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Armand Colin L'insupportable Author(s): FRANÇOISE ASSO Source: Littérature, No. 118, NATHALIE SARRAUTE (JUIN 2000), pp. 78-86 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704776 . Accessed: 15/06/2014 12:39 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.13 on Sun, 15 Jun 2014 12:39:31 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

NATHALIE SARRAUTE || L'insupportable

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Armand Colin

L'insupportableAuthor(s): FRANÇOISE ASSOSource: Littérature, No. 118, NATHALIE SARRAUTE (JUIN 2000), pp. 78-86Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704776 .

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■ FRANÇOISE ASSO, UNIVERSITÉ DE LILLE 3

L'insupportable

D'un Nathalie qu'une

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idée à qu'une vision, ou une sensation pour utiliser un mot cher à

Nathalie Sarraute, - simple impression par où nous le recon- naissons, non pas même en le lisant mais en pensant à lui, à son œuvre, comme nous pensons à «un être vivant (1)». Je ne parle là ni de ce que l'on appelle "vision du monde", ni de cet autre nom qu'on peut lui don- ner, le style, ni de son incarnation dans la phrase, sans laquelle il n'y a pas de syntaxe nécessaire, pas de langue donc - celle, «étrangère», dans laquelle sont écrits les beaux livres (2) - , mais de ces particulari- tés qui sont comme une ligne souterraine, de ce sourd battement qui insiste, plus ou moins discret, analogue à ce mouvement par où, sans le nommer, sans le saisir, nous «faisons apparaître» un être proche : «[ce mouvement] de sa main pour écarter la mèche qui lui retombe toujours sur le front (3)». Ce geste infime et récurrent, ces détails qui évoquent la personne («le contour de son oreille, l'ongle de son pouce... et le voici, il nous revient») ne sauraient la représenter, la désigner officielle- ment : en eux s'effectue simplement cette opération étrange qu'est le fait de "penser à quelqu'un"; il en est de même de ces motifs virtuelle- ment continus, effectivement intermittents, qui ont l'évidence d'un geste familier, et n'appartiennent pas à la face claire de l'œuvre - celle qui, par exemple, s'inscrit dans un projet.

Des deux formes d'insupportable qui hantent les textes de Nathalie Sarraute, c'est donc "l'autre" qui me retient ici. Pour celle dont on peut dire qu'elle "représente" l'œuvre - fermeture, étouffe- ment, arrêt du mouvement et du sens - , c'est peu de dire qu'elle appartient au projet de l'écrivain, elle se confond avec lui : cet insup- portable fondateur, qui empêche violemment la recherche et, du même coup, la provoque, est ce à quoi le sujet se heurte dans la fiction, comme l'écrivain dans son travail. À la question lancinante qui les anime («n'y a-t-il pas là, derrière... ? ne sentez-vous pas, comme moi... ? »), l'autre refuse de répondre, c'est-à-dire que, quelle que soit sa réponse (silence, esquive, mot ou définition qui assomme, réplique qui attaque), il refuse de descendre à ce "niveau" où «tout le monde est

1 Les Fruits d'or («Folio», p. 155, «Bibliothèque de la Pléiade», p. 618). Cette double référence sera donnée, dans cet ordre, pour toutes les citations, excepté pour Ouvrez (Gallimard, «Blanche», unique- ment), pour Tropismes (Éd. de Minuit, «Bibliothèque de la Pléiade»), pour le volume de Théâtre («Blanche», 1978, «Bibliothèque de la Pléiade»), et Ici («Blanche», 1995, «Bibliothèque de la Pléiade»). 2 Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, «Bibliothèque de la Pléiade», p. 305. 3 Tu ne t'aimes pas, p. 43, p. 1172.

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pareil, tout le monde se ressemble (4)». L'autre insupportable, qui insiste plus secrètement de livre en livre, définit un espace où ceux de "là-bas" ne sont pas ceux qui refusent et se ferment, mais ceux qui disent «les vaaacances», « Romantisme. Capitalisme. Syndicalisme. Structuralisme.», « Vous aimez les voyages?», « cata», ou ceux qui vont «répandant leur suc sur des coins de Rimbaud, suçant du Mallarmé, se passant les uns aux autres et engluant de leur ignoble compréhension Ulysse ou les Cahiers de Malte Laurids Brigge (5) ».

