverse avec Kurbskij, soutient que sa nature

humaine et p?cheresse est transcend?e par sa dignit? et que, m?me ? un ordre injuste, Kurbskij devait ob?ir et accomplir ainsi la volont? divine. Les deux natures d'Agapet se fondent dans la divinisation

?gale de la personne et de la fonction. Dans le portrait de Copenhague, Ivan IV est peint ? l'image des

ap?tres. Alexis ordonna de faire le portrait de tous les tsars depuis Auguste : ce sont des images stylis?es, sans r?f?rence aux particularit?s individuelles, portant jusqu'? Ivan IV l'aur?ole, et ? partir de lui une croix pectorale, ?quivalent rituel de l'aur?ole ou de la v?ture prise par les anciens princes ? l'article de la mort.

Sous les Troubles, la Russie est une veuve prise par les ?trangers et les serviteurs. Boris a beau faire le bien, tout ce qu'il fait est impropre,

parce qu'il n'est pas le Tsar l?gitime. Il est un ? esclave ?, comme tout le monde, coupable de tous p?ch?s (on lui attribue la mort d'Ivan IV et de F?dor I vano vie en plus de celle de Dimitri), responsable du mal heur de la terre russe.

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414 ALAIN BESAN?ON

Alexis vit dans l'isolement rituel. Il est le tr?s doux (tisajsij), le

pieux, l'amant du Christ, ?pith?tes personnelles et non individuelles. Selon Nikon, il gouverne l'Eglise aussi compl?tement que l'?tat, et les ennemis de Nikon ne parviennent pas ? formuler une th?orie contraire.

De la pi?t? tsarienne d?pend le salut universel.

Avec Pierre le Grand commence un proc?s de s?cularisation. Le titre de Tisajsij est abandonn?, celui d'Imperator est pris. Le rejet de la justification christologique rend possibles deux attitudes sym?triques : le Tsar est l'ant?christ ? c'est la croyance raskolnik ; le Tsar est dieu sur terre, ce qu'exprime Nartov, un compagnon de Pierre. L'image du Christ est remplac?e par l'image de l'?tat, existant pour lui-m?me, comme le Tsar existe pour lui-m?me et pour l'?tat. On parvient donc ? un v?ritable absolutisme, puisque le mythe de la personne tsarienne continue d'exister, mais sans r?f?rence ? la personne divine ? partir de

laquelle un jugement pourrait ?tre port?. Il n'existait pas d'id?e de loi

positive en Russie, mais l'id?e que le Tsar pieux incarnait la loi

chr?tienne, sans autre garantie que sa pi?t? personnelle, sans m?me un appel ? son sentiment de la justice. Mais la pi?t?, quoique difficile ? mesurer, ?tait tout de m?me une norme. En l'abolissant, le Tsar recule,

par-de?? le basileus, vers le khan. La Russie est sa propri?t? qu'il trans met ? son gr? ; aussi abolit-il la primogeniture.

La s?cularisation se double d'un proc?s d'abstraction, d?not?e par le doublet gosudar'-imperator et batjuska-car'. Le xvine si?cle n'arrive

pas ? fondre en une les diverses images du Prince, l'Empereur et le Tsar. Pour la masse paysanne, il reste le batjuska-car', ?poux de la

matuska-rus\ tout comme le Christ est l'?poux de l'?glise. Mais l'iden tification de l'Empereur ? l'?tat est d?j? si avanc?e que Pugacev, bien qu'il veuille abolir le mur bureaucratique qui s?pare du Tsar, ne

peut s'emp?cher de reprendre le titre d'empereur.

Mais voici que le mythe princier se d?double ? la fin du xvie si?cle, engendrant le contre-mythe de la Sainte Russie. Dans ses premi?res expressions (Kurbskij), il signifie que la Russie joue dans l'?conomie du salut le m?me r?le que la Terre sainte ; que le Christ y est encore en

marche, sur la seule terre orthodoxe de l'univers. Dans l'usage popu laire, la Sainte Russie est disjointe de l'?tat russe, si bien que lorsque l'?tat dispara?t, lors des Troubles, elle est la seule sauvegarde de l'essence de la Russie. Elle se consolide, pendant le xvne si?cle, comme un mythe jumeau du mythe princier, et finalement comme sa contre

partie. Le Saint Prince, unique, absolu, est maintenant confront? ? la Sainte Russie, unique, absolue.

