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Nam-Bok le hâbleur - Ebooks-bnr.com · 2019. 11. 28. · NAM-BOK LE HÂBLEUR — N’est-ce point une bidarka (1)? Regar-dez ! Une bidarka, qu’un seul homme dirige maladroitement

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  • Jack London

    NAM-BOKLE HÂBLEUR

    Traduction : Louis Postif

    1922

    bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

    https://ebooks-bnr.com/

  • NAM-BOK LE HÂBLEUR

    — N’est-ce point une bidarka (1) ? Regar-dez ! Une bidarka, qu’un seul homme dirigemaladroitement avec une rame !

    La vieille Bask-Wah-Wan se redressa sur lesgenoux, tremblante de faiblesse et d’impa-tience, et regarda au large.

    — Nam-Bok n’a jamais su bien ramer, mar-motta-t-elle, en s’abritant les yeux du soleil etles fixant par delà la nappe miroitante. Nam-Bok a toujours été maladroit. Je me souviens.

    Les femmes et les enfants partirent d’ungros rire, empreint d’une douce raillerie ; la

  • voix de la vieille s’éteignit peu à peu, mais seslèvres continuaient à remuer sans bruit.

    Koogah leva sa tête grisonnante de dessusl’os qu’il sculptait et suivit la direction du re-gard sénile. Sauf de fortes embardées pro-duites par des coups d’aviron portés à faux,la bidarka s’avançait droit vers le rivage.L’homme qui la guidait manœuvrait avec plusde force que d’adresse ; il essayait d’approcheren suivant une ligne en zig-zag, apparemmentcelle de plus grande résistance.

    Koogah laissa retomber la tête sur son tra-vail, et ébaucha sur la défense d’ivoire entreses genoux la nageoire dorsale d’un poissondont le pareil n’avait jamais sillonné les mers.

    — C’est sans doute l’homme du village voi-sin, dit-il enfin, qui vient me demander desconseils sur la sculpture. Mais c’est un ba-lourd ; il ne saura jamais s’y prendre.

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  • — C’est Nam-Bok, répéta la vieille Bask-Wah-Wan. Ne reconnaîtrais-je plus mon fils ?demanda-t-elle d’une voix criarde. Je dis et jerépète que c’est Nam-Bok !

    — Et tu n’as fait que le dire tous ces nom-breux étés, représenta doucement une desfemmes. À peine la glace disparue de la mer,tu viens t’asseoir ici, pendant les longues jour-nées, et tes yeux ne quittent pas l’horizon. Tudis, à chaque canot qui passe : « C’est Nam-Bok qui arrive ». Nam-Bok est mort, Bask-

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  • Wah-Wan, et les morts ne reviennent point. Ce-la ne peut être.

    — Nam-Bok ! s’époumona la vieille, d’unevoix si forte et si claire que tout le village enfrissonna et porta les yeux sur elle.

    Avec peine elle se remit sur pieds et chan-cela en descendant sur le sable. Elle trébuchacontre un bébé étendu au soleil. La mère le fittaire et lança des insultes à la vieille, qui n’enavait cure. Les enfants se mirent à courir de-vant elle vers le bord, et, comme la bidarkas’approchait du rivage, les femmes y vinrentaussi. Une maladresse du rameur faillit fairechavirer l’embarcation. Koogah laissa choir sadéfense de morse et, s’appuyant lourdementsur son bâton, alla voir ce qui se passait. Alorsles autres hommes, par groupes de deux outrois, lui emboîtèrent le pas d’un air noncha-lant.

    La bidarka vint par le travers des lames, etle ressac menaçait de la submerger. Un jeune

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  • garçon, tout nu, courut dans l’eau, saisit laproue et l’attira bien avant sur le sable.L’homme se leva et promena un regard inter-rogateur sur les villageois rangés devant lui.Un chandail bigarré, usé et sale, flottait sur seslarges épaules, et un foulard de coton rougeétait noué autour de sa gorge, à la manière desmatelots. Un béret de pêcheur sur des cheveuxcoupés ras, un pantalon de toile grossière etde lourds souliers complétaient son accoutre-ment.

    Mais il n’en paraissait pas moins un person-nage remarquable, aux yeux de ces simples pê-cheurs du grand Delta du Yukon. Dans touteleur vie, passée sur le détroit de Behring, ilsn’avaient rencontré que deux blancs : un fonc-tionnaire du recensement et un prêtre jésuiteégaré. C’était une pauvre tribu, qui ne possé-dait ni or dans son sol, ni fourrures précieusesen magasin, de sorte que les blancs passaientau loin sans s’arrêter. Par surcroît, le Yukon,au cours de milliers d’années, avait obstrué ce

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  • bras de mer avec les détritus de l’Alaska, etmaintenant les vaisseaux s’échouaient hors devue de la terre. Aussi les navigateurs évitaientcette côte alluviale avec ses embouchures pro-longées et ses immenses archipels de vase, etles pêcheurs indigènes, ignoraient qu’il existaitde grands navires.

    Koogah, le gratteur d’os, reculant soudainde quelques pas, s’embarrassa les jambes dansson bâton et s’étala sur le sable.

