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Négation et dimension Jean-Philippe Narboux Dans le chapitre de Introduction à la pensée mathématique 1 qu’il consacre au principe d’induction complète, Waismann s’interroge sur le sens dans lequel une formule établie par induction (comme par exemple la formule de l’associativité de l’addition d’entiers naturels, soit « a+(b+c) = (a+b)+c ») peut être dite « prouvée » par l’induction, partant sur le sens dans lequel une preuve inductive peut être considérée comme une preuve. Il est par là conduit à s’interroger sur le sens dans lequel une preuve inductive peut être dite prouver la formule qu’elle établit plutôt que sa négation. Après avoir montré, à la suite de Wittgenstein, qu’une preuve inductive ne saurait être dite prouver la formule qu’elle établit plutôt que sa négation contradictoire – au sens où il est de l’essence d’une proposition bipolaire qu’elle admette une négation contradictoire – Waismann dégage une caractérisation alternative de la négation d’une formule établie par induction, à l’aune de laquelle il y a un sens à nier une telle formule. C’est sur cette caractérisation positive de la négation d’une formule établie par induction que nous voudrions revenir ici. Le problème que soulève et instruit Waismann, sur l’exemple de la formule générique « a+(b+c) = (a+b)+c », concerne en réalité toute “proposition” dont l’établissement ne peut pas être dit trancher positivement quelque interrogation préalable, ni combler quelque lacune. Ce problème engage directement la double question du type de généralité et du type de nécessité qui caractérisent toute “proposition” de ce genre. L’urgence de ce problème était vouée à se faire ressentir dans une pensée dont la thèse cardinale est que la transition d’un espace logique à un autre se fait par adjonction de dimensions et non par addition d’éléments 2 . Tout le problème est en effet de savoir dans quel espace peut s’opérer la négation d’une “proposition” qui, au lieu de venir saturer un lieu logique vacant dans un espace logique dont la définition la précéderait, institue elle-même un espace logique en instituant l’une des dimensions de cet espace. Nous avons vu qu’au sein d’un espace logique la négation était réversion : c’est la réversion de la polarité d’une proposition essentiellement bipolaire, soit la réversion de l’usage qui est fait de l’image propositionnelle (laquelle peut aussi bien être utilisée pour dire comment sont les choses que pour dire comment les choses ne sont pas). Au sein d’un espace logique, la négation d’une proposition tire sa détermination, c’est-à-dire son lieu logique, du lieu logique de la proposition niée : elle décrit son lieu logique comme autre que celui de la proposition niée, plus exactement comme résidant en dehors du lieu de la proposition niée 3 . Il n’y aurait pas de problème si les divers espaces logiques pouvaient être recollés du point de vue surplombant d’un méta-espace logique. Mais, aux yeux de Waismann, comprendre que la transition d’un espace logique à un autre se fait par adjonction de dimensions et non par additions d’éléments, c’est précisément comprendre qu’un tel recollement n’a aucun sens. Dès lors, en quoi peut bien consister la négation d’une « proposition » qui institue une dimension ? Qu’est-ce, pour ainsi dire, que nier une dimension ? Y a-t-il seulement rien de tel ? Le problème est d’autant plus aigu que selon Waismann rien n’autorise à présumer que la négation au sein d’un espace logique a toujours le sens que lui donne la logique classique 4 . Si le sens de la négation d’une proposition au sein d’un espace propositionnel peut varier d’un espace propositionnel à un autre et participer de leur différence, quel peut bien être le sens de 1 Einführung in das mathematische Denken, Vienne, Gerold, 1936. Trad. angl. Introduction to Mathematical Thinking, 1951, réédition New York, Dover, 2003. Désormais abrégé EMD. 2 Voir nos notices introductives aux deux textes de Waismann traduits dans le présent volume. 3 Cf. TLP, 4.0641. Pour les références aux œuvres de Wittgenstein et les abréviations utilisées, nous renvoyons à liste de références à la fin de l’article de G. Baker dans le présent volume. 4 Cf. F. Waismann, “Are There Alternative Logics?, in How I See Philosophy.

Narboux Négation et dimension

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Wittgenstein, recursive proofs, negation

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Négation et dimension Jean-Philippe Narboux

Dans le chapitre de Introduction à la pensée mathématique1 qu’il consacre au principe d’induction complète, Waismann s’interroge sur le sens dans lequel une formule établie par induction (comme par exemple la formule de l’associativité de l’addition d’entiers naturels, soit « a+(b+c) = (a+b)+c ») peut être dite « prouvée » par l’induction, partant sur le sens dans lequel une preuve inductive peut être considérée comme une preuve. Il est par là conduit à s’interroger sur le sens dans lequel une preuve inductive peut être dite prouver la formule qu’elle établit plutôt que sa négation. Après avoir montré, à la suite de Wittgenstein, qu’une preuve inductive ne saurait être dite prouver la formule qu’elle établit plutôt que sa négation contradictoire – au sens où il est de l’essence d’une proposition bipolaire qu’elle admette une négation contradictoire – Waismann dégage une caractérisation alternative de la négation d’une formule établie par induction, à l’aune de laquelle il y a un sens à nier une telle formule. C’est sur cette caractérisation positive de la négation d’une formule établie par induction que nous voudrions revenir ici.

Le problème que soulève et instruit Waismann, sur l’exemple de la formule générique « a+(b+c) = (a+b)+c », concerne en réalité toute “proposition” dont l’établissement ne peut pas être dit trancher positivement quelque interrogation préalable, ni combler quelque lacune. Ce problème engage directement la double question du type de généralité et du type de nécessité qui caractérisent toute “proposition” de ce genre.

L’urgence de ce problème était vouée à se faire ressentir dans une pensée dont la thèse cardinale est que la transition d’un espace logique à un autre se fait par adjonction de dimensions et non par addition d’éléments2.

Tout le problème est en effet de savoir dans quel espace peut s’opérer la négation d’une “proposition” qui, au lieu de venir saturer un lieu logique vacant dans un espace logique dont la définition la précéderait, institue elle-même un espace logique en instituant l’une des dimensions de cet espace. Nous avons vu qu’au sein d’un espace logique la négation était réversion : c’est la réversion de la polarité d’une proposition essentiellement bipolaire, soit la réversion de l’usage qui est fait de l’image propositionnelle (laquelle peut aussi bien être utilisée pour dire comment sont les choses que pour dire comment les choses ne sont pas). Au sein d’un espace logique, la négation d’une proposition tire sa détermination, c’est-à-dire son lieu logique, du lieu logique de la proposition niée : elle décrit son lieu logique comme autre que celui de la proposition niée, plus exactement comme résidant en dehors du lieu de la proposition niée3. Il n’y aurait pas de problème si les divers espaces logiques pouvaient être recollés du point de vue surplombant d’un méta-espace logique. Mais, aux yeux de Waismann, comprendre que la transition d’un espace logique à un autre se fait par adjonction de dimensions et non par additions d’éléments, c’est précisément comprendre qu’un tel recollement n’a aucun sens. Dès lors, en quoi peut bien consister la négation d’une « proposition » qui institue une dimension ? Qu’est-ce, pour ainsi dire, que nier une dimension ? Y a-t-il seulement rien de tel ?

Le problème est d’autant plus aigu que selon Waismann rien n’autorise à présumer que la négation au sein d’un espace logique a toujours le sens que lui donne la logique classique4. Si le sens de la négation d’une proposition au sein d’un espace propositionnel peut varier d’un espace propositionnel à un autre et participer de leur différence, quel peut bien être le sens de

1 Einführung in das mathematische Denken, Vienne, Gerold, 1936. Trad. angl. Introduction to Mathematical Thinking, 1951, réédition New York, Dover, 2003. Désormais abrégé EMD. 2 Voir nos notices introductives aux deux textes de Waismann traduits dans le présent volume. 3 Cf. TLP, 4.0641. Pour les références aux œuvres de Wittgenstein et les abréviations utilisées, nous renvoyons à liste de références à la fin de l’article de G. Baker dans le présent volume. 4 Cf. F. Waismann, “Are There Alternative Logics?, in How I See Philosophy.

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la négation par laquelle on rejette non pas une proposition au sein d’un espace propositionnel de dimensions données, mais un espace lui-même ? Y a-t-il seulement rien de tel ?

