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N°58 JUIN 2016 - REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF - 6 EUROS DOSSIER P. 26 GRAND ENTRETIEN L’INDUSTRIE FRANÇAISE A ENCORE UN AVENIR ! Alain Obadia P. 45 STATISTIQUES UN QUART DES FRANÇAIS NE PART PAS EN VOYAGE Michaël Orand NIETZSCHE. LE REBELLE ARISTOCRATIQUE Claude Morilhat P. 46 LIRE Parti communiste français LE BONHEUR © Frédo Coyère

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N°58 JUIN 2016 - REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF - 6 EUROS

DOSSIER

P. 26 GRAND ENTRETIEN

L’INDUSTRIE FRANÇAISE A ENCORE UN AVENIR !Alain Obadia

P. 45 STATISTIQUES

UN QUART DES FRANÇAISNE PART PAS EN VOYAGEMichaël Orand

NIETZSCHE. LE REBELLEARISTOCRATIQUEClaude Morilhat

P. 46 LIRE

Parti communiste français

LE BONHEUR

© F

rédo

Coy

ère

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SOM

MAI

RE

La Revue du projet - Tél. : 01 40 40 12 34 - Directeur de publication : Patrice BessacDirecteur : Guillaume Roubaud-Quashie • Rédacteurs en chef : Clément Garcia, Léo Purguette, Jean Quétier, Gérard Streiff • Secrétariatde rédaction : Noëlle Mansoux • Comité de rédaction : Caroline Bardot, Hélène Bidard, Victor Blanc, Vincent Bordas, Mickaël Bouali,Davy Castel, Étienne Chosson, Maxime Cochard, Séverine Charret, Quentin Corzani, Pierre Crépel, Camille Ducrot, Alexandre Fleuret,Florian Gulli, Nadhia Kacel, Corinne Luxembourg, Stéphanie Loncle, Igor Martinache, Michaël Orand, Marine Roussillon, BradleySmith, Alain Vermeersch • Direction artistique et illustrations : Frédo Coyère • Mise en page : Sébastien Thomassey

Édité par l’association Paul-Langevin (6, avenue Mathurin-Moreau 75 167 Paris Cedex 19)Imprimerie : Public Imprim (12, rue Pierre-Timbaud BP 553 69 637 Vénissieux Cedex)

Dépôt légal : juin 2016 - N°58 - ISSN 2265-4585 - N° de commission paritaire : 1019 G 91533.

La rédaction en chef de ce numéro a été assurée par Jean Quétier

LA REVUEDU PROJET

JUIN 2016

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3 ÉDITOGuillaume Roubaud-Quashie Face aux sourires de Macron

4 POÉSIESVictor Blanc Arthur Rimbaud

5 REGARDRomain Brigue Besoin de parler

6 u22 LE DOSSIERLE BONHEUR Florian Gulli et Jean Quétier Une politique du bonheur ? Loïc Rignol La « science du bonheur social » des premiers socialistes Stéphane Haber Bonheur, sagesse, rire, dans une perspective poli-tique Dominique Lhuilier Le bonheur au travail : antinomie ou subversion ? Olivier Barbarant La culture pour s’approprier sa vie Emmanuelle Bonnet-Oulaldj Il n’est point de bonheur sans sport Dominique Méda et Florence Jany-Catrice Les impasses politiques del’économie du bonheur Michèle Leflon Pilule du bonheur contre lutte des classes ? Lucien Sève Le bonheur de militer Gérard Streiff Le bonheur communiste

23 LECTRICES/LECTEURSJulien Giraudo et Nans Noyer Football professionnel et amateur

24u25 LE TEMPS DU COMMUNPierre Dharréville Avec la grande consultation nous voulons reconnecter les citoyens à la politique et inversement

26u29 TRAVAIL DE SECTEURSLE GRAND ENTRETIENAlain Obadia L’industrie française a encore un avenir !PUBLICATIONS DES SECTEURSLydia Samarbakhsh La « route des Balkans » est comme l’enfer

30 COMBAT D’IDÉESGérard Streiff Être de droite

32 CRITIQUE DES MÉDIAJulien Salingue Selon que vous serez routier ou policier…

34 FÉMINISMEAmandine Philippe Le FN et les femmes, un tournant féministe ?

36 PHILOSOPHIQUESNico Hirtt Les missions de l’école et la crise du capitalisme

38 HISTOIREIlaria Taddei Les lois somptuairesdans l’Italie médiévale

40 PRODUCTION DE TERRITOIRESJean Dresch Géographie d’hier et d’aujourd’hui

42 SCIENCESUne discussion vive entre Marx et Engels

44 SONDAGESGérard Streiff Santé et politique le parent pauvre du débat public

45 STATISTIQUESMichaël Orand Un quart des Français ne part pas en voyage

46 LIREClaude Morilhat Domenico Losurdo, Nietzsche. Le rebelle aristocratique.

48 CRITIQUES• Pierre Laurent 99 % • Georg Wilhelm Friedrich HegelScience de la logique. Livre premier : L’être• Bruno Trentin Le travail et la liberté• Bruno Odent Europe, état d’urgence La régression nationaliste, consécration de l’ordo-libéralisme

50 DANS LE TEXTEFlorian Gulli et Jean Quétier Les potentialités émancipatrices de la révolution industrielle

54 BULLETIN D’ABONNEMENT

55 ORGANIGRAMME

La rubrique Statistiques présente, dans chaque numéro,des éléments pour mieux connaître et comprendre laFrance ; La Revue du projet vous propose un supplémentde 16 pages, pour aller au-delà des idées reçues et affûternotre intervention, en prise sur le monde réel.En ligne sur : projet.pcf.fr/7451

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Apprends ce qui est le plus simpleIl n’est jamais trop tardPour ceux dont le temps est venu !Apprends l’ABC, cela ne suffit pas, pourtantApprends-le ! Ne te laisse pas rebuterCommence ! Tu dois tout connaître.Car tu dois diriger le monde.Apprends, homme à l’hospice !Apprends, homme en prison !Apprends, femme en ta cuisine !Apprends, femme de soixante ans !Car tu dois diriger le monde.Va à l’école, sans-abri !

Procure-toi le savoir, toi qui as froid !Toi qui as faim, jette-toi sur le livre ; c’est une arme.Car tu dois diriger le monde.N’aie pas peur de poser des questions, camarade !Ne te fie à rien de ce qu’on te dit,Vois par toi-même !Ce que tu ne sais pas par toi-même,Tu ne le sais pas. Vérifie l’addition.C’est toi qui la paies,Pose le doigt sur chaque somme,Demande : que vient-elle faire ici ?Car tu dois diriger le monde.

Bertolt Brecht, Éloge de l’instruction

ÉDITOFace aux sourires de Macron

V ous l’aurez noté, notreremuant ministre, à l’approchedes appareils photo et descaméras, ne manque pas de

relever les commissures de ses lèvrespour arborer ce large sourire qui plaîttant aux communicants. À tel point que…Faites le test : fermez les yeux et pen-sez à Macron. L’image qui vous vient entête est celle d’un Macron souriant, non ?Si ce n’est pas le cas, c’est peut-être quevous lisez trop La Revue du projet… Maisne développons pas : on a tout dit surla place croissante, envahissante, étouf-fante de la comm’ dans le monde poli-tique. L’affaire n’est pas neuve : Jean-Jacques Servan-Schreiber (« JJSS »), ily a un demi-siècle, avait déjà beaucoupfait en la matière. Au-delà, le suffrageuniversel, en poussant les partisans ducapital à travestir leurs objectifs pourrallier les cœurs et les votes du plus grandnombre, nous a habitués de longue dateà ce que maints hommes et femmespolitiques travaillent ardemment à secomposer une image populaire. « Les grimaces d’amour ressemblentfort à la vérité et j’ai vu de grands comé-diens là-dessus » lance Toinette dansLe Malade imaginaire de Molière. C’esttout le drame : le sourire faux ressem-ble au vrai et, répété, s’imprime, s’asso-cie à l’image de celui qui le porte. Drameimplacable mais drame par trop connu.Drame usé aussi.Parlons plutôt de cet autre sourire deMacron, non pas le faux, celui qui camou-fle l’indifférence ou l’hostilité, mais levrai, celui qui révèle le fond de notre bonministre. Ce vrai sourire est presque aussifréquent que le faux. Vous l’avez déjàvu : Macron face à André Chassaigneportant l’opposition au projet de loi ElKhomri à l’Assemblée nationale. Macron

face à des ouvrières et des ouvriers, sur-tout quand ils sont syndiqués à la CGTet qu’ils lui présentent leurs solutions,leurs idées pour que leur entreprise, lepays tourne. Immanquablement,Macron, alors, sourit : sourire de mépris,sourire suffisant, sourire hautain. Un sou-rire qui dit de longs discours intérieurs :mais bien sûr… toi, pauvre demi-anal-phabète, toi, tu aurais des idées pournotre économie… Tu aurais même desidées auxquelles moi, je n’aurais paspensé. Ni moi ni les grands experts desbanques que je connais bien…Franchement, quelle plaisanterie ! Tun’es pas en état d’avoir des idéessérieuses, mon pauvre sans-dents etsans-cervelle ; tu n’appartiens pas aucercle de ceux qui sont habilités poursavoir. Tu fais le fier à bras, mais tu feraismieux de te taire et de m’écouter : moiet les miens, nous savons…Ce sourire-là, il est bien sûr absolumentinfondé : le petit génie Macron et sesacolytes banquiers avaient-ils vu venircette crise ? Se sont-ils révélés capa-bles de dynamiser notre industrie ? deréduire le chômage ? de répondre auxgrands défis de connaissance ? du déve-loppement humain ? Et les plans élabo-rés par les salariés licenciés par les appé-tits aveugles des actionnaires, valent-ilsvraiment moins que ceux de Mittal, deVarin, de Ghosn & consorts, alors quechacun et chacune de ces salariés dis-posent d’une connaissance précisequi, mise en commun, devient redou-tablement massive et pénétrante ?Non, ce qui se présente comme unsourire d’aristocrate savant devant lebas peuple ignare n’est qu’un sourired’incapable devant des êtres de chair,d’os et de matière grise qui savent dequoi ils parlent. C’est un sourire qui n’a

pas les moyens de son mépris de classe.Et pourtant… Quelle puissance dévasta-trice ! Combien de salariés, dans notrepays, finissent par intégrer ce sourire quiles surplombe, les écrase, avec tout lediscours qu’il charrie et incarne : on n’ycomprend rien. Est-ce qu’on est vrai-ment légitimes à donner un avis ? Le phé-nomène touche de larges pans de notresociété : parmi les couches populaires,si continûment et brutalement mépri-sées, parmi les couches moyennes dusalariat aussi, fussent-elles diplômées.Notre impérieux travail pour faire pren-dre – rouge mayonnaise sociale – laconscience de classe de notre temps,passe immanquablement par cette casedécisive et par trop désertée : fierté.Non qu’il faille faire accroire qu’en l’état,nous, les 99 %, soyons tous pleinementprêts. Ce n’est peut-être pas vraimentencore le cas ; mais si nous ne sommespas les titans que nous pourrions être,nous ne sommes pas ces gnomes des-sinés par le sourire macronesque.Surtout, organisés, déterminés, nouspourrions, nous pourrons faire voler cessourires et reprendre en nos mains lesdestinées de notre monde accaparé parune poignée de misérables ricaneurs.La puissance du mouvement contre laloi El Khomri ne nous en donne-t-il pascomme un avant-goût ? n

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LA REVUEDU PROJET

JUIN 2016

GUILLAUME ROUBAUD-QUASHIEDirecteur de La Revue du projet

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POÉS

IES

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LA REVUEDU PROJET

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Ce poème a été écrit quelques mois après la Commune,en plein triomphe de la bourgeoisie, pendant la réaction

versaillaise (« les nappes de sang », « les mille meurtres » etle défilé des « Industriels, princes, sénats » le font entendre).Il y a quelque chose de définitif dans ce poème, un acted’agression, le franchissement irrémédiable d’une ligne jauneprosodique, historique ; et, partant, politique. Pour prendrela mesure de cet acte, il faut quelques explications proso-diques. Le poème est écrit en alexandrins, vers de référencede la langue française depuis plusieurs siècles, que Mallarméappellera « l’instrument héréditaire » et que les classiquesont porté à sa perfection. Pourtant, l’histoire de l’alexandrinau XXe siècle est une histoire mouvementée. Hugo, pours’écarter du modèle racinien, dont les règles pouvaient sem-bler hiératiques (enjambements de vers à vers très rares, unecésure, départageant deux hémistiches égaux, syntaxique-ment autonomes, ne tombant pas sur un e muet), Hugo, donca rénové l’alexandrin. « J’ai disloqué /ce grand niais / d’alexan-drin. » Alors que l’alexandrin classique coupait généralementen deux chaque hémistiche pour arriver en tout à quatregroupes de trois syllabes, Hugo a inventé le trimètre roman-tique : trois groupes de quatre syllabes, comme dans l’exem-ple ci-dessus, ce qui revient fatalement à affaiblir la césure àl’hémistiche, sans pour autant l’effacer complètement.Rimbaud arrive à la pointe de cette histoire du vers.L’alexandrin, sous sa forme classique qui perdure, ouromantique, est toujours le mètre de référence. Pourtant, àpartir des années 1870, le vers entre en crise. Toute unegénération de poètes cherche à fuir la virtuosité du vers

Arthur Rimbaud« Qu’est-ce pour nous, Mon Cœur, que les nappes de sangEt de braise, et mille meurtres, et les longs crisDe rage, sanglots de tout enfer renversantTout ordre ; et l’Aquilon encor sur les débris

Et toute vengeance ? Rien !... — Mais si, toute encor,Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats,Périssez ! puissance, justice, histoire, à bas !Ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d’or !

Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,Mon Esprit ! Tournons dans la Morsure : Ah ! passez,Républiques de ce monde ! Des empereurs,Des régiments, des colons, des peuples, assez !

Qui remuerait les tourbillons de feu furieux,Que nous et ceux que nous nous imaginons frères ?À nous ! Romanesques amis : ça va nous plaire.Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux !

Europe, Asie, Amérique, disparaissez.Notre marche vengeresse a tout occupé,Cités et campagnes ! — Nous serons écrasés !Les volcans sauteront ! et l’océan frappé...

Oh ! mes amis ! — mon cœur, c’est sûr, ils sont des frères —,Noirs inconnus, si nous allions ! allons ! allons !Ô malheur ! je me sens frémir, la vieille terre,Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond,

Ce n’est rien ! j’y suis ! j’y suis toujours. »

hugolien vieillissant. Aucun jusqu’ici n’avait eu l’audace deRimbaud. Il va user de toutes les solutions. Rimbaud main-tient la forme de l’alexandrin, au moins dans sa « coque » dedouze syllabes. Pour le reste, il ne reste plus grand-chosede la versification classique («  Les volcans sauteront ! etl’océan frappé… »), ou même hugolienne. La ponctuationmorcelle le vers. Les césures tombent sur des e muets(«  Périssez ! puissance /, justice, histoire, à bas ! »), voire,pire, au milieu d’un mot (« Nous la voulons ! Indu /striels,princes, sénats,  »). Et tout cela de façon systématique,méthodique : « l’instrument héréditaire » est mis en pièces.À tel point qu’on peut dire que la césure n’existe plus dansce poème : les digues sont coupées.Cette frénésie contre l’alexandrin s’exerce en même tempsque la rage du poète contre les ennemis de la Commune.L’ennemi de classe et l’ennemi prosodique sont assimilésl’un à l’autre : « alexandrin = ordre social ». La guerre contrel’ordre social est perdue, la bourgeoisie écrase laCommune dans le sang. Rimbaud voudrait mener la guerreautrement, ou, à défaut, fuir cette société réactionnaireavec les moyens qui sont les siens. En 1871, pour un poètecomme Rimbaud, la guerre contre l’alexandrin semble êtrele moyen de venger la Commune, de déchiqueter ce quireprésente la bourgeoisie dans le vers, pour se tailler unchemin – mais vers où ? «  allons ! allons ! » Cette sociétéétouffante, à laquelle s’ajoutent toutes les contradictionsinsolubles d’une vie, d’un esprit, sont déjà l’enfer d’Une sai-son en enfer. La peur panique de ne pas pouvoir le quitter. Le dernier vers est à ce titre un constat amer et lucide. « j’ysuis ! j’y suis toujours ! ». Dans cette société à laquelle ilvoulait échapper. La vengeance contre l’alexandrin n’a paspermis la fuite attendue. C’est un échec. Plus grave même,la victoire ne semble pas non plus acquise sur le plan del’imaginaire – l’alexandrin. Si on admet l’équation «  ordresocial = alexandrin », si la situation se traduit par une défaitedans l’ordre social, alors elle doit se traduire par une défaiteéquivalente dans l’alexandrin. Comment interpréter le toutdernier vers du poème ? « Ce n’est rien ! j’y suis ! j’y suis tou-jours. ». Isolé et sans rime, il semble ne compter que neufsyllabes : comme si ces trois pieds de moins étaient l’abou-tissement réussi du saccage de l’alexandrin. Mais je diraisque l’ordre social sait s’accommoder de beaucoup dechoses. Il y a des astuces, des ficelles. Imaginons que cevers soit lu avec trois diérèses difformes, absolument illé-gales en versification classique (mais le poème entier estune anomalie !) : ri-en, su-is, su-is… La façade au moins del’alexandrin, le décompte métrique, serait sauvée. Certes,contre un tel poète, il n’était pas de victoire pleine et totaleà espérer pour l’ordre social. Cet « alexandrin » n’en est pasvraiment un, il ne satisfait à aucune des règles classiques.Mais les apparences sont sauves : au prix d’un triplementdans le grotesque, on parvient aux sacro-saintes douze syl-labes. Et ce vers, Quasimodo prosodique, devient alorssymbole du résultat de la double lutte que Rimbaud mènecontre l’alexandrin/la société. Un vers anormal, difforme, endécomposition. Une prosodie en transition. «  j’y suis tou-jours » dans l’alexandrin, et c’est insupportable. Le vershugolien n’est plus possible ; mais l’avenir poétique et poli-tique est à (ré)inventer. Rimbaud, jusqu’au silence, conti-nuera de chercher. Changer le vers, changer la vie.

VICTOR BLANC

Un certain nombre d’analyses contenues dans cet article sont issuesde l’excellent livre de Jacques Roubaud, La Vieillesse d’Alexandre.

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REGARD

A près New York, Madrid ou le printemps arabe, le mou-vement d’occupation des places a commencé en France.

Celui-ci semble se concentrer sur les activités politiques lesplus simples mais aussi les plus authentiques : parler, trans-mettre, communiquer...

Comme si, après des décennies de victoire du néo-libéra-lisme et les attentats de novembre, les individus avaient unbesoin irrépressible de rompre avec leur isolement.

Installation d’un stand, Nuit debout, place de la République, 2016. © Romain Brigue

Besoin de parler

ROMAIN BRIGUE

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Il est grand temps que les communistes parlent du bonheur. Lecapitalisme constitue un obstacle massif à l’épanouissementindividuel et collectif sous toutes ses formes. Plus que jamais, lebonheur est donc une question politique.

LE BONHEURD

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PRÉSENTATION

Une politique du bonheur ? être, la justice sociale, a « servi de che-val de Troie à la pénétration du tota-litarisme ». Une politique du bonheurinfantiliserait les individus en déci-dant à leur place, en leur imposantune conception de la vie heureuse quin’est pas la leur. Celle des gouvernantsou celle de la majorité qui bientôtcontraindra les minorités à vivrecomme elle l’entend. Conclusion :que la politique s’abstienne de pren-dre en charge la question du bonheur,qu’elle se cantonne à la protection dela liberté individuelle.

LA PRIVATISATION DE LA QUESTION DU BONHEURLes libéraux animés du souci légitimede protéger la liberté des individus ?Sans doute, mais aussi intéressés parles conséquences bien commodes decette privatisation de la question dubonheur. Bien commodes pour l’Étatqui se voit déchargé de toute respon-sabilité concernant le bien-être descitoyens. Bien commodes aussi pourles plus riches qui ont là un argumenttout trouvé à opposer à la redistribu-tion des richesses (le bien-être despauvres ne peut justifier qu’on porteatteinte à la liberté des plus riches dejouir de l’intégralité de leur richesse).

On pourrait répondre à l’argumentlibéral qu’introduire le bonheur enpolitique, ce n’est pas imposer aux

gens une manière de vivre, mais seu-lement leur garantir un certain nom-bre de droits sans lesquels aucune vieheureuse n’est sérieusement pensa-ble et qu’ils désireront donc de toutefaçon : droit à l’éducation, droit à lasanté, droit au logement, etc. Mais lefinancement de ces droits ne sup-pose-t-il pas de porter atteinte à laliberté des plus riches en organisantune redistribution des richesses ?Cette objection oublie que l’individua toujours une dette à l’égard de lasociété. L’individu n’est jamais seulresponsable de son enrichissement,la société y contribue toujours, et pourbeaucoup. La redistribution, qui n’estpas l’alpha et l’oméga d’une politiquesociale, n’a donc rien de scandaleux.Elle est restitution, règlement d’unedette.

La philosophie politique libérales’abstient donc de traiter la questiondu bonheur. Mais le libéralisme éco-nomique, quant à lui, ne cesse de pro-mouvoir des modèles de vies réus-sies. La vie rêvée du libéralisme estdéductible de la façon dont il décritl’existence humaine. L’homme libé-ral est un individu originellementcoupé des autres. Il oriente sa vie ens’efforçant de calculer au mieux sonintérêt. Cet intérêt individuel trouvenaturellement à se satisfaire sur lemarché, dans la consommation. Ce

PAR FLORIAN GULLIET JEAN QUÉTIER*

Le bonheur a quelque choseà voir avec la politique. Ducôté des communistes, bienpeu en douteront. Mais ilexiste des objections clas-siques et sérieuses oppo-

sées à cette prétention. Des objec-tions libérales faisant du bonheurune affaire strictement privée, qu’ilserait périlleux d’introduire en poli-tique. La politique, assure le libéra-lisme, a pour finalité la liberté indivi-duelle et non le bonheur. La volontéde rendre heureux, pour louablequ’elle soit, menacerait toujours deréduire la sphère des libertés.

C’est à chaque individu en effet dechoisir librement ce qui le rendra heu-reux. Le philosophe Kant (1724-1804)écrit : « Personne ne peut me con -train dre à être heureux d’une certainemanière (celle dont il conçoit le bien-être des autres hommes). » Avantd’ajouter : « Un gouvernement quiserait fondé sur le principe de la bien-veillance envers le peuple [...] est leplus grand despotisme que l’on puisseconcevoir. » Cet argument, le libéra-lisme le reprendra. Le philosopheFriedrich Hayek (1899-1992) écrira en1976 : la préoccupation pour le bien-

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modèle général peut se décliner dediverses manières. À une extrémitédu spectre des conduites, on trouveraune sorte de darwinisme libéral.L’individu conquérant, hanté par l’en-richissement et la gloire, méprisantles autres, devenus des moyens à uti-

liser ou des obstacles à détruire.L’existence est conçue comme unecourse, avec ses gagnants et ses per-dants, les uns et les autres portantl’entière responsabilité de leur situa-tion. Le cinéma jette de façon régu-lière une lumière crue sur ce typed’existence. C’est Tony Montana, dansle film Scarface (Brian De Palma,1983), ou plus récemment JordanBelfort dans Le Loup de Wall Street(Martin Scorsese, 2013), sans oublierGordon Gekko, le personnage jouépar Michael Douglas dans Wall Street(Oliver Stone, 1987). Ce qui réunitmafieux et traders, c’est le mêmemépris pour la loi, la même vision dela liberté comme transgression, lemême éloge de l’enrichissement obs-cène, l’absence de scrupules moraux.Le président Sarkozy se situait nonloin de ce pôle ; c’est l’une des raisonspour lesquelles il a irrité jusque dansson camp.

À l’autre extrémité du spectre du bon-heur libéral, on trouve, loin de la vio-lence et de l’arrogance précédente,l’étroitesse d’une vie limitée à la seuleconsommation, dépolitisée dans tousles sens du terme, indifférente auxautres par paresse. Il n’est pas ques-tion d’entonner le vieux refraincondamnant le « matérialisme sor-dide des masses » car ces conduitessont diffusées dans toutes les couchesde la population. Et si on les retrouveaussi dans les classes populaires, c’est

peut-être à un degré moindre. Pourune raison simple, la nécessité faisantsouvent vertu : moins on gagne, pluson a besoin des autres. Entraide,coups de main, échange d’outils, co-voiturage, garde d’enfants réci-proques, etc. autant de formes de soli-

darité au quotidien qui définissent enpointillés une autre conception dubonheur, mettant en son cœur le lienà autrui, sous toutes ses formes(famille, quartier, travail, association,citoyenneté, militantisme, etc.).

S’agit-il de renoncer à son individua-lité ? De se sacrifier pour le collectif ?En aucun cas. Le bonheur véritabledépasse la fausse opposition entrel’égoïsme indifférent à autrui et l’al-truisme poussé jusqu’à l’oubli de soi.Voilà ce que le libéralisme est bien enpeine de penser. Il peut lui aussi pro-mouvoir les liens, mais en les subor-donnant toujours à l’intérêt de l’in-dividu. Les liens sont simplementpour lui des moyens, ils ne sont jamaisessentiels et ne nous font jamaisdépasser l’égocentrisme de départ.On ne se lie que par calcul d’intérêt.L’idée qu’un homme n’est vraimentlui-même qu’à travers ces liens, et nonavant eux, ne l’effleure pas.

LE BONHEUR SE DIT TOUJOURS AU PLURIELPourtant, l’individu s’accomplit parles autres, et non à l’écart des autres.Se lier aux autres, ce n’est pas simple-ment satisfaire des intérêts déjà don-nés, c’est accéder à un type d’exis-tence plus riche, aux horizons élargis.Raison pour laquelle la culture estessentielle à l’épanouissement. Ellecontribue à enrichir notre expérience,

à l’arracher à l’étroitesse individuelle,elle produit des émotions mais par-tageables, ouvertes aux autres.Cette conception du bonheur est trèsgénérale, très souple, il est possiblede l’investir de mille manières. Et ilfaut qu’il en soit ainsi, car le bonheurse dit toujours au pluriel. Cetteconception privilégie le partage, lamise en commun, se méfie de l’affir-mation de soi individuelle lorsqu’ellese fait au détriment des autres. Elle aune dimension éthique, c’est-à-direqu’elle peut orienter la vie d’un indi-vidu, mais elle peut inspirer aussi lesgrands axes d’une politique quiœuvrerait à favoriser partout la for-mation de liens sociaux, à promou-voir des contextes sociaux qui inci-tent à la solidarité, à combattre ceuxqui la détruisent en poussant les indi-vidus à s’opposer les uns aux autres.N’est-ce pas, par exemple, au nom decette conception très générale dubonheur que l’on peut s’opposer aumanagement d’entreprise qui s’em-ploie méticuleusement à mettre enconcurrence les salariés au nom dela performance ? Le bonheur a donc quelque chose àvoir avec le communisme. Mais cetteconclusion n’est-elle pas encore unpeu timide ? Le communisme neserait-il pas la condition même del’épanouissement ? Le communismen’est-il pas, pour reprendre le mot deMarx et Engels, « une association oùle libre développement de chacun estla condition du libre développementde tous » ? Il ne fait pas de doute qu’ily ait des gens heureux dans le capita-lisme. Un bonheur souvent précaire.Et tout autour, le quotidien difficile,empoisonné par de nombreux maux.Voilà pourquoi il est urgent de fairedu Parti communiste français le partidu bonheur pour toutes et tous. n

« Il est urgent de faire du Parti communiste français le parti du bonheur pour toutes et tous »

*Florian Gulli est reponsable de larubrique Dans le texte. Jean Quétierest rédacteur en chef de La Revue duprojet. Ils sont les coordonnateurs dece dossier.

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RPAR LOÏC RIGNOL*

«L’ âge d’or, qu’une aveugletradition a placé jusqu’icidans le passé, est devant

nous ! » (Opinions littéraires, philoso-phiques et industrielles) Ces parolescélèbres de Saint-Simon rappellentla mission des premiers socialistes :trouver le bonheur ici-bas. Leurvolonté eu-topique les présente sou-vent comme des u-topistes. Cette citéheureuse serait un perpétuel non-lieu,un rêve à réprouver, un songe àoublier. Or, loin de cette utopie qu’onleur prête, ces penseurs cherchentsouvent à fonder une Science pourréaliser, dès maintenant, cet épa-nouissement de tous.« Le mal est la rupture de l’unité, unitéavec Dieu, unité avec nos sembla-bles » (De l’Humanité), écrit PierreLeroux, longtemps considéré commel’inventeur du mot « socialisme ». Lecapitalisme triomphant brise tous lesliens. La main invisible, vantée par leslibéraux, arme les bourgeois contreles prolétaires qu’ils dominent, exploi-tent, affament. La société n’est plusqu’un champ de bataille où cesclasses se déchirent. Encore profon-dément chrétiens, ces socialistes rejet-tent la violence. Ils veulent réconci-lier ces ennemis du monde moderne,les re-lier sous une foi commune,selon l’étymologie même du mot« religion ». Revenir à Dieu pour êtreheureux ensemble : re-lier les créa-tures en les re-liant au Créateur. Éle-ver la cité de Dieu, c’est s’unir et ne

former qu’un seul corps, celui duChrist, selon la parole fameuse desaint Paul. Car, explique Louis Blanc,« suivant l’esprit de l’Évangile, tousles hommes, quoique inégaux enforce et en intelligence, ne doiventfaire qu’un seul et même tout, commedans le corps humain, les membres,quoique très divers, ne forment qu’un

seul et même tout » (Almanach dunouveau monde, 1850).