La souffrance alors est telle que le texte, pour la dire, a recours aux mots , ceux que d'ordinaire il évite si naturellement : les métaphores ne suffisent pas, il faut en passer par «répulsion», « dégoût», « répu- gnant», il faut multiplier les adjectifs et recourir à un autre excès de la langue pour dire le seul véritable indicible (e) de l'œuvre. Un autre excès de la langue, donc, qui n'en finit pas de qualifier une intolérable souffrance, si précisément physique que, pour la faire ressentir, la parole doit figurer son impuissance en utilisant les mots les plus définitifs, les plus grossiers, ceux qui nomment directement les réactions les plus archaïques, ceux qui deviennent la réaction elle-même avec l'impossibi- lité où elle est de se dire autrement que dans ce gros mot, « le plus gros de tous les gros mots», celui qui «écrase tout (7)». Ce qui, dans le der- nier livre, apparaît peut-être moins à la faveur de la fiction joueuse des mots "insortables", c'est cet irrésistible mot en plus dont le texte, d'or- dinaire, n'a pas besoin, mot de l'évaluation qui est, en fait, l'équivalent d'un haut-le-cœur : «engluant de leur ignoble compréhension». L'expression de cet insupportable-là, qui se situe au plus profond, au lieu même où circulent les images, est en soi une métaphore - autre- ment dit, ce réel qui n'est en rien une "manière de dire", par où l'on ne passe pas, où le texte se situe.

L'œuvre de Nathalie Sarraute se trouve donc prise entre deux formes d'insupportable, comme elle est toujours prise entre deux dan- gers, deux tensions, deux postulations contraires : quel que soit le point considéré, en effet, toujours menace l'imminence d'un retournement, qui produit, quant aux conduites et aux impulsions, un certain nombre de sursauts et de soubresauts, quant aux sensations et aux tensions, des effets de contradiction. C'est bien sûr dans l'affrontement entre les consciences que ce mouvement est le plus visible, mais au-delà (en des- sous) des réactions qui le manifestent, il s'agit là d'une loi première qui, dans sa forme la plus pure, ne produit rien d'autre que la double menace

4 Le Planétarium , p. 29, p. 357. (Phrase, idée, reprise tant de fois - dans les romans, dans les pièces, dans les textes de L'Ère du soupçon, dans les entretiens - que cette référence est donnée avec un implicite "par exemple".) 5 Entre la vie et la mort (p. 39, p. 643), Isma (p. 93, p. 1445), Ici (p. 81, p. 1325), Ouvrez (p. 39), Tropismes, XI (p. 71, p. 17). 6 Isma, p. 93, p. 1445. 7 Ouvrez, p. 44.

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qui pèse sur l'écriture : celle de voir le langage oublier la sensation qu'il doit capter, intacte, celle de voir, inversement, le langage "happé" par la sensation (s). Le texte n'est pas alors entre la vie et la mort , mais entre deux morts différentes, et même très précisément contraires : mort par figement d'un côté, du côté du beau langage; mort par déliquescence de l'autre, celui où le langage s'est perdu. La complexité, la complication, l'instabilité des mouvements qui font la matière de l'œuvre sont tou- jours, quel que soit le lieu où ils s'incarnent, l'effet d'une contrariété originelle : la loi d'un «ou bien... ou bien» ("poupées" ou "larves", figé ou grouillant, asphyxie ou vertige (9)) est celle de ce toujours pos- sible retournement, qui peut affecter, hors de toute action, un même point, un même lieu, un même mot : horreur et nécessité du "trou", de la "fêlure" - trou de mémoire à «colmater (10)» mais aussi brèche que l'on ouvre (11).