    — Nam-Bok ! s’écria-t-il, en se relevant pé-niblement. Nam-Bok, que le vent emporta aularge, et qui revient !

    Hommes et femmes esquissèrent un mou-vement de recul et les enfants se réfugièrententre leurs jambes. Seul Opee-Kwan étaitbrave, comme il seyait au chef de village. Il fitquelques pas en avant, dévisagea longuementet avec attention le nouveau venu :

    — C’est bien Nam-Bok, dit-il enfin.

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  • À son accent convaincu, les femmes gé-mirent de peur et s’écartèrent davantage.

    L’étranger essayait de remuer les lèvres etsa gorge se contractait pour émettre des motsqui ne voulaient pas sortir.

    — Là, là ! c’est Nam-Bok, croassa Bask-Wah-Wan, le regardant bien en face. J’ai tou-jours dit que Nam-Bok reviendrait.

    — Oui, c’est Nam-Bok qui revient.

    Cette fois, c’était lui-même qui parlait. Ilavait passé une jambe par-dessus le bord de labidarka, et se tenait ainsi un pied sur mer etl’autre sur terre. Sa gorge se démena de nou-veau pour formuler des mots oubliés. Et quand,enfin, ils jaillirent de sa bouche, leur son étaitétrange et un bredouillement des lèvres ac-compagnait les notes gutturales.

    — Salut, ô frères, dit-il, frères du temps pas-sé, du temps qui précéda le jour où je m’en allaiaux caprices du vent qui souffle de terre.

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  • Il sortit du bateau et posa ses deux piedssur le sable ; mais Ope-Kwan, d’un mouvementde la main, lui fit signe de reculer.

    — Tu es mort, Nam-Bok, dit-il.

    Nam-Bok partit d’un éclat de rire :

    — Je suis gros et gras.

    — Les morts n’engraissent point, reconnutOpee-Kwan. Tu as bien profité, mais celam’étonne. Personne ne peut se mesurer avec levent qui porte au large et revenir après de silongues années.

    — Je suis revenu, répondit simplementNam-Bok.

    — Alors, tu es peut-être une ombre, l’ombreerrante de celui qui fut Nam-Bok. Les ombresreviennent.

    — J’ai faim. Les ombres ne mangent point.

    Mais Opee-Kwan était rempli de doutes.Consterné, il se passa la main sur le front.

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  • Nam-Bok, non moins intrigué que lui, toisad’un bout à l’autre la rangée de pêcheurs, maisnul ne lui adressa le moindre regard de bien-venue. Les hommes et les femmes se parlaientà voix basse. Les enfants se retranchaient timi-dement parmi leurs aînés, et les chiens, le poilhérissé, flagorneurs et méfiants, le reniflaient.

    — Je t’ai porté, Nam-Bok, et t’ai donné à té-ter quand tu étais petit, pleurnicha Bask-Wah-Wan en se rapprochant de lui ; que tu sois uneombre ou non, je vais te donner à mangermaintenant.

    Nam-Bok s’avançait vers elle, quand ungrognement de crainte et de menace le fit re-culer. Il prononça un mot d’une langue étrangequi ressemblait à « Goddam », et il ajouta :

    — Je ne suis pas une ombre, mais unhomme !

    — Qui d’entre nous peut comprendre lesmystères ? demanda Opee-Kwan, moitié à lui-

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  • même et moitié aux gens de sa tribu. Nous vi-vons, et dans un soupir nous n’existons plus.

    « Si l’homme peut devenir une ombre,pourquoi l’ombre ne deviendrait-elle pashomme à son tour ? Nam-Bok a été, mais iln’est plus. Cela, nous le savons, mais cetteforme que nous voyons est-elle Nam-Bok ouson ombre ?

    Nam-Bok s’éclaircit la voix et répondit :

    — Il y a bien, bien longtemps, le père deton père, Opee-Kwan, s’en alla et revint à lasuite de longues années. On ne lui refusa passa place à côté du feu. On dit…

    Il s’interrompit à dessein, et tous étaientsuspendus à ses lèvres.

    — … On dit, répéta-t-il, appuyant sur lesmots avec une intention bien marquée, queSipsip, sa klooch, lui donna un fils après son re-tour.

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  • — Mais il n’avait pas eu affaire au vent deterre, répliqua Opee-Kwan. Il s’en alla au cœurdu pays, et il est dans l’ordre des choses qu’unhomme pénètre, à son gré et aussi loin qu’ilveut, sur terre.

    — Et aussi sur mer. Mais ceci est une autrehistoire. On dit… que le père de ton père rap-porta d’étranges récits des choses qu’il avaitvues.

    — Oui, il en racontait d’extraordinaires.

    — Moi aussi, j’en ai à vous dire, insinuaNam-Bok.

    Et, comme ils hésitaient, il ajouta :

    — Et je vous apporte aussi des présents.

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    De la bidarka, il retira un châle, d’une cou-leur et d’un tissu merveilleux, qu’il jeta autourdes épaules de sa mère. Toutes les femmespoussèrent un soupir d’admiration et la vieille

  • Bask-Wah-Wan chiffonna l’étoffe chatoyante,la caressa et se mit à lancer de petits cris dejoie.