UNE HUMANITÉ ENFINLIBÉRÉE DES FÉODALITÉS Ce mysticisme ne condamne pas lessocialistes à un idéalisme béat. Laréférence biblique n’efface pas sonsens biologique. Cet organisme méta-physique obéit, comme tout orga-nisme, à des lois physiques à l’aidedesquelles la Science peut lui donnervie. Ainsi Saint-Simon crée-t-il unephysiologie sociale et une politiquepositive donnant corps à une huma-nité enfin libérée des féodalités parle régime industriel. Fourier élaboreun art social, c’est-à-dire une Sciencesociale capable d’associer l’humanité,de la « corporer » (Le Nouveau Mondeamoureux). Il faut, pour cela, s’ins-crire dans le réel et non le rêver. Uneloi divine commande l’infinimentgrand et l’infiniment petit, le ciel etla terre : l’attraction. Il s’agit de pren-dre appui sur cette puissance quiordonne le monde pour créer unNouveau Monde. « Oui, cette sciencedu bonheur social […] n’est autre quela théorie de l’attraction passionnée »(Théorie des quatre mouvements et desdestinées générales), s’enflammeFourier. L’humanité suit elle aussicette loi des astres. Les passions sontdes attractions que la Civilisationenchaîne pour le malheur de tous. Lebien-être consiste d’abord à libérerces forces animant les êtres pour créerun corps naturel qui les mette enséries : le phalanstère. Ce dernier n’estpas un sans-lieu à jamais inaccessi-

ble, il est plutôt un sur-lieu où s’ac-complit le destin humain. Des règlesobjectives rendent possible cette asso-ciation nouvelle, règles sans lesquellesses liens ne pourraient se former etses mécanismes s’enclencher. Eningénieur, Fourier détaille le plan demontage et les conditions de construc-tion de cette machine sociale :

– condition géographique : le phalan -stère doit être bâti à la campagne, prèsd’un cours d’eau ;– condition architecturale : l’édificeest à percer d’une rue-galerie qui favo-rise toutes les circulations ;– condition démographique : 1 600 à1 800 personnes doivent s’y installer,de tous sexes, âges et fortunes ;– condition sociale : chaque sociétaire

y bénéficie d’un minimum vital, sortede revenu garanti ;– condition anthropologique : chacunexerce successivement la totalité deses passions en variant les activités,les séances n’excédant pas deuxheures pour rendre le travailattrayant ;– condition épistémologique enfin :ces techniques doivent être mises enœuvre lors d’une expérience – la com-mune d’essai – qui démontrera la vali-dité scientifique de cet art d’associer.Elle décidera le genre humain àconstruire de nouveaux phalanstèresafin d’entrer en Harmonie.Ne rien rejeter, ne rien abandonner :l’unité est le levier de cette félicitéannoncée. La chair n’est plus sacri-fiée à l’esprit, la femme à l’homme,le pauvre au riche, le singulier àl’universel. Le libre développementde chacun devient le moyen du bon-heur de tous. C’est en devenantentièrement lui-même que l’individuse relie à tous les autres. Totalitéhumaine et totalité sociale se créentd’un même élan.

LA « SCIENCE DU BONHEUR SOCIAL » DES PREMIERS SOCIALISTESAvant Marx, les premiers théoriciens socialistes avaient fait de la question dubonheur un enjeu politique.

« La chair n’est plus sacrifiée à l’esprit, la femme à l’homme, le pauvre

au riche, le singulier à l’universel. »

« Loin de cetteutopie qu’on leur

prête, ces penseurscherchent souvent

à fonder uneScience pourréaliser, dès

maintenant, cetépanouissement

de tous. »

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Dans la société communiste, écrit lejeune Marx, chacun sera libre « dechasser le matin, de pêcher l’après-midi, de [s]’occuper d’élevage le soiret de [s]’abandonner à la critiqueaprès le repas […] sans jamais deve-nir chasseur, pêcheur, berger ou cri-tique » (L’Idéologie allemande). Sansdoute cette idée d’un homme total ougénérique – exerçant l’ensemble deses facultés en suivant ses seuls

désirs – vient-elle des socialistes fran-çais, que Marx a étudiés lors de sonexil à Paris. Sans doute aussi lesdépasse-t-il pour en accomplir laScience. De la matière, rien que de lamatière. Marx porte cette Science au-delà de ses fondateurs en chassantl’au-delà précisément. Il tranche sesracines divines et l’installe dans unmonde sans arrière-monde. Plusd’aliénation religieuse. Revenir sur

terre est la loi du bonheur. Être réel-lement soi-même, c’est l’être exclu-sivement en bannissant toute réalitésurhumaine. Humain, rien qu’hu-main. n

*Loïc Rignol est historien. Il estdocteur en histoire contemporainede l’université Paris-VIII Saint-Denis.

PAR STÉPHANE HABER*

O n est « heureux » quand onvoit se réaliser ses désirs lesplus chers et ses projets de

vie les plus importants. On est « sage »lorsque les désirs et les projets quel’on a (ainsi que les croyances qui lesaccompagnent) ont une certaineconsistance. Si l’on n’insistait que surle bonheur, on perdrait les moyens dedistinguer entre désirs importants etdésirs futiles, entre projets de vie rai-sonnables et déraisonnables. Un col-lectionneur de porte-clés qui y consa-cre toute son énergie et rencontre ungrand succès dans cette activité peutassurément être qualifié d’heureux,mais sans doute pas de sage : sonintelligence et son enthousiasmeauraient été mieux employés à desfins plus utiles. Pareillement, un sagecapable de mépriser son bonheur etcelui des autres, par exemple au nomd’une certaine image rigoureuse dece que l’on doit faire ou de ce que l’ondoit être idéalement, n’a pas, lui nonplus, tout compris. Nous ne nousétonnerons guère de voir son austé-rité virer en ressentiment, voire enfanatisme.

LE RIRENotre thèse sera que savoir rire consti-tue une composante du bonheur et,dans certains cas, contribue aussi àla sagesse. La première partie de l’af-firmation ne pose aucun problèmeparticulier. Si le bonheur ne consistepas seulement dans l’obtention d’unesomme de satisfactions particulières,

c’est qu’il s’exprime spontanémentdans une joie de vivre plus généralequi colore tout et s’exprime vivement(en même temps qu’il se renforce)dans le sourire et le rire. La deuxièmepartie de l’affirmation apparaît moinsévidente.Pour la justifier, partons du constatque, sous la plume des penseurs quiont interprété avec le plus de perspi-cacité les phénomènes liés au rire (lecomique, l’humour), une idée revientsouvent. Une des vertus du rireconsisterait à « dégonfler » les hiérar-chies sociales. Cela se comprend. En

effet, les hiérarchies sociales mobili-sent pleinement l’esprit de sérieux et la restriction du champ de cons -cience : il faut que tous ceux qui par-ticipent à leur reproduction (maisplus particulièrement ceux qui sesituent au plus proche du centre desdispositifs) « y croient », participentsans distance aux divers rituels qui

assurent leur pérennité, se laissentprendre aux divers jeux dans lesquelselles s’illustrent et se confirment enmême temps. L’individu investi d’uneposition de pouvoir ou d’une auto-rité se doit d’incarner cette éminence.Or cette propriété des hiérarchiessociales les rend vulnérables. Dans LeMot d’esprit et sa relation à l’incons-cient, Freud prend l’exemple d’unhomme d’Église qui vient bénir lafoule et chute sur le trottoir lamenta-blement au moment d’accomplir lesigne de croix. Cela provoque en géné-ral l’hilarité. Et cela nous fait com-prendre que l’un des ressorts ducomique, c’est quand, chez l’individu,le sérieux appliqué, l’autocontrôletendu, le sens de sa propre dignité etde sa propre importance, qui sontnécessaires au fonctionnement rou-tinier des hiérarchies sociales (mêmesi ce n’est pas le seul lieu de leur mani-festation), se liquéfient instantané-ment sous le coup d’un accidentminuscule ou de la révélation acci-dentelle d’une faille béante. « Ah, cen’était que cela ! » Le rire sanctionnela manifestation brutale de la faus-seté absolue d’un raidissementorgueilleux devenu habituel, pilier dufonctionnement social, qui faisaitcroire à tort que l’on était à l’abri desaléas du monde et des détails pro-saïques de la vie corporelle. Il accom-pagne le dévoilement d’une dépen-dance complète chez celui qui, sansle savoir, ne vivait que pour la refou-ler encore et encore, au plus grandbénéfice des rigidités intéressées dela vie sociale.

BONHEUR, SAGESSE, RIRE, DANS UNE PERSPECTIVE POLITIQUEUne vie humaine accomplie est une vie à la fois heureuse et sage. Le rirecontribue assurément aux deux aspects de cet accomplissement de soi,notamment dans sa dimension politique.

« Notre thèse sera que savoir

rire constitue unecomposante

du bonheur et, dans certains cas,

contribue aussi à la sagesse. »

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*Stéphane Haber est philosophe. Ilest professeur à l’université ParisOuest Nanterre-La Défense.

mar. Et à détruire très probablementle monde dont les entreprises trans-nationales ont justement besoin pourpersister.Tout cela est bien connu. Certainsartistes, écrivains, journalistes, mili-tants savent d’ailleurs depuis long-temps que, grâce à l’arme de l’hu-mour, on peut se déprendre dudouble langage, du mensonge, de lamanipulation des esprits, de l’arro-gance, de la bêtise que les groupessociaux dominants (et les institutionsqui servent leurs intérêts, comme les

entreprises transnationales) prati-quent de manière intensive. Il fautsimplement ajouter que, à l’exemplede l’évêque freudien, les maîtres dusystème, pleins du sentiment de leurpropre importance, ne peuvent clai-rement voir qu’ils sont sur le point dechuter en dévoilant leur nullité abso-lue, en particulier leur dépendancetotale à l’égard d’une situation (le typede climat que nous connaissonsdepuis quelques siècles sur cette pla-nète) qui était presque passée inaper-çue jusqu’à présent alors qu’elledéterminait tout. C’est ce contrastequi est le plus comique.

BILANConcluons en quelques phrases.Aujourd’hui, un aspect de la sagesseconsiste à tenter de faire émerger etcroître des formes de vie raisonna-bles, c’est-à-dire capables de renfor-cer les valeurs de solidarité sociale et

de préservation de l’environnement.Le riche univers des « alternatives »contemporaines en donne une trèsbonne idée. La quête de la sagesseimplique donc de travailler à dégon-fler les puissances du capitalisme, quis’obstinent à soumettre la société etla nature à leur contrôle inflexible,pour ensuite faire autre chose que cequ’elles nous incitent à faire. Or, avecla crise climatique, c’est devenu plusfacile. Car le roi est nu : il a cessé defaire peur. En plus, il est d’une stupi-dité affligeante, au point de scier la

branche sur laquelle il est assis. Le rirepeut aider à nous faire prendreconscience de ces faits. Il nous encou-rage ainsi à vouloir changer le monde,illustrant une nouvelle fois la contri-bution du rire à la sagesse (bien pen-ser, bien juger, bien discerner, préfé-rer ce qui a du poids), et, par là, à larecherche de la vie accomplie.

L’idée que c’est avec le rire que l’oncesse d’avoir peur, qu’il est ainsi capa-ble d’élargir d’un seul coup l’horizondes possibles, se trouve au centre dela controverse philosophique quioppose Jorge de Burgos à Guillaumede Baskerville à la fin du Nom de larose d’Umberto Eco. n

RIRE POLITIQUEPeut-on tirer de tout cela des sugges-tions politiquement utiles pour notreprésent ? Le régime économique danslequel nous vivons se caractérise,entre autres choses, par la toute-puis-sance des grandes entreprises trans-nationales. On leur a plus ou moinslaissé les clés de la maison ; on les alaissé plus ou moins devenir les nou-veaux « sujets de l’histoire » aumoment où s’affaiblissaient les classeset les États, qui prétendaient autre-fois occuper cette fonction. C’estautour d’elles que tendent à se réor-ganiser les hiérarchies sociales, ainsique le système des croyances et desrituels qui les soutiennent. Le pro-blème, c’est que tout le monde a com-pris désormais que cette toute-puis-sance nouvellement acquise était entrain de prendre une tournure inat-tendue : à force de contribuer à fairetourner à plein régime la machine àextraire, à produire, à exploiter, àdétruire, à transformer, à faire circu-ler, à polluer, à faire consommer sanstrêve et toujours plus, nous boulever-sons les conditions climatiques denotre planète, provoquant des effetsincalculables. D’une façon freu-dienne, on pourrait dire que ce quiest drôle dans cette affaire (elle ne l’estcertes pas à tous les points de vue),c’est la disproportion entre une accu-mulation de puissance inédite dansl’histoire de l’humanité (le capita-lisme-roi) et une vulnérabilité désar-mante. Car tout ce que nous sommeset ce que nous faisons, y comprislorsque nous nous faisons les agentsarrogants ou les complices incons-cients d’un capitalisme en surchauffe,bien décidé à sacrifier l’environne-ment (malgré les beaux discours),repose en réalité sur une conditiondérisoire, minuscule : un certain étatdu climat dont un changement trèsléger, quelques degrés en plus, parexemple, suffit à transformer la vie detoute l’espèce humaine en cauche-

« Aujourd’hui, un aspect de la sagesseconsiste à tenter de faire émerger et croître

des formes de vie raisonnables, c’est-à-dire capables de renforcer les valeurs de solidarité sociale et

de préservation de l’environnement. »

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PAR DOMINIQUE LHUILIER*

I neptie que de traiter du bonheurau travail ? Quand l’actualitédonne à voir la multiplication des

formes de souffrance au travail, desclassiques accidents du travail auxmaladies professionnelles en passantpar la croissance exponentielle del’usure prématurée jusqu’aux inapti-tudes et invalidités, le dévoilementdes suicides sur le lieu du travail…comment oser penser et parler d’untel sujet ? Y a-t-il là une provocation ?Quand le travail est de plus en plusmanifestement en souffrance, mal-traité par la prévalence des logiquesfinancières, la mondialisation desmarchés, la pression à la productivitéet à la « réduction des coûts », le déve-loppement des normes et procéduresgestionnaires… y chercher « le bon-heur », comme on cherche le Graal,pourrait faire sourire si la questionn’était pas grave. Comment pister cetovni dans un contexte d’intensifica-tion du travail, de multiplication etde précarisation des statuts d’emploi,de développement de la sous-trai-tance, d’installation du chômage demasse… et de précarisation de lasanté des femmes et des hommes autravail ou relégués hors des organisa-tions productives ?

LA DOUBLE FACE DU TRAVAILÀ vrai dire, la question n’est pas nou-velle si on revient aux origines étymo-logiques du mot travail, tripalium,instrument de torture composé detrois pieux et utilisé au Moyen Âge,ou au terme de labeur, du labor latin,avec ses notions de peine, d’effortpénible, de malheur. Ce fil-là courttoujours : les dispositifs d’exploita-tion et d’aliénation qui s’attachent autravail, à l’appropriation de son pro-duit par les classes dominantes, ontfait l’objet de nombre d’analyses… etde luttes sociales. Le travail, inscritdans un rapport social de domina-tion, dans la diversité de ceux-ci, telsque l’esclavage, le servage ou le sala-riat, apparaît alors comme la figureinversée de la liberté et du bonheur.On est alors bien en peine pour fairedu travail un objet désirable et il fautque pèsent dans la balance nombre

de « sans travail » pour se lancer dansune campagne de restauration de la« valeur travail » et oser l’incantationau « travailler plus gagner plus ». Seulela psychologie positive, qui fait dubien-être au travail une stratégiemanagériale au service de la perfor-mance, cherche à vendre une impos-ture de « bonheur au travail ».Et pourtant… solder là la réflexionempêche de voir l’autre face du tra-vail, celle qui fait de lui, et essentiel-lement, un acte producteur : produc-tion d’objets, de services, mais ausside l’humanité de l’homme… à lacondition d’humaniser le travail !Sauf à abandonner tout projet de sub-

version du travail, on ne peut le défi-nir seulement négativement, contre-partie d’un salaire contre unecontrainte de présence et d’obéis-sance.Le travail suppose toujours un inves-tissement du travailleur dans sa pro-pre projection de l’œuvre à accom-plir, un procès dans lequel, commenous dit Marx, « l’homme règle etcontrôle son métabolisme avec lanature par la médiation de sa propreaction ». Le travail est une activitévitale fondamentale.Les nouvelles organisations et formesde gestion du travail peuvent – c’estlà une expérience partagée par beau-coup – rendre le travail invivable : l’ac-tivité perd son sens, sa valeur sociale.Elle se rétracte dans une visée instru-mentale de préservation de sonemploi. Il ne s’agit plus alors de vivreau travail mais seulement de vivre deson travail. Pourtant, travailler n’estjamais seulement produire des biensou des services ; c’est aussi toujoursproduire et affirmer son existence,persévérer dans son être.Et le bonheur est justement uneaffaire d’existence : non pas un état

de plénitude béate et définitive, maisune quête, une exigence intérieured’être, et donc d’abord de dire non !Être un sujet suppose de se déroberaux assignations de place dans le désirde l’autre, au travail comme ailleurs,et tout au long de la vie.C’est sur cette voie qu’on rencontrel’exigence d’une réinvention du tra-vail. Et pour l’aborder, nous faisonsle choix ici de nous appuyer sur lesenseignements donnés par ceux quivivent avec une santé altérée. Quandla maladie est la compagne obligéede la vie, les exigences à l’égard decelle-ci semblent accrues, comme sis’affirmait avec force l’idée qu’on ne

peut plus perdre sa vie à la gagner.Que faire de cette vie marquée parl’incertitude ? Quel compromis cons -truire entre l’agir et le subir ? Quel bri-colage tenter entre désirs et possibles,en puisant dans les ressources dispo-nibles ou à conquérir ?

RÉINVENTER LE TRAVAILLa mise en cause des normes contem-poraines du travail est portée par lestravailleurs malades qui revendiquentun rôle de régulateurs d’humanité.Dans le monde du travail, le« malade » est perçu comme une ano-malie : l’arrêt maladie l’extrait du tra-vail et ne s’y maintiendraient que lesbien portants. Pourtant, le nombrede travailleurs à la santé altérée croîtsous l’effet conjugué de la dégrada-tion des conditions de travail, du vieil-lissement de la population active etdes progrès de la médecine qui per-mettent de se maintenir en activité.Et ils montrent, si on veut bien lesentendre, les limites individuelles etcollectives du travail soutenable. Ilscherchent comment construire desmilieux pour vivre et travailler ensanté. Dans une relative marginalité

LE BONHEUR AU TRAVAIL : ANTINOMIE OU SUBVERSION ?La revendication de la reconnaissance d’une humanité aujourd’hui occultéedans le monde du travail passe par un éloge de la vulnérabilité.

« Le travail, inscrit dans un rapport socialde domination, dans la diversité de ceux-ci

tels que l’esclavage, le servage ou le salariat,apparaît alors comme la figure inversée

de la liberté et du bonheur. »

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R mination croît avec cette montée dudifférentialisme et les processus destigmatisation qui l’accompagnent.

ÉLOGE DE LA VULNÉRABILITÉPourtant, la vulnérabilité est bien unecondition négative de la vie : elleindique que la capacité de s’autodé-terminer, ou celle d’un rapport réussià soi-même et au monde ne sont quepossibles. La vie humaine est condi-tionnée par son usage : au doublesens du terme, l’usage que les autresfont de nous et l’usage que chacunfait de lui-même. Y compris bien sûrau travail.

La reconnaissance de l’épaisseur dessingularités individuelles, des diffé-rents mondes, professionnels et extra-professionnels, dans lesquels noussommes tous engagés, des histoiresde vie non réductibles à l’ici et main-tenant de la situation de travail, peutêtre au service du soin de la vie au tra-vail. A contrario, l’omerta sur l’indi-viduel, le singulier renvoie chacun àla solitude dans l’expérience inéluc-table de la fragilité humaine. La reven-dication de la reconnaissance d’unehumanité aujourd’hui occultée dans

le monde du travail passe par un élogede la vulnérabilité, celle que nousavons en partage et qui nous préserved’une réduction à la fonction de « res-sources humaines ». Sur ce chemin,des étincelles de bonheur sont au ren-dez-vous !Cette travailleuse malade revendiquece rôle de « régulateur d’humanitédans notre société. On n’est pas desrobots ! Dans le monde du travail, ilfaut juste être efficace, rien d’autre.Ils ne voient pas comment on a étéenrichi par la maladie. Quand on aété malade, on a une force supérieureà avant. Il y a une richesse des gens

malades, une force de vie. Et on metplus d’humain dans nos relations, ycompris dans les relations profession-nelles. Les malades, c’est une sorte dethermomètre. Les autres dénient,fuient. Mais c’est faux bien sûr, ils nesont pas invincibles. Aujourd’hui, lesgens sont pressurisés au travail, mal-heureux. Et il est temps d’humaniserle monde du travail ! » n

et clandestinité, parfois plus mani-festement, ils développent une autremanière de travailler, un autre sensau travail, voire des innovationssociales qui pourraient alimenter biendes réflexions partagées sur lesnormes du travail, sur l’organisationdu travail… sur la vie au travail.Réinjecter la question de la maladiedans l’espace public que constitue lemonde du travail, c’est y réinscrire laquestion des limites, de la vulnérabi-lité dans un monde du travail oùdomine aujourd’hui cette idéologiede la performance, de la toute-puis-sance, de l’excellence. Il s’agit là d’unenécessité à la fois sociale et politique.Aujourd’hui, la reconnaissance de lavulnérabilité humaine, ontologique,s’efface au profit de la fabrique de lavulnérabilité sociale. Alors que la vul-nérabilité est un trait universellementpartagé de la condition humaine, elleest devenue aujourd’hui un critèredistinctif – on est « vulnérable » ou onest « résilient » – et un principe expli-catif – vulnérable, on est hors jeu,inemployable… La vulnérabilité nes’entend plus alors comme vulnéra-bilité intrinsèque à notre conditiond’êtres de désirs et de besoins : elledevient l’attribut assigné à quelques-uns ou à des « populations » identi-fiées par des traits communs qui effa-cent les singularités : les « seniors »,les « handicapés », les « harcelés », les« malades chroniques », les « inaptes »,les « salariés avec enfants en bas âgeou parents dépendants », les « pré-caires », les « immigrés »… La discri-

« Travailler n’est jamais seulementproduire des biens ou des services ; c’est

aussi toujours produire et affirmer sonexistence, persévérer dans son être. »

*Dominique Lhuilier est psycho-logue du travail. Elle est professeureémérite au CNAM.

Fête del’Humanité

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ENTRETIEN AVEC OLIVIER BARBARANT*

En quoi la culture peut-elle contribuerà l’épanouissement individuel ? Que la question soit posée, quand laculture n’est rien d’autre que l’épa-nouissement de la personne, m’ef-fraie un peu. Toutes les interrogationssont cependant légitimes, surtoutcelles qui paraissent relever de l’évi-dence. Expliquons donc ce qui en faitpour moi un truisme. En premier lieu,c’est que la « culture », avec ses ver-sants ethnologiques, sociologiques,à partir d’une tradition humaniste àlaquelle je me rattache, dispose désor -mais d’un sens un peu flou. Mais ellepeut demeurer le rapport à la connais-sance et à l’art, au sens de la « culturegénérale » dont la généralité est cellede la vie. En ce cas, elle n’est rien d’au-tre qu’une capacité de s’ouvrir, dedécouvrir, de s’approprier des œuvres,des savoirs et des émotions. Toute lec-ture (y compris de livres d’histoire oude sciences) ouvre à l’extérieur etcreuse en soi-même, en même temps.Art de la rencontre et de l’enrichisse-ment de l’existence au-delà de ce donton peut avoir l’expérience directe(ainsi des personnages de romans,ouvrant des vies que nous ne menonspas mais avec lesquelles nous pro-portionnons la nôtre ; ainsi desdécouvertes que les hommes n’ontpas toujours vécues comme nous lefaisons, vivent autrement que nous…)la culture est à la fois une fenêtreouverte sur le monde et une descenteen soi. On ne se construit qu’en sedécentrant. La culture est ce qui per-met à chacun de s’approprier sa vie.

La poésie a-t-elle de ce point de vueune spécificité ? Relève de la culture aussi et surtoutcette exploration sensible par laquellele monde nous frappe (par des per-ceptions, des sensations, des émo-tions) et que l’art nous remet sous lesyeux dans une forme partageable. Lapoésie est ainsi le moyen de saisir quenos émotions les plus intenses et lesplus personnelles sont, par la grâced’une parole, partageables. La musi -que, le cinéma, la peinture le font,mais la poésie l’inscrit dans un lan-gage verbal qui est un bien commun.La poésie est au cœur de cette dimen-sion : elle s’efforce de mettre en mots

ce qui dans la vie, par sa puissanceou son énigme, met en crise le lan-gage. Elle s’affronte à ce qui nous sub-merge, nous étreint, et qui réclamed’être formulé et donné à entendre.Je ne crois pas qu’il y ait d’autre tâcheque d’essayer de ressaisir ce qui nous

a saisis, d’apercevoir ce qu’on a perçu,de faire connaissance avec soi-mêmeet de s’affûter une sensibilité, unepensée et une parole. La littératureest un art du partage ; ce qui nous faithumain, ce qui nous permet de vivreautrement qu’en touristes, l’œil videet le cœur sec, devant des paysagesinterchangeables se succédant à toutevitesse.

Comment pratiquer une politique dela culture ? On consomme l’existence ou on la cul-tive. Ce sont des choix politiques. Toutest fait dans l’ordre de la dominationpour que la personne soit un indi-vidu. Autosuffisant, géré comme unepetite entreprise avec sa force de tra-vail, sa pseudo-« créativité »… Un« individu », terme insupportable,puisqu’il contient étymologiquementl’idée de chose qui ne peut être divi-sée. Or nous sommes multiples, fail-lés, disséminés par nos émois, nousne valons que par là où nous sommesbéants. C’est même biologique : l’êtrehumain naît inachevé. C’est le rap-port à l’autre (homme ou caillou) qui le finit, et qui n’en finit pas de l’in-finir. Pour créer des personnes au lieu deproduire des individus, il faut résis-ter à la circulation des « biens cultu-rels » qui contribuent à la disparitionde la culture. Le film, le livre y sontdes « passe-temps ». Le théâtre une« sortie ». On « s’occupe ». Une poli-tique culturelle doit faire de la ren-contre, là où les industries culturelles

distribuent des marchandises. D’oùl’importance de réunions, des discus-sions où chacun peut apprendre à for-muler ce qu’il ressent, entrer dans ce que j’appellerais la culture du com-mentaire, par laquelle se sentir auto-risé à s’explorer.

Enfant dans les années 1970, j’ai moi-même bénéficié de ce qui relevait du « communisme municipal ». Lecinéma, le théâtre, l’opéra mêmem’ont été accessibles par là. C’est avecce lien social autour des émotions etdes savoirs qu’il faut travailler encore(il y a des lieux où cela se fait) ourenouer là où nous l’avons perdu.Mais l’expérience me conduit à deuxavertissements : le soutien à la créa-tion, à ce niveau local, ne me paraîtguère pertinent. On risque autrementde développer des comportementsparasitaires, des coureurs de subven-tions. D’autre part, il faudrait éviterles doublons. Quoi de plus affligeantque les « événements », dans des lieuxsubventionnés, qui proposent unenouvelle estrade à ce qui a connu déjàla renommée médiatique ? C’est l’in-visible, ou la quasi-invisibilité, parexemple de la poésie, qu’il faut met-tre en avant. Telle devrait être notrerésistance. Clandestine, partageuse,nous donnant non un aliment maisun manque : un désir, un ciel, unfeu. n

*Olivier Barbarant est écrivain.Coordonnateur de l’édition desŒuvres poétiques complètesd’Aragon (Gallimard/Pléiade), il estl’auteur d’Odes dérisoires(Gallimard/Poésie).

Entretien réalisé par Florian Gulli.

LA CULTURE POUR S’APPROPRIER SA VIELa culture est au cœur même de la question du bonheur. Une politique cul-turelle communiste ne peut donc être que le contraire du monde marchand.

