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NathanaëlCécile La Gravière

Novembre 2011

Photo de couverture : © Pacifico Silano

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Nathanaël

I

— Maman, s’il-te-plaît ! insista Camille, avec son regard le plus irrésistible.

Martine leva les yeux au ciel. À quoi bon lutter ? Ce ne serait que perte d’énergie.

—Ok, ok. Vas-y, céda-t-elle en lui tendant la piécette si désirée.

— Génial !

— On se retrouve dans un quart d’heure devant le boucher, d’accord ?

— D’accord ! fit la gamine en s’échappant, l’air toute fofolle.

— Et ne dis pas merci, hein !

— Merci, maman, répondit-elle sans se retourner.

Ces mômes ! Des vampires ingrats, soupira Martine, intérieurement.

— Tiens ! Salut, Martine.

— Hé, Nathy, salut !

C’était Nathanaël, son voisin du quatrième. Il était là, tout sourire, juste derrière elle, dans la queue. Charmante surprise.

— On ne se croise plus en ce moment. Ça va toi ? lui demanda-t-elle en lui faisant la bise.

Le garçon avait toujours l’air aussi pâle sous le teint pourtant mat de ses origines à demi hispaniques. Avec un petit pincement au cœur, Martine en déduisit que cette année encore, il n’avait pas dû beau-coup profiter de l’été.

— Oui, écoute, ça peut aller. Et toi ? Je viens d’apercevoir la tignasse rousse de Camille dans la foule. Elle ne m’a même pas vu tellement elle filait.

— Elle a eu le coup de foudre pour un bracelet, à l’entrée du marché.

— Je vois. C’est le stand de bijoux de pacotille et autres accessoires en toc à deux francs six sous. Ça brille de partout. Je comprends que ça l’attire.

— J’ai eu le malheur de lui promettre un euro si elle venait m’aider à faire les courses, et voilà… Il faut encore que j’aille chez le boucher, et elle a déjà réussi à m’extorquer sa récompense. Je t’assure, elle ne perd pas le nord !

— Elle ne va pas aller loin avec un euro.

— Ça se rajoute à ses économies, tu penses bien !

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Nathanaël

Nathy se mis à rire devant l’air navré de Martine. Qu’il était beau le sourire de Nathy. Beau et rare. Beau parce que rare, peut-être… Elle s’était attachée à ce jeune homme un peu emprunté, si discret, à l’époque où celui-ci s’était occupé du soutien scolaire de son fils, Quentin. C’est tout de même en grande partie grâce à lui que ce dernier avait réussi à décrocher son bac. À cette période, il était si souvent chez elle qu’elle avait fini par le considérer faisant partie de la famille. Mais tout ça, c’était il y a trois ans. Chacun étant retourné aux aléas de sa propre vie, les liens s’étaient naturellement un peu distendus.

— Dis-donc, elle a changé, ta fille, pendant l’été. Elle est devenue super féminine.

— Elle a eu onze ans début juin. Elle vient de rentrer en sixième. C’est que ça ne rigole plus, le collège. Quand je pense que l’an dernier encore, c’était un vrai garçon manqué, c’est fou. Mais, à cet âge là, ils sont déjà pré-ados, les mômes d’aujourd’hui. Ça arrive trop tôt. Et ils le restent trop longtemps (gros soupir)… Quand je vois mon fils, à vingt-deux ans, je me demande s’il en sortira un jour de l’adolescence.

— À ce propos, je ne le croise plus, Quentin. Ça va, lui ? La fac, ça roule ?

— Bof. Comme tu sais, il refait sa deuxième année. Il n’a pas l’air très motivé. Il m’inquiète un peu, à vrai dire…

Vint le tour de Martine de choisir ses fruits et légumes. Elle acheta un morceau de citrouille pour faire une soupe et une tarte – les enfants avaient adoré l’année dernière —, un kilo de carottes, un kilo de reines de reinette, un peu de chasselas et un peu de muscat (un peu seulement, parce que le bon raisin, c’est cher), un kilo de tomates et trois poireaux. Elle mit tout ça dans son panier à roulettes et ce fut le tour de Nathy. Le jeune homme ne prit que des pommes de terre.

— En même temps, on n’est que fin octobre. Les étudiants ont fait leur rentrée il y a à peine un mois. Laisse-lui peut-être le temps de se remettre dans le bain.

— Ce n’est pas la fac qui me soucie. Si le droit le saoule vraiment, ce n’est pas moi qui l’empêcherais de tenter autre chose. Tu me connais, je suis assez coulante comme mère, et je ne suis pas du genre à m’angoisser pour rien.

— Je ne dirais pas coulante, mais plutôt respectueuse, rectifia Nathy qui vouait à Martine une grande admiration.

Depuis la mort de son mari dans un accident de scooter, sept ans auparavant, elle se débrouillait avec un courage exemplaire à mener de front, travail, éducation des enfants et vie intime, ce dernier point assez aléatoire passant en troisième. Elle s’était tout de même retrouvée seule avec une petite de quatre ans et un ado de treize ans à charge. Autant dire qu’elle n’avait pas eu le temps de s’appesantir bien longtemps sur son deuil. Malgré cette douloureuse épreuve, elle était toujours de bonne humeur, toujours si gentille, tellement dynamique. Et ses deux gamins étaient équilibrés, heureux de vivre. Jamais Nathy ne l’avait vu baisser les bras, même dans les périodes difficiles. Une fois seule-ment, quatre ou cinq ans auparavant, elle avait frôlé la panique. Elle avait, en effet, failli perdre son appartement à cause de difficultés financières dont elle s’était heureusement sortie in extremis grâce à sa famille. Là, oui, elle avait stressé jusqu’à en perdre le sommeil et le sourire. Ça avait été la seule fois.

— Tu es gentil. Disons que je les prends comme ils sont, mes mômes. Il n’y a pas trop le choix, de toute façon.

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Nathanaël

— J’imagine.

— Et toi ? J’aimerais que tu me racontes un peu ce que tu deviens. Tu aurais le temps qu’on se pose un petit moment en terrasse ? On serait plus à l’aise pour bavarder.

— Oui, avec plaisir, répondit le jeune homme.

Ce n’était pas si souvent que quelqu’un se souciait d’avoir des nouvelles de lui. Et, parler avec elle, voilà qui n’était pas arrivé depuis longtemps. En plus, il faisait encore beau et chaud pour la saison. C’était l’occasion idéale. Auparavant, il passèrent à l’étale du boucher pour la viande hachée et le jam-bon dont avait besoin Martine, puis rejoignirent Camille. Celle-ci, toujours en admiration devant bijoux, barrettes et autres scintillantes breloques, se faisait du mal en convoitant un collier assorti à ses bracelets, collier évidemment au-dessus de ses moyens. Elle était à la limite de demander au ven-deur l’autorisation de l’essayer. Cette fois, malgré les arguments très élaborés d’une Camille décidé-ment assoiffée de coquetteries, sa mère ne céda pas à son caprice. Comme la gamine n’avait pas envie de rester au café avec les deux adultes rendus inattentifs par leur envie de discuter, Martine l’autorisa à remonter à l’appartement. Elle lui confia auparavant une partie des courses, comme cela avait été convenu, la viande et les pommes, et la regarda s’en aller, non sans lui avoir rappeler avec insistance de bien mettre la viande au frigo en rentrant.

— Tu n’as pas peur de la laisser rentrer seule ?

— Elle a à peine cinq cent mètres à faire, et on est dans le Vingtième arrondissement, pas dans la jungle.

— Tu as raison. Je finis par être contaminé par la parano de ma mère !

— Oh, tu sais, j’ai des collègues, qui ont dans les quarante cinq ans comme moi, qui me traiteraient de mère indigne. Mais mes enfants ont déjà connu la mort de leur père, je n’allais pas en plus les éle-ver dans la peur.

— Tu as raison. Et le résultat est là. Ils sont épanouis tous les deux.

— Oui, on ne peut plus trop dire ça de Quentin, en ce moment, mais je n’en ai pas fait des névrosés. C’est déjà pas mal.

— Bon, alors, si ce n’est pas la fac, c’est quoi le problème avec ton fils ? Qu’est-ce qui lui arrive ?

— Si je le savais. Je n’ai eu droit qu’à de vagues bouts d’explications. Il est parti tout le mois d’août à Biarritz pour faire du surf avec sa bande habituelle, David, Marco, Samir et son petit frère Sofiane, tu sais, comme ils font tous les ans. Tu te souviens, Quentin revenait noir, en pleine forme…

— En effet.

— Cette année, il est bien revenu noir, mais pas du tout en pleine forme moralement. Je n’ai pas les détails, mais il m’a dit que c’était à cause d’une fille, la copine d’un copain d’un copain… Du peu que j’ai compris, la nénette leur a tourné la tête à tous. Elle a fait des ravages et mis une zizanie monu-mentale dans le groupe de garçons. Mais le plus grave dans l’histoire, c’est que Quentin s’est brouillé avec David.

— Aïe. Son meilleur pote… Je les croyais inséparables ces deux-là.

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Nathanaël

— Oui. Ils sont comme des frères depuis le cours moyen. J’espère qu’ils vont se rabibocher, mais ça a l’air mal parti. Enfin, voilà. C’est tout ce que je sais. Pfff, tout ça pour une fille ! Quand même, ce qu’elles peuvent être fouteuses de merde, parfois, les nanas ! Si je la tenais, cette petite garce.

— Il ne la voit plus, donc ?

— Que non ! Il ne voit plus personne à ma connaissance. Ni David, ni personne de la bande, ni aucune fille… Je ne sais pas ce qu’elle lui a fait. De toute façon, c’est bien simple, je n’ai même pas le droit d’aborder le sujet. C’est carrément tabou. Je ne te dis pas l’ambiance à la maison, en ce moment. Enfin, tu vois le tableau.

— Pauvre Quentin. Il n’a pas de chance avec les filles.

— Ouais, à ce niveau là, ce n’est pas la joie.

— Si je peux faire quelque chose, proposa Nathy sans conviction, en touillant son expresso.

— Je crois malheureusement qu’il n’y a pas grand chose à faire. Il reste enfermé dans sa chambre quatre vingt pour cent de son temps libre. Je dois me battre pour qu’il daigne prendre une douche de temps en temps, comme quand il avait dix ans. Tu y crois, à ça ? Quand il n’est pas scotché à son ordi, il reste vautré comme une limace avec son casque sur les oreilles. Il écoute sa musique trash, là, du heavy black metal, ou je ne sais pas quoi. J’ai peur qu’il en devienne sourd, à force. Ah, et je ne t’ai pas dit ! Il s’est fait percer l’oreille. Un anneau gros comme ça, hyper voyant. J’ai failli en tomber à la ren-verse. Je lui ai fait une scène. J’ai regretté, après… Après tout, il fait ce qu’il veut. Bon, et ça ne lui va pas si mal, au fond. Mais, ce qui m’a rendu dingue, tu vois, c’est qu’il ne m’en ait même pas parlé avant. Ah, je te jure… On dirait qu’il fait une seconde crise d’adolescence. La première m’avait suffit ! Je t’assure, il est en pleine régression.

— Ou en pleine dépression, plutôt, si tu veux mon avis.

— Ne parle pas de malheur ! J’espère que non.

— Salle période, en tout cas. Il faudrait que tu arrives à rétablir le contact. Pourtant, vous parliez bien, avant, tous les deux.

— Oui, c’est ça le pire ! Et ce n’est pas faute d’essayer. Ah, et puis je ne t’ai pas dit, en plus ! Laisse tomber…

Elle partit soudain dans un rire un peu hystérique qui l’empêcha de poursuivre. Sans même savoir ce qui la pliait en deux comme ça, Nathy fut contaminé dans l’instant. Martine avait, il faut dire, un rire extrêmement communicatif. Elle parvint à se reprendre un peu, mais difficilement.

— L’autre jour, je suis rentrée un peu trop brusquement dans sa chambre. Il avait laissé un foutoir monstre dans la cuisine, je rentrais du boulot, j’étais crevée, ça m’a mise hors de moi. Toujours est-il que je frappe, et direct, j’ouvre la porte de sa chambre, et là, qu’est ce que je vois ? (Rire) Mon grand garçon que j’interromps en pleine séance de branlette…

Et la voilà repartie dans une irrépressible et retentissante hilarité dont les notes aigües firent se retourner plusieurs des personnes attablées alentours.

— Ah, la boulette ! Ah, ha ! rigola Nathy, tout de même moins bruyamment qu’elle.

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Nathanaël

— Véridique ! Ce n’est pas le genre de gaffe qui aide à rétablir le dialogue, crois-moi !

Et Martine riait, riait, en racontant l’anecdote, elle n’en pouvait plus. Nathy non plus. Ils en pleuraient tous les deux sans réussir à s’arrêter. Le jeune homme se reprit le premier, s’essuya les yeux.

— Tu ne devrais pas me raconter ça. S’il savait, sa pudeur en prendrait un coup.

— Pourquoi ? Tu comptes lui répéter ? dit-elle en s’esclaffant de plus belle.

— Non. Ça ne va pas, la tête !

— En tout cas, je peux te dire qu’on ne m’y reprendra pas à entrer sans frapper chez lui ! La honte que je me suis tapée, fit-elle, en se calmant enfin.

— Tu m’étonnes.

— En même temps, s’ils nous faisaient pas marrer de temps en temps, à quoi ils nous serviraient, les enfants, hein ?

— Tu es cynique.

— Ça ne fait pas de mal, de temps en temps.

— Ce que j’aurais aimé avoir une mère comme toi, lâcha Nathy.

Bien qu’elle ne relevât pas, la réflexion surprit et attrista Martine. Le jeune homme, quant à lui, ne se souvenait plus de la dernière fois qu’il avait piqué un tel fou-rire. Comme un contrecoup, un apaise-ment un peu triste s’abattit sur eux.

— Bon, et toi. Parle-moi de toi. Comment va ta mère, en ce moment?

— On a trouvé un traitement qui lui convient mieux. Elle a repris un poids normal et elle a moins d’effets secondaires, donc ça, c’est bien pour elle. Mais à part ça, rien de vraiment neuf.

— Tu tiens le coup, ça va ?

— Comme d’hab’, je fais ce que je peux. Parfois, j’en ai ras-le-bol, mais ce n’est pas comme si j’avais le choix.

— Et ta sœur, toujours par monts et par vaux ?

— Elle passe une ou deux fois par mois. Elle est toujours débordée par son boulot. Elle nous soutient surtout financièrement.

— C’est important aussi, mais bon…

— Oui. Grâce à elle, j’ai pris un mi-temps à la bibliothèque. Ça me permet de me remettre plus sérieusement à ma thèse. C’est cool.

— C’est bien, ça ! Bravo. Ça te tenait à cœur. C’est toujours le même sujet ?  «L’évolution du vocabulaire sur la folie»… Heu, je ne sais plus.

— «L’évolution du vocabulaire de vulgarisation relatif à la folie, de la seconde moitié du dix-neuvième siècle jusqu’à la première moitié du vingtième siècle, en France».

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Nathanaël

— Ah, oui, voilà. Et tu la soutiens quand ?

— Hou là. Je ne sais pas encore. Quand je serai prêt. Ça dépendra du rythme auquel j’avance.

— Et une fois ton doctorat en poche, tu penses faire quoi ?

— J’hésite entre plusieurs options. On verra. Je n’en suis pas là, de toute façon. Chaque chose en son temps.

— Et tu penses à t’amuser, aussi ? Tu sors, tu vis un peu ta vie ?

— Tu me demandes si j’ai une vie affective, c’est ça ? fit Nathy, amusé.

— Oui, on peut dire ça.

— Non.

— Non ?

— Pas le temps.

— Ah non, mais là, je vais t’engueuler, Nathy. Il faut que tu penses à toi aussi.

L’indignation de Martine était sincère. Le jeune homme en fut profondément touché. Voilà bien long-temps que quelqu’un ne s’était inquiété pour lui comme ça, pas même sa sœur ainée, trop accaparée par sa carrière. C’était même plutôt le contraire. Comme il était fort, et d’un tempérament sage, tout le monde comptait sur lui, sur sa solidité morale. Sa mère avec qui il vivait en premier lieu, évidem-ment, sa sœur donc, ses collègues, et même ces vieilles bourgeoises parisiennes désœuvrées qui traînaient à la bibliothèque des heures pour lui confier leurs malheurs. Qui se souciait de lui pendant ce temps ? Personne. C’était un fait. Il ne s’en plaignait pas. Il n’attendait rien. Il avait l’habitude d’être transparent, d’être une oreille. Il en avait toujours été ainsi. Et, c’était de sa faute. Il le savait bien. C’est lui qui induisait cela. Qui aurait été soutenir quelqu’un qui semblait se suffire à lui-même et qui n’appelait jamais à l’aide? Il était lucide sur sa solitude. Il en avait même fait le nid de son équilibre. Il avait parfaitement conscience de ne compter pour les autres qu’à travers le soutient moral qu’il leur apportait. Cela lui allait. En tout cas, pour le moment, il s’en était arrangé. À la rigueur, il trouvait même ce rôle gratifiant. La confiance que ses proches avaient placée en lui malgré son jeune âge le responsabilisait, le tirait vers le haut. En être digne était précisément ce qui avait motivé ses choix et ses renoncements. Martine, de nature généreuse et maternelle, ne pouvait entendre cela. Autant son fils Quentin se complaisait un peu trop dans la dépendance et les restes d’enfance, autant Nathanaël s’était chargé de responsabilités écrasantes bien trop tôt. Servir de garde malade à sa mère grave-ment dépressive allait le rendre vieux avant l’heure, c’était inévitable. Les deux garçons avaient beau n’avoir finalement que six ans d’écart, c’était le jour et la nuit.

— Ne t’inquiète pas, je pense à moi. Maman a beau avoir besoin de moi, elle me laisse vivre comme je l’entends. Elle ne délire pas tout le temps. Elle sait être un poids pour moi. Rien que pour ne pas la faire trop culpabiliser, je me dois d’être un minimum égoïste.

— Tu t’entends ? Tu es en train de me dire que c’est même pour elle que t’occupes un peu de toi ? Pense un peu à toi pour toi, et uniquement pour toi. Sinon, un jour, tu risques de t’écrouler.

— Tu sais, si j’avais dû m’écrouler, ça serait fait depuis longtemps !

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Nathanaël

— Bon, et qu’est-ce que tu fais pour te changer un peu les idées ?

— J’ai toujours une vie assez réglée. Pas de place pour l’imprévu… Je vais au cinéma le mercredi et le vendredi à la séance de dix-huit heures, je mange avec Hélène chaque midi, tu sais ma collègue pré-férée. Mais de vingt heures à huit heures du matin, je me consacre à ma mère.

— Vingt heures ? Tu ne sors jamais le soir ?

— Non, jamais. Je ne peux pas la laisser seule.

— Ce n’est pas une vie pour un garçon de ton âge, Nathy.

— C’est comme ça. C’est le soir que Maman a ses pires crises d’angoisse. Puis, elle a un sommeil très perturbé. S’il elle ne me voyait pas arriver quand elle appelle, elle pourrait vraiment péter les plombs.

— Mais, elle ne prend pas de somnifères ?

— Tu sais que je suis contre les médicaments, à la base. Déjà, avec les neuroleptiques qu’elle est obli-gée de prendre pour réguler son humeur, je ne veux pas lui rajouter ça en plus. Je me dégoûterais de lui faire ça uniquement pour mon confort. C’est tellement facile d’abuser de quelqu’un dans son état.

— Bien sûr, mais bon… Tu vas finir par y perdre des plumes.

— J’en ai une bonne réserve. Et celles que je perds, elles repoussent, sourit-il, rassurant.

— Tu dis ça, tu dis ça, mais ça va t’user, à force. Et tu n’as pas réessayé de prendre une aide extérieure ?

— Si, mais ça a été aussi calamiteux que la première fois. Ils ont voulu la faire interner.

Martine l’observa. Quel gâchis, se disait-elle. Au lieu de profiter de sa jeunesse, que faisait-il de ses soirées ? Il les passait seul en tête à tête avec sa mère dépressive. Subir ça, seul, à vingt-huit ans, quand les autres dansent et cherchent l’amour ! Ça lui donnait presque envie de pleurer.

— Tu es un saint, Nathy… N’importe qui l’aurait fait, à ta place.

— Je ne lui ferai jamais ça. Je l’aime trop. On en a déjà parlé. Tu sais ce que je pense des institutions psychiatriques de ce pays.

— Oui. Et tu sais que je ne suis pas d’accord.

Ils se regardèrent sans hostilité. Chacun se souvenait de longues conversations à se sujet. Nathy avait fait des études de psychologie et, avant de devenir documentaliste, avait travaillé deux longues années comme aide soignant en milieu psychiatrique. Il savait des choses que Martine ignorait. Il ne lui avait pas dit le pire. Jamais il ne placerait sa mère malade dans l’un de ces endroits, aussi réputé fût-il. Jamais. C’était clair, en lui. Sans appel. Sa jeunesse dût-elle en être sacrifiée. Quitte à ne pas avoir une existence particulièrement joyeuse, au moins, pouvait-il continuer à se regarder dans le miroir.

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Nathanaël

II

Nathanaël sortit de l’ascenseur, le courrier entre les dents, son parapluie mouillé solidement coincé sous l’aisselle, deux sacs de courses à bout de bras et sa sacoche en bandoulière alourdie de bou-quins. Ainsi chargé, les pieds et le bas du pantalon trempés par la pluie de novembre, il chercha, trouva, et tourna, sa clé dans la serrure, tant bien que mal. Sa mère s’enfermait toujours de l’inté-rieur. Ça la sécurisait. Il desserra les mâchoires pour lâcher les trois enveloppes sur le guéridon de l’entrée, et lança son «C’est moi !» rituel en déposant ses fardeaux par terre. Comme chaque jour, seules y répondirent les bruyantes âneries télévisuelles, hélas elles aussi rituelles, devant lesquelles elle passait le clair de son temps.

— Bonsoir m’man, dit-il en entrant au salon.

Marie, sans détourner le regard de l’écran de télévision, tendit sa joue pâle à la bise de son fils. Malgré les cinq années de dépression qui l’avaient amaigrie, elle conservait une beauté touchante, des traits doux, un maintient digne et, surtout, de grands yeux fiévreux qui laissaient tout voir des tourments de son âme.

— Alors, Brad sort avec Jenny ou pas ?

— Non, toujours pas…

Le garçon, que pourtant ces choses là laissaient, à la base, dans une insondable indifférence, faisait des efforts pour s’intéresser un peu aux émissions de télé réalité qui la distrayaient, histoire d’avoir au moins un sujet de conversation léger avec elle.

— Yvonne est passée ?

— Non. Elle n’a pas pu, finalement. Elle passe manger demain midi.

— Tu es sortie quand même ?

— Non. Je me suis habillée pour rien…

Quel cauchemar, toutes ces questions ! Les jours où ça n’allait vraiment pas, comme aujourd’hui, Marie les ressentait comme un crible assassin. Les attentions de Nathanaël à son égard, qu’elle savait pourtant motivées par la plus sincère tendresse filiale, lui donnaient une impression de harcèlement.

— C’est dommage. Il ne faisait pas trop froid, en plus, aujourd’hui. Tu aurais pu sortir un peu pour prendre l’air. Ça fait quatre jours que tu es enfermée. Ce n’est pas bon, poursuivit le garçon en se mettant pieds nus avec soulagement.

— Nathy, ne me dis pas ce que j’ai à faire, soupira-t-elle.

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Avoir le courage de rester en vie, chaque jour, était la seule chose dont elle se sentait capable à l’heure actuelle, un tour de force qui lui brûlait tout ce qui lui restait d’énergie. Il ne fallait rien lui demander de plus, ni d’avoir de la volonté, ni de faire semblant d’être forte, ni de sortir quand l’envie n’était pas là… Soudain, Nathanaël vit la bouteille de vin vide, au pied du canapé. Un profond découragement l’envahit d’un coup. La soirée s’annonçait longue. Il la ramassa.