Le problème peut encore être formulé d’une troisième façon. Aux yeux de Waismann, une formule générique en particulier et une « proposition grammaticale » en général font pour ainsi dire sauter d’un espace logique à un autre en exhibant un nouvel aspect du premier. Le problème devient dès lors : en quoi peut bien consister la négation d’une « proposition » dont tout l’office est d’exhiber un nouvel aspect ? Qu’est-ce que nier un aspect ? Y a-t-il seulement rien de tel ?

I

D’après le Tractatus, qu’une proposition, au sens strict du terme, soit essentiellement vraie-ou-fausse (bipolaire), signifie que le sens d’une proposition est essentiellement réversible, au sens où il existe une unique proposition qui en inverse l’accord et le désaccord avec les possibilités d’existence et de non-existence (sa négation). La négation d’une proposition fait usage de la même image propositionnelle que cette proposition, mais elle s’en sert pour dire comment les choses ne sont pas là où cette dernière s’en sert pour dire comment les choses sont5. Une proposition et sa négation correspondent donc à la même réalité6 mais s’y rapportent selon des méthodes de projection de directions opposées. Le propre d’une proposition est ainsi d’astreindre la réalité à une réponse par-oui-ou-par-non7.

A la suite de Frege, Wittgenstein souligne qu’on ne peut répondre à une question par une proposition, et exprimer une pensée au moyen d’une question, que si l’être d’une pensée ne gît pas dans son être-vrai8. Si l’être d’une pensée résidait dans son être-vrai, alors ou bien une question ne pourrait pas exprimer une pensée, ou bien le sens d’une question ne pourrait pas être saisi avant qu’on y ait répondu. Pour Frege, la pensée qui est assertée comme vraie par un jugement (par exemple le jugement que « le soleil est plus grand que la lune ») est cela même qui est soumis au jugement dans la question correspondante (qui demande si le soleil est plus grand que la lune), et dire que la question correspondante invite à ratifier cette pensée comme vraie ou à la rejeter comme fausse revient à dire que la question correspondante soumet cette pensée à un jugement par-oui-ou-par-non (i.e. qu’elle demande si oui ou non le soleil est plus grand que la lune) dans la mesure où rejeter une pensée comme fausse, c’est affirmer sa négation.

Aux yeux de Wittgenstein, Frege s’interdit cependant de rendre compte de l’opposition de sens entre une proposition et sa négation à partir du moment où il pense une proposition et sa négation comme les noms de valeurs de vérités opposées. Car des noms propres ne disent rien, ne sont pas en accord ou en désaccord avec la réalité, et ne sauraient donc se contredire. Selon Wittgenstein, le symbole d’assertion que Frege préfixe aux noms p et ~p pour déclarer que l’objet désigné par ces noms est le Vrai ne saurait accomplir ce qu’il est censé accomplir, à savoir convertir des noms en eux-mêmes dénués de sens en des propositions dotées de sens, et encore moins en des propositions dotées de sens opposés9. En outre, la confusion que fait Frege entre l’assertion et l’affirmation, alimentée par l’observation correcte de ce que la négation ne saurait être une force sauf à cesser d’être itérable, conduit à prendre l’asymétrie du vrai et du faux pour une asymétrie de l’affirmation et de la négation. Mais ces critiques sont avancées non pas à l’encontre, mais au nom même, de la thèse frégéenne d’après laquelle la compréhension du sens d’une proposition ne requiert pas qu’on sache si elle est vraie mais seulement qu’on sache ce qu’il en est si elle est vraie. On pourrait dire que seul ce qui peut être mis en question peut être nié et qu’inversement seul ce qui peut être nié peut être mis en question.

5 Voir là-dessus E. Anscombe, An Introduction to Wittgenstein’s Tractatus, Londres, Hutchinson University Library, 1959, p.69-70. 6 TLP, 4.0621. 7 TLP, 4.023. 8 Cf. G. Frege, « La négation », Recherche Logique 2, in Ecrits logiques et philosophiques, trad. franç. C. Imbert, Paris, Seuil, 1971. 9 Voir là-dessus T. Ricketts, “Wittgenstein against Frege and Russell”, in From Frege to Wittgenstein, Perspectives on Early Analytic Philosophy, E.H. Reck (éd.), Oxford, Oxford UP, 2002.

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La conception de la pensée que Wittgenstein hérite de Frege soulève le problème de savoir si les propositions mathématiques peuvent à rigoureusement parler être tenues pour des propositions :

Cette difficulté peut être formulée comme suit : dès qu’il y a une proposition, nous disons qu’il doit y avoir une question, par exemple, « Cet homme est blanc » et « Cet homme est-il blanc ? ». Et en disant « Y a-t-il trois 7 dans π ? », il semble que nous ayons affaire à quelque chose que nous devrions nommer une question. La difficulté est qu’il faut avoir répondu à cette question pour pouvoir la nommer une question.10

En un sens, la difficulté vaut pour toute proposition mathématique. En un sens, en effet, une proposition mathématique n’a de sens que si elle est vraie :

Mais cela n’est-il pas caractéristique de toutes les propositions mathématiques ? C’est effectivement leur caractéristique, pour la raison suivante : si l’on prend n’importe quelle proposition, par exemple 26×13 = 419, on peut dire qu’on ne peut pas imaginer que le résultat est 419 s’il n’est pas 419, et qu’on ne peut pas imaginer qu’il soit autre que 419 s’il est 419. Cela montre directement que les propositions mathématiques diffèrent de ce que nous nommons ordinairement des propositions.11

Il s’ensuite qu’une proposition arithmétique vraie n’admet pas de négation intelligible au sens où une proposition ordinaire (i.e. bipolaire) en admet une : car sa négation serait fausse, et n’aurait donc pas la moindre intelligibilité.

Frege fait la même observation. Le fait que les lois fondamentales de l’arithmétique, à l’instar des lois de la logique, n’admettent pas de négation intelligible, suggère à ses yeux qu’elles ressortissent au même domaine de vérités que ces dernières, celui du pensable comme tel12, et pourraient donc bien être réductibles à ces dernières. Cette observation entre en tension avec la caractérisation frégéenne des lois de la logique comme ayant un contenu maximalement général, dans la mesure où une telle caractérisation inscrit les lois de la logique dans la sphère du jugement et où il est essentiel à un jugement qu’on puisse le comprendre sans savoir s’il est vrai, donc qu’on puisse le nier13.

Toutes les propositions mathématiques ne sont pourtant pas logées à la même enseigne eu égard à cette difficulté selon Wittgenstein, et il est un sens dans lequel la proposition mathématique « 26×13 = 338 », à la différence du théorème fondamental de l’algèbre « Toute équation a une solution » (a fortiori de la proposition « Il y a trois 7 dans π »), à défaut d’admettre une négation contradictoire au sens où une proposition ordinaire (i.e. bipolaire) comme « Cet homme est blanc » en admet une, admet néanmoins l’équivalent d’une négation contradictoire :

Dans le cas de la question relative au produit de 26 par 13, il y a quelque chose qui fait qu’elle ressemble à une question empirique. Supposez que je demande s’il y a un homme dans le jardin. Je pourrais décrire au préalable une méthode compliquée pour trouver s’il y en a un ou non. La question portant sur la multiplication ressemble à celle-ci dans la mesure où, avant que vous ne trouviez la réponse, je pourrais vous dire comment la trouver. Mais lorsque nous demandons : Toute équation algébrique a-t-elle une racine ?, c’est à peine si la question a un contenu. Elle comporte une sorte d’allusion à ce qu’il nous faut faire, mais c’est la preuve qui lui fournit son contenu. Aussi la proposition qui en est la réponse est-elle d’un genre totalement différent d’une proposition de la forme a×b=c. Si j’ai fait appel à cette comparaison, c’est pour montrer quel genre de proposition est « Il y a trois 7 dans π ».14

Ce qui apparente jusqu’à un certain point une proposition mathématique comme « 26×13 = 338 » à une proposition bipolaire, donc à une proposition réversible, c’est que cette proposition montre d’une certaine façon comment il en est si ce qu’elle dit est vrai : elle montre comment il peut être prouvé que le produit de 26 par 13 donne 338 si ce qu’elle dit, à savoir que le produit de 26 par 13 donne 338, est vrai (prouvable). S’il y a un sens à dire qu’elle montre comment il peut être prouvé que le produit de 26 par 13 donne 338, c’est qu’il

10 AWL, p.197 / trad. franç. p.237. 11 Ibid. p.198 / trad. franc. p.237. 12 Cf. Les fondements de l’arithmétique, trad. franç. C. Imbert, Paris, Seuil, 1969, §14, p.142 13 Voir là-dessus T. Ricketts, “Frege, the Tractatus, and the Logocentric Predicament”, Noûs, 19, 1, 1985, p.10-11. 14 Ibid. p.198 / trad. franc. p.237-238.