« La littérature est un art du partage ; ce qui nous fait humain, ce qui nous permet

de vivre autrement qu’en touristes, l’œil vide et le cœur sec devant des paysages interchangeables se succédant à toute vitesse. »

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IL N’EST POINT DE BONHEUR SANS SPORTIl n’y a pas de sport sans temps libéré. Activité d’épanouissement personnel,le sport est résolument social et émancipateur, à condition qu’on le dégagede la politique du chiffre et du résultat.

PAR EMMANUELLE BONNET-OULALDJ*

D ans un engagement sans faille,autant sportif que politique,de jeunes athlètes, hommes et

femmes, affichent un bonheur écla-tant, presque insolent. « Un parfumde bonheur » ou le nom d’une sériede clichés de France Demay, ce jeuneouvrier des années 1930, parisien,sportif et photographe amateur,

retrace la vie de ses pairs entre 1933et 1939. Le sport contribue-t-il au bon-heur ? La réponse fuse de leursregards, poses et éclats de rire. Ondécouvre avec eux cette quête dutemps libéré, des randonnées à lacampagne, de la nage en eau libre oudes premières expériences sportives

en montagne. Le corps n’est plus seu-lement le prolongement d’unemachine, soumis à la dominationpatronale, il sert le plaisir, l’accom-plissement de soi et le partage. Ondevine également ces jeunes genss’entraînant avec passion en vue desOlympiades populaires de Barcelone,organisées en opposition aux JeuxOlympiques de Hitler à Berlin. « Lesport ne se résumait plus à la compé-tition. D’un coup dans le mouvement

qui traversait le pays, c’était devenuun des moyens de l’émancipationhumaine. Partout où on allait courir,jouer au ballon, on respirait commeun parfum de fraternité », témoigneGinette Tiercelin, une basketteuse,cycliste également, le personnage cen-tral du roman historique de Didier

Daeninckx, du même titre que cefonds photographique qui l’a inspiré.

PAS DE SPORT SANSCONDITIONS DE VIE DIGNESQuatre-vingts années se sont écou-lées. Une logique solidaire de l’his-toire aurait dû prolonger ce droit auxvacances, aux loisirs, au sport. Uneréduction et un partage du travaildans une société du presque toutnumérique auraient dû favoriser l’ac-cès du plus grand nombre aux joiesdu temps libéré. Alors que 2016 célè-bre l’anniversaire du Front populaireet la conquête de droits sociaux ines-timables tels que la baisse du tempsde travail hebdomadaire à 40 heures,les congés payés, l’augmentation dessalaires de 7 à 15 %, les politiques gou-vernementales optent pour une toutautre logique, libérale, facilitant leslicenciements, l’augmentation dutemps de travail et la baisse dessalaires. Le Premier ministre affirmaitil y a peu que la candidature de Parisaux Jeux Olympiques de 2024 « per-mettra d’encourager la pratique spor-tive, dont nous tous ici connaissons

« Le corps n’est plus seulement le prolongement d’une machine, soumis à la domination patronale, il sert le plaisir,l’accomplissement de soi et le partage. »D

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PAR DOMINIQUE MÉDAET FLORENCE JANY-CATRICE*

L e nombre de recherches etd’articles consacrés au bon -heur a augmenté de manière

exponentielle ces dernières années :le bonheur, concept qui relève priori -tairement de la subjectivité et duniveau individuel, semble pouvoir semuer aujourd’hui en objectif des poli -tiques publiques, nationales et inter-nationales. La publi cation en 2009 durapport de la commission Stiglitz surla mesure des performances écono-miques et du progrès social a d’ail -leurs constitué une puissante invita-

tion à aller dans cette direction, enreconnaissant – dans certaines limi -tes – les insuffisances du produit inté-rieur brut (PIB) comme indicateurcentral pour le pilotage de nos socié-tés et en proposant non seulementd’adopter la « qualité de vie » commel’un des éléments essentiels à « mesu-rer » à l’aide d’une nouvelle batteried’indicateurs, mais aussi de considé-rer les états subjec tifs – perceptionset émotions – ressentis par les indi-vidus comme les principaux indicesde la quantité et de l’évo lution dubien-être social. Un tel choix est toutsauf ano din. Il repose sur des présup-posés forts, qui restent le plus sou-vent non explicités.

LES POSTULATS DE LA NOUVELLE ÉCONOMIEDU BIEN-ÊTRELes travaux consacrés dès les années1970 par Richard Easterlin aux rela-tions entre sentiment de bonheur(approché par l’expression de la satis-faction) et croissance ont trouvé, dansles années 1990, de nombreux pro-longements. L’économiste avait misen évidence un para doxe qui ne ces-sera en effet d’attiser l’intérêt : l’aug-men tation du taux de croissance duPIB ne s’est pas accom pagnée, dansles pays occidentaux, d’une satisfac-tion croissante de leurs ressortissants.L’économiste avait apporté, àl’époque, plusieurs explications à ce

LES IMPASSES POLITIQUES DE L’ÉCONOMIE DU BONHEURL’économie du bien-être prétend s’appuyer sur l’addition des ressentis indi-viduels pour construire une politique. Ne s’agit-il pas d’une impasse ?

l’importance, pour le bien-être dechacun, et pour la cohésion de notresociété ». Les décisions successives,du « travailler plus pour gagner plus »à la loi dite « travail » ne font aucontraire que renforcer les inégalitéset institutionnaliser la précarisationdes jeunes et des femmes, déjà lesplus éloignés d’une pratique sportiverégulière pour des raisons sociales etéconomiques. Le meilleur moyend’agir en faveur de la pratique spor-tive pour toutes et tous est, aucontraire, d’œuvrer pour garantir lesmeilleures conditions de vie pourtoute la population.

FAIRE PRIMER LE JEU SPORTIFSUR L’ENJEU DU SCOREL’idée de bonheur doit être omnipré-sente. Elle est intimement liée à cellede l’émancipation. Les activités phy-siques et sportives, comme l’éduca-tion physique, à condition que lescontenus soient adaptés, y sont essen-tielles. Le sport peut être émancipa-teur, au sens où il permet à chaqueêtre humain, avec son corps, sa rai-son et sa passion, de se libérer de lacoercition imposée chaque jour parla société. À l’occasion des VIe Assisesnationales et internationales du sportpopulaire, organisées par la FSGT enmai 2015, Pierre Therme, professeur

d’université en sciences du sport,décrit en quoi une activité n’existeque par l’engagement de ses partici-pants. Le sport constitue en effet unespace culturel sous-estimé d’imagi-

nation et de création populaires. Alorsque les média et la professionnalisa-tion poussent à la spécialisation, voireà la spéculation des sportifs, le sportassociatif, en particulier les fédéra-tions omnisports, cultivent l’êtrehumain dans sa totalité et dans sonrapport à la citoyenneté. Le sportif nepeut progresser seul, comme l’êtrehumain ne peut vivre seul. Saconstruction personnelle passe parle vivre ensemble, au sens de la soli-darité, et de la libre constitution col-lective de règles. Être heureux, commenous y invite le philosophe Jean-LouisSagot-Duvauroux, ce n’est pas néces-sairement croire au « grand soir » maiscontribuer au quotidien à créer desbulles d’utopies. C’est faire primerl’émancipation à une société éman-

cipée, le mouvement au résultat, lejeu sportif à l’enjeu du score. Le sport,d’autant plus s’il est pratiqué dans uncadre associatif, contribue à ce mou-vement.

« Être heureux est un acte de résis-tance politique », promet encorePatrick Viveret, également philosophe.Loin des critères standardisés de pré-tendues bonnes pratiques et de laseule visée mercantile, les associa-tions sportives recèlent des pépitesde vies anonymes et d’expériencesjoyeuses. La FSGT poursuivra ce plai-doyer en actes, les 3, 4 et 5 juin pro-chains à Paris, à l’occasion d’un fes-tival inédit des innovationssportives. n

*Emmanuelle Bonnet-Oulaldj estcoordinatrice générale de laFédération sportive et gymnique dutravail (FSGT).

« Être heureux, ce n’est pasnécessairement croire au grand soir,

mais contribuer au quotidien à créer des bulles d’utopies »

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paradoxe, notamment l’idée que lesindividus s’adaptent à leur nouvel état– ce que l’on appelle en statistique lesbiais d’adaptabilité. Il insistait égale-ment sur l’idée que ce qui compte estmoins la quantité de biens ou servicesobtenus à un moment que des diffé-rentiels : différentiel existant entre laquan tité actuelle et la quantité pré-cédente de biens détenus, d’une part ;différentiel entre l’évolution de laquantité de biens dis ponibles pourles autres et pour soi, d’autre part.Dans un cas, cela renvoie à l’idée d’ex-pansion permanente et illimitée desbiens ; de l’autre à la désirabilité rela-

tive des biens. Même si les nom-breuses critiques émises à l’encontredu PIB durant les années 1970 – met-tant en avant que la comptabiliténationale compte pour zéro des acti -vités essentielles pour les individuset la société, compte en positif desdestructions de capital, n’est paspatrimo niale, ne dit rien de la qualitéde la vie individuelle et sociale, etc. –se sont considérablement ralentiesavec la crise pétrolière, on ne peut pasne pas faire le lien entre celles-ci et larecrudescence des travaux des éco-nomistes et des psychologues, menéssur les déterminants de la satisfactionindividuelle et le bonheur. Dès 1984,Ruut Veenhoven recherche dansCondi tions of Happiness des corréla-tions entre bonheur (satisfaction

exprimée) et déterminants individuelset sociaux. Il affirme que les donnéessur le bonheur permettent d’estimerla qualité de vie d’une population, desuivre les évolutions de celle-ci etd’évaluer les politiques sociales.

Deux éléments ont permis un prolon-gement et une multiplication de cetensemble de travaux : la mise à la dis-position des chercheurs ou la consti-tution par ceux-ci de bases de don-nées de plus en plus vastes, élaboréesau terme de protocoles de plus enplus contrôlés, souvent sous formede panels, et permettant – du fait des

progrès des techniques statis tiques –la mise en évidence de corrélationsentre des degrés de satisfaction indi-viduels et des déterminants sociaux,d’une part, et, d’autre part, l’engage-ment résolu d’économistes de renomdans cette voie. Richard Layard défen-dra ainsi l’idée que non seulement ilest possible de mesurer le bonheur etses évolutions mais aussi qu’il est pos-sible, voire nécessaire, de fonder lespolitiques pu bliques sur la maximi-sation du bonheur, dans une visionutilitariste, et sur l’analyse rigoureusede l’évolution des données le mesu-rant. Ces travaux sont séduisants. Ilsont en particulier pour caractéristiquecommune de relativiser l’usage de lacrois sance comme indicateur de réfé-rence des politiques publiques – pour

le pilotage et l’évaluation – en lui pré -férant l’analyse de l’évolution du tauxde satisfaction, et de relativiser éga-lement la focalisation traditionnelledes économistes sur le revenu, encomplétant celui-ci par l’analyse d’au-tres indicateurs plus significatifs dubien-être ou de la « qualité de vie ».

LE BONHEUR NE PEUT FONDERUNE POLITIQUE PUBLIQUECertes, comme ne manquent pas dele rappeler les adeptes de l’économiedu bonheur, un certain nombre dephilosophes s’accordent avec Aristotesur le fait que « tous les hommesrecherchent le bonheur ». Mais l’ac -cord s’arrête là, car la plupart des phi-losophies visent précisément à expli-citer ce que signifie ce terme, et trèspeu de philosophes seront d’accordavec le fait qu’il est possible de fon-der une politique publique sur laréponse d’individus, fussent-ils desdizaines de milliers, à la ques tion desavoir s’ils ne sont actuellement pasdu tout, un peu, assez, ou très satis-faits de leur vie. Car dans ce type d’in -terrogation, tout part de l’individu,de sa sensation, de ses émotions etde ses états et donc tout s’y arrête.Peut-on fonder en raison une poli-tique, c’est-à-dire un projet collectifvisant l’intérêt général ou l’intérêtd’une com munauté, à partir desseules aspirations individuelles ? Peut-on réduire la fonction des politiquespubliques à la seule prise en comptedes intérêts individuels, agrégés demanière tout à fait illusoire par unesommation sommaire des préfé-rences individuelles ?

On peut en effet opposer à la repré-sentation de la so ciété comme sim-ple agrégation d’individus celle d’unecommunauté, d’un collectif composé

« Peut-on fonder en raison une politique,c’est-à-dire un projet collectif

visant l’intérêt général ou l’intérêt d’unecommunauté, à partir des seules

aspirations individuelles ? »

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PAR MICHÈLE LEFLON*

S i la folie, la déprime ont tou-jours eu bon dos, le premiersecrétaire du Parti socialiste en

rajoute en rapprochant dans uneinterview au Journal du dimanche du24 avril 2016 le rejet de Hollande etdu PS par le pays d’une « névroseobsessionnelle ». Cette déclaration aun aspect caricatural, mais recon-naissons que la tentation est grande

dans notre pays, comme dans d’au-tres – j’y reviendrai –, d’en appeler àla psychiatrie, de traiter médicale-ment la souffrance sociale. Ce quin’est évidemment pas pour déplaireaux laboratoires pharmaceutiques,et le surnom de pilule du bonheurdonné à la fluoxétine, commerciali-sée par le laboratoire Eli Lilly sous lenom de Prozac, a fait la célébrité dece dernier… et ses profits dans lesannées 1990.

TRAITEMENT MÉDICAL DE LA SOUFFRANCE SOCIALEAVEC LES ANTIDÉPRESSEURSTraitement médical, traitement cari-tatif aussi de l’exploitation capitalisteavec les évocations de plus en plusfréquentes d’un revenu universel,supprimant le lien entre productionde richesses et revenu, laissant intactela spoliation des 99 % par une bour-geoisie plus agressive que jamais, lais-sant intacte l’atteinte à notre environ-

PILULE DU BONHEUR CONTRE LUTTE DES CLASSES ?L’antidépresseur est un pansement individuel renvoyant chaque individu àsa situation propre, que ce soit dans l’absence d’emploi, ou dans un travailoù il n’arrive plus à assumer l’augmentation de la productivité exigée, ren-voyant chaque individu à ce qui serait sa responsabilité personnelle, l’en-fermant dans le cercle vicieux de la culpabilisation, de la solitude… et évi-tant les luttes communes.

de membres dont le consentementest supposé acquis mais dont l’appar-tenance doit sans interruption êtrereconfirmée. Elle est également jus-tifiée par l’idée que le plus grand périlauquel nos socié tés sont confrontéesest la désagrégation qui pourrait adve-nir soit sous le coup d’inégalités tropfortes ou de guerres civiles (anomie,

balkanisation), soit de la destruc tionde notre « environnement », c’est-à-dire des conditions d’habitabilité denotre planète. De cela on peut déduireque les indicateurs essentiels sontceux qui nous donneront des infor-mations précises sur la cohésion/décohésion de nos sociétés, par exem-ple le degré d’inégalités (de revenus,de patrimoines, de conditions de tra-vail, d’accès à l’emploi, de logement),

qui constitue une donnée objectiveet qui ne nécessite pas un passage parl’opinion individuelle des individussur le degré d’inégalités supportable.On peut en déduire aussi que les indi-cateurs concernant l’état de notrepatrimoine naturel seront égalementessentiels, de même que des indica-teurs donnant des informations

objec tives sur les ressources et lesbiens que l’on peut considé rercomme formant un minimum debase : niveau absolu de santé, d’édu-cation, accès au logement, à l’eau, àl’ali mentation et répartition de cesbiens et de ces accès.Qui déterminera la liste de ces bienset de ces ressources auxquels chaqueindividu dans nos sociétés devraitavoir accès ? On peut raisonnable-

ment penser que même si la liste deces biens est universelle et peut fairel’objet d’un accord, le passage par ladélibération publique importe abso-lument, notamment pour arrêter lespondérations dont ces élémentspourraient faire l’objet dans un éven-tuel indicateur synthétique. Engagerune délibération publique sur ce quicompte pour les individus membresd’une socié té organisant son inscrip-tion dans la durée constitue sinon lecontraire, au moins le complémentindispensable d’un processus derecueil brut, au cours d’une enquête(télépho nique, par papier ou sur unsite Web), du sentiment indivi duelnon retraité, non confronté, non misen débat avec le sentiment des autreset avec les projets des autres mem-bres de la même société. n

« Engager une délibération publique sur cequi compte pour les individus membresd’une société organisant son inscription

dans la durée constitue sinon le contraire,au moins le complément indispensable

d’un processus de recueil brut »

*Dominique Méda est sociologue.Elle est professeure de sociologie àl’université de Paris-Dauphine. Florence Jany-Catrice estéconomiste. Elle est professeure àl’université Lille-1.

Ce texte est extrait d’un articleinitialement paru dans la revuesuisse Sécurité sociale CHSS. Avecl'aimable autorisation des auteureset de la revue.

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*Michèle Leflon est médecin anes-thésiste-réanimatrice retraitée. Elle est membre du Conseil nationaldu PCF.

nement par les assoiffés de profit !Sans parler des réductions desdépenses sociales envisagées derrièrecette prétendue universalité.Tout est bon pour renvoyer vers unindividualisme étriqué et éviter lalutte collective, la lutte de classes, laprise de pouvoir des salariés dans lesentreprises, nécessaire pour permet-tre des avancées plus rapides vers ledépassement du capitalisme, vers une

société du partage, vers une sociétéoù les inégalités sociales ne seraientpas source de malheur, vers unesociété sans oppression !

Les antidépresseurs, une forme asep-tisée des paradis artificiels pour rem-placer une religion opium du peuple ?La consommation des antidépres-seurs croît dans le monde, comme lenote le Panorama de la santé publiéen 2013 par l’Organisation de coopé-ration et de développement écono-miques (OCDE) qui ajoute : « L’augmentation de l’utilisation desantidépresseurs peut aussi être par-tiellement expliquée par le sentimentd’insécurité provoqué par la crise éco-nomique. »

Si l’OCDE le dit ! Ce document per-met de remettre les idées en place : laFrance ne fait pas partie des pays lesplus consommateurs d’antidépres-seurs, elle est plutôt en dessous de lamoyenne des pays de l’OCDE.Pourtant les neuroleptiques sont nésen France, des chercheurs françaisont contribué, avec des Suisses et desCanadiens, aux premiers antidépres-seurs. Depuis, d’autres molécules ontmoins d’effets secondaires.

LES COMMUNISTES ET LA CONCEPTION DE LA PSYCHIATRIEMais la France a toujours été le lieud’un débat fort sur la place des médi-caments en psychiatrie, plus globa-lement sur la conception de la psy-chiatrie, dans lequel les communistesont tenu toute leur place : historique-ment, on peut citer Lucien Bonnafé,et son rôle en particulier pendant la

Résistance avec Saint-Alban ; plusprès de nous, le rapport Demay,demandé par Jack Ralite en 1981, restecité comme une référence par les psy-chiatres. En posant comme principepolitique fondamental que la missionpremière de la psychiatrie est de soi-gner des personnes et de soulagerleurs souffrances et non de se limiterà l’éradication de leurs symptômes nide normaliser les comportements et

les populations, les communistescontinuent à être des animateursd’idées écoutés. Car il s’agit d’un débatidéologique essentiel : la normalisa-tion des comportements ou le soin.La normalisation des populations àla mode ultralibérale prend desformes sournoises, comme l’intégra-tion des hôpitaux psychiatriques dansles groupements hospitaliers de ter-ritoires, une réforme de casse abomi-

nable du service public hospitaliervoulue par l’actuelle ministre de laSanté, Marisol Touraine, dans un butaustéritaire, accompagnée d’un reculdémocratique, restreignant encoreles droits des élus, des personnels, desusagers. Mais en plus de ces consé-quences communes à l’ensemble dusecteur public hospitalier, l’intégra-tion des hôpitaux psychiatriques viseà faire croire que la souffrance psy-chique ne relève que de l’organique,comme les autres maladies soma-tiques.Pas question, évidemment, de condam -ner dans mon propos les antidépres-seurs et autres médicaments psycho-tropes. Ils ont leur utilité. Mais il fautraison garder dans leur utilisation ! Etles dérives d’une industrie pharma-ceutique alignant allègrement sesdeux chiffres de taux de profit, aumépris d’une information objective,au mépris d’une recherche indépen-dante, appellent, pour les antidépres-seurs comme pour les autres médi-caments, à la création urgente d’unpôle public du médicament.Là comme ailleurs, la « technique »,au sens large de ce terme, ne fait pasle bonheur ! C’est par son utilisationmaîtrisée démocratiquement, horsdes intérêts privés, mettant l’humain

d’abord, qu’elle peut y contribuer. Etsi assimiler bonheur et situationsociale est un raccourci restrictif, larecherche individuelle par une éven-tuelle pilule du bonheur est au moinsaussi restrictive ! n

« L’augmentation de l’utilisation des antidépresseurs peut aussi être

partiellement expliquée par le sentimentd’insécurité provoqué par

la crise économique »

« Si assimiler bonheur et situation socialeest un raccourci restrictif, la recherche

individuelle par une éventuelle pilule dubonheur est au moins aussi restrictive ! »

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LE BONHEUR DE MILITERcompris : dans ses formes saines, elleest précisément le dépassement decette contradiction, la seule anticipa-tion partielle possible pour l’individude la société de classes de ce que serala vie désaliénée dans la société sansclasses de demain. C’est ce que Marxa souvent suggéré, par exemple dansles Grundrisse, où il donne une réfu-tation écrasante de la mystificationbourgeoise sans cesse renaissante

jusqu’à nos jours selon laquelle, dansleur propre intérêt, les prolétairesdevraient renoncer à leur vie concrète,« épargner en pratiquant l’absti-nence ». Or le prolétaire, montre Marx,« quoi qu’il fasse, économisera nonpas pour lui, mais pour le capital ». Sipendant les périodes relativementfavorables, les ouvriers « mettaient de

PAR LUCIEN SÈVE*

C’ est ainsi que l’ensemble desefforts en quoi consiste la vied’un militant demeurerait

incompréhensible si l’on n’y voyaitqu’un ensemble de sacrifices, enméconnaissant le fait qu’elle répondpar maints côtés à un besoin person-nel, et souvent des plus profonds ;mais ce serait comprendre bien moinsencore que de la réduire pour autantà une sorte de vaste calcul d’intérêtbien entendu. En réalité les effortsd’une vie militante réelle reposentprécisément sur la prise de con -science du fait que la satisfactiongénérale de besoins personnels passepar l’accomplissement d’un certainnombre de transformations sociales,accomplissement dont la logiqueobjective se subordonne plus oumoins complètement la satisfactionimmédiate limitée des besoins per-sonnels pris isolément. Le besoin per-sonnel de militer n’est donc pas plusl’assouvissement d’un simple besoininterne que le sacrifice de soi à unesimple exigence sociale externe, il estjusqu’à un certain point le dépasse-ment de l’opposition entre besoininterne et exigence sociale externe,sur la base, non d’un renoncement aupremier, mais de la prise de conscien -ce de l’excentration essentielle de sabase, ce qui modifie en profondeurtoute l’activité. Le besoin personnelde militer, dont l’importance théo-rique est énorme pour la psychologiede la personnalité1, n’est pas au fondautre chose que l’essence généraleconcrète de tout besoin spécifique-ment humain affleurant directementsous la forme d’un besoin particulierà côté des autres besoins particuliers.Et c’est pourquoi la vie militante, dansses formes saines, apparaît commeaccomplissement de soi, préfigura-tion partielle du dépassement géné-ral, dans la société sans classes à sonstade supérieur, des contradictionsqui sous-tendent la personnalité ausein de la société de classe [...].

On comprend aussi pourquoi la viemilitante, en entendant par là la par-ticipation active à toute activité col-lective de transformation émancipa-trice des conditions sociales, voiretoute activité sociale qui contribue àélever la société sur un plan supérieur,est aussi éloignée du sacrifice ascé-tique de soi au profit des « générationsfutures » que du calcul égoïste bien

côté », « ils seraient ravalés au niveauanimal » ; « tout au contraire, la par-ticipation de l’ouvrier à des jouis-sances plus élevées, voire d’ordre intel-lectuel, l’agitation pour ses intérêtspropres, la presse et les conférences,l’éducation de ses enfants, le dévelop-pement de ses goûts, etc., bref, la seuleparticipation possible à la civilisation– par quoi il se distingue de l’esclave –tout cela n’est possible économique-

ment que s’il accroît la sphère de sesjouissances quand les affaires pros-pèrent, c’est-à-dire quand on lui ditd’économiser. »

Ainsi, vie militante et développementde soi sont des termes non pas anti-thétiques mais interdépendants. Endépouillant à l’extrême ceux mêmes

« La vie militante [...] est aussi éloignée du sacrifice ascétique de soi au profit

des “générations futures” que du calcul égoïste bien compris. »

La vie militante selon Lucien Sève Lucien Sève essaie de rendre compréhensibles lesmotivations psychologiques d’une vie militante définiecomme « participation active à toute activité detransformation émancipatrice des conditions sociales ».Les mauvaises raisons de militer (appétit de pouvoir,narcissisme, etc.) n’intéressent pas le philosophe ; il sepréoccupe uniquement de la vie militante « dans sesformes saines ». Si la vie militante requiert des sacrifices, ilne faut pas oublier qu’elle répond d’abord et avant tout à« un besoin personnel de militer ». En quoi la vie militanten’est pas pur altruisme. Mais ce besoin n’est pas un calculd’intérêt égoïste ; on ne milite pas d’abord en vue des gainspersonnels que l’on obtiendrait en retour. Le besoinpersonnel de militer est « excentré », dit Lucien Sève, parcequ’il vise les besoins des autres, individus ou groupes.Produit d’un besoin excentré, la vie militante est« accomplissement de soi », mais accomplissement de soiqui ne se fait pas contre les autres ou dans l’indifférenceaux autres. Dans la vie militante, la contradiction entrealtruisme et égoïsme est dépassée. (NDLR)

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qui sont à la base de toute créationde richesses, le capitalisme n’engen-dre pas seulement ses propres fos-soyeurs, mais il produit des hommespsychologiquement supérieurs, plei-nement capables d’apprécier la viepour eux-mêmes comme pour tousles autres, aptes à prendre en mainles destinées de la société tout entièrepour l’élever plus haut […]. Veut-onentrevoir concrètement ce que seral’homme du communisme ? Qu’onobserve et qu’on médite en les extra-polant les transformations qui, sousnos yeux, s’opèrent déjà chez l’actifdes militants du mouvement ouvriermoderne.Pourtant, les aspects anticipateurs dela vie militante ne peuvent faireoublier qu’elle n’a pas le pouvoird’abolir par elle-même les contradic-tions sociales objectives auxquelleselle s’oppose mais dont elle demeureen même temps tributaire. Secteurnon dichotomisé par excellence de la

personnalité, elle est nécessairementaussi une composante parmi d’autresde l’emploi du temps, et à ce titrerisque toujours d’en aggraver cer-taines autres contradictions. Qu’ellevienne à se détacher de l’activitésociale à la fois concrète et abstraiteoù normalement elle s’enracine, et la

voilà menacée de déchoir au niveaud’une simple compensation à cescontradictions irrésolues, voire d’êtreelle-même subordonnée à une dicho-tomie générale non surmontée, sedécomposant alors en exécution detâches quasi abstraites ou en variantedes relations interpersonnelles, voiredu simple repli sur la vie privée. À cetégard, une pathologie théorique de lavie militante sera à coup sûr des plusinstructives pour la psychologie de lapersonnalité. Cependant, même à tra-vers ses retombées partielles, la viemilitante apparaît comme porteusede l’avenir de la personnalité humaine.Des trois grandes possibilités logiquessur la base desquelles il nous sembleque chaque personnalité trace sa tra-jectoire singulière dans la société capi-taliste – équilibration relative et viesatisfaite2, dichotomisation et replisur la vie privée, excentration et viemilitante –, la dernière est la seule qui[…] ouvre [la personnalité], aussi lar-

gement qu’il est possible à un stadehistorique donné, sur le patrimoinesocial humain, faisant de ses contra-dictions mêmes un facteur de résis-tance à la baisse tendancielle du tauxde progrès, et pouvant donner à savie un sens non aliéné si l’activité mili-tante est bien objectivement éman-

cipatrice. Certes, toute société aconnu, sous des formes variables, despersonnalités militantes, à côté mêmedes figures, classiques dans la galeriede portraits de l’humanisme, du sage,du héros et du saint. Mais dans lessociétés précapitalistes, où les contra-dictions entre travail concret et tra-vail abstrait étaient loin d’être aussiuniverselles et radicales que dans lecapitalisme [...] il ne pouvait encoreêtre question d’une préfiguration del’individu intégral, et surtout commephénomène de masse. n

« Vie militante et développement de soi sont des termes non pas

antithétiques mais interdépendants. »

*Lucien Sève est philosophe.

Extraits reproduits avec l’aimableautorisation de l’éditeur. Extraits deLucien Sève, Marxisme etpersonnalité, Éditions sociales, 1974,pages 391-392 et 458-460.

1. La vie militante est « un secteurnon dichotomisé de lapersonnalité », c’est-à-dire unsecteur où la personnalité n’est pasdivisée, tiraillée, ici entre intérêt poursoi au détriment des autres et intérêtpour les autres au détriment de soi.