— Sympa. Merci de me l’avoir sifflée.

— J’en avais envie. Pour une fois que j’ai envie de quelque chose, tu ne vas pas me le reprocher.

— Envie de te saouler ? Bien sûr que si, tu sais parfaitement que je vais te le reprocher. Je l’avais prise pour l’anniversaire de Martine, vendredi soir, dit Nathanaël tristement.

— Martine ? C’est qui ça, Martine ?

— Martine Denoel, ta voisine du quatrième, que tu connais depuis dix ans.

— Ah, cette Martine là…

— Tu es invitée aussi. Ça te changerait les idées, et elle serait contente de te voir.

— C’est quel genre de soirée ?

— Le genre où on est une trentaine dans cinquante mètres carrés, où on mange, on boit, on discute, et où il y a de la musique… Une soirée, quoi.

— Je vois.

— Tu veux venir ou pas ?

— Je ne sais pas. Je verrai vendredi… Ça m’étonnerait que j’en aie envie. Je passerai peut-être, histoire de dire bonjour.

— Pour la bouteille, tu…

— C’est bon, tu ne vas pas me faire un drame pour une bouteille de Crémant à quelques euros. Tu en rachèteras une.

— Ouais, c’est ça, j’en rachèterai une, marmonna-t-il en sortant de la pièce avec son cadavre de bou-teille à la main.

Elle ne releva pas. Elle entendait cuver le mousseux et s’abrutir devant son émission débile, en paix. Ce n’était évidemment pas d’avoir à racheter une bouteille qui chagrinait son fils. Mais, à quoi bon redire ce qui déjà mille fois avait été dit ? À savoir, que l’alcool, à défaut de l’étourdir comme elle l’aurait sou-haité, ne faisait qu’assombrir davantage son moral. Trois verres suffisaient à la faire parler de suicide comme d’autres parlent du temps qu’il fait. À peine un peu éméchée, le contrôle de ses émotions lui échappait complètement, elle n’avait alors plus la moindre retenue pour dire son désespoir maladif. Nathanaël redoutait ces moments entre tous. Il aurait dû mieux la cacher. C’était de sa faute. Il s’activa dans la cuisine, s’occupa des poubelles, passa un coup de balais, fit la vaisselle de la veille qui était res-tée à l’attendre bien sagement, et prépara le repas : des pommes de terre sautées, une omelette au gruyère et une salade verte. Puis, pendant que ça cuisait à feu doux, il alla dans la salle de bain plier le linge propre en souffrance.

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Nathanaël

Alors qu’il était concentré à ranger les quelques serviettes de toilettes dans la petite armoire réservée à cet effet, Marie le fit sursauter. Elle était là à l’observer, silencieuse et immobile dans l’embrasure de la porte, le regard rendu encore plus désabusé qu’à l’ordinaire par l’abus de vin.

— J’ai mis le couvert, dit-elle.

— Merci, c’est gentil, répondit Nathanaël, toujours prompt à encourager la moindre velléité d’action chez elle.

— Ne fais pas cette tête, Nathy. Je sais bien que je ne suis pas un cadeau. Si je disparaissais, ça arran-gerait tout le monde. Je le sais. Je le sais bien.

Ça y était : le festival d’auto flagellation et d’accusations extravagantes s’amorçait. Il savait d’ores et déjà que plus rien ne l’arrêterait que l’épuisement nerveux.

— Ne commence pas, maman, s’il te plaît, tenta-t-il malgré tout, sans conviction.

— Que je ne commence pas quoi ? Répliqua-t-elle, hostile.

— Tu vois : je range le linge pendant que ça cuit, je ne fais pas de tête particulière, et je n’ai stricte-ment aucune envie que tu disparaisses.

— Mais oui, c’est ça, bien sûr. Je délire. Évidemment! Mais je sais ce que tu penses de moi. Ne fais pas semblant. Je sais que je te pourris la vie. Je suis dépressive, pas demeurée!

Elle se trouvait déjà à la lisière de la haine et des larmes. Aussi calme que possible face à son agressi-vité naissante, bien entraîné par de trop nombreuses scènes similaires passées, il s’approcha d’elle sans se démonter, et lui posa les mains sur les épaules.

— Je ne dis pas que tu es demeurée. Je veux seulement que tu arrêtes de dire des bêtises grosses comme toi, comme par exemple que les gens souhaitent ta mort. Moi, ce que je veux, c’est seulement que tu tiennes le coup.

— Que je tienne le coup? Mais oui, bien sûr ! Et que j’aille mieux ? C’est ça ? Qu’un matin, ô miracle, je me réveille toute joyeuse ?  Tenir le coup, c’est ce que je fais déjà chaque jour, je te signale. Mais tu crois que je vais y arriver jusqu’à quand, hein?

À l’instar de son irritante sollicitude, l’optimisme de son fils lui faisait horreur. Ça la violentait. C’était une insulte à sa douleur. Pour elle, ça ne prouvait qu’une chose, une chose qui la dévastait encore plus si c’était possible : il n’avait pas la moindre idée de la profondeur de sa détresse. Elle se sentait si bien niée, parfois, que tout ce qu’il tentait pour l’apaiser ne suscitait en elle que rage et déception.

— Tu sais très bien que je n’irai jamais mieux.

Ah, les « jamais » de Marie! Comme ils étaient impitoyables ! Malgré la distanciation qu’il essayait de conserver, le cœur de Nathanaël se vrilla, et une pesante fatigue morale lui tomba dessus. À cet aplomb dans le pessimisme, par contre, jamais il ne s’habituerait. Elle lui assenait ses noires certi-tudes chaque fois avec cette même insupportable conviction, le visage dur, les yeux fous. Au fond de lui, il savait bien qu’elle n’avait plus envie d’aller mieux depuis longtemps, mais l’accepter, ça non, il ne le pouvait pas. Espérer pour deux, bien sûr, ne changeait rien à l’affaire.

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Nathanaël

Il referma les portes de l’armoire et aperçut son propre visage, sans s’y attarder, dans le miroir, au-des-sus du lavabo, son visage d’intello à lunettes, d’étudiant brun quelconque… Toute trace de bonne humeur s’en était effacée. Oui, la soirée allait être longue…

— Allons manger. Ça doit être prêt, dit-il en l’entraînant dans son sillage, d’une main apaisante dans le dos.

— Je n’ai pas faim.

— Tu mangeras ce que tu peux.

Elle coupa le son de la télévision, sans l’éteindre, et ils s’attablèrent au salon, comme chaque soir. Il ramena la poêle où se déployait sa belle omelette poivrée et persillée préparée avec amour, la salade verte et les pommes de terre sautées accompagnées d’oignons. Ça sentait bon. Il remplit les assiettes et attaqua avec appétit. Elle se mit à chipoter. C’était uniquement pour lui qu’elle se forçait à vivre. Ce soir, elle n’avait vraiment pas l’air bien. Si seulement il avait caché cette satanée bouteille… Au bout de quatre bouchées mastiquées laborieusement, elle déposa sa fourchette en resta le nez baissé vers le contenu de son assiette qui la dégoûtait.

— Écoute, si tu n’as vraiment pas faim, ne te force pas.

Elle leva sur lui ses beaux yeux ombragés de tristesse. Des larmes étaient sur le point d’en déborder.

— Maman ! Ce n’est pas grave, voyons.

— Je n’en peux plus de tout ce cirque, Nathy. J’ai eu beaucoup d’idées noires aujourd’hui. J’ai beau-coup réfléchi.

Nathanaël déglutit avec angoisse. Quand elle disait cela, ce n’était jamais de bon augure. Réfléchir, dans sa bouche, voulait dire, en réalité, ressasser ses pensées les plus douloureuses jusqu’à la lie, et s’obstiner ainsi à se faire le plus de mal possible. Il connaissait l’atroce couplet par cœur. Il faudrait qu’il ait le courage de la laisser parler jusqu’au bout, comme toujours. Combien de fois encore supporterait-il d’affronter ce gouffre de souffrance sans craquer ? Au fond, c’est cela dont il avait le plus peur : craquer.

— Je ne voudrais pas que ce soit toi qui me retrouves morte. Il n’y a que cette idée qui me retient encore, tu sais…

Il prit sur lui de retenir les paroles de bon sens et de sagesse qui lui venaient. Elle se leva et resta là, indécise, ne sachant quoi faire d’elle-même. Son fils, hélas, ne connaissait que trop bien ce visage égaré, cet air inquiétant d’où toute raison semblait absente. Quand elle était dans ce mode là, mieux valait se taire, la laisser expulser son angoisse sans interférer, aussi difficile cela fût-il. Si un jour elle ne lui parlait plus du tout, c’est là qu’il faudrait s’inquiéter. Il lâcha ses couverts à son tour. Il n’avait plus faim non plus.

— Tu voudrais que je te rassure. Tu voudrais que je fasse semblant d’aller bien. C’est ce que je fais la plupart du temps, mais parfois, je n’ai plus la force, commença-t-elle.

— Ce soir, tu as bu, et tu sais que ça ne te réussit pas.

— Je ne suis pas saoule. Je te dis ce que je pense. Alors, écoute-moi, pour une fois. Je suis inutile. Je te pollue la vie. C’est normal que tu en aies marre, logique que tu veuilles que je disparaisse.

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— Maman, pour l’amour du Ciel, arrête de répéter ça. Une bonne fois pour toute : je ne veux PAS que tu disparaisses. Tu délires…

— Bien sûr, je délire, je suis folle! Fais-moi interner! C’est bien ce que je dis : tu ne rêves que de ça, te débarrasser de moi. Ne le nie pas. Alors, fais-moi enfermer. Ça accélèrera le processus. Vas-y. Qu’est-ce que tu attends? cracha-t-elle.

Elle s’empara du combiné du téléphone et lui balança sur les genoux avec des yeux exorbités. Le jeune homme, calmement, posa le téléphone sur la table. Malgré ses gestes excités, son intonation haineuse et cet index vindicatif qu’elle pointait sans arrêt sur lui, il se leva à son tour, et l’approcha pour la prendre dans ses bras. Mais, c’était prématuré. Agitée comme elle était, elle refusa de se lais-ser toucher, reculant même avec une sorte de répulsion.

— Il faut que tu tiennes le coup, tenta-t-il.

— Pourquoi ? Dis-moi pourquoi ? Chaque journée est la même. Cette vie est un enfer. Chaque jour n’est qu’une journée de plus. Et, les choses ne vont jamais mieux. Les choses vont de pire en pire. Toi tu as ta vie, tu as tes amis, tes projets. Tu es jeune. Mais moi j’ai quoi, hein ? J’ai quoi ? Tout est fini. J’ai tout raté. J’ai perdu ton père. Je n’ai plus rien à apporter à personne. J’ai cinquante cinq ans. Je suis foutue, Nathy !

Nathanaël retourna à sa place et s’y rassit, impuissant. Il la regarda gesticuler et déverser sa bile, le temps que cela dura, un peu comme on attend qu’un orage passe… De toute façon, il n’y avait rien d’autre à faire. On ne raisonne pas avec un dépressif sous l’emprise d’une crise d’angoisse. Aussi insen-sées ses paroles puissent-elles être, aussi âpre soient les manifestations de sa souffrance, on s’efface et on écoute. Silence ou paroles, Nathanaël savait qu’il n’existe pas de réponse satisfaisante à l’expression du désespoir.

Pourtant, même si le jeune homme avait appris à faire la part des choses, à force de subir ce genre de terribles confrontations avec sa mère, même s’il avait compris que ces scènes violentes relevaient plus d’une révolte exutoire qu’autre chose, malgré tout, les accusations délirantes de Marie l’attei-gnaient. Bien sûr, demain, confuse et désolée, elle s’excuserait… Et elle culpabiliserait… N’empêche, ce qui était dit était dit. Et c’était usant. Parfois, elle arrivait presque à le convaincre qu’il désirait vrai-ment la voir disparaître pour récupérer sa liberté. Heureusement, son influence sur lui, sur sa raison, n’allait jamais bien loin.

Ce soir là, la crise nerveuse dura, et dura. Le visage déformé par la haine, elle répétait en boucle les mêmes mots contondants, comme si elle avait voulu, par ces sortes d’incantations obsessionnelles, s’exorciser de la douleur. Pâle et contracté, Nathanaël endurait en silence. Il se mettait comme en veille, tout en la surveillant. Arrivait toujours le moment où il était flagrant qu’elle ne se parlait plus qu’à elle-même, même quand elle disait «tu» ou «ils». À ce stade de son délire, elle ne percevait plus Nathanaël comme son fils, ni même comme un individu, mais plutôt comme une vague présence faisant office de catalyseur… Bien qu’il ne fût pas, en réalité, directement visé par ses foudres, le pauvre garçon, dans ces moments là, se sentait plutôt comme un punching ball psychique… En tant que tel, privé du droit de parole, il subissait les coups portés, et attendait passivement la fin de l’épreuve avec un unique souhait : devenir sourd.

Quand, enfin, elle se tut, il était presque aussi démoli, livide et égaré qu’elle. Échevelée, brusquement calme à faire peur, elle alla s’asseoir sur le canapé et, enfin, se mit à pleurer à chaudes larmes. Le

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démon furieux avait quitté son corps. Nathanaël la rejoignit et, cette fois-ci, elle se laissa aller dans ses bras. Toute sa tension nerveuse avait disparu. Ces larmes étaient saines, moins amères que les mots, et peut-être un peu libératrices pour Marie. Elles coulèrent longtemps, puis cessèrent. Elle s’était endormie contre sa poitrine. Il souleva ses quarante kilos sans effort et alla la coucher toute habillée, lui ôta ses pantoufles, la couvrit de sa couette. Sonné comme il était, il demeura un long moment assis au bord du lit à regarder, sans le voir, le tapis à ses pieds, et se mit à son tour à pleurer. Il en avait tellement marre de se sentir impuissant, marre d’espérer des progrès qui ne venaient pas.

Cinq ans auparavant, quand la descente au fond du gouffre avait commencé pour Marie, cela avait été incompréhensible. Nathanaël, qui aimait profondément sa mère, avait très vite mesuré la gravité de son état, le voyant se dégrader de manière alarmante. Comment une femme équilibrée et épa-nouie comme Marie avait-elle pu changer aussi radicalement? Il avait voulu comprendre. Quel avait été l’élément déclencheur ? Pourquoi ne s’était-elle pas ressaisie ? Comment un être humain, pour-tant combatif, pouvait-il en arriver à ainsi baisser les bras ? Il avait donc enquêté, s’était passionné, au point, même, d’abandonner ses études de droit pour entamer un autre cursus en psychologie. Mais voilà, plus il en avait appris sur le sujet, plus il avait vu s’éloigner l’espoir de trouver des solutions efficaces. Chaque réponse trouvée avait suscité de nouvelles questions, plus pointues et plus angois-santes encore. Et, au final, de toutes ces années à la soutenir avec acharnement, à l’écouter des heures lui confier son mal être, il n’était arrivé qu’à une seule conclusion claire : son amour et sa patience l’aidaient mieux que les psychiatres et les médicaments. C’était d’ailleurs cette certitude, vérifiée plus d’une fois, qui lui permettait de tenir le coup. Mais, malgré la compréhension de la situa-tion qu’il avait peu à peu acquise via ses propres observations, ses études et ses expériences profes-sionnelles, compréhension qui lui évitait de faire bien des erreurs au quotidien, cela n’en restait pas moins extrêmement éprouvant à vivre.

Pourtant, toujours, il reprenait espoir. Dès qu’elle retrouvait le sourire, ce rayonnant sourire devenu rare, et dont il était si souvent nostalgique, l’optimisme s’emparait de lui. Et, ce sourire revenait tou-jours. Au fond, peut-être que l’espoir de Nathanaël et le sourire de Marie n’étaient qu’une seule et même chose.

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III

Nathanaël arriva plus tôt pour aider aux préparatifs de la fête d’anniversaire de Martine. Pour la pre-mière fois depuis longtemps, Quentin et lui eurent donc l’occasion de bavarder avant que les invités n’arrivent. Contents de se revoir, ils s’échangèrent leur dernières trouvailles du Net, vidéos, musique, blogs, comme au bon vieux temps. Tout en discutant, Nathanaël nota que Quentin avait quelque chose de changé, qu’il ne put définir. Était-ce dans le regard, dans les gestes ? Il n’aurait su le dire. En apparence, il semblait le même pourtant, toujours relax dans ses amples vêtements de skater, sa tignasse crépue négligemment attachée. Peut-être se faisait-il des idées… Bon, il y avait ce fameux anneau à l’oreille, comme le lui avait signalé Martine, mais ce n’était pas un si petit détail qui pouvait faire ainsi la différence. Peut-être était-ce simplement la vie, le fait qu’il changeait, qu’il vieillissait, comme tout le monde. À chaque fois que Nathanaël voyait ce grand gaillard qu’était devenu l’ado-lescent fluet qu’il avait aidé à faire ses devoirs pendant des années, ça lui donnait un coup de vieux. Comme elle lui semblait loin l’époque du soutien scolaire des années lycée!

Ils n’allèrent au salon que lorsque les premières personnes furent là, et y poursuivirent leur conversa-tion. Annette, la ravissante nièce du défunt papa de Quentin et Camille, qui venait récemment de s’installer en métropole pour ses études, se mêla à leur échange un moment. Ils parlèrent « street art », études et sports de glisse (la passion de Quentin). Mais elle décrocha et les laissa en plan dès qu’ils abordèrent le sujet des jeux vidéo.

— Alors, tu te plais toujours dans ta guilde ? interrogea Quentin.

— Ça peut aller… Mais, je n’aime plus trop l’ambiance en « donjon ». Le dernier que j’ai fait m’a saoulé à Zul’Gurub. Ils sont tous tellement pressés! À la limite, c’est plus stressant qu’autre chose. Les gens sont trop axés performance, je trouve… Et si tu as le malheur de ne pas connaître les « strat » (ndlr : stratégies), tu peux attendre longtemps pour que quelqu’un te les explique.

— Ce n’est pas faux.

— On dirait qu’ils oublient qu’il s’agit d’un jeu, parfois. Tu vas trouver que je fais mon vieux, mais il me semble que ce n’était pas comme ça, au début. Il y avait plus d’entraide.

— Je ne sais pas, je ne joue que depuis deux ans…

— Je t’assure, la mentalité a vraiment changé et c’est de pire en pire. Du coup, je me consacre plutôt à tous les trucs à faire en solo, mes quêtes journalières, tout ça. En ce moment je fais celles d’Hyjal pour débloquer les marchands et acheter les pets (ndlr : animaux familiers). Ça m’amuse… Je collec-tionne aussi les hauts-faits, je monte mes « réputes » (ndlr : réputations), ce genre de choses… Je ne comprends pas ceux qui s’ennuient. Quand tu vois tout ce qui existe en dehors du PVP et du PVE… Bon, je fais quand même un peu de PVP pour acheter mon stuff (ndlr : équipement) saison dix.

— Moi, je galère grave à me faire des « PO » (ndlr : pièces d’or). Tu y arrives toi ?

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— Oui, en vendant ce que je farme (ndlr : récolte). Quand tu comprends comment fonctionne l’Hôtel des Ventes, ce n’est pas si compliqué. Moi je me suis bien pris au jeu. Comme je suis mineur, je mets en vente tous les minerais que je farme à Uldum ces temps-ci, barres d’élémentium durcies, pyrium, feux et airs volatils… Ça part comme des petits pains, tout ça. Je te donnerais des conseils, si tu veux, même si je ne sais pas trop ce que peut vendre un chasseur.

— Merci, je crois que j’en aurais besoin.

— Tu es bien chasseur, toi ?

— Oui, oui. Et toujours avec mon Tauren…

— C’est quoi tes métiers ?

— Enchanteur et artisan du cuir.

— Artisan du cuir ? Et ben voilà ! Si tu t’y prends bien, tu peux te faire plein de sous avec cette activité.

— Tu me diras comment, parce qu’à mon avis, je m’y prends comme un pied. Et toi, tu es toujours avec ton elfe de la nuit? Tu n’as toujours pas monté de reroll (ndlr : un autre avatar) ?

— Non, déjà un perso monté à fond, ça m’occupe bien. Tout refaire à zéro, bof. Ma voleuse me suffit. C’est bête mais j’y suis attaché à ma Mélysïa. Non, franchement, je ne me vois pas remonter des nouveaux métiers, des « réputes », refaire des hauts-faits et tout le tralala… Trop la flemme. Puis je n’ai pas le temps de toute façon. Tiens, dernièrement j’ai eu le Dragon Céleste pour le haut-fait des cent cinquante pets.

— Cent cinquante ? La vache ! Je ne savais même pas qu’il y en avait autant. Mais comment tu fais ? Moi, je dois en avoir une dizaine à tout casser.

— Qu’est-ce que tu veux, plus c’est dérisoire, plus je m’acharne. La chasse aux pets, c’est mon acti-vité favorite pour me vider la tête. Pendant que toi tu es en « donjon » à t’exciter contre des boss, voilà à quoi je m’occupe.

— Hé, hé, toi, alors, tu ne fais rien comme tout le monde! Sinon, tu as vu les nouvelles régions? Elles sont belles, hein? Tu vois Vashj’Ir, la région sous-marine ?

— Oui, magnifique ! Les Profondeurs Abyssales, les Étendues Chatoyantes, tout ça. Le mystérieux peuple des Nagas, la baleine géante, la classe…

— J’adore. Les graphistes se sont lâchés.

— Toi qui dessines, ça doit te parler. Et Uldum, c’est superbe aussi, non ?

— Oui, ambiance Égypte ancienne… Je suis fan des Ramkahen.

— Les hommes-chats ? Oui, ils sont bien réussis. Comme je te disais, je vais souvent farmer mes mine-rais là-bas. À dos de griffon, à l’heure du couché du soleil, tu sais, ou même de nuit, sous la lune, c’est vraiment féérique.

Martine, qui s’était approchée d’eux et les écoutait vaguement depuis une minute, n’entendait stric-tement rien aux propos qu’ils échangeaient. Était-elle tombée dans la Quatrième Dimension ou les

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deux garçons lui auraient-ils caché qu’ils venaient d’un monde parallèle ? Elle n’était pourtant pas saoule. Il était encore bien trop tôt.

— Hé, les poètes, vous parlez de quoi ?

— Ha, ha ! Maman, la tête que tu fais ! À ton avis ? Allez, vas-y, devine.

— C’est ça, moque-toi.

— Ne te vexe pas, fit-il en la prenant brièvement dans ses bras pour lui infliger une bise de consolation.

— J’ai entendu « elfe » et « dragon ». Vous parlez d’heroic fantasy ?

— Pas mal ! Tu as vu ça ? Elle n’est pas si larguée que ça, ma mère.

— On parle de « MMORPG », vint à son secours Nathanaël.

— Rhô, t’es pas drôle. Il fallait la laisser deviner !

— Je sais très bien ce que c’est les M-O-M-R… Heu… Les M-O-P… Les M-E-P…

Les deux compères la laissèrent s’empêtrer dans les improbables initiales, hilares.

— C’est les jeux en réseau multi-joueurs, non ?

— Hé, mais bravo !

— Qu’est-ce que tu crois ? Je me tiens informée. Je sais dans quel monde je vis, moi, Môssieur, déclara Martine.

— Redis-le. Les ? Les M…? M-M-O-R-P-G. Allez, répète après moi.

— MMORPG. Et ça correspond à quoi, exactement ces initiales?

— Ça veut dire Massively Multiplayer Online Role Playing Games. En français, ça donne « jeux de rôle en ligne massivement multi-joueurs ».

— Tu vois, je le savais.

— Tu es une mère super top moderne. Tu es géniale.

— Bon, c’est fini, le cirage de pompes.

— Tu as vue comment elle est ? Je lui dis un truc sympa, du fond du cœur, direct, elle croit que je la flatte.