C'est sur ce fond de contrariété que l'on peut appréhender cette autre forme d'insupportable, mais pour remarquer aussitôt qu'il ne s'agit pas là d'une de ces contradictions productives que l'œuvre exploite, sur lesquelles se fonde le travail de l'écrivain, et qui délimitent deux espaces, deux périls, entre lesquels le texte oscille, sur lesquels il se construit. De la contrariété première, cet insupportable-là ne retient que la gêne du contraire : loin de s'articuler avec un autre côté, dans une impossible dialectique où s'exerce l'agitation créatrice, il lui est en même temps contraire et étranger. Les deux "côtés" reposent en effet sur deux sensations qui ont la même force : celle que, à un certain niveau, nous sommes tous pareils, et celle, moins avouable, qu'on devrait, ici, faire attention à ce que l'on dit devant ceux qui posent ou pourraient poser la question «Vous aimez les voyages?».

En principe, les deux sensations ne se situent pas au même "niveau" justement, et elles se trouvent cependant s'opposer et s'exclure au même lieu ; car si la seconde semble intéresser la surface, elle réson- ne au plus profond de celui qui en souffre, et qui oscille, quant à l'autre, entre deux hypothèses également, quoique diversement, inquiétantes : ou «les vaaacances... le soooleil... laaa meeer» doivent rester à leur place et ne disent rien d'essentiel sur le "porteur" (12), ou elles révèlent une différence de fond (justement de fond) entre ceux qui "parlent la même langue", au sens le moins métaphorique du terme, et les autres.

8 Voir Entre la vie et la mort (et le commentaire que donne Nathalie Sarraute de cette «lutte effroyable et mortelle entre la sensation pure, le "ressenti" et le mot à travers lequel il va devenir visible» dans les Conversations avec Simone Benmussa, La Manufacture, 1987, p. 129). 9 On reprend "poupées" ou "larves" à Philippe Jacottet (article de 1957 sur Portrait d'un inconnu). Pour le système d'oppositions lui-même, il fait aujourd'hui partie des lieux communs, ceux où les cri- tiques, donc, se rencontrent. 10 Ici, p. 11, p. 1295. 11 «[...] juste au beau milieu de la maladie de la grand'mère, se dresser et, faisant un trou énorme, s'échapper en heurtant les parois déchirées [...] », Tropismes, XXI, p. 123, p. 28. 12 Voir Elle est là : comme les idées, les voyelles «ont besoin de por- teurs pour circuler». (P. 31, p. 1489.)

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Dans la première hypothèse, l'insupportable renvoie à une question : comment puis-je souffrir "au fond" de cela qui n'est rien, vraiment «ce qui s'appelle rien», qui ne cache et ne révèle rien? Dans la seconde, l'insupportable renvoie à la reconnaissance, autrement douloureuse, d'une séparation irrémédiable entre les uns et les autres : entre ceux qui disent «les vaaacances» ou «Vous aimez les voyages?» et moi, ici, qui ne le supporte pas. Pas de "masque", de "construction", de "personna- ge" ; aucun refus de descendre là où circulent des réactions et des émo- tions communes; ceux-là descendent, au contraire, ils n'en finissent pas de se vautrer, de se répandre : derrière les «molles voyelles graisseuses [qui] impitoyablement sur lui s'étirent, s'étalent... (13) », d'autres voyelles, molles, graisseuses. Aller voir ce qu'il y a derrière, ce qu'il y a dessous, ne fait qu'augmenter la douleur, la même, qui revient : «et puis on va recommencer ... le soooleil... laaa meeer... » Et si l'on arri- vait, par un certain nombre de manœuvres, à supprimer cette souffrance- là, une autre, identique, surgirait au même lieu : «Ces choses-là, vous les colmatez ici, elles s'infiltrent là [...] C'est comme les métastases chez les gens qui ont le cancer. Isma - ce n'est que le signe. Un symp- tôme. [...] comme le petit bouton qui révèle la peste (14).»

