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NARCISSE ET ŒDIPE Narcissisme sain et narcissisme pathologique dans le développement et les troubles de l’identité sexuelle INTRODUCTION. L’énigme de la souffrance psychique Le problème des troubles de l’identité sexuelle ne peut être abordé sans une connaissance des conditions dans lesquelles naissent et se consolident les sentiments d’identité de l’être humain. Mon travail clinique m’a de plus en plus amené à essayer de mieux comprendre la nature de la souffrance psychique qui fait obstacle au développement psychoaffectif du sujet. Cela m’a permis d’appréhender ce développement d’une manière qui s’écarte sensiblement de la théorie psychanalytique classique de la sexualité. Rien d’étonnant à cela, car l’ouvrage princeps de FREUD sur le sujet, les célèbres “Trois Essais sur la théorie de la sexualité” (je préfère cette première traduction, en général beaucoup plus claire, à la seconde) datent de 1905, donc il y a exactement un siècle, et beaucoup de travaux ont évidemment été réalisés depuis. La théorie présentée par FREUD était une théorie très biologique, basée sur la nosographie psychopathologique de l’époque. Les observations directes sur le développement de l’enfant qui ont effectuées dans les 20 ou 30 dernières années ont de plus en plus orienté la théorie vers une perspective très différente, dans laquelle on peut dire que ce n’est plus la “sexualité” comme l’entendait FREUD, qui dirige le développement psychique, mais au contraire le développement de la personnalité toute entière, le “Devenir-Soi”, dont la tâche est d’élaborer une Connaissance de Soi qui comporte évidemment, d’une façon qui reste centrale, l’intégration de l’identité sexuelle. La forme la plus courante de souffrance psychique, c’est la dépression. Je veux préciser que, d’un point de vue dynamique et pas seulement descriptif, la dépression doit, à mon avis, être comprise pas seulement comme un état en soi, mais comme le signal, l’indice d’une situation plus globale de souffrance de l’être tout entier , corps et âme. Une telle situation est pourtant mal reconnue comme telle par le sujet lui-même qui ne la comprend pas clairement, car la compréhension qui lui serait nécessaire pour élaborer ses problèmes est obscurcie par les mécanismes de défense contre l’intensité de la douleur psychique, qui bloquent et paralysent plus ou moins ses capacités de pensée et d’auto observation. C’est encore plus vrai lorsque la dépression s’accompagne de troubles psychosomatiques. Chez l’adulte, nous savons combien la rupture d’un lien amoureux peut déclencher des réactions dépressives d’une intensité considérable, qui peuvent ébranler jusqu’aux assises narcissiques de l’être. J’en prendrai tout de suite un exemple. C’est celui d’une ancienne patiente, que j’avais eue pendant environ 3 ans en analyse 3 fois par semaine alors qu’elle était en cours de divorce et qui est revenue me voir deux ans après la fin de son analyse. Pendant la dernière période de son analyse, elle vivait seule avec ses deux enfants, deux filles qu’elle adorait et elle avait commencé peu à peu et très prudemment une relation avec un homme célibataire rencontré dans son travail, un homme très agréable et très doux, mais assez passif et qui semblait être lui-même assez réticent à s’engager dans une relation amoureuse stable. Quand cette dame revint me voir, elle était sous le coup de la décision brutale de son ami de rompre leur relation. La brutalité et l’irrévocabilité de cette rupture survenait alors qu’elle avait terminé le deuil de son mariage et qu’elle se décidait à s’engager plus complètement avec cet ami. Elle plongea alors dans un désespoir brutal et total, caractérisé par une douleur psychique permanente et d’une intensité intolérable, la vie lui était devenue un supplice de chaque instant. Elle ne pouvait plus rien manger ni rien boire. Elle était devenue quasiment incapable d’éprouver des sentiments pour ses deux filles qu’elle adorait, sauf le devoir de continuer à s’en occuper et la culpabilité de leur imposer sa dépression qu’elle s’efforçait de ne pas trop leur montrer, sans prétendre la nier. Car ses filles, qui avaient l’habitude de voir son ami et qui avaient appris à l’estimer, comprirent vite ce qui se passait et, pour l’épargner, elles évitaient de prononcer son nom. La patiente maigrit très rapidement et elle éprouvait une sensation constante de froid. Elle avait littéralement perdu toute capacité de jouir du sentiment d’être en vie , comme dans l’aphanisis de Jones, qui constitue sans doute une forme de la dépression primaire décrite par TUSTIN et MELTZER chez les enfants autistes.

Narcisse Et Oedipe

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jean begoin

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  • NARCISSE ET DIPE Narcissisme sain et narcissisme pathologique dans le dveloppement et les troubles de lidentit sexuelle

    INTRODUCTION. Lnigme de la souffrance psychique Le problme des troubles de lidentit sexuelle ne peut tre abord sans une connaissance des

    conditions dans lesquelles naissent et se consolident les sentiments didentit de ltre humain. Mon travail clinique ma de plus en plus amen essayer de mieux comprendre la nature de la souffrance psychique qui fait obstacle au dveloppement psychoaffectif du sujet. Cela ma permis dapprhender ce dveloppement dune manire qui scarte sensiblement de la thorie psychanalytique classique de la sexualit. Rien dtonnant cela, car louvrage princeps de FREUD sur le sujet, les clbres Trois Essais sur la thorie de la sexualit (je prfre cette premire traduction, en gnral beaucoup plus claire, la seconde) datent de 1905, donc il y a exactement un sicle, et beaucoup de travaux ont videmment t raliss depuis. La thorie prsente par FREUD tait une thorie trs biologique, base sur la nosographie

    psychopathologique de lpoque. Les observations directes sur le dveloppement de lenfant qui ont effectues dans les 20 ou 30 dernires annes ont de plus en plus orient la thorie vers une perspective

    trs diffrente, dans laquelle on peut dire que ce nest plus la sexualit comme lentendait FREUD, qui dirige le dveloppement psychique, mais au contraire le dveloppement de la personnalit toute entire,

    le Devenir-Soi, dont la tche est dlaborer une Connaissance de Soi qui comporte videmment, dune faon qui reste centrale, lintgration de lidentit sexuelle.

    La forme la plus courante de souffrance psychique, cest la dpression. Je veux prciser que, dun point de vue dynamique et pas seulement descriptif, la dpression doit, mon avis, tre comprise pas seulement comme un tat en soi, mais comme le signal, lindice dune situation plus globale de souffrance de ltre tout entier, corps et me. Une telle situation est pourtant mal reconnue comme telle par le sujet lui-mme qui ne la comprend pas clairement, car la comprhension qui lui serait ncessaire pour laborer ses problmes est obscurcie par les mcanismes de dfense contre lintensit de la douleur psychique, qui bloquent et paralysent plus ou moins ses capacits de pense et dauto observation. Cest encore plus vrai lorsque la dpression saccompagne de troubles psychosomatiques.

    Chez ladulte, nous savons combien la rupture dun lien amoureux peut dclencher des ractions

    dpressives dune intensit considrable, qui peuvent branler jusquaux assises narcissiques de ltre. Jen prendrai tout de suite un exemple. Cest celui dune ancienne patiente, que javais eue pendant environ 3

    ans en analyse 3 fois par semaine alors quelle tait en cours de divorce et qui est revenue me voir deux ans aprs la fin de son analyse. Pendant la dernire priode de son analyse, elle vivait seule avec ses deux

    enfants, deux filles quelle adorait et elle avait commenc peu peu et trs prudemment une relation avec un homme clibataire rencontr dans son travail, un homme trs agrable et trs doux, mais assez passif

    et qui semblait tre lui-mme assez rticent sengager dans une relation amoureuse stable. Quand cette dame revint me voir, elle tait sous le coup de la dcision brutale de son ami de rompre leur relation. La

    brutalit et lirrvocabilit de cette rupture survenait alors quelle avait termin le deuil de son mariage et quelle se dcidait sengager plus compltement avec cet ami. Elle plongea alors dans un dsespoir brutal et total, caractris par une douleur psychique permanente et dune intensit intolrable, la vie lui tait devenue un supplice de chaque instant. Elle ne pouvait plus rien manger ni rien boire. Elle tait devenue quasiment incapable dprouver des sentiments pour ses deux filles quelle adorait, sauf le devoir de continuer sen occuper et la culpabilit de leur imposer sa dpression quelle sefforait de ne pas trop leur montrer, sans prtendre la nier. Car ses filles, qui avaient lhabitude de voir son ami et qui avaient appris lestimer, comprirent vite ce qui se passait et, pour lpargner, elles vitaient de prononcer son

    nom. La patiente maigrit trs rapidement et elle prouvait une sensation constante de froid. Elle avait

    littralement perdu toute capacit de jouir du sentiment dtre en vie, comme dans laphanisis de Jones, qui constitue sans doute une forme de la dpression primaire dcrite par TUSTIN et MELTZER chez les

    enfants autistes.