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y a un sens à le dire, que le produit de 26 par 13 donne oui ou non 338 ; autrement dit, c’est qu’il y a pareillement un sens dans lequel la proposition fausse « 26×13 = 419 » peut être dite montrer comment il peut être prouvé que le produit de 26 par 13 donne 419 si ce qu’elle dit, à savoir que le produit de 26 par 13 donne 419, est vrai (prouvable). Et si la proposition fausse « 26×13 = 419 » peut être dite, en un sens, montrer comment il peut être prouvé que le produit de 26 par 13 donne 419, c’est qu’elle montre comment en général la question de savoir si le produit de deux entiers naturels est oui ou non identique à un troisième peut être tranchée, bref la méthode ou procédure générale par laquelle sont tranchées toutes les instances de ce schéma de question. Ce qui confère un sens à des propositions comme « 26×13 = 338 » ou « 26×13 = 419 » indépendamment de leur valeur de vérité, autrement dit ce en vertu de quoi elles possèdent un sens avant d’être prouvée ou réfutée, c’est l’existence d’une telle méthode ou procédure générale.

En l’occurrence, la méthode générale pour calculer le produit de deux entiers naturels peut être vue comme la réunion d’un ensemble d’identités numériques particulières (celle que recensent les « tables » de multiplication) et d’un ensemble de règles générales (celles qu’on met en œuvre quand on « fait » une multiplication). En conférant un sens au schéma « ξ×η =µ », cette méthode générale de preuve en confère un à toutes les identités dont la forme est exhibée par ce schéma, indépendamment de l’existence ou de la non-existence d’une preuve spécifique pour chacune de ces identités15. De même que la méthode pour trouver si oui ou non il y a un homme dans le jardin garantit que ne pas trouver qu’il y a un homme est dans le jardin équivaut à trouver qu’il n’y a pas d’homme dans le jardin, de même la méthode générale pour trouver le produit de deux entiers naturels garantit que ne pas trouver que le produit de deux entiers naturels est identique à un troisième entier naturel équivaut à trouver que ce produit n’est pas identique à ce troisième entier naturel. C’est en vertu de son appartenance à un système de propositions qu’une proposition comme « 26×13 = 338 » admet l’équivalent d’une négation contradictoire.

Par contraste, la preuve qui établit la proposition « Toute équation algébrique a une racine » n’instancie aucune méthode générale de preuve propre à conférer un sens à la question de savoir si oui ou non « Toute équation algébrique a une racine » avant que cette proposition ne soit prouvée. Etablir que « Toute équation algébrique a une racine » ne revient nullement à trancher la question de savoir si oui ou non « Toute équation algébrique a une racine ». Tout se passe comme si la proposition « Toute équation algébrique a une racine » ne pouvait avoir de sens avant d’être établie comme vraie. Elle ne peut pas plus être niée une fois établie qu’elle n’était en suspens avant de l’être. Elle ne prend pas place dans un système mais en institue un. Or, on peut chercher dans un système, mais non pas chercher un système16. Ou, ce qui revient au même, on peut nier dans un système mais non pas nier un système. La proposition « Toute équation algébrique a une racine » est donc encore plus éloignée d’une proposition ordinaire (i.e. bipolaire) que ne l’est la proposition « 26×13 = 338 » et admet encore moins que celle-ci une négation contradictoire au sens où une proposition ordinaire (i.e. bipolaire) en admet une. Elle est pour ainsi dire par deux fois éloignée d’une proposition ordinaire.

15 Cf. P. Frascolla, Wittgenstein’s Philosophy of Mathematics, Londres, Routledge, 1994, p.56. 16 Cf. PR, §152.

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II

Le contraste entre, d’une part, des propositions mathématiques qui ne doivent pas leur sens à la preuve qui les établit mais à une procédure générale de décision dont cette preuve est la mise en œuvre et, d’autre part, des propositions mathématiques qui tirent leur sens de la preuve qui les établit, et acquièrent un nouveau sens, sinon un sens tout court, de cette preuve, informe la réflexion sur le statut des preuves inductives que mène Waismann, à la suite de Wittgenstein, au Chapitre 8 de Einführung in das mathematische Denken.

Comparons la preuve par induction de l’identité arithmétique générale « a+(b+c) = (a+b)+c » à celle de l’identité arithmétique numérique « 26×13 = 338 », à savoir :

26 ×13 = (2×10 + 6) × (1×10 + 3) ou bien : 26× 13 = 2×10×1×10 + 6×1×10 + 2×10×3 + 6×3

26× 13 = 1×2×10×10 + 1×6×10 + 2×3×10 + 3×6

26× 13 = 1×2×10×10 + (1×6 + 2×3)×10 + 1×10 + 8 26

26× 13 = 1×2×10×10 + (6+6)×10 + 1×10 + 8 13

26× 13 = 2×10×10 + (1×10 + 2)×10 + 1×10 + 8

26× 13 = 2×10×10 + 1×10×10 + 2×10 + 1×10 + 8 78

26× 13 = (2+1)×10×10 + (2+1)×10 + 8 26

26× 13 = 3×10×10 + 3×10 + 8

26× 13 = 3 3 8 338

La preuve par induction de l’identité arithmétique générale A : « a+(b+c) = (a+b)+c » peut s’écrire ainsi17 :

a+(b+1) = (a+b)+1

a+(b+(c+1)) = a+((b+c)+1 = (a+(b+c))+1 B

(a+b)+(c+1) = ((a+b)+c)+1

La preuve par induction de l’identité générale « a+(b+c) = (a+b)+c » constitue une méthode pour construire les preuves d’identités spécifiques comme l’identité numérique « 28+(45+17) = (18+45)+17 », mais elle n’est pas elle-même l’application d’une méthode générale pour prouver par induction qu’une identité comme « a+(b+c) = (a+b)+c » est correcte plutôt qu’incorrecte. Par contraste, la preuve ci-dessus de l’identité « 26×13=338 » est l’application d’une méthode générale pour prouver qu’une identité numérique comme « 26×13 = 338 » est correcte plutôt qu’incorrecte. L’identité que la preuve par induction établit n’apparaît pas dans la preuve à titre de conclusion. Par contraste, l’identité « 26×13 = 338 » est la conclusion de sa preuve.

Ainsi, la preuve qui établit par induction l’identité arithmétique « a+(b+c) = (a+b)+c » ne tranche nullement la question de savoir si oui ou non « a+(b+c) = (a+b)+c ». Elle ne prouve tout simplement pas l’identité « a+(b+c) = (a+b)+c » au sens où la preuve ci-dessus de l’identité « 26×13=338 » prouve cette identité.

Si la preuve par induction prouvait l’identité « a+(b+c) = (a+b)+c » au sens où la preuve ci-dessus de l’identité « 26×13=338 » prouve cette dernière identité, alors elle prouverait l’identité « a+(b+c) = (a+b)+c » plutôt que la négation contradictoire de cette identité, au sens où l’identité « 26×13=338 » admet (sinon une négation contradictoire à rigoureusement parler, du moins) l’équivalent d’une négation contradictoire, i.e. l’équivalent de la négation d’une proposition bipolaire. Mais cela signifie qu’elle prouverait la généralité de l’identité « a+(b+c) = (a+b)+c » plutôt que la négation contradictoire de cette généralité, ou encore qu’elle trancherait positivement la question de savoir si oui ou non l’identité vaut pour tous

17 Cf. PG, 2ème Partie, section 6, §30. Wittgenstein réécrit ainsi la première preuve inductive donnée par Skolem dans son opuscule de 1923, « Begründung der Elementaren Arithmetik durch die Rekurriende Denkweise ohne Anwendung Scheinbarer Veränderlichen mit unendlichen Ausdehnungsbereich », réédité dans From Frege to Gödel. A Source Book in Mathematical Logic, 1879-1931, J. Van Heijenoort (éd.), Cambridge (Mass.) & Londres, Harvard UP, 1967. Cet opuscule est la cible immédiate des réflexions de Wittgenstein sur la notion de preuve inductive.