— Je te connais, filou. Bon, je vous laisse à vos délires elfiques, les joueurs… Dis-moi, elle est où ta cousine ?

— Là-bas, avec ton pote Bernard.

Martine avisa Annette et se sentit rassurée. La jeune fille avait l’air détendue et même heureuse. Elle la rejoignit.

Nathanaël passa une excellente soirée, la meilleure depuis longtemps. Laissant s’exprimer sa sociabi-lité naturelle, après avoir encore longuement bavardé avec Quentin, il discuta cinéma et politique

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avec quelques autres personnes, des gens sympathiques et joyeux. Bien sûr, il mangea, rigola, et dansa même avec Annette qui tint absolument à lui apprendre quelques pas de zouk. Si la jeune martiniquaise les chaloupait avec la souplesse de ses dix-huit ans et l’aisance due à une pratique régulière, le jeune homme, lui n’était pas bien convainquant malgré sa bonne volonté. Mais il s’amusa, et c’était là l’essentiel. Bref, ce soir là, il profita de la vie sans penser un seul instant à sa mère qui, c’était prévisible, n’avait pas voulu venir.

Vers deux heures trente du matin, on baissa la musique au minimum et les derniers invités s’en allèrent. Martine, qui avait arrosé son gâteau d’anniversaire un peu plus que de raison, et Annette, qui avait dansé avec tout le monde toute la soirée, étaient parties se coucher depuis un bon moment. La petite Camille, elle, s’était éclipsée vers minuit, peu après que les bougies eurent été soufflées par sa maman et ses cadeaux ouverts. En dehors de Nathanaël, qui, comme à son habitude, n’avait pas bu une goutte d’alcool, ne restait que Quentin. Plus très vaillant, celui-ci cuvait son surplus de vin et de champagne, avachi sur le canapé. Par réflexe plus qu’autre chose, Nathanaël commença à ramas-ser les gobelets vides et les serviettes en papier qui trainaient dans tous les coins. Ça ferait toujours cela en moins à la maîtresse de maison, au réveil. L’appartement ressemblait à un véritable champ de bataille. Ce qui, au moins, prouvait que les invités avaient su se laisser aller.

— Tu veux pas lâcher ça et boire un dernier coup avec moi ? Sérieux, arrête-toi de t’agiter, tu me donnes le mal de mer, dit Quentin d’une voix pâteuse.

N’ayant ni sommeil, ni envie de gravir les deux étages qui le séparaient de chez lui, Nathanaël accepta avec joie. Les deux garçons trinquèrent donc une dernière fois, l’un avec un verre de jus d’ananas et l’autre avec la dernière bouteille de champagne contenant encore quelque chose. Il but au goulot directement. Martine n’était plus là pour voir ce sacrilège, donc, autant en profiter.

— Je suis déchiré, grogna Quentin.

— Moi, ça va.

— Ouais, mais toi, tu tournes à la caféine, c’est facile. Tu sais ce que je pense ? Je pense que t’es un putain de saint, mec. Tu te dévoues pour ta mère, t’écoutes les problèmes de tout le monde, tu bois pas, tu fumes pas… À croire que t’as aucun vice… J’espère que tu baises, au moins.

— Si. Je fume. Parfois.

— Bref, moi, je dis que t’es un putain de saint, réitéra Quentin sans l’avoir entendu.

Nathanaël sourit. C’était souvent amusant et instructif d’observer les gens baisser la garde sous les effets désinhibiteurs de l’alcool. Lui restait sobre rien que pour ça : observer l’abandon des gens détendus.

— La preuve que t’es un saint, t’es encore là à m’écouter alors que je suis torché… Je crois que je vais aller me coucher.

Se disant, il essaya de se lever, mais retomba lourdement sur ses fesses. Il n’était plus en état de tenir debout.

— Bon. Je vais dormir là finalement, rectifia-t-il en vidant d’un trait ce qui restait au fond de sa bouteille.

— Je vais te laisser, alors.

— Oh, t’en va pas déjà, fit le garçon ivre, tout déçu, en l’accrochant pas la manche.

— OK. Je ne suis pas pressé. Tiens, viens, je vais t’aider à marcher jusqu’à ton lit.

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Nathanaël

— Non. Embrasse-moi, plutôt.

Croyant avoir mal entendu, Nathanaël, resta interdit. Son interlocuteur attendait, le regard brumeux. On ne contrarie pas quelqu’un de saoul. Il lui déposa donc une bise sur la joue.

— Allez, hop ! Maintenant, au dodo.

— C’est pas un baiser, ça.

— Écoute, Quentin, il est grand temps que tu ailles dormir, je crois. Allez, debout.

Il l’aida à se lever et à tenir sur ses pieds. Tanguant d’un mur à l’autre tout le long du couloir, ils attei-gnirent la chambre non sans mal. Tout à coup, au moment de se laisser choir sur son lit, Quentin agrippa Nathanaël et l’entraina dans sa chute. Il le coinça sous lui et chercha à l’embrasser de force. L’exhortant à arrêter, Nathanaël, moins costaud que lui, dut se bagarrer vigoureusement pour se dégager. Mais la lutte ne dura pas longtemps. Quentin, comme vaincu par cette bouche évitante, n’insista pas et lui laissa prendre le dessus. Sans colère, calmement malgré l’essoufflement, Nathanaël se retrouva donc à cheval sur le ventre de son agresseur, les mains serrées autour de ses poignets pour le maintenir prisonnier, au cas où.

— C’est bon ? Tu es calmé ?

— Putain, Nathanaël. Tu m’excites. Reste pas comme ça sur moi.

C’était hélas vrai. Il le sentit sous lui. La situation devenait gênante.

— Embrasse-moi.

— Arrête avec ça. Je n’ai pas envie de t’embrasser.

— S’il te plaît.

— Non.

— S’il te plaît.

— Mais, non, enfin ! Qu’est-ce qui t’arrive, Quentin ? Reprends-toi, merde. Ce n’est pas possible ! Quelqu’un a mis un aphrodisiaque dans ton verre ou quoi ?

Quentin, alors, tourna la tête, piteux comme un animal blessé. Il avait l’air sur le point de pleurer. Un peu inquiet, et voyant qu’il demeurait calme, Nathanaël le lâcha et se dégagea de lui. Il resta là, debout près du lit, les mains sur les anches, perplexe, fixant le dos du garçon maintenant recroque-villé en position fœtale. Bien que l’envie de s’éclipser sans bruit fût tentante, ça l’ennuyait de l’aban-donner dans cet état. Finalement il contourna le lit et s’accroupit pour voir son visage, en vain, car il le dissimulait derrière ses mains, sans doute honteux.

— Écoute, tu as trop bu, ce soir. Il est grand temps que tu dormes. Une bonne nuit de sommeil, et ça ira mieux demain. OK ?

— Je suis pédé, dit Quentin.

Était-il sérieux ? Était-ce le délire d’un homme ivre ? Difficile à dire. Nathanaël, se sentit tout bête.

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Nathanaël

— Mais non, voyons. Qu’est-ce que tu racontes ? Tu es seulement saoul.

Et arriva ce qui devait arriver. Les épaules de Quentin se mirent à tressauter sous l’effet de pleurs silen-cieux. Le garçon pleura et pleura, la figure toujours cachée. Ce que lui avait confié Martine sur l’état moral de son fils, un mois auparavant alors qu’il l’avait croisée au marché, lui revint en mémoire. C’était donc vrai. De toute évidence, ça n’allait pas fort. Et cet aveu intime, s’il était sérieux, expliquait bien des choses. Si rien dans son comportement, durant la soirée, n’avait laissé prévoir un tel dénoue-ment, quelques verres de trop avaient suffit à lui faire perdre toute sa contenance. Le jeune homme soupira de lassitude. Était-il donc condamné à se retrouver au chevet de proches saouls et en larmes ? Comme s’il n’avait pas assez à faire avec sa mère, voilà que Quentin s’y mettait aussi. Qu’avaient-ils donc tous à le tourmenter avec leurs souffrances ? Quand pourrait-il enfin vivre au milieu de gens heureux ? Il posa sa main sur la tête du garçon, sincèrement attristé par le spectacle.

— Quentin…

— Je suis désolé, gémit l’autre entre deux reniflements, sans vouloir toujours laisser voir son visage.

— Ça ira mieux demain, va. Je vais te laisser dormir.

— Ouais, c’est ça. Casse-toi, jeta Quentin, en se retournant à nouveau brusquement.

Nathanaël resta un moment assis au bord du lit, l’air absent, à considérer la nuque du boudeur. Au moins, il ne pleurait plus. Jamais il n’aurait imaginé que la soirée s’achèverait ainsi… Heureusement qu’il avait dansé avec Annette, un peu plus tôt. D’une certaine manière, ça compensait. Le ronfle-ment régulier de Quentin le fit sortir de sa torpeur. Il lui ôta ses baskets, le couvrit comme il put de la couette, puis se retira.

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Nathanaël

IV

Plus Quentin tentait de se rappeler ses délires alcoolisés de la nuit passée, plus il stressait. Il avait fallu que ça tombe sur Nathanaël, l’une des rares personnes à lui inspirer du respect, à l’heure actuelle… Du peu qu’il se souvenait de sa fin de soirée, il méritait sûrement qu’il lui flanque une belle paire de baffes. À la rigueur, ça l’aurait presque soulagé qu’il le fasse. Lorsqu’on lui ouvrit, il était prêt au pire.

— Quentin. Bonjour.

— Madame Escobar. Bonjour. Je…

— Tu as l’air surpris de me voir. J’habite ici, désolée.

— Non, non, pas du tout. C’est seulement que je…

— Nathy ! C’est Quentin, pour toi ! Cria Marie en tournant la tête vers l’intérieur de l’appartement.

— Ne le dérangez pas, ce n’est pas grave. Je passais juste pour vous donner ça, de la part de ma mère. Elle vous a gardé un bout du gâteau. C’est au chocolat. Il est hyper bon.

— Ah… C’est gentil. Tu la remercieras, dit Marie en prenant le petit paquet soigneusement emballé dans du papier d’aluminium qu’on lui mettait dans les mains.

— Entre donc. Qu’est-ce qu’il fabrique ? Il dort, ou quoi ? Nathyyy !

Un « J’arrive ! » étouffé leur parvint aux oreilles.

— Tu as encore grandi, toi, depuis la dernière fois que je t’ai vu.

— Ça m’étonnerait ! J’ai vingt deux ans. Ça fait des années que je ne grandis plus. On ne s’est pas croisés depuis longtemps, mais quand même.

— Vingt deux ? Déjà ? Mince… Je suis larguée. Et c’est vrai que je ne sors plus beaucoup… Puis, va savoir, c’est peut-être moi qui rétrécis. Tu veux quelque chose à boire ?

— Non, merci, je dois sortir. Je ne faisais que passer.

Pas rasé, le cheveu hirsute, Nathanaël entra en saluant. Il avait une tête de papier mâché. Quentin se suspendit à son visage avec angoisse.

— Salut, Nathanaël. Ça… Ça va ?

— Je ne suis pas très frais, je n’ai pas encore dormi. J’y ai été un peu trop fort avec le café, cette nuit. Passé midi, je me suis dit que ça ne valait plus le coup de chercher le sommeil, mais là je commence à accuser le coup. Et toi, ça va ? Pas trop la gueule de bois ?

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Nathanaël

— Ça va. J’ai dormi jusqu’à treize heures… Bon, ben, je vous laisse. Il faut que j’aille chercher le pain.

— Je vais descendre avec toi. Ça ne me fera pas de mal de prendre un peu le frais, dit Nathanaël en prenant son manteau et son écharpe.

— Tu es devenu un très beau jeune homme, décréta soudain Marie à l’adresse de Quentin.

— Heu… Merci, fit l’intéressé avec un sourire gêné.

— Hein, Nathy ? Tu ne trouves pas qu’il est magnifique ? Tu fais toujours du sport ?

— Oui, toujours…

— Surf, skate, tout ça ?

— Oui, moins en ce moment, mais…

— Tu devrais te mettre au sport, toi aussi, Nathy, tu vois, ça lui réussit. Et, je l’ai toujours dit, le métis-sage, ça fait des enfants magnifiques. Tu en es la preuve vivante, Quentin.

— Bon, maman, on sort un peu, là. Je te dis à toute à l’heure, abrégea Nathanaël, sentant monter dangereusement l’exaspération.

— Bonne soirée, madame Escobar.

— Oui, c’est ça… Bonne soirée. Passe le bonjour à ta mère.

La porte à peine refermée, les deux garçons se regardèrent mi-amusés, mi-navrés.

— Elle est space, ta mère.

— Je sais. Parfois, je n’en peux plus… Surtout quand je suis crevé, comme ça.

— C’est toi que je voulais voir, en fait. Je voulais m’excuser pour mon comportement…

— Pour le coup, c’est toi qui as été space, cette nuit !

— Je sais. Je suis vraiment désolé… Le pire, c’est que je me souviens de presque rien, seulement que j’ai été lourd…

— Il vaut peut-être mieux.

Mais, cette réflexion n’eut pour effet que d’inquiéter Quentin davantage. Sur le chemin de la boulan-gerie, il insista tant et si bien, que Nathanaël finit par tout lui dire, ses propos exacts, son comporte-ment, ses larmes. Le pauvre garçon en fut mortifié et en resta décomposé.

— La loose… Quel boulet. Je me sens super mal vis-à-vis de toi. Je suis vraiment, vraiment désolé.

— Ce n’est pas si grave, Quentin. Il n’y a pas mort d’homme. Et, sans vouloir faire le blasé, j’en ai vu d’autres, tu sais.

— Tu es vraiment cool de le prendre comme ça. Mais, si, moi, je trouve ça grave.

— Évite de boire autant, c’est tout.

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Nathanaël

— C’est clair. On ne m’y reprendra plus. Alors, ça ne te gène pas plus que ça d’apprendre que je suis gay ?

— Donc, c’est vrai ?

— Oui, c’est vrai. Je te le confirme à trois cent pour cent!

— J’avoue que ça me surprend, mais pourquoi ça devrait me gêner ?

— Ben, je ne sais pas. Mes potes m’ont bien tourné le dos à cause de ça.

— Sérieusement ?

— Oui.

— Tu es sûr que c’était des potes?

— Le contexte était particulier. Je ne leur en veux même pas. Enfin, en attendant, je me retrouve tout seul comme un con.

— En octobre, j’avais croisé ta mère au marché. Elle m’a dit que tu n’allais pas bien. C’était à cause de ça ?

— Oui. J’ai eu une sale période. Je ne savais plus du tout où j’en étais. Non pas que je le sache telle-ment plus aujourd’hui, mais au moins, je me suis fait à l’idée.

— À l’idée ?

— À l’idée que j’aime me faire… Que je préfère les mecs.

— Ah.

— Ça me fait bizarre de te parler de ça. Tu es la première personne à qui je le dis. Et, quand je pense qu’il a fallu que je mette minable pour y arriver. J’en chialerais tellement j’ai honte.

— C’est si difficile à dire ?

— Oui, c’est difficile. J’ai peur de la réaction des gens.

— Pourtant, regarde, moi, ça m’est égal…

— Oui, mais toi, tu es spécial. Tu ne juges jamais personne. Tu n’as pas la tête farcie de clichés. Dire qu’il n’y a pas quatre mois, j’étais le premier à faire des blagues sur les homos ou à chambrer un mec un peu efféminé. Ce qu’on peut être con, quand même.

— Ça…

Ils avaient déjà parcouru les cent mètres qui les séparaient de la boulangerie du croisement de la rue Transvaal et de la rue des Envierges. La nuit tombait sur le parc de Belleville déserté, et sur Paris. Le ciel était tourmenté et glacé. C’était beau. Quentin demanda son pain de campagne et, puisqu’il était là, Nathanaël en profita pour acheter deux éclairs au café pour lui et Marie. En sortant de la bou-tique, bizarrement, ni l’un ni l’autre n’eut l’idée de prendre le chemin du retour. Il faisait pourtant froid, et le parc n’allait pas tarder à fermer, mais, sans se consulter, ils y pénétrèrent, y déambulèrent d’un pas tranquille et s’accoudèrent pour regarder Paris se noyer doucement dans les bleus-gris du crépuscule hivernale. Jamais Nathanaël ne se lasserait de ce fantastique panorama sur la capitale.

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Nathanaël

Cette vue était l’une de ses ressources les plus précieuses.

— Tu n’es pas très curieux, comme mec, dit Quentin.

— Comment ça ?

— Tu ne me poses aucune question.

— Qu’est-ce que tu veux que je te pose comme questions ? Je préfère t’écouter.

— C’est vrai que de se sentir écouté, c’est déjà bien sympa, et ça, tu sais faire, reconnut le garçon en lui souriant.

— Si je veux ouvrir mon cabinet de psy un jour, c’est le minimum.

— Alors, c’est décidé ?

— Disons que l’idée fait son chemin…

— J’ai toujours une drôle d’impression quand je parle avec toi.

— C’est-à-dire ?

— Avec la plupart des gens, tu ne peux rien aborder sans que un tel ou une telle veuille donner son opinion ou étaler sa science. Toi, tu n’es pas comme ça. C’est vachement libérateur. Je t’assure, c’est rare. Et, on dirait que tu n’as aucun tabou.

— Il ne faut peut-être pas exagérer. Et ce n’est même pas que je garde mes opinions pour moi, c’est que la plupart du temps, je n’ai pas d’opinion à émettre… C’est peut-être aussi un manque de person-nalité. Pas mal de gens prennent ça pour de l’indifférence.

— Non, moi, je ne le prends pas comme ça. Tu ne t’en fous pas quand on te parle, ça se sent. Ce n’est pas de l’indifférence, c’est de l’ouverture d’esprit, pour moi. Et ce que j’aime, c’est qu’on a l’impression que rien ne te choque jamais.

— Tu ne m’as rien dit de choquant, en même temps. Et puis, à ce sujet là, il faut dire que je suis à bonne école avec ma mère.

— Elle te parle beaucoup ?

— Oui, déjà. Mais, ce n’est pas tant qu’elle me parle beaucoup, c’est les choses qu’elle me dit. Quand tu es capable d’entendre quelqu’un que tu aimes te parler de son désir de suicide pendant une heure d’affilé, je te jure que tu peux tout entendre, après.

— Putain, c’est clair… Mes petits problèmes, c’est dérisoire, à côté.

— Je n’ai pas dit ça. Aucun problème n’est dérisoire.

— Disons que ça me fait relativiser un peu…

— Les remises en question intimes, la sexualité, le désir de mort, ou n’importe quoi d’autre, tout est digne du même intérêt quand on s’intéresse à la psychologie humaine.

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Nathanaël

— Si tout le monde pouvait être comme toi, soupira Quentin.

Cela lui fit penser à Yvan, l’un de ses amants réguliers, un véritable handicapé des relations humaines. Un jour, il en parlerait à Nathanaël, parce que cet homme, vraiment, c’était un cas, aussi brûlant dans ses prouesses sexuelles que glaçant par ailleurs.

— On se rentre ? Je commence à avoir les mains gelées, dit Nathanaël

— Oui, moi aussi.

Ils revinrent donc sur leurs pas, sans se presser davantage. Quentin avait tant de choses à dire… Avec Nathanaël, il se sentait en confiance. Il était très tenté de se confier. Mais c’était vrai, il faisait froid. Et chacun allait rentrer chez soi. C’était ainsi. Ils reprirent la rue Transvaal et marchèrent un moment en silence. Lorsqu’ils commencèrent à longer le terrain de basket, Quentin ne put retenir les aveux qui lui brûlaient la poitrine.

— J’ai laissé tomber la fac, déclara-t-il soudain.

— Ah, bon? Et ça n’a pas fait trop râler Martine ?

— Elle n’est pas au courant, alors garde-le pour toi.

— Oh… Je vois. Promis, j’essaierai de ne pas faire de gaffe. Ça ne te plaisait plus le droit ?

— Ça ne m’a jamais plu.

— C’est bien ce qui me semblait. Et tu fais quoi à la place ?

— Rien. Je vais peut-être tenter les écoles d’art. Il faut que je prépare un book qui tienne la route pour le printemps, pour la période des concours d’entrée. Mais, pour l’instant, je suis un peu trop obsédé par le cul pour penser à autre chose.

Nathanaël, sourcils froncés, s’arrêta et le considéra.

— Mais, dis-moi. Si tu ne vas plus en cours, tu fais quoi de tes journées ?

Le garçon soutint le regard inquiet de son aîné. Pouvait-il lui dire ? Il hésita. En même temps, c’était l’occasion de tester cette tolérance qui le fascinait chez lui. Et, de toute façon, avec Nathanaël, il n’avait jamais réussi à ne pas être honnête. Il n’était pas le genre de personne à qui on a envie de mentir. En prenant la parole, Quentin sentit une flambée lui chauffer subitement le visage en même temps qu’une drôle de chape d’angoisse lui tombait sur les épaules.

— Je n’en suis pas fier, mais je passe beaucoup d’heures de beaucoup de mes journées à draguer et à me faire sauter.

— Pardon ?

— Si tu préfères, à me faire mettre, enculer, baiser… Comme tu veux.

— OK, c’est bon. Stop!

En lisant la stupéfaction presque horrifiée, sur le visage de Nathanaël, il regretta immédiatement de

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Nathanaël

lui avoir dit ces mots. Le jeune homme était effaré. Il revoyait le petit garçon de douze ans, lorsqu’il l’aidait à faire son anglais et son français, en sixième, il y avait dix ans de cela. Ce qu’il venait d’entendre ne cadrait pas du tout avec l’image qu’il avait de Quentin, ce qu’il connaissait de lui. S’il avait été une vague connaissance, ces aveux scabreux l’auraient laissé indifférent, mais là, il s’agissait de Quentin, un jeune qu’il avait vu grandir, auquel il s’était attaché, un gamin qu’il avait aidé à éviter l’échec sco-laire, un petit frère presque. Dans un tel contexte, son ouverture d’esprit avait ses limites. Quentin déglutit. À quelle autre réaction aurait-il pu s’attendre ?

— Désolé. Je ne voulais pas être grossier.

— Je croyais que tu avais un copain, moi !

— Un copain ? Ça existe cette bête-là ? Pas dans ma dimension, alors. Moi, dans le milieu que je fré-quente, la relation durable c’est plus un mythe qu’autre chose. Et quand je dis durable, c’est qui dure plus d’une semaine, si tu vois ce que je veux dire. Non, je fais ça avec des mecs…

Il n’acheva pas, haussant les épaules avec un geste vague, comme s’il ne se fût agi là que d’’un détail sans importance.

— Des mecs ? Enfin, Quentin… Tu t’entends ? « Des mecs » ? Et tu les trouves où ces mecs ?

— Je n’aurais pas dû te parler de ça…

— Tu les trouves où, ces mecs ? Insista Nathanaël.

— N’importe où ! Bars gays, boîte, dans le Marais… Les types qui aiment se taper un petit jeune, ce n’est pas ce qui manque à Paris, fit le garçon avec impatience.

— Rassure-moi. Tu ne te prostitues pas ?

— Non, quand même, je n’en suis pas encore là!

— Quentin. Tu ne serais pas en train de faire un peu n’importe quoi ?

— Je crois que je file un mauvais coton, comme dirait ma mère… C’est plus fort que moi.

— Tu prends tes précautions ?

— Bien sûr. J’ai beau être perturbé, en ce moment, je tiens encore à la vie…

— C’est déjà ça… Donc, si je résume, tu vadrouilles à longueur de temps comme un matou en rut à la recherche d’expériences sexuelles, au détriment de tout le reste. Arrête-moi, si je me trompe, hein ? Tu as abandonné tes études, tu n’as plus d’amis, plus de projets personnels concrets, tu mens à ta mère…

— Putain, tu es dur. Évidemment, présenté comme ça. Ce n’est pas pour rien que je t’ai dit que je n’étais pas fier. Et pour parfaire le tableau, tu peux rajouter que je bois trop et que je déprime.