On comprend bien que, si la réaction est la même (l'émotion est, de toute façon, forcément développée jusqu'au point où le simple porteur devient l'ennemi à supprimer), l'idée qu'il y aurait une vraie différence, dont on ne verrait pas le fond, provoquant une souffrance dont on ne voit pas la fin, cette idée a une tout autre portée que celle, avec laquelle joue Nathalie Sarraute depuis ses premiers textes, d'une pathologie ou d'une «sensibilité de princesse au petit pois». Si, dans le texte, dans l'expres- sion de l'insupportable, les deux hypothèses se confondent, c'est que la fiction elle-même les confond, par l'intermédiaire de l'interlocuteur qui refuse : celui qui ne supporte pas étant en effet, comme toujours, hanté par le besoin de savoir s'il y en a d'autres qui, comme lui, auraient "senti", il est confronté à l'habituel refus, qui peut être imposition vio- lente du mot qui étouffe («Vulgaire. Un accent vulgaire. Allons, qu'il aspire. Appuyez plus fort. Ce que vous avez perçu, ce qui vous a mis dans cet émoi se nomme vulgarité (15).»), esquive banalisante, qu'elle soit "psychologique" («Sorti d'un milieu modeste. N'en a que plus de mérite. [...] C'est fréquent. Banal. Bien connu. En remet pour s'affirmer. Pas de quoi s'offusquer.») ou simplement arithmétique («Oh, vous savez, il y en a tant qui l'emploient, cette expression... (16)») ; la condamnation peut se faire, comme toujours, explicite («Comment osez- vous? Comment pou vez- vous vous permettre? Vous avez rompu tous les 13 Entre la vie et la mort, p. 39, p. 643. (Ce bref chapitre du roman est souvent cité dans les pages qui suivent : pour éviter un abus de notes, la référence précise ne sera pas donnée pour lui, et pour lui uniquement.) 14 Isma , p. 94, p". 1446. 15 Entre la vie et la mort, p. 62, p. 658-659. 16 Ici, p. 151, p. 1359.

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interdits. Attenté à quelque chose à quoi personne n'a le droit de toucher, quelque chose de sacré... »), et elle est souvent, dans le cas qui nous occupe, anticipée par le sujet qui souffre, et qui sait que «même ceux dont il dit qu'ils sont de son côté, qu'ils sont d'ici, le regarderaient avec sévérité... Qu'y a-t-il? Qu'est-ce qui vous gêne? Ne me dites pas que vous en êtes encore, comme les Anglais, à juger les gens sur leur accent... Même en Angleterre, aujourd'hui, ces façons... Mais ici, chez nous, on n'a pas de ces dégoûts... on ne se permet pas, sur de tels signes, d'établir des hiérarchies, de prononcer des exclusions... C'est vous qui méritez d'être mis au ban, exclu... »

Toutes ces variations sur le même motif, nous les reconnaissons : c'est le mécanisme même de ce refus d'entendre qui constitue la pre- mière forme d'insupportable de l'œuvre - et les deux souffrances, alors, s'enchaînent, s'additionnent. Mais le texte utilise autrement ce mécanisme semblable : il s'agit même précisément d'un retournement du mécanisme, visible en particulier dans un rapport inverse entre les deux douleurs. Dans ce cas, en effet, contrairement au principe constant de l'œuvre, la souffrance de la fermeture ne vient pas supplanter, voire absorber, la première : elle l'exaspère; c'est-à-dire que le refus d'en- tendre, de sentir, qui est d'ordinaire ce sur quoi se fixe la sensation de l'intolérable, reste ici une augmentation seconde, qui ne fait que distraire un moment de l'essentiel, où l'on revient avec une douleur accrue (17). Ainsi, alors que les deux souffrances sont liées par le processus habituel (l'émotion s'accroît du fait de n'être pas partagée), elles sont en même temps , de manière pathétique, comme indépendantes l'une de l'autre : la «répugnance» première est comme deux fois augmentée, de n'être ni partagée ni engloutie dans la recherche vitale de l'accord, et elle semble même s'augmenter toute seule; rien ne peut en détourner le sujet qui se trouve, face à elle, radicalement isolé (18).

On voit bien ce qu'une telle déviation suppose : si la souffrance chronologiquement seconde reste à sa place, si elle reste donc égale- ment "secondaire", c'est que l'insupportable dégoût, le mouvement de répulsion, est indéplaçable, inoubliable, situé au plus profond. C'est l'affect inavouable (19), le plus archaïque qui soit, celui qui ne saurait en effet se partager - non parce qu'il serait, en soi, inavouable, selon une lecture morale inscrite comme une "contrevérité" dans la fiction : il est inavouable parce qu'il ne se partage pas, même avec "ceux d'ici",