    — Il a des histoires à raconter, murmuraKoogah.

    — Et il apporte des présents, surenchéritune femme.

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  • Opee-Kwan comprit que ses gens étaientavides d’écouter ces histoires inconnues ; lui-même se sentait démangé par la curiosité deles entendre.

    — La pêche a été bonne, dit-il judicieuse-ment, et nous avons de l’huile en abondance.Viens donc, Nam-Bok et régalons-nous.

    Deux des hommes hissèrent la bidarka surleurs épaules et l’emmenèrent près du feu.Nam-Bok marchait à côté d’Opee-Kwan ; lesvillageois les suivirent, sauf quelques femmesqui s’attardèrent à palper le châle.

    Peu de paroles furent échangées durant lefestin, mais bien des regards curieux se le-vèrent à la dérobée, sur le fils de Bask-Wa-Wan. Il en fut gêné, non par modestie, maisparce que le relent de l’huile de phoque lui en-levait tout appétit et qu’il faisait effort sur lui-même pour dissimuler son dégoût.

    — Mange, tu as faim, ordonna Opee-Kwan.

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  • Et Nam-Bok ferma les yeux et plongea samain dans l’énorme marmite de poisson pu-tride.

    — Là, là, ne te prive pas. Il y a eu beaucoupde phoques cette année, et les hommes fortsont toujours faim.

    Et Bask-Wah-Wan trempa dans l’huile unmorceau de saumon particulièrement repous-sant et, avec tendresse, le passa, tout dégout-tant encore, à son fils.

    En désespoir de cause, quand il fut avertipar certains symptômes que son estomacn’était plus aussi résistant que jadis, il bourrasa pipe et l’alluma. Les autres continuaient debâfrer et de l’observer. Peu d’entre eux pou-vaient se vanter de connaître intimementl’herbe précieuse ; parfois seulement les Es-quimaux du Nord leur échangeaient de petitesquantités de tabac d’une abominable qualité.

    Koogah, assis auprès de lui, lui fit com-prendre qu’il ne lui répugnerait point de goûter

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  • à sa pipe et, entre deux bouchées, de ses lèvresbarbouillées d’huile, il suça le tuyau d’ambre.

    Là dessus, Nam-Bok se comprima le ventred’une main tremblante et refusa de reprendrele calumet. Koogah, dit-il, pouvait le garder,car il avait eu l’intention de lui en faire cadeau.Et les gens de la tribu, se pourléchant lesdoigts, approuvèrent sa libéralité.

    Opee-Kwan se mit sur pieds.

    — Et maintenant, ô Nam-Bok, le festin estterminé, nous aimerions t’entendre raconterles choses étranges que tu as vues.

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  • Les pêcheurs frappèrent des mains et, re-prenant leur travail, prêtèrent l’oreille. Leshommes s’occupaient à façonner des lances età graver sur l’ivoire, tandis que les femmesraclaient la graisse des peaux de phoques àfourrures et les assouplissaient, ou bien cou-saient des muclucs(2) avec de minces tendons.Nam-Bok promena les yeux sur cette scène,mais elle n’offrait pas le charme que ses sou-venirs lui avaient promis. Pendant toutes sesannées de voyage, il l’avait embellie dans sesrêves, et maintenant il se trouvait déçu en facede la réalité. L’existence simple et morne deces gens, pensait-il, n’était point comparable àcelle dont il avait pris l’habitude. Pourtant, ilse chargeait bien de dessiller leurs yeux, et uneétincelle flamba dans les siens à cette pensée.

    — Frères, commença-t-il, avec l’air satisfaitd’un homme qui va relater des prouesses,c’était vers la fin d’un été, il y a de cela bienlongtemps, que je m’en allai. Il faisait un tempsaussi beau que celui-ci promet de l’être. Vous

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  • vous rappelez tous ce jour, où les mouettes ra-saient la mer et où le vent soufflait furieuse-ment de la terre, au point que je ne pus luitenir tête. Je liai le prélart de ma bidarka au-tour de moi afin d’empêcher l’eau d’y pénétrer,et toute la nuit je luttai contre la tempête. Aumatin, il n’y avait plus de terre – seulement lamer – et le vent me tenait bon et m’emportaitau large. Trois nuits semblables se fondirentdans la pâle aurore. Pas de terre en vue, et levent ne voulait pas me lâcher !

    « Quand survint le quatrième jour, je fuscomme fou. J’avais si faim que je ne pouvaisplus ramer, et la tête me tournait, me tournait,tant j’avais soif. Cependant, la mer n’était pluscourroucée ; le doux vent du Sud soufflait àprésent, je pus explorer l’horizon, et ce que jevis me fit croire qu’en effet j’étais devenu fou.

    Nam-Bok s’interrompit pour enlever unefibre de saumon logée entre ses dents ;

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  • hommes et femmes, les mains oisives et lestêtes penchées en avant, attendaient la suite.