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les entiers naturels, c’est-à-dire si elle vaut pour tous les entiers naturels ou seulement pour certains. Or, il n’en est rien. Etablir « a+(b+c) = (a+b)+c », ce n’est pas établir la fausseté de la proposition ∃n ~P(n), mais établir la fausseté de chaque proposition de la forme ~P(n)18.

Inversement, si la preuve inductive prouvait ∀n P(n) plutôt que sa négation contradictoire, à savoir ∃n ~P(n), alors elle trancherait positivement la question de savoir si oui ou non ∀n P(n), et ∀n P(n) devrait figurer dans la preuve inductive à titre de conclusion. Nous avons vu qu’il n’en était rien.

La preuve inductive ne prouve pas la « généralité » de « a+(b+c) = (a+b)+c » au sens où une proposition quantifiée universellement comme « Tous les sièges dans cette pièce sont en bois. » est dite « générale » et a pour négation une proposition quantifiée existentiellement (en l’occurrence, la proposition « Il existe au moins un siège dans cette pièce qui n’est pas en bois. »). Elle établit bien en un sens la généralité de, mais au sens où elle la montre et non au sens où elle l’asserterait. On peut dire, à la suite de Waismann, et pour marquer que la généralité qu’une preuve inductive établit n’est pas la généralité de la quantification, et que ce qu’elle établit n’a rien d’une « proposition » au sens rigoureux du terme (i.e. d’une proposition bipolaire) : ce que prouve une preuve inductive, c’est la généricité d’une formule.

Il s’agit au fond de tirer toutes les conséquences de la dissociation qu’amorçait le Tractatus entre la généralité au sens de la généricité et la généralité au sens de la quantification en assignant la première au concept de variable d’une opération itérable et la seconde au produit et à la disjonction logiques, c’est-à-dire aux fonctions de vérité. En caractérisant le nombre entier naturel comme « l’exposant d’une opération », Wittgenstein prenait déjà le contre-pied, dans le Tractatus, de la tentative logiciste pour éliminer de la construction des entiers naturels le « et ainsi de suite » qui semble leur être inhérent en le réduisant aux fonctions de vérité au moyen de la relation ancestrale. Il inscrivait au contraire le concept de « et ainsi de suite » (c’est-à-dire le concept d’itérabilité) dans la construction même des nombres entiers naturels, et à vrai dire dans la construction des termes de n’importe quelle série formelle19. Dans le Tractatus, la généralité au sens de la généricité, c’est-à-dire de la possibilité d’obtenir une nouvelle valeur d’une variable d’opération en itérant cette opération, est symbolisée par le symbole de variable d’opération entre crochets [1, ξ, ξ+1], où se montre la forme commune à tous les entiers naturels, pour bien marquer le contraste avec la généralité au sens de la quantification, quant à elle symbolisée par ∀x P(x). Exploitant la notation du Tractatus, Wittgenstein soutient de la même façon, au début des années trente, que la formule générique a+(b+c) = (a+b)+c n’a pas la forme ∀n P(n) mais la forme de la preuve inductive qui l’établit, à savoir [P(1), P(ξ), P(ξ+1)], plus exactement la forme exhibée par [a+(1+c)=(a+1)+c, a+(ξ+c)=(a+ξ)+c, a+((ξ+1)+c)=(a+(ξ+1))+c]. Inversement, si la généricité, dans son irréductibilité à la quantification (i.e. aux fonctions de vérité), est selon le Tractatus inéliminable de la définition du concept d’entier naturel, c’est bien que cette définition est par principe inductive et que le concept d’entier naturel coïncide au fond avec celui d’induction.

Mais le Tractatus ne tient pas compte de ce qu’il s’ensuit que certaines preuves, les preuves inductives, ne sont pas moins génériques que la définition du concept d’entier naturel, et brouillent en conséquence la distinction entre une définition et une preuve. Si chaque induction est générique au sens où chaque preuve inductive prouve la généricité d’une formule en prouvant comment construire une série de preuves spécifiques (comme la preuve spécifique de l’identité « 28+(45+17) = (18+45)+17 »), en revanche il n’y a pas de concept générique de l’induction elle-même si l’on entend par là une méthode pour construire n’importe quelle preuve inductive. Il n’y a rien de tel que la série formelle des preuves inductives.

18 PG, 2ème Partie, section 6, §31. 19 Cf. J. Floyd, “Number and Ascriptions of Number in Wittgenstein’s Tractatus”, in E.H. Reck (éd.), From Frege to Wittgenstein, Perspectives on Early Analytic Philosophy, Oxford, Oxford UP, 2002, section 6. Sur la critique waismannienne du logicisme de Frege, voir l’étude de J. Benoist dans ce volume.

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Aussi la thèse fondamentale que soutient Waismann à la suite de Wittgenstein20 est-elle qu’une preuve inductive n’est pas une preuve au sens où une preuve calculatoire en est une : ce n’est pas une preuve calculatoire de la proposition générale mais un paradigme, ayant valeur de directive, pour la construction de preuves calculatoires spécifiques. Dans les termes de Wittgenstein :

Une preuve inductive n’est qu’une directive générale que l’on donne pour des preuves particulières quelconques. Un poteau indicateur qui indique le chemin de la maison, selon un itinéraire déterminé, à toutes les propositions d’une forme déterminée. Il dit à la proposition « 2+(3+4) = (2+3)+4 » : « Prends cette direction (parcours cette spirale), tu arriveras à la maison. » Dans quelle mesure peut-on donner à une telle directive destinée à des preuves l’appellation de preuve d’une proposition générale ? (N’est-ce pas comme si l’on voulait poser la question : « Dans quelle mesure peut-on donner à un poteau indicateur l’appellation de chemin ? »)21

Un poteau indicateur ne mène pas à la direction dans laquelle il pointe au sens où le trajet parcouru en suivant cette direction mène à destination. De la même façon, une preuve inductive ne réduit pas la formule générique qu’elle établit au sens où une preuve numérique spécifique (construite sur le patron de cette preuve inductive) réduit l’identité numérique qu’elle prouve. C’est pourquoi, à Skolem qui mise sur le « mode inductif de pensée » pour fonder l’arithmétique sur la logique sans recourir aux quantificateurs ∀ et ∃, Wittgenstein objecte que les preuves inductives ne réduisent nullement les lois arithmétiques qu’elles établissent22. De même que le Tractatus objectait à Frege et à Russell que leur réduction logique de l’arithmétique n’est pas vraiment une réduction logique dans la mesure où elle présuppose, à travers le nombre entier naturel, une procédure irréductiblement mathématique, l’induction, de même les textes de Wittgenstein que prolonge Waismann au Chapitre 8 d’EMD objectent à Skolem que sa réduction logique n’est pas vraiment une réduction logique. En se dispensant des quantificateurs pour exprimer la généralité arithmétique et en n’ayant recours qu’aux variables libres, Skolem rend syntaxiquement impossible la négation de la généralité arithmétique (là où les intuitionnistes la frappent d’interdit) et montre qu’il est parfaitement au fait du contraste entre la généralité au sens de la généricité et la généralité au sens de la quantification23. Mais il oblitère derechef ce contraste en tentant de fonder la généricité sur autre chose qu’elle-même.

Au fond, l’illusion qu’établir la formule générique a+(b+c) = (a+b)+c est du même ordre qu’établir la proposition générale « Tous les sièges dans cette pièce sont en bois. » se nourrit de l’illusion que la formule générique et sa négation sont de purs constats. Considérer que la preuve inductive tranche positivement la question préalable de savoir si oui ou non l’énoncé « a+(b+c) = (a+b)+c » vaut pour tous les entiers naturels, c’est considérer qu’elle tranche positivement la question préalable de savoir si oui ou non c’est un fait que l’énoncé vaut pour tous les entiers naturels, c’est-à-dire qu’elle tranche positivement la question préalable de savoir si c’est un fait qu’il vaut pour tous les entiers naturels ou si au contraire c’est un fait qu’il ne vaut pas pour tous les nombres. Dans la mesure où la preuve inductive n’établit justement pas que la formule n’admet aucun contre-exemple, i.e. qu’« Il n’existe aucun entier naturel pour lequel a+(b+c) n’est pas identique à (a+b)+c. », force est d’admettre qu’elle ne conduit pas au constat que la formule générique vaut pour tous les entiers naturels. On gagnera à réécrire la formule générique comme un énoncé performatif. Le fait-on que la disjonction de la formule générique et de l’énoncé « Il existe au moins un entier naturel pour lequel a+(b+c) n’est pas identique à (a+b)+c. » s’avère ne pas instancier la loi du tiers-exclu, tandis que se dégage une façon alternative de concevoir la négation de la formule générique. Nous y reviendrons dans la section suivante.