1 7 Comparer le mouvement des deux pièces, sur ce point exactement inverses, Elle est là et Isma. 18 On est (je suis) toujours seul : «Des goûts et des couleurs... Chacun est libre. Chacun est seul. On meurt seul. C'est le lot commun. Oui, c'est ça. Merci bien. Oui. Des goûts et des couleurs... » ( Vous les entendez?, p. 70, p. 771.) Mais l'isolement le plus radical est celui qui se situe ici, où l'on «parle la même langue» (Ici, p. 151, p. 1359), où donc on souffre en profondeur de ne pas "partager". Le fait que la souffrance augmente et que la recherche de l'accord ne l'absorbe pas en est d'autant plus remarquable. 19 Le mot lui-même (pas seulement la sensation, évidente) est dans le texte : Entre la vie et la mort, p. 38, p. 643.

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qu'il appartient à un autre espace que celui où l'on peut ressentir ensemble, qu'il intéresse en moi comme en l'autre le plus singulier. Aussi la condamnation morale («Comment osez- vous? Comment pou- vez- vous vous permettre?») est-elle la réaction la plus intolérable : car elle prend l'irrésistible poussée du corps pour un jugement, pour une parole de maîtrise. Ce faisant, elle ne refuse pas le fond pour la surface (comme les habituelles réponses qui banalisent, qui dédramatisent, qui nomment), elle fait bien pire : elle traite le fond en termes de surface, elle transforme le plus intime en discours, le plus singulier en pluriel, la profération impuissante en formule (20). Face aux «contrevérités» (c'est à celles-ci, à la souffrance qu'elles provoquent, qu'est consacré le pre- mier texte ď Ouvrez), le sujet ne peut que piétiner et hurler en silence que «Non, ce n'est pas vrai (21)». Car la contrevérité n'est pas le contraire de la vérité : elle en est la sournoise et radicale déformation; elle est, en somme, à la vérité ce que sont les "vaaacances" aux "vacances".

L'insupportable est donc, chez Nathalie Sarraute, sans commune mesure avec la réaction de Flaubert à ce monstre qu'il nomme "la bêti- se", avec celle de Proust à toutes ces expressions qui «font mal aux dents». Chez eux également, les métaphores mettent bien sûr en jeu le corps, même chez Proust qui, cela dit, ne semble pas réellement souffrir (c'est qu'il a reconnu assez vite que la bêtise est le mal absolu, surtout sous sa forme "intelligente" et maîtrisée, l'ironie (22)) ; Flaubert, lui, aura toujours le vertige, la nausée, mais il ne cesse de «tonner contre» et écrit Le Dictionnaire des idées reçues : on ne saurait dire qu'il en prend son parti, le dégoût et la rage persistant en lui, intacts, toujours présents, mais il prend son parti de cette souffrance-là, de cette émotion- là. Rien de tel chez Nathalie Sarraute, l'insupportable se redoublant d'être ce qui ne peut ni se dire, ni se transformer : irréductible, non reconnu dans l'œuvre, il n'y trouve sa place que comme ce qui résiste; et le texte, alors, n'en finit pas de se débattre avec cette sensation pro- fonde qui dirait, à la manière d'un "signe" ou d'un "symptôme", cette différence que l'œuvre s'acharne à dissoudre dans l'impersonnel (23).

20 Une de celles contre lesquelles l'œuvre s'élance : voir «disent les imbéciles», où l'hypothèse est d'ailleurs évoquée (p. 55, p. 863) d'une «fureur» et d'un «dégoût» qui se seraient énoncés ainsi. Grave «imprudence», « tentation» à laquelle il importe de résister, et qu'indique le passage du cri à la phrase et du singulier au pluriel. Ce roman est donc aussi la démonstration de ce que peut devenir la répulsion lorsqu'elle se formule, lorsqu'elle ne se répète pas, impuissante et solitaire - et la démons- tration retorse, en creux, du caractère "indicible" de cette émotion-là. 21 Entre la vie et la mort, p. 42, p. 646. 22 Du côté de chez Swann, «Bibliothèque de la Pléiade», t. I, p. 152 : «Si alors Françoise remplie comme un poète d'un flot de pensées confuses sur le chagrin, sur les souvenirs de famille, s'excusait de ne pas savoir répondre à mes théories et disait : "Je ne sais pas m'esprimer", je triomphais de cet aveu avec un bon sens ironique et brutal digne du docteur Percepied.» 23 J'ai déjà signalé qu'il s'agit en principe de deux "niveaux" différents : la contrariété est cependant ici essentielle (voir infra, pour cette question de "fond").