2. Existence épanouie à l’intérieur du système capitaliste. « Certainsindividus, principalement dans laclasse dominante, ont la possibilitéd’échapper à ces contradictions, leurposition privilégiée dans la divisiondu travail et les rapports sociauxpermettant pour l’essentiel à leuractivité sociale de coïncider avec leurvie concrète, aux nécessités externesde s’accorder avec la logique internede leur emploi du temps. » Cet équilibre a pour « corollaireinévitable la déséquilibration parfoiseffroyable de la vie du plus grandnombre ».

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LE BONHEUR COMMUNISTELe bonheur communiste existe. Je l’ai rencontré. Dans un DVD. Où l’on voitcomment les communistes ont fait la fête, tout au long du XXe siècle. Et com-ment leur conception du bonheur a bougé.

PAR GÉRARD STREIFF*

L e bonheur communiste : l’as-sociation de mots semblerascabreuse aux sceptiques ;

d’autres penseront à de belles (etrares) soirées électorales… Le proposde cet article est en vérité précis etlimité : évoquer ces moments de bon-heur que représente pour les com-munistes la fête populaire, singuliè-rement la Fête de L’Humanité, surprès d’un demi-siècle. La chose estrendue possible grâce à la sortie, en2015, d’un DVD intitulé La terre fleurira (Les Mutins de Pangée/ -CinéArchives, 22 €) comprenant unedizaine de films, réalisés entre 1928et 1981, sur diverses fêtes, DVDaccompagné d’un livret de précieuxcommentaires.Bien sûr, les images de la fête sontici choisies, mises en scène, on par-lera d’images de « propagande »,mais justement cette façon de filmeret de montrer nous dit quelquechose de l’imaginaire communiste,de la conception communiste dubonheur.

1928 : un petit film muet, en noir etblanc, traite de la fête dans le parc deGarches, en banlieue parisienne.L’Humanité y tient un stand, à côtéde syndicats et d’associations. Le

cadre est très « vert », très champêtre.Rien d’urbain. Des hommes en cano-tier, des femmes en robe d’été. Defolles farandoles. Des jeux, du sport,des courses en sac, de la drague, desbuvettes, du rire. Une fête sous ten-sion aussi, la police n’est pas loin.

1938 : Manifestation pour le 14 Juillet,poings serrés, sourires tranquilles,l’Espagne au cœur. Ce film réalisé parle PCF est une esquisse de « Journald’actualité » alternatif aux infos domi-nantes de l’époque (Gaumont,Pathé) ; la fête, toujours, l’accordéon,

la guitare, le violon, la java, la valse,et le foulard rouge ; un clin d’œil auTour de France (et à la camionnettede L’Humanité), au travail paysan.

1945 : La Fête de L’Humanité àVincennes met en scène la foule,énorme, vue d’en haut, d’en bas, dedroite et de gauche, la mer humaine.Maurice Thorez y remet la carte dumillionième adhérent à un mineur duNord. 1945 encore : le Cross deL’Humanité. Le sport occupe toujoursune place de choix dans tous ces ras-semblements filmés.

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1953 : L’image privilégie les militantsle temps de la construction de la Fête,sous un soleil glorieux (le film est encouleur) ; ça cloue, ça peint, ça visse,ça épluche, ça boit, ça fume, c’est lagrande fraternité des « constructeurs »de cette ville éphémère.

1954 : Le réalisateur Henri Aisnerpasse par la fiction, par l’intime pourévoquer les enjeux politiques del’époque, l’engagement d’un militantparisien, l’entrée en résistance d’un« homme ordinaire » (en Normandie)et le combat d’une pétulante fermièreberrichonne menacée d’expulsion parl’armée (d’occupation) américaine.Ce film, La terre fleurira (où apparaîtnotamment Paul Préboist), donne sontitre au DVD. Musique de Jean Wiener.

1955 : Cette séquence, qui insiste surle rôle du journal, offre « la valse deL’Humanité », musique de JeanWiener et texte de Pierre Gamarra, surlaquelle danse la foule de la fête de1954.

1960 : Spot publicitaire consacré à Pifle chien, titre fameux de la pressecommuniste.

1969 : Mai 1968 est passé par là, lechangement d’optique ici est net. Laparole est donnée aux participants dela Fête. L’image personnalise, por-traits, gros plans. L’individu commu-niste s’invite sur l’écran. Et les gensprennent volontiers la parole. Il y adu bonheur dans ce dialogue à millevoix, dans cette écoute, cette marquede confiance, ce respect de la parolede l’autre. Superbes scènes de micro-trottoir, place à l’investissement per-sonnel des militants, des citoyens etinsistance sur la convivialité.

1978 : Documentaire (filmé parClaude Thiébaut) dans la rédactionde L’Humanité et à l’imprimerie, lesoir des législatives de 1978.

1981 : Micro-trottoir donnant laparole aux festivaliers, lesquels fontpart de leurs espoirs et de leurs

craintes, peu après l’élection deFrançois Mitterrand.

Derrière ces images, sur un demi-siè-cle donc, le sens de la fête commu-niste, du bonheur communiste(lequel a bien d’autres facettes, cer-tainement), bouge au fil des décen-nies.Il y a toujours dans les ingrédients lafête et le peuple mais aussi, de plusen plus, à côté du collectif, le goût del’individu, de sa parole. C’est à la foisle tous ensemble et le chacun compte,la foule et la citoyenneté. Celui qui ale mieux résumé cet état d’esprit estsans doute Jean-Jacques Rousseau(cité dans le DVD), qui écrivait en 1758dans Lettre à d’Alembert sur les spec-tacles : « C’est en plein air, c’est sousle ciel qu’il faut vous rassembler etvous livrer au doux sentiment du bon-heur. [...] Plantez au milieu d’uneplace un piquet couronné de fleurs,

rassemblez-y le peuple, et vous aurezune fête. Faites mieux encore : don-nez les spectateurs en spectacle, ren-dez-les acteurs eux-mêmes. Faitesque chacun se voie et s’aime dans lesautres, afin que tous en soient mieuxunis. » n

*Gérard Streiff est journaliste ethistorien. Il est docteur en histoirecontemporaine de l'Institut d'étudespolitiques de Paris.

Réagissez aux articles,exposez votre point de vue.

Écrivez à [email protected]

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L a Revue du projet parle peu de sport, pourtant il yaurait beaucoup à dire. Alors que nos sociétés occi-dentales connaissent un chômage et une précarisa-

tion sans cesse croissants, il est un domaine qui semblecurieusement épargné  : le football professionnel. Inflationsalariale, transferts aux sommes délirantes, contrats deparrainage toujours plus impressionnants, les sommessont dépassées chaque jour. Pour beaucoup de personnesissues des quartiers populaires, le foot est devenu un desrares moyens d’échapper à la morosité du quotidien, maisaussi, et surtout, l’une des rares possibilités d’ascensionsociale. Les capitalistes l’ontbien compris. Faisant miroitergloire, célébrité, et argent à pro-fusion, ils ont élevé au rangd’idole le sportif professionnelpour les plus modestes, fidèlesau vieil adage «  du pain et desjeux  ». Exit la figure de l’ouvrierqualifié, cultivé et encarté, jadisédictée comme l’exemple à sui-vre. Aujourd’hui, le modèle estailleurs. Il est à rechercher dansle sportif starisé, footballeur deLigue 1, tennisman, voire tellevedette d’autres sports, deve-nus les nouvelles idolescontemporaines. Ne générali-sons pas, il y a des sportifs dehaut niveau au SMIC. Ce basculement dans l’imaginaire col-lectif constitue un réel bouleversement et traduit uneforme  d’american dream à l’européenne. Pas questiond’épanouissement, juste de réussite financière. Le motd’ordre « footballeur ou chômeur » pour des enfants de tra-vailleurs désœuvrés par la désindustrialisation, beaucoupne voyant plus de possibilité de réussite économique parl’emploi, est devenu une réalité objective.

Dans cette quête d’organisation d’un système profession-nel formant de futurs produits rentables et/ou jetables, lescapitalistes ont su bâtir des machines bien rodées : régle-mentation de l’encadrement, détection systématique desnouveaux talents, sélection minutieuse des meilleurs d’en-tre eux avec obligation de résultats pour rester dans « la courseau rêve ». Cette organisation parfaitement huilée, ayant pourbut ultime l’enrichissement personnel de ceux qui tirent lesficelles, bénéficie, comble du paradoxe, de l’appui des poli-tiques publiques. Alors qu’aujourd’hui, des milliers de struc-tures amateurs peinent à poursuivre leur objectif d’éduca-tion populaire, souvent par faute de financement, les clubsprofessionnels sont considérés comme des vitrines à met-tre en avant et qu’il faut appuyer. Ainsi, régulièrement, sur-tout en football, ils se voient attribuer d’importantes subven-

tions publiques, alors même qu’ils dégagent des excédentsrecords et rétribuent grassement leurs sportifs, souvent àhauteur de plusieurs centaines de milliers d’euros par mois.Le petit club de quartier, qui n’a pas la chance de pouvoircompter sur du matériel de qualité, se verra griller la politessepar le grand club vedette dans le classement des attributionsde subventions annuelles. Alors les politiques publiques, cou-pables ? Ce qui est sûr, c’est qu’au travail social éminemmentpolitique s’est substituée dans l’hémisphère politique uneobligation de rendement, de résultats, avec à la clé une répar-tition financière en fonction des performances. S’en suit une

inévitable fragilisation des struc-tures et pratiques sportives endirection des classes populairesqui n’en ont pourtant jamais euautant besoin.

Autrefois largement investi par lesmilitants politico-associatifs, véhi-culant des notions de solidarité,d’effort, de travail d’équipe et desolidarité, le sport amateur est àson tour emporté par la rechercheabsolue de la performance. Afin departiciper à la course à l’échalote,les « amateurs » en oublient par-fois le rôle social et populaire deleur pratique. Élément constituantd’une société, elle possède une

forte dimension politique qui ne peut être niée. Les forcesprogressistes et communistes, longtemps à l’avant-garded’un sport populaire, devraient en être persuadées, or tropsouvent elles le boudent, en le croyant condamné à l’affai-risme et au bling/bling. La reconquête d’un sport au servicede l’émancipation humaine et débarrassé de sa marchandi-sation passera nécessairement par un investissement mas-sif des forces progressistes. Sinon, le règne des vautours auraencore de beaux jours devant lui.

Il existe déjà d’autres visions de la pratique sportive, avec desinitiatives aujourd’hui non coordonnées qui se mettent peuà peu en place pour permettre au sport de retrouver son rôleinitial. Du  « Spartak lillois » à « l’Internationale de Lyon », il naîtdes volontés militantes de retrouver l’esprit sportif réel, celuide la progression, de l’épanouissement physique et morald’avant l’ère de la financiarisation. Il n’appartient qu’aux forcesprogressistes et communistes de s’y investir massivement. n

Julien Giraudo (Lyon) et Nans Noyer (Vaulx-en-Velin)

Football professionnelet amateur

« La reconquête d’un sport au service

de l’émancipation humaineet débarrassée de sa

marchandisation passeranécessairement par

un investissement massifdes forces progressistes. »

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« Avec la grande consultation nous voulons reconnecter les citoyens à la politique et inversement »Pierre Dharréville*, membre de la direction nationale du PCF est encharge du suivi de la grande consultation citoyenne lancée à l’échellenationale jusqu’à la Fête de L’Humanité. Le congrès est l’occasion de faireun point d’étape de cette initiative structurante de l’activité communistepour les prochains mois qui vise les 500 000 questionnaires remplis.

Le PCF a lancé une grande consulta-tion citoyenne. Quel est son but ?Nous voulons provoquer un grand débatpolitique dans le pays, un débat sur lessolutions face à la crise et à la régressionsociale, un débat sur les préoccupationsdes gens et sur leurs aspirations, un débatsur les idées reçues dans la société, undébat sur nos propositions. Notre atti-tude est double. D’abord une attituded’écoute attentive pour donner vraimentla parole aux hommes et aux femmesqui le souhaiteront. Nous voulons recueil-lir leur parole et la restituer à la sociétépour que la base du débat soit bien ceque vit et ce que veut notre peuple.Ensuite, une attitude de débat pour ouvrirdes possibles et faire grandir la discus-

sion. Nous voulons reconnecter lescitoyennes et citoyens à la politique etinversement. Nous ne pouvons pas lais-ser le débat politique se dérouler ailleurs

que dans la vie, avec toutes les manipu-lations qui se font jour.

500 000 c’est un chiffre considérableC’est vrai, c’est un objectif élevé. Parceque notre ambition politique est élevée.Mais aussi parce que nous avons la forcede cet objectif. Le Parti communiste estsans doute la seule force capable dansle pays de mener une discussion de cetteampleur, de rencontrer et d’échangeravec autant de monde. C’est notre force.C’est une façon pour nous de donnerune efficacité renouvelée à notre forcemilitante, d’être ce parti populaire, enra-ciné sur le terrain. Un peu partout, le mou-vement est en train de prendre. Il fauts’en occuper. Nous ne sommes pas dans

une logique de coup politique. Nous vou-lons frapper fort, c’est vrai, mais nousvoulons aussi engager une relation dura-ble avec des hommes et des femmes en

ENTRETIEN RÉALISÉPAR LÉO PURGUETTE

beaucoup plus grand nombre. Ce n’estpas 500 000 tracts distribués que nousvisons, mais 500 000 rencontres et dis-cussions. À partir de là, nous pourronsrenouveler notre relation avec des tasd’hommes et de femmes dans nos quar-tiers, nos entreprises, nos villes, nos vil-lages, nos campagnes. Renouer le fil, c’esttravailler à l’émergence une force capa-ble de faire bouger les choses et d’in-fluencer de façon beaucoup plus impor-tante le climat politique et les décisions.

Comment s’organise cette consulta-tion sur le terrain ?Les formes de remplissage de l’enquêteet de discussion sont multiples. Nous enavons listé un certain nombre et les com-munistes font preuve de créativité enintégrant la grande consultationcitoyenne dans leur activité. Il y a toutd’abord ce que chacune et chacunpourra faire autour de lui, parmi ses col-lègues, amis, voisins, famille… C’est impor-tant que les militantes et militants puis-sent s’en saisir dans leur entourageproche là où ils sont le mieux connus etreconnus. Et à l’occasion des remisesde cartes, on peut proposer à tout lemonde, même à celles et ceux qui sontplus éloignés de l’activité du Parti de s’enemparer. Il y a ensuite la nécessité deprovoquer un porte-à-porte géant dans

« Nous ne pouvons pas laisserle débat politique se dérouler ailleurs

que dans la vie, avec toutes lesmanipulations qui se font jour. »

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tout le pays, en commençant par lesendroits où nous avons des habitudes.Nous devons aussi rendre la grandeconsultation visible dans les lieux publics,les marchés, les endroits où nous allonsrégulièrement et où les gens passent. Uncertain nombre de fédérations ont faitremplir l’enquête au départ des mani-festations contre la Loi El Khomri… Nouspouvons aussi aller voir les responsablesassociatifs et syndicaux que nousconnaissons, c’est une occasion d’élar-gir le débat avec eux et de l’approfondir.Il y a de nombreuses dispositions d’or-ganisations à prendre et des objectifs àse fixer. Nous avons également mis enplace un site internet dédié (www.lagran-deconsultationcitoyenne.fr) un dispo-sitif sur les réseaux sociaux pour don-ner encore plus d’ampleur à notredémarche. Nous devons réussir ce défi,parce qu’il changera la donne pour lasuite des événements.

Quelles sont les premières remontées ?Tous ceux et celles qui ont essayé sontconquis. Et ils y retournent. Noussommes très bien accueillis. Les genssont contents qu’on leur demande leuravis et qu’on le prenne en considération.Ils ont tellement le sentiment que la poli-tique se fait sans eux ! Pour peu qu’on leleur propose, beaucoup acceptent denous laisser leurs coordonnées pourconnaître la suite et rester en contact.Nous pensons que parmi celles et ceuxque nous rencontrerons, un certain nom-bre vont avoir envie de s’en emparer eux-mêmes. Donc, la démarche plaît, elleréveille, elle interroge. Sur le fond, il esttrop tôt pour donner des résultats. Ceque nous pouvons dire c’est que celaprovoque l’échange. Certains discutentles formules, les idées et c’est cela quinous intéresse. Il y a parfois plus de dif-ficulté à énoncer ses propres proposi-tions, mais nous voulons justement ouvrirl’espace à cela. Certains préfèrent le rem-plir tranquillement et revenir vers nousd’autres préfèrent que nous les accom-pagnions. Rien n’est figé, mais une choseest sûre, notre proposition rencontreune attente.

Votre enquête brasse beaucoup desujets. Comment avez-vous déter-miné les questions ?Remplir ce questionnaire peut prendreun quart d’heure à vingt minutes selonles conditions et la personne. C’est unvrai moment politique parce que nousn’avons pas voulu être superficiels. Nousvoulons permettre d’abord l’expressiondes aspirations de chacun depuis sa vie.Nous voulons ensuite interroger desidées reçues qui structurent les com-portements et les représentations, pourmettre le doigt sur des choses parfois

inconscientes et sur des contradictions.Cela oblige à se positionner, à discuter.Ce n’est pas la partie la plus facile maisil nous a semblé important de ne pasfaire l’impasse. Ensuite, nous évoquonsles propositions des citoyennes et descitoyens pour faire avancer les choses,avant de leur demander leur avis sur lesnôtres. Parfois, il faut les expliquer, on nepeut pas tout dire en une phrase, maisnous donnons à voir d’un certain nom-bre de pistes. Enfin, il y a toute une par-tie de renseignements pour que nouspuissions savoir au final qui aura été tou-ché par notre démarche et pour pouvoiranalyser les résultats. Si les personnesnous laissent leurs coordonnées, c’estmieux, pour garder le contact. Notreenquête s’adresse à toute la populationsans distinctions d’opinions ou de caté-gories. Elle fonctionne très bien dans lesquartiers populaires, comme dans dif-férents milieux professionnels. Les mili-tants savent s’adapter à celui ou cellequi est en face d’eux pour l’aider à expri-mer au mieux son propre avis.

La Fête de l’humanité sera l’occasiond’une grande restitution. Quelle formeprendra-t-elle ? Quelle traductionaura-t-elle pour la suite ?Notre congrès permettra de faire un pointd’étape et de dynamiser notre cam-pagne. Car il s’agit bien d’une campagnepolitique. Et d’une campagne de longuehaleine. Cette enquête a un émetteurqui n’est pas neutre, le Parti communistefrançais. Et la Fête de l’Humanité seraeffectivement l’occasion pour nous derestituer les résultats. Nous sommesaccompagnés par l’institut Viavoice, quiattestera s’il le fallait du sérieux de notredémarche. Les résultats seront renduspublics et le Parti communiste aura à entirer des enseignements pour lancer sesoffensives à venir. il ne s’agit pas simple-ment de parler, mais aussi d’agir. D’ailleurs,sur le terrain, sans attendre la Fête del’Humanité, des premières initiatives dedépouillement pourront se tenir avec lapopulation pour discuter les résultats,s’interroger ensemble, collectivementet peut-être engager des actions com-munes sur les sujets qui auront le plusmobilisé les débats.

*Pierre Dharréville est secrétaire dela fédération des Bouches-du-Rhônedu PCF.

Vous parlez d’un mandat populaire.Mais qui pourra le porter ?La grande consultation citoyenne meten discussion un certain nombre de pro-positions portées par le Parti commu-niste français. Ces propositions, nousvoulons qu’elles fassent débat dans lasociété. Il y a par exemple un débat quimonte aussi parce que nous nous ysommes attelés depuis plusieurs annéessur les écarts de rémunération. Nos par-lementaires portent une proposition deloi, avec Gaby Charroux. Notre enquêtecomporte une proposition sur la ques-tion. Nous ne devons pas laisser lesforces dominantes établir le calendrieret les thèmes du débat public et du débatpopulaire. À travers nos initiatives, nousvoulons définir la base d’un mandat pourune alternative de gauche. Ce mandatdoit être établi avec les gens eux-mêmes.Nous y versons notre contribution, maisnous voulons vraiment solliciter leur par-ticipation active. Il y en a assez de voir lapolitique s’affranchir de la volonté géné-rale et des aspirations populaires. Donc,il faut faire monter le débat pour qu’émer-gent des aspirations majoritaires etqu’elles soient les plus progressistes pos-sible. Nous ne sommes pas dans unelogique de délégation de pouvoir où l’ondépossède les gens de leurs droits etpouvoirs de citoyens. C’est tout un peu-ple qui devra porter ce mandat et le fairevivre. Nous voyons bien avec ce qui esten train de se passer qu’il faut un mou-vement populaire fort, et le Front popu-laire nous a enseigné ce que cela peutproduire en actes politiques. Il y aura desélections présidentielles et législatives,auxquelles participeront des hommeset des femmes, parmi lesquels des can-didats et des élus qui pourront s’appuyersur la force collective, sur des aspira-tions réellement exprimées, discutéeset portées. Alors ce ne seront pas desfigues du même panier. n

Initiative publique de consultation àClermont-Ferrand.

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PROPOS RECUEILLIS PAR QUENTIN CORZANI

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Où en est l’industrie française ?Contrairement aux incantations deFrançois Hollande sur le thème « ça vamieux », notre appareil productif conti-nue de s’affaiblir. Nous avons atteint desniveaux extrêmement préoccupants. Sila production manufacturière a aug-menté de 1,7 % en 2015 puis de 0,8 % enjanvier 2016 sous l’influence de la baissedu prix du pétrole et de celle du taux dechange de l’euro, les chiffres de février(– 0,9 %) puis de mars (– 0,9 % à nou-veau) sont venus tempérer les appré-ciations enthousiastes qui avaientaccompagné ces statistiques. Plus fon-damentalement, la courbe de la produc-tion industrielle reste toujours à un niveaubas et inquiétant. Elle se situait, selonl’INSEE, à un indice 120 en 2001, à 117 en2008, elle n’est plus qu’à 104 en ce début2016. C’est le reflet d’une perte de subs-tance grave et structurelle de notre appa-reil productif.En lien étroit avec ce constat, l’année2015 et le premier trimestre 2016 ontété marqués par une aggravation trèsforte des attaques contre des groupes

industriels exerçant une influencemajeure sur la capacité productive denotre pays et sur l’emploi. ALSTOM,ALCATEL, SANOFI, STMicroelectronics,AREVA, TECHNIP et bien d’autres sontvenus défrayer la chronique des sup-pressions d’emplois, des fermetures desites ou des disparitions pures et sim-ples. C’est peu de dire que nous avonsrarement connu un contexte aussi graveavec en même temps un gouvernementparticulièrement indifférent à ces enjeux

et un patronat dont le logiciel reste plusque jamais structuré par les critères derentabilité du capital, la baisse descharges et la diminution du coût du tra-vail. La gravité de la situation est d’au-

tant plus grande qu’en parlant des grandsgroupes, nous parlons aussi des sous-traitants et de l’économie locale sacca-gée par la diminution d’activité quirésulte de ces opérations.Face à cette situation, l’émergence desstart-up de l’industrie numérique ne faitpas, à elle seule, le poids pour contre-balancer cet affaiblissement. Il est bienévidemment indispensable de soute-nir les activités liées à la révolution numé-rique. Cela implique un renforcement

conséquent de l’action publique enmatière de formation et de recherche.Cela implique également de tourner lesystème financier vers l’investissementcréateur d’activités et d’emplois alors

L’industrie française a encore un avenir !Après avoir dressé un rapide tableau de l’industrie française, Alain Obadia,responsable aux questions industrielles pour le PCF, dégage les propositionscommunistes face aux défis que ce secteur rencontre : les considérationsécologiques, les nouvelles formes de production (autoproduction), l’écono-mie numérique et l’économie de service.

« L’année 2015 et le premier trimestre 2016ont été marqués par une aggravation

très forte des attaques contre des groupes industriels »

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sles échanges extérieurs sont une néces-sité. Ils contribuent à la réponse à desbesoins plus diversifiés, ils accroissentles possibilités de choix, ils sont égale-ment un élément d’ouverture mutuelleentre les différents peuples. Mais ils nepeuvent être structurellement déséqui-librés trop longtemps et dans de tropgrandes proportions car l’appauvrisse-ment des pays importateurs en est laconséquence. Nous devons donc nousplacer en situation de subvenir à une partsuffisante de nos besoins et de com-penser nos importations par un volumed’exportations comparable. Tel n’est pasle cas actuellement.

La définition des produits et des servicesnécessaires est fondée, là encore, surl’expression des besoins au travers de lademande des populations, des entre-prises, des services publics et des admi-nistrations. Notre conception est fon-dée sur le dépassement du marché passur sa négation bureaucratique. Maisl’État et les collectivités territoriales ont

un rôle particulier à jouer. Ils détermi-nent tout d’abord la demande en matièred’équipements collectifs du pays et desterritoires. Ils la déterminent égalementpour le fonctionnement des servicespublics : éducation, santé, transports,recherche, culture, ou encore logementsocial et urbanisme. Nous nous battonspour que cette définition associe lescitoyens à tous les niveaux grâce à despouvoirs nouveaux d’intervention et àune conception de la démocratie pro-fondément revisitée. Nous savons tousqu’aujourd’hui la tendance est à la confis-cation de la décision démocratique parune infime minorité au service des stra-

tégies du capital. Pourtant, ce terrain delutte doit être considéré comme priori-taire. Les pouvoirs publics devraientcontribuer également à la définition desbesoins concernant les activités les plusstructurantes, celles qui conditionnentl’avenir notamment. Ce n’est plus le caspuisque les thèses libérales sontaujourd’hui le dogme des gouvernements

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qu’aujourd’hui il est plus facile de fairefinancer des opérations spéculatives àhaut rendement. Cela nous renvoie auxpropositions sur lesquelles nous nousbattons pour la constitution d’un pôlepublic financier et de fonds régionaux,national et européen pour le dévelop-pement social et écologique. Notonsaussi que la révolution numériqueconcerne en réalité toutes les activitésproductives et de service et que sondéveloppement doit aller de pair avecdes droits nouveaux pour les salariésafin que ses potentialités de progrèshumain ne soient pas dévoyées au ser-vice des seuls actionnaires.

Notre objectif, en tant que PCF, est-ilde réindustrialiser la France ? Pour queltype d’industrie, pour produire queltype de bien ?Notre objectif est avant tout de répon-dre aux besoins de la population et dupays pour le présent comme pour l’ave-nir. Cet objectif est partie constitutived’une conception du développementsocial, écologique et solidaire fondée surle progrès humain. La production debiens et de services est donc un moyenet non une fin en soi. Mais ce moyen estessentiel car si nous ne sommes plus encapacité d’assurer les productionsnécessaires, il nous faut soit les impor-ter ou renoncer à ce que des besoins quise manifestent soient satisfaits. Un tauxtrop élevé d’importations contribue àappauvrir le pays et n’est pas soutena-ble sur le long terme. Bien évidemment,

« Nous devons  nous placer en situation de subvenir à une part suffisante de nos besoins et de compenser nos importations par un volume

d’exportations comparable. »

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depuis plusieurs décennies. Mais celareste indispensable ; d’où l’importancede notre bataille pour une planificationprofondément rénovée et démocrati-sée. De surcroît, il est bien clair que leséquipements collectifs et les servicespublics sont étroitement liés à la déter-mination des budgets publics aux diffé-rents niveaux et donc à la nécessitéabsolue de rompre avec les politiquesd’austérité en cours en France et enEurope. Les autorités publiques ont uneautre responsabilité qui consiste àintervenir sur les modes de consomma-tion. Nous savons à quel point le coupleconsumérisme/productivisme perver-tit notre vie quotidienne au service de laseule rentabilité financière. Bien évi-demment, cette question ne peut trou-ver sa solution par une intervention admi-nistrative de l’État. Ce serait ouvrir laporte à une police des modes de vie,voire des mœurs dont nous ne voulonspas. Dépasser le consumérisme impliqueune bataille de conviction qui comportede multiples dimensions. En revanche,les pouvoirs publics peuvent et doivententraver le développement de consom-mation qui risqueraient d’engendrer desconséquences sociales, sanitaires ouécologiques négatives. Ils doivent impo-ser des normes de sécurité indispensa-bles pour la commercialisation, interdirecertains produits ou composants ouencore dissuader certaines consomma-

tions par des taxations appropriées.Plus globalement, la structuration desgrandes priorités en matière de produc-tion de biens et de services devrait s’ap-puyer sur la démarche de planificationdémocratique novatrice que nous pro-posons. Cette dernière repose sur despouvoirs nouveaux des salariés dans lesentreprises et une intervention inéditedes élus et des populations dans la défi-nition de stratégies de développementterritorial. C’est de cette manière quenous concevons la mise en place de lapolitique industrielle qui manque si cruel-lement au pays.