  • En effet, il tait clair que la patiente avait le sentiment - plus que cela: le vcu total, global, psychique et physique - psychosomatique - davoir perdu, en perdant son ami, ses propres capacits de vie, de vie propre. Cest videmment en raison du caractre trs narcissique, ainsi que la nomm FREUD, de linvestissement quelle avait fait de cet homme.

    I. Narcissisme et croissance psychique

    Il nous faut donc revenir aux dfinitions, car le terme de narcissisme peut prter bien des confusions. Tantt il dsigne une organisation normale et saine de la personnalit comme celle que FREUD avait en vue lorsquil la introduit en 1914 et tantt il dsigne au contraire, lorsquon parle de patients narcissiques, des structures trs pathologiques de la personnalit. Ma patiente se posait la question : Comment cet tat damour et de tendresse a-t-il pu me rendre si malade ? Etait-il si fort, si profondment ancr en moi ? se demandait-elle, stupfaite par lintensit de ses propres ractions et sans parvenir ni les comprendre ni les contenir. Le terme de narcissisme venait de la psychopathologie o il avait t utilis pour dsigner une forme de perversion sexuelle dans laquelle le sujet traite son propre corps de faon semblable celle dont on traite dordinaire le corps dun objet sexuel . Dans lintroduction du narcissisme, FREUD tablit une sorte de balance entre la libido du moi et la libido dobjet, comme si elles

    taient dans un rapport de vases communicants : plus lune absorbe, plus lautre sappauvrit. En fait, cest seulement deux ans plus tard (1916) dans Deuil et Mlancolie, que FREUD parvient

    donner une vritable dfinition clinique du narcissisme, en dcouvrant la nature du lien qui unissait le mlancolique avec son objet perdu : dans la mlancolie, la perte de lobjet sest transforme en une perte

    du moi...suivant une juste remarque de RANK crit FREUD, cela semble exiger que le choix objectal ait eu un fondement narcissique. Ctait l une suggestion remarquable car elle permettait dapprocher la cause

    du caractre si intolrable de la douleur de la perte, relle ou imaginaire, de lobjet, dans la dpression du mlancolique: celui-ci ressent son objet perdu comme tant en mme temps une partie de lui-mme.

    Cependant, il faudra encore trs longtemps avant que soit prcise la nature de la relation dobjet narcissique: elle na t dfinie que 30 ans plus tard, par KLEIN (1946), comme une relation didentification projective dont lun des caractres est de provoquer un certain degr de confusion didentit entre le sujet et lobjet, dans la mesure o le sujet projette concrtement des parties de son propre self lintrieur de lobjet investi. Ce mode de relation, ou dinvestissement, a alors t dcrit par KLEIN comme une relation intrusive, utilise pour prendre possession de lobjet en projetant en lui des parties du self et exercer ainsi sur cet objet un contrle omnipotent. Lidentification projective constitue ds lors, avec le clivage, le noyau

    de ce que KLEIN a appel la position schizo-paranode. Dans la premire thorie psychanalytique de la pense (Learning from experience, 1962) BION dcrivit les aspects normaux de lidentification

    projective comme constituant le mode le plus primitif de communication intersubjective qui est la base de la relation affective mre-enfant et qui permet lempathie et le dveloppement de la pense. BION

    rintroduisait ainsi dans la thorie analytique le rle de lenvironnement qui en avait t apparemment dfinitivement exil depuis labandon par FREUD de sa premire thorie de la sduction.

    Il est clair que les dcouvertes psychanalytiques ont commenc par lexploration des tats mentaux pathologiques, dabord des nvroses mais trs rapidement aussi des psychoses, comme la mlancolie et la

    paranoa. La psychopathologie a donc t le modle partir duquel ont t esquisss des essais de reconstruction du dveloppement psychique normal. Ce nest que trs rcemment, dans les 20 ou 30 dernires annes, que ltude directe du nourrisson, autrefois inaugure par FREUD avec lobservation de lenfant la bobine, sest normment dveloppe. Ces travaux ont apport des lments qui remettent en question certains dogmes analytiques sur la pulsion et la relation dobjet et qui permettent aujourdhui de se rendre compte que lon a pu prendre des tableaux psychopathologiques pour des modles de dveloppement normal et universel.

    Je dfinis maintenant la relation narcissique comme une relation avec un objet investi par le sujet

    comme devant remplir pour lui certaines fonctions vcues comme indispensables sa scurit et son

    dveloppement. Je pense que cest une relation dont le caractre principal est dtre la matrice du changement et de la croissance psychique. Lorsque cette matrice remplit sa fonction, elle est le

    contenant, dans le sens de BION, de la croissance venir. Le lien avec lobjet est essentiellement ce lien

  • didentification projective normale que BION a dcrit comme permettant le dveloppement de la symbolisation et de la pense.

    Par contre, lorsque la relation dobjet narcissique prsente des aspects trop pathologiques, comme dans le cas clinique que jai voqu, elle choue remplir sa fonction naturelle et elle devient alors, selon lexpression introduite par MELTZER, un claustrum qui emprisonne les capacits potentielles de croissance psychique et touffe littralement dans loeuf leur dveloppement. Le lien avec lobjet est alors un lien didentification projective pathologique, tel que KLEIN la dcrit dans la position schizo-paranode.

    Une telle dfinition a lavantage de rpondre aussi bien aux formes normales quaux formes pathologiques du narcissisme et explique pourquoi le mme terme est utilis pour dcrire tant les unes que les autres : cest parce que le narcissisme de ltre, dans le sens de linvestissement fondamental de soi ncessaire la connaissance de soi, est toujours impliqu, pour le meilleur ou pour le pire, dans tout

    processus de changement et de dveloppement. Une relation narcissique, mme pathologique, reste une relation impliquant la persistance potentielle du besoin fondamental de croissance psychique de ltre.

    II. Narcissisme, beaut et traumatismes

    1. La souffrance psychique de base et ltablissement du sentiment didentit existentielle Jen suis venu penser que la souffrance psychique de base de ltre est celle de ne pas pouvoir se

    dvelopper et, en tout premier lieu, de ne pas pouvoir dvelopper son sentiment dexistence. Assez

    curieusement, le concept didentit ne fait pas partie des concepts psychanalytiques, alors que pourtant les processus didentification ont toujours t au centre des recherches de FREUD et de ses continuateurs. Une exception, toutefois, ERIKSON qui a consacr des tudes trs riches au sentiment didentit quil dfinit comme un sentiment dunit et de continuit. Le sentiment didentit nest-il pas, en effet, le but et le rsultat des processus didentification ? Une autre exception, celle de STOLLER, qui a tudi les

    troubles de lidentit sexuelle partir des perversions et qui a dcrit une identit sexuelle fondamentale qui apparat la premire et qui est le sentiment qua lindividu de son sexe, masculin sil est homme et

    fminin sil est femme. Elle fait parte, dans la dfinition de STOLLER, du concept plus large et plus tardif didentit sexuelle, qui comporte le mlange de masculinit et de fminit prsent en chacun. Cet auteur

    a soulign que lidentit sexuelle fondamentale tait loin de ne dpendre que de facteurs biologiques, mais rsultait aussi de facteurs culturels multiples parmi lesquels lattribution du sexe la naissance et les

    attitudes des parents envers lenfant jouent un rle dcisif. Selon mon exprience, il me semble que la toute premire tape du sentiment didentit est celle du

    sentiment dtre, que je nomme sentiment didentit existentielle. Celui-ci stablit habituellement trs tt, ds les deux premiers mois de la vie extra-utrine. Nous pouvons le savoir de deux manires. Dune

    part, daprs les observations directes du nourrisson, comme celles de STERN qui dcrit dans Le Monde Interpersonnel du Nourrisson le changement radical qui intervient chez le bb aux environs du deuxime

    mois de vie extra-utrine. Ce changement correspond, dans sa description, au fait observ que (je le cite) tout au long des deux premiers mois, le nourrisson construit activement un sens dun soi mergent.