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On ne saurait donc s'étonner que Nathalie Sarraute, qui non seule- ment parle si bien de ce "ce qu'elle cherche à faire" mais qui sait dire aussi, dans certains entretiens qui le lui permettent, où et avec quelle force résonne la fermeture infligée par l'interlocuteur, n'ait rien à dire, rien à ajouter sur cette souffrance-là dans sa spécificité. Que répondre en effet à une question qui intéresse ce qui, dans la fiction, ne parvient pas à sortir de soi, ce qui ne cesse de se retourner vers soi, ce qui s'exaspère dans une profération sans issue? Un entretien avec Lucette Finas (24) est exemplaire de cette dérobade obligée face à une question tellement précise que l'écrivain ne peut, comme il lui arrive de le faire, répondre légèrement à côté (25) : après avoir évoqué la hantise de l'élu- cidation, la recherche de l'accord avec l'autre, l'intolérable résistance de celui que Nathalie Sarraute nomme «le récalcitrant», Lucette Finas, passant explicitement de cette forme d'insupportable à l'autre, et donc de Elle est là à Isma , pose la question de cette autre souffrance :

L. F. - Dans la pièce intitulée Isma , la manière qu'a une personne de prononcer "isme" : "isma" déchaîne une haine inexplicable, une haine du fond du corps, à la racine (animale) du racisme. Là, ce n'est plus d'adhé- sion qu'il s'agit. Pourtant, le refus lui-même s'interroge, se compte, cherche des adhérents. N. S. - Vous savez que Pascal soulève ce problème dans les Pensées ? L. F. - Oui, lorsqu'il écrit «ma fantaisie me fait haïr un coasseur et un qui souffle en mangeant». N. S. - Il conseille d'y résister. En tout cas, il est allé y voir. L. F. - Justement, si nous parlions du comique dans vos textes? [...]

Il importait de faire entendre dans sa totalité cet échange de répliques : outre qu'il est suffisamment parlant dans la succession de ses deux détours (Pascal, d'abord; l'humour, et même, franchement, la plai- santerie et le rire ensuite (26)), on voit bien, à lire la question de Lucette Finas, la contrariété évoquée plus haut entre les deux genres d'insuppor- table, celui qui est "reconnu", celui qui est inavouable ; on voit bien sur- tout comment celui-ci est en même temps contraire, étranger, et honteusement semblable à celui-là; et l'on comprend que Nathalie

24 «Mon théâtre continue mes romans», La Quinzaine littéraire, n° 232, 1978. 25 Voir les Conversations avec Simone Benmussa, p. 146-147 : à une question portant sur ce «systè- me de répulsion qui a ses causes endormies, ailleurs que dans cette voyelle elle-même », et à la sugges- tion que cela «résonne sur du plein, pas sur du vide», Nathalie Sarraute répond comme elle le fait d'ordinaire, en distinguant ce qui se passe «dans la vie réelle» («vague malaise» auquel on ne s'arrête pas) et ce qui se passe «dans l'écriture, [où] il n'y a pas de "je" parce que la voyelle est prioritaire». Elle répond donc en termes de projet d'une part, de travail de l'écriture d'autre part, évoquant le "for intérieur" comme «la cornue dans laquelle se passe l'expérience» : ce n'est pas moi, c'est la voyelle, peut-elle dire à juste titre, puisqu'elle ne répond pas sur la répulsion elle-même mais sur la façon dont le sujet qui ne supporte pas tenterait de dire ce qu'il y a là d'objectivement intolérable. 26 L'enchaînement ne laisse aucun doute : Justement , si nous parlions du comique...