L’industrie peut-elle encore offrir desperspectives d’emplois ? Ne pouvons-nous pas nous en passer en dévelop-pant, par exemple, les services maiségalement de nouveaux secteurs éco-nomiques ?Il est important de comprendre que l’in-dustrie d’aujourd’hui est totalementimbriquée dans les services. Acheter un

smartphone ou un ordinateur, c’est enréalité acheter un package bien/ser-vices complètement inséparable. C’estde plus en plus le cas dans d’autres sec-teurs tels que l’électroménager, l’auto-mobile, et bien évidemment toutes lesactivités dédiées à un public profession-nel. Plus profondément, la révolutionnumérique se traduit par une pénétra-tion progressive de l’informatique et deslogiciels dans toutes les activités. Autourde la notion de plateforme, la distinc-tion industrie/ services est en train dese dissoudre. Nous sommes entrés dansune configuration productive qui est deplus en plus celle d’un continuum recher -che/production/ services. Bien évidem-

ment les stratégies de rentabilité desgrands groupes peuvent conduire à desphénomènes de séparation organisa-tionnelle ou juridique des activités(externalisation, filialisation, etc.) Il n’em-pêche que dans la réalité du processusde travail, elles restent profondémentliées. Ainsi, l’industrie peut générer del’emploi en France et en Europe à condi-tion d’effectuer les efforts d’investisse-ment nécessaires pour proposer desensembles de biens et de services effi-caces situés aux articulations straté-giques correspondant aux besoinscontemporains. Contrairement à lamythologie développée depuis près detrente ans, la stratégie d’emploi du paysne doit pas se concentrer sur les seulsemplois non qualifiés et non délocali-sables mais aussi sur les emplois dehaute qualification correspondantnotamment à la révolution numérique.Celle-ci doit être considérée dans toutesa dimension, liée par conséquent à l’ac-tivité productive.

Les fab-labs, les imprimantes 3D etplus généralement le développementde l’autoproduction et de la fabrica-tion collaborative ne remettent-ilspas en cause l’idée même d’industrie ?Comment intégrons-nous ces nou-velles formes de production dansnotre projet ?Les imprimantes 3D ne sont que desoutils technologiques. Elles sont en voied’intégration assez rapide dans les sitesindustriels où elles sont pertinentes(notamment dans le secteur aéronau-tique). Bien sûr, elles peuvent être dedimensions modestes et favoriser l’au-toproduction. Ces nouvelles formes deproduction rendues possibles par l’évo-lution technologique sont partie inté-grante de notre projet. Nous sommestrès actifs pour favoriser le développe-ment des fab-labs, comme l’a illustrérécemment la tenue des états générauxde la révolution numérique organisés parnotre parti. Ce qui nous semble particu-lièrement intéressant est leur capacitéde travailler dans une logique de coopé-ration fondée sur l’intérêt mutuel, surl’échange, sur la promotion du bien com-mun. Cela ne remet nullement en cause« l’idée même d’industrie ». Celle-ci peutprendre de multiples formes. Elle nes’identifie pas seulement aux grandsgroupes. Dans le secteur industriel ilexiste aussi de nombreuses PME, desentreprises coopératives dont nous sou-tenons les conditions d’existence ainsique les principes démocratiques qui sontà l’origine de leur création. Elles sont par-tie intégrante du développement del’économie sociale et solidaire que nousappuyons. Le développement industrielpeut revêtir des formes d’organisationmultiples. Dans cet ensemble, nous n’ou-blions pas non plus l’indispensable trans-formation de la gestion des grandesentreprises. Certaines d’entre ellesdevraient faire l’objet de nationalisationsdémocratiques, d’autres devraient inté-grer des pôles publics, toutes devraientbénéficier de nouveaux pouvoirs d’in-tervention des salariés.

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« Le couple consumérisme/productivismepervertit notre vie quotidienne au service

de la seule rentabilité financière. »

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La crise des migrants est mondiale : tous les conti-nents sont touchés, d’autant que, pour l’essen-tiel, ces mouvements migratoires qui atteignent

des records historiques restent cantonnés pour 80 %d’entre eux du Sud vers le Sud. Il y a donc aussi dessolutions mondiales à mettre en œuvre. Alors com-ment répondre à cette vaste entreprise de falsificationqui vise à brouiller les cartes et conduit dans l’impassealors qu’il est urgent d’agir. Le PCF avance des propo-sitions. Il s’agit de changer de logique mais il y a despolitiques possibles aujourd’hui. J’en soulignerai troisà engager d’un même mouvement :• D’abord, les migrants ont des droits fixés par des ins-titutions internationales et ratifiés par les États quiont la responsabilité de les mettre en œuvre. Il fautsouligner le courage, le dévouement des associations,des militants, des élus qui agissent pour le respect desdroits et de la dignité des migrants. C’est eux que legouvernement doit écouter et appuyer.• La politique d’austérité en dégradant les conditionsde vie et de travail s’en prend à tout ce qui concourt àfaire vivre les valeurs d’égalité et de fraternité, moteursdu vivre ensemble : le travail, les services publics, ledroit au logement et à l’éducation, à la santé, les droitscollectifs et individuels. L’asphyxie budgétaire du pays

et de nos collectivités territoriales ne mène qu’à plusd’inégalités et d’injustices.• Enfin, c’est toute la politique extérieure françaisequ’il faut changer. Les migrations qui augmentent auplan mondial ont une triple origine : fuir les conflitset les violences ; échapper à la misère pour assurer àsa famille une vie meilleure et aux dérèglements cli-matiques que nos modes de développement et de pro-duction, mais aussi les règles du « libre-échange »,engendrent. S’attaquer aux causes c’est donc promou-voir un nouvel ordre mondial, basé sur la paix et ledéveloppement et le recul des inégalités que provoqueune mondialisation capitaliste prédatrice, c’est aussicommencer à s’attaquer au terreau du fondamenta-lisme religieux et du terrorisme. Ainsi, que la guerrecesse en Syrie, et des milliers de Syriens pourraientretrouver leur pays. Français et immigrés partagentun intérêt commun, celui de construire une sociétéde justice, de partage, de mise en commun, quiréponde aux aspirations de tous les citoyens à égalitéde droits et de libertés.C’est de ce côté que se trouve l’avenir, un avenir pourchacun d’entre nous. nLydia Samarbakhsh, Lettre des relations internationales,spécial migrants, mars 2016

PUBLICATION DES SECTEURS

Une « industrie verte » est-elle possible ?Une industrie intégrant pleinement lapréoccupation écologique est indispen-sable et elle est possible. Il serait irréa-liste dans le cadre de cet entretien dedétailler les multiples technologies quipermettent de lutter contre les pollu-tions engendrées par l’activité indus-trielle, de limiter la consommationd’énergie grâce aux efforts d’efficacité

énergétique, d’éviter les gâchis dematières et de matières premières ouencore de trouver des substituts à desressources rares et non renouvelables.Elles existent dans de nombreuxdomaines. Le principal obstacle à leurdéveloppement réside dans la résis-

tance des directions d’entreprises àconsentir les efforts financiers néces-saires. Nous retrouvons toujours la loide la rentabilité financière. Il en va demême s’agissant de l’interdiction desprocédés qui provoquent la fameuseobsolescence programmée limitant ladurée de vie des produits. Ce sont descombats concrets que nous devonsimpérativement mener. Ils s’inscriventdans une conception plus globale du

développement industriel d’au-jourd’hui : celle de l’économie circu-laire qui doit prendre en compte de laconception à tous les stades de la pro-duction l’impératif de la responsabilitésociale et écologique. n

LA « ROUTE DES BALKANS » EST COMME L’ENFER

« Une industrie intégrant pleinement la préoccupation écologique est

indispensable et elle est possible. »

Disponible sur projet.pcf.fr/71356Le n° spécial compte rendu de laConvention nationale du PCF sur l’industrie.

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L’ enquête réalisée début marsauprès de 2 000 personnespar Harris avait été comman-dée par Valeurs actuelles, unjournal très à droite. L’enquêteest par moments complai-

sante (commanditaire oblige) mais lerésultat mérite notre attention.Harris s’est interessé aux sondés se défi-nissant eux-mêmes comme « de droite »,soit des personnes qui, sur un axe poli-tique, se positionnent « au centre-droit »,« à droite » ou « très à droite ». Les auto-définitions sont variées. Certains sedisent « contre la gauche », ce qui estdavantage le cas des sondés Front natio-nal. D’autres mettent en avant des valeursde « respect », chez des gens de l’Uniondes démocrates et indépendants notam-ment, ou de « travail », ce qui est beau-coup le cas des sympathisants LesRépublicains (LR).La note détaillée de Harris souligneensuite qu’une des caractéristiques quireviennent le plus, au Modem par exem-ple, c’est : « être de droite, c’est êtrelibéral ».77 % des personnes se déclarant prochesde la droite se définissent comme libé-rales (dont 22  % tout à fait). Ils sontencore 70 % à se définir comme « gaul-listes » (28 % tout à fait) et 63 % « natio-nalistes » (20 % tout à fait). Moins d’untiers se disent « souverainistes ». Lessondés Front national, ici, se distinguent :ils sont « nationalistes » à 84 %, « souve-rainistes » à 45 %, « libéraux » à 60 % et« gaullistes » à 61 %.

Être de droiteC’est quoi « être de droite » ? L’institut Harris Interactive a interrogé un largepanel pour savoir ce que les Français pensent de la droite et surtout pourmesurer l’état d’esprit des personnes qui s’autodéfinissent comme « dedroite » : valeurs, propositions, modèles…

Dans la hiérarchie des valeurs de droite,on trouve « la liberté » (64 %), le « tra-vail » (62 %), la « famille » (60 %). L’égalitén’est pointée qu’à 44 % et la fraternitéà 38 %.Curieusement, si les gens de droite sedisent « libéraux », le « libéralisme » n’ala cote que chez 24 % des sondés (15 %au FN). Comme si ces gens, libéraux dansl’âme, avaient honte du libéralisme.La note Harris montre ensuite que lesgens de droite privilégient plus les valeurs« liées à une exigence individuelle » (tra-vail 62 %, responsabilité 59 %, mérite57 %) que les valeurs évoquant « un ordrecollectif » (sécurité 58 %, éducation 57 %,justice 51 %).L’État n’est connoté très positivement

que par 26 % d’entre eux, chiffre faiblequi s’explique en partie par l’image del’État-Hollande chez ces personnes maissurtout par une détestation croissantede l’État. Une posture très idéologiquealors que la droite prétend tenir à dis-tance les «  idéologies » dont la coted’amour est faible : conservatisme 10 %,capitalisme 10 %, féminisme 17 %, libé-ralisme 24 %, humanisme 35 %.« La religion est perçue avec ambiva-lence », dit Harris : 13 % des sondés dedroite en ont une image très positive

PAR GÉRARD STREIFF

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mais 37 % saluent la « laïcité » (comprissans doute dans un sens étroit).Les valeurs financières (marché, argent)n’ont une connotation « très positive »que chez un sondé sur cinq, les « fron-tistes » se montrant un peu plus séduitsque les autres électorats de droite.

LES TROIS DROITESQuand on les interroge sur 2017, ces son-dés de droite sont, à l’égard de leur can-didat, dans une double attente : au planpolitique, la répression ; au plan écono-mique, le recul de l’État.Ils disent souhaiter « une intransigeanceenvers des figures incarnant à leurs yeuxune certaine dérive » : comme mesuresprioritaires, ils optent, pêle-mêle, pourfrapper d’inéligibilité tout élu condamnépour détournement de fonds publics,corruption ou fraude fiscale (77 %), sup-primer les aides sociales aux personnesreconnues coupables de fraudes (76 %),expulser les délinquants étrangers (72 %),supprimer l’aide médicale aux étrangersen situation irrégulière (61 %).La volonté de réduire le poids de l’Étatdans l’économie est forte : il faut allégerles cotisations sociales des entreprises(72 %), diminuer la dette de la France(71 %), réduire les impôts (61 %).Là est le socle de base du citoyen dedroite modèle 2016 : libéral et autoritaire.Avec un rapport ambivalent à l’État. Onveut à la fois que l’État s’affirme pourréprimer et que l’État s’efface en éco-nomie.

Mais là encore, nuançons : la femme,l’homme de droite est libéral avec desnuances. Une personne de droite surdeux souhaite abroger en priorité les35 heures (51 %), certes ; et elle attend« des réformes en profondeur du sys-

« On veut à la foisque l’État s’affirme

pour réprimer etque l’État s’efface

en économie. »

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tème social français » comme la fin dustatut de fonctionnaire (47 %), la réduc-tion des contrôles pour les entreprises(36 %), mais elle ne juge « pas prioritaire »de remettre en cause les fondementsdu modèle social français, pour repren-dre la formulation des sondeurs.La suppression de l’ISF n’est prioritaireque pour 28 % des sondés ; donner auxFrançais le choix entre la Sécurité socialeet une assurance privée n’est prioritaireque pour 22 %.

De la même manière, cet électorat nejuge pas « particulièrement prioritaire »de revenir sur les lois de l’ère Hollande,

sont les plages de Normandie (40 %),Versailles (33 %) ou l’Arc de Triomphe(31  %), les espaces religieux venantensuite : Notre-Dame de Paris (28 %), leMont-Saint-Michel (20 %) ou le Sacré-Cœur (8 %). Douaumont est cité par 16 %,comme la place de la République. SuiventColombey-les-Deux-Églises (13), le Mont-Valérien (8) comme le Puy du Fou.Quant aux personnalités de droite lesplus saluées, on trouve dans l’ordre AlainJuppé, Le Maire, Nicolas Sarkozy etMarine Le Pen.

L’enquête permet aussi, selon les son-deurs, de distinguer plusieurs famillesde droite. On se souvient que RenéRémond, dans un ouvrage qui reste,depuis 1954, la bible des étudiants ensciences politiques, Les Droites en France(voir encadré) évoquait trois familles dedroite, issues de 1789 : les légitimistes,les orléanistes et les bonapartistes.Au-delà de valeurs qui leur sont large-ment communes (libéralisme, individua-lisme), Harris croit utile de repérer éga-lement trois droites. La première, disonscentriste, plutôt Modem et UDI, se ditlibérale mais pas nationaliste ; il fautmoins d’État, pas forcément plus derépression. La deuxième, majoritaire-ment LR, se présente comme libérale etgaulliste. La troisième, qui penche versle FN mais mord sur LR, se dit nationa-liste, ou souverainiste, répressive et anti-européenne. n

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ce qui peut se comprendre concernantles axes sociaux libéraux du pouvoir, maisseuls 20 % par exemple se prononcentpour l’abrogation de la loi sur le mariageet l’adoption pour les couples homo-sexuels.Quelles sont les figures historiques quihantent cette population de droite ?Jeanne d’Arc (67 %), associée à l’idée de« libération » de la France, Henri IV (34 %),Napoléon (20 %) et Louis XIV (18 %). Bref,un imaginaire entre le Moyen Âge etl’époque moderne, les contemporainsvenant loin derrière : Clemenceau (12 %),de Gaulle (9 %), comme Clovis…Les lieux de mémoire privilégiés à droite

LES TROIS DROITES DE RENÉ RÉMONDDans Les Droites en France, René Rémond développe sa démonstrationautour de trois axes. D’une part, il affirme que la dualité droite/gauchestructure la vie politique en France, ce qui était contesté à l’époque dela première publication en 1954 (droite et gauche étaient alors diviséeset les gouvernements au pouvoir reposaient sur des majorités parle-mentaires larges à cheval sur la droite et la gauche). D’autre part, il avanceune thèse novatrice selon laquelle il n’y aurait pas en France une seuledroite, mais trois, issues des conflits de la Révolution française : légiti-miste (droite contre-révolutionnaire), orléaniste (droite libérale) etbonapartiste (droite césarienne). Tout au long de son ouvrage, il s’ef-force de retrouver dans chaque courant de la droite l’essence de cestrois idéologies, et analyse successivement les divers avatars de la droitepour y déceler l’héritage du légitimisme, de l’orléanisme et du bonapar-tisme. Ainsi, troisième axe, son étude met en évidence une continuité,une filiation entre les diverses expressions de chacune de ces tendancesau sein de la droite depuis le début du XIXe siècle. Ainsi, le régime de Vichyse rattache essentiellement à la droite contre-révolutionnaire ; AntoinePinay ou Valéry Giscard d’Estaing relèvent de la filiation orléaniste et legaullisme est issu du bonapartisme.

Sources Wikipédia

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Selon que vous serezroutier ou policier…

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Ce mercredi 18 mai, donc, le13 h de Jean-Pierre Pernauts’ouvre par deux sujetsconsacrés aux routiers et auxcheminots mobilisés.

AMUSE-BOUCHEÀ propos des routiers, TF1 a choisi unangle… original : s’intéresser, non auxmotifs de la grève, mais à ses consé-quences. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : dans un reportage d’1 min.25, 1 min. 15 (soit près de 90 % dutemps) est consacrée aux répercus-sions de la grève des routiers au Havre,avec entre autres les embouteillageset le début de pénurie de carburant.L’inévitable micro-trottoir donne laparole à plusieurs automobilistes, for-cément en colère, durant 25 sec. Etmême si 10 sec. sont généreusementaccordées au cosecrétaire de l’unionlocale CGT, on ne saura à peu près riendes motifs de la grève et des revendi-cations des grévistes.

Puis vient le tour des cheminots. Ouplutôt des « usagers ». Dans le lance-ment d’un sujet lui aussi exclusivement

occupé par les conséquences de lagrève, Jean-Pierre Pernaut précise :« motif de ce conflit : les négociationssur les règles de travail des chemi-nots ». C’est tout ? C’est tout. Et l’onn’en apprendra pas davantage dans le« reportage » tourné en gare deToulouse, dont plus de la moitié dutemps (40 sec.) consiste en… un micro-trottoir réalisé auprès des « usagers ».Aucun cheminot ou représentant descheminots n’est interrogé. On ne sauradonc rien, là encore, des motivationsdes grévistes. On apprendra toutefoisqu’ils sont 15 % « selon la direction ». Etselon les syndicats ? Mystère.

« UNE MOBILISATIONEXCEPTIONNELLE »Après ces amuse-bouches vientl’heure de la mobilisation « exception-nelle », selon les termes de Jean-PierrePernaut, des policiers. Une fois n’estpas coutume, le présentateur du JT deTF1 prend le temps de détailler lesmotifs de la mobilisation dans un lance-ment explicatif de 35 sec., durant lequelon apprend, entre autres, que les ras-semblements sont « à l’appel de tous

les syndicats de policiers, excédés pardeux mois de violences dans les mani-festations contre la loi travail », que « les

policiers veulent dire leur désarroi » etque « c’est toute une profession qui sesent dénigrée et insultée, y compris parles affiches de la CGT il y a quelquesjours ».Le reportage qui suit est tout à la gloiredes policiers, et la parole est donnée àdeux représentants syndicaux (Allian -ce et le Syndicat des commissaires depolice), qui peuvent s’exprimer durantplus de 30 sec. sur les raisons de leurmobilisation. Retour plateau, et Jean-Pierre Pernaut questionne, en duplex,Pierre Baretti, en direct de la place de laRépublique. La réponse de ce derniermérite d’être reproduite in extenso :

C’est vraiment une première dugenre puisque là ce n’est pas unemanifestation catégorielle. Un moisavant les attentats, le 14 octobre,place Vendôme, les policiersavaient manifesté pour desmoyens. Cette fois-ci, c’est vrai-ment plus qu’un coup de gueule,c’est un signal d’alarme au gouver-nement en disant « nous on nousdénigre systématiquement, noussommes visés, nous sommes descibles d’une minorité violente, nousn’accepterons pas ça plus long-temps ». C’est bien ce qu’ils sontvenus dire. Et les chiffres que vousavez rappelés, 350 blessés chez lesCRS, les gendarmes mobiles et lespoliciers en civil, sont là pour toutdire, il y a eu des manifestationsextrêmement violentes, les poli-ciers qui ont pris des pavés, desfusées de détresse, bref, toutes lesmunitions à la disposition d’une

PAR JULIEN SALINGUE*

Le mercredi 18 mai 2016 étaient organisés, dans plusieurs villes de France, desrassemblements contre la « haine anti-flics », à l’initiative de plusieurs syndi-cats de policiers. Une telle mobilisation ne pouvait manquer d’attirer l’atten-tion des grands média. L’occasion pour ACRIMED de comparer le traitement,dans le 13 h de TF1, de la mobilisation policière avec celui d’autres mobilisa-tions organisées le même jour : celle des routiers et celle des cheminots.

Chaque mois, La Revue du projet donne carte blanche à l’association ACRIMED(Action-CRItique-MÉDias) qui, par sa veille attentive et sa critique indépendante,est l’incontournable observatoire des média.

« Aucun cheminot ou représentant des cheminots n’est interrogé.

On ne saura donc rien, là encore, des motivations des grévistes. »

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frange extrêmement violente. Lespoliciers surtout nous disent autourde nous aussi qu’ils aimeraient êtremieux commandés, plus vite, pourpouvoir réagir non pas pour répri-mer, mais pour éviter ces grandsdébordements. Il y a eu d’ailleursune grande vidéo, derrière nous, quia été diffusée, pour dire non à lahaine du flic, non à ce que tous lespoliciers de France ressentent,cette peur, cette haine du flic, c’estcela qu’ils veulent dénonceraujourd’hui.

A-t-on vraiment besoin d’insister surl’exceptionnelle empathie du journalistede TF1, visiblement de tout cœur avecles policiers mobilisés ? Et surtout, est-ilnécessaire de souligner à quel point leJT de Jean-Pierre Pernaut illustre,jusqu’à l’excès, le « deux poids deuxmesures » dans le traitement des mobi-lisations, selon qu’il s’agisse de chemi-nots (et de routiers) ou de policiers ?

REMONTER LE MORAL DE LA POLICEAprès Paris (et 25 sec. de BernardCazeneuve déclarant son soutien auxpoliciers), TF1 nous propose quelquesimages de la mobilisation des policiers àNantes (« où il y a eu tant de violenceslors des manifestations de ces der-nières semaines »). Puis Jean-PierrePernaut évoque le sondage publié parLe Parisien le 18 mai au matin, selonlequel 82 % des personnes interrogéesauraient « une bonne opinion des poli-ciers ». Selon le présentateur du JT,« [les policiers mobilisés] dénoncent lahaine anti-flics et une immense majo-rité de Français les soutient. Dans unsondage publié ce matin par Le Parisien,82 % des Français ont une bonne opi-nion de la police et 91 % comprennentleur ras-le-bol d’aujourd’hui ». Unequestion aurait-elle été posée concer-nant la mobilisation du 18 mai ?Vérification faite, non. Les 91 % corres-pondent en réalité au taux de réponsefavorable à la question suivante : « Avecl’état d’urgence qui dure depuis des

mois, le mouvement Nuit debout et lesmanifestations contre la loi El Khomri,de plus en plus de policiers disent res-sentir du ras-le-bol et de la fatigue phy-sique et morale. Vous, personnelle-ment, les comprenez-vous ? » La ques-tion, dont la formulation est déjà fortdiscutable, ne porte donc absolumentpas sur la mobilisation du 18 mai qui

dénonce, rappelons-le, la « haine anti-flics ». Mais ce n’est pas un problèmepour Jean-Pierre Pernaut, qui réussit àtransformer les réponses à cette ques-tion en soutien à la mobilisation…Suit alors un court reportage réalisé àLille, destiné à illustrer les résultats dusondage, avec un inévitable… micro-trottoir. Durant 35 sec., des passantss’expriment et témoignent de leurconfiance, de leur soutien, de leurempathie pour les policiers. Et, pourterminer en fanfare, la journaliste nousapprend que « même chez les plusjeunes, l’image du policier qui secourtet protège existe encore ». Preuve àl’appui (?) avec le témoignage d’unjeune, sans aucun doute choisi auhasard, qui affirme, dans un courtextrait de 7 sec., qu’il n’a « pas de raisonparticulière de ne pas aimer la police ».CQFD.La conclusion de ces 6 min. 30 consa-crées à la mobilisation policière peutalors être énoncée : « De quoi peut-êtreremonter un peu le moral des forces del’ordre, en plein état d’urgence depuisplusieurs mois. » « Remonter le moraldes forces de l’ordre » : tel était sansdoute l’objectif du JT de Jean-PierrePernaut. Mission accomplie ?

On l’aura compris : sur TF1, une mobili-sation n’est pas égale à une autre. Et enl’occurrence, la chaîne privée n’estqu’un exemple représentatif de pra-tiques médiatiques malheureusementbien partagées : dans l’article dont cetexte est extrait, intitulé « TF1 etFrance 2 au secours des mal-aimés dela police », disponible sur le site

d’ACRIMED, on pourra en effet consta-ter que le service public ne fait guèremieux. Mais paradoxalement, la cou-verture des rassemblements policiersdémontre, jusqu’à l’excès, que le maltraitement médiatique des mobilisa-tions sociales n’est pas une fatalité.Sans aller jusqu’à demander aux jour-nalistes de faire preuve d’autant d’em-pathie à l’égard des cheminots, desroutiers, voire des étudiants ou desenseignants, qu’ils en ont montré àl’égard des policiers, car tel n’est pas lerôle d’un média d’information, on seprend à rêver qu’à l’avenir, les mobilisa-tions sociales bénéficient d’un traite-ment aussi « fourni » et précis quantaux motivations des grévistes et/ou desmanifestants, chiffres et interviews àl’appui, et que les téléspectateurssoient aussi bien renseignés qu’ils l’ontété le 18 mai à propos des policiers mal-aimés. Peut-être lors de la prochainemanifestation contre les violences poli-cières ? n

« Le JT de Jean-Pierre Pernaut illustre,jusqu’à l’excès, le “deux poids deux

mesures” dans le traitement desmobilisations, selon qu’il s’agisse de

cheminots ou de policiers. »

*Julien Salingue est co-animateurd’ACRIMED.

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PAR AMANDINE PHILIPPE

Le Front national, parti politique françaisofficiellement fondé en 1972, a longtempstenu un discours explicitement sexiste,raciste et homophobe. Son programmeest caractérisé par la promotion devaleurs traditionnelles où les femmesétaient essentiellement caractériséespar un rôle reproducteur, au service d’unenation viriliste, et cantonné à la sphèredu foyer familial. Les propos suivants deJean-Marie Le Pen en 2014 résumentcette idée  : «  Il faut convaincre lesfemmes de notre peuple de l’absoluenécessité d’assumer leur fonction dereproduction. » Ces prises de positionont été inhibitrices du vote des femmespour le FN. Comme le montre MarietteSineau, directrice de recherche au CEVI-POF (Centre de recherches politiquesde Sciences Po) les électrices ont long-temps fait rempart au vote frontiste. Onestime, par exemple, qu’en 2002, siseules les femmes avaient voté, le Frontnational n’aurait pas accédé au secondtour de l’élection présidentielle.

LA CENTRALITÉ DES FEMMES DANS LA « DÉDIABOLISATION » DU FNPourtant, depuis l’arrivée de Marine LePen à la tête du parti en 2011, le Frontnational a cessé d’être le parti le moinsattrayant pour les femmes. En effet, en2012, les femmes ont voté autant queles hommes (environ 18 %) pour la pré-sidente du parti. Cette nouvelle évolu-tion est à mettre en corrélation avec lastratégie de « dédiabolisation » et denormalisation du parti. Bien sûr, cette

Le FN et les femmes, un tournant féministe ?

stratégie n’est pas nouvelle mais pourAlexandre Dézé, chercheur en sciencepolitique à l’université de Montpellier,l’originalité réside dans le fait qu’unefemme soit à la tête du FN.Les femmes occupent une place à partentière dans la stratégie de dédiabolisa-tion du Front national. Leur mise en avantmodère l’image sulfureuse du parti et luipermet de montrer une façade plus

humaine. La présence de femmes estune ressource qui permet de légitimerle FN. Il s’agit d’ailleurs d’une stratégieassumée par Marine Le Pen, qui selonelle « adoucit beaucoup l’image du parti ».Cette « vitrine » joue sur les stéréotypesde genre selon lesquels les femmesseraient naturellement plus douces,moins dangereuses, plus innocentes queles hommes. Le parti parvient donc, enpartie, à retourner son stigmate en met-tant en avant des qualités attribuées auxfemmes.

DES REVENDICATIONSFÉMINISTES ? LE REFUS DE L’ÉGALITÉ RÉELLELa stratégie de dédiabolisation passeégalement par une évolution sensibledes prises de position du FN sur la ques-tion des femmes. D’une certainemanière, le Front national ne s’est jamaisautant revendiqué « féministe » qu’au-

jourd’hui. Les responsables frontistesn’hésitent d’ailleurs pas à citer de grandesfigures féministes comme Simone deBeauvoir ou Olympe de Gouges. Cetteappropriation nouvelle s’accompagned’un discours promouvant l’égalité entreles femmes et les hommes. Un exempletypique est la valorisation de l’égalitésalariale par une militante dont les pro-pos ont été recueillis en 2014 à l’occa-

sion d’une enquête de terrain : « Je nesuis pas du tout dans la mouvance fémi-niste classique et en même temps je suis,enfin je ne suis pas non plus opposée auféminisme en soi, c’est-à-dire qu’évi-demment l’égalité de salaire me paraîtune évidence, même travail, mêmesalaire. Ça devrait être tout à fait dansles normes. Dans l’accès aux étudesaussi. »Sylvain Crépon, chercheur en sciencepolitique, montre également que, depuisl’arrivée de Marine Le Pen à la tête duparti, le FN a modifié ses positions sur laquestion des prestations familiales ;Jean-Marie Le Pen mettant en avant « lechoix pour la mère de famille de seconsacrer à plein temps à l’éducationde ses enfants », alors que Marine Le Penpréfère parler d’instauration d’un revenuparental, pour le père ou la mère qui choi-sirait de se consacrer à l’éducation deses enfants.