    La deuxime indication que nous possdons est celle du tableau que prsentent les enfants lorsque leur sentiment dexistence na pas pu stablir, nous commenons mieux le connatre aujourdhui : cest le tableau de lautisme infantile. Nous savons maintenant que les enfants autistes sont, en permanence,

    en lutte contre des sentiments de menace dannihilation, danantissement de leur sentiment dexistence, de la prsence et la continuit de ce sentiment dcouvert par WINNICOTT et quil a nomm: going on

    being. Cette menace sexprime par des angoisses que cet auteur a appel des angoisses inimaginables , dans le sens dangoisses impensables, et dont le bb a besoin de se sentir protg par une mre

    suffisamment bonne. MELTZER les a dcrites comme des angoisses de dmantlement en tant que forme de dsintgration passive et effectue sans violence (contrairement au clivage) de tous les liens

    unissant entre elles les perceptions sensorielles de la relation lobjet primaire. Ces angoisses, ainsi que les angoisses de chute sans fin ou de liqufaction, expriment labsence dune fonction contenante de la vie

    psychique, dans le sens de BION, qui soit suffisamment fiable pour contenir le sentiment dtre en vie et lempcher de seffondrer ou de scouler de soi. Les bbs qui vivent une telle situation luttent contre le

    trou noir de la dpression primaire dcrite par TUSTIN.

  • Le cas de la patiente dont jai commenc parler illustre trs bien cette problmatique cruciale. La seule accalmie relative de sa douleur psychique que trouvait ma patiente tait dans le sommeil, en dpit du fait quelle avait terriblement froid et que son sommeil tait toujours peupl de rves quelle trouvait bizarres. Pendant la tranche danalyse prcdente, elle avait eu de temps en temps des rves qui ltonnaient beaucoup, surtout lorsque javais la chance den comprendre le sens inconscient que je pouvais lui interprter et qui, sa grande surprise, concernaient toujours le transfert. Cest vous qui savez, rpondait-elle rgulirement mes interprtations.

    Maintenant, il sagissait de vritables cauchemars, tous remplis de visions dhorreur, souvent plusieurs par nuit. Mais, en six semaines, la production et lanalyse de ces rves, aides de quelques mdicaments antidpresseurs et tranquillisants, lui permirent de commencer merger de son dsespoir.

    Voici quelques exemples de ces rves :

    elle retirait de la boue de son propre ventre, la pelle, et sans arrt (les sentiments dpressifs sont imags comme de la boue-caca qui lui remplit le ventre- tte et quelle sefforce dexpulser)

    son petit chien tait mort, il navait plus de peau et ntait plus quune boule de sang, ctait horrible voir (elle assimile son petit chien sa partie infantile dsespre, qui a perdu son contenant-peau

    et qui se vide de son sang-vie) elle tait enferme dans sa voiture, je cognais sa vitre pour lui ordonner de sortir, mais elle ne le

    pouvait pas; ses filles aussi lappelaient, mais elle ne pouvait toujours pas sortir de la voiture (elle se ressent emprisonne dans le claustrum de sa voiture-dpression, qui est utilise comme un contenant substitutif pour ne pas se vider totalement, car, en perdant son ami, elle a le sentiment davoir perdu sa peau, en tant que contenant de sa vie psychique). La thorie freudienne de langoisse de castration et du complexe ddipe, quelle que soit lextension

    quon peut lui donner, reste, mon avis, tout fait insuffisante pour rendre compte de telles angoisses. Celles-ci concernent clairement le sentiment dexistence mme de la personne et leur nature nous oblige donc prendre en considration et tudier de trs prs les circonstances dans lesquelles apparat et se dveloppe ce sentiment didentit existentielle.

    2. Le traumatisme de la naissance Il est aujourdhui certain que le bb, en naissant, affronte plusieurs situations de danger de mort qui

    font partie du processus de la naissance et qui laissent toujours chez le sujet une empreinte, plus ou moins forte et plus ou moins modifiable par les expriences ultrieures. Les revcus de naissanceconstats dans de nombreuses formes de thrapie ont donn un regain dintrt la notion de traumatisme de la

    naissance dont RANK avait eu lintuition en 1923. Son hypothse tait base au dpart sur lide de FREUD, ds LInterprtation des rves, que la naissance tait la source et le modle de toute angoisse.

    Mais elle fut ensuite contredite par FREUD lui-mme qui crivit en 1926 Inhibition, symptme et angoisse pour la combattre, en faveur de sa nouvelle thorie sexuelle de langoisse de castration. Les connaissances

    actuelles semblent plutt donner raison RANK. En effet, natre cest vraiment changer de monde et cela de plusieurs faons :

    - cest dabord passer dun mode de vie en milieu liquidien un mode de vie en milieu arien

    - avec la ncessit vitale de sautonomiser immdiatement par la mise en route de la respirat ion

    - en mme temps qutre brusquement soumis la pesanteur, laquelle le nouveau-n avait chapp pendant sa vie prnatale, au point que lune des nombreuses formes dangoisse de naissance est celle de sensations de chute sans fin

    Un ami gyncologue obsttricien, dr GOLDBERG, qui pratique laccompagnement haptonomique de la grossesse et de laccouchement, ma prcis que, pendant la naissance, le bb scrte des hormones

    de stress, en particulier des taux normes de noradrnaline, tels quun adulte ne les supporterait pas ! Le naissant, comme lappellent certains, peut mme mourir par puisement des glandes surrnales. La

    csarienne elle-mme ne met pas labri du traumatisme de la naissance lorsque le bb a de la peine mettre en oeuvre sa respiration, cette fois au contraire parce quil na pas scrt suffisamment

    dhormones de stress en raison de labsence de travail. A la sortie de lutrus, le nouveau-n doit tre couvert et protg contre le froid.

  • Je puis confirmer ce dernier fait par mon exprience personnelle. Enfant, jai eu assez longtemps un cauchemar rptitif dans lequel jprouvais une sensation de froid intense qui menvahissait, comme si soudain je me sentais compltement nu, sans drap ni couverture pour me protger et que jtais en train de mourir de froid. Seul, le rveil me permettait dchapper cette sensation de mort imminente. Je nai compris que beaucoup plus tard, pendant lune de mes analyses, que les angoisses dabandon quil pouvait marriver dprouver tant enfant taient capables de rveiller le souvenir dun vcu de peur de mourir de froid que javais ressenti ma naissance. Dune faon plus gnrale, les rves des patients en analyse confirment lexistence dempreintes laisses au niveau neurophysiologique par les circonstances plus ou moins traumatiques de leur naissance.

    Les observations des psychologues dveloppementalistes, comme celles de STERN, soulignent que, ds la naissance, le bb est capable de diffrencier entre soi et lobjet. Cet auteur rfute lide dun stade

    symbiotique prcoce dans lequel le bb ne serait pas encore capable de faire cette diffrenciation sur le plan cognitif, de mme que TUSTIN avait dfinitivement cart lhypothse de MAHLER dun premier stade

    autistique soi-disant normal du dveloppement. La vie psychique est relationnelle et intersubjective, ou elle nest pas (autisme). Des liens affectifs peuvent et mme doivent exister pour que le sens du soi

    puisse merger, et ces liens sont alors vcus travers un investissement affectif trs intense de qualit quasi symbiotique, sans que cela implique une non-diffrenciation sur le plan cognitif. Il ne faut pas confondre symbiose et rciprocit. La diffrenciation des deux plans, le plan cognitif et le plan affectif, nempche pas et au contraire permet de mieux reconnatre les liens et les interactions qui les unissent lun lautre sans les confondre, liens qui sont particulirement vitaux dans les phases les plus prcoces du dveloppement, et qui le resteront la vie durant.