Il n’avait plus le courage de regarder son interlocuteur en face. Il fixa son attention sur le terrain de basket vide, de l’autre côté du grillage contre lequel il s’était appuyé. Il était terrible, ce silence désap-probateur de Nathanaël. Terrible. Et il dura. Cette histoire malsaine dans laquelle il s’était laissé embringué avec cette Lili et son Phil, cet été, lui avait fait perdre la tête. Depuis, oui, il faisait

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Nathanaël

n’importe quoi. C’était la stricte vérité. Maintenant, son quotidien tournait uniquement autour du sexe, comme la vie d’un drogué autour de sa came. Mais, était-ce sa faute à lui s’il ne se sentait vivant que lorsqu’il se soumettait au plaisir des hommes ? Était-ce sa faute s’il aimait ça, si plus rien d’autre ne revêtait d’intérêt, et si tout le reste lui semblait insipide ?

— Quentin.

— Quoi ?

— Tu sais que tu déconnes à fond, là ? Je suis obligé de te le dire. Est-ce que tu t’en rends compte ?

Il avait dit cela sans la moindre agressivité, avec douceur, même. Quentin ne trouva évidemment rien à lui répondre de rassurant ou qui puisse le contredire.

— Oui, je le sais. Pourquoi tu crois que je t’en parle ? concéda-t-il faiblement.

— Et bien, vas-y, dis-le moi. Qu’est-ce que tu attends de moi ? Pourquoi, tu m’en parles ?

— Parce que… Parce que ça prend des proportions qui me font peur. J’ai l’impression que les choses m’échappent complètement. Et, je commence à me dégoûter moi-même. Parfois, je ne me reconnais plus. Parler avec toi, ça m’aidera peut-être à y voir plus clair.

— Ça fait combien de temps que tu gardes tout ça pour toi ?

— Depuis ce qui est arrivé cet été, cette histoire qui a tout déclenché, et qui a fait que mes potes ne me parlent plus. Ce n’est pas très glorieux. Je te raconterai, un jour, si j’ai le courage. Mais tu as déjà tes propres problèmes à gérer. Il ne faut pas non plus que tu t’inquiètes trop pour moi. Je vais bien finir par me ressaisir. En ce moment, c’est vrai que j’ai le feu au cul du matin au soir, mais je me dis que ça finira par se calmer tout seul. Le médecin m’a dit que j’étais normal, qu’à mon âge, quand on est en bonne santé, on peut avoir une libido un peu débridée. « Débridée », c’est ce qu’il a dit.

— Aimer le sexe, c’est une chose, et il n’y a rien de mal à ça. Ce qui m’inquiète c’est que tu sembles te comporter comme quelqu’un qui ne se respecte plus.

— C’est peut-être vrai que je ne me respecte plus. Je m’en fous de me mettre en danger. Ça a même tendance à m’exciter… Et tous ces trucs qui me blessaient au début, me faire traiter de salope, me faire brutaliser, ce genre de chose, maintenant c’est ce qui me fait kiffer. J’y ai pris goût. Je ne suis plus bon qu’à ça : donner mon cul à qui en veut.

— Ok, murmura Nathanaël, atterré. Écoute, Quentin, tu es un peu comme un petit frère pour moi et là, franchement, tu me fais peur. Voilà ce qu’on va faire. Il ne faut pas que tu restes tout seul à vivre cette espèce de double-vie. Là, je suis trop crevé, mais demain, viens me voir. Il faut qu’on discute de tout ça sérieusement. Est-ce que tu es OK pour ça ?

— Oui, murmura le garçon avec une soudaine envie de pleurer qu’il réussit à maîtriser.

L’inquiétude du jeune homme à son sujet était sincère. Tout en le renvoyant plus durement encore à sa minable nature, cela lui réchauffait le cœur.

— Hé, ça va aller ? S’enquit Nathanaël en remarquant son trouble.

Pris au dépourvu par une bouffée de déroute incontrôlable, Quentin ne fut capable que d’opiner. Il se sentait sur le point de s’écrouler.

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Nathanaël

— Ça n’a pas l’air… Viens-là.

Il le prit contre lui brièvement mais fermement, sa main glacée sur sa nuque brûlante, sa bouche tout près de son oreille.

— Je ne sais pas trop ce qui t’arrive, mais je vais t’aider, d’accord?

— D’accord.

— Allez, rentrons au chaud. Je me les gèle.

Ils reprirent leur marche. Il n’y avait plus que quelques mètres à faire. Au pas de la porte de l’im-meuble, ils s’arrêtèrent encore une fois. Nathanaël réfléchit à l’accélérer aux mots adéquats à dire avant qu’ils ne se séparent. Mais il n’eut pas à les trouver car c’est Quentin qui prit la parole.

— Je me sens super seul ces derniers temps, comme jamais ça ne m’est arrivé dans ma vie. Mais ce soir, grâce à toi, beaucoup moins. Alors, merci.

Nathanaël lui décocha un beau sourire et poussa la porte.

— Demain, viens me retrouver au sixième. Quand tu veux. Tu m’appelles et tu te pointes.

— Au sixième?

— J’ai réaménagé la chambre de bonne qui est à nous, pour avoir un coin tranquille où bosser sur ma thèse. Tu verras, c’est petit, mais ça n’a plus rien d’un grenier encombré. Je n’en bougerai pas de la journée. On pourra parler en toute liberté. Ça marche?

—  Ça marche.

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Nathanaël

V

C’était une journée d’hiver comme il y en a tant à Paris… Il était onze heures du matin mais il faisait sombre comme si le jour n’avait pas vraiment voulu se lever. Une pluie fine et serrée glissait sans discontinuer contre la vitre depuis des heures.

— Je vais déjà te raconter ce qui s’est passé cet été. Autant commencer par le début, dit Quentin sur un ton blasé.

Installé confortablement sur le petit canapé, il chercha un peu ses mots. Nathanaël, lui, assis sur la chaise unique de la petite pièce, les bras croisés, était concentré, prêt à l’écouter.

— Comme chaque été, on était à Biarritz, logés dans l’appartement que nous prête ma grand-mère. Il y avait David, Marco, Samir et, pour la première fois, son petit frère Sofiane. C’était top. On fait ça depuis nos dix-huit ans. On passe nos journées à surfer, à se baigner, à lézarder. D’habitude Agnès vient aussi – c’est la copine de David – mais cette année, elle n’a pas pu, donc on s’est retrouvés entre mecs. Je me dis, avec le recul, que si elle était venue, tout ça ne serait pas arrivé. Enfin, bref, c’est comme ça… À la fin de notre première semaine de séjour, on a fait connaissance avec une nana qui s’appelait Lili, sur la plage, un après-midi. Un canon. En un clin d’œil on était tous raides amoureux d’elle. Excellente sur-feuse, vingt-cinq ans, super sympa, vraiment belle. Je me suis dit que c’était la femme de ma vie. On a si bien sympathisé qu’on l’a invité à manger, tout ça. Se retrouver seule avec cinq jeunes mecs, ça n’avait pas l’air de lui faire peur, au contraire, elle était super à l’aise. Je crois qu’elle a eu un ascendant sur nous dès le départ. À part sur David qui gardait ses distances. Au bout de trois jours, c’était acquis, elle faisait partie de notre petite bande. Attends, regarde, j’ai gardé une photo d’elle…

Quentin tendit à Nathanaël son téléphone portable. La photo d’une jolie jeune femme souriante à longs cheveux lisses s’y affichait.

— Très jolie, en effet.

— La nana sportive, marrante, nature, sans prises de tête. Puis, super cool d’emblée. Limite garçon manqué au niveau du caractère. Elle avait même un humour de mec… Hyper rassurante, malgré sa beauté. La femme idéale ! Moi qui ne suis sorti qu’avec de chieuses, j’étais subjugué ! Forcément ça cachait un truc. Peu à peu, elle est venue manger avec nous le soir. Elle nous faisait même la bouffe, parfois. Elle nous chouchoutait. Nous on était tous contents de cette présence féminine, sous le charme, une vraie bande de couillons libidineux qui ne voient pas qu’il y a anguille sous roche. On n’en revenait pas, en fait. Peu à peu, subtilement, elle se l’est joué de plus en plus séductrice, mais avec classe, sans en faire trop. Forcément, tu imagines, une bombe comme ça au milieu de tous ces gars en rut, la tension sexuelle est montée un max. C’est notre petit Sofiane qui a craqué le premier. Lili et lui se sont envoyés en l’air discrètement, à l’appartement, un après-midi, pendant qu’on lézar-dait au soleil. Quand il nous l’a dit – et il s’en vantait, tu penses, le petit saligaud – on n’a même pas voulu le croire. Mais, le soir, quand elle l’a embrassé sur la bouche en arrivant, on a bien été obligés de reconnaître le truc… C’était sa première fois, à Sofiane. Il était fier ! C’était mignon…

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Nathanaël

Quentin revoit le jeune garçon fanfaronner. Il sourit avec nostalgie. Tout ça, c’était avant que les choses ne dégénèrent.

— Ensuite, tout s’est accéléré. Lili nous a envoûtés un à un, progressivement. Sauf David.

— Pourquoi, sauf David ?

— Lui, comme je te disais, il est en couple. Agnès et lui c’est du solide. Ils sont ensemble depuis qu’ils ont quinze ans. Ils veulent même se marier. Vu que son cœur est déjà pris, je pense qu’il était immu-nisé contre les charmes de Lili, pendant que nous on était tous là, la langue pendante. Elle aurait pu nous demander n’importe quoi, on l’aurait fait. C’est ce qui est arrivé, d’ailleurs.

Il fit une pose. C’était la première fois qu’il parlait de tous ces événements depuis qu’ils s’étaient pro-duits. Peut-être se sentirait-il plus léger lorsqu’il aurait tout dit.

— L’air de rien, avec son petit air innocent et son beau sourire, elle s’est tapé chacun nous, un par un, en moins d’une semaine, sauf David, donc. On n’avait même pas l’idée d’être jaloux les uns des autres. On n’en revenait pas d’avoir les faveurs de cette déesse libérée. Puis, je ne te dis pas. Elle savait y faire au lit. Une merveille. Tout ça c’était mi-juillet, et on restait à Biarritz tous ensemble jusqu’à fin août. À partir du moment où elle nous a tous rendus accros à elle, c’est là que ça a commencé à deve-nir n’importe quoi. Elle a réussi à nous faire accepter des plans de plus en plus osés, très progressive-ment, comme si c’était un jeu, tu vois ?

— Sauf avec David.

— Ben, David, lui, il commençait à faire vraiment la gueule. Il essayait de nous convaincre qu’elle nous manipulait, mais nous on n’avait seulement l’impression qu’il essayait de nous monter contre elle, qu’il était jaloux. On ne voulait pas l’entendre. On était sur notre nuage, plus du tout objectifs. C’était «peace and love» du matin au soir. Elle nous a mis plein de trucs dans la tête sur l’amour libre, la nécessité de faire des expériences nouvelles, etc… Bref, un soir, elle nous a invités tous les cinq dans la villa de ses parents. Tu aurais vu la baraque : déserte, somptueuse, avec piscine, jardin immense… On a passé une soirée géniale : viande grillée, bonne musique, alcool, fume… Une Lili rayonnante au milieu de son harem de mecs. Même David, ce soir là, s’est laissé aller. Il a tellement fumé, ce con, qu’il s’est endormi sur une chaise longue et il a loupé la suite. Enfin, de fil en aiguille, on s’est retrouvés tous les cinq au lit, les quatre mecs encore en état, et Lili. Au début, on ne s’occupait que d’elle et puis, tu devines la suite…

— L’alcool aidant, les choses se sont emballées…

— Plutôt, oui. Et encore, je n’avais pas tant bu que ça. Je me souviens bien de tout. Lili voulait qu’on s’embrasse entre mecs. Vu l’ambiance générale, elle n’a pas eu à insister beaucoup. Voilà comment je me suis retrouvé à rouler des pelles d’enfer à mes potes d’enfance. Lili nous disait que ça l’excitait, que c’était beau. Plus elle nous le disait, plus ça nous décomplexait. Ensuite elle a voulu qu’on se suce les uns les autres. On faisait selon son désir. C’est elle qui nous guidait. Ça peut paraître incroyable sachant qu’on était tous hétéros (enfin, sauf moi, mais je ne le savais pas encore), mais il n’y en a pas eu un pour avoir la présence d’esprit de dire «stop!». C’était bon, Lili prenait du plaisir, nous aussi, on s’éclatait. Bref, autant appeler les choses par leur nom, on peut dire que ça a fini en belle partouze. Le pire c’est que quand tout le monde a eu joui, que c’était terminé, on était tous joyeux, détendus. Avec cette belle nana nue auprès de nous qui s’était offerte sans compter, on était au paradis. On l’avait bien satisfaite, on était contents de nous, comme des beaux abrutis. C’est seulement le lendemain qu’on a réalisé qu’on avait peut-être fait une connerie. Et moi, je ne te dis pas, j’étais le plus mal de tous.

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Nathanaël

— Pourquoi ?

— Toucher mes potes, les voir jouir, j’avais adoré ça… Trop. Je n’arrivais plus à penser à autre chose. À partir de cet instant, j’ai dû faire semblant.

— Semblant ?

— Oui, semblant d’être comme eux. Prendre le truc à la rigolade, ne parler que de Lili, de sa beauté de fille, de sa perversité adorable, etc. Alors que c’est tout autre chose que j’avais en tête. Toucher un mec, ça ne m’était jamais arrivé avant et, sincèrement, je n’en avais jamais eu ni l’envie, ni même l’idée. Cette première fois, ce plan à plusieurs, ça m’a vraiment fait un déclic de ouf. À partir de ce jour là, je n’ai eu qu’une idée fixe : le refaire seul à seul avec un mec à mon goût. J’avais touché au fruit défendu… Ça a commencé à s’embrouiller dans ma tête. On était installés dans la même chambre David et moi. La nuit, je n’arrivais plus à dormir. J’avais envie de le réveiller et de lui proposer des expériences sexuelles. J’ai réalisé que j’avais envie de lui. Dans la journée, je n’arrivais plus à le regarder en face… Pourtant, c’est le seul avec qui je n’avais rien fait… J’avais l’impression que ça se voyait sur ma figure.

— Tu penses que si tout ça n’était pas arrivé, tu serais resté dans l’ignorance de tes goûts ?

— Je n’en sais rien. J’aime tellement ça, que je m’en serais forcément rendu compte un jour ou l’autre. Ce n’est pas possible autrement. Mais quand ? Ça, je n’en sais rien. Peut-être hyper tard, vers trente ou quarante ans, après avoir fait une tripotée de mômes à une femme. Va savoir…

Quentin soupira. Découvrir ces nouveaux plaisirs lui était monté à la tête et lui avait coûté terrible-ment cher. Au fond de lui, il se maudissait d’avoir croisé le chemin de Lili. Il aurait voulu remonter dans le temps, retrouver l’époque où il était en paix avec lui-même, où l’excitation électrique et sans pareil qui le saisissait chaque fois qu’il désirait un homme ne l’avait pas encore perverti jusqu’à le désintéresser de tout le reste, à commencer pas sa propre vie.

— Donc, tout a commencé comme ça…

— Hou là ! Attends ! Ça, ce n’était que le début du délire ! Une fois qu’elle nous a tous bien eus sous son emprise, Lili nous a présentés à un soi-disant ami, Phil. En fait, on l’a compris plus tard, trop tard, c’était son mec. Un putain de beau gars brun, bisexuel, séducteur et vicieux à souhait. Humainement, je l’ai détesté direct, mais physiquement, je l’ai désiré à la seconde où je l’ai vu. Lui m’a détecté d’un seul regard, ce salaud. À partir de là, je t’épargne les détails, ce n’était plus « sea, sex and sun », mais « sex, sex and sex »… On a encore fait quelques parties fines à plusieurs. Il faut avouer que c’était fascinant de voir Lili et Phil s’envoyer en l’air. Ça sautait aux yeux qu’ils étaient fous l’un de l’autre. Lui ce qu’il aimait, c’est se faire prendre par l’un de nous pendant qu’il la sautait. Ça me surexcitait de le voir prendre son pied comme ça. Je rêvais qu’on m’en fasse autant, la fille en moins… Une fois, une seule fois, je n’en pouvais tellement plus, que dans le feu de l’action, je me suis offert à Samir. Comme lui aussi était surexcité, il m’a donné ce que j’attendais. J’ai adoré. Pourtant, la première fois, c’est quand même sensé faire mal, moi j’en avais tellement envie que j’ai même aimé la douleur. J’en ai crié de plaisir. Devant mes potes. Tu imagines ? La honte. Ce jour là, Samir et moi on leur a volé la vedette, si je puis dire, à Phil et Lili… Quand j’y pense, on ne s’est même pas protégés. C’était vraiment du grand n’importe quoi. Après ça, c’était le scoop officiel, j’étais pédé. Il n’y avait plus de doute. Pendant la suite du séjour, j’ai couché des tas de fois avec Phil. Il m’a appris tout ce qu’il fallait. Je ne l’appréciais pas, ce mec, mais il faut reconnaître qu’il a été un bon professeur. Je lui dois pas mal. Enfin, il en a bien profité aussi, en même temps…

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Nathanaël

— Et c’est là que tes amis t’ont rejeté?

— Non, ils l’ont plutôt bien pris. La vérité c’est qu’ils s’en foutaient de mes goûts sexuels. Puis ils auraient été malvenus de la ramener, après tout ce qu’on avait fait ensemble. Mais, malgré tout, c’est vrai qu’il y a un truc bizarre dans l’imaginaire masculin en général, aimer te faire sodomiser t’assi-mile vite à la soumission, ce qui n’est pas faux en soi… Mais qui dit soumission, dit faiblesse… Alors quand tu oses affirmer que tu aimes ça, je ne te dis pas comment le regard des autres change.

— Il change comment ?

— Il devient plutôt méprisant. Je ne peux pas dire mieux. Même dans le milieu gay. Surtout dans le milieu gay, en fait. Là, c’est vraiment sans pitié. Tu en prends plein la tronche.

— Ah bon ?

— Puisque tu aimes te soumettre au plaisir de l’autre, on juge que tu n’as pas vraiment de dignité. Ou, en tout cas, que tu n’en n’as pas besoin le temps de l’acte. Je ne dis pas qu’on a l’air super digne quand on se fait enculer, mais quand même. Explique-moi pourquoi neuf mecs sur dix se croient obligés de te rabaisser avec des mots ou des gestes avilissants ? Il paraît que c’est un jeu, que c’est excitant. Moi, je ne trouve pas ça ni drôle ni excitant. Enfin, j’en fais abstraction, maintenant…

— Je croyais que c’était un acte d’amour comme un autre, la sodomie…

— S’il y a de l’amour, peut-être, oui. Là on aborde un terrain qui m’est inconnu. En tout cas, c’est vrai que je n’ai jamais ressenti ce besoin d’humilier une fille quand je lui faisais l’amour… Dans les rapports ludiques entre mecs je peux te dire que l’amour, on en est loin ! Déjà, quand il y a un peu de tendresse je m’estime heureux. En fait, on t’assimile à une fille qui aime se donner sans compter. Je te laisse ima-giner le nombre de qualificatifs charmants qui existent pour te rabaisser ou t’injurier… Tous féminins, évidemment. Je t’épargne la liste. Et le fait que tu sois un mec justifie d’être encore plus rabaissé qu’une fille facile… Tu n’es qu’un objet sexuel. Un objet, ça ne parle pas, ça se laisse utiliser sans rien dire… Tu n’as ni les charmes d’une fille, ni les attributs d’un mec, puisque tu ne les utilises pas, donc, tu n’es rien… Tu es moins que rien.  Ce que je peux te dire, c’est que moralement, c’est vraiment dur. Au début, je me rebellais quand je tombais sur un mâle qui cherchait un peu trop à m’humilier. Le mec ne comprenait pas. Il me disait que je ne savais pas ce que je voulais… Pour le bourrin de base, si tu aimes te donner, c’est forcément que tu aimes te faire humilier. Enfin, je te parle de mon expérience, tout ça, c’est ma petite analyse perso. Je suis peut-être mal tombé. Ou c’est moi qui suscite ça. Je ne sais pas. Enfin, maintenant, je ne me rebelle plus. À force, j’ai fini par intégrer cette donnée.

— Ça n’a pas l’air, dit Nathanaël, inquiet de voir tant de lassitude se lire sur le visage de son interlocuteur.

— Je ne cherche plus à comprendre. Je leur donne ce qu’ils veulent et je leur prends ce que j’ai à prendre. Enfin, pour finir mon histoire – parce que ce n’est pas terminé – un soir, c’était mi-août, j’avais bu exagérément. Je devais être à peu près dans le même état qu’avec toi, à l’anniversaire de maman. Il paraît que j’ai emmerdé David en pleine nuit, quand je suis rentré. Je ne m’en souviens même pas. Quand je me suis réveillé le lendemain, j’avais des bosses, un bleu sur la joue et des grif-fures assez sévères dans le cou… David avait fait sa valise. J’étais encore dans le coton, je ne compre-nais rien. Il est entré dans la chambre, m’a hurlé dessus qu’il se cassait, qu’il ne me connaissait plus, que je le dégoûtais, etc. Je comprenais toujours que dalle. C’est les autres qui m’ont dit, après. Ils m’ont expliqué que j’avais…

Il s’interrompt, joignit les mains devant sa bouche, un éclat tragique dans les yeux.

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Nathanaël

— J’aurais essayé d’abuser de lui… En plein nuit… Pendant qu’il dormait…

Il se cacha le visage un instant, puis leva le regard sur Nathanaël.

— Je suis devenu abject, murmura le garçon, au bord des larmes.

Nathanaël quitta sa chaise pour venir s’asseoir à côté de lui.

— Tu n’es pas abject. Tu es dépassé.

— Ce que j’ai fait à David, c’est dégueulasse.

— Lui, il t’a frappé. Toi tu lui as fait quoi ?

— J’ai essayé de le déshabiller, et je m’étais mis à poil, sanglota le garçon.

— C’est tout ? Il aurait pu choisir d’en rire au lieu de t’agresser.

— Tu ne le connais pas. Il a dû se sentir blessé dans sa fierté d’hétéro pur et dur. J’ai sûrement été trop loin.

— Franchement, si tu ne lui as fait un plan dans le genre ce qui s’est passé avec moi l’autre jour, il a réagit de manière disproportionnée.

— Il ne m’a même pas laissé m’excuser.

Les larmes coulaient sur les joues de Quentin. Son interlocuteur comprenait mieux, maintenant, pourquoi il avait tant insisté, la veille, pour avoir le détail de ses frasques de vendredi soir.

— Il a dû s’en remettre, depuis le temps, tu sais. Et si tu étais vraiment saoul au point de n’avoir aucun souvenir, c’est que tu n’étais pas en état de lui faire grand mal.

— J’ai déconné, j’ai grave déconné, se lamenta Quentin.

— Oui, peut-être… Tu as déconné, c’est vrai, mais lui aussi. Il aurait pu garder son calme, te repousser et c’est tout. Il n’avait pas à te tabasser et à couper les ponts comme ça sans chercher à t’aider ou même à comprendre ce qui se passe.

— Je ne sais pas…

Le garçon avait l’air perdu comme un tout petit enfant qui a lâché la main de sa mère au milieu d’une foule hostile. Nathanaël, s’il savait écouter, ne savait pas forcément quoi faire pour le consoler. Mais, Quentin se reprit tout seul comme un grand. Il poussa même comme un soupir de soulagement.

— Waouh ! Ça fait des mois que je ne veux plus penser à tout ça. Ça m’a un peu remué d’en parler. Désolé, dit-il en se laissant aller en arrière sur le dossier.