Les femmes occupent une place à part entière dans la stratégie de dédiabo-lisation du Front national, parti néanmoins fidèle à la stigmatisation et au rejetde l’autre.

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« Le parti parvient, en partie, à retourner son stigmate en mettant

en avant des qualités attribuées aux femmes. »

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Les conquêtes féministes historiquessont considérées comme acquises, voire« normales », par le parti. Sur certainspoints, il semble que l’idée d’une diffé-rence formelle entre les femmes et leshommes ne soit plus acceptable. C’estsur les nouvelles revendications d’éga-lité réelle – quotas de femmes, remiseen cause des stéréotypes et des rôlesgenrés – que les positions du Front natio-nal sont rétrogrades. On observe notam-ment une dénonciation des lois sur laparité et de leur caractère supposésexiste. Celles-ci amèneraient à regar-der principalement le sexe des candi-dats en faveur des femmes et à défautdes hommes.Une argumentation similaire est égale-ment perceptible lorsqu’il s’agit d’abor-der les différences genrées dans lescorps de métier. Les femmes seraientfavorisées et incitées à s’orienter dansdes métiers supposés masculins, maisles hommes ne seraient pas éduqués àintégrer des emplois typiquement fémi-nins. D’une manière globale, les politiquesd’éducation à l’égalité des dernièresannées auraient eu un effet de minori-sation des hommes et d’inversement durapport de domination patriarcale. Onpeut alors dire que, selon le Front natio-nal, on serait passé d’une société inéga-litaire en défaveur des femmes à unesociété inégalitaire en défaveur deshommes.Pour le Front national, l’égalité en droitest suffisante pour favoriser l’égalitéréelle. Ce seraient les choix individuelsde chacun et chacune qui expliqueraientles différences entre les femmes et leshommes. Comme une militante du partile dit : « Si les femmes ne veulent pasêtre ingénieures, bah on n’y peut rien,c’est leur choix individuel. » Ces posi-tions nient totalement les contraintessociales qui influent dans les choix desindividus. En d’autres termes, elles tra-duisent un aveuglement à la construc-tion et à la socialisation genrée descitoyennes et des citoyens.Ainsi l’évolution du discours frontisten’est pas significative d’un virage fémi-niste du parti mais bien d’un renouvel-lement de son conservatisme. Celadémontre tout de même sa capacité derépondre aux attentes sociétales, mêmesi c’est pour les dévoyer. Les positionsrétrogrades ne sont plus celles d’hiermais elles restent profondément tradi-tionnelles et archaïques par rapport auxévolutions sociales et sociétales.

DIVISIONS ET CONCURRENCEDES LUTTES : LE JEU DU FNLa dédiabolisation du Front national parla centralité des femmes et un discoursrenouvelé s’insère également dans saperpétuelle logique de diabolisation del’autre.Ainsi, le féminisme et la question desdroits des femmes sont instrumentali-sés à des fins racistes. En effet, la défense

des droits des femmes est souvent liéeà des propos concernant l’immigration.Un exemple parmi d’autres, la réactionde Marine Le Pen sur son compteFacebook, à la suite des agressionssexuelles à Cologne en janvier dernier :« L’effroi suite aux agressions sexuellespar des migrants à Cologne : la dignité etla liberté de la femme, un acquis pré-cieux que nous avons le devoir de pro-téger. » Ou encore le discours de SophieMontel, députée européenne et conseil-lère régionale Bourgogne-Franche-Comté, à l’occasion du 1er Mai, qui parledes « acquis féministes remis en causepar les flux migratoires ».D’une part, il s’agit d’une vision essen-tialisante de l’autre, de l’étranger dontla culture serait incompatible avec lesvaleurs dites occidentales. Selon leschercheurs Alexandre Jaunait, AmélieLe Renard, Élisabeth Marteu, ces propos créent une frontière infranchis-sable entre deux blocs supposés anta-gonistes : des États occidentaux fon-damentalement démocratiques etprogressistes, et les autres États quiseraient non démocratiques et profon-dément archaïques, patriarcaux ethomophobes (à lire dans « Nationa -lismes sexuels  ? Reconfigu rationscontemporaines des sexualités et desnationalismes », Raisons politiques,2013). En réalité, un tour d’horizon dela situation des femmes et de leursdroits nous révèle assez clairement quele patriarcat n’a pas de frontières et quel’égalité entre les femmes et leshommes est loin d’être acquise (et estparfois remise en cause) dans les paysoccidentaux.

D’autre part, au sein même des fron-tières nationales, Marine Le Pen expliqueque « Dans certains quartiers, il ne faitpas bon d’être femme, homosexuel, juif,ni même français ou blanc. » Dans unelogique analogue, ces propos concou-rent à la stigmatisation des populationsimmigrées, et celles vivant dans les quar-tiers, par leur supposée intolérance cul-turelle et religieuse envers les femmes

et les personnes LGBTQI [Lesbiennes,gays, bisexuels et trans, Queer Inter -sexués]. En redéfinissant la nationcomme étendard d’une modernité fémi-niste et gay friendly [amical envers leshomosexuels], le Front national véhiculel’idée qu’il y aurait des bons Français etdes mauvais Français qu’il faudraitexclure de la communauté nationale enraison d’une incompatibilité culturelle àces valeurs.

Malgré des évolutions importantes dansson discours, le Front national reste unparti appelant à la stigmatisation et aurejet de l’autre. Alors que les femmes etles personnes LGBTQI faisaient l’objetd’une exclusion pour Jean-Marie Le Pen,Marine Le Pen les intègre dans la com-munauté nationale, au nom du fémi-nisme, contre un ennemi à la fois interneet externe. Face à cette stratégie du« diviser pour mieux régner », la réponsedoit être d’un côté l’union de toutes lespersonnes dominées dans une logiquede reconnaissance mutuelle et d’inclu-sion. Et dans le même temps, la réponsepasse par une appropriation collectivedu féminisme et suppose de faire de l’en-jeu de l’égalité femmes/hommes, unequestion centrale des luttes sociales. n

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« Ces positions traduisent un aveuglement à la construction

et à la socialisation genrée des citoyennes et citoyens »

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Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler.Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résul-tent des prémisses actuellement existantes. » Karl Marx, Friedrich Engels - L’Idéologie allemande.

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PAR NICO HIRTT*

RETOUR EN ARRIÈREJusqu’à l’aube du XIXe siècle, l’éducationdes enfants du peuple se faisait dansleur famille ou dans celle du maître oùl’enfant était apprenti. Socialisation etformation allaient de concert, en lienétroit avec les activités productives.Cette ancienne et somme toute natu-relle unité entre éducation et travail setrouva brutalement remise en cause parles conséquences de la révolution indus-trielle. Le machinisme remplaça le tra-vail ouvrier complexe — qui nécessitaitune formation — par un travail simple quin’exigeait plus de l’ouvrier que de la dis-cipline. L’aliénation intellectuelle, la pertebrutale des repères culturels pour unepopulation arrachée de la vie rurale etplongée dans la misère urbaine, la dés-agrégation des lieux traditionnels d’édu-cation et de socialisation : tout cela finitpar plonger une partie du prolétariat dansla déchéance physique et morale, dansl’alcoolisme, la criminalité, la prostitu-tion. À défaut de vouloir s’attaquer auxcauses réelles de cette déchéance, àsavoir l’exploitation et les conditions devie sordides, la bourgeoisie du XIXe siè-cle envisagea de résoudre le problèmepar l’éducation : « Ouvrir une école, c’estfermer une prison » (Victor Hugo). Cetteconception détermina aussi le contenucognitif de l’enseignement scolaire :

Les missions de l’école et la crise du capitalisme

« Lire, écrire, compter, voilà ce qu’il fautapprendre », déclarait Adolphe Thiers,« quant au reste, cela est superflu. Il fautbien se garder surtout d’aborder à l’écoleles doctrines sociales, qui doivent êtreimposées aux masses ».À la fin du XIXe siècle, la concentrationindustrielle croissante finit par donnerune dangereuse consistance au « spec-tre » qui, depuis plusieurs décennies,hantait la vieille Europe : une classeouvrière nombreuse, disciplinée par l’in-dustrie, de mieux en mieux organisée etqui se dotait d’une idéologie socialistedangereuse. À quoi venait s’ajouter une

menace extérieure : à l’ère des grandespuissances impérialistes, « l’idéal de paixa perdu de son lustre et nous voyonsl’émergence d’une glorification de la gran-deur et du pouvoir de l’État » (RudolfHilferding). Il ne suffisait plus, dans cesconditions, que l’école apprenne à lire,à écrire et à respecter les préceptesmoraux ou religieux. Désormais, elledevait enseigner l’amour de la patrie et

des institutions en place. L’histoire et lagéographie font leur entrée dans les pro-grammes. « L’enseignement donné auxfrais de l’État aura pour mission, à tousles degrés, d’inspirer aux jeunes géné-rations l’amour et le respect des prin-cipes sur lesquels reposent nos libresinstitutions » (Léopold II).Après la Première Guerre mondiale, lesprogrès des technologies industrielles,la croissance des administrationspubliques et le développement desemplois commerciaux créèrent unedemande de main-d’œuvre qualifiée.Certes, pour la majorité des travailleurs

occupés dans les rapports de produc-tion « fordistes », une socialisation debase suffisait toujours ; mais un nom-bre croissant devait désormais acqué-rir un savoir-faire spécialisé : mécani-ciens, électriciens, dactylos, opérateursde TSF… La demande était telle qu’unretour aux vieilles formes de l’apprentis-sage traditionnel n’aurait pu suffire.D’ailleurs, les exigences théoriques de

« L’école doit permettre aux citoyens decomprendre les rapports de production et

d’échange qui gouvernent nos sociétés afinqu’ils soient capables de les transformer. »

Les débats sur l’enseignement tendent trop souvent à laisser dans l’ombrela question essentielle : à quoi sert l’école ? Un peu comme s’il existait, surce sujet, un consensus général. Or rien n’est moins vrai. Nous vivons dansune société divisée en classes sociales et autres groupes qui ont leursintérêts propres et formulent des attentes diverses, changeantes et par-fois contradictoires envers l’institution scolaire.

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ces nouvelles qualifications ne pouvaientse satisfaire d’une formation exclusive-ment pratique. Le système éducatif s’ou-vrit alors à des sections « modernes »,techniques ou professionnelles. On yrecruta la « crème » des fils et des fillesde la classe ouvrière, afin d’en faire lesouvriers spécialisés, les techniciens, lesemployés et les fonctionnaires que récla-

mait la société. Ce fut l’ère de la « pro-motion sociale » par l’école.Au lendemain de la Deuxième Guerremondiale, le capitalisme connut unepériode de croissance économiqueextraordinaire, résultat des reconstruc-tions d’après-guerre, du progrès socialarraché par la classe ouvrière après cinqannées de conflit, et de nouvelles inno-vations technologiques lourdes et delong terme – électrification des cheminsde fer, infrastructures portuaires et aéro-portuaires, autoroutes, nucléaire, télé-phonie, pétrochimie. L’évolution de lastructure du marché du travail exigeaitd’élever rapidement le niveau de forma-tion des travailleurs. Dans l’urgence, l’en-seignement secondaire général, qui avaitété, jadis, l’école de l’élite, ouvrit sesportes aux enfants du peuple. Un géné-reux discours sur la démocratisation del’enseignement vit le jour. Mais ces rêvesne résistèrent pas à la réalité. La sélec-tion qui disparaissait à l’entrée du secon-daire, il fallut bien l’effectuer plus tard.Cela signifia la mise en place d’une sélec-tion négative, basée sur l’échec scolaire.On n’orienta plus vers l’enseignementqualifiant les « meilleurs éléments » desclasses populaires, mais « les moins bonsélèves » de l’enseignement général. Or,par un miracle pédagogique remarqua-ble, cette sélection continua d’être baséesur l’origine sociale. La sociologie –Bourdieu, Passeron – découvrait sou-dain que l’école était devenue, au mêmetitre que l’héritage et le mariage, une ins-tance de la reproduction, d’une généra-tion à l’autre, des inégalités sociales.

REPRODUIRE LE MONDE OU LE CHANGER ?Ainsi, depuis deux cents ans, l’école a-t-elle servi, d’une façon ou d’une autre,à reproduire les conditions — idéolo-giques, sociales, économiques, cogni-

tives — nécessaires à la survie et au bonfonctionnement de la société capita-liste. Bien sûr, elle ne faisait pas que cela.En lui apprenant à lire, à calculer et àécrire, en lui enseignant l’histoire et lagéographie, l’école formait l’ouvrier dis-cipliné, mais elle l’armait aussi de savoirspotentiellement dangereux. En formantdes travailleurs qualifiés, elle brisait

quelques chaînes de l’aliénation machi-niste. En sélectionnant, elle ouvraitquelques voies de promotion sociale.Ce sont là les contradictions inélucta-bles de l’école capitaliste, sur lesquellesles forces syndicales et politiques degauche ont parfois su jouer pour arra-cher de tangibles progrès.Qu’en est-il aujourd’hui ? Il faut, entend-on de toutes parts, adapter l’école auxmutations de la société moderne. Dansles milieux de l’OCDE ou de la Com -mission européenne, on regrette l’ina-déquation des formations scolaires— trop rigides, trop académiques, tropthéoriques — par rapport à un marchéde l’emploi qui réclame surtout de la flexi-bilité et de la diversité. Sous la pressiondu développement des technologies del’information et de la communication(TIC), le monde rétrécit et s’accélère.L’école traditionnelle, ancrée dans uneculture locale, porteuse de savoirs struc-turés et visant l’utilité à long terme, estjugée obsolète. Désormais, elle devraitse contenter d’amener les jeunes à s’in-téresser librement à divers champs desavoirs. Il faut, disent encore les défen-seurs de ces thèses, privilégier les com-pétences sur le savoir, diversifier et indi-vidualiser les trajectoires scolaires.Cette vision a certes raison de soulignerl’influence puissante des évolutions tech-nologiques, mais elle omet la médiationdéterminante des rapports de produc-tion et d’échange dominants. Nousvivons dans un système économiqueorganisé selon une loi fort simple : lesdétenteurs de capitaux investissent dansla production de logements, de viande,d’eau potable, de drogues, de musique,de voitures, de livres, d’armes à feu, deservices postaux, de pornographie, dejouets, de panneaux solaires, de pesti-cides, etc., à la condition unique et impé-rative d’espérer retrouver, un an ou dix

ans plus tard, leur capital augmenté d’unesolide plus-value.Dans ce système-là, effectivement, l’in-vention des TIC conduit à déréguler letravail et l’emploi, à ne plus penser qu’àcourt terme, à diffuser massivement dela sous-culture commerciale, à mépri-ser le savoir parce qu’on croit avoir uneréponse à tout en un clic de souris… Maisdans d’autres conditions économiques,ces mêmes technologies de l’informa-tion et de la communication pourraientêtre mises en œuvre de façon radicale-ment différente. Elles pourraient parexemple permettre de connaître à l’unitéou au gramme près la disponibilité detoutes les ressources et de tous les biensde consommation essentiels, dans n’im-porte quel coin de la planète. Il seraitdonc parfaitement possible, d’un pointde vue technique, d’anticiper les besoinsde l’humanité et d’organiser la produc-tion et la distribution en fonction de cesbesoins, de façon planifiée et rationnelle,tout en minimisant les gaspillages et lesémissions de CO2.L’humanité se débat dans une contra-diction majeure : d’un côté, le progrès(scientifique, technique, éducatif…) per-met en principe d’assouvir les grandsbesoins humains (eau, nourriture, loge-ment, environnement, éducation, cul-ture, loisirs) ; mais d’un autre côté, lamise en œuvre de ces mêmes progrèsdans le contexte du capitalisme ne per-met pas d’obtenir le résultat escomptéet conduit même à son contraire. Dès lors, la réponse à la question « à quoidevrait servir l’école ? » coule de source :elle devrait forger des citoyens capablesde changer le monde. Elle doit leur per-mettre de comprendre les rapports deproduction et d’échange qui gouvernentnos sociétés afin qu’ils soient capablesde les transformer. Ceci suppose, nonpas le repli sur des compétences opé-rationnelles que nous proposent lespédagogues du capital, mais au contrairel’accès aux vastes champs de savoirs quidonnent force pour appréhender lemonde dans toutes ses dimensions :scientifique, technologique, industrielle,historique, sociologique, culturelle, artis-tique… n

« L’école était devenue, au même titre quel’héritage et le mariage, une instance de lareproduction, d’une génération à l’autre,

des inégalités sociales. »

*Nico Hirtt est professeur desciences physiques en Belgique.

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« L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais ellejustifie l’invincible espoir. » Jean Jaurès

Au cours des derniers sièclesdu Moyen Âge, en Italie,comme dans le reste del’Europe, les ordonnancessomptuaires deviennentune constante de la pro-

duction législative. Chose tout à faitétonnante à nos yeux, les frivolités de lamode et le luxe sont soumis à de nom-breuses restrictions, voire à un véritablesystème de taxation. Ces limitationssomptuaires répondent à des finalitésde diverses natures (économique,sociale, morale et aussi esthétique),souvent inextricablement mêlées entreelles. Comme en témoigne le foisonne-ment des études consacrées à l’Italie dela fin du Moyen Âge et du début del’époque moderne, cette documenta-tion offre une pluralité de perspectivesd’analyse, susceptibles d’aiguiser leregard de l’historien sur maints aspectsdes sociétés urbaines. Aussi riche quecomplexe, cette source n’est cependantpas sans présenter des écueils métho-dologiques importants. Tout d’abord, onse confronte ici à l’éternel problème del’écart entre normes et pratiquessociales, entre discours législatif et effi-cacité des lois. En outre, du point de vuede l’interprétation historique, la difficultémajeure consiste à saisir les stratégiessous-jacentes et les éléments moteursqui inspirent la réglementation du luxe.L’historien est ainsi invité à uneapproche croisée des sources et à un

Les lois somptuairesdans l’Italie médiévaleÀ la fin du Moyen Âge, en Italie, sont promulguées des lois contre le luxe.Elles tendent à effacer les privilèges des anciens détenteurs du pouvoir quise distinguent par leurs mœurs violentes, leur arrogance, l’ostentation deleur puissance et de leur richesse.

effort constant de contextualisation, enprêtant attention aux personnes ciblées,aux catégories de l’exception, ainsiqu’aux produits visés par les lois somp-tuaires.

DES LOIS CONTRE LE LUXELes villes italiennes et tout particulière-ment les cités du Nord et du Centre dela péninsule constituent un observatoireprivilégié pour analyser ces phénomènes.Entre le XIIIe et le XVIe siècle, elles connais-sent en effet un essor exceptionnel d’or-donnances somptuaires qui règlent à lafois les cérémonies privées, les banquets,les mariages, les funérailles et surtoutles vêtements et les ornements fémi-

nins. On a estimé que, au long de cettepériode, plus de trois cents lois contrele luxe furent promulguées par une qua-rantaine de villes.Incontestablement, le dynamisme urbainde l’Italie centre-septentrionale, où lescités s’imposent comme pôles à la foisd’échanges intenses, de productionsartisanales et manufacturières et deconsommation, stimule l’expansion de

l’offre et de la demande d’une grandevariété de produits commercialisés etdes biens de luxe. Par ailleurs, dans cetteterre de droit écrit, le développementde l’institution communale entraîne uneproduction extraordinaire de lois et destatuts urbains destinés à légiférer surdifférents aspects de la vie citadine, à lafois publics et privés, dont les manifes-tations du luxe sont partie intégrante.C’est à l’âge d’or de la Commune popu-laire que, dans un contexte de disciplineet de moralisation de la société, la légis-lation somptuaire s’affermit. Sous-ten-due par l’idéal du bien commun, cettepolitique, épaulée aussi par la prédica-tion des ordres mendiants, s’attaque

d’abord à ceux que les gouvernementspopulaires désignent dès lors comme« magnats », « grands », « nobles ». Lavisée de ces lois est alors éminemmentpolitique, tendant à effacer les privilègesdes anciens détenteurs du pouvoir quise distinguent par leurs mœurs violentes,leur arrogance, l’ostentation de leur puis-sance et de leur richesse. Mais, dès lespremières décennies du XIVe siècle, cette

PAR ILARIA TADDEI*

« La loi de 1497 interdit aux garçons âgésde moins de quatorze ans de porter de l’or,

de l’argent, de la soie, des rubans, du velours, du satin, des fourrures

prestigieuses, comme l’hermine, la martre,la zibeline, des chausses et des vestesrosées, violet foncé ou multicolores. »

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*Ilaria Taddei est historienne. Elleest maître de conférences en histoiremédievale à l’université Pierre-Mendès-France de Grenoble.

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vocation de la politique populaire s’in-fléchit et, dans un processus de recom-position des élites urbaines propre auxrégimes oligarchiques et aux gouverne-ments seigneuriaux, ces mêmes caté-gories de potentes qui, dans leurs rangs,comptaient un très grand nombre dechevaliers et de docteurs en droit et enmédecine, vont bénéficier avec leursfemmes et leurs enfants d’importantesexemptions.

LES CIBLES PRIVILÉGIÉESSoulignons que les cibles privilégiées,comme les aires de l’exception, varienten effet en relation avec les finalités desordonnances somptuaires et avec lespouvoirs qui légifèrent. Au cours desXIVe et XVe siècles, les lois somptuairesse multiplient et leur matière s’étoffeau fur à mesure que les objets de luxe,alimentés aussi par les changementsde la mode, s’enrichissent et qu’ils s’ou-vrent à de nouvelles catégories de lapopulation. Changent également lescodes de l’ordre social et des appa-rences qui s’ordonnent selon différentscritères. Si les femmes demeurent lacible privilégiée de la tempérance légis-lative du luxe, les hommes ne sont pour-tant pas épargnés de restrictions ves-timentaires. Cela se manifeste surtoutà partir du début du XIVe siècle, lorsquese répand la nouvelle mode masculine :celle des vestes courtes, rembourréesà la poitrine, très étroites au buste etsurtout à la taille, du pourpoint très courtet des chausses mi-parties et très colo-rées. Il s’agissait du costume préféré desjeunes, celui qui mettait en valeur leurcorps sexué : la puissance thoracique,la finesse de la taille… Législateurs, pré-dicateurs et chroniqueurs condamnenten chœur ce vêtement masculin chargéd’une forte valeur de séduction, commeen témoignent de manière significativeles sources florentines.Dans la cité des rives de l’Arno, un cor-pus exceptionnel de lois somptuairesmontre que, à partir du milieu du XIVe siè-cle, se définit une taxinomie sociale plusdiversifiée, qui ne se structure plus seu-lement en fonction des hiérarchies tra-ditionnelles, mais aussi selon le critèrede l’âge. L’ordonnance somptuaire de1373, par exemple, impose une taxeannuelle assez élevée de dix florins auxgarçons de plus de dix ans qui souhai-tent se conformer à la mode des vête-ments courts ou arborer une ceintureconsidérée comme trop coûteuse,comme excessive. En revanche, les vête-

ments courts sont autorisés aux enfantsplus petits pour des raisons probable-ment pratiques, mais aussi pour desmotivations morales, la vue de leur nuditéne devant scandaliser personne. Ce quia contrario ne convenait pas à leur âge,c’était la nouvelle mode du bicolore,jugée probablement comme trop inso-lente, comme inappropriée à l’innocencede leur âme. Les lois somptuaires floren-tines interdisent en effet aux garçonsâgés de moins de sept ans les habits mul-ticolores, ainsi que les tissus précieuxbrodés d’or et d’argent, les soieries, lenombre trop élevé de boutons, les acces-soires sophistiqués, les ornements pré-cieux, l’or et l’argent, symboles par excel-lence du luxe réprouvé par l’Église.Au cours du XVe siècle, le regard aigu que

le législateur porte aux enfants et auxjeunes devient le signe éloquent d’uneattention progressive que, dans la citéde l’humanisme, les élites religieuses,politiques et culturelles adressent auxnouvelles générations dans le but de leséduquer, de les protéger et de les disci-pliner. S’impose alors un idéal vestimen-taire fondé sur un ensemble de normeséthiques de modération, d’humilité etde modestie, dont les confréries laïquesad hoc pour les enfants et pour les jeunes(une spécificité toute florentine) sont lecentre d’irradiation privilégié. Ce des-sein inédit d’éducation et de moralisa-tion de la jeunesse converge à la fin dusiècle dans le mouvement de réformepromu par Jérôme Savonarole. C’est làque la réglementation somptuaire flo-rentine cible particulièrement les pueri,

les principaux acteurs de la campagnemoralisatrice du frère dominicain. La loide 1497 interdit aux garçons âgés demoins de quatorze ans de porter de l’or,de l’argent, de la soie, des rubans, duvelours, du satin, des fourrures presti-gieuses, comme l’hermine, la martre, lazibeline, des chausses et des vestesrosées, violet foncé ou multicolores. Pourporter ces tissus coûteux et ces cou-leurs vives, brillantes, les garçons doi-vent donc attendre le seuil de la puberté,c’est-à-dire l’âge de quatorze ans quisanctionne traditionnellement la fin del’enfance. Comme le montrent les ordon-nances des premières décennies duXVIe siècle, encore plus précises et poin-tilleuses, le luxe vestimentaire est minu-tieusement limité en fonction des dis-tinctions d’âge qui, dans la Républiqueflorentine, fixent l’acquisition graduelledes droits civils et politiques.Il est difficile de savoir à quel point cesnormes ont été réellement appliquées.Si toutefois, on croise la législation somp-tuaire avec d’autres types de documents,les sources iconographiques notam-ment, on s’aperçoit que la longueur desrobes, les étoffes, les couleurs, les bro-deries et même les couvre-chefs nevarient pas seulement avec les circons-tances et avec le rang social, mais aussien fonction de l’âge. Au-delà de l’effica-cité de cette réglementation, soulignonsla portée fondamentale de la législationsomptuaire : la définition d’un cadre déli-mité, à l’intérieur duquel les fastes de lamode sont tolérés. La taxation du luxe,comme le système des amendes consti-tuent un choix très pragmatique, unmoyen de contribuer aux caisses de lacommune et, en même temps, d’accep-ter et faire mieux accepter moralementles pompes vestimentaires. Au cours duXVe siècle, ce cadre devient de plus enplus normé et, s’ingérant dans l’intimitédes individus, la législation florentine nese structure plus seulement en fonctiondes paramètres sociaux et politiquestraditionnels, mais aussi selon le critèrede l’âge. Ce qui ressort enfin de ce cadrelégislatif, c’est la préoccupation crois-sante des autorités citadines pour lesenfants et les jeunes, dont le vêtementtend à définir les contours identitaires. n

« Le luxevestimentaire estminutieusement

limité en fonctiondes distinctions

d’âge qui, dans la République

florentine, fixent l’acquisition

graduelle des droits civils et politiques. »

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La géographie française est

en crise, disent les géo-graphes eux-mêmes. Elle estignorée des mass media. Nuln’en parle ni par les ondes nidans la presse. Quand l’opi-

nion et le ministère se sont aperçus quele Français moyen a oublié, ou n’a jamaisappris la chronologie et par suite ignorel’histoire de son pays comme celle dureste du monde, la géographie, liée tra-ditionnellement à l’histoire dans les diversordres d’enseignement, a failli êtreoubliée. Et pourtant les régions fran-çaises sont appelées à une vie adminis-trative et économique nouvelle ; despoints chauds, singulièrement dange-reux à l’ère atomique, se multiplient del’Amérique centrale à l’Afrique et auMoyen-Orient. On déplore des famines,l’extension de l’érosion et de la déserti-fication, les pollutions de l’air et des eaux ;on redoute l’épuisement des ressourcesdans un monde trop petit, que l’on ditsurpeuplé. Les géographes pensent quela géographie devrait contribuer à com-prendre notre monde contemporain. […]

GÉOGRAPHIE PHYSIQUE ET GÉOGRAPHIE HUMAINEDeux géographies ? La crise de la géo-graphie n’est-elle qu’une querelle d’épi-thètes ? Ou bien a-t-elle abouti à une

La géographie est une discipline souvent méconnue et négligée. Elleconstitue pourtant une discipline de synthèse, à la croisée de la physiqueet du social, résolument pluridisciplinaire.

scission entre une géographie physiquedevenue naturelle et une géographiehumaine devenue sociale ? […]Les géographes humains ont pu, dansles années 1950, refuser à la fois la domi-nation de la géographie physique et ledéterminisme naturel en affirmant quela géographie est essentiellementscience de l’aménagement de la naturepar les sociétés humaines, science volon-tariste et optimiste, qu’en conséquencel’étude des déserts chauds et plus

encore glacés ou des forêts « vierges »,froides ou chaudes, ne sont pas dudomaine de la géographie. La géogra-phie nouvelle est plus ou moins d’accordavec la définition mais n’écarte pas lesfacteurs naturels dans le choix des para-mètres qui interviennent dans les sys-tèmes ou sous-systèmes. Les géo-graphes naturalistes sont à la fois plusaudacieux et plus raisonnables encore :ils admettent fort bien que l’homme estun facteur de plus en plus dominant de

PAR JEAN DRESCH*

Géographie d’hier et d’aujourd’hui

Les territoires sont des produits sociaux et le processus de production se poursuit. Du global au local les rapportsde l’Homme à son milieu sont déterminants pour l’organisation de l’espace, murs, frontières, coopération, habi-ter, rapports de domination, urbanité... La compréhension des dynamiques socio-spatiales participe de la consti-tution d’un savoir populaire émancipateur.