    La dcouverte de lObjet et la dcouverte de Soi constituent en fait un seul et mme processus qui sengage ds la naissance, sans doute mme ds la vie intra-utrine. Le vcu de la vie prnatale ne peut tre que reconstruit, il nous en reste sans doute beaucoup plus de souvenirs et surtout dinvestissements affectifs trs intenses que nous ne pouvons en juger consciemment sinon par des impressions trs gnrales, telles que ce que Romain Rolland nommait un sentiment ocanique et qui a sans doute voir avec le sentiment religieux pour lequel FREUD dclarait navoir absolument aucune affinit ! Comme le disait BION, je pense que la pense sest dveloppe essentiellement pour dcrire laspect matriel des objets du monde extrieur, mais trs peu pour dcrire les objets de notre monde psychique interne. Nous sommes, pour cela, obligs davoir recours aux procds indirects de la cration artistique. Il nous est, me

    semble-t-il, dautant plus impossible pour notre esprit limit dimaginer le vcu prnatal que celui-ci est contemporain dune force de croissance dune puissance proprement parler inimaginable, puisquelle

    rcapitule sur une priode de temps trs courte la totalit de lvolution des tre vivants ! Comment se reprsenter, par exemple, la puissance du ftus qui fabrique 100.000 cellules nerveuses la minute ! Le ftus nest pas seulement en contact avec la cration de la vie, il EST cette cration elle-mme ! Et nous savons maintenant sans aucun doute poss ible que ce qui est en jeu, la naissance, nest pas seulement la survie biologique du nouveau-n mais aussi son essence mme dtre humain, qui nadvient pleinement que sil se sent immdiatement reconnu comme tel.

    3. Fondements du narcissisme: la passion de la rencontre primaire et lexprience esthtique Le narcissisme garde un lien trs troit avec la beaut, comme cela apparat dans le mythe de

    Narcisse. Toute structure narcissique est susceptible dexercer un pouvoir de fasc ination, tout comme le

    concept de narcissisme lui-mme ! Cela tient ce que toute relation narcissique recle de beaut potentielle ou de persistante et ventuellement mortelle nostalgie du beau (cf. la fascination exerce par

    le film Le grand Bleu sur les adolescents). FREUD a curieusement assimil le charme des femmes narcissiques qui naiment, proprement parler, quelles-mmes et leur propre beaut, ainsi que celui de

    lenfant qui reposerait sur le fait quil se suffit lui-mme, son inaccessibilit, avec le charme de certains animaux qui semblent ne pas se soucier de nous, comme les chats et les grands animaux de proie ! Il relie visiblement le narcissisme un fantasme dabsence totale de dpendance, ce qui est videmment aussi faux pour la femme que pour lenfant ! En fait, il sagit, dans les deux cas, de limage que peut donner

  • de soi un tre qui vit en identification projective avec son objet narcissique: en effet, ce mode didentification, qui est aussi celui de la passion amoureuse partage, procure lillusion (temporaire) dune absence de sparation entre le sujet et son objet. Cest ce qui faisait dire LACAN que la femme nexiste pas , dans le sens o elle ne serait jamais compltement accouche par celle dont elle est ne, ce qui nest videmment quune formule, donc forcment trs exagre.

    Le problme des rapports du narcissisme et de la beaut na trouv que trs rcemment sa solution psychanalytique, alors que celle-ci tait pourtant connue de tout temps par les mres et leur bb. Tous ceux qui ont accueilli un nouveau-n le savent, car ils lont vu et cela ne soublie pas, le premier regard dun nouveau-n: ce quil cherche avant tout, ce nest pas tant le sein en tout premier, comme le matrialisme simplificateur des adultes nous lavait fait croire, tout au moins aux mdecins et apparents. Non, le nouveau-n nest pas dans un danger immdiat de mourir de faim, il a mieux faire : ce quil

    cherche avant tout, ce bb, cest un regard humain et, bien sr, tout spcialement celui de sa mre dont il connat dj des tas daspects, sa voix, son odeur, sa chaleur, et beaucoup dautres lments de sa vie

    physique et affective, mais il ne la jamais vue. Heureusement, ses yeux ne sont pas aveugles la naissance, comme on avait pu le croire, ils peuvent voir sils sont guids pour cela! B. THIS la constat par

    lobservation, cest la voix de la mre avec ses inflexions affectives et que connat dj le bb, qui guide son regard. Dailleurs, ses yeux taient, comme ses autres sens, dj fonctionnels avant la naissance, mais dans le noir il ny avait rien voir, alors quoi bon ? Maintenant, cest tout diffrent, il y a tout voir !

    Mais que cherche le bb dans les yeux de sa mre ? En ralit, nous le savons trs bien : il y cherche sa propre image car, pour crer et investir une image de soi, on a besoin de voir limage de soi que lon dcouvre dans le regard de lautre ! Nest-ce pas la toute premire tape du stade du miroir ? Les yeux ne sont-ils pas le miroir de lme, celui que Narcisse cherchait vainement dans leau trompeuse, sans doute dfaut dun regard vivant et aimant de la part de sa mre ? Le bb cherche donc sa propre image dans les yeux de sa mre, mais pas nimporte quelle image. Nous savons aussi ce quil attend quelle lui dise, comme toutes les vraies mamans : Comme tu es beau ! Tu es le plus beau bb qui ait jamais exist ! Tu es le plus beau bb du monde ! Et cest vrai, car cest la dclaration damour dont il a besoin pour se sentir accueilli et reconnu dans son existence extra-utrine, jallais dire extra-terrestre, car on peut penser que cest ainsi que le bb se sent la naissance, lextra-terrestre du ventre de sa mre, qui tait jusqualors la totalit de son monde.

    Il faut ajouter que sa mre en a tout autant besoin que lui, aprs les preuves quelle a elle aussi

    subies et les doutes qui lont forcment assaillie, surtout si cest un premier enfant. Mais le bb ne sera pas en reste et sa maman aussi sera, sans aucun doute possible, la plus belle maman du monde ! Cest, ce

    que, dans le jargon thorique, je nomme la rencontre primaire entre le bb et son environnement lorsquelle survient dans le climat de mutualit et de rciprocit ncessaire au dveloppement de lamour primaire.

    Cest la beaut de cette rencontre que MELTZER a dcouverte et quil a dabord dcrite sous le nom de conflit esthtique (un conflit entre le dedans de laffect et le dehors de la ralit : est-ce aussi beau lintrieur qu lextrieur ?), puis comme lapprhension de la beaut, en anglais the apprehension of beauty. Le verbe anglais to apprehend a malheureusement, comme le franais apprhender, le double sens de se saisir de, comprendre et de celui de craindre, redouter. Mais a lors nous voil dans lambivalence, ce qui est certainement trs mauvais pour les bbs, ils ont tellement besoin de certitudes !

    Heureusement, jai ralis quil existe au doute un antidote, cest la rencontre, en fait, justement, la beaut de la rencontre entre les capacits damour ltat naissant du bb et les capacits damour, heureusement dj construites, de ses parents. Ces derniers vont dailleurs, et combien ! Puiser dans ce sentiment de beaut que je nomme non plus le conflit esthtique mais lexprience esthtique primaire, de nouvelles forces damour qui vont, leur tour, dcupler celles de leur bb, qui en a bien besoin pour crer, en mme temps que la scurit de base ncessaire son sentiment didentit existentielle, la joie

    de vivre qui sera le fondement de sa sant mentale. Je pense que cet amour mutuel a tous les caractres

    dune passion, que WINNICOTT avait voque du ct de la mre sous le nom de proccupation maternelle primaire. Sous un autre angle, il a aussi parl dun tat de folie normale de la mre, ce qui correspond un tat passionnel, mais une passion qui devra voluer pour accompagner les progrs du bb vers une autonomie de plus en plus grande.