— C’est normal. Tiens, fit l’autre en lui tendant un mouchoir en papier.

— Merci.

Le déluge glacé, dehors, s’intensifiait. Sans avoir à se lever, Nathanaël alluma la mini chaîne et mit le

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Nathanaël

dernier album de The XX, histoire d’embellir l’atmosphère de quelques sons délicats qui couvriraient un peu le bruit de la pluie.

— J’ai trop parlé de moi. J’en suis à moitié écœuré. Raconte-moi un beau souvenir, Nathanaël. Tiens, raconte-moi ton premier baiser. J’ai besoin que tu me parles un peu de toi.

La pluie et la musique, seules, lui répondirent. Quentin se tourna vers son voisin. Celui-ci, de profil, était plus immobile qu’une statue.

— Nathanaël ? Tu m’as entendu ?

— Je n’ai aucun beau souvenir à raconter, Quentin.

— Ok… Très bien… Même ton premier baiser ?

— Il n’y a pas de premier baiser, fit-il sèchement.

Là, Quentin se redressa et fixa plus intensément son attention sur le jeune homme prostré.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Nathanaël tournait et retournait mécaniquement entre ses doigts la jaquette du CD. Seules ses mains bougeaient. Le reste était figé.

— Tu as l’air d’avoir des secrets horribles. C’est pour ça que tu ne parles jamais de toi ?

— Des secrets ? Je n’ai aucun secret. Qu’est-ce que tu vas imaginer ? C’est seulement que je n’ai abso-lument rien à raconter, c’est tout.

— Même pas un premier baiser ?

— Non. Même pas.

— Sans déconner… Personne ne t’a jamais embrassé ?

Nathanaël aurait aimé se trouver à mille lieues d’ici, seul, tranquille, sans inquisiteur à ses côtés. Il leva la tête, ferma les yeux deux secondes pour trouver du courage et, enfin, affronta le visage inter-rogateur de Quentin.

— Non. Personne.

— Comment ça se fait ? Fit naïvement le garçon.

— Va savoir ?

— Tu es mignon, pourtant.

— Tu es sûr que tu n’as pas besoin de lunettes ?

— Tu as un super beau sourire, le regard le plus doux que je connaisse. N’importe quelle fille devrait craquer pour toi.

— Les femmes ne me regardent pas. Je suis transparent. Ça a toujours été comme ça.

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Nathanaël

— Et les garçons ?

— Transparent, je te dis.

— Tu ne fais pas tout pour, aussi ? Il faudrait peu de chose pour que tu te mettes un peu en valeur.

— Je suis comme je suis.

Avec une spontanéité confondante qui ne lui laissa aucun recours, Quentin lui ébouriffa un peu les cheveux avec un air d’expert et, dans la foulée, lui ouvrit les deux premiers boutons de sa chemise.

— Voilà. C’est déjà mieux. Tu vires tes lunettes, tu te mets aux lentilles de contact.

Joignant le geste à la parole, il lui ôta ses lunettes. Il considéra son œuvre en prenant un peu de recul. Nathanaël sentit son cœur s’affoler légèrement, mais n’aurait su dire si c’était d’agacement ou pour une autre raison.

— Magnifique, fit Quentin en souriant, tout content de lui.

— C’est bon, arrête de te foutre de moi. Rends-moi ça, s’impatienta l’autre.

Mais, il ne lui rendit pas sa paire de lunettes.

— Tu n’aimes pas qu’on te regarde. Pourquoi ? Tu cherches à devenir invisible ?

— Quentin, s’il te plaît, rends-les moi…

— Non.

— Quoi ? J’ai quelque chose sur la figure ?

En guise de réponse, Quentin lui déposa un baiser appuyé sur la bouche. La douceur des lèvres chaudes, autant que la surprise, suscitèrent comme un électrochoc dans la cervelle de Nathanaël.

— Voilà. Maintenant, tu auras quelque chose à raconter la prochaine fois que quelqu’un te demande-ras comment était ton premier baiser. Alors, raconte. C’était comment ?

— Tu es vraiment con.

Quentin avait retrouvé le sourire. C’était une bonne chose.

— Et toi, tu es adorable. Tiens, fit-il en lui remettant délicatement sur le nez ses verres.

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Nathanaël

VI

Tout en picorant dans sa salade grecque, Hélène, observait Nathanaël. Depuis quelques temps, il avait l’air plus préoccupé qu’à l’ordinaire. Comme il ne parlait jamais volontiers de lui-même, elle allait encore devoir lui tirer les vers du nez.

— Tu as la tête ailleurs, toi, en ce moment.

— Non…

— Si, si, je te le dis : tu as la tête ailleurs.

*

Le cheveu court et gris, pas maquillée comme à son habitude, cette grande solitaire, sûre d’elle et farouche, couvait le garçon du regard, un regard qu’elle n’avait jamais accordé à quiconque avant lui. Intellectuelle avide de liberté, grande voyageuse, Hélène s’était en effet toujours prémunie de tout «fil à la patte», selon sa propre expression, allant jusqu’à se priver de progéniture, de relations fami-liales, et même d’amour suivi. Son travail à la bibliothèque et son appartement parisien minuscule étaient les seuls points fixes de sa vie. Pourtant, elle appréciait Nathanaël comme le fils qu’elle n’avait pas eu. Il était son exception. Pour lui uniquement, elle s’était affranchie de ses plus précieux prin-cipes. C’était ainsi. Bien que la dépendance affective eût toujours été, à ses yeux, le piège à éviter à tout prix, un jour, elle avait été bien obligée de l’admettre : elle tenait énormément à ce jeune homme. De par son humilité et l’exigence qu’il avait de lui-même, il lui ressemblait. Entre eux, le cou-rant de la complicité passait, et chaque moment partagé avec lui était chargé de sens. Elle avait tout d’abord prit beaucoup de plaisir à travailler avec lui, et, peu à peu, reconnut en lui des qualités rares, qualités qui avaient forcé son estime. Puis un jour, elle s’était surprise à se soucier de lui bien davan-tage que l’on est sensé se soucier d’un collègue de travail.

L’amitié était réciproque. La bienveillance, la distanciation et l’écoute de cette femme, représentaient un soutien vital pour Nathanaël. Il n’y a qu’à elle qu’il se confiait sans restriction, même si cela ne lui arrivait pas souvent. Elle le comprenait, lui donnait des conseils avisés, très rarement d’ailleurs, car les conseils véritablement avisés ne sont pas légions… Il y avait en elle quelque chose de protecteur qui le rassurait. Elle était solide, sage, équilibrée, tout l’inverse de sa mère. Puis, elle lui racontait ses voyages dans un style qu’il adorait. Elle tirait de ses lointaines destinations, des richesses spirituelles toujours renouvelées qu’elle savait lui faire partager. Hélène était pour lui primordiale, personne ne le connais-sait mieux qu’elle, et leurs repas du midi fréquemment pris ensemble représentaient sa bulle d’oxy-gène nécessaire. Au final, elle était la seule personne sur laquelle il pouvait un peu s’appuyer. Elle était un modèle. Nathanaël aurait voulu lui ressembler, pouvoir aimer la vie comme elle l’aimait, elle.

*

— J’ai des gros doutes, en ce moment, finit-il par dire.

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Nathanaël

— À propos de quoi ?

— Mon projet de devenir psy. Je me demande si je serai capable d’encaisser toutes les confidences de tous mes futurs patients sans finir complètement démoli.

— Et pourquoi cette soudaine inquiétude ?

— Depuis quelques temps, je soutiens un copain. Je joue un peu le rôle d’un psy avec lui. Il vient de découvrir son homosexualité. Ça lui a fait péter les plombs. Sa vie est chamboulée. Comme il avait besoin d’en parler à quelqu’un, je me suis proposé…

Le jeune homme se reporta en lui-même et se remit à penser à Quentin, comme, sans doute, beaucoup trop souvent ces derniers temps. Il se remémora leur dernière et éprouvante conversation au sujet des maltraitances dont il était parfois victime lors de ses rencontres hasardeuses. Ils avaient parlé de vio-lence, de douleur, de plaisir, de la limite parfois floue existant entre les deux, des risques qu’il prenait, du mal qu’il s’infligeait, du pourquoi de tout ceci, bref, de bien des choses objectivement passionnantes, mais qui, puisqu’elles concernaient Quentin, remuaient, ou même révoltaient, Nathanaël. Il ne concevait pas que pour quelques moments de plaisir, il puisse se mettre dans ces situations malsaines. Mais, il gardait pour lui ses opinions, et tentait de comprendre. S’il ne lui était pas facile de rester neutre face certains de ses aveux, il faisait de gros efforts pour éviter de se montrer moralisateur ou indélicat. Il essayait de ne pas le juger, mais il aurait tant voulu le protéger de lui-même. Sa vie commune avec Marie, pourtant, lui avait appris combien ce genre de vœux était illusoire. Ça l’ennuyait de le reconnaître, mais il se savait bien plus touché qu’il ne l’aurait voulu par la confusion du garçon.

Hélène attendait patiemment la suite. Inutile de le presser de questions, il allait poursuivre. Elle eut tout de même le temps d’avaler trois bouchées avant qu’il ne se décide à développer.

— C’est vraiment quelqu’un que j’aime bien, tu vois, et franchement, il me dit des trucs, parfois, qui me démontent.

— C’est normal que ses soucis t’atteignent si l’affectivité s’en mêle.

— Oui, bien sûr, rien n’est fait dans les règles de l’art. Mais, tu vois, tout en l’aidant, je croyais pouvoir «m’entraîner» sur lui, en quelque sorte. Laisse tomber.

— Quand tu exerceras vraiment, tu te retrouveras en face d’inconnus, ça sera sans doute plus facile de trouver la bonne distance. Puis, tu te feras psychanalyser aussi, pour évacuer le trop-plein. C’est comme ça que ça se passe, non?

— Oui…

— Donc, ne remets pas en question ta vocation à cause de ça. Ce n’est jamais facile d’écouter quelqu’un qui va mal, surtout quand c’est une personne à qui on est attaché. On voudrait toujours faire plus. Enfin, tu connais déjà la chanson avec ta mère, je ne t’apprends rien.

— Oui, soupira Nathanaël.

Depuis qu’il avait commencé à évoquer l’objet de ses préoccupations, il sembla à Hélène que son interlocuteur s’était animé de nuances qu’elle ne lui connaissait pas. Ils mangèrent en silence, elle, soucieuse de ne pas le brusquer, lui, perdu dans ses pensées.

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Nathanaël

Quentin était venu vers lui pour se livrer. Mais que pouvait-il pour l’aider, finalement? Hélène avait raison, se contenter de l’écouter paraissait dérisoire, même si l’intéressé ne semblait pas de cet avis. Trois fois par semaine, depuis maintenant deux mois, il rejoignait Nathanaël au sixième, dans la petite chambre de bonne que celui-ci avait réaménagée en bureau d’étude, pour s’épancher. Ça lui faisait du bien. L’attention de Nathanaël était son refuge. Il lui exprimait ses doutes et ses déroutes, sa solitude. Il lui racontait certaines de ses rencontres, lui parlait de ses trois amants réguliers, lui disait ses pul-sions tyranniques, cette addiction au plaisir qui le menait par le bout du nez, et l’usante angoisse de devoir cacher la vérité à sa mère et à sa jeune sœur, de garder à tout prix clandestine cette vie qui ne ressemblait plus à rien. C’était ce dernier point qui le minait le plus. Tromper la confiance de Martine l’épuisait moralement. Nathanaël avait eu beau l’encourager à s’en remettre un peu à elle – au moins au sujet de l’abandon de ses études, ce qui aurait été un bon début – il n’y avait rien eu à faire. Plus le temps passait, plus il lui semblait difficile de se dévoiler. Il lui avait également avoué sa honte, ce sen-timent de faiblesse et de salissure qui ne le quittait pas. Il lui parlait de sexe sans prendre de pincettes, avec ses mots à lui. Cela malmenait la pudeur de Nathanaël, qui n’avait jamais été très porté sur le sujet, mais, celui-ci, maladivement curieux de la nature humaine comme il était, s’en accommodait. Ce qu’il ne digérait pas, c’était ce danger, dont l’évocation le faisait frémir à chaque fois, auquel se frottait continuellement son jeune ami. Bien que ce dernier soutint le contraire, ses expériences les plus limites ne le laissaient pas indemne. Nathanaël commençait à cerner ses motivations profondes, en dehors de la seule recherche du plaisir. Elles n’étaient pas si difficiles à concevoir, en théorie au moins : le confort malsain de devenir un objet, une certaine quête de soi-même en testant ses propres limites, la chasse et les frissons de l’adrénaline, la récolte de sensations fortes nouvelles, plus stimulantes encore que celles qu’il avait pu connaître dans les sports extrêmes qu’il avait pratiqués… Mais valider, en quelque sorte, tout cela par une écoute sereine, Nathanaël craignait de ne pas y parvenir indéfini-ment. Il avait trop l’impression de cautionner ce que son cœur condamnait.

Il se prit à sourire en repensant à leurs silences partagés. Peut-être était-ce là le meilleur du rappro-chement qui se développait entre eux, dans ce contexte plutôt sulfureux. Parfois, en effet, Quentin n’avait rien à dire ou, simplement, aucune envie de parler. Il venait alors voir Nathanaël pour ne pas être seul. Le jeune homme se montrait très disponible pour lui car, au moins, quand il l’avait près de lui, il le savait à l’abri. Dans ces cas-là, malgré le froid, il leur arrivait de monter sur le toit par l’unique fenêtre de la pièce exiguë pour y savourer une cigarette. Assis côte à côte, adossés à la cheminée la plus proche, ils regardaient Paris. S’ils échangeaient quelques paroles, alors, ce n’était sur aucun autre sujet que futile. Durant ces parenthèses de paix, tacitement, l’angoisse ne devait plus être évoquée, et les deux garçons, sans vraiment encore s’en douter, communiaient dans l’incessant brouhaha de la capitale dont ils dominaient la splendeur.

— Cet ami… Je le connais ? Enfin, je veux dire, tu m’as déjà parlé de lui ?

La question fit émerger Nathanaël de ses songes. Il savait Hélène d’une discrétion sans égale. À elle, il pouvait tout dire sans le moindre risque.

— Oui, je t’en ai déjà parlé. Tu sais, c’est mon voisin Quentin. Celui que j’aidais à faire ses devoirs quand il était plus jeune.

— Je me souviens. Il a une sœur, ils ont perdu leur père dans un accident, et leur mère est sympa.

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Nathanaël

Martine, je crois, c’est ça ?

— Exactement.

— Elle a dû bien réagir en apprenant que son fils…

— Elle ne sait rien. Quentin assume à peine. Il n’est pas prêt à en parler à la terre entière.

— Sa mère, ce n’est pas la terre entière !

— Il n’est pas prêt.

— Par contre, avec toi, oui.

— Avec moi, il s’est trahi sans le vouloir, alors…

Se sentant rougir sans raison, il remplit son verre d’eau à ras-bords et le porta à ses lèvres.

— Tu tiens à lui, on dirait.

À ces mots, il avala de travers et s’étrangla à moitié. Hélène se mit à sourire discrètement et lui tapota le dos pour l’aider à se reprendre.

— Un peu comme à un petit frère, dit-il, très agacé par lui-même, soudain.

— Mh, mh.

— Quoi « mh, mh » ?

— Non, rien… Pense à te préserver un peu, Nathy.

— Me préserver ? Je veux bien. Dis-moi comment on fait.

— Déjà, on ne s’implique pas dans les histoires intimes des autres, par exemple.

— Je ne m’implique pas dans les histoires de Quentin. Je me contente de l’écouter. M’occuper de ses problèmes, ça me repose des miens.

— Ça ne se cumulerait pas aux tiens, plutôt ?

— Tu m’énerves.

— Parce que j’ai raison.

— Je n’ai pas envie de le laisser tomber.

— J’avais compris.

— Qu’est-ce que tu as compris ? Lui demanda-t-il en rougissant de plus belle.

Hélène voyait bien qu’elle avait touché un point sensible. C’était clair comme de l’eau de roche, son Nathanaël avait l’air tout ce qu’il y a de plus amoureux.

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Nathanaël

— Mais, rien…

— Quoi ? Tu crois que j’en pince pour lui ?

Elle le considéra sans même se donner la peine de feindre la surprise.

— Écoute, très franchement… Il suffit de te regarder.

— Quoi ? Tu rigoles ! Moi et Quentin ? Très drôle ! s’exclama-t-il avec un rire contraint et un affole-ment certain au fond des yeux.

— Si ce n’est pas le cas, pourquoi tu te mets dans un état pareil ?

— Comment ça dans un état pareil ? Dans quel état ? fit-il, interloqué.

Elle joignit les mains et le regarda avec un air entendu. Profondément troublé par l’échange, Nathanaël en resta coi. Il aurait voulu lui répondre, la raisonner, la détromper, mais il ne trouva rien de sincère à lui opposer.

— Tu as l’air fiévreux… Après, je me trompe peut-être. C’est toi qui sais ce que tu ressens.

Il déglutit, se concentra sur son assiette. C’était vrai, cette histoire de fièvre, il avait incroyablement chaud, tout à coup. Hélène n’en revenait pas de voir à quel point le jeune homme semblait dans l’ignorance de lui-même.

— Tu penses que je suis homo ?

— Mais, je ne pense rien du tout, Nathy ! Ce n’est pas à moi de trancher sur une telle question. Seulement, j’ai vingt ans de plus que toi et je sais reconnaître une personne amoureuse quand j’en vois une. Et si tu n’as pas envie de parler de ça, tu peux me dire « Hélène, occupe-toi de tes oignons ».

Il rit doucement en lui jetant un petit coup d’œil tendre.

— Je ne te dirais jamais ça. Et, peut-être bien que j’ai envie d’en parler, au fond.

Sur ce, il se remit à manger sans rien ajouter. Hélène leva les yeux au ciel. Ce qu’il pouvait être cabo-tin, parfois.

— Bon allez, crache le morceau. Tu l’aimes ce garçon?

— Je n’en sais rien.

— Menteur.

— Je suis attaché à lui, c’est sûr. Je le connais depuis qu’il est môme, c’est normal. Mais l’aimer comme tu l’entends, non…

Il réfléchit, tout remué. Il s’était donné tant de mal, jusqu’ici, pour parvenir à éluder ces questionne-ments anxiogènes. Tous ces efforts étaient réduits à néant, maintenant. Merci, Hélène…

— Et, quand bien même, je ne pourrais pas me le permettre. La recherche de l’âme sœur, l’amour, tout le tralala, je laisse ça aux autres… Je ne suis pas fait pour ça. Je n’ai pas le temps, pas la tête à ça.

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Nathanaël

Et, tout ce que ça implique, ça me fatigue par avance. Je ne vois pas l’intérêt de m’embringuer dans ce genre de chose.

— Ce qu’il ne faut pas entendre ! Enfin, libre à toi.

Nathanaël s’était attendu à ce qu’elle saute au plafond et qu’elle le secoue copieusement. Sa réaction tiède le déçut.

— J’aime avoir le moins d’attaches possible. Avec ma mère, je n’ai pas le choix, mais à la base j’aime ma liberté plus que tout. La solitude ne me gène pas. Je suis comme toi.

— Comme moi ? Mais, mon lapin, avant de devenir celle que tu as devant toi, j’ai tenté bien d’autres possibilités, j’ai vécu des choses. Il faut expérimenter avant de faire le tri entre ce qui te convient et ce qui ne te convient pas. J’ai même vécu en couple un an quand j’avais la trentaine.

— C’est vrai ? Tu ne me l’avais jamais dit.

— Et bien, je te le dis. Bon, c’est vrai, ça a été calamiteux. Je n’étais absolument pas faite pour la vie à deux, mais au moins, j’ai tenté l’aventure. Tu n’as même pas trente ans, Nathy. Il est trop tôt pour dire non à tout ce qui te fait peur.

— Ce qui me fait peur ? Tu crois que j’ai peur ?

— Non ?

Il ne sut que dire. Les paroles d’Hélène avaient plongé le jeune homme dans une intense perplexité. Elle se trompait rarement. Et si elle avait raison, une fois encore ?

— Il est comment ton Quentin?

— Il est très sympa…

— Non, mais ça, je me doute bien que c’est un gentil garçon. Tu ne te donnerais pas tant de mal pour lui sinon. Physiquement, il est comment ?

— C’est important ?

— J’ai envie de savoir, c’est tout, fit-elle, sur le ton du caprice.

— Il est, je crois bien, ce qu’on appelle un beau gosse…

— Mais encore ?

— Et bien, il est un peu plus grand que moi, il a les cheveux mi-longs, très frisés, crépus, presque. L’été il blondit et devient noir de peau, l’hiver il est pâle et châtain foncé.

— C’est un caméléon ?

— Très drôle. Son père était martiniquais, le teint café au lait. C’est pour ça qu’il bronze à fond et qu’il a une tignasse pas possible. Voilà…

— Désolée de te le dire, Nathy, mais tu es nul en description.

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Nathanaël

— Je ne suis pas obnubilé par l’aspect physique des gens.

— Ce que tu es sérieux. Je te fais marcher ! Il a de beaux yeux ? Ils sont de quelle couleur ?

— Heu… Je n’en sais rien. Il a un regard vif, brillant. Mais la couleur, je n’ai pas fait gaffe. Bizarrement, je ne remarque jamais la couleur des yeux des gens.

— Là, tu exagères. Clairs, foncés ?

— Ça dépend du temps qu’il fait, je crois…

— Et il est bien foutu ?

— Hélène !

— Quoi ? Fais-moi rêver, un peu.

— Moi qui croyais que tu planais à des kilomètres au-dessus de ce type de considérations. Tu me déçois, plaisanta Nathanaël.

— Et bien tu te trompais. Il m’arrive d’être incroyablement superficielle. Bon, il est bien foutu ?

Pour la énième fois depuis le début de cette conversation, Nathanaël s’empourpra. Penser au corps de Quentin, il se l’interdisait formellement. Instinctivement, il sentait que c’était une question d’équi-libre, de survie, même.

— Je… Il est… Oui… Il est pas mal.

Hélène s’attarda sur l’attendrissante confusion où toute cette discussion avait plongé son jeune ami. Elle avait la confirmation de ce qu’elle soupçonnait. Comme en apnée devant son assiette, Nathanaël céda soudain à la tentation d’un peu d’enthousiasme.

— Ok, il est magnifique, concéda-t-il, avec un drôle de sursaut de joie au niveau du cœur.

— Des détails.

— Tu me tortures ! Ne t’en déplaise, je n’ai pas eu l’occasion d’aller découvrir de visu les « détails ». Tout ce que je peux te dire c’est qu’il a vingt deux ans, qu’il est souple, mince… J’imagine qu’il est sculpté par tout le sport qu’il pratique depuis l’enfance. Il est quasiment né avec un skate greffé aux baskets. C’est un surfer accompli, aussi. Il a été classé au niveau national quand il était ado. C’est pour ça que les devoirs, autant te dire qu’il s’en foutait. Il était obsédé par ses compétitions et son entraînement. Je m’arrachais les cheveux pour qu’il arrive à se concentrer. Enfin, bref, c’est vrai, il faut reconnaître qu’il est beau… Et, en plus, il a du charme… C’est quelqu’un qui dégage une grande vitalité.

— Tu vois, quand tu veux! fit-elle, malicieuse.

— Je ne me fais pas de film. Lui et moi, c’est impossible.

— Pourquoi, si ce n’est pas trop indiscret ?

— Mais, par ce que… Déjà, je ne l’intéresse pas dans le sens où tu l’entends, et puis on a beau être amis, à part les jeux vidéo, on n’a rien en commun. Il est sportif, je suis cérébral, il est sensuel, je ne

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Nathanaël

suis pas porté sur le sexe, il est sociable et fêtard, je suis un ours… Il est à l’aise dans son corps, je ne me supporte pas… Non, ça ne le ferait pas. De toute façon, je te l’ai déjà dit, me rapprocher de quelqu’un au point d’avoir envie de me mélanger avec, ça ne m’arrivera jamais. Déjà, l’idée de faire ça avec une fille, j’ai du mal, mais avec un gars, non, franchement, là, c’est trop.