Il revient au même de dire que la preuve inductive est moins une preuve de la formule générique qu’un paradigme pour construire des preuves spécifiques d’instances de la formule générique, ou qu’elle n’est une preuve qu’au sens où elle constitue un tel paradigme, et de 20 Cf. PG, 2ème Partie, section 6. 21 PR, §164. 22 PG, 2ème Partie, section 6, §34. 23 Voir sur ce point M. Marion, op. cit., p.109.

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dire qu’elle prouve la formule générique exactement au sens où la prouve une preuve (apparemment) spécifique à partir du moment où elle est vue comme une preuve générique, autrement dit à partir du moment où un caractère paradigmatique lui est reconnu, comme par exemple la preuve suivante de « 5+(4+3) = (5+4)+3 » :

5+(4+3) = 5+(4+(2+1)) = 5+((4+2)+1) = (5+(4+2))+1 = (5+(4+(1+1)))+1 = (5+((4+1)+1))+1 = ((5+(4+1))+1)+1 = (((5+4)+1)+1)+1 = ((5+4)+2)+1 = (5+4)+3

à partir du moment où elle est vue comme, c’est-à-dire utilisée comme, une preuve de « 5+(4+4) = (5+4)+4 », etc.24 Ou, si l’on veut, la preuve inductive prouve la formule générique exactement au sens où le calcul numérique « (5+2)2=52+2×2×5+52 » prouve « (a+b)2=a2+2ab+b2 » à partir du moment où il est vu non plus comme un calcul numérique mais comme :

α β β- - β α β-

(5+2)2= 52 + 2×2×5 + 52

Comme le remarque profondément Waismann, l’invocation du voir-comme ne constitue pas ici un emprunt à la psychologie. C’est pour ainsi dire la preuve inductive elle-même qui voit comme, en tant qu’elle stipule un nouvel aspect d’un système (donc un aspect d’un nouveau système)25.

La position de Wittgenstein est encore propre à susciter une deuxième incompréhension, qui est l’envers de celle que trahit l’objection d’une régression dans le psychologisme. On a pu objecter à Wittgenstein que toute sa critique reposait sur « la présupposition selon laquelle la notion de preuve arithmétique ne peut pas être élargie par l’adoption, soit à titre d’axiome, soit à titre de règle d’inférence, de quelque forme du principe d’induction complète »26 et qu’une telle présupposition est imputable à une conception restrictive de la grammaire ordinaire du mot « preuve », ou encore à une « distinction idiosyncrasique entre dire et montrer »27. De fait, Wittgenstein admet lui-même que pour que la formule générique A puisse être dite figurer dans la preuve inductive à titre de conclusion il faut ajouter au complexe B28 une « stipulation générale » [Allgemeine Bestimmung] :

α. ϕ(1) = ψ(1) ∆

β. ϕ(c+1) = F(ϕ(c)) ϕ(c)=ψ(c)

γ. ψ(c+1) = F(ψ(1))

Or, la stipulation générale R est-elle autre chose que le principe d’induction complète sous une forme à peine déguisée29 ? Est-ce autre chose qu’une façon d’amender la formulation classique du principe d’induction complète en proposant de raisonner en termes d’unicité d’une fonction définie récursivement30 ?

Nous ne le croyons pas. Sans doute Wittgenstein n’entend-il pas disqualifier le principe d’induction complète. Ce serait absurde. Pas plus qu’il ne soutient que le principe d’induction ne peut pas être admis à titre de règle d’inférence pour justifier le passage de B à A. Mais ce qu’il soutient, en revanche, c’est que si on admet le principe d’induction ou la stipulation générale R à titre de règle d’inférence, alors cette règle d’inférence n’est pas une règle d’inférence au sens où le Modus Ponens en est une, pour la simple raison qu’elle n’est pas applicable telle quelle :

Naturellement je ne puis appliquer la règle générale pour la preuve inductive qu’une fois que j’ai découvert la substitution qui la rend applicable.31

En d’autres termes, ce n’est qu’une fois que je sais par quoi remplacer φ et ψ et F dans la règle d’inférence R ci-dessus que je puis l’appliquer au complexe d’équations B pour en

24 Cf. PG, 2ème Partie, section 6, §36. 25 EMD, trad. angl. p.93. 26 P. Frascolla, op. cit., p.82-83. 27 Cf. M. Marion, Wittgenstein, Finitism and Mathematics, Oxford, Oxford UP, 1998, note de la p.105. 28 Cf. le début de notre section II. 29 C’est la position de P. Frascolla, op. cit. 30 C’est la position de M. Marion, op. cit. 31 PG, 2ème Partie, section 6, §37.

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déduire A. Le point essentiel est que la stipulation R est, en l’état, c’est-à-dire en tant que stipulation générale, parfaitement vague :

Si je disais que la preuve des deux lignes de la preuve me justifie à inférer la règle a+(b+c) = (a+b)+c, cela ne voudrait rien dire, à moins que je ne l’ai déduite en accord avec une règle établie préalablement. Mais cette règle ne pourrait pas être autre chose que

ϕ(1) = ψ(1), ϕ(x+1) = F (ϕ(x)) ∆

ϕ(x) = ψ(x)

ψ(x+1) = F (ψ(x))

Mais cette règle est vague [vage] quant à ϕ, ψ, et F.32

C’est de deux choses l’une. Ou bien les symboles de fonctions qui figurent dans la stipulation renvoient à des fonctions quelconques ; dans ce cas la stipulation est parfaitement générale, mais pour pouvoir déduire A comme instance du conséquent de R à partir du complexe d’équations B comme instance de l’antécédent de R, encore faut-il avoir vu dans B les fonctions particulières (i.e. les valeurs particulières des variables ϕ, ψ et F) en vertu desquelles B instancie l’antécédent de R. Ou bien les symboles de fonctions qui figurent dans la stipulation (ϕ, ψ et F) renvoient à des fonctions particulières, en l’occurrence aux fonctions : ϕ(x) = a+(b+x), ψ(x) = (a+b)+x et F(x) = x+1; dans ce cas, la stipulation peut être appliquée telle quelle, mais elle n’a rien de général, et elle ne fait que mettre en exergue les aspects sous lesquels le complexe d’équations B doit être vu pour compter comme une preuve de la formule générique A. Dans ce dernier cas, la stipulation n’est qu’apparemment linéaire puisqu’elle met en exergue des aspects transversaux du complexe d’équations B. Dans les deux cas, la stipulation ne justifie le passage de B à A que pour autant qu’elle voit le complexe B transversalement, c’est-à-dire autrement que ne le ferait une règle d’inférence33. C’est en tant qu’il est vu sous les aspects transversaux que sont les fonctions particulières ϕ, ψ et F que le complexe B acquiert une valeur paradigmatique. En ce sens, la véritable expression de la loi d’associativité qui vaut pour les entiers naturels n’est pas tant « a+(b+c) = (a+b)+c » que le complexe d’équations B pour autant qu’il est vu sous les aspects transversaux que sont les fonctions particulières ϕ, ψ et F. En un mot, la véritable expression de la loi d’associativité, c’est sa preuve inductive.