  • III. Ldipe, lamour sexuel et la violence

    1. Complexe ddipe ou volution du sentiment didentit sexuelle De tous les concepts nouveaux introduits depuis un sicle par la psychanalyse, celui de complexe

    ddipe est sans aucun doute le plus clbre. Il est devenu comme le porte-drapeau unanimement reconnu de la psychanalyse et des psychanalystes. Il est mme pass dans le langage courant : chaque

    enfant est cens faire son dipe. Je ne suis pas certain que cette banalisation, pour ne pas dire mdiatisation, aurait t du got de FREUD. dipe toi-mme, a rpondu le jeune Michel, 8 ans, son

    pdopsychiatre, le Professeur RUFO, qui le sermonnait au nom du complexe ddipe ! Parler ddipe pour voquer lvolution du sentiment didentit sexuelle chez le garon (et encore

    plus chez la fille), me semble aujourdhui trs rducteur, bien des gards. Lvolution longue et trs complique du sentiment didentit stend en ralit sur la vie entire et elle ne peut tre rduite une

    pure et simple opposition de pulsions damour et de haine. FREUD lui-mme na-t-il pas crit, dans Le moi et le a : Il se peut que lambivalence constate dans les rapports avec les parents sexplique, dune faon

    gnrale, par la bisexualit, au lieu de provenir, ainsi que je lavais suppos prcdemment, de

    lidentification la suite dune attitude de rivalit.

    2. Les sentiments didentit propre et daltrit Ils constituent, selon moi, la deuxime tape du dveloppement du sentiment didentit. On peut

    estimer quelle se situe au cours de la deuxime partie de la premire anne de vie. Elle correspondrait ce quon appelait autrefois langoisse du 8e mois, ou angoisse de ltranger, que je considre aujourdhui comme une forme plus ou moins catastrophique (dans le sens du changement catastrophique de BION) de ralisation du sentiment didentit propre. Ce serait donc, en ralit, une formation pathologique et non un stade normal de dveloppement, comme on lavait cru. Ce serait donc aussi le cas pour la position dpressive de KLEIN, qui me semble en fait correspondre surtout une phase de dcouverte de soi et de lobjet dans une dimension nouvelle et capitale, celle de laltrit. Sans entrer dans plus de dtails qui sortiraient trop du sujet daujourdhui, je dirai seulement que cette ralisation correspond une priode o lenfant na plus besoin dutiliser de faon aussi massive quau tout dbut de sa vie les modes

    narcissiques de relation et didentification, car il a atteint, grce eux, une stabilit et une scurit suffisantes de son sentiment didentit propre. Mais tout sujet, mme le plus adulte, est susceptible de

    revenir transitoirement des modes nouveau narcissiques de relation, dans les priodes de crise ou de changement, de faon pouvoir laborer langoisse qui accompagne toujours le changement. Ctait le cas de la patiente dont je vous ai parl. Cest dailleurs ce que nous faisons chaque soir en allant nous coucher pour dormir et, si possible, pour rver.

    3. Le traumatisme de la diffrence des sexes Les recherches sexuelles des enfants, selon lexpression plus approprie de FREUD que celle, trop

    simplificatrice, de sexualit infantile, sont dordre essentiellement narcissique. Elles sont provoques par la

    dcouverte des organes sexuels qui veille la curiosit et le besoin de savoir, la pulsion pistmophilique. Celle-ci soriente vers linconnu du corps propre et le mystre de la relation des parents entre eux. Les recherches sexuelles des enfants sont organises dans leur vie psychique inconsciente par ces formations complexes que nous nommons les fantasmes masturbatoires. Ces derniers sont lexpression des pulsions partielles caractristiques des phases narcissiques du dveloppement. Ils saccompagnent le plus souvent dune forte culpabilit inconsciente qui se rvle seulement dans lanalyse comme fonde sur des sentiments de transgression et de violence latente qui peuvent par la suite grever les possibilits de ralisation amoureuse. Lorsque sajoutent ces moments toujours difficiles des facteurs traumatiques, ces

    derniers aggravent cette violence qui peut alors bloquer compltement le dveloppement normal, ne

    laissant que des possibilits dites perverses de ralisation amoureuse. Les observations de Roiphe et Galenson, deux psychanalystes amricains de lcole de MAHLER, ont

    dmontr que la naissance de lidentit sexuelle, Infantile origins of sexual identity, cest le titre de

  • leur livre paru New - York en 1981 et en franais aux PUF en 1987, se produisait chez nos enfants (car il peut sans doute en tre autrement dans dautres cultures) ds le cours du deuxime semestre de la deuxime anne de vie. Il sagit bien du sentiment didentit sexuelle, cest--dire de la prise de conscience que fait alors lenfant de la diffrence des sexes et de son appartenance lun des deux seulement. Roiphe et Galenson ont bien montr le rle dcisif de lenvironnement de lenfant pour aider celui-ci assumer son identit sexuelle et surmonter les angoisses de changement et de perte narcissique qui laccompagnent. En effet, mon avis, la dcouverte de la diffrence des sexes est toujours plus ou moins traumatique en raison essentiellement de la crainte de perdre, du fait de lorientation sexuelle, la relation didentification narcissique avec le parent du mme sexe, alors que lenfant sait quil aura encore trs longtemps besoin de conserver en partie cette relation, ncessaire pour lui assurer la scurit dont il a besoin pour faire face linconnu de son dveloppement ultrieur. Selon mon

    exprience, lhomosexualit, latente ou manifeste, ou la peur de devenir homosexuel, sont bases sur cette crainte de la perte du soutien narcissique du pre pour le garon et de la mre pour la fille. De tels

    points de fixation sinstallent dautant plus facilement que le sujet a d avoir recours de trop profonds clivages entre ses identifications masculines et fminines. Cest sur cette problmatique, fondamentale

    pour toute la vie affective ultrieure du sujet, que repose la dynamique principale de ce que lon nomme trop schmatiquement le complexe ddipe et dont FREUD avait eu lintuition en voquant la bisexualit psychique plutt que la rivalit.

    Il existe un deuxime volet de laspect traumatique de la dcouverte de laltrit sexuelle : cest celui de la rvlation de limpuissance infantile et de la profondeur de la dtresse qui peut laccompagner, si les conditions denvironnement et de soutien narcissique ne sont pas suffisamment bonnes. Lenfant doit, en effet, attendre trs longtemps avant de devenir capable dutiliser ses potentialits sexuelles, et encore davantage avant de devenir capable de les assumer rellement psychiquement. Cest lune des raisons pour lesquelles il y a, mon avis, un certain abus de langage et un certain dni de lidentit vritable de lenfant, parler sans autre de sexualit infantile avant la maturation des organes sexuels et celle de la vie psychique, reprsente par le passage de lidentification projective lidentification introjective qui, seule, signe la consolidation des sentiments didentit propre de lenfant. KLEIN avait fortement soulign cet aspect chez la fille qui doit attendre plus longtemps que le garon, jusqu la maternit, avant dtre rassure sur ses capacits de ralisation complte de sa sexualit.

    La scolarisation favorise alors lentre dans la priode de latence, qui est, mon avis, le rsultat du

    travail de synthse de ces identifications introjectives, assimilatrices dans le moi (Pierre LUQUET) et qui permettent lenfant dentrer dans ce quon a nomm lge de raison. Ce dveloppement trs important

    du moi saccompagne dune amnsie plus ou moins complte sur les tout premiers dveloppements et les fantasmes masturbatoires qui les ont accompagns, la manire dont on a dit que la culture cest ce qui reste quand on a tout oubli. FREUD a nomm refoulement ce processus qui est, en ralit, la consquence naturelle de la croissance du moi travers les mcanismes didentification. Il saccompagne, il est vrai, dun refoulement de la sexualit qui entrane un certain dni de laltrit sexuelle (les filles aiment rester avec les filles, les garons avec les garons), au profit du dveloppement cognitif et intellectuel, protg pour un temps des passions trop violentes de la vie affective. Ce sera donc seulement avec la pubert et lors de ladolescence quun vritable dbut dintgration de lidentit sexuelle commencera se faire.

    4. Lintgration de lidentit sexuelle En effet, ladolescence est aussi lpoque dune nouvelle rencontre, cette fois rellement sous lgide

    de la sexualit. La rencontre amoureuse ranime lespoir de mieux dvelopper ses capacits damour de soi et de lautre, grce de nouvelles intgrations. Lmerveillement du coup de foudre du premier amour, ladolescence, est susceptible de revtir un caractre quasi mystique et religieux, celui de la rvlation extraordinaire de la possibilit souvrant soudain devant soi davoir accs au mystre mme de la beaut

    du monde et de la beaut de la vie. Beauty too rich for use, for earth too dear. Did my heart love till now ?