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la transformation de la nature, ils s’inté-ressent aux actions qui ont été qualifiéesd’anthropiques et qui interviennent dansles écosystèmes des botanistes et, plusencore, dans les géosystèmes, plus glo-baux, concernant des espaces géogra-

phiques, naturels, humains, anthropisésou non, dont les éléments naturels sontdominants ou secondaires. […] Nos cam-pagnes nous fournissent vivres et autresmatières premières, oxygène, lieux devacances, etc. Mais, chaque année, descatastrophes naturelles, inondations,sécheresses, ouragans, avalanches, glis-sements de terrain, tremblements deterre, incendies de forêt, pollutions deseaux maritimes ou fluviales témoignentque nos progrès technologiques accé-lérés sont incapables d’empêcher nospaysages, pour humanisés qu’ils soient,de rester « naturels ». Bien au contraire,ces progrès peuvent être eux-mêmescauses de catastrophes. […]Les exemples d’interrelations entre géo-systèmes et systèmes sociaux pour-raient être multipliés à l’infini. Ils sont dureste de moins en moins contestés dansune fin de siècle où s’aggravent desinquiétudes de plus en plus angoisséessur les ressources mondiales et la crois-sance de la population. Les terres ditesvierges, chaudes ou froides, forestièresou désertiques n’échappent pas audomaine géographique, puisque leursespaces et leurs ressources sont de plusen plus l’espoir de l’humanité. L’aventurehumaine depuis la révolution néolithiqueest essentiellement l’occupation de l’espace exploitable, continents et,aujourd’hui océans, leur exploitation,dans le cadre de systèmes de produc-tion et de structures sociopolitiques,conflictuelles dans le temps et dans l’es-

pace. Les sociétés humaines sont par-venues à un développement global telque les techniques permettent uneexploitation de plus en plus efficace,aussi bien, à l’ère atomique, qu’un sui-cide collectif. La géographie peut jouer

un rôle majeur dans l’évaluation de cebilan, la géographie physique et humaine,naturelle et sociale. […]

UNE DISCIPLINE DE SYNTHÈSE, UNE PHILOSOPHIEDE L’ESPACEIl n’y a donc qu’une géographie et elledoit assumer ses deux épithètes, aurisque d’être mal comprise. Elle peutparaître ambitieuse, lorsqu’on la pro-

clame discipline de synthèse, une phi-losophie de l’espace en somme.Expressions qui aujourd’hui provoquentinévitablement scepticisme et sourires.Elles expliquent la méconnaissance etl’indifférence des média qui croientdevoir avoir recours à des technicienset à des spécialistes pour informersérieusement le public. Or de quoi le géo-graphe est-il spécialiste ? Certes, ils’oriente vers des domaines particuliersdes sciences de la nature ou des sciencessociales et à l’intérieur de ces sciences,mais il se spécialise le moins possible.Cette attitude explique aussi la méfiancefréquente des disciplines voisines. Legéographe admet du moins, de plus en

plus en France, plus tardivement qu’ail-leurs, que les travaux de recherche effi-caces ne peuvent se concevoir et sepoursuivre qu’en équipes, entre géo-graphes diversement orientés ou mieuxentre équipes pluridisciplinaires où, enprincipe, il éveille l’attention sur telle outelle relation qui dans un système oudans un modèle peut passer inaperçue.[…] La synthèse régionale est sansconteste dépassée qui combinait tropsouvent les données physiques ethumaines en descriptions catalogues.Elle avait établi la réputation de l’Écolefrançaise mais avait été considéréecomme principale responsable de lacrise au point qu’on l’avait à peu près éli-minée de l’enseignement secondaire.En dehors des ouvrages destinés augrand public, elle n’est, elle aussi, conce-vable qu’en équipes ; mais elle prend ànouveau de l’importance dans la mesureoù, en France, plutôt plus tardivementqu’ailleurs, la géographie apparaît sciencede l’aménagement, donc applicable,science de l’organisation spatiale àdiverses échelles, de la région à l’État etau groupe d’États ; elle prend partoutune importance dont témoignent des

tensions multipliées. La géographie, dansses diverses acceptions, tend ainsi à sor-tir de l’université qui la coupait de la réa-lité vivante. n

*Jean Dresch (1905-1994), géographeet résistant français, membre du PCF,directeur de l’Institut de géographiede Paris (1960-1970), vice-présidentde l’Union géographiqueinternationale (UGI) de 1968 à 1990.

Extraits de « Géographie d’hier etd’aujourd’hui » publié par La Penséen°239 mai-juin 1984, à l’occasion du25e Congrès international degéographie qui s’est tenu à Paris.

« Les sociétés humaines sont parvenues à un développement global tel que les

techniques permettent une exploitation de plus en plus efficace, aussi bien, à l’ère

atomique, qu’un suicide collectif. »

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« La géographie, dans ses diversesacceptions, tend ainsi à sortir de l’université, qui la coupait

de la réalité vivante »

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La culture scientifique est un enjeu de société. L’appropriation citoyenne de celle-ci participe de la construc-tion du projet communiste. Chaque mois un article éclaire une question scientifique et technique. Et nous pen-sons avec Rabelais que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » et conscience sans science n’estsouvent qu’une impasse.

Marx à Engels, Londres, 7 août 1866[...] Il y a un ouvrage très important, queje t’enverrai (mais à la condition que tume le retournes, car il ne m’appartientpas) dès que j’aurai pris les notes néces-saires  : Origine et transformation del’homme et des autres êtres de PierreTrémaux, Paris, 1865. Malgré tous sesdéfauts, qui ne m’échappent pas, il repré-sente un progrès très important par rap-port à Darwin. Les deux principales pro-positions sont : que ce ne sont pas lescroisements qui, comme on le croit, pro-duisent les différences, mais à l’inversel’unité de type des espèces. En revanche,la formation de la Terre est, elle, une causede différenciation (non pas la seule, maisla base principale). Le progrès, qui chezDarwin est purement accidentel, est pré-senté ici comme nécessaire sur la basedes périodes de l’évolution du corps ter-restre ; la dégénérescence, que Darwinne sait expliquer, est ici toute simple.Même chose pour l’extinction si rapidedes simples formes de transition, com-parativement à la lenteur de l’évolutiondu type de l’espèce, de sorte que leslacunes de la paléontologie, qui embê-tent tant Darwin, sont présentées icicomme nécessaires. De même est déve-loppée comme une loi nécessaire la fixité(abstraction faite de variations indivi-duelles, etc.) de l’espèce une fois consti-tuée. Ce que Darwin présente commeles difficultés de l’hybridation, ce sont icià l’inverse autant de piliers du système,puisqu’il est démontré qu’une espècen’est en fait constituée que lorsque lecroisement avec d’autres cesse d’êtrefécond ou possible, etc.

Une discussion vive entre Marx et Engels

Dans les applications historiques etpolitiques, c’est bien plus important etplus riche que Darwin. Pour certainesquestions, telle celle de la nationalité,etc., on trouve ici une base uniquementnaturelle. C’est ainsi, par exemple, qu’ilcorrige le Polonais Duchinski, tout enconfirmant par ailleurs ce qu’il dit surles différences entre la Russie et lesSlaves occidentaux, en ceci que,contrairement à ce dernier qui penseque ce ne sont pas les Russes quiseraient des Slaves, mais que ceseraient plutôt les Tartares, etc., il sou-tient que, sur la base de la formationgéologique prédominante en Russie,c’est le Slave qui se tartarise et se mon-golise, de même qu’il démontre (il avécu longtemps en Afrique) que le typenègre commun n’est que la dégénéres-cence d’un type bien supérieur.

Engels à Marx, Manchester,10 août 1866[...] Combien coûte à peu près le livrede Trémaux ? À moins qu’il soit cher,en raison par exemple des illustrations

ou d’autre chose, je vais me le procu-rer et tu n’auras pas besoin de me l’en-voyer. [...]

Marx à Engels, Londres, 13 août 1866[...] Le titre du livre est : Pierre Trémaux :Origine et transformation de l’hommeet des autres êtres. Première partie, Paris(Librairie de L. Hachette), 1865. Ladeuxième partie n’est pas encore parue.Pas de planches. Les maps [cartes] géo-logiques du bonhomme se trouvent dansses autres ouvrages.

Engels à Marx, Manchester,2 octobre 1866[...] Je t’écrirai ces jours-ci plus en détailsur [...] Trémaux ; je n’ai pas encore finide [le] lire [...], mais je suis néanmoinsparvenu à la conviction que sa théoriene vaut rien, ne serait-ce, pour com-mencer, que parce qu’il ne comprendrien à la géologie et qu’il est incapablede la critique la plus ordinaire à l’égardde toute la littérature parue sur la ques-tion. Ses histoires du Nigger [Noir] SantaMaria et de la transformation des Blancsen Noirs sont à mourir de rire. Notam -ment quand il écrit que les traditionsdes Niggers du Sénégal méritent abso-lument qu’on leur accorde foi, précisé-ment parce que ces types ne saventpas écrire ! En outre, il est bien joli d’at-tribuer les différences entre un Basque,un Français, un Breton et un Alsacien àla formation géologique, laquelle estaussi responsable naturellement de ceque ces gens parlent quatre languesdifférentes.Comment le bonhomme explique-t-il

En sciences, Marx et Engels étaient «  en recherche  » et pas toujours d’ac-cord. Et ce n’est pas toujours Engels qui avait tort ! Voici un petit extrait, tirédes Lettres sur les sciences de la nature, publiées par Jean-Pierre Lefebvreen 1973 aux Éditions sociales.

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que nous autres Rhénans sur notremassif dévonien (que la mer n’a jamaisplus recouvert depuis une époque trèsantérieure au Carbonifère) nous nesoyons pas devenus depuis longtempsdes crétins complets ou des Niggers ?Il nous l’expliquera peut-être dans le 2e

volume, à moins qu’il ne prétende quenous sommes effectivement de vraisNiggers.Ce livre ne vaut rien du tout ; c’est unmontage pur et simple, en contradic-tion flagrante avec tous les faits ; chaquepreuve qu’il avance requerrait à sontour une autre preuve préalable.

Marx à Engels, Londres,3 octobre 1866[...] Ad vocem [Au sujet de] Trémaux : Lejugement que tu portes, à savoir « quesa théorie ne vaut rien parce qu’il ne com-prend rien à la géologie et qu’il est inca-pable de la critique la plus ordinaire àl’égard de toute littérature parue sur laquestion », tu peux le retrouver presquetextuellement chez Cuvier, dans sonDiscours sur les révolutions du globe,dirigé contre la doctrine de la variabilitédes espèces, dans lequel il se gausse,entre autres, des fantasmagories alle-mandes sur la nature, dont les auteursannonçaient intégralement l’idée fon-damentale de Darwin, sans pouvoir lemoins du monde la prouver. Cela n’a pasempêché pourtant que Cuvier, qui étaitun grand géologue et même, pour unnaturaliste, un critique exceptionnel vis-à-vis de la littérature parue sur la ques-tion, ait tort, et que les gens qui énon-çaient cette idée nouvelle aient raison.L’idée fondamentale de Trémaux sur l’in-fluence du sol (même si, naturellement,il ne fait pas entrer en ligne de compted’éventuelles modifications historiquesde cette influence, parmi lesquelles jecompte pour ma part les changementschimiques provoqués dans les couchessuperficielles du sol par l’agriculture, etc.,et plus largement les différentesinfluences qu’exercent sous des modesde production différents des choses

comme les gisements de houille, etc.)est à mon avis une idée qui n’a besoinque d’être énoncée pour gagner défini-tivement droit de cité dans la science, etcela tout à fait indépendamment de l’ex-posé de Trémaux.

Engels à Marx, Manchester, 5 octobre 1866[...] Ad vocem Trémaux. À vrai dire, quandje t’ai écrit, je n’avais encore lu qu’un tiersdu livre, à savoir le plus mauvais (audébut). Le second tiers, la critique desécoles, est bien meilleur, le troisième,les conséquences, est de nouveau trèsmauvais. Cet homme a le mérite d’avoirfait ressortir plus qu’on ne l’avait faitjusqu’à présent l’influence du « sol » surla formation des races et aussi, par voiede conséquence, des espèces, et,deuxièmement, d’avoir développé surl’effet du croisement des idées plusjustes (encore qu’à mon avis, elles aussitrès unilatérales) que ses prédécesseurs.Darwin a lui aussi, d’un côté, raison dansce qu’il dit de l’influence modificatricedu croisement ; ce que Tr[émaux] dureste reconnaît tacitement lorsqu’il traite,là où cela l’arrange, le croisement aussicomme un moyen de transformation,même si c’est dans le sens finalementde l’uniformisation. De la même façon,Darwin et d’autres n’ont jamais méconnul’influence du sol, et s’ils ne l’ont pas faitspécialement ressortir, c’est parce qu’ilsne savaient pas comment ce sol agit –si ce n’est qu’il agit favorablement quandil est fertile et défavorablement quandil ne l’est pas. Tr[émaux] non plus n’ensait guère davantage. L’hypothèse sui-vant laquelle le sol en général devientd’autant plus favorable au développe-ment d’espèces supérieures qu’il appar-tient à des formations plus récentes aquelque chose d’extraordinairementplausible et peut être ou ne pas êtrejuste, mais quand je vois les preuvesridicules qu’il apporte pour essayer d’ap-puyer cette hypothèse, preuves dontles 9/10e reposent sur des faits inexactsou dénaturés, et dont le dernier 1/10ene prouve rien, je ne peux m’empêcherde trouver fortement suspect l’auteurde cette hypothèse, et, partant de là,l’hypothèse elle-même. Mais quand,allant plus loin, il déclare que l’influencedu sol, selon qu’il est plus récent ou plusancien, corrigée par le croisement, estla cause unique des modifications dansles espèces organiques ou les races, jene vois absolument aucune raison dele suivre aussi loin, et même au contrairede très nombreuses objections m’endissuadent.

Tu dis que Cuvier a également reprochéleur ignorance de la géologie aux philo-sophes de la nature [Naturphilosophen]en Allemagne lorsqu’ils affirmaient lavariabilité des espèces, et que ceux-ciavaient pourtant raison. Mais la questionn’avait à cette époque rien à voir avec lagéologie ; et lorsque quelqu’un établitune théorie de la transformation desespèces basée exclusivement sur la géo-logie et commet de pareilles bourdesgéologiques, falsifie la géologie de paysentiers (de l’Italie p. ex. et même de laFrance) et tire ses exemples précisé-ment de pays dont nous ne connaissonspratiquement pas la géologie (Afrique,Asie centrale, etc.), c’est quand mêmetout à fait différent. En ce qui concernetout spécialement les exemples ethno-logiques, les seuls qui se rapportent àdes pays et à des peuples connus sontquasiment tous faux, soit dans les pré-misses géologiques, soit dans les conclu-sions qu’il en tire – quant aux exemplesqui vont dans le sens contraire, il les laissecomplètement tomber, par exemple lesplaines alluviales de Sibérie intérieure,l’énorme bassin alluvial de l’Amazone,toute la zone alluviale qui part du sud deLa Plata et va jusqu’à la pointe Sud del’Amérique (à l’est des Cordillères).Qu’il y ait beaucoup de rapports entrela structure géologique du sol et le « sol »où il pousse quelque chose, cela n’estpas bien nouveau, idem que ce sol apteà la végétation exerce une influence surles races végétales et animales qui yvivent. Il est également exact que cetteinfluence n’a jusqu’à présent pratique-ment pas été étudiée. Mais pour passerde ceci à la théorie de Trémaux, il fautfaire un bond colossal. Il a en tout cas lemérite d’avoir mis l’accent sur cet aspectjusqu’alors négligé. Et, je le répète, l’hy-pothèse de l’influence du sol commefacteur plus ou moins favorable à l’évo-lution selon son âge géologique est peut-être juste (ou fausse) à l’intérieur de cer-taines limites, mais toutes ses autresconclusions sont à mon avis soit totale-ment inexactes, soit terriblement exa-gérées dans un seul sens.

Marx à Ludwig Kugelmann,Londres, 9 octobre 1866[...] Je vous recommande aussi Trémaux,De l’origine de tous les êtres, etc. Bienqu’écrit dans un style complètementnégligé, plein de bourdes géologiques ettrès déficient dans sa critique de la lit-térature parue sur le sujet – with all thatand all that [malgré tout] – son contenureprésente un progrès par rapport àDarwin. n

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PAR GÉRARD STREIFFSO

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Santé et politiquele parent pauvre du débat publicL’enquête intitulée La santé dans le débat politique, réalisée parl’institut Odoxa pour Orange et la Mutuelle nationale des hos-pitaliers (MNH) au printemps 2016, présente des résultats inté-ressants.Ce sujet est incontestablement une des priorités des Français.La santé est aussi un domaine de fierté. Les sondés considè-rent que la France a le meilleur système de santé au monde.Mais l’opinion estime que la santé est le parent pauvre du débatpublic : 75 % trouvent que cette question n’est que rarementvoire jamais évoquée dans le débat politique ou électoral.Pour la moitié des personnes interrogées, la gestion de la Sécuritésociale devrait revenir au ministère de la Santé, 18 % estimantque ce rôle devrait revenir aux associations de patients et 13 %aux mutuelles.Ils estiment en moyenne à 55 % la part du remboursement de

leurs dépenses de santé prises en charge par la « Sécu » et àprès de 70 % le remboursement global en y ajoutant celle priseen charge par les assurances complémentaires et les mutuelles.42 % des sondés pensent que le remboursement et le coût dessoins constituent la préoccupation prioritaire, devant les diffi-cultés d’accès aux soins (40 %).Plusieurs questions portent sur la dépendance. Les trois quartsdes Français (74 %) et des patients (79 %) se déclarent « concer-nés » à titre personnel par la question de la prise en charge duvieillissement et de la dépendance ; ils n’hésiteraient pas entremaintien à domicile (87 %) et intégration dans un établissement.Ils attendent beaucoup des nouvelles technologies, de la « santéconnectée », thèmes « qui pourraient constituer un levier impor-tant des actions publiques susceptibles d’entraîner l’adhésiondes Français » dit Odoxa. n

Quelle est la force politique qui vous semble le mieux prendre en compte les questions de santé et d'assurance maladie ?

souvent évoquées : 24 % rarement évoquées : 75 %

Dans les débats politiques et électoraux, diriez-vous que les questions de santé et d’assurance maladie sont…

Lequel des grands pays européens vous semble avoir aujourd'hui le meilleur système de santé ?

Front de gauche EELV

PS

UDI Républicains FN

13 % 14 % 25 % 10 % 17 % 15 %

France : 68 %Allemagne : 20 % Royaume-Uni : 6 % Espagne : 2 %

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PAR MICHAËL ORAND

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En 2014, trois Français sur quatre sont partis en voyage, quece soit pour leurs vacances, leurs loisirs, ou pour rendre visiteà de la famille ou à des amis. Par rapport à 2013, cela repré-sente une légère baisse des départs : la part de Français n’étantpas partis en voyage a ainsi augmenté de près d’un point, pas-sant de 24,9 % en 2013 à 25,7 % en 2014.

La catégorie socioprofessionnelle qui part le plus souvent envoyage est celle des cadres et professions intellectuelles supé-rieures : 90,5 % d’entre eux sont par-tis en 2014. À l’inverse, les ouvrierssont ceux qui voyagent le moins sou-vent : près d’un tiers d’entre eux nesont pas partis en voyage en 2014. Par rapport à 2013, ce sont égalementles ouvriers qui ont connu la baisse dutaux de départ la plus importante (– 2,2 points contre – 0,8 point pourl’ensemble des Français).

Au total, l’ensemble des voyages desFrançais représente 1,2 milliard de nui-tées, principalement réparties sur lesmois d’été, en particulier le moisd’août. La durée moyenne d’un voyageest de 5,8 jours. Entre 2013 et 2014,cette durée a légèrement baissé, maisle nombre total de nuitées a pour sa part augmenté : cela signi-fie que le nombre moyen de voyages effectués par les Françaisqui partent a augmenté, passant de 4,8 à 4,9 voyages par par-tant. On constate par ailleurs une concentration du nombrede voyages sur une part restreinte des Français : un quart seu-

lement des partants a réalisé la moitié du nombre total devoyages, et un partant sur six a effectué au moins sept voyagesen 2014.

Les voyages hors France métropolitaine représentent 12 % dutotal des voyages effectués par les Français en 2014, pour untotal de 233 millions de nuitées. Cela représente une crois-sance très importante, de près de 8 %, par rapport à 2013.L’Europe reste très largement la destination préférée des

Français (75 % des voyages effec-tués hors France métropolitaine), enparticulier l’Espagne et l’Italie, quireprésentent respectivement 16 et12  % des voyages effectués horsFrance métropolitaine.

Le type d’hébergement dépend for-tement de la destination. Pour lesvoyages en France métropolitaine,l’hébergement non marchand (rési-dences secondaires, familles, amis…)est largement majoritaire, avec deuxtiers des nuitées. Pour les voyageshors France métropolitaine, c’est aucontraire l’hébergement marchand(hôtels, campings, locations…) quireprésente 70 % des voyages. Même

si leur part reste relativement minoritaire, on constateentre 2013 et 2014 une forte croissance (près de 50 %) desmodes alternatifs d’hébergement, sans doute liée au déve-loppement de services de particulier à particulier, du typeAirbnb, Homeaway ou Couchsurfing. n

Un quart des Français ne part pas en voyage

« Les ouvriers sontceux qui voyagent le moins souvent :

près d’un tiers d’entreeux ne sont pas partis

en voyage en 2014 »

Source : Directiongénérale des entreprises,enquête Suivi de lademande touristique

TAUX DE DÉPART EN 2013 ET 2014 SELON LA CATÉGORIE SOCIOPROFESSIONNELLE (en %)

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PAR CLAUDE MORILHAT*

Lire, rendre compte et critiquer, pour dialoguer avec les penseurs d’hier et d’aujourd’hui, faireconnaître leurs idées et construire, dans la confrontation avec d’autres, les analyses et le projet descommunistes.

Domenico Losurdo, Nietzsche. Le rebelle aristocratique.Biographie intellectuelle et bilan critique

Devant ce « pavé » d’un millier de pages,même le lecteur intéressé par Nietzschepeut être tenté de renoncer. Pour situer, faireentrevoir l’intérêt de cet ouvrage fondamen-tal, éclairons tout d’abord brièvement laperspective théorique globale dont il relève,

en consacrant dans un premier temps quelques lignesà l’auteur et à son œuvre.

Né en 1941, Domenico Losurdo est professeur éméritede l’université d’Urbino (Italie). Une quinzaine d’ou-vrages de cet important penseur marxiste, philosopheet historien, sont parus en français (dont six aux ÉditionsDelga).

INSCRIRE LA PENSÉE DE GRANDS AUTEURS DANS L’HISTOIREDans l’ensemble de ses travaux, on peut schématique-ment distinguer deux grands domaines :– d’une part des ouvrages consacrés à de grands philo-sophes, de Kant et Hegel jusqu’à Gramsci en passant parHeidegger. Mais, à l’encontre des conceptions largementdominantes, conceptions critiquées il y a déjà un cer-tain temps par Marx, qui envisagent de fait la philoso-phie comme le domaine de la pensée pure, Losurdodémontre par ses études mêmes que l’on ne peut véri-tablement s’approprier la pensée de ces grands auteursqu’en les inscrivant dans l’histoire, que leurs œuvres nesauraient être véritablement comprises indépendam-ment de l’univers idéologique et politique propre à leurépoque. De là un déplacement crucial par rapport à l’his-toire traditionnelle de la philosophie. Donnons un exem-ple en quelques mots. Jusqu’il y a peu, l’adhésion deHeidegger au parti nazi et le célèbre discours du recto-rat étaient, soit on ne peut plus discrètement évoqués,soit considérés comme des erreurs passagères quin’avaient rien à voir avec le contenu et la grandeur de sapensée. Avec Heidegger et l’idéologie de la guerre (trad.1998, PUF), Losurdo change radicalement les termes duproblème en montrant que Heidegger s’inscrit au seind’un mouvement idéologique qui, autour de la PremièreGuerre mondiale, voyait des intellectuels, des politiques,célébrer les grandeurs de la guerre (Stefan Zweig,Benedetto Croce, Werner Sombart, etc.), les notions, les

thèmes propres à ce courant imprègnent l’œuvre du« plus grand philosophe du XXe siècle ». Ainsi, l’adhésionau parti nazi ne peut plus simplement être considéréecomme une méprise ponctuelle, le discours heideggé-rien ne relève pas de la pensée pure, l’on ne saurait faireabstraction de ses rapports plus ou moins euphémisésà l’idéologique, au politique, bref à une histoire qui n’estpas seulement celle des catégories philosophiques.– d’autre part des études qui s’attachent à l’analyse d’undomaine déterminé au sein de l’univers idéologiquecontemporain, là aussi bien sûr en recourant à l’étudedu mouvement historique et en étayant toujours son dis-cours sur des données précises. Signalons seulementdeux ouvrages : Contre-histoire du libéralisme (trad. 2013,La Découverte) où l’auteur embrassant les quatre sièclesprécédents, à travers l’analyse des principaux penseurslibéraux, montre l’envers et les contradictions (posses-sion d’esclaves, extermination des Indiens, enfermementdes pauvres, apologie de la colonisation et justificationde ses violences) qui traversent des discours à préten-tion universelle ; La Non-violence. Une histoire démysti-fiée (trad. 2014, Delga) où l’idéal non violent, sa mise enœuvre, ses limites ou ses impasses dans des conjonc-tures déterminées, se voient étudiés à travers les pen-sées et les activités de ses principaux acteurs : Tolstoï,Gandhi, Martin Luther King, le Dalaï Lama…Bref, lire un ouvrage de Losurdo ce n’est pas seulementenrichir ses connaissances ayant trait à un sujet étroite-ment limité mais découvrir (grâce au vaste savoir de l’au-teur) tout un réseau de notions, de thèmes (trouvant par-fois loin en arrière leurs racines) qui trament notre universculturel, idéologique et politique.