32 PG, 2ème Partie, section 6, §33. 33 PG, 2ème Partie, section 6, §33, §37.

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III

Mais qu’une preuve inductive ne prouve pas une formule générique plutôt que sa négation contradictoire au sens où il est essentiel à une proposition bipolaire d’admettre une négation contradictoire n’exclut pas qu’une preuve inductive prouve une formule générique plutôt que sa négation en un autre sens du mot « négation ». Là où les intuitionnistes soutiennent que la formule générique qu’établit une preuve inductive n’admet pas de négation34, Waismann entend seulement élucider en quel sens elle n’en admet pas. Et là où ils se contentent d’énoncer une restriction, il entend dégager un sens dans lequel une preuve inductive puisse être dite prouver une formule générique plutôt que sa négation. C’est le meilleur moyen de prévenir l’impression, relayée à tort par les intuitionnistes, qu’on bute sur l’impossibilité de nier une formule générique, comme s’il y avait quelque chose à quoi elle était réfractaire35. Contrairement à ce que suggèrent les intuitionnistes, une formule générique n’est pas une proposition qui, paradoxalement, et pour ainsi dire à titre extraordinaire, n’obéit pas à toutes les lois logiques auxquelles obéissent ordinairement les propositions : dire qu’elle n’obéit pas à toutes les lois auxquelles obéissent les propositions, c’est dire que ce n’est pas une proposition, c’est-à-dire qu’elle n’obéit à aucune de ces lois36.

La contribution la plus originale de Waismann est la caractérisation positive qu’il avance, au Chapitre 8 d’EMD, de la négation d’une formule générique :

Nier une formule générique, par exemple la formule (a+b)2=a2+ab+b2, signifie simplement que ce n’est pas cette formule qui est valable mais…, et maintenant la formule correcte est énoncée. Par conséquent, la contradiction aboutit uniquement à mettre une formule générique en contraste avec une autre, et non pas à former un énoncé existentiel. Cela ressemble de près au fait de dire : non pas gris mais jaune, non pas 2 mais 3, où la négation d’un énoncé ne fait que préparer l’énonciation d’un autre énoncé. La situation est totalement différente de celle de l’exemple suivant : tous les hommes vieux n’ont pas les cheveux gris, laquelle proposition dit simplement qu’il existe des hommes vieux dont les cheveux ne sont pas gris. En d’autres termes, les formules génériques des mathématiques et les énoncés existentiels n’appartiennent pas du tout au même système logique. Brouwer a compris ce point correctement quand il a noté que le caractère incorrect d’un énoncé général portant sur les nombres n’impliquait nullement l’existence d’un contre-exemple.37

Waismann développe ici une caractérisation positive de la négation d’une formule générique qu’on trouve esquissée dans certains textes de Wittgenstein38. Nous avons déjà vu que Wittgenstein soulignait que le principe d’induction ne procurait aucune méthode pour décider si une formule donnée comme « a+(b+c) = (a+b)+c » est correcte ou incorrecte. De fait, remarque Wittgenstein, si tant est que la preuve inductive de « a+(b+c) = (a+b)+c » puisse être dite trancher une question, la question qu’elle tranche n’est pas celle de savoir si tous les entiers naturels satisfont la formule ou si certains entiers naturels ne la satisfont pas, mais celle de savoir si tous les entiers naturels satisfont cette formule-ci ou s’ils satisfont cette autre formule-là. Ce que la preuve inductive établit, ce n’est pas la généralité, plutôt que la non généralité de la structure exhibée par « a+(b+c) = (a+b)+c », mais la généralité de la structure exhibée par cette formule-ci plutôt que la généralité de la structure exhibée par cette autre formule-là (disons « a+(b+c) = (a+2b)+c »), bref la généralité de cette structure-ci plutôt que celle de cette structure-là.

Cela suggère que la preuve inductive d’une formule générique établit cette formule générique plutôt que sa négation non pas au sens où elle l’établirait plutôt que sa négation contradictoire mais au sens où elle l’établit plutôt que l’une quelconque de ses négations contraires (« a+(b+c) = (a+b)+c » et (par exemple) « a+(b+c) = (a+2b)+c » sont contraires et

34 Voir les textes cités par M. Marion, op. cit., section 4.2. 35 De ce point de vue, le prolongement que lui donne Waismann montre bien que la pensée de Wittgenstein ne peut pas être alignée sur le finitisme comme le voudrait M. Marion (op. cit.). 36 Cf. PR, §151. 37 EMD, Chap.8. 38 PG, 2ème Partie, section 6, §31.

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non contradictoires puisqu’elles peuvent très bien être fausses toutes les deux, bien qu’elles ne puissent pas être vraies toutes les deux)39.

La négation (contraire) au lieu de laquelle la preuve inductive établit la formule générique « a+(b+c) = (a+b)+c » a beau ne pas être unique (à la différence de la négation (contradictoire) de ∀n P(n) ), il n’en demeure pas moins que n’importe quoi ne peut pas compter comme une telle négation. Ainsi, « = a+(b+c) −4 » ne saurait compter comme une telle négation. Certes, la preuve inductive n’établit nullement que (a+b)+c est la coordonnée prise par le triplet (a,b,c) selon la dimension logique a+(b+c) à la façon dont la preuve de « 26×13 = 338 » établit que 338 est la coordonnée prise par la paire (26,13) selon la dimension logique du produit. Car la preuve de « 26×13 = 338 » établit que la coordonnée prise par (26,13) selon la dimension du produit est 338 au sens où elle établit que le produit de 26 par 13 donne l’entier naturel 338 plutôt que 0, 1, 2, … , 337, 339, 340, … , c’est-à-dire plutôt qu’ « un des autres entiers naturels qu’il aurait pu donner ». Il n’en demeure pas moins que la négation (contraire) au lieu de laquelle la preuve inductive établit la formule générique ne saurait être totalement gratuite. Wittgenstein écrit :

Si je nie a+(b+c) = (a+b)+c, cela n’a de sens que si j’entends dire par là quelque chose du genre : a+(b+c) n’est pas (a+b)+c mais (a+2b)+c. Car la question est : dans quel espace est-ce que je nie la proposition ? Si je la biffe et si je l’exclus, de quoi est-ce que je l’exclus ?40

Seule une négation pertinente (i.e. non totalement gratuite) de la formule générique peut avoir un sens. Mais seule peut constituer une négation pertinente une formule correspondant à une erreur de calcul qui aurait pu être commise dans le complexe d’équations auquel la preuve inductive confère une valeur paradigmatique. En ce sens, la négation de A est : « l’une des équations α, β, γ est fausse »41.

La caractérisation par Waismann de la négation d’une formule générique prend tout son relief dès lors qu’on réécrit explicitement la formule générique comme une directive, par exemple ainsi : « Que a+(b+c) soit identique à (a+b)+c ». Car une directive admet deux négations putatives distinctes : une négation interne et une négation externe42. Ainsi, l’énoncé performatif prescriptif « J’ordonne que p » admet à titre de négation interne l’énoncé « J’ordonne que non p » et à titre de négation externe « Je n’ordonne pas que p ». De la même façon, l’énoncé « C’est une règle que p » admet à titre de négation interne « C’est une règle que non p » et à titre de négation externe « Ce n’est pas une règle que p ». La caractérisation avancée par Waismann dans le passage cité peut être reformulée de la façon suivante : la négation de l’énoncé générique performatif « Nous convenons que pour tout entier naturel a+(b+c) est identique à (a+2b)+c » n’est pas l’énoncé « Nous convenons que pour certains entiers naturels a+(b+c) n’est pas identique à (a+2b)+c » mais l’énoncé « Nous ne convenons pas que pour tout entier naturel a+(b+c) est identique à (a+2b)+c, mais que pour tout entier naturel a+(b+c) est identique à (a+b)+c » ou encore « Ce que nous convenons, ce n’est pas que… mais que… ».

La proposition quantifiée existentiellement « Il existe au moins un entier naturel pour lequel a+(b+c) n’est pas identique à (a+b)+c » correspond de toute évidence à la négation interne de l’énoncé performatif stipulatif « Que a+(b+c) soit identique à (a+b)+c », soit à l’énoncé performatif stipulatif « Qu’il existe au moins un entier naturel pour lequel a+(b+c) ne soit pas identique à (a+b)+c » ou « Que pour au moins un entier naturel a+(b+c) ne soit pas identique à (a+b)+c ».

Or, il suffit de reformuler la proposition quantifiée existentiellement de cette dernière façon pour se rendre compte qu’elle ne peut pas jouer le rôle qu’on croit pouvoir lui faire

39 Dans les textes que nous prolongeons ici, Wittgenstein se demande si, et le cas échéant en quel sens, la preuve inductive peut être dite établir la formule générique plutôt que son « opposé » [Gegenteil] (ce que nous avons appelé sa « négation »). De toute évidence, il emploie le terme d’« opposé » pour ne pas présumer de la réponse. Dans sa traduction, Anthony Kenny traduit généralement « Gegenteil » par « négation contradictoire » [contradictory negation] ou par « opposé » [opposite] selon que le passage nie ou admet qu’il y ait un sens à parler d’un « opposé » de la formule générique (Kenny utilise donc « opposite » là où nous utilisons « négation contraire »). 40 PG, 2ème Partie, section 6, §29. 41 Cf. PG, 2ème Partie, section 6, §30. 42 Cf. RFM, V §13.