    For I never saw true beauty till this night, dclare le Romo de Shakespeare, aprs avoir rencontr Juliette pour la premire fois : Beaut trop riche pour quon en use, trop prcieuse pour cette terre. Mon coeur a-

    t-il aim jusquici ? Car je nai jamais vu la vraie beaut jusqu cette nuit-ci. Mon hypothse, cest que

  • lblouissement de la premire rencontre amoureuse (mais un nouvel amour reste toujours un premier amour) est bien sr vcu comme une rvlation, mais quil est malgr tout bas sur le sentiment primaire dmerveillement vcu par lenfant lors de la toute premire rencontre entre son amour naissant et celui de ses parents envers lui et entre eux. Le caractre presque miraculeux de lamour tient, mon avis, cet engramme de la dcouverte de la beaut du monde, vcue aprs la naissance, et qui semblait avoir t perdue tout jamais, comme avait t perdue la symbiose de la vie prnatale.

    Par contre, si la joie de vivre et le sentiment didentit propre nont pas t suffisamment bien tablis dans la petite enfance, la rencontre amoureuse risque de ne pas russir vaincre les clivages qui ont t ncessaires la survie psychique face au dsespoir. Ce fut le cas, par exemple, de Kafka, qui a dit de sa tuberculose pulmonaire, qui stait dclare par une hmoptysie, un mois aprs sa deuxime tentative, vite avorte, de fianailles: Je suis aujourdhui avec la tuberculose dans le mme rapport quun

    enfant avec les jupes de sa mre auxquelles il saccroche. Aprs avoir ralis quil narriverait pas vaincre les obstacles qui lempchaient datteindre la maturit sexuelle, il lavoua un jour Max Brod en ces

    termes : Jamais je ne saurai ce quest lge dhomme : denfant je deviendrai sans transition vieillard cheveux blancs.

    5. La passion sexuelle: lamour au pril de la violence En effet, lorsque les conditions de la naissance de la vie psychique ne sont pas suffisamment bonnes,

    et que lattraction irrsistible exerce par la dcouverte merveille de la BEAUTE de lAMOUR et de la VIE

    PSYCHIQUE ne se produit pas, cest son ngatif qui apparat : le sentiment dHORREUR, que lon peut analyser comme tant la plus extrme rpulsion qui se puisse prouver, face la vision terrifiante dune

    menace de mort psychique. Telle tait, dans lAntiquit, la figure de Mduse, laquelle tait attribu un pouvoir paralysant et mortel, car son visage tait si horrible voir quil ptrifiait de terreur ceux qui avaient

    la malchance de la rencontrer. Le dsespoir de sentir une impossibilit de natre soi -mme saccompagne dun sentiment dhorreur et constitue, selon moi, la souffrance psychique de base.

    Nous avons vu tout lheure lintensit de la douleur psychique et les sentiments dhorreur face la menace dune agonie psychique qui se rvlaient dans les rves de la patiente. La seule dfense rellement efficace contre la souffrance psychique est le dveloppement lui-mme. Mais un certain degr de souffrance est videmment invitable et le dveloppement ne peut se faire que si certaines dfenses sont mises en place contre lexcs de souffrance qui, sinon, entraverait plus ou moins compltement la croissance psychique.

    Il faut donc distinguer les dfenses qui peuvent sappuyer sur un noyau suffisamment sain et qui sont

    compatibles avec le dveloppement, de celles qui restent essentiellement diriges contre un noyau de dsespoir annihilant et qui sont des dfenses de survie.

    a. Les dfenses compatibles avec le dveloppement : la recherche de lintgration Bien entendu, je ne puis ici toutes les nommer, mme trs brivement. Je dsire seulement

    rhabiliter dans ce cadre les dfenses maniaques, car elles jouent un rle central dans la lutte contre la dpression et la recherche dune meilleure intgration de Soi. Des dfenses maniaques modres sont, en

    effet, bel et bien ncessaires la constitution et la protection dun espace mental qui puisse tre utilis pour llaboration progressive des affects dpressifs qui sont contenus dans dautres secteurs de la

    personnalit : en gnral, dans les identifications qui paraissent plus fminines, car elles sont en relation avec les aspects plus vulnrables de limago maternelle lorsque celle-ci nest pas suffisamment bien combine avec celle du pre. Or, les dfenses maniaques, avec leurs aspects projectifs, sappuient sur les aspects masculins ou phalliques des identifications aux objets internes. Il faut remarquer que, de cette faon, la bisexualit psychique est trs tt implique, par le jeu des identifications primaires, dans la lutte contre la souffrance psychique. Lintgration du masculin et du fminin continue, dailleurs, jouer un rle central dans les processus dintgration et de dveloppement psychique, la vie durant. Une part centrale du plaisir amoureux est lie ce sentiment dintgration de soi qui saccompagne dune exaltation

    joyeuse, pouvant aller jusqu lextase.

    b. Les dfenses de survie : la violence du dsespoir et du clivage Tout enfant, jai senti dans mon cur deux sentiments contradictoires, lhorreur de la vie et lextase

    de la vie BAUDELAIRE, Notes intitules : Mon cur mis nu

  • Pour ne pas tre dvors par les sentiments dhorreur, les sentiments dextase et damour de la vie doivent tre protgs, et ils le sont par la dfense typique de survie : le clivage (en allemand spaltung, terme cr par Bleuler pour dsigner le symptme central de la schizophrnie, traduit aussi en franais par dissociation, et en anglais par splitting). Seul le clivage permet de maintenir la coexistence de ces sentiments contradictoires, mais au prix dune division du moi. FREUD avait dcouvert cette division ds 1927 dans le ftichisme et il la ensuite dcrit en tant que clivage du moi tout la fin de sa vie, en 1938, dans le manuscrit inachev intitul Le clivage du moi dans le processus de dfense. L, il dcrit ce clivage comme une dchirure dans le moi, dchirure qui ne gurira jamais plus, mais grandira avec le temps. Un tel clivage, indlbile, ne peut donc tre quun clivage primaire, mis en place au tout dbut de la vie psychique et entravant dfinitivement lintgration de la personnalit qui restera tout jamais clive, comme cela peut tre le cas dans les tats schizophrniques. KLEIN dcrira une autre modalit de clivage,

    le clivage de lobjet, clivage en bon ou mauvais objet, avec le sens dobjet aim ou ha, selon la projection sur lui de linstinct de vie ou de linstinct de mort. Plus tard, KLEIN runira les mcanismes

    de clivage avec le dni qui en est indissociable, ainsi quavec la toute-puissance et lidalisation pour en faire les mcanismes de base de la position schizo-paranode en tant que toute premire tape de la vie

    psychique. Le clivage kleinien est donc aussi un clivage entre lamour et la haine. ce qui constitue un clivage du moi, surtout si lon postule, comme FREUD et, sa suite, KLEIN, lide dun clivage soi-disant constitutionnel de linstinct en deux formes opposes lune lautre. MELTZER a radicalement modifi cette perspective trs psychopathologisante, en faisant du conflit esthtique, dont jai parl plus haut, le conflit de base de la vie psychique, en lieu et place du conflit des instincts.

    Aujourdhui, je pense que le clivage apparat, en fait, comme le mcanisme de survie utilis lorsque le manque de rciprocit dans les interactions prcoces na pas permis que se dveloppe suffisamment prcocement et suffisamment profondment le concept daltrit.

    En effet, lorsque le dveloppement psychique ne se ralise pas suffisamment bien, les dfenses mises en place contre lexcs de souffrance, en premier lieu le clivage, deviennent une entrave contre le dveloppement ultrieur, car ces dfenses protgent la survie mais, en empchant lintgration de la personnalit, elles entravent la vie. Le concept de dfenses de survie en tant que dfenses dsespres contre une menace dannihilation totale permet de mieux comprendre les aspects paradoxaux et souvent nigmatiques de la violence et de la tyrannie, en psychologie individuelle mais sans doute aussi en psychologie sociale et politique.