De m?me qu'on ne peut dire Russkaja imperija, mais rossijskaja, de m?me on ne peut dire svjataja Rossija, mais svjataja Rus'. Appartenir ? Rus', c'est ?tre un orthodoxe ? ? Rossija, un citoyen. Le Russkij car'

peut ?tre un m?yen terme entre peuple et ?tat ; le rossijskij imper ator s'identifie ? l'?tat. C'est pour cela que la s?cularisation de l'?tat

aggrave l'antagonisme entre le mythe du Prince et le mythe populaire.

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MYTHOLOGIE, THEOLOGIE, PSYCHOLOGIE DE LA ROYAUT? 415

La noblesse, lib?r?e du service, se s?pare de l'?tat et se met ainsi en

porte-?-faux entre deux images de la Russie, entre deux mythes dont aucun ne lui fait place. Quant ? l'intelligentsia sa position est encore

plus paradoxale. Monopolisant l'expression, il lui revient de formuler d?finitivement les mythes nationaux, mais en m?me temps elle se

trouve en dehors de l'univers religieux o? ils prennent un sens. Com

prendre ce sens, entrer dans cet univers, ce double effort de l'intelli

gentsia lui fait ainsi partager le dernier si?cle d'existence du mythe bic?phale.

L'invasion napol?onienne fit red?couvrir, au moins chez un Rostop cin, le Tsar tr?s pieux. En 1814, le s?nat lui offrit le titre de B?ni : ainsi le mythe princier absorbe-t-il le mythe populaire et la Sainte Russie n'est-elle sainte que parce qu'elle est r?gie par un Saint Tsar. Sainte devient une ?pith?te vide. En tant qu'appropri?e par le Tsar, la Sainte Russie est la Russie de l'Empereur injuste et cruel, du Cavalier de Bronze au pied duquel le po?te meurt ?cras?. Pouchkine rejette donc Sainte Russie et Tsar B?ni, mais il sauve cependant l'id?e d'?tat, car

le Cavalier est justifi? s'il conduit la patrie ? un but glorieux. L'?tat et un chef meilleur : autrement dit, la R?volution.

Les termes du probl?me ne varient gu?re sous Nicolas. La Trinit? d'Uvarov semble faire la synth?se du double mythe, mais la fausse en

fait en privil?giant l'autocratie aux d?pens de l'orthodoxie et du narod nost'. Nicolas voudrait bien ?tre un tsar pieux, mais comme le dit

Herzen, il veut ?tre Alexis par le moyen desfligel et des general-adju tant : le mythe princier se meurt dans la caserne imp?riale. Il revit encore par instants dans la conscience populaire, comme en t?moigne la l?gende de F?dor Kuzmic, du Tsar devenu ermite. Les r?voltes spo

radiques r?v?lent la contradiction entre le Tsar ? la ? charte d'or ? et la r?alit?^ brutale du servage.

Mais Caadaev pousse plus loin. Il rejette le mythe populaire, l'ortho doxie comme la ? nationalit? ?. Refusant ? la fois ce nihilisme et le Cavalier de Bronze, l'intelligentsia n'a plus qu'? recr?er, en l'adaptant ? sa propre situation, le mythe du peuple.

C'est ainsi que la Sainte Russie fut prise dans le champ de la contro verse des Slavophiles et des occidentaux. Le romantisme indique la

voie, qui est de rechercher dans l'histoire la base rationnelle du mythe. Pourquoi la Russie est-elle sainte ? Kireevskij et Homjakov r?pondent que c'est parce qu'elle a acueilli le christianisme avec une particuli?re puret?. Mais la classe dirigeante n'a jamais particip? vraiment ? cette communaut? chr?tienne et s'est retranch?e par cons?quent de la Sainte

Russie. Il s'agit donc pour l'?tat et pour la classe dirigeante de retrou ver ces valeurs et de fonder ? nouveau une soci?t? sainte. La Sainte Russie se place dans l'avenir. Mais ils butent sur le probl?me du Tsar, tant il para?t malais? de s?parer les deux mythes. Bakunin, lui-m?me, reconna?t que le Tsar est l'id?al du peuple russe, quelque chose comme un Christ russe. Lorsque Nicolas meurt, Tjutcev ?crit que c'?tait comme si l'on avait appris la mort d'un Dieu. L'eulogie d'Ivan Aksakov, pour

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la mort d'Alexandre II, se mod?le sur l'eulogie de Boris et Gleb, et de m?me celle de Majkov pour la mort d'Alexandre III.