— « Me mélanger avec » ! Tu as une manière d’évoquer d’amour, toi, alors ! Enfin, on en reparle dans quelques temps… Tu ne m’as pas convaincue, fit-elle.

— Comme tu le disais, tout le monde n’est pas fait pour la vie à deux. Moi, vivre seul, ça ne me pose pas de problème. Et, de toutes façons, j’ai autre chose à penser.

— Autre chose à penser, hein ? Mon petit doigt me dit que tu ne penses pas à grand chose d’autre ces derniers temps. Je me trompe ?

— Tu n’as pas tout à fait tort, je le reconnais, mais ça ne veut rien dire…

— On verra. Continue à prendre soin de ton beau Quentin et on en reparle.

Il était déjà presque quatorze heures. Il allait falloir reprendre le travail. Comme chaque jour, ils demandèrent le café et l’addition.

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Nathanaël

VII

Il était maintenant capable d’envisager ce fait, de le reconnaître : il ressentait un bonheur unique à l’avoir près de lui. Depuis sa conversation avec Hélène, il avait réfléchi. Le trouble où la présence de Quentin le plongeait, à son corps défendant, était on ne peut plus réel. C’était plutôt effrayant. Cela remettait en question son équilibre de vie, mais il n’était plus temps de se mentir. Quentin et lui, c’était devenu plus que de l’amitié, qu’il le veuille ou non.

Le garçon était justement allongé sur le petit canapé, à un mètre de lui, dans une posture décontractée, en chaussettes, un bras sous la tête, une jambe repliée, l’autre étendue. Un froid incisif essayait de péné-trer par les vitrages fatigués de la vieille fenêtre, et y parvenait en partie, mais il n’avait pas l’air d’y être sensible. Nathanaël, lui, était emmitouflé dans un gros pull à col roulé. Il faut dire qu’il n’avait pas sorti le nez de ses bouquins de tout l’après-midi, et l’immobilité avait fini par le transir, alors que Quentin, lui, revenait du dehors depuis peu et avait encore le sang chaud. Celui-ci lui expliqua qu’il venait de décro-cher un job dans une boutique de fringues, aux Halles, que c’était une bonne chose, que cela accapare-rait un peu son temps, lui réapprendrait le concept de «contrainte», et que ses finances ne s’en porteraient que mieux. C’est vrai qu’à force de sortir faire la fête sans regarder à la dépense, il avait sérieusement entamé ses économies, laborieusement accumulées durant deux années au prix d’innom-brables soirées passées derrière la caisse enregistreuse d’une supérette de quartier. Il était temps de redevenir un peu fourmi. La cigale n’avait que trop chanté. Nathanaël, à sa demande, lui donna des nou-velles de Marie dont le moral s’était un peu stabilisé ces dernières semaines…

Puis, la conversation s’épuisa d’elle-même. Quentin se mit à rêvasser, les yeux perdus au plafond, et Nathanaël à le regarder. Le garçon rayonnait d’épanouissement malgré les angoisses et les senti-ments contradictoires qui le tourmentaient. Songeur, sa main libre sous son sweat, il se caressait doucement le ventre, machinalement. Se doutait-il de l’extrême sensualité qu’il dégageait ? Difficile à dire. Nathanaël essaya de centrer son attention sur autre chose sans y parvenir. Il fallait vite remettre entre eux un flot de mots.

— Alors, quoi de neuf, sinon ?

— Je reviens de chez Yvan.

— Toujours aussi froid ?

— Il faut que j’arrête de le voir. Il est nocif pour moi. C’est un putain de robot, ce mec. Je ne com-prends pas son fonctionnement. Il a tout ce qu’il faut dans la tête, tout ce qu’il faut dans le slip, mais au niveau du cœur, c’est le néant absolu. On dirait qu’il ne ressent rien.

— Ça n’a pas beaucoup changé depuis la dernière fois que tu m’en as parlé.

— Ouais. C’est le moins qu’on puisse dire… Au début, je pensais que c’était un simple connard, mais même pas. Je suis sûr que s’il me laissait le connaître, je le trouverais intéressant. Je n’arrive pas à comprendre…

Quentin expira un soupir découragé. Il fixait toujours un point abstrait au-dessus de lui, tout en continuant sa caresse inconsciente. Il était si plaisant à regarder. Nathanaël commençait à être

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Nathanaël

hypnotisé. Heureusement, Quentin se rassit avec un frisson, et remit son pull. Lui aussi était gagné par la froidure de l’endroit.

— Je crois que, quelque part, il me fait pitié.

— Pitié ? Carrément.

— Oui… Au début, il m’impressionnait vachement. C’est le mec qui a tout pour lui, vraiment tout. Il est beau à tomber, il est intelligent, cultivé – tu t’entendrais bien avec lui à ce niveau, vu qu’il est libraire, c’est un fou de bouquins – et, d’après ce que m’a dit un de ses ex que j’ai croisé une fois en boite, c’est un des meilleurs coups de Paris. Ça, je m’en étais rendu compte tout seul… Parfois, il arrive à me faire jouir tellement fort… Plusieurs fois d’affilée… Il est  doué à ce niveau là.

Une certaine émotion, à cette évocation, sembla traverser Quentin. Pourquoi diable ce plaisir incroyable, échangé avec cet homme là, lui laissait-il toujours ce goût amer ?

— Je ne sais pas comment il s’y prend, mais il a une technique… C’est dément. Le coup de rein qui tue. Parfois, c’est comme s’il était dans ma tête et qu’il savait exactement ce que je veux à la seconde où je le veux. C’est limite flippant, comme une espèce de super pouvoir. Je n’imagine même pas l’expérience qu’il doit avoir pour baiser aussi divinement… Enfin bref, il est parfait à tous point de vu sauf qu’il n’ex-prime aucune émotion. Parfois, c’est atroce. Il me comble, on passe une heure ou deux à faire l’amour, on atteint des sommets ensemble, pour moi c’est fort, tu vois, ça me retourne. J’ai presque l’impression qu’on baise comme si on s’aimait. Après j’aimerais au moins qu’on parle un peu, qu’on reste ensemble un petit moment, mais non. Il ne me jette pas dehors, mais c’est limite. Je sens que ma présence l’emmerde dès qu’on a fini nos petites affaires. J’ai l’impression, je ne sais pas… C’est comme s’il avait peur d’être un peu gentil. Il n’y a que dans l’acte sexuel lui-même qu’il est attentionné. Avant et après, il ne se passe rien d’intéressant. Il ne veut pas me connaître et il ne veut pas que je le connaisse… Je crois que personne ne l’intéresse. Là, tu vois, je reviens de chez lui, on a beau avoir pris un plaisir de dingue, je me sens super déprimé. J’ai comme un sentiment de gâchis. Et je n’arrive même pas à savoir exactement pourquoi. Après tout, sa vie, à Yvan, je m’en fous. Chacun donne à l’autre ce qu’il attend… Mais quand même… J’essaye de me dire, tant pis pour lui. Tu en penses quoi, toi ?

— Je pense qu’il se protège.

— De moi ?

— De toi, de tout le monde. D’après ce que tu m’avais dit, il n’est pas comme ça uniquement avec toi. Ne pas s’attacher à qui que ce soit lui évite d’être en position de vulnérabilité.

— Ouais, mais à ce point là. Il doit se sentir hyper seul, ce mec.

— Oui. Ça c’est certain. Mais, c’est son problème.

— Quand je ressors de chez lui, je me sens super mal, comme vide à l’intérieur. J’ai l’impression que tout ce qu’il me donne physiquement, il me le reprend moralement, qu’il me fait autant de mal qu’il me fait de bien. Du coup c’est comme si ça s’annulait. Et, au final, je me dis que tout ça, ça ne sert à rien, qu’on ne s’apporte rien. C’est une relation stérile, malgré le plaisir… Il y a quelque chose d’incroya-blement frustrant dans cette relation.

— Tu as compris beaucoup de choses par toi-même.

— Comment c’est possible d’en arriver là ? D’être aussi blindé ?

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Nathanaël

— Cet Yvan, il a dû souffrir… Ce qui fait qu’on se ferme aux autres, souvent, c’est la peur d’avoir mal, ou parce qu’on a été très déçu.

— C’est clair que je ne connais rien de son passé, mais je suis sûr qu’il cache des trucs bien glauques… En tout cas, j’espère que je ne deviendrai jamais comme lui.

— Il existe aussi des individus qui ne ressentent réellement rien. En général ils sont manipulateurs et dangereux pour autrui. Je ne pense pas que ce soit son cas.

— Non, il ne me manipule pas. Il n’y a jamais de chantage affectif ou ce genre de choses… Je te dis, en dehors du sexe, nos relations sont plus que minimalistes. Ce n’est jamais lui qui m’appelle. C’est toujours moi qui suis en demande. Je suis sûr que si je ne lui donnais plus signe de vie, il s’en foutrait complète-ment. Chaque fois que je le quitte, après notre partie de jambes en l’air, je me jure de ne jamais refoutre les pieds chez lui. Je ne compte pas du tout pour lui. C’est un fait. Et il n’a jamais cherché à me faire croire le contraire, d’ailleurs. En fait, quand on est ensemble, je me sens nié en tant qu’individu. Ça m’arrive souvent avec d’autres, mais avec lui c’est plus dur parce qu’on se voit quand même souvent. En trois mois, il n’y a absolument rien qui s’est tissé entre nous. Rien, nada. Je ne pensais même pas que c’était possible, à ce point là. C’est tellement blessant… Inconsciemment, j’avais sans doute l’espoir que les choses évo-luent. Je sais maintenant que ça n’arrivera jamais. Qui je suis en tant qu’être humain, il s’en fout comme de l’An quarante…Ça me donne l’impression que je ne vaux rien. Je te jure, ça me flingue le moral, quand j’y pense. Tout ça, ça devrait me suffire pour lui tourner le dos, mais non… C’est plus fort que moi. À chaque fois, il faut que je retourne le voir. Quand le désir se met à me ronger, c’est toujours à lui que je pense en premier. Alors, je fais son numéro, tout simplement… S’il est dispo, et pour ça, il l’est presque toujours (je crois qu’il est encore plus obsédé que moi), je ne te dis pas dans quel état ça me met ! Enfin bref, tu l’auras compris – ça me fait bien chier de le reconnaître – mais je suis accro à lui…

— Enfin, plutôt au plaisir qu’il te donne.

— Oui… Je crois que le jour où j’arriverai à me passer de lui, c’est que j’aurais retrouvé ma dignité.

Ce dernier aveu sembla le plonger dans des pensées profondes qu’il garda pour lui.

— Si j’étais raisonnable, lui et Adrien, je devrais les boycotter complètement, les rayer de ma vie. Ils me tirent vers le bas. L’un comme l’autre, ils me donnent l’impression que je ne suis qu’une merde, que je n’ai rien d’autre que mon cul à donner. Je ferais mieux de passer plus de temps avec Michel. Lui, au moins, il est gentil. Puis pour un vieux qui est sorti du placard hyper tard, il n’est pas mauvais au pieu.

— Il va bien, le sympathique Michel ?

— Il faut que je le rappelle. Normalement, on se voit demain. Tu vois, typiquement, lui, c’est quelqu’un avec qui je garderai contact, quand j’aurais arrêté mes conneries. Il a beau être un peu ridicule à m’idolâtrer comme ça, au moins, avec lui, j’ai des super conversations. Lui, il me fait du bien. Pourtant, c’est lui que je vois le moins souvent. Va comprendre… Ce petit vicieux d’Adrien a raison, je ne suis vraiment qu’une salope.

— Ne parle pas de toi comme ça. C’est plutôt ce gamin, que tu devrais arrêter de voir de toute urgence, si tu veux mon avis.

— Je sais. Il flatte mes penchants les plus viles ce sale gosse de riche. Mais, qu’est-ce qu’on s’amuse… J’ai parfois l’impression de retrouver mes seize ans avec lui. On devient aussi irresponsables que des mômes quand on est ensemble.

— C’est bien ce qui m’inquiète.

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Nathanaël

— Ouais… Un de ces quatre on se retrouvera en garde à vue, c’est clair. Ça a déjà failli arriver deux fois.

— Quentin…

— Je sais, je sais, je déconne… J’essaie de me calmer, en ce moment.

— Et tu y arrives ?

— Grâce à toi. Oui. En partie, fit Quentin, avec un sourire désarmant à son adresse.

— Ah, oui ?

— Tu m’aides à réfléchir. Et, déjà, tout le temps qu’on passe ensemble, je ne le passe pas à faire n’im-porte quoi ou à psychoter. Enfin, si, je psychote, mais avec ton aide. Au moins c’est constructif.

Ils échangèrent un sourire.

— Et sinon, toi, ça va en ce moment?

Comme chaque fois que l’attention du garçon se portait sur lui, Nathanaël se sentit pris au dépourvu et ressentit un intense malaise. C’était tellement plus confortable de l’écouter parler.

— Ça va… La routine.

— Tu ne veux pas venir là, cinq minutes ? dit Quentin en tapotant la place vacante à côté de lui.

C’était si gentiment demandé. Nathanaël s’exécuta, non sans avoir légèrement augmenté l’intensité lumineuse de l’halogène au passage. Dès qu’il se fût assis, Quentin se serra contre lui sous prétexte qu’il ne faisait pas chaud. Ce qui était vrai. Mais, qu’est-ce qui lui prenait de faire le chat ronronnant contre lui, comme ça ? Qu’est-ce qu’il avait derrière la tête? Peu habitué à tant de spontanéité, Nathanaël, en panique, était à la limite de s’arracher du canapé. Il se retint.

— Tu n’as pas peur de moi, quand même ? demanda le plus jeune au plus vieux en le sentant se contracter nettement au contact de son corps.

— Bien sûr que non.

— Je me sens bien avec toi.

— …

— Mieux qu’avec n’importe qui.

— …

— Il y a quelque chose de tellement tendre, en toi, murmura Quentin d’une voix différente.

Comme un grand enfant câlin, il cala sa tête contre sa poitrine et lui entoura la taille de son bras. Était-ce en toute innocence ? Pouvait-on encore attendre de l’innocence d’un jeune mâle obsédé sexuel dans son genre ? Nathanaël eu sa réponse lorsqu’il entendit son léger ronflement s’égrainer dans le calme ambiant. Quentin, sans doute épuisé pas ses derniers ébats, s’était bel et bien endormi. Nathanaël respira. Alors seulement, il goûta l’instant. Seulement, il osa refermer ses bras sur le gar-çon. Cela lui donna l’occasion, pour la première fois, d’apprécier le volume de son corps, sa chaleur. Il aurait voulu rester comme ça, protecteur et silencieux, l’éternité entière, le nez dans le parfum de ses

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cheveux. Il lui déposa un baiser sur le sommet du crâne, se positionna plus confortablement, et se mit à sourire pour lui seul. Pour la première fois depuis très longtemps, un bonheur inquiet crépitait dans sa poitrine, comme une envie de vivre plus vive. Il s’endormit à son tour, sans le vouloir.

*

C’est le vibreur de son portable, dans sa poche, qui le réveilla. C’était un SMS de Marie : « Je t’attends pour manger ? ». Il était vingt heures trente. Ils avaient dormi plus d’une heure. Il s’extirpa des bras de Quentin qui émergeait, lui aussi. Il répondit : « J’arrive dans pas longtemps, mais ne m’attends pas si tu as faim. »

— Reste une minute, grogna Quentin en le tirant par la manche pour l’inciter à revenir contre lui.

Il considéra le garçon ensommeillé. À quoi bon lutter ? Il se rallongea donc dans sa position initiale, entre lui et le dossier du canapé. Il y avait peu de place pour leur deux grands corps et ils étaient obli-gés de se serrer. Quentin se colla à lui un peu plus que nécessaire, en le tenant pas la taille. Ils avaient leurs visages très près l’un de l’autre.

— Je rêvais de toi, dit-il.

— Ah, oui ?

— Mh. On faisait l’amour. C’était génial.

— Ce n’est pas vrai ! Même dans tes rêves tu ne penses qu’à ça.

— Ouais. Je suis incorrigible.

Ils se regardèrent intensément, soudain graves. Quentin lui posa une main sur le visage, et, comme rêveusement, lui redessina du pouce son sourcil droit. Le plus naturellement du monde, un baiser succéda au geste délicat. Ils en fermèrent les yeux, et les choses s’intensifièrent quelques délicieuses secondes. Mais, Nathanaël, effrayé par ce qui le submergeait, se redressa vivement, un peu comme s’il avait craint de se noyer. Pas très étonné de cette réaction, Quentin le considéra, toujours allongé.

— Tu vois que je te fais peur.

— Il ne faut pas qu’on fasse ça.

— Je te comprends… Tout Paris m’est passé dessus. Logique que tu…

— Arrête, Quentin. Je déteste que tu parles de toi de cette façon. Et tu sais bien que ça n’a rien avoir.

À son tour, le jeune garçon s’assit. Il avait encore imprimée sur la joue, la marque des mailles du pull de Nathanaël.

— Ça a avoir avec quoi, alors ?

Il fallait lui répondre quelque chose de très rationnel. Il le fallait absolument.

— Ton désir de séduire devient maladif. Même avec moi, tu t’y mets ? Je pense que c’est important qu’on ne reste que des amis.

Quentin le sonda d’un long regard et prit le parti d’en sourire.

— Ok. Très bien. Si tu le dis. J’imagine que tu as raison. C’est toi le sage. Moi, je ne suis que le dévergondé.

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Nathanaël

— Ce n’est pas ce que je veux dire. C’est vrai qu’il y a un truc fort entre nous. Je le reconnais, mais…

— Et si je te disais que je suis amoureux de toi ?

— Je ne te croirais pas, répondit Nathanaël du tac au tac, très sincèrement.

— Tu aurais tort, rétorqua Quentin sur le même ton en le défiant avec insolence.

À nouveau, Nathanaël se sentit cerné par l’affolement. Tout ceci n’aurait pas dû arriver. Pas si tôt, en tout cas. Il n’était pas prêt. Pas du tout prêt. Il soutint courageusement le regard brillant de son interlocuteur.

— Tu m’aimes bien seulement parce que je te respecte, et je…

— Et toi, qu’est-ce que tu ressens vraiment pour moi ?

La question l’acheva. Comment ne pas lui mentir sans être ridicule ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas ? Même pas un tout petit peu ?

Comme il n’arrivait plus à sortir un seul mot crédible de lui, il se tut. Quentin décida de prendre cela comme l’aveu qu’il attendait et, avec sa belle assurance, repartit à l’assaut de sa bouche. La pluie de baisers que lui infligea l’insolent, au lieu de l’indigner comme il l’aurait voulu, asservit Nathanaël, l’apaisa, anesthésia sa peur, et lui fit même oublier pourquoi il résistait encore. Il finit par en fermer les yeux, incapable de lutter, cette fois-ci. Quentin se mit à cheval sur ses genoux pour anticiper tout éventuel sursaut de révolte, et ne le lâcha plus jusqu’à se qu’il le sente à sa merci. Seulement alors, il le laissa reprendre un peu ses esprits.

— Maintenant, parle-moi honnêtement. De quoi tu as peur ?

— De ce que je ressens… Du sexe…

— Tu ressens quoi ?

— Va savoir ? Peut-être bien de l’amour, concéda le jeune homme, catastrophé d’avoir osé dire un mot aussi irrémédiable.

Pour le coup, Quentin fut aussi surpris qu’ému. Il n’espérait pas tant.

— Malgré tout ce que je te raconte ? Malgré tout ça ?

— Oui. Malgré tout.

— C’est vrai ? Tu ne déconnes pas ?

— Si, je déconne. C’est ça que tu veux entendre ?

— Il me semble que ça serait plus vraisemblable.

— Et bien, je déconne, fit Nathanaël, soudain fatigué par tout ce manège.

— Excuse-moi. Je joue un peu avec toi. Je sais que tu n’as pas de temps pour ces conneries.

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— Ce n’est pas un jeu, pour moi, tout ça, Quentin.

— Tu es bien le seul pour qui ce n’est pas un jeu, et ça me rassure, tu ne peux pas savoir !

Il voulu l’embrasser encore, mais Nathanaël le stoppa net.

— Et pour toi, c’est un jeu ?

— Toujours. Sauf avec toi.

Quentin le laissa lui sonder l’âme d’un regard perçant, avec l’étrange impression d’être passé au détec-teur de mensonge, avant de se sentir de nouveau autorisé à reprendre le cours de leur baiser. Nathanaël savait d’ores et déjà qu’il ne pourrait plus se passer du contact de cette bouche. L’inquiétude suscitée par cette brusque certitude se trouva heureusement balayée par le bonheur de s’abandonner à elle. Plus il lui offrait ses lèvres, plus il les voulait, et plus fort il lui répondait. Ils n’avaient plus froid ni l’un ni l’autre. Mais, quand Quentin se mit torse nu, d’un seul geste, la peur, à nouveau, assaillit Nathanaël. Bientôt ça serait à lui de se dénuder, et ça, c’était absolument hors de question.

— Je… On devrait s’en tenir là.

— Tu me fais confiance ?

— Ce n’est pas la question…

— Ne t’inquiète pas. On ne fera rien que tu n’aies pas envie de faire.

Quentin avait quelque chose de réellement envoûtant, dans la voix, dans le regard. Incapable de bougé, les bras le long du corps, les poings serrés enfoncés dans le canapé, Nathanaël le laissa lui prendre les poignets, lui déplier les doigts et les lui appliquer sur sa poitrine nue. Toutes ses velléités de résistances définitivement annihilées, il prit plaisir à découvrir la douceur de sa peau, le caressa jusqu’au cou, jusqu’au visage. Quentin, qui jusqu’ici pensait maîtriser la situation, fut si ému par son regard, à ce moment précis, qu’il en perdit une bonne part de son assurance. Son sourire s’effaça, et c’est avec des doigts légèrement tremblants, un peu maladroits, qu’il entreprit de lui déboucler sa ceinture. L’idée de donner du plaisir à quelqu’un qui comptait autant pour lui rendait les choses nette-ment moins légères que d’habitude. Bizarrement, lire cette fragilité nouvelle sur le visage de Quentin permit à Nathanaël de se détendre un peu. Il n’était donc pas le seul à s’émouvoir de ce qui se passait. Mais, il ne put s’empêcher de bloquer la main de Quentin à sa première tentative de caresse osée.

— Je vais forcément te décevoir.

Quentin lui sourit, lui embrassa le cou, la bouche, de nouveau le cou.

— J’ai envie de te faire jouir, c’est tout. Tu n’as rien à faire à part te laisser aller, murmura-t-il tout bas, à deux millimètres de son oreille.

Il allait lui montrer ce que c’était que d’avoir du plaisir. Et, comme ça, il allait comprendre combien il l’aimait. Il n’aurait plus de doute, ensuite. Il serait obligé de le croire. Il ne le laisserait pas sortir de cette pièce sans lui avoir offert son premier voyage dans les étoiles. Il baissa au minimum l’intensité de l’halogène, se glissa entre les genoux du jeune homme inquiet et néanmoins curieux de décou-vrir ses faveurs, et s’occupa de lui, tout en douceur. Ses attouchements électrisèrent Nathanaël sans tarder. C’est même de son propre chef qu’il souleva les reins afin de lui faciliter un déshabillage minimum, qu’il puisse œuvrer plus à son aise. Quentin s’interrompait parfois pour vérifier sur ses traits les signes, si beaux, du plaisir, ou pour lui montrer sa joie. Il se répétait « Je suis sa première

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fois », et il mettait tout son cœur dans les va-et-vient de ses lèvres. Nathanaël avait été si généreux avec lui, lui avait tant offert tous ces dernier temps, il méritait ses plus douces attentions. Bientôt, il sentit les doigts du jeune homme enivré par la volupté se crisper sur son crâne et lui indiquer ce rythme plus exigeant que l’approche de l’orgasme réclame. L’ultime minute devint plus affolée, presque violente, émaillée de gémissements, tout ce que Quentin adorait. Ça y était, son cher Nathanaël vibrait, s’envolait. Il se soumit à son bon vouloir avec passion, et ressentit la satisfaction la plus intense qu’il eût jamais connue lorsqu’il découvrit enfin le goût de sa jouissance. Qu’il était gratifiant, pour une fois, de donner ce divin plaisir à quelqu’un qui saurait en reconnaître la valeur.