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l'insupportable ■

Sarraute n'ait rien à répondre à la question du rapport compliqué entre ces deux souffrances. Ce sur quoi elle répond, ce qui est reconnu ici, c'est cette souffrance du corps, cette émotion de fond , absolument sin- gulière, haine de «fantaisie» dont on souffre et dont on rit, c'est l'irré- sistible à quoi il faudrait résister : violence et humour mêlés, dans l'entretien comme dans la fiction; mais ce sur quoi il n'y a rien à dire, ce qui est là comme un reste, c'est le rapport entre les deux formes d'in- supportable, entre les deux sensations contraires : y aurait-il deux fonds, l'un "inexplicable" - comme «la haine» dont il peut être le lieu - , l'autre "commun", celui où chacun reconnaît l'autre comme semblable à lui? n'y en aurait-il qu'un seul, qui serait en même temps violemment hostile à l'autre et identique à lui? (C'est cette seconde hypothèse que semble choisir l'écrivain dans ses textes, en traitant la répulsion, on l'a vu, comme le reste : «vous sentez, vous aussi... ?» On a vu également que cet effort pour ramener ça vers la face claire de l'œuvre n'aboutis- sait pas : cet insupportable-là est justement intraitable .)

La réponse philosophique, qui distinguerait la "communauté" de la "ressemblance", ne saurait donc supprimer la gêne que suscite chez l'écrivain cette question de fond : que nous n'ayons en commun que des virtualités (27), Nathalie Sarraute le sait bien ; et pas seulement intellec- tuellement, comme une connaissance extérieure : elle le sait très exacte- ment à mi-chemin entre cette connaissance extérieure et l'œuvre elle-même, dans la définition qu'elle donne de la "réalité" qui l'intéres- se, dans la description qu'elle fait du lieu où se situe l'objet de son tra- vail, dans son projet, donc, tel qu'elle l'expose. Mais que le fond du corps soit, finalement, ce qui se situe au plus profond, que l'indifféren- cié soit traversé, soit creusé d'une violente sensation de différence irré- médiable, qu'il y ait, en somme, sous l'élémentaire, de l'archaïque, l'écrivain peut bien le savoir - et avoir même le souci de le savoir - , cela ne change rien au fait qu'il Y éprouve, et en son corps justement.

La pointe extrême de l'insupportable correspond donc à ce que l'on peut appeler la pointe de l'impersonnel : pointe insaisissable, et ici, précisément, point de souffrance, mais qui doit s'entendre, plus large- ment, comme ce vers quoi tend l'écrivain (28), alors même qu'il y trouve

27 Voir David Lapoujade, William James, Empirisme et pragmatisme, PUF, 1997, p. 112 : «Le rap- port avec autrui est un rapport de réverbération suivant les termes de James ou de Royce, ou un rapport réfléchissant suivant les termes de Tarde. Autrui n'est pas mon semblable, au sens où nous nous ver- rions l'un dans l'autre. Autrui [...] n'est ni alter ego ni analogon, mais il n'est pas non plus l'Autre inconnaissable : nous sommes seulement séparés par la distance des signes émis. [...] Nous avons un fond de virtualités en commun. La communauté, mais non la ressemblance. » 28 Voir Gilles Deleuze, Critique et clinique, Éd. de Minuit, 1993, p. 13 : «[...] la littérature ne se pose qu'en découvrant sous les apparentes personnes la puissance d'un impersonnel qui n'est nullement une généralité, mais une singularité au plus haut point. »

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■ NATHALIE SARRAUTE

ce dont il ne peut rien dire. C'est bien l'inavouable affect - qui intéres- se ce qui, dans le corps, ne se parle pas , ce qui ne peut que s'écrire.

Ce n'est donc qu'avec le lecteur, et par le texte même, que peut se partager l'émotion de l'insupportable : «les vaaacances... le soooleil... laaa meeer... » : dégoût, torture - il s'écarte, lui aussi, et il ose s'es- suyer... «Vous aimez les voyages?» : chez nous, aussitôt, tout se rétré- cit... «Cata» : tout en moi se révulse. Profonde satisfaction de l'inavouable répulsion partagée : se répéter de temps en temps ces quelques mots qui nous calment, qui nous comblent : «engluant de leur ignoble compréhension», - ces mots que nous reconnaissons et qui, comme tous ceux où une émotion a trouvé sa forme juste, nous rendent heureux.

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LITTÉRATURE N° 1 18 - JUIN 2000

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