    — C’était un canot, un énorme canot. Sitous ceux que j’ai vus étaient réunis en un seul,celui-ci ne l’égalerait pas.

    Il y eut des exclamations de doute, et Koo-gah, qui comptait de nombreuses années, ho-cha la tête.

    — Si chaque bidarka n’était qu’un grain desable, poursuivit Nam-Bok avec un air de défi,et s’il y avait autant de bidarkas que de grains

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  • de sable sur cette grève, elles n’arriveraientpas, ensemble, à la dimension de ce grand ca-not que j’aperçus le matin du quatrième jour. Ilétait immense et, on l’appelait une goélette. Jevis cette chose merveilleuse, cette grande goé-lette, venir vers moi, et il y avait des hommesdedans…

    — Arrête-toi, ô Nam-Bok ! interrompitOpee-Kwan. Comment étaient ces hommes ?Des géants ?

    — Non, des hommes ordinaires, comme toiet moi.

    — Le grand canot allait-il vite ?

    — Oui.

    — Les flancs du canot étaient hauts, leshommes courts, dit Opee-Kwan, posant lesprémisses de son discours avec conviction. Etces hommes, manœuvraient-ils avec delongues rames ?

    Nam-Bok se mit à rire.

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  • — Il n’y avait pas de rames, dit-il.

    Tous restèrent bouche bée, et un long si-lence régna. Opee-Kwan emprunta la pipe deKoogah et en tira deux bouffées, comme pours’inspirer. Une des plus jeunes femmes ricananerveusement, et s’attira des regards de re-proche.

    — Il n’y avait point de rames ? demandadoucement Opee-Kwan, en rendant la pipe.

    — Le vent du Sud soufflait derrière, expli-qua Nam-Bok.

    — Mais, au vent, la dérive est lente.

    — La goélette avait des ailes… comme ça.

    Il traça des mâts et des voiles sur le sable etles hommes entourèrent son dessin pour l’étu-dier. Il soufflait un vent vif et, pour mieux fairecomprendre son esquisse, Nam-Bok saisit lescoins du châle de sa mère et l’étendit jusqu’àce qu’il se gonflât comme une voile. Bask-Wah-Wan gronda et se débattit, mais elle fut empor-

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  • tée par le vent jusqu’à une vingtaine de piedssur la grève et là, à bout de souffle, elle échouasur un morceau de bois flotté. Les hommespoussèrent des grognements de compréhen-sion, mais Koogah rejeta soudain en arrière satête chenue.

    — Oh ! oh ! s’exclama-t-il en riant. Quellefolie, ce gros canot ! Quelle incroyable folie !Le jouet du vent ! En quelque direction quesouffle le vent, il le suit. Aucun des hommesqui voyagent dedans n’est capable de nommerla grève où il abordera, car sans cesse il estpoussé par le vent. Or, le vent, lui, va où bonlui semble, et personne n’en connaît les ca-prices.

    — C’est exact, ajouta gravement Opee-Kwan. Avec le vent, on vogue facilement, maiscontre lui, il y a fort à lutter ; puisqu’ilsn’avaient pas de rames, tout effort était inutilede la part de ces hommes sur le grand canot.

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  • — Que leur importait ? s’écria Nam-Bokd’un air courroucé. La goélette allait aussi biencontre le vent !

    — Eh ! répète un peu ce que tu as dit toutà l’heure : qu’est-ce qui faisait marcher la go…go… goélette ? demanda Koogah, hésitant àdessein sur ce mot étranger.

    — C’était le vent ! répondit Nam-Bok avecimpatience.

    — Ainsi le vent poussait la go… go… goé-lette contre le vent ?

    Le vieux Koogah lança ouvertement uneœillade à Opee-Kwan et, le rire grandissant au-tour de lui, il continua :

    — Le vent souffle du Sud et pousse la goé-lette au Sud. Le vent souffle contre lui-même.Il souffle d’un côté et de l’autre à la fois. C’esttrès simple. Nous saisissons, Nam-Bok, noussaisissons clairement.

    — Tu es un sot !

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  • — La vérité tombe de tes lèvres, réponditdoucement Koogah. J’ai mis trop de temps àcomprendre : la chose est simple.

    Mais le visage de Nam-Bok s’assombrit, etil égrena rapidement un chapelet de mots queles autres n’avaient jamais entendus.

    Ils se remirent, qui à gratter l’ivoire, qui àracler les peaux, mais le conteur ferma hermé-tiquement les lèvres, puisqu’on ne voulait pasle croire.

    — Cette go… go… goélette, demanda im-perturbablement Koogah, elle était faite d’ungros arbre ?

    — D’un grand nombre d’arbres, répliquaNam-Bok sèchement. Elle était très grande.

    Il retomba dans un sombre silence. Opee-Kwan poussa du coude Koogah, qui hocha latête avec une admiration hésitante, mais pro-gressive, et murmura :

    — C’est très étrange.

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  • Nam-Bok se laissa prendre au piège.

    — Cela n’est rien, dit-il allègrement, ce se-rait bien autre chose si vous voyiez un vapeur.Ce qu’est le grain de sable à la bidarka et celle-ci à la goélette, la goélette l’est au vapeur. Enoutre, le vapeur est en fer, tout en fer.