Venons-en à Nietzsche. Le rebelle aristocratique. Le lec-teur comme les commentateurs de l’œuvre sont confron-tés à de nombreux passages contradictoires (exaltationde « l’esprit allemand »/dénonciation de la teutomanie ;antisémitisme/anti-antisémitisme, etc.), à l’existence dephases bien différentes dans la pensée nietzschéenne.L’ouvrage démontre de manière on ne peut plus convain-cante que l’unité et la logique de développement de cettepensée ne sont compréhensibles qu’en s’attachant à sadimension fondamentalement politique.Dès son premier ouvrage, La Naissance de la tragédie(1872), qui semble relever purement de l’esthétique, dela critique musicale, une lecture attentive (associée à

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celle de la correspondance) montre à l’arrière-plan lahantise de la Commune de Paris et la menace d’une « hor-rible destruction » de la culture. L’exaltation de l’hellé-nisme authentique (avant sa dénaturation avec Socrateet Euripide) vient souligner ce qu’il y a de mou, d’effé-miné dans le monde moderne. Tout au long de son exis-tence, il s’agira pour Nietzsche : de dénoncer la révolu-tion et la démocratie, le mythe de l’égalité, de vilipenderRousseau l’intellectuel de la canaille, de lutter contre lemouvement socialiste et la menace qu’il fait peser sur laculture ; d’insister sans relâche sur l’opposition entre lagrande masse des faibles et le petit nombre des forts,entre la plèbe nécessairement condamnée à un travailharassant afin d’assurer le loisir d’une petite aristocra-tie, « les esprits libres », attachée à l’essor de la culture.Mais par-delà ce fil conducteur Losurdo montre que siles transformations, les étapes dans la pensée deNietzsche peuvent s’expliquer parfois en partie par denouvelles lectures, plus fondamentalement c’est par leursrapports au contexte historique qu’elles prennent sens.Ainsi, par exemple, après avoir glorifié le peuple alle-mand appelé à devenir l’héritier de la culture grecque,insisté sur le « génie allemand », par opposition à la civi-lisation plébéienne issue de la Révolution française,Nietzsche en vient à déclarer que « les Allemands sonttrop stupides et trop vulgaires pour la hauteur de monesprit », à dénoncer le nationalisme. Ce renversementest dû à ses désillusions, à l’effondrement de ses espé-rances démesurées liées à la fondation du IIe Reich suiteà la victoire de 1870, il constate maintenant quel’Allemagne se trouve submergée par tous les maux dela modernité, suffrage universel, diffusion de l’instruc-tion, puissance du parti ouvrier.Tout au long de l’œuvre de Nietzsche, le lecteur se trouveconfronté à un grand nombre de déclarations parfaite-ment intolérables : «[…] nous méditons sur la nécessitéd’un nouvel ordre, et mêmed’un nouvel esclavage » ;« Une humanité hautementcultivée et donc nécessaire-ment amollie, comme l’estcelle des Européens actuels,a besoin non seulement de laguerre, mais des guerres lesplus grandes et les plus ter-ribles » ; « Faire périr les plain-tifs, les déformés, les dégé-nérés, voilà quelle doit être latendance », etc. Là encore,Losurdo ruine les interpréta-tions convenues, (philosophi-quement correctes), qui neveulent voir dans ces textesque métaphores, le langagede Nietzsche n’étant pascensé relever des interprétations communes, le philo-sophe se posant en penseur inactuel. Si la singularité dugrand penseur est incontestable, il n’en est pas de mêmede la prétendue inactualité de ses thèses les plus scan-daleuses. Qu’il s’agisse de la question de l’esclavage liéeà la guerre de Sécession et des débats sur l’esclavage oul’asservissement dans les colonies qui traversent leXIXe siècle, de la nécessité de maintenir le peupleenchaîné au travail sous la domination d’une élite, del’eugénisme, tous ces thèmes se retrouvent parmi lespenseurs réactionnaires ou conservateurs (Boulainvilliers,Burke, Tocqueville, Taine, Carlyle, Galton, etc.) queconnaissait l’adepte du « radicalisme aristocratique ».En réinscrivant le barde de Zarathoustra au sein d’un

réseau notionnel, d’un champ idéologique complexe,Losurdo montre de façon irrécusable l’inconsistance de« l’herméneutique de l’innocence », la légèreté des tenantsde la lecture métaphorique.Nietzsche philosophe réactionnaire, évidemment. Maissi son œuvre se réduisait à la simple reprise de notions,de thèmes que l’on retrouve plus ou moins dispersésdans les textes d’autres penseurs et hommes politiquescontemporains ou plus anciens (défenseurs acharnésdes formes les plus grossières de la domination socialedu grand nombre par une minorité), elle ne mériteraitguère la place éminente qu’elle occupe dans l’histoirede la philosophie. Celle-là n’est justifiée que parce quela philosophie nietzschéenne excède largement le champidéologico-politique où elle s’ancre, qu’elle outrepassela pensée politique même de son auteur. Nietzsche appa-raît comme le maître du soupçon, celui qui dénonce lesmythologies de l’Occident, celui qui met au jour les res-

sorts passionnels soigneuse-ment offusqués des grandsprincipes moraux, celui qui necraint pas de démasquer lespolitiques bassement intéres-sées derrière la proclamationdes idéaux universalistes, celuide plus qui vient mettre enquestion quelques-unes desnotions fondamentales de lapensée et de la philosophie (leprogrès, l’histoire, la vérité, lecogito). Indiquons enfin queLosurdo consacre d’impor-tants développements à laconfrontation de la critique del’idéologie chez Nietzsche etchez Marx, à leur proximitéparfois, mais bien sûr au pro-

fit de valeurs radicalement opposées.Ce compte rendu n’évoque que quelques points parmiceux qui font de ce livre un grand livre (citons encorel’étude des rapports entre la philosophie nietzschéenneet le nazisme), mais surtout il ne restitue aucunement lafinesse de ses analyses.Rendons hommage pour finir aux éditions Delga, petitéditeur qui a pris le risque de publier cette somme (parueen Italie en 2002), quand les confrères aux moyens lar-gement plus importants se sont soigneusement abste-nus. n

*Claude Morilhat est philosophe.

« Lire un ouvrage de Losurdo ce n’est pas

seulement enrichir ses connaissances ayant trait à un sujet étroitement limité

mais découvrir tout un réseau de notions,

de thèmes qui trament notreunivers culturel, idéologique

et politique. »

Trad. de l’italien par J.-M. Buée, éd. Delga, 2016, 1 083 p.

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munistes : il nous faudra devenir « notre propre média ».99 % est aussi et enfin l’occasion d’esquisser la vision dePierre Laurent pour le PCF avant les échéances politiquesimportantes : « Pas moi, nous ». Il s’agit de travailler à unprocessus collectif et rassembleur qui casse les logiquesde personnalisation si prégnantes dans le champ poli-tique. La grande consultation nationale « Que demandele peuple ? » constitue d’ores et déjà une mise en pra-tique du livre. Mobiliser les 99 % n’est pas un projet uto-pique de long terme, c’est ce à quoi les communistes s’at-tellent dès maintenant. « Si nous nous organisons, nouspouvons “réveiller la force” et rebattre les cartes. Notretemps est venu, le temps de la révolution politique. » n

Science de la logique. Livre premier : L’êtreTextes de 1812 et 1832 tra-duits par Bernard Bourgeois,Éditions Vrin, 2015

GEORG WILHELM FRIEDRICHHEGEL

PAR JEAN-MICHEL GALANO

Se confronter à ce que Hegel a réellement écrit, s’expli-quer en matérialiste avec ce grand penseur idéaliste, c’estpour quiconque se réclame de Marx une tâche certes dif-ficile, mais exaltante et de toute façon incontournable.Marx lui-même en avait averti ses lecteurs dans la pré-face de la deuxième édition du Capital : s’il y souligneque « dans son fondement, ma méthode dialectique n’estpas seulement différente de celle de Hegel, elle est soncontraire direct » (mais qu’est-ce qu’un contraire !), c’estpour ajouter quelques lignes plus loin qu’à une époqueoù il était devenu de bon ton en Allemagne de traiterHegel « en chien crevé », il s’était déclaré « ouvertementdisciple de ce grand penseur ». En effet, « la mystifica-tion que la dialectique subit entre les mains de Hegeln’empêche aucunement qu’il ait été le premier à en expo-ser les formes générales de mouvement de façon globaleet convaincante. » Ces « formes générales », il faut allerles étudier, et c’est dans la Science de la logique qu’ellesse trouvent. Négliger la dialectique, en faire un simplemode d’exposition alors qu’elle constitue l’essence mêmedu réel naturel, économique, social, historique, c’est s’ex-poser à toutes les régressions, avec à la clé les pires dés-illusions politiques. Lordon cherche à nous faire régres-ser de Marx à Spinoza, tel autre ne jure que par « le jeuneMarx » et voudrait ressusciter Feuerbach : tous les révi-sionnistes cherchent à enfermer Marx dans l’économieau sens étroit du terme, et à liquider, avec la dialectique,son apport dans l’anthropologie, dans ce que PaulBoccara appelle justement l’anthroponomie, dans lessciences humaines et au fond dans la politique.C’est dans ce contexte qu’il faut saluer la nouvelle tra-duction des éditions 1812 et 1832 des textes constituantla première partie de la Science de la logique (Théoriede l’être) par Bernard Bourgeois. Dans la continuitéd’un travail de traduction entamé il y a près d’un demi-siècle, Bernard Bourgeois met à la disposition non seu-lement des spécialistes, mais des simples lecteurs atten-tifs, une version rigoureuse mais dépouillée de toutetechnicité superflue. Confrontant les deux textes, ilcherche à montrer « comment Hegel explique ou expli-

99 % Le Cherche Midi, 2016

PIERRE LAURENT

PAR MAXIME COCHARD

Avec 99 %, Pierre Laurent inter-vient avec force dans le champpolitique. Écrit au mois defévrier pour que la plus largemajorité des citoyens se réap-proprie la mobilisation poli-

tique, le livre du secrétaire national du PCF sort en pleinmouvement social contre la loi travail. Syndicats à l’of-fensive, cortèges fournis, citoyens massivement concer-nés, nouvelles générations en voie de politisation, nou-velles formes d’intervention avec les pétitions en ligne,les Nuits debout ou la mobilisation des Youtubeurs : c’estpeu dire que 99 % tombe à pic.Innovant, cet écrit n’est pas un livre centré autour d’unepersonne mais bien un essai de désenfumage à l’atten-tion du plus grand nombre. Il propose un style simple etdes arguments tranchants au service de la bataille idéo-logique. Car il y a fort à faire pour convaincre les Français.Les politiques seraient tous pourris, les partis dépassés,et les principaux problèmes de nos économies seraientle coût du travail ou l’immigration et non l’échec du capi-talisme… Pierre Laurent entend éventer ces contre-véri-tés qui paralysent la société française. Il s’appuie sur unfait aussi choquant que désormais incontestable : 1 %de la population possède plus que tous les autres. Ils sontpeu mais ils ont tout.C’est un tableau de cette puissante oligarchie que pro-pose le premier chapitre : les inégalités planétaires quibattent tous les records, la finance folle, le hold-up de lacrise de 2008, le patronat à l’offensive, l’Europe souscontrôle de la Troïka, la mainmise des grandes fortunessur les média et les instituts de sondage, le pourrisse-ment organisé de la démocratie, la corruption et la miseen valeur systématique du FN… Le 1 %, c’est la classebourgeoise décrite par Marx et Engels en 1848 telle qu’ellea évolué : aujourd’hui, entre autres nouveaux outils dedomination, les propriétaires des moyens de productionet d’échange peuvent exfiltrer leurs milliards dans lesparadis fiscaux… En décrivant les méfaits de cette oli-garchie internationale et de ses représentants français,l’auteur invite le plus grand nombre à reprendreconscience de la permanence de la lutte des classes etde sa violence.Face au rouleau compresseur du 1 %, Pierre Laurent meten avant le pouvoir citoyen. S’il est si important de cla-mer que « nous sommes les 99 % », c’est parce que lamasse des citoyens dispose en réalité d’un pouvoirimmense, celui du nombre. Rien ne fait plus trembler lespuissants que la mobilisation populaire. Et cette vague,qui commence à déferler contre la loi El Khomri, peutfaire tomber toutes les bastilles : le capital, les divisionsau sein du peuple, l’omerta médiatique autour de nosidées, les institutions asphyxiantes de la Ve République…Classes populaires et classes moyennes ont un intérêtcommun au changement, c’est devenu irréfutable enGrèce où la nécessité d’en finir avec l’austérité et de res-taurer les protections sociales a conquis la majorité dela population. Cela nécessite de conscientiser la popu-lation, d’activer la participation de tous, de remettre enselle l’engagement militant. L’enjeu, en France, est dedonner une nouvelle force aux propositions des com-

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ouvrage vient également confirmer qu’il vaut mieux par-fois s’abreuver à la fontaine des réflexions passées plu-tôt que de s’éblouir aux mirages des prétendus « moder-nistes ». n

Europe, état d’urgence.La régression nationaliste, consécration de l’ordolibéralismeLe Temps des Cerises, 2016

BRUNO ODENT

PAR DENIS DURAND

Référendum sur le « Brexit »,succès de l’extrême droite autri-chienne à l’élection présiden-tielle, montée des nationa-lismes et des courantsautoritaires, attitude indignedes États face à la tragédie desréfugiés, poursuite du bras defer entre le gouvernement grecet ses créanciers… Europe, état

d’urgence éclaire tout ce qu’il faut savoir sur les ressortsde la crise européenne.Bruno Odent dispose de deux atouts décisifs : le talentde journaliste avec lequel il détaille avec une parfaiteclarté une actualité foisonnante et complexe ; et saconnaissance approfondie de l’Allemagne.Sur ce terrain, on pourra discuter le choix de la doctrinede l’« ordolibéralisme » comme clé d’interprétation dutour pris par la construction européenne ; on pourra êtretenté de nuancer le diagnostic d’un abandon du modèle« banque-industrie » qui a fait la force de l’industrie alle-mande ; mais il est bien vrai que les choix décisifs pourl’ensemble de l’UE sont suspendus aux rapports de forcesen Allemagne. Bruno Odent revient ainsi sur les épisodes successifs dela crise grecque. Il rappelle de façon très documentéepourquoi le « Grexit », voulu par Wolfgang Schäuble,aurait été un désastre pour le peuple grec et pour la soli-darité entre les peuples européens, mais il n’oublie pasque le gouvernement Tsipras, si inconfortable que soitsa position, fait partie d’un combat européen dans lequelil se trouve un peu moins seul depuis la montée de lagauche alternative en Espagne, la constitution d’unemajorité parlementaire anti-austérité au Portugal et l’ap-parition de Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne.Bruno Odent s’attache donc à montrer par quelles voiesles luttes sociales et politiques pourraient imposer unerefondation de l’Union européenne, en agissant sur saclé de voûte : le pouvoir monétaire de la BCE. Les eurosqu’elle crée par centaines de milliards devraient êtresélectivement orientés vers les investissements favora-bles à l’emploi, et ils devraient alimenter un Fonds dedéveloppement économique, social et environnemen-tal pour les services publics. Bruno Odent signale com-bien les propositions du PCF dans ce domaine, celles quifigurent dans le programme du Front de gauche et duPGE, font écho aux prises de position du mouvementsyndical allemand et à la campagne européenne« Quantitative Easing pour le peuple » qui est en train deprendre pied en France.L’ouvrage devrait grandement intéresser les commu-nistes au moment où les choix européens sont l’un despoints en débat à leur congrès.n

cite Hegel ». Ce faisant, il rend à ce penseur si souventstatufié un peu de présence humaine, ce qui facilited’autant l’approche et la lecture.Lecture dont il ne faut pas cependant dissimuler la diffi-culté et le caractère rébarbatif, dans la mesure où le pointde départ de Hegel reste l’être pensé et la pensée de l’être.À tout le moins ce cadre initial va-t-il se trouver tour-menté et travaillé par la contradiction et par la vie. n

Le Travail et la libertéÉditions sociales, 2016

BRUNO TRENTIN

PAR IGOR MARTINACHE

Libérer le travail implique-t-il des’en libérer ? C’est ce que semblentsuggérer les luttes sociales des der-nières décennies, en mettant

notamment l’accent sur la réduction du temps de tra-vail, tant à l’échelle hebdomadaire que sur celle de l’exis-tence entière, avec l’abaissement de l’âge de la retraite.Rien n’oblige pour autant à se résigner à faire de l’acti-vité laborieuse un temps de servitude, car certaines pistess’offrent à nous pour en faire au contraire un vecteurd’émancipation à la fois individuel et collectif, particu-lièrement en ces temps de révolution numérique qui metà bas les fondements du système tayloro-fordiste. Tel esten substance le message que n’a cessé de porter BrunoTrentin, ancien secrétaire général de la CGIL, la princi-pale confédération syndicale italienne, et député euro-péen communiste, dans les dernières années de sa vie.Disparu en 2007, son précédent ouvrage posthume, LaCité du travail avait déjà fait l’objet d’une grande atten-tion de ce côté-ci des Alpes lors de sa parution en 2012.C’est aujourd’hui un recueil d’une dizaine de textes –articles ou discours –, aussi vivants qu’accessibles, queproposent les Éditions sociales, agrémentés d’une pré-face substantielle de l’ancien ministre communiste JackRalite. On est frappé de lire combien les réflexions et pro-positions de Bruno Trentin rédigées il y a plus de dix ansrésonnent avec l’actualité, tout en conservant une ori-ginalité impressionnante. En plein détricotage des droitsdes travailleurs, on y lit ainsi une réjouissante critiquede la fable libérale selon laquelle faciliter les licencie-ments serait supposé favoriser les embauches. Mais l’au-teur est loin de s’arrêter là. Tout en soulignant la respon-sabilisation des salariés amenée par l’avènement desnouvelles technologies et des formes d’organisation dutravail plus souples qui ont rompu avec un taylorismeréduisant les travailleurs au simple rang d’exécutantssans initiative, Bruno Trentin appelle en réaction à reven-diquer de nouveaux droits pour les travailleurs, à com-mencer par celui à une véritable formation tout au longde la vie. S’interrogeant également sur la manière de pro-mouvoir la participation des salariés à la conduite deleur firme, tout en restituant clairement les débats tra-versant le mouvement syndical en la matière, l’auteurvient bousculer un certain nombre d’inerties mentaleset de « corporatismes » comme il les désigne. On lira éga-lement avec intérêt les développements sur la nécessitéde mettre en cohérence entre elles les politiques écono-miques au-delà des effets d’annonce électoralistes, ouencore sa présentation de la politique d’austérité alter-native défendue en son temps par Enrico Berlinguer,autre grande figure du Parti communiste italien, dansun bel hommage critique conclusif. Ce faisant, cet

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Le projet communiste de demain ne saurait se passer des élaborations théoriques que Marx et d’autres avec luinous ont transmises. Sans dogme mais de manière constructive, La Revue du projet propose des éclairages contem-porains sur ces textes en en présentant l’histoire et l’actualité.

Les potentialitésémancipatrices de larévolution industrielleQuel jugement porter sur l’avènement dans l’histoire de la société capitaliste ? S’agit-ild’un progrès accomplissant les capacités de l’humanité ? Ou s’agit-il d’une catastrophe,d’une régression historique sans précédent ? Une partie de l’aristocratie féodale, récem-ment dépossédée de ses privilèges, rejette la modernité dans sa totalité. C’est la pers-pective réactionnaire rêvant de restaurer l’ordre ancien. La perspective d’Engels esttoute différente. Il faut critiquer la société capitaliste, non pas au nom d’un passé révolu,mais au nom des potentialités émancipatrices dont elle est porteuse.

Que la situation des travailleurs, depuis l’introduction de la production capitaliste sur une grande

échelle, ait dans l’ensemble empiré matériellement, il n’y a que le bourgeois qui en doute. Mais

devons-nous pour cela regarder nostalgiquement en arrière, vers les marmites d’Égypte (elles aussi

bien maigres), vers la petite industrie rurale qui n’a formé que des esprits serviles, ou bien vers les

« sauvages » ? Tout au contraire. Seul le prolétariat créé par la grande industrie moderne, libéré de

toutes les chaînes du passé, y compris de celles qui l’attachaient au sol, et concentré dans les grandes

villes, est en état d’accomplir la grande transformation sociale qui mettra fin à toute exploitation et

domination de classe. Les anciens tisserands ruraux, avec leur maison et leur foyer, n’en auraient

jamais été capables, ils n’auraient jamais conçu une telle idée et auraient encore moins trouvé la

volonté de la réaliser.

Proudhon, au contraire, considère que toute la révolution industrielle de ces cent dernières années,

la vapeur, la grande fabrication qui remplace le travail manuel par des machines et multiplie par

mille la force productrice du travail, est un événement extrêmement fâcheux qui, à dire vrai, n’aurait

pas dû se produire. Le petit-bourgeois qu’est Proudhon réclame un monde dans lequel chacun

fabrique, d’une façon originale et indépendante, un produit qui peut être aussitôt livré à la consom-

mation et échangé sur le marché ; il suffit ensuite que chacun récupère dans un autre produit la

pleine valeur de son travail pour que l’exigence de la « justice éternelle » soit satisfaite et qu’ait été

créé le meilleur des mondes. Mais avant d’éclore, ce meilleur des mondes de Proudhon a déjà été

écrasé sous les pas du développement industriel en plein progrès, qui, depuis longtemps, a sup-

primé le travail individuel dans toutes les principales branches de l’industrie et le supprime chaque

jour un peu plus, dans les branches secondaires comme dans celles qui ont le moins d’importance ;

il est remplacé par le travail social, secondé par des machines et par des forces naturelles domesti-

quées, dont les produits finis, que l’on peut échanger ou consommer aussitôt, sont l’œuvre com-

mune des nombreux individus entre les mains desquels ils ont dû passer. Et c’est précisément grâce

à cette révolution industrielle que la force productive du travail humain a atteint un tel degré que la

possibilité se trouve donnée – pour la première fois depuis qu’il y a des hommes – de produire, par

une répartition rationnelle du travail entre tous, non seulement assez pour assurer abondamment la

consommation de tous les membres de la société et pour constituer un important fonds de réserve,

mais aussi pour laisser à chaque individu suffisamment de loisirs : alors tout ce qui dans l’héritage

culturel transmis par l’histoire est véritablement digne d’être conservé – science, art, mœurs, etc. -,

non seulement le sera, mais au lieu d’être le monopole de la classe dominante, deviendra le bien

commun de toute la société et continuera à s’enrichir.

Friedrich Engels, La Question du logement, Éditions sociales, Paris, 1957.

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51

PAR FLORIAN GULLI ET JEAN QUÉTIER

LES ÉCUEILS D’UNENOSTALGIE RÉACTIONNAIREEngels part d’un constat historiquequi peut paraître troublant : le pas-sage du mode de production féodalqui caractérisait l’Europe médiévaleau mode de production capitalistequi se développe avec la révolutionindustrielle, loin de représenter uneamélioration de la situation matérielledes travailleurs, a bien plutôt accruleur misère. Cette idée, partagée parune partie de l’ancienne aristocratiedépossédée de son pouvoir par labourgeoisie libérale à partir de la findu XVIIIe siècle, s’appuie notammentsur les conséquences de la décompo-sition des structures précapitalistesde production (servage, corpora-tions…). Les travailleurs n’y étaientpas libres mais ils étaient cependantmoins exposés à certains facteurs demisère propres au capitalisme – lechômage notamment – et travaillaienten moyenne beaucoup moins long-temps qu’au milieu du XIXe siècle.Dans le livre I du Capital, Marx avaitd’ailleurs montré que le capitalismen’était parvenu à s’imposer que parl’expropriation violente de la paysan-nerie et par l’accroissement forcé dela journée de travail. Par ailleurs, endéveloppant sans cesse la division dutravail, en détruisant les savoir-fairepropres aux anciens métiers artisa-naux, le capitalisme réduit les travail-leurs à des exécutants chargés d’unetâche de détail, répétitive et abrutis-sante.Faut-il pour autant vouloir en reve-nir au Moyen Âge – ou plus loinencore, comme le suggère ironique-ment Engels en parlant des « mar-mites d’Égypte1 » ? Certainement pas,et c’est d’ailleurs le point de désac-cord entre Engels et des socialistescomme Proudhon2 qui entendent enrevenir à une forme de productionqui a existé avant le capitalisme. DansMisère de la philosophie, Marx repro-chait déjà à Proudhon de vouloir sau-

« constituer un important fonds deréserve ». Pour la première fois, maisil faudrait pour cela sortir du capita-lisme, l’humanité pourrait être à l’abridu manque, notamment des disetteset famines qui continuent de toucherl’Europe au cours du XIXe siècle.Enfin, la révolution industrielle, enparticulier l’introduction des machi -nes dans le travail, rend possible ladiminution du temps de travail. Pourla première fois, les conditions sontréunies pour que « l’héritage cultureltransmis par l’histoire » (science etart en particulier) soit reçu et enrichi,non par une minorité privilégiée, dis-pensée du travail, mais par la sociététout entière.On voit ainsi la complexité de la posi-tion d’Engels. Aucune nostalgie pourle passé féodal et les multiples domi-nations qui le structuraient. Mais pasd’enthousiasme naïf pour le présent.Ce dernier est pensé dans ses contra-dictions. On est loin de la critiqueréactionnaire qui idéalise le passé etrejette le présent dans son intégralité,aveugle aux possibles qu’il recèle.Ce refus de céder à la nostalgie estsouvent compris comme une formede mépris pour le passé. Engels, maisaussi Marx sont souvent accusés devouloir « faire table rase » de l’histoire.Sa position est plus nuancée. Le passé,comme le présent, a ses contradic-tions. Il n’y a guère de sens à vouloirle rejeter en bloc. Une part de « l’hé-ritage culturel transmis par l’histoire »,en particulier, « est véritablementdigne d’être conservé ». La correspon-dance d’Engels montre un philosopheféru de littérature ; peut-on l’imagi-ner vouloir faire table rase de Goethe,Shakespeare et Balzac ?Alors « Du passé, faisons table rase » ?Du passé des dominations, assuré-ment. Quant aux arts et aux sciences,et même une partie des mœurs,conservons-les. n

1. Référence biblique. Les Hébreuxquittèrent l’Égypte pour échapper àla domination de Pharaon. Les diffi-cultés de l’exode conduisirent cer-tains d’entre eux à regretter leur vied’avant où, malgré la domination, ilsavaient de quoi manger dans leursmarmites.

2. Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), philosophe socialiste français,auteur de La Philosophie de lamisère.

Notes de La Revue du projet

ver le « bon côté » du féodalisme ense débarrassant de son « mauvaiscôté » (le servage, les privilèges…).Proudhon rêve ainsi d’une société depetits producteurs indépendants fon-dée sur un modèle artisanal. Mais cefaisant, il ne saisit justement pas cequi fait la dynamique de l’histoire, àsavoir la contradiction. Le « mauvaiscôté » du féodalisme est indissocia-ble du « bon », c’est lui qui introduitde la conflictualité, de la lutte, et quiconduit ainsi à sa transformation.

LES CONTRADICTIONS DE LA NOUVELLE SOCIÉTÉLa transition du féodalisme au capi-talisme est une réalité contradictoire.On ne peut la réduire à l’effondrementbien réel des conditions de vie, quivoit par exemple le futur prolétairequitter son foyer rural pour vivremisérablement dans des logementsindignes. L’introduction de la produc-tion capitaliste produit d’autres effets,importants ceux-là, pour l’émanci-pation des hommes.D’abord, elle concentre les hommes« dans les grandes villes », ce qui nemanque pas de les transformer. Lesidées y circulent plus vite, les senti-ments se transmettent plus facile-ment, la vie collective accroît la forcede la volonté de chacun. La grandeville du XIXe siècle, malgré ses défautsévidents, était aussi synonyme deliberté. Le philosophe écossais JohnMillar (1735-1801) soulignait, bienavant Engels, que les habitants desvilles n’étaient pas des « esprits ser-viles » : « Dans une ville, le moindremotif de plainte donne lieu à uneémeute ; et en se propageant d’unegrande ville à l’autre, les flammes dela sédition s’épandent en insurrec-tion générale. »Ensuite, en multipliant la force pro-ductive du travail humain, la produc-tion capitaliste a posé les conditionsde la satisfaction des besoins de tous.La hausse prodigieuse de la produc-tivité permettrait « d’assurer abon-damment la consommation de tousles membres de la société » et de

LOGEMENT ET CAPITALISMEEngels republie en 1887, sous le titre La Question du logement, unesérie d’articles qu’il avait écrits quinze ans plus tôt pour leVolksstaat, l’organe de la social-démocratie allemande. Dans cestextes, il aborde le problème de la pénurie de logements qui affecteles travailleurs des grandes concentrations industrielles euro-péennes. Contre Proudhon, qui prétend notamment résoudre cettecrise en faisant de tous les travailleurs les propriétaires de leur loge-ment, Engels affirme que les difficultés de logement sont intrinsè-quement liées au mode de production capitaliste.

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X ...... ex. o N°25 : Bien NOURRIR LA PLANÈTE • mars 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°26 : À la conquête d’une nouvelle CONSCIENCE DE CLASSE • avril 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°27 : NATIONALISATIONS : l’intérêt général • mai 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°28 : LA RETRAITE : une bataille capitale • juin 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°29 : COMMUN(ism)E et municipales • septembre 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°30/31 : Vive LA RÉPUBLIQUE • octobre/novembre 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°32 : LES TERRITOIRES de l’égalité • décembre 2013 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°HS : Refonder l’EUROPE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex. o N°33 : Dessine-moi une VILLE HUMAINE • janvier 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°34 : PEUR • février 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°35 : Pour en finir avec LA DROITISATION • mars 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°36 : Sous les pavés, L’EUROPE • avril 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°37 : Enseignement supérieur et recherche SAVOIRS où aller ? • mai 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°38 : LE CORPS • juin 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°39 : La fabrique de L’ASSISTANAT • septembre 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°40 : FAB-LAB du bidouillage informatique à l’invention sociale • octobre 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°41 : LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE • novembre 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°42 : COMMUNISME de nouvelle génération • décembre 2014 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°43 : LIBERTÉ ! • janvier 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°44 : MÉDIA Besoin d’oxygène • février 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°45 : FÉMINISME au cœur des luttes révolutionnaires • mars 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°46 : NATION, une voie vers l’émancipation • avril 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°47 : MUSULMANS : dépasser les idées reçues • mai 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°HS : Convention nationale du PCF sur l’INDUSTRIE • juin 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .X ...... ex. o N°48 : LES MOTS GLISSANTS • juin 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°49 : Non ! Il n’y a pas de GUERRE DES CIVILISATIONS • septembre 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°50 : 4 essais sur LA GAUCHE • octobre 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°51 : CLIMAT, le temps des choix politiques • novembre 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . X ...... ex. o N°52 : LAÏCITÉ, outil d’émancipation • décembre 2015 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 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