*

La paix qui s’ensuivit n’aurait pas toléré la moindre interférence, pas même un mot d’amour. Quentin, resta là où il était, c’est-à-dire agenouillé par terre entre les jambes maintenant détendues d’un Nathanaël tout juste libéré de sa première extase. Bienheureux, la joue contre son ventre, les bras noués à ses reins, il se laissait caresser les cheveux par sa main apaisée et reconnaissante. Cela dura assez longtemps pour qu’il se retrouve de nouveau à la limite de s’assoupir. Comme il n’avait pas l’air décidé à bouger, ce fut Nathanaël, après avoir remis comme il fallait sous-vêtement, pantalon et cein-ture, qui descendit à son niveau. Ils se retrouvèrent donc assis par terre, côte à côte, contre le canapé. Sur son visage, Quentin avait une expression rayonnante qui frappa Nathanaël. Il avait l’air de planer.

— Tu vois. Ce n’était pas la peine d’en faire une montagne, dit le garçon.

— J’ai vingt-huit ans. Ces choses là, plus tu tardes, plus tu t’en fais une montagne, ça ne se maîtrise pas.

— Ta queue est merveilleuse, décréta le garçon avec son air un peu allumé.

Nathanaël, après une seconde de stupeur, éclata de rire.

— Merveilleuse ? Rien que ça ?

Il rit tellement que Quentin s’en trouva vexé.

— Tu dis ça à tous les hommes qui manquent d’assurance ?

— Non, pas du tout ! Je suis sincère.

— Merveilleuse ? N’importe quoi !

— Crois-en un expert. J’ai assez de points de comparaison pour te l’affirmer.

Nathanaël s’assombrit soudain. Ils venaient sûrement de faire une belle bêtise. Les imprévisibles conséquences  de leur échange intime viendraient forcément perturber l’harmonie de leur compli-cité. Son intuition le trompait rarement. Il ramena ses cuisses à son torse et se serra les genoux. À nouveau il avait froid. À nouveau, le poids de son existence lui pesait. Le bénéfice du bien-être phy-sique ressenti une minute plus tôt avait déjà disparu.

— Je déteste mon corps, dit-il faiblement.

Quentin lui passa le bras autour des épaules, un peu inquiet de le voir soudain si ombrageux.

— Je te le ferai aimer. Toi, tu me remets dans le droit chemin, moi je te débauche juste ce qu’il faut pour te réconcilier avec ton enveloppe corporelle. C’est un bon deal, non?

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Nathanaël

— Tu es mignon, mais je crois que tu ne mesures pas l’ampleur du problème. Tu perdras très vite patience, avec moi.

— Non. Regarde, ce qui vient de se passer entre nous, ça fait des semaines que j’en ai envie, et j’ai su attendre le bon moment. Je sais être très patient.

— Écoute, Quentin…

— Oh là là, je n’aime pas quand tu commences comme ça, avec cet air super sérieux. Quoi ?

— Il ne faut pas qu’on se laisse dépasser par les événements. Moi, en tout cas, j’ai besoin d’y aller dou-cement. Tu comprends ?

— Ce qui veut dire ?

— Ce qui veut dire que j’ai besoin de laisser passer du temps, j’ai besoin de réfléchir.

— Mais, tu as assez réfléchi comme ça. Tu as besoin d’action plutôt. Et, moi, c’est l’inverse : j’ai besoin qu’on se rapproche.

— Tu viens de me dire que tu savais être patient. Il va falloir me le prouver.

— Ok. Je vois, fit Quentin, déçu.

Il s’était montré présomptueux à s’imaginer qu’un peu de plaisir suffirait à le conquérir. Il y avait mis toute son âme pourtant. Décidément, il ne suffisait à personne. Ce qu’il offrait n’était jamais assez pour être aimé. C’était injuste. Il fallait qu’il arrête de croire que les choses pouvaient être simples.

— Hé, Quentin. Tu ne vas pas pleurer quand même ?

— Pleurer, moi ? Tu veux rire, fit le garçon en ravalant fièrement son dépit.

— C’était vraiment très bon, tu sais?

— Tu as trouvé ? C’est vrai ?

— Oui. Je ne suis pas prêt de l’oublier, ce moment avec toi.

— Ne parle pas comme si ça n’allait jamais se reproduire.

Nathanaël s’approcha de son visage en lui prenant la nuque et lui parla les yeux dans les yeux.

— Patience. Pa-tience, dit-il.

— Ok…

Quentin n’avait pas l’habitude qu’un homme lui résiste. Lui, tout feu tout flamme, toujours prompt à répondre au désir de l’autre, était un peu déboussolé par le cours que faisait prendre aux événe-ments la réserve de Nathanaël.

— Je peux quand même t’embrasser si j’en ai envie ?

Nathanaël soupira. Ça n’allait pas être simple…

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Nathanaël

VIII

On était vendredi, il était treize heures. L’hiver s’éternisait, comme novembre, le plus désespérant des douze mois de l’année. Le jour était réduit à une peau de chagrin, la consolation des lumières de Noël encore lointaine, et le soleil, quant à lui, existait peut-être quelque part au-dessus du couvercle gris de la couche nuageuse uniforme, encore fallait-il une bonne dose d’imagination pour s’en souvenir… En plus, pour ne pas changer, il pleuvait.

Nathanaël, qui, comme chaque vendredi, ne travaillait que le matin, ressortait tout juste de la boulan-gerie où il venait de s’acheter son déjeuner, quand son téléphone vibra contre sa fesse. Il prit le temps de déployer son parapluie avant de répondre. Inespérée, et ô combien douce surprise : c’était Quentin.

— Ben alors, Doudou ? Si je ne t’appelle plus, tu fais le mort ?

— Quentin. Salut. Tu vas bien ?

— Je suis à la boutique là. Il n’y a pas un chat depuis une heure. Je m’emmerde comme un rat crevé.

— Aïe, mon pauvre. Tu termines tard ?

— Dix-huit heures.

— Moi, je rentre à la maison, là.

— Tu me manques.

Nathanaël reçut les trois mots comme un choc en plein cœur. Depuis leur premier rapprochement intime, deux semaines auparavant, Quentin n’était plus revenu vers lui. Cela ne l’avait pas surpris. Il en avait simplement déduit que le garçon avait eu autre chose de plus motivant à faire que de passer du temps avec lui. C’est en tout cas l’explication logique à laquelle il s’était résigné. C’était comme d’habitude, les choses étaient rentrées dans l’ordre… Et, soudain, ce coup de fil, ces trois mots ? Aurait-il, pour une fois, un peu trop vite enterré l’espoir dans le puits de la renonciation ?

— Allô ? Tu es toujours là ? Tu m’entends ?

— Oui, je t’entends. C’est que, comme tu n’appelais plus, je me suis dit… Enfin, voilà…

— Ha là là, tu me déçois, Nathanaël. Tu croyais quoi ? Qu’à mes yeux, ce qui s’est passé entre nous ne compte pas ? Alors, c’est toute l’opinion que tu te fais de moi ?

— Mais, non, voyons. Non, mais…

— Je rigole, va ! La vérité, c’est que j’en ai marre de te soûler avec mes histoires de cul. J’ai réfléchi : ce n’est pas bon pour nous deux. Oui, mine de rien, j’ai beaucoup, beaucoup réfléchi… Ça m’arrive, par-fois, tu vois. Ah, ah ! Puis, la dernière fois, j’ai bien senti qu’il ne fallait pas trop te bousculer. J’ai eu l’impression que si j’insistais trop j’allais te faire fuir. Je me trompe ?

— Je n’en sais rien… Je…

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Nathanaël

— Je t’ai laissé respirer, quoi. Mais là, j’ai trop envie de te voir. Enfin, si tu es d’accord.

— Évidemment !

— Tu fais quelque chose ce soir ?

— Non, rien de spécial.

— Ça te dit une soirée pizza, chez moi, tranquillou ?

— Pourquoi pas ? Tiens, j’en profiterai pour rendre son bouquin à Martine.

— On ne sera que tous les deux. Ma mère et ma sœur sont parties à Cholet jusqu’à lundi soir.

— Ah. Très bien… Très bien.

— Cache ta joie ! lança Quentin avec du rire dans la voix.

Même à l’autre bout du fil, il déchiffrait Nathanaël aisément. Son mélange de surprise heureuse et de malaise était perceptible jusque là. Il était si facile à troubler. Rien que de l’entendre bafouiller d’émotion, ça lui remontait le moral.

— Non, non, c’est une bonne idée. Moi aussi je suis seul, de toute façon. Ma sœur a pris ma mère chez elle quelques jours, donc…

— Hé bien, voilà, nickel ! Et ne t’inquiète pas, ça sera en tout bien, tout honneur, si c’est ça qui t’in-quiète. Et promis, je ne picolerai pas.

— Je ne suis pas inquiet.

— Menteur. Bon, je te laisse. Voilà quelqu’un. Viens ce soir à dix-neuf heures. J’ai hâte. À toute.

— À toute, et bon courage. Tu… Merde, il a raccroché.

Il n’avait pas eu le temps de lui demander s’il devait apporter quelque chose. Il prendrait une bou-teille de coca.

*

Nathanaël passa un après-midi étrange. Incapable de se concentrer sur les paragraphes de sa thèse qu’il avait prévu de rédiger au propre, il se lança tout d’abord dans le ménage et les lessives en retard, comme la bonne ménagère qu’il était devenu à force de vivre avec sa mère dépressive et inactive. Et, chose qu’il ne faisait jamais habituellement, il prit ensuite un bain. L’immersion dans l’eau très chaude calma sa fébrilité, mais pas la bousculade de ses pensées. Donc, il manquait à Quentin. Cette nouvelle le plongeait dans un bonheur perplexe et incrédule. L’attirance que le garçon ressentait pour lui le perturbait comme s’il se fût s’agit d’une anomalie. Qu’est-ce que ce chien fou aventureux, assoiffé de sensations fortes depuis l’enfance, et qui possédait un tempérament à l’exact opposé du sien, pouvait bien lui trouver ? Diffusément, il sentait que ce n’était sans doute pas une question à se poser, mais il  ne pouvait s’en empêcher. Toujours ce besoin de trouver des raisons cartésiennes à chaque chose… Son « Tu me manques » laconique résonnait en lui de manière irréelle. Il n’avait jamais manqué à quiconque. Les visites de Quentin aussi, bien sûr, lui avaient cruellement manqué ces der-niers jours. Évidemment. Mais, tant de choses lui manquaient, et ce depuis tellement longtemps, que la résignation était devenue une sorte de réflexe, presque une seconde nature chez lui. Par la force

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Nathanaël

des choses, il s’habituait toujours plus vite au manque qu’il pouvait avoir de quelqu’un ou de quelque chose qu’à l’irruption d’une nouveauté dans son quotidien. Souvent, il faisait même son deuil d’un événement espéré avant même que celui-ci ne se fût produit. Sa vie était ainsi faite, une vie «en creux», une vie « par défaut », faite de non-événements, de régularité et de contraintes. S’il ne s’était pas trop laissé atteindre par le silence de Quentin de ces derniers jours, c’était uniquement à cause de cela : dans sa vie, l’absence de quelqu’un comme ce garçon électrique était, à tout point de vue, davantage logique que sa présence. Et, son silence n’avait fait que permettre à sa vie de retrouver sa forme simple et son goût neutre. Les choses avaient repris leur cours rassurant dans la morne norme… Mais, voilà, Quentin l’avait appelé. Il voulait le revoir. Nathanaël avait eu beau anesthésier son sentiment de déception pour ne pas trop souffrir, l’idée d’être à nouveau près de lui dans quelques heures lui redonnait vie. L’amitié amoureuse que Quentin semblait vouloir lui offrir était une lumière nouvelle dans son existence sage, et sa présence radieuse, la promesse de véritables instants de vie. Il était son imprévu magnifique. Oui, avec son invitation, dès ce soir, la belle vitalité de Quentin allait à nouveau lui insuffler dans les veines les crépitements de l’imprévisible. Dans sa tête, novembre n’existait plus, c’était le printemps.

*

Dans son bain, Nathanaël souriait tout seul. Il était heureux. « J’ai hâte » avait dit Quentin. Lui aussi avait hâte, incroyablement hâte. Il avait hâte de répondre à son sourire, d’entendre sa voix, hâte d’em-brasser sa bouche, et peut-être même plus, si cette satanée peur de se laisser aller voulait bien le lais-ser en paix. Il osait reconnaître tout cela seulement maintenant, maintenant qu’il savait qu’ils allaient se revoir. La simple évocation mentale de certains possibles, associée au souvenir de leur dernière entrevue, réveilla en lui des envies sensuelles tout-à-fait inhabituelles. Les yeux fermés, l’esprit vaga-bond et décidément coquin, il entreprit de se donner du plaisir d’une main douce, en prenant tout son temps. S’il apprenait à s’abandonner à la sensualité seul, peut-être cela serait-il plus facile dans les bras de Quentin… Ce fut bien meilleur que la vague satisfaction issue de ses habitudes mécaniques sous sa douche matinale. Même absent, Quentin avait un pouvoir étonnant sur lui. Un peu étourdi par tout ceci, chaleur moite de la salle de bain, plaisir solitaire et, il faut bien le dire, anxiété, il sortit enfin de la baignoire. Il y avait encore deux bonnes heures à combler avant de le retrouver. Il joua donc à tuer du « hordeux ». Il ne connaissait aucune autre activité plus efficace pour s’occuper l’esprit.

C’est donc dans un état général mi-angoissé mi-émoustillé que Nathanaël alla frapper à la porte des Denoel, à l’heure convenue, au second étage. Il n’en revenait pas de la force de l’émotion qui le tenail-lait. Tous les émois qu’il avait cru endormir en lui depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus sem-blaient vouloir se libérer. Quant à sa nervosité, elle était démesurée. Il se sentait à la limite de s’évanouir. C’était parfaitement ridicule et, s’il en avait eu la force, il aurait bien rit de lui-même. Le sang revint irriguer son corps lorsqu’il vit Annette lui ouvrir. Il aurait encore un répit ! La jeune fille était fraîche, pomponnée, maquillée, belle comme une poupée en chocolat, à croquer. Il fut inondé de son parfum suave quand elle lui fit la bise.

— Salut Nathy.

— Salut, Annette.

— Quentin est rentré il n’y a pas longtemps, il est sous la douche. J’ai commandé les pizzas, une végé-tarienne, une quatre fromages et une à l’ananas. J’espère que tu en aimes au moins une des trois.

— J’aime tout, moi, tu sais. Je ne suis pas difficile. Tu es toute belle, dis-moi.

— Merci. Je sors en boîte avec des copines. Je mange avec vous et hop, je m’arrache !

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Nathanaël

— Fais attention à tes jolies fesses, toi, ce soir, hein ? dit Quentin en entrant dans la pièce.

Il avait les cheveux coupés court, et, autre fait nouveau, était vêtu d’un tee-shirt et d’un pantalon très près du corps qui en soulignaient toutes les formes. Il était, en toute objectivité, superbe. Nathanaël en eut le souffle coupé et son stress monta d’un cran.

— Tu y vas avec qui ? Vous y allez en voiture ou en transports ?

— En voiture. Le frère de Paula nous emmène.

— Et qui vous ramène ?

— Lui aussi. Il reste avec nous.

— Bon. Et tu rentres à quelle heure ?

— Oh là là, mais tu es pire que ma mère ! Je ne sais pas, vers six heures du matin, je pense.

— S’il y a le moindre souci, tu m’appelles, ok ?

— Oui, « papa », soupira-t-elle en levant les yeux au ciel.

— Et le frère de Paula, tu ne montes pas dans sa bagnole au retour si tu vois qu’il est bourré, c’est clair ?

— Oui, très clair.

Quentin vint faire la bise à Nathanaël.

— Salut, toi. Ça va ?

— Ça va. Très jolie, la coupe. Ça te change.

—  J’avais envie de changer de tête. Ça me correspond mieux, je trouve.

— Tu fais la bise aux garçons, maintenant, cousin ? lança la jeune Annette, moqueuse.

Quentin piqua un fard, pris au dépourvu par la remarque de l’insolente.

— Et quoi ? Ça te dérange ?

— Non. Mais d’habitude tu serres la main.

— Annette, pitié, ne prends pas le relais de Camille. Tu es flic ou quoi ? J’y crois pas. Tu n’as rien de mieux à faire que d’épier mes faits et gestes ?

— Hé, ne t’énerve pas comme ça. Je rigolais. Tu es à cran ou quoi ?

Annette ne s’attendait pas à cette vive réaction de la part de son cousin. D’habitude il ne perdait jamais une occasion de plaisanter. Là, il était tellement sérieux. Ce n’était pas normal. Il s’était trahi. Elle les regarda tous les deux avec suspicion. Rien n’échappe à l’acuité d’une jeune fille de dix-huit ans éveillée.

— Pourquoi tu es tout rouge ? Il y a un truc entre vous ?

Les deux garçons échangèrent un bref regard. Nathanaël, un peu à l’ouest, était tellement content d’être là qu’il ne se sentait pas capable du moindre répondant face à l’adolescente. Il souriait

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Nathanaël

bêtement comme si la scène ne le concernât pas. Cependant, il crut tomber à la renverse quand il entendit Quentin décréter avec impatience que oui, il y avait bien quelque chose entre eux, et que ça ne la regardait pas.

— Han ! Vous sortez ensemble ? Noooon ! C’est pas vrai. Tu me fais marcher. Nathy, il ment, hein ?

— Quoi ? Que… Je…

Affolé, Nathanaël passait du visage de la jeune fille à celui de Quentin, sans savoir comment réagir.

— Dis-lui. Elle a deviné de toute façon. Elle, tu ne peux rien lui cacher, alors…

— Oui… On est… Il y a quelque chose entre nous, bredouilla Nathanaël.

— On est amoureux, trancha Quentin, d’une voix limpide.

Elle les considéra tour à tour, stupéfaite, puis dubitative. Un grand sourire immaculé se déploya dans son visage mordoré.

— J’ai failli vous croire. Vous êtes bons comédiens, la vache !

Sans prévenir, Quentin attrapa Nathanaël par la taille d’un bras ferme, s’empara de sa bouche, immé-diatement réceptive, et ne le lâcha plus. Ce n’était pas pour prouver quoi que ce soit à Annette. Ce que pensait sa greluche de cousine, il s’en fichait bien. Mais qu’elle ne le crût pas, ça, par contre, ça l’agaçait. Puis, de toute façon, il avait très envie d’embrasser Nathanaël – cela faisait deux semaines que ce moment lui tardait – et, peut-être aussi, très envie que tout le monde le sache. Il en avait ras-le-bol de cacher les choses. Le baiser entamé entre les deux garçons, maintenant étroitement enlacés, devint profond et passionné. Annette en resta médusée. Nathanaël, quant à lui, happé par le désir, bascula dans une autre dimension où plus rien d’autre que cette bouche qui aimait la sienne n’avait l’ombre d’une importance.

— C’est dégoûtant, râla Annette.

Mais, ils continuaient à emmêler leurs lèvres et leurs langues, les yeux fermés et les mains pressantes sur le corps de l’autre. À croire qu’ils avaient oublié jusqu’à sa présence.

— Hé, oh. C’est bon, j’ai compris. Vous pouvez arrêter, maintenant.

Ils ne l’entendaient plus. Elle croisa les bras, scandalisée. Jamais elle n’avait vu un baiser aussi… Comment dire ? Indécent… Même pas au cinéma.

— Allez-y. Envoyez-vous en l’air toute de suite, pendant que vous y êtes. Ne vous gênez pas pour moi.

Finalement, elle se tut et attendit qu’ils daignent redescendre sur Terre. Lorsqu’ils s’interrompirent enfin, Nathanaël était sens-dessus-dessous et ne se souvenait pas avoir jamais bandé aussi fort de toute sa vie. C’était embarrassant et, hélas, prématuré. Quentin, les mains encore nouées derrière sa nuque, souriait en contemplant un Nathanaël étourdi et béat. Il ressentit une violente envie de se retrouver seul avec lui pour le garder aussi longtemps que possible dans cet état lévitant qui le ren-dait adorable. C’était bien simple, il avait l’air de ne plus savoir où il habitait.

— Les mecs, vous êtes écœurants. On ne s’embrasse pas comme ça devant les gens.

— Maintenant, tu nous crois.

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Nathanaël

— Pas le choix.

— Ne nous regarde pas comme ça. Hé, hé, je crois qu’on l’a choquée, la minette.

— Pffff, n’importe quoi ! Pas du tout. Seulement, deux mecs qui se touchent comme ça, moi, ça me met super mal à l’aise.

— Tu n’aimes pas les pédés, Annette ?

Elle hésita à répondre, pinça ses jolies lèvres.

— Les Makoumè, tout le monde le sait, c’est des décadents. Je ne pensais pas que tu en étais, toi. Si gran-pè savait, il te renierait.

— Ah, ça c’est sûr. Mais, il a quatre vingt quatre ans, gran-pè. On va peut-être le laisser tranquille avec mes histoires intimes… Toi, par contre, je pensais que tu étais une fille moderne et que tu avais l’es-prit un peu plus ouvert que ça. Ça me déçoit.

— Désolé de t’avoir imposé nos retrouvailles, Annette. Je comprends que ça ait pu heurter ta pudeur, mais… Tu as vraiment quelque chose contre les homosexuels ? S’enquit Nathanaël qui revenait peu à peu à lui.

— Laisse tomber, c’est culturel. Et elle est encore trop jeune pour réfléchir par elle-même, intervint Quentin.

— Va te faire foutre ! J’ai le droit d’avoir une opinion, s’énerva la jeune fille.

— Tu parles d’une opinion ! Ce n’est pas une opinion ça, c’est des préjugés.

— Deux mecs ensemble, ce n’est pas naturel.

— Et le maquillage que tu t’es collé sur la frimousse, c’est naturel, peut-être ?

— Je ne vois pas le rapport.

— Ce que Quentin essaye de te dire, c’est que chez les humains, il y a peu de comportements vrai-ment naturels. Notre espèce réinvente les choses, même l’amour. Et encore, je te dis ça, il y a des espèces de grands singes qui ont des comportements homosexuels.

— Ah bon ? fit-elle, étonnée.

— Oui, c’est vrai. Tu vois, déjà, ton argument ne tient plus.

— Ça me gène, désolée.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas…

— Elle ne sait pas ! Je rêve ! Franchement, Annette, là, je te découvre sous un nouveau jour.

— Ben moi aussi ! Répliqua-t-elle, encore sous le coup de la surprise.