    — Non, non, Nam-Bok, s’écria le chef.Comment cela peut-il être ? Le fer descendtoujours au fond. Car vois donc ! J’ai troqué uncouteau de fer avec le chef du village voisin,et hier ce couteau s’échappa de mes doigts etcoula dans la mer. Il existe une loi pour touteschoses : rien ne se fait hors de la loi. Noussavons cela. Et, de plus, nous savons que leschoses d’une même espèce sont soumises àune même loi et que le fer a la sienne. Retiretes paroles, Nam-Bok, afin que nous puissionsencore te respecter.

    — Il en est ainsi, persista Nam-Bok. Le va-peur est tout en fer et ne sombre pas.

    — Non, non, cela ne peut être.

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  • — Je l’ai vu de mes propres yeux.

    — Cela n’est pas dans l’ordre des choses.

    — Mais, dis-moi, interrompit Koogah, decrainte que l’histoire s’arrêtât à cet endroit, dis-moi de quelle manière ces hommes retrouventleur chemin à travers l’océan lorsqu’ils nevoient à l’horizon aucune terre pour s’orien-ter ?

    — Le soleil leur indique la route à suivre.

    — Mais comment ?

    — Au milieu du jour, le chef de la goéletteprend une chose à travers laquelle son œil re-garde le soleil, et alors il le fait descendre jus-qu’au bord de la terre.

    — Ça, c’est une sale médecine ! s’écriaOpee-Kwan, pétrifié devant cette évocation sa-crilège.

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  • Les hommes levèrent les mains d’horreur etles femmes se lamentèrent.

    « C’est une sale médecine. Ça ne vaut riende se mêler de la marche du grand soleil quidissipe la nuit et nous procure le phoque, lesaumon et la chaleur.

    — Et quand même ce serait une sale mé-decine ! lança Nam-Bok d’une voix truculente.Moi-même, j’ai regardé le soleil de la sorte etl’ai fait descendre du ciel.

    Ceux qui étaient tout près de lui se recu-lèrent précipitamment, et une femme couvrit le

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  • visage de l’enfant qu’elle allaitait, pour empê-cher le regard de Nam-Bok de tomber sur lui.

    — Mais qu’arriva-t-il au matin du qua-trième jour, ô Nam-Bok, insinua Koogah ; aumatin du quatrième jour, quand la go… go…goélette vint vers toi ?

    — Il me restait peu de force et je ne pouvaisme sauver. On me prit donc à bord et on meversa de l’eau dans la gorge, puis on me donnade la bonne nourriture. Par deux fois, mesfrères, vous avez vu un blanc. Ces hommesétaient tout blancs et j’en comptai autant quej’ai de doigts aux pieds et aux mains. Les trou-vant pleins de bonté, je repris courage, et je ré-solus de rapporter avec moi l’histoire de toutce que je verrais. Ils m’enseignèrent le travailqu’ils faisaient, et me donnèrent des alimentscopieux et une place pour dormir. Jour aprèsjour, nous parcourions les mers et le chef fai-sait descendre le soleil du ciel pour nous direoù nous étions. Quand la vague était clémente,

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  • nous chassions le phoque à fourrure et jem’étonnais de les voir toujours rejeter laviande et la graisse pour ne garder que la peau.

    La bouche d’Opee-Kwan se contracta vio-lemment, et il allait flétrir un tel gaspillagequand Koogah, d’un coup de pied, le fit taire.

    — Après une pêche exténuante, quand lesoleil eut disparu et que le gel fit sentir sa mor-sure dans l’air, le chef pointa le nez de la goé-lette vers le Sud. Nous voyageâmes des jourset des jours au sud et à l’est sans jamais aper-cevoir de terre, et nous approchions du villaged’où venaient les hommes…

    — Comment savaient-ils qu’ils appro-chaient ? demanda Opee-Kwan, qui ne pouvaitse contenir davantage. Il n’y avait pas de terreà l’horizon.

    Le regard de Nam-Bok, fixé sur lui, s’en-flamma de colère.

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  • — N’ai-je pas dit que le chef faisait des-cendre le soleil du ciel ?

    Koogah s’interposa et Nam-Bok poursuivitson histoire.

    — Tout comme je le dis, nous étions à peude distance de ce village quand une grandetempête éclata et, dans la nuit, désemparés etne sachant où nous étions…

    — Tu viens de dire que le chef le savait…

    — Oh, laisse-moi en paix, Opee-Kwan ! Tues un sot et tu ne peux comprendre… Commeje le dis, nous étions désemparés dans la nuitquand je perçus, dominant le rugissement de latempête, le bruit de la mer sur le rivage. Et sou-dain nous touchâmes avec un formidable cra-quement, puis je tombai dans l’eau et me mis ànager.

    « La côte était bordée de rochers avec unepetite plage de très loin en très loin. Je n’avaisqu’une ressource : enfoncer mes mains dans

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  • le sable et me traîner à l’abri des lames. Lesautres hommes durent se briser contre les ro-chers, car aucun d’eux, sauf le chef, ne parvintau rivage, et, si je reconnus son cadavre, c’estgrâce à la bague qu’il portait au doigt.