C'est Dostoevski qui r?sout enfin, d'une mani?re th?ologiquement correcte mais pratiquement intenable, la contradiction qui obs?de

depuis si longtemps la pens?e russe entre l'essence sainte et la r?alit? insoutenable de la Russie. Le peuple russe veut souffrir, et sa souf france est la preuve que le Christ marche avec lui. Seule la Russie souffre avec le Christ, et pour la rejoindre, l'intelligentsia doit s'humi lier et souffrir comme fit Dostoevski lui-m?me au bagne d'Omsk. La

Russie est th?ophore : on ne peut ?tre russe et ath?e. En rejetant la r?alit? russe on se rebelle contre Dieu, ou bien on veut ?tre Dieu : c'est le p?ch? des D?mons. Mais si l'on accepte la Russie, on devient Christ avec elle. Solov'ev remarqua avec raison que l'auto-humiliation aboutit, dans la ligne de Dostoevski, ? la d?ification de soi-m?me et que la

justification de la Russie conduit au pire chauvinisme.

Cependant ? la fin du si?cle le mythe d?cline rapidement dans ses deux aspects. Il est devenu presque impossible de soutenir que le Tsar est Amour, comme le soutenait Gogol. D'autre part, le paysan ?mancip? quitte le plan mythique. Il garde ses proverbes (? Le Tsar est le P?re, la Terre est la M?re ?) mais il entre dans l'histoire comme une r?alit? sociale tr?s concr?te. A partir du Dimanche rouge, il est clair qu'il ne se laissera pas coucher dans le lit de Procuste que lui pr?sente l'intel

ligentsia. Enfin, un nombre grandissant d'intellectuels se d?tachent du

mythe populiste. Un texte comme la M?re Cochon de Merezkovskij traduit ce d?senchantement. Seuls lui restent fid?les, par moments,

Korolenko, Blok, Belyj et m?me (surtout ?) Gorkij qui ?crivait que le peuple accepte n'importe quel tsar pourvu qu'il soit terrible, omni

voyant, comme le Sauveur ? l' il Terrible des anciennes ic?nes.

Le r?sum? qu'on vient de lire ne sauve qu'une armature. Les d?ve

loppements qui se branchaient sur elle, qui lui donnaient vie et puis sance de persuasion ne pouvaient trouver place dans ce compte rendu. On a d? sacrifier de subtiles analyses de l'iconographie des tsars russes, des po?mes de Tjutcev, de Nekrasov, de la pens?e Slavophile, du maso

chisme narodnik, sacrifiant du m?me coup le plaisir intime que donne

l'?l?gance d'une d?monstration et l'?motion d'une d?couverte. Deux critiques peuvent ?tre adress?es ? un tel livre. L'une, de

prudence, lui reprochera d'?tre all? trop loin dans cette direction sans

avoir enti?rement assur? ses bases. Nous pouvons par exemple contester la valeur repr?sentative accord?e ? la litt?rature ? et ? une certaine litt?rature seulement puisque Lermontov, Turgenev et Tch?khov sont

rest?s ?trangers ? cette mythologie ? alors que le folklore est relative

ment n?glig?. On ne voit pas toujours clairement la fonction sociale et politique de ces mythes au moment o? ils naissaient, ni qui y adh? rait. Bref on peut poser ? Cherniavsky la question qui se pose trop facilement ? tout livre de ce type, celle de l'?chantillon ou de la

repr?sentativit?. L'autre critique (qui sera la mienne) sera de n'avoir pas ?t? assez

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loin ? mais ose-t-on faire ce reproche ? une exploration qui va plus avant qu'aucune autre ? Car chaque page donne le sentiment de percer une ouverture sur un monde encore mal connu et qui n'a gu?re ?t? ?tudi? qu'au plan de la psychologie individuelle. Si un mythe exprime une situation personnelle

? et tel est le pr?suppos? de Cherniavsky ?