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jouer quand on prétend que la preuve inductive tranche entre la formule et elle. Les deux stipulations « Que pour tout entier naturel a+(b+c) soit identique à (a+b)+c » et « Que pour au moins un entier naturel a+(b+c) ne soit pas identique à (a+b)+c » se contredisent bien autant que deux stipulations ou deux prescriptions peuvent le faire, mais leur disjonction n’est pas une instance de la loi du tiers-exclu43. Le motif principal de tenir l’énoncé « il n’existe aucun entier naturel pour lequel a+(b+c) n’est pas identique à (a+b)+c » pour la négation de la formule générique s’évanouit donc. C’est ce qu’il y a de vrai dans la thèse intuitionniste selon laquelle la formule générique n’admet tout simplement pas de négation. En ce sens, on ne dira pas simplement que la preuve inductive n’établit pas la formule générique plutôt que sa négation contradictoire, mais qu’il n’y a rien de tel que la négation contradictoire de la formule générique que la preuve inductive établit.

La formulation par Waismann de sa caractérisation de la négation d’une formule générique, dans le passage d’EMD cité ci-dessus, semble toutefois soulever un certain nombre de difficultés. Pour s’en rendre compte, il suffit de la comparer à l’un des textes où Wittgenstein s’approche le plus d’une telle formulation :

L’opposé [der Gegensatz] de « Il est nécessaire que p soit valable pour tous les nombres. » est en vérité « Il n’est pas nécessaire que … », et non « Il est nécessaire que p ne soit pas … ». Mais on pense alors : si ce n’est pas nécessaire que ce soit valable pour tous les nombres, du moins est-ce possible. C’est là qu’est la faute car on ne voit pas qu’on est tombé dans la façon de voir en extension : la proposition « Il est possible – encore que non nécessaire – que p soit valable pour tous les nombres » et un non-sens. En effet, « nécessaire » et « tous » vont ensemble en mathématique.44

Les différences sautent aux yeux. Là où Wittgenstein soutient que la négation de « Pour tout entier naturel, a+(b+c) est identique à (a+b)+c. » n’est pas la négation interne mais la négation externe de l’énoncé nécessaire correspondant (à savoir « Nécessairement, pour tout entier naturel, a+(b+c) est identique à (a+b)+c. », Waismann suggère que la négation de la formule « Pour tout entier naturel, a+(b+c) est identique à (a+2b)+c. » consiste dans la négation externe de cette formule suivie de l’affirmation d’une autre formule contraire à celle-ci. Et il établit une analogie entre la négation d’une formule générique et une assertion comme « Ce chapeau n’est pas gris, mais jaune. ».

Autrement dit, la formulation de Waismann dans le passage cité laisse penser : premièrement, que la négation externe de l’assertion d’une formule générique n’en est la négation qu’à condition d’être suivie de l’assertion d’une formule alternative contraire à la première ; deuxièmement, que seule une formule générique fausse peut faire l’objet d’une négation intelligible ; troisièmement, que la négation d’une formule générique est analogue à une certaine façon de nier un constat. Le troisième point semble oblitérer le caractère proprement performatif de la formule générique, tandis que le deuxième semble disqualifier la caractérisation tout entière dans la mesure où suggérer qu’une formule générique n’admet de négation que si elle est fausse revient à suggérer qu’une formule générique ratifiée au terme d’une preuve inductive n’admet pas de négation du tout.

On aurait tort, toutefois, de lire ainsi le passage. Ce qu’il entend suggérer, ce n’est pas qu’il n’y a un sens à nier une formule générique que si elle est fausse, mais qu’il n’y a un sens à nier une formule générique, vraie ou fausse, que là où il y a un sens à envisager une alternative à cette formule. Quant à la vertu de l’analogie, elle réside ailleurs, et pourrait bien constituer la pointe du passage.

IV Une assertion comme « Ce chapeau est gris. » peut avoir valeur de description, mais aussi

(entre autres) valeur d’identification. Dans un cas, elle décrit le chapeau comme étant gris plutôt que non gris, autrement dit elle décrit le chapeau comme étant un échantillon de gris plutôt que comme n’étant pas un échantillon de gris ; dans l’autre, elle identifie le chapeau

43 Ibid. 44 PR, §154.

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comme étant gris plutôt que jaune, etc.45, autrement dit elle identifie, parmi l’ensemble des couleurs (dont le jaune, etc.), la couleur dont le chapeau est un échantillon comme étant le gris. Or, il n’y a rien de tel qu’identifier comme n’étant pas. Dans les termes d’Austin, « identifier comme n’étant pas est un non-sens en lieu et place de ne pas identifier »46. Je ne saurais identifier la couleur du chapeau en assertant « Ce chapeau n’est pas gris. », comme si « Ce chapeau n’est pas gris. » pouvait signifier quelque chose comme « C’est de non-gris que ce chapeau est un échantillon. » – de même que je ne saurais renseigner une personne qui s’enquiert de la direction à suivre pour se rendre dans la ville X en pointant du doigt la ville Y et en disant « Voici la direction à ne pas suivre. ». L’assertion « Ce chapeau n’est pas gris. » pourra le cas échéant contribuer à une déduction par élimination conduisant à l’identification de la couleur du chapeau, mais c’est à titre de description négative qu’elle y contribuera, et c’est à une identification positive qu’elle contribuera négativement. Contribuer négativement à une identification n’est pas identifier négativement, même partiellement. De la même façon, si je prends le contre-pied de l’assertion à valeur d’identification « Ce chapeau est gris. » en assertant que « Ce chapeau n’est pas gris. », alors mon assertion a valeur de description négative et non d’identification négative. L’assertion à valeur d’identification « Ce chapeau est gris. » n’admet tout simplement pas de négation si on entend par là une assertion à valeur d’identification qui la contredirait.

Dans « Ce chapeau n’est pas gris, mais jaune. », « ce chapeau n’est pas gris » ne constitue ni une identification négative de la couleur du chapeau (il n’y a rien de tel) ni une contribution à l’identification positive (la seule qui soit) de sa couleur, mais une sorte de négation métalinguistique (« Il est incorrect d’asserter que « Ce chapeau est gris. ». ») qui n’a de sens qu’à condition d’être complétée (comme quand on dit « Il n’est pas « bon », il est excellent. », ou encore « Je ne vous « prie » pas de partir, je vous l’ordonne. »).

Or, de même que l’assertion à valeur d’identification « Ce chapeau est gris. » identifie la couleur dont le chapeau est un échantillon comme étant le gris plutôt que le jaune, etc., de même la preuve par induction prouve la formule générique « (a+b)+c = a+(b+c) » au sens où elle identifie (a+b)+c comme étant toujours équivalent a+(b+c) plutôt que comme étant toujours équivalent a+(2b+c), et non au sens où elle décrirait (a+b)+c comme étant toujours équivalent à a+(b+c) plutôt que non, c’est-à-dire comme n’étant pas toujours équivalent à a+(b+c). Et de même que l’assertion à valeur d’identification « Ce chapeau est gris. » n’admet pas de « négation » si on entend par là une assertion qui identifierait négativement la couleur du chapeau, de même la formule générique qui exhibe ce dont la preuve qui l’établit est le paradigme n’admet pas de « négation » si on entend par là une formule négativement générique qui exhiberait ce dont la preuve serait négativement le paradigme.