    « Quand le jour parut, rien ne restait de lagoélette. Je tournai les yeux vers la terre etm’y enfonçai afin de me procurer de la nour-riture et de voir les visages des hommes. Et,lorsque j’arrivai devant une maison, on me fitentrer et on m’offrit à manger, car j’avais ap-pris la langue et les blancs sont toujours bons.Cette maison était plus grande à elle seule quetoutes celles bâties par nous et nos pères avantnous.

    — Ce devait être une énorme maison, ditKoogah, dissimulant son incrédulité sous unefeinte d’étonnement.

    — Et sans doute beaucoup d’arbres en-traient dans sa construction, insista Opee-Kwan pour se mettre au ton.

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  • — Ce n’est rien que cela, répondit Nam-Boken haussant les épaules avec condescendance.Il y a autant de différence entre la maison dontje parle et les nôtres qu’entre cette maison etcelles que j’allais voir par la suite.

    — Et ce ne sont pas des géants ?

    — Non, de simples hommes comme vous etmoi, répondit Nam-Bok. Pour m’aider à mar-cher, j’avais coupé un bâton sur lequel je fai-sais une entaille pour chaque personne qui vi-vait dans cette maison, car je m’étais promis,mes frères, de vous raconter tout cela à monretour. Je restai de nombreux jours à cet en-droit et, en échange du travail que j’y fis, on medonna de l’argent, une chose dont vous n’avezpas la moindre idée, mais qui est très bonne.

    « Et un jour, je m’en allai pour pénétrerplus avant dans le pays. Sur mon chemin, jecroisai beaucoup de gens et je fis de plus pe-tites coches sur le bâton, afin de pouvoir les yloger tous. Alors je rencontrai quelque chose

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  • d’étrange : sur le sol, devant moi, je vis unebarre de fer aussi épaisse que mon bras et, à unbon pas de distance, il y en avait une autre pa-reille…

    — Alors tu devins riche, affirma Opee-Kwan, car le fer vaut plus que toute autre choseau monde. On aurait pu fabriquer avec cela ungrand nombre de couteaux.

    — Non, ce fer-là ne m’appartenait pas.

    — Mais c’était une trouvaille, et l’on peuts’approprier une trouvaille.

    — Pas du tout : les blancs l’avaient placé là.Bien plus : ces barres étaient si longues qu’onn’aurait pu les emporter – si longues que je nepouvais en voir le bout.

    — Nam-Bok, voilà beaucoup de fer, avertitOpee-Kwan.

    — Oui, et j’avais moi-même du mal à encroire mes yeux ; mais je ne pouvais nier l’évi-dence. Et tandis que je regardais, j’entendis…

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  • Il se retourna soudain vers le chef :

    — Opee-Kwan, tu as entendu le lion marinrugir de colère. Imagine-toi qu’il y ait autant delions marins que de vagues dans la mer, et quetous n’en fassent qu’un seul. Les rugissementsde celui-ci égaleraient le bruit de la chose quej’entendis.

    Les pêcheurs poussèrent des cris d’étonne-ment. La mâchoire d’Opee-Kwan s’abaissa et ildemeura bouche bée.

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  • — Et au loin, je vis s’avancer un monstregros comme mille baleines. Il n’avait qu’un œil,vomissait de la fumée et poussait de prodi-gieux ronflements. J’eus peur et, les jambesflageolant sous moi, je courus le long de lavoie, entre les barres. Mais le monstre arrivaitavec la vitesse du vent, et je n’eus que le tempsde bondir par-dessus les barres de fer, avec sonhaleine brûlante sur ma figure.

    Opee-Kwan revint enfin de son ébahisse-ment.

    — Et alors, ô, Nam-Bok ?

    — Alors, il passa sur les barres et ne mefit aucun mal ; et, quand mes jambes purentme porter à nouveau, il était déjà hors de vue.Même les femmes et les enfants n’en ont paspeur. Les hommes font travailler ces monstres.

    — Comme nous faisons travailler noschiens ? demanda Koogah avec un clignementd’œil sceptique.

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  • — Oui, comme nous faisons travailler noschiens.

    — Et… comment élève-t-on ces… choses ?questionna Opee-Kwan.

    — On ne les élève pas du tout. Les hommesles façonnent adroitement avec du fer, lesnourrissent avec des pierres et leur donnent del’eau à boire. Les pierres deviennent du feu,l’eau de la vapeur, et la vapeur de l’eau est lesoufflé de leurs narines et…

    — Là, là ! ô Nam-Bok, interrompit Opee-Kwan. Dis-nous d’autres merveilles. Nous com-mençons à nous lasser de cette histoire quenous ne comprenons pas.

    — Vous ne comprenez pas ? demandaNam-Bok, désespéré.

    — Non, nous ne comprenons pas, gei-gnirent les hommes et les femmes. Nous nepouvons pas comprendre.