le mythe royal se connote ?videmment avec le triangle dipien, ce qui est d'ailleurs manifeste dans la s?rie des proverbes et des appellations se rapportant au Tsar-P?re et ? la Russie-M?re. Peut-on expliciter cette relation ? Cela est souhaitable, car lorsqu'on dit qu'un ph?no

m?ne culturel se mod?le sur l'Oedipe, on n'a pas dit grand-chose ; on n'a fait que signaler une structure trop universelle pour ?tre

significative. Il me semble que Cherniavsky aurait pu saisir un anneau entre

histoire et psychologie qui se trouve ?tre, en l'esp?ce, un point de th?o

logie. Dans l'analogie du Tsar au Christ, il a insist? presque exclusive ment sur l'aspect sacrificiel, sur l'agneau de Dieu, laissant ainsi diffi cilement compr?hensibles les circonstances pourtant nombreuses o? le Tsar para?t se conduire exactement ? l'oppos? de l'Agneau. Peut ?tre a-t-il m?connu l'autre aspect de la seconde personne de la Trinit?, qui est son unit? avec la premi?re. En fait le Christ, au moins dans la sensibilit? religieuse orthodoxe, est tour ? tour, et m?me simultan?

ment, le sacrifi? et le sacrificateur, le Christ de la Passion et le Christ du Jugement, le Pantocrator. On sait que dans l'iconographie, le P?re n'a pris des traits distincts du Fils qu'en Occident, et encore, depuis la

Renaissance, par une assimilation canoniquement douteuse de Dieu le P?re ? Jupiter. Au portail sud de Chartres, le P?re, cr?ant les oiseaux et par cons?quent avant la cr?ation de l'homme, est figur? selon l'image du Fils. En Orient cette tradition, qui a d'ailleurs des motifs th?olo

giques fort s?rieux, a ?t? maintenue. Bien mieux, la figure du Christ dans la Deisis de l'iconostase et sur la coupole, soit dans la partie de

l'?glise qui repr?sente la Terre et qui est celle des la?ques, est celle du Christ au Livre, d'un homme impassible, dans la force de l'?ge, redou table. Les yeux sont grands ouverts, voyant tout. Le P?re ici se mani feste dans le Fils. La tendresse souffrante (umilenie) est rarement associ?e avec le Messie adulte (sauf peut-?tre dans le Sauveur de

Ruble v) et para?t plut?t un attribut de la Vierge ? l'enfant. Cette ambivalence de l'image christologique donne peut-?tre la cl?

de l'ambivalence, embarrassante pour l'observateur, de l'image tsa rienne. Se sacrifiant pour le salut du peuple russe, le Tsar est bien

l'Agneau, et, s'identifiant ? lui, le sujet partage les m?rites du Christ. Mais cruel et punisseur, il est aussi le Christ et demeure, dans ce r?le

m?me, objet d'identification et d'amour. Le Tsar cruel ne jouit pas de sa cruaut?, il est cens? imposer la souffrance avec une gravit? religieuse et il passe alors pour plus malheureux que la plus malheureuse de ses victimes. Il a pris le p?ch?. Qu'il souffre ou qu'il fasse souffrir, il est le

pr?tre du m?me sacrifice et son agonie est celle du Jardin des Oliviers. Le Tsar bourreau inspire la piti?, le Tsar martyr la crainte : on ne peut s?parer les deux sentiments.

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4i8 ALAIN BESAN?ON

C'est pourquoi ni l'intelligentsia, ni, dans une certaine mesure,

Cherniavsky lui-m?me ne sont parvenus ? s?parer les deux mythes g?mell?s du Prince et de la Russie, ni ? les opposer comme les parties respectivement actives et passives d'un m?me mythe. Ils sont en effet

ins?parables. C'est justement parce que le Tsar est un objet d'identifi cation qu'il renferme en lui-m?me le Prince et la Russie et que la Russie

participe aux deux aspects altern?s, complice dans la souffrance comme dans le ch?timent. On reconna?t ici, au plan du v?cu, la situa tion dipienne.

Sa loi, pour autant qu'elle appara?t dans l'histoire du mythe, c'est

que la Sainte Russie ne peut ?tre servie qu'? travers le Saint Tsar. Et le p?ch? dipien est figur? avec une certaine clart? par la longue s?rie des Imposteurs, qui se ? nomment eux-m?mes ? Tsar ou Tsarevic et

par la s?rie compl?mentaire des tsarevic mis ? mort. Il me semble qu'en ?tudiant cette double s?rie, on devrait retrouver les intuitions fonda

mentales du livre.

Je ne sais si ces questions peuvent ? l'heure actuelle recevoir une

r?ponse. Mais la grandeur de Tsar and People n'est-elle pas de susciter

des questions encore jamais pos?es en r?solvant un probl?me lui aussi in?dit ?

Paris, 1965. Alain Besan?on.

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