Pour le dire autrement, si la preuve par induction prouve la formule générique en tant qu’elle est paradigmatique, plutôt que non paradigmatique, de la structure de cette formule-ci, c’est uniquement au sens où « non paradigmatique de la structure de cette formule-ci » ne fait qu’abréger « non pas paradigmatique de la structure de cette formule-ci mais paradigmatique de la structure de cette formule-là », et non au sens où « non paradigmatique de la structure de cette formule-ci » signifierait quelque chose comme « paradigmatique de la négation de la structure de cette formule-ci ». On pourrait dire, en paraphrasant Austin, que paradigmatiser négativement est un non-sens en lieu et place de ne pas paradigmatiser. Au sens où une proposition bipolaire est le genre de chose qu’on peut nier, un paradigme n’est pas le genre de chose qu’on puisse nier, pas plus qu’une définition n’est le genre de chose qu’on puisse nier. On peut dire que les négations d’échantillons de ce dont le paradigme est paradigmatique sont des non-sens (~P(2), ~P(3), etc., sont des non-sens), mais non pas que des échantillons de la négation du paradigme sont des non-sens, pour la simple raison que le paradigme n’admet pas de négation interne.

45 Cf. J.L. Austin, “How To Talk: Some Simple Ways”, in Philosophical Papers, Oxford, Oxford UP, 1961. 46 J.L. Austin, op. cit., p.153.

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V En récusant la thèse frégéenne selon laquelle les lois logiques se caractérisent par leur

degré maximal de combinaison, le Tractatus lève la tension que crée chez Frege la juxtaposition de cette thèse avec la thèse anti-psychologiste selon laquelle les lois logiques n’admettent pas de négation47. Le Tractatus oppose la généralité essentielle des lois logiques (laquelle n’admet pas de degré et est synonyme de nécessité) à la généralité accidentelle d’un énoncé comme « Tous les hommes sont mortels. »48. Or, la caractérisation qu’avance Waismann de la négation d’une formule générique établie par induction accomplit un geste à la fois analogue et plus radical pour les « lois logiques » au sens élargi que le second Wittgenstein assigne à ce terme, autrement dit pour les « énoncés grammaticaux ». Analogue, dans la mesure où il s’agit de montrer que la généralité que possède un énoncé grammatical n’est pas accidentelle mais paradigmatique, de sorte qu’un tel énoncé ne saurait admettre une négation au sens où un énoncé possédant une généralité accidentelle en admet une. Et plus radical, dans la mesure où il s’agit de renvoyer dos-à-dos le psychologisme et la critique frégéenne du psychologisme en montrant qu’il est essentiel à un énoncé grammatical, en tant que grammatical, de pouvoir être nié, quoique en un autre sens.

L’importance de la réflexion de Wittgenstein sur le concept de preuve inductive réside dans le fait que c’est au fil de cette réflexion que Wittgenstein a thématisé pour la première fois la manière dont les trois concepts de dimension, de paradigme, et d’aspect se conjuguent pour légitimer un concept philosophique de grammaire, c’est-à-dire une extension philosophique de l’usage ordinaire du concept de grammaire. Un énoncé grammatical (comme par exemple « Tout objet a une longueur en mètres. ») est général au sens où il est paradigmatique d’un aspect générique commun à des énoncés bipolaires ou analogues à des énoncés bipolaires, et il est nécessaire au sens où l’aspect générique qu’il exhibe à titre de paradigme est une dimension logique commune à ces énoncés (avoir une longueur en mètres) et non pas une coordonnée assignée de façon contingente par l’un de ces énoncés (avoir telle ou telle longueur en mètres).

L’énoncé grammatical « Tout objet a une longueur en mètres. » ne dit pas qu’ « Il n’y aucun objet qui n’ait pas une longueur en mètres. », et l’expérience ne saurait ni le falsifier, c’est-à-dire étayer la vérité de sa négation, ni même nous convaincre de l’abandonner au profit de sa négation, si par « sa négation » on entend l’énoncé « Il y a au moins un objet qui n’a pas une longueur en mètres. ». Dire que « Tout objet a une longueur en mètres. », c’est dire qu’il existe quelque chose de tel que la longueur d’un objet, c’est-à-dire qu’étant donné un objet quelconque, il y a un sens à lui assigner une longueur en mètres, que les énoncés de la forme « L’objet o a la longueur en mètres l. » ont un sens. De même, dire qu’ « Aucun son n’a de couleur » ou qu’ « Un son ne peut pas avoir de couleur. », ce n’est pas nier « Il existe au moins un son qui a une couleur » ou « Il est possible qu’il existe au moins un son qui ait une couleur. », mais dire qu’il n’existe rien de tel que la couleur d’un son, c’est-à-dire qu’étant donné un son quelconque, il n’y a pas de sens à assigner une couleur à ce son, et que les énoncés de la forme « Le son s a la couleur c. » sont purement et simplement dénués de sens.

Il faut prendre au sérieux, c’est-à-dire à la lettre, la prétention de Wittgenstein à ne faire qu’étendre l’usage ordinaire du mot « grammaire ». Si on ouvre une grammaire latine, on trouve par exemple la règle « On dit in scribenda historia. », qui dit qu’on doit utiliser l’adjectif verbal au lieu du gérondif quand le gérondif suit une préposition49. La règle grammaticale « On dit in scribenda historia. » peut être réécrite « On dit in scribenda historia, et non pas in scribendo historia. », où la mention de « in scribendo historia » fait fond sur une erreur concevable, et elle admet pour négation « On ne dit pas in scribenda historia, mais in scribendo historia » (de même que la règle grammaticale “fausse” « On dit in scribendo historia. » admet pour négation « On ne dit pas in scribendo historia, mais in

47 TLP, 6.1231. Cf. T. Ricketts, art.cit. 48 TLP, 6.1232. 49 Cf. H. Petitmangin, Grammaire latine, Gigord, 1963, réédition Paris, Nathan, 1991, §238, p.144.

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scribenda historia. »). Mais la règle « On dit in scribenda historia. » ne veut pas dire « On dit toujours in scribenda historia. » et n’admet nullement à titre de négation l’énoncé, du reste dénué de sens, « On dit parfois non (in scribenda historia). » (ou encore « On dit parfois ce dont in scribenda historia n’est pas le paradigme. »).

Encore faut-il préciser, conformément à la suggestion de Waismann, que « On ne dit pas in scribenda historia, mais in scribendo historia. » n’a un sens, et ne compte comme la négation de l’énoncé « On dit in scribenda historia. », qu’une fois qu’on a ratifié la règle grammaticale alternative « On dit in scribendo historia. », que la règle « On dit in scribenda historia. » a été frappé d’obsolescence, et que l’expression « in scribendo historia » a acquis un sens en sus du sens qu’elle tire d’une allusion à une erreur concevable. Avant qu’on ratifie la règle alternative « On dit in scribendo historia. », l’énoncé contrefactuel « On aurait pu ne pas dire in scribenda historia. » peut seulement signifier ceci : quelque chose d’analogue à l’adjectif verbal (mais distinct de l’adjectif verbal) aurait pu ne pas remplacer quelque chose d’analogue au gérondif (mais distinct du gérondif) quand ce quelque chose d’analogue au gérondif est suivi d’une préposition. Ainsi, une règle grammaticale n’admet pas de négation interne et n’admet de négation qu’à titre posthume.

Mais cela signifie aussi bien que la conception de Waismann laisse irrésolu le problème fondamental. Car même et surtout si le paradigme in scribendo historia ne nie pas le paradigme in scribenda historia au sens où il serait paradigmatique de quelque chose comme la négation de ce dont ce dernier paradigme est paradigmatique, même et surtout si, bien plutôt, il nie que in scribenda historia ait valeur de paradigme, et s’il ne le nie que rétrospectivement, une fois ce dernier paradigme déposé de ses fonctions et remplacé par lui, il n’en demeure pas moins que tout cela n’a de sens, et en particulier que les deux paradigmes ne s’opposent, que si le concept de gérondif ne change pas à chaque fois que l’une des règles grammaticales qui le régissent change. Sans quoi les deux paradigmes censés s’opposer ne sont tout simplement pas paradigmatiques de deux usages d’un seul et même concept et ne peuvent pas être dits « s’opposer ». Or, le vérificationnisme que Waismann, dans les années trente, hérite du Wittgenstein de la même période, semble bien avoir pour conséquence que la signification d’un terme change dès que sa grammaire change. Il se pourrait bien que, pour pouvoir dégager un sens quelconque dans lequel une règle grammaticale puise être dite admettre une négation, il faille en dernier ressort se déprendre du vérificationnisme, fût-ce après avoir pris acte, comme nous avons ici tenté de le faire, de l’une des leçons essentielles qui peuvent en être tirées, à savoir que paradigmatiser négativement est un non-sens en lieu et place de ne pas paradigmatiser.