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  • Nam-Bok pensait à la moissonneuse-lieuseet à d’autres machines sur lesquelles on peutvoir des images d’hommes en mouvement, etencore à celles d’où sortent des voix humaines,mais ces évocations étaient trop élevées pourle cerveau de ses frères.

    — Oserai-je dire que ce monstre de fer m’aconduit à travers le pays ? demanda-t-il amè-rement.

    Opee-Kwan leva les mains, la paume en de-hors, en un geste de parfaite incrédulité.

    — Dis toujours, dis n’importe quoi. Nousécoutons.

    — Eh bien ! je me suis fait transporter parce monstre de fer, et pour cela je donnai del’argent…

    — Tu viens de dire qu’on le nourrissait depierres…

    — J’ai dit aussi, ô fou, que l’argent était unechose que vous ne connaissiez nullement. Je

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  • me laissai donc conduire, par ce monstre, danstout le pays et, après avoir traversé de nom-breux villages, j’arrivai au plus grand de tous,situé sur un bras de mer. Les toits des mai-sons montaient jusqu’aux étoiles, les nuagesflottaient entre eux, et partout se répandait dela fumée. Le rugissement de ce village était pa-reil à celui de la mer pendant une tempête, etles gens étaient si nombreux que je lançai auloin mon bâton et renonçai à me souvenir dunombre d’encoches qu’il portait.

    — Si tu en avais fait de petites, lui reprochaKoogah, tu aurais pu nous donner un rapportexact.

    Nam-Bok se trouva soudain vers lui, pleinde colère :

    — Si j’avais fait de petites encoches !Écoute, Koogah, gratteur d’os que tu es. Sij’avais fait de petites encoches, ni le bâton, nivingt bâtons, n’auraient pu les contenir, non !pas même tout le bois flottant des grèves qui se

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  • trouvent entre ce village-ci et le voisin. Et voustous, y compris les femmes et les enfants, fus-siez-vous vingt fois plus nombreux, et si vouspossédiez chacun vingt mains et dans chaquemain un bâton et un couteau, vous n’arriveriezpas à couper les entailles pour tous les gensque j’ai vus, tant il y en avait et tant leurs alléeset venues étaient rapides.

    — Le monde entier est trop petit pourcontenir tout ce monde, objecta Opee-Kwan,car il était abasourdi et son esprit se refusait àsaisir des nombres de cette grandeur.

    — Que sais-tu du monde et de ses propor-tions ? interrogea Nam-Bok.

    — Mais il ne peut y avoir tant de gens en unseul endroit ?

    — Qui es-tu pour dire ce qui peut et ce quine peut pas être ?

    — La raison indique qu’il est impossible àtant de personnes de tenir en un seul endroit.

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  • Leurs pirogues, sur la mer, se tasseraient lesunes contre les autres et n’auraient plus deplace pour voguer. Ils auraient beau, chaquejour, vider l’océan de ses poissons, cela seraitinsuffisant pour les nourrir tous.

    — On pourrait croire que tu as raison, ré-pondit enfin Nam-Bok : et pourtant ce que jedis est vrai. De mes propres yeux je l’ai vu, etj’ai lancé mon bâton au vent.

    Il bâilla lourdement et se mit sur pieds :

    — J’ai beaucoup ramé. La journée a étélongue et je n’en peux plus. Maintenant, jem’en vais dormir. Demain, nous parlerons en-core des choses que j’ai vues.

    Bask-Wah-Wan, d’un pas boiteux et craintif,partit en avant. Elle était fière d’avoir un filsaussi prodigieux, mais, en même temps, il luifaisait peur. Elle le conduisit dans son iglooet l’ensevelit sous des fourrures graisseuses etnauséabondes.

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  • Cependant, les hommes s’attardaient prèsdu feu. Ils tinrent un conseil où ne s’enten-daient que chuchotements et une discussion àvoix basse.

    Une heure passa, puis une deuxième heure.Nam-Bok dormait toujours et les conversationscontinuaient d’aller leur train. Le soleil du soirplongea vers le nord-ouest et, à onze heures,il était presque au nord. C’est alors que le chefet le gratteur d’os se séparèrent du conseil etallèrent éveiller Nam-Bok. Il leva vers eux desyeux clignotants et se retourna sur le côté pourse remettre à dormir. Opee-Kwan l’empoignapar le bras et le secoua avec douceur mais fer-meté, pour le faire revenir à ses sens.

    — Allons, Nam-Bok, lève-toi ! ordonna-t-il.Il est l’heure.

    — Un autre festin ? s’écria Nam-Bok. Non,merci, je n’ai plus faim. Continuez vos agapeset laissez-moi dormir.

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  • — Il est l’heure de partir ! tonna la voix deKoogah.