    La violence est le commun dnominateur des consquences multiples du clivage prcoce en tant que dfense de survie. Je suis tout fait oppos la notion dune violence originaire, instinctuelle et sans

    signification, comme la violence fondamentale de BERGERET. Jai trs longtemps travaill moi-mme avec le concept de la soi-disant bipolarit des pulsions, que KLEIN avait totalement adopt de FREUD. Je lai maintenant compltement abandonn, rejoignant ainsi beaucoup dautres auteurs, comme par exemple BALINT et WINNICOTT. En fait, je pense, tant donn que les conditions denvironnement ne sont jamais parfaites, quil existe toujours un noyau de dsespoir plus ou moins cach mais permanent au fond de tout tre humain. La lutte contre ce noyau de dsespoir sera, elle aussi, permanente et alimentera toutes les formes de la violence.

    Pour illustrer le changement radical de perspective que je propose, par rapport lhypothse freudienne dun instinct de mort oppos linstinct de vie, je vais citer le cas dun enfant de 5 ans, voqu par KLEIN dans son article de 1948 sur La thorie de langoisse et de la culpabilit ; cet article a t publi dans louvrage collectif Dveloppements de la psychanalyse (PUF, 1966). Je pense quil sagit de l enfant dj voqu par KLEIN sous le nom de Kurt dans son livre La Psychanalyse des enfants. Elle le cite ici pour indiquer sa conception de langoisse, comme exprimant le danger qui menace lorganisme du fait de linstinct de mort, selon lhypothse de FREUD sur la lutte entre linstinct de vie et linstinct de mort. Elle le dcrit son petit patient en ces termes : Un enfant de 5 ans avait coutume de prtendre quil possdait

    toutes sortes danimaux sauvages, comme des lphants, des lopards, des hynes et des loups, pour

    laider contre ses ennemis. Ils reprsentaient des objets dangereux - des perscuteurs - quil avait apprivoiss et quil pouvait utiliser comme protection contre ses ennemis. Mais il apparut dans son analyse quils substituaient son propre sadisme, chaque animal reprsentant une source spcifique de sadisme et les organes quelle empruntait. Les lphants symbolisaient son sadisme musculaire, ses pulsions frapper

  • et fouler aux pieds. Les lopards qui lacrent reprsentaient ses dents et ses ongles et leurs fonctions, dans ses attaques. Les loups reprsentaient ses excrments, dous de proprits destructrices. Il seffrayait parfois beaucoup lide que les animaux sauvages quil avait apprivoiss puissent se retourner contre lui et lexterminer. Cette crainte exprimait son sentiment dtre menac par sa propre destructivit (ainsi que par ses perscuteurs internes).

    Comme on le voit, il sagit dune description trs impressionnante du monde imaginaire dans lequel vit cet enfant. Alors que larticle est postrieur Notes sur quelques mcanismes schizodes de 1946, o elle avait dj dcrit lidentification projective intrusive pathologique, ici KLEIN sexprime uniquement en termes de sadisme, conformment la terminologie freudienne en vigueur des stades sadique-oral et sadique-anal du dveloppement de la libido. Or, il sagit, certes, dun enfant en grand danger psychique, mais le dit sadisme me semble plutt comprendre comme un investissement ngatif , par cet enfant,

    de ses propres fonctions et organes corporels, qui est strictement, mon avis, le sinistre reflet du non-investissement dont il sest senti lobjet de la part de son entourage affectif, sans doute de sa mre en tout

    premier, et qui la laiss affectivement ltat sauvage. En effet, la clinique montre que les sujets qui nont pas trouv un objet suffisamment bon, cest--dire suffisamment rceptif et contenant pour crer

    linterrelation harmonieuse dont dpend la croissance psychique, gardent en eux des aspects non dvelopps que jai nommes des parties non nes du self. Or, ces aspects non dvelopps de la personnalit apparaissent au sujet comme trs dangereux, en raison des affects de dsespoir total qui leur sont lis, et ils sont alors souvent reprsents dans les rves comme des animaux sauvages, lions, tigres, araignes, etc. comme dans les fantasmes de cet enfant. Je pense donc quil est tout fait erron de considrer ces lments fantasmatiques comme des reprsentations pures et simples de pulsions destructrices drives dune pulsion de mort constitutionnelle, comme on a gnralement tendance le faire. Tout se passe, plutt, comme si le sujet, confront un objet qui na ni reu ni contenu ses tats motionnels naissants, les a ds lors lui-mme condamns et rejets comme mauvais par un mcanisme primaire didentification au mauvais objet qui est une technique de survie pour contrecarrer une dpression suicidaire. La dangerosit des parties non nes du self est, dailleurs, lie au fait que leur naissance ou leur re-naissance saccompagne toujours de trs violentes douleurs dpressives.

    Il me semble donc clair que cet enfant vivait une situation de solitude perscutrice terrible, ne pouvant compter absolument sur personne pour dvelopper une meilleure image de soi. Il se sentait totalement seul face des objets internes surmoques et rejetants, pour apprivoiser, comme il le dit de

    faon pathtique, un corps morcel et qui lui reste tranger et quil fantasme, de ce fait, comme une horde htroclite danimaux sauvages. Il doit sen faire des allis, les seuls quil puisse, dans son extrme solitude

    intrieure, utiliser, pour lutter contre ce quil nomme ses ennemis et qui correspondent surtout, mon avis, aux affects dpressifs qui menaceraient danantir sa vie psychique sil ne les combattait sans cess e pour assurer sa survie. Limage de soi qui rsulte de cette lutte pathtique demeure fixe un niveau primaire et ngatif de symbolisation, aussi longtemps quelle ne peut pas tre reprise dans une interaction thrapeutique pouvant contenir et laborer le dsespoir latent de cet enfant.

    La violence me semble tre toujours fondamentalement celle de lnergie du dsespoir. Il faut donc distinguer trs nettement la violence tant de la force que de lagressivit. Lanalyse montre que la force est le second des deux principaux critres de valeur des objets internes, dans la ralit psychique, car le tout premier critre des objets bons (cest--dire aims) semble tre leur beaut. La force reconnue de ces objets leur confre, en outre, une consistance et une stabilit qui sont trs rassurantes et qui sont gages de fiabilit, donc de confiance. Par contre, si les bons objets se rvlent trop faibles, ils sont alors ressentis comme trop vulnrables et par consquent non fiables, ce qui vient saper ltabl issement de la scurit de base.

    Dautre part, lanalyse montre avec vidence que les enfants trs jeunes ont de trs fortes tendances dpressives et quils ont normment de peine intgrer leur agressivit et par consquent dvelopper

    leur force, car ils se sentent paralyss par la culpabilit et incapables de se dfendre lorsquils sont eux-

    mmes attaqus, ils ne peuvent alors faire davantage que dassurer leur survie par lidentification lagresseur et par la violence. Or, cela se produit en fait assez couramment, chaque fois que linvestissement de lenfant par son entourage est de nature plus narcissique quobjectale. Dans ce cas, les rles parents-enfant deviennent inverss, dans le sens o cest lenfant qui est utilis par lun ou lautre de

  • ses parents, ou par les deux, comme un contenant et, pire, un lieu dvacuation pour les mauvais contenus des parents, ceux quils ressentent comme tellement indsirables en eux-mmes quils ne peuvent pas tre intgrs lensemble de la personnalit. Ils en sont maintenus spars par des mcanismes de clivage, tels que ceux que jai voqus plus haut. Lenfant subit alors, sans tre capable de se dfendre, la violence de lidentification projective intrusive de lun ou lautre de ses parents. Le self infantile reste plus ou moins cras par ces projections et ces vacuations et prouve les plus grandes difficults tablir ses propres limites. Il en rsulte des confusions de toute sorte qui interfrent gravement avec les possibilits pour lenfant de dvelopper son sentiment didentit propre.