Là-dessus, les pizzas arrivèrent et tout le monde se mit à table. La conversation sur le sujet de l’homo-sexualité se poursuivit et, au lieu de tourner à l’affrontement comme cela semblait s’annoncer, se mua

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Nathanaël

en véritable débat, débat que les lumières et le goût pour l’analyse de Nathanaël permirent d’élever très haut. Lui qui avait peu parlé jusque là était lancé. Il fallait nettoyer de son ignorance la cervelle de la petite Annette. Elle était jeune, il était encore temps. À la fois touché et impressionné, Quentin découvrit que le jeune homme avait profité de la période où ils ne s’étaient vus pour réfléchir intensément à la question. Pourquoi l’intolérance? Pourquoi le désir de certains gays de se fondre dans la masse quand d’autres ne juraient que par leur communauté et affichaient fièrement leur différence ? Que voulait dire le concept d’identité sexuelle quand d’autres ne parlaient que de goût? Pourquoi le suicide supérieur à la moyenne des plus jeunes homos? Etc. Lorsqu’il fut temps pour Annette de lever le camp, celle-ci était toute perplexe, et ne savait plus quoi penser. Nathy savait s’exprimer et, lui, contrairement à elle, propo-sait de véritables arguments et des pistes de réflexion qui dépassaient largement le sujet. Annette n’était pas une gamine bornée, et tout cela ferait sans doute son chemin dans sa petite tête. Avant qu’elle ne s’en aille, les deux garçons lui firent promettre de ne dire mot à quiconque de tout ceci. Ils tenaient à faire leur coming out au bon moment, c’est-à-dire, au moment où ils l’auraient choisi. Elle promit. 

*

— Ah, ah ! Tu lui as retournée le ciboulot, à la petite ! Tu as dit des trucs hyper intéressants. J’ai bu tes paroles. Sérieux, tu m’as bluffé, Nathanaël. Comme d’habitude, dit Quentin lorsqu’ils se retrouvèrent seuls.

L’orateur en question, plutôt terrifié à l’idée des minutes qui allaient suivre, partit s’asseoir sur le rebord de la table et se resservit un verre de coca. Quentin s’approcha de lui, comme le bel animal qu’il était, lui posa les mains sur les cuisses, se colla à lui.

— Je me dis, pour que tu aies autant réfléchi à la question, c’est que tu te sens vachement concerné. Ça veut dire que j’ai réussi à te convertir, alors ?

— À me convertir ? Il n’y avait rien à convertir…

Nathanaël, termina son verre, le déposa à côté de lui et prit Quentin par la taille, davantage pour le garder sous contrôle, que pour répondre à son envie de contact. Le désir était là, bien présent, mais la peur aussi.

— Donc, c’est bien les gars qui t’attirent ?

— C’est toi qui m’attires, répondit Nathanaël, le cœur proche de la désintégration.

Ils s’embrassèrent encore. Nathanaël aimait embrasser et se faire embrasser. De cela, au moins, il n’avait plus peur. C’était un fait acquis.

— Ça te dit qu’on aille dans ma chambre ? proposa Quentin.

Mais l’autre ne bougea pas. Il baissa les yeux le temps de chercher ses mots.

— Je me sens incapable de…

Il quémanda du secours dans le regard de Quentin qui était suspendu à ses paroles.

— Incapable de quoi?

— De te donner ce que tu attends.

— Et qu’est-ce que tu crois que j’attends ?

Une bouffée de chaleur enveloppa Nathanaël. Il n’avait pas l’habitude de parler de ces choses là. Il avait beau les chercher activement, les mots pour dire son malaise ne voulaient pas se laisser saisir. C’était

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bien beau de tout savoir en théorie, mais ça n’aidait pas beaucoup une fois face à la réalité. Cette réa-lité s’appelait « le désir de Quentin », et demeurait un mystère aussi captivant qu’inquiétant.

— Tu t’angoisses pour rien. Ce que j’attends, c’est seulement que tu te laisses aimer.

— Mais, avec tes amants…

— Ah, je m’en doutais ! C’est tout ce que je t’ai raconté qui te travaille ? Mais il ne faut pas que tu y penses. Si j’avais su qu’entre nous ça allait tourner comme ça, jamais je ne t’aurais confié toutes ces histoires glauques. Jamais. Tout ce que je veux, là maintenant, c’est qu’on se fasse plaisir. Rien d’autre.

Nathanaël, indécis, tiraillé, ne semblait pas convaincu.

— Est-ce que tu as envie de moi ?

— Oui.

— C’est tout ce qui compte.

— Mais peut-être pas comme tu le souhaites… Dans les détails, je veux dire.

— Mais, on s’en fout grave, des détails !

— Et si on se rend compte que ça ne colle pas nous deux ?

— Vu comment tu m’embrasses, franchement, ça m’étonnerait.

Nathanaël esquissa un sourire. Que ses baisers lui plaisent constituait effectivement un bon point.

— Je peux comprendre que tu aies la trouille, mais essaie de me faire confiance. Fais confiance à ce que tu ressens.

Pour, en douceur, se faire à l’idée, Nathanaël lui caressa les bras jusqu’aux épaules. Le seul fait de capter sa chaleur corporelle lui tournait déjà la tête. Il quitta la table pour se retrouver debout à sa hauteur. Il avait comme du mal à respirer.

— Si tu préfères, on peut sortir, dit Quentin, à contrecœur.

— Non…

— Si on reste là, enfermés tous les deux, ça va être un peu trop dur de…

— Allons dans ta chambre, dit Nathanaël comme on se jette à l’eau.

Ravi, Quentin le prit par la main et l’entraîna dans son sillage, vite, avant qu’il ne change d’avis. Mais, il n’y avait pas de risque. Le jeune homme n’avait plus envie de faire marche arrière. Il avait pris sa décision. Après tout, rien de grave ne pouvait arriver, car, au fond, rien n’était grave…

*

La dernière fois, Quentin avait bien noté la réticence de son amoureux à dévoiler sa nudité. Ils s’étrei-gnirent donc tout habillés, se lovant dans la pénombre de la chambre, d’abord debout, puis allongés sur la couette. Ils n’eurent qu’à laisser s’aggraver leurs baisers pour que leurs gestes d’amour s’en-chaînent en douceur. À partir de là, contrairement aux craintes qu’il avait pu avoir, Nathanaël, par

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bonheur, ne fut plus accaparé que par la fièvre qui les unissait. Le besoin d’avoir le corps de Quentin toujours plus près du sien grandissait inéluctablement. Il le voulait tellement près, tellement, qu’à un moment, fatalement, il fallut supprimer cette barrière qu’érigeaient entre eux leurs vêtements. Sentir contre la sienne sa peau et sur la sienne ses mains, en découvrir la texture, en respirer les parfums, tout ceci suscita en lui l’urgence de le rendre heureux, de lui offrir des réponses à la hauteur de ses attentes. Il le caressa de ses lèvres et de ses mains, le pétrit, l’explora, s’imprégna de lui, puis goûta son sexe, puis revint à sa bouche, puis lui tint les mains. Tout en s’affamant ainsi de lui, il découvrit l’inef-fable bonheur de le sentir vibrer. Cela lui plut tant que bientôt tout ceci ne fut plus suffisant. L’inspiration lui venait, le désir allait crescendo. Il en allait de même pour Quentin qui, les mains pres-santes et le souffle plus ample, encourageait l’ardeur de son partenaire. Heureusement que le souci de bien faire de Nathanaël tempéra son manque de maîtrise et l’affolement de son excitation, car il n’aurait pas été loin sans cela ! Sous ses airs calmes semblaient couler la lave. Quentin se rendit bien vite compte qu’il n’aurait pas grand choses à lui apprendre. Tout juste aurait-il à le guider un peu pour passer certains caps délicats. Et encore, peut-être cela ne serait-il pas nécessaire. Son tendre Nathanaël se libérait si vite, à chaque seconde, à chaque caresse. Il n’avait plus peur. La nouvelle assurance qui le transfigurait séduisit terriblement Quentin. Il brûlait de le sentir en lui. Il fit ce qu’il fallait pour qu’il le comprenne et qu’il en ait autant envie que lui. Il le fit s’abandonner à ses doigts, à sa bouche, lui mit une capote, puis à califourchon sur lui, se livra. Était-ce l’amour ? Était-ce l’émotion de son partenaire qui le contamina ? Toujours est-il qu’à l’instant où celui-ci posa ses mains sur lui pour accompagner ses mouvements, Quentin sut qu’il ne tiendrait pas longtemps. Le plaisir était trop fort, inédit.

Nathanaël, dans l’état où il était, se serait plié à toutes ses volontés sans conditions. La vision mainte-nant accoutumée à l’obscurité, il n’arrivait plus quitter des yeux le garçon, son visage au-dessus de lui, son corps, sa vigueur et sa beauté. Le voir jouir de lui ainsi était proprement fascinant. Quant aux sensations… Il s’en mordait les lèvres. Entre deux soupirs, il ressentit la brusque nécessité de prendre les initiatives. Il était prêt. Il le prit dans ses bras, l’invita à basculer sous lui, et, face à face, se mit à l’assaillir fort et bien. Le bonheur de le faire gémir fut une révélation, une exquise satisfaction. Quentin, bouleversé de voir son timide Nathanaël se lâcher enfin, s’abandonna à l’assaut. Sentir son poids sur lui, sa confiance toute neuve, sa force et son plaisir, c’était au-delà des mots. Il s’accrocha à lui, le serra très fort. Il aurait voulu que cela dure, mais la fougue du jeune homme lui faisait décidé-ment trop d’effet. C’est à peine s’il eut le temps de le prévenir, et il vint, intensément, avec l’impres-sion de se dissoudre dans l’air. Nathanaël ressentit absolument tout des fabuleux bouleversements qui traversèrent son partenaire à cet instant. Le moindre de ses spasmes se transmis à lui et, le nez caché dans son cou, les reins affolés, il le suivit aussitôt. La jouissance le transperça aussi sûrement qu’une vive douleur. Il en lâcha deux drôles de cris étouffés qui ressemblèrent à des sanglots.

Il resta comme il était, c’est-à-dire immobile sur Quentin, farouchement accroché à lui, le nez enfoui dans ses cheveux, un bras passé sous sa nuque pour lui envelopper les épaules et l’autre tendrement passé autour de sa tête comme une écharpe. Quentin, qui mine de rien rêvait de tendresse depuis bien trop longtemps, peut-être même depuis toujours, était à la limite de pleurer de joie d’être ainsi étreint après le plaisir. Lui non plus n’avait aucune envie de bouger. Il avait refermé ses bras sur le corps essoufflé de Nathanaël, puis replié ses jambes sur les siennes. Ils étaient si emmêlés, si étroite-ment enroulés l’un autour de l’autre, qu’ils semblaient ne faire qu’un.

Ce fut le besoin de se regarder qui les sépara finalement. Nathanaël, départi de sa peur d’être vu nu, alluma la lampe de chevet et contempla le garçon assouvi allongé tout contre lui. Il fit glisser une main rêveuse sur lui, de son visage à son ventre, attarda un index sur l’humidité de ses abdominaux. Il n’en revenait pas d’être responsable de sa jouissance. Plutôt que de parler, ils se sourirent et s’em-brassèrent. De toute façon, il n’existait aucun mot à la hauteur de leur félicité.

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Nathanaël

IX

Entre Nathanaël et Quentin l’amour semblait vouloir se renforcer chaque jour. Ils se sentaient bien ensemble. Plus que bien même. Ils étaient fous l’un de l’autre. Tout concourait à confirmer leur parfait accord. Ils en étaient les premiers éblouis. Louvoyant avec leurs contraintes familiales et profession-nelles respectives, ils se débrouillaient pour se voir quotidiennement. Même si ce n’était qu’une demi-heure, il en avait besoin. Ils se retrouvaient au sixième. Rarement pour ne faire qu’y parler… La chambrette sous les toits était leur refuge. Ils l’avaient agrémentée d’un tapis et de rideaux pour la rendre plus chaleureuse, avaient poussé le bureau dans un coin et déplié le canapé. Par chance, aucun des logements attenants n’étant habités, ils pouvaient s’y ébattre en toute discrétion quand bon leur semblait. Y apprendre le corps de l’autre leur faisait passer d’intenses et délectables heures. Nathanaël avait refermé ses dossiers et ses bouquins. Il n’avait plus la tête à sa thèse. Plus du tout. Bien que ce ne fût pas très raisonnable par rapport au planning qu’il s’était imposé, il s’autorisa à ne s’y remettre que fin janvier, au plus tard. Pour le moment, il ne voulait plus se consacrer qu’au bonheur de côtoyer Quentin, de le rendre heureux, de lui faire l’amour de mieux en mieux, et même de faire des projets d’avenir avec lui. Il planait du matin au soir. Au travail, il planait – Hélène, heureuse pour lui, le cham-brait à chaque fois qu’elle le surprenait en plein rêverie, c’est-à-dire souvent —, avec sa mère, il pla-nait… Même l’état moral de Marie n’arrivait plus à l’atteindre. Non qu’il y fût devenu insensible, mais il se sentait détaché de ses affres. Il n’arrivait plus à s’impliquer dans sa logique négative pour tenter de la comprendre. Il n’était plus en phase avec elle. Il était trop heureux pour ça. Penser à l’amour, et sur-tout le vivre, l’avait comme rendu imperméable à toute forme d’agression ou de tristesse.

Quant à Quentin, il était lui aussi sur son petit nuage. Il découvrait pour la première fois ce que signi-fiait être vraiment amoureux. Il lui disait « je t’aime » dix fois par jour, de vive voix, souvent pendant l’amour, ou au téléphone, dès que l’envie lui prenait. Il se grisait de ces mots. C’était si bon de les dire en les pensant du fond du cœur.

Se retrouver les plongeait toujours dans une insouciance délicieuse. Le week-end, surtout, combien de fois en avaient-ils perdu la notion du temps ? Alors, les « Mais enfin, où tu étais passé ? », « Ça fait des heures que j’essaye de te joindre », « Je t’ai laissé X messages ! » de leurs mamans venaient les rap-peler à l’ordre. En semaine, ils découchaient souvent afin de passer la nuit ensemble, ni vu ni connu. Ça compliquait un peu le quotidien, mais c’était excitant.  De plus, Nathanaël remarqua qu’il dormait bien mieux avec Quentin contre lui. Bref, s’arracher au nid qui abritait leurs moments intimes était toujours douloureux. Lorsqu’ils redescendaient du sixième – car donc, hélas, il fallait toujours redes-cendre du sixième à un moment donné – ils avaient un mal fou à se séparer. Une fois dans l’escalier, il y avait toujours un dernier baiser à savourer, une dernière étreinte à faire durer… Ils se mettaient de plus en plus en danger d’être vus. C’était à la fois si contraignant et si frustrant de devoir se cacher. Ils auraient voulu pouvoir exprimer leur attachement en toute liberté.

Nathanaël avait oublié ce que signifiait le mot « indécision ». Ce qu’il ressentait pour Quentin avait tout d’un diamant : c’était solide, lumineux et pur. L’incertitude n’avait plus droit de citer. Au bout d’un mois à peine à s’aimer, l’envie de vivre ensemble, qui s’était faite de plus en plus impérieuse au fil des jours, s’imposa. Mais comment faire ?

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Nathanaël

Marie avait évidemment noté les absences plus fréquentes de son fils, des absences que, contraire-ment à ses habitudes, il se donnait de moins en moins la peine de justifier. Elle ne put également que remarquer, entre autres, ce détachement nouveau qui le rendait nonchalant, son manque de concen-tration lorsqu’elle lui parlait, ou encore, ce sourire idiot qu’il affichait parfois sans raison. Plus curieuse qu’inquiète, elle l’assommait de questions régulièrement. Lui n’en pouvait plus d’éluder. Il n’était plus un gamin, et jouer les cachotiers lui pesait. Un soir, il craqua, et lui dit tout. À table, après une slave de questions maternelles de trop, il lui avoua, comme ça, en trois phrases sobres, qu’il était tombé très amoureux de Quentin et que c’était réciproque. De toute façon, il fallait bien qu’elle l’ap-prît un jour, alors, ce jour là ou un autre… Au grand étonnement du jeune homme, elle sembla bien plus surprise de le savoir amoureux qu’homosexuel. Elle lui avoua, alors, voyant la stupéfaction grandissante de l’intéressé, qu’elle soupçonnait ses penchants depuis longtemps et qu’elle avait lar-gement eu le temps de se faire à l’idée. Voilà d’ailleurs pourquoi elle ne l’avait jamais interrogé au sujet d’une éventuelle petite amie à lui présenter. En tout cas, la nouvelle ne la heurta pas plus que ça, du moins ne montra-t-elle aucun signe de désapprobation ou de déception. Peut-être aussi cela lui était-il égal, comme le reste. Pour elle, qui était si lasse de la vie, plus grand chose n’avait d’impor-tance. Mais, Nathanaël ne voulut pas en savoir plus sur la sincérité de sa réaction. Il se trouva même soulagé de son indifférence, qu’elle fût feinte ou non. Il n’aurait pas à batailler, à argumenter, ou à se justifier comme il l’avait craint… C’est tout ce qu’il souhaitait.

Quentin, lui, par contre, s’il avait finalement trouvé le courage d’informer sa mère au sujet de son abandon de la fac de droit, ainsi que de son embauche comme vendeur, faisait toujours un blocage tenace en ce qui concernait son coming out. Régulièrement, pourtant, il se donnait une date, une heure précise, et décidait « Allez, ce soir, je balance tout »… Mais, le moment venu, il se dégonflait. Il n’avait pourtant jamais entendu sa mère dire du mal des homos, il savait même que l’un de ses colla-borateurs préférés en était, mais rien à faire, il ne savait pas sous quel angle aborder les choses.

Si sa relation avec Nathanaël, et le plaisir de se consacrer à lui, avait annihilé ses habitudes sexuelles débridées, il avait toujours ces élans de fuite en avant. C’était son tempérament. Comme il n’arrivait pas à se conditionner à une confrontation avec sa mère au sujet de sa vie amoureuse – et que ça le mettait très en colère contre lui-même – il avait trouvé une solution simple, et très lâche, il l’évitait. Lui dire la vérité l’angoissaient trop. Rien que l’idée qu’elle pût le regarder différemment le rendait malade. En plus, chaque fois qu’il s’était entrainé à lui déballer la nouvelle, isolé dans sa chambre, face au miroir, ça l’avait découragé. Jamais il ne trouvait le ton adéquat. Soit il était affreusement solennel, un peu comme s’il se fût apprêté à lui annoncer une maladie grave (horreur!), soit il avait l’air de s’excuser comme s’il avait été coupable de quelque faute inavouable (encore pire !), soit c’était trop brutal, et là il l’imaginait blêmir… Au final, non, il ne voyait aucune bonne manière de lui dire… Et, il se prenait à rêver. Dans un monde parfait, il n’aurait même pas eu à s’expliquer. Il aurait tout simplement tenu la main de Nathanaël devant elle, et lui aurait annoncer la bonne nouvelle de leur liaison, exactement comme il l’avait fait par le passé avec ses ex-copines. Mais voilà, il aimait un garçon… C’était tellement ridicule, au fond, toutes ces complications, toute cette angoisse, pour si peu. Quel monde stupide !

Pour déstresser, il s’était remis assidûment à la pratique du skate et ne se déplaçait plus que par ce biais. Marcher n’allait plus assez vite pour lui. Attendre un bus ou un métro, il ne fallait même pas lui en parler. Il filait donc dans les rues parisiennes, tel un beau mirage impatient, que ce fût pour aller au boulot, à la boulangerie, ou n’importe où ailleurs. Ce vif argent de Belleville, qui descendait chaque jour toute la rue Oberkampf, la rue Vieille du Temple et la rue Rambuteau, slalomant avec virtuosité entre tous les obstacles, qui trépignait nerveusement à chaque feu rouge, c’était lui.

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Nathanaël

Martine s’inquiétait. Son fils ne s’était jamais montré plus taciturne à son égard et cela durait depuis bien trop longtemps. Elle ne voulait pas que sa relation avec lui tourne ainsi, à un éloignement irré-versible. Elle n’était pas stupide. Elle le voyait changer. Il n’y avait pas que l’anneau à l’oreille, les vête-ments moulants et sa nouvelle coupe de cheveux. Elle avait des yeux pour voir. Son fils, de toute évidence, expérimentait la vie d’une manière qu’il n’avait pas envie ou peur de lui dire. La percevait-il donc comme un monstre, pour en arriver à la fuir ainsi ? Mais, elle avait beau lui tendre la perche régulièrement, il rentrait dans sa coquille à chaque tentative d’approche. Elle patientait donc, aussi philosophe que possible, se disant que le bon moment viendrait bien. Elle restait en alerte, attentive à ses humeurs, à ses changements, espérant saisir l’instant idéal où elle pourrait renouer le contact. Mais, il faisait tellement tout pour rester insaisissable, que ça n’avait rien d’évident. Il était devenu si furtif qu’elle l’appelait même «le fantôme». Quand elle l’avait à table le soir, elle s’estimait heureuse.

Justement, ce soir là, il était présent. C’était un mardi soir, à la mi-décembre, un soir banal.

— Camille, tu as fini de réviser pour ton contrôle d’anglais ?

— Oui.

— Très bien, je vais venir te poser des questions pour vérifier ça.

— Mais, maman, ce n’est pas la peine !

— Si tu sais tout bien, je ne vois pas où est le souci.

La fillette poussa un soupire exaspéré et partit dans sa chambre vérifier, elle aussi, si tout de même elle n’avait pas fait les choses un peu trop à la légère.

— Tu m’aides à débarrasser, Quentin ?

Le garçon se leva, empila les trois assiettes. Elle le regarda, l’air de rien. Qu’il était beau, son fils. Si secret aussi. Quelle tristesse c’était, tout de même, que son père n’ait pu le voir devenir un homme… Il lui arrivait d’être nostalgique des câlins de l’enfance et, c’était dur, parfois, de contenir certains élans de tendresse. Elle sourit. Il le vit.

— Quoi ?

— Rien. J’étais en train de me souvenir de toi petit…

— Oh, oh… Je vois. Séquence nostalgie, se moqua-t-il gentiment.

— Je me disais aussi que tu ressembles de plus en plus à ton père.

— Ah, bon ?

— Mh. Tu me le rappelles quand on s’est rencontrés. On avait ton âge…

— Je sais.

— Tu as les mêmes expressions que lui, parfois. C’est fou.

— Ah…

— Tu es amoureux. Je me trompe ?

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Nathanaël

Il accusa le coup en parvenant à rester impassible.

— Ça se pourrait.

— Tu l’es. Ça se voit.

— Ah, les nanas. On ne peut vraiment rien vous cacher ! Ça me tue, ça.

— Je te dis, ça se voit.

Il fuit en direction l’évier pour y déposer les assiettes sales. Elle l’y suivit avec couverts et verres. Il s’agissait de ne pas le laisser se défiler une fois de plus, mais de ne pas non plus se montrer trop intrusive pour ne pas le braquer, bref, il fallait assurer avec subtilité. Elle avait l’impression d’avoir attrapé un fil fragile qu’il ne fallait surtout pas lâcher ou casser en tirant trop fort dessus.

— Dis-moi. Tu m’en veux? Est-ce que j’ai fait ou dit quelque chose ? fit-elle, avec beaucoup de douceur.

— Hein ? Non. Pas du tout. Je ne t’en veux pas. Pourquoi tu dis ça ?

— Je ne sais pas. On dirait que tu ne veux plus me parler. Ça me travaille… Je me dis que j’ai dû faire un truc.

— Non… Non. Ce n’est pas toi. Tu n’y es pour rien.

— Bon. Tant mieux, alors.

Ils rangèrent le contenu propre du lave-vaisselle ensemble. Quentin sentait monter en lui une grosse vague de culpabilité. Pas un instant il n’avait réalisé que sa mère pouvait souffrir de son évitement. Elle était toujours si débordée. Elle avait sa vie, il avait la sienne…

— Tu voudrais que je te parle de quoi ? dit-il, en refermant la porte du placard.

— Je ne sais pas. De toi, de tes amours, par exemple, de tes journées, de ton boulot, de tes amis… Comme avant, quoi. C’est derniers temps, j’ai moins de nouvelles de toi que si tu vivais en Australie. J’ai vraiment l’impression d’être punie.

Quentin la considéra, l’air à la fois sérieux et ennuyé. Il se mordit l’intérieur de la joue, plein d’indéci-sion, baissa les yeux, revint dans le regard vert et bienveillant qui l