    Mais celle d’Opee-Kwan se fit plus affable :

    — Quand nous étions jeunes, dit-il, tu étaismon compagnon de bidarka. Ensemble, nousavons, peur la première fois, chassé le phoqueet retiré le saumon des trappes. Et c’est toi quime ramenas à la vie, Nam-Bok, le jour où lamer se referma sur moi et m’entraînait vers lesnoirs rochers. Ensemble, nous avons supportéla faim et les morsures du froid, et nous noussommes étendus sous une même fourrure etblottis l’un contre l’autre. Et, à cause de toutcela, et de la bonté dont je te suis redevable,j’éprouve un réel chagrin de voir que tu es de-venu un si grand menteur. Nous ne compre-nons pas, et la tête nous tourne par suite deschoses que tu as dites. Ce n’est pas bien eton en a beaucoup parlé au conseil. En consé-quence, nous te chassons, afin que nos idées

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  • puissent rester nettes et ne soient plus trou-blées par ces choses inexplicables.

    Il leva vers eux des yeux clignotants.

    — Ces choses dont tu parles sont desombres, reprit Koogah. Tu les as apportées dumonde des ombres, et il faut que tu y re-tournes. Ta bidarka est prête et les gens de latribu attendent. Ils ne dormiront pas que tu nesois parti.

    Nam-Bok était embarrassé, mais il écoutaitla voix du chef.

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  • — Si tu es Nam-Bok, disait Opee-Kwan, tues le plus redoutable et le plus merveilleuxhâbleur qui soit au monde ; si tu es l’ombrede Nam-Bok, alors tu parles d’ombres qu’il estdangereux aux hommes vivants de connaître.Ce grand village que tu nous as dépeint, c’est,à notre avis, le village des ombres. Là, flottentles âmes des morts ; car les morts abondent etles vivants sont rares. Les morts ne reviennentpas. Jamais cela ne s’est vu, sauf dans lescontes merveilleux. Il ne sied pas que les mortsreviennent et, si nous le permettions, il nousarriverait de grands malheurs.

    Nam-Bok connaissait bien ses gens. Iln’ignorait pas que la voix du conseil était su-prême. Il se laissa donc conduire à la grève ; onle mit à bord de sa bidarka et on lui plaça unerame entre les mains.

    Quelque part dans le ciel, un oiseau sau-vage, entraîné vers le large, lançait son appel,et les vagues, molles et basses, se brisaient sur

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  • le sable. Un crépuscule blafard s’étendait sur laterre et sur l’eau ; au nord, le soleil brasillaitsans flamme, incertain et inquiet, et autour delui pendaient des brouillards tachés de sang.Les mouettes rasaient l’eau. Le vent de terresoufflait, vif et glacé, et des masses noires denuages, au loin, annonçaient le mauvais temps.

    — Tu viens de la mer, chantait Opee-Kwand’une voix d’oracle, et tu retournes à elle. Leschoses reprennent leur équilibre et tout estconforme à la loi.

    Bask-Wah-Wan clopina jusqu’à la ligned’écume et s’écria :

    — Je te bénis, Nam-Bok, car tu t’es souvenude moi.

    Mais Koogah, poussant Nam-Bok au largede la grève, arracha le châle des épaules de lavieille et le lança dans la bidarka.

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  • — Les longues nuits sont froides, gémit-elle, et la gelée est sujette à mordre les vieuxos.

    — Ce châle est une ombre, répondit le grat-teur d’os, et les ombres ne peuvent te tenirchaud.

    Nam-Bok se leva pour mieux se faire en-tendre :

    — Ô, Bask-Wah-Wan, mère qui m’as porté !appela-t-il. Écoute les paroles de Nam-Bok, tonfils. Il y a de la place pour deux dans la bidarka,et il voudrait t’avoir avec lui. Car il s’en va oùil y a du poisson et de l’huile en abondance.Là, le gel ne vient point, la vie est facile etles choses en fer accomplissent la tâche deshommes. Veux-tu me suivre, ô Bask-Wah-Wan ?

    Elle hésita un instant, tandis que la bidarka,poussée par le vent, s’éloignait d’elle, puis elleéleva une voix chevrotante :

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  • — Je suis âgée, Nam-Bok, et bientôt je pas-serai parmi les ombres. Mais je ne désire pasm’en aller avant mon heure. Je suis vieille,Nam-Bok, et j’ai peur.

    Un rayon de lumière, déchirant les té-nèbres, enveloppa l’homme et le bateau d’unegloire de pourpre et d’or. Alors, tous les pê-cheurs se turent et on n’entendit plus que lemugissement du vent de terre et les cris desmouettes qui volaient bas dans l’air.

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  • Ce livre numérique

    a été édité par la

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    en novembre 2019.

    — Élaboration :

    Ont participé à l’élaboration de ce livre nu- mérique : B. L., Isabelle, Alain C., Fran- çoise.

    — Sources :

    Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Jack London, Nam-Bok le hâ-bleur, in Sciences et Voyages n° 309 à 313, 1922.

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  • D’autres éditions ont été consultées en vue del’établissement du présent texte. La photo depremière page, Paysage hivernal 4, a été prisepar Sylvie Savary. Les photos dans le texte pro-viennent de la publication de référence.

    — Dispositions :

    Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

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  • 1 Bidarka, du russe : baïdarka, embarcationportative faite avec des peaux tendues. (N.d.T.)

    2 Muclucs : chaussures en peau de phoque et demorse. (N.d.T.)

  • Table des matières

    NAM-BOK LE HÂBLEURCe livre numérique

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