    En fait, de telles situations sont peu prs invitables, car, dans ltat actuel de notre civilisation, elles se produisent a-minima et temporairement mme dans les situations familiales les meilleures. Mais , lorsquelles sont plus massives et plus rptes, elles sont la source principale des pathologies du

    dveloppement. On peut le voir, par exemple, trs clairement dans un document autobiographique trs remarquable que vient de publier Frdric MITTERAND sous le titre La mauvaise vie, document aussi

    remarquable par son courage et sa sincrit que par son tact et sa pudeur. Cet homme dune trs bonne famille, ptri de culture et drudition, nous rvle quil a t un enfant battu pendant les dix premires

    annes de sa vie. Il tait trs rgulirement battu par sa gouvernante, qui battait aussi ses deux frres, mme devant lui qui tait alors ttanis par lhorreur du spectacle et par la peur. Ses frres, plus gs, ont plus vite chapp leur bourreau en allant vivre chez leur pre. Elle sacharna alors entirement sur le plus jeune, qui tait aussi le plus sensible, victime idale de ses coups, quotidiens, de ses brimades et de sa cruaut morale. Cependant, se remmore lauteur, Jaimais la mchante, beaucoup moins que ma mre idale, mais je laimais quand mme. Elle occupait toute la place, elle faisait cran entre moi et le reste du monde, et elle mavait bris ds le dbut. Au point quun soir o sa mre, prise de soupons, les surprit en pleine scne de brutalit ordinaire; javais, raconte lauteur, le visage encore rouge des gifles que je venais de recevoir, celui de la mchante tait dmont par la rage... Je fondis en larmes, prtendant quil ne stait rien pass; juste une chiquenaude sans gravit... La mchante et moi, nous tions lis comme des drogus, nous navions rien raconter personne; notre stupfiant, la violence, nous avait enfoncs trop tt, trop loin, il tait impossible den sortir. On connat dsormais par cur ces rcits o lenfant se tait parce quil en est arriv au point o il pense quil mrite ce que le bourreau lui inflige et o le bourreau y trouve une excellente raison pour continuer. Une vie stable en somme. Et qui sest, en effet, stabilise en tant que mauvaise vie, car, ayant beaucoup de capacits damour pour les femmes, il na jamais prouv

    de dsir sexuel envers aucune delles et a d chercher des compensations amoureuses auprs des garons, la recherche dun incroyable sourire, et des motions esthtiques lies son amour de la beaut, dont

    il semble trs clair quil en a toujours attendu quelque chose de lordre dune renaissance de lespoir, qui puisse contrecarrer le dsespoir de se sentir emprisonn dans le claustrum de sa mauvaise vie.

    Je pense que lutilisation des enfants par les adultes pour vacuer sur eux lintolrable de leur propre vie est toujours la source des abus subis par les enfants de la part des adultes, abus qui sont beaucoup plus frquents que les seuls abus sexuels proprement parler et qui peuvent aller jusquau meurtre comme jen donnerai plus loin, propos de la paranoa, une illustration exceptionnellement impressionnante. En fait, la violence a toujours un sens fondamentalement suicidaire, car elle a dsespr de lavenir et, ce faisant, elle la par avance dtruit.

    La patiente dont jai parl ma rapport un rve de fantasme suicidaire, qui avait clairement le sens de tenter de mettre fin lexcs intolrable de la souffrance psychique: Impossible. IMPOSSIBLE - de manger, juste boire du th trop bouillant, presque douloureux. Serez-vous content de moi quand je vous dirai le rve pnible qui me tient maintenant veille. Jai emmen le chien se faire euthanasier. Ctait la seule solution. Il souffrait trop et jai eu le cur en vrille. Car la mort fut lente venir et aprs des regards de tendresse, son regard exprimait une tristesse infinie - la trahison comprise - et, bien sr, vous tiez le vtrinaire responsable de linjection mortelle (Le chien reprsente les bons aspects du self infantile qui,

    lorsquil est envahi et submerg par la dpression et la dception, devient lui-mme mauvais : cest lune

    des sources du ngativisme qui cre un renversement des valeurs). Bon, le chien est bien vivant mais je suis cure par ce que nous avons accompli VOUS et MOI.

    Les sentiments dabandon de cette dame se sont rvls si violents et si douloureux parce quils rveillaient le souvenir refoul et dautant plus intense de profonds sentiments dabandon de lenfance. La

  • mre de la patiente est une femme obsessionnelle, froide et trs peu affectueuse, qui ne sest jamais vraiment intresse sa fille laquelle elle prfrait trs clairement une autre fille plus jeune. Ma patiente a toujours normment souffert de lattitude de sa mre envers elle, tout en russissant lui garder son amour bien quil ft rgulirement trs cruellement du. Elle a ainsi intrioris une mre interne qui correspond ce que McDOUGALL a trs bien dcrit comme un objet sourd , on pourrait ajouter : aveugle et sourd, lamour de sa fille et celui que celle-ci lui demandait.

    Le renversement des valeurs, dans la vie psychique, est la consquence dun renversement entre les aspects bons et mauvais des objets didentification narcissique. Il sexprime par le ngativisme qui, en labsence dobjets rellement bons, rige comme bons les mauvais objets et les mauvaises parties du self. Le renversement des valeurs et le ngativisme se rencontrent tout spcialement la base de la pathologie dans les perversions et les addictions. A lanalyse, ces structures apparaissent en fait comme des

    formations plus ou moins explicitement dlirantes, dans le sens o le dlire - tel celui du Prsident Schreber - peut tre considr comme une no-formation auto-construite pour contrecarrer le vide

    terrifiant dun sentiment de destruction catastrophique du monde psychique interne et de labsence de toute bonne nourriture affective.

    Dans ce mode didentification au mauvais objet, le sujet rejette donc son propre self, il a horreur de soi. La paranoa est le rsultat dun tel avortement de linvestissement de soi. Le sujet paranoaque ne se sent pas seulement perscut par le monde extrieur, il se sent aussi et mme surtout perscut par son propre self, non n, et dont il a horreur : il se sent tranger lui-mme, forme la plus radicale dalination. Dans ce cas, la haine de lautre drive de la haine de soi qui est premire.

    Un collgue ma rapport lhorrible histoire dun homme qui avait tent de faire une thrapie cause des difficults causes dans son couple par son caractre jaloux et tyrannique mais qui, ne pouvant pas supporter le divorce demand par sa femme, finit par la tuer coups de revolver. Mais, avant de tenter ensuite de se suicider, il tua aussi leurs deux garons dune manire particulirement horrible : coups de marteau sur la tte! Comme sil avait essay ainsi dcraser concrtement sa propre douleur psychique intolrable projete sur leur tte !

    Dans son livre rcent sur Lauteur du crime pervers, SUSINI voque le cas Landru et ltonnante affirmation, dit-elle, quil lana son procs : Jai fait le sacrifice de ma personne et, sil faut mourir, je saurai le faire ! Elle linterprte comme un sacrifice exhibitionniste destin divertir lAutre...jusqu sacrifier sa personne en se vouant au divertissement qui est jouissance obscure dune horreur vcue par

    procuration. Je suis daccord quil existe une sorte de recherche dsespre dune reconnaissance impossible, mais je pense quelle se dploie dans le cadre dune dfense phallique maniaque quasi

    dlirante qui projette lhorreur interne et qui choue finalement contrecarrer la pulsion suicidaire, le sacrifice de sa personne. On peut sans doute dire la mme chose pour Sade, que SUSINI analyse aussi, sans doute avec raison, comme un pervers criminel et chez lequel elle relve les lments qui soulignent son emprisonnement dans le claustrum de ses rituels interminables, concrtement reprsent par le dcor de murs de prison du thtre quil avait fait de son chteau de La Coste, bien avant son embastillement.

    CONCLUSION

    Je dirai donc, en conclusion, que le traumatisme par excellence rside dans le fait de subir le non-respect du principe daltrit, que lon peut noncer ainsi : cest le respect de lautre en tant que distinct de soi et ayant droit la reconnaissance de sa propre existence et dignit dtre humain part entire. Le respect de laltrit commande la bientraitance, nologisme cr rcemment pour dsigner un concept nouveau qui a vu le jour il y a une dizaine dannes au sein des quipes qui oeuvrent contre la maltraitance au Ministre des Affaires Sociales. Aprs avoir fait la chasse, malheureusement jamais termine, a ux innombrables formes de maltraitance lies linfinie diversit de la qualit des relations interhumaines, il semble que lhumanit commence seulement explorer les critres de la bientraitance ncessaire non

    seulement la prvention de la maltraitance mais surtout aux progrs immenses faire encore dans la

    dcouverte et le respect de lAutre, ainsi que de la Beaut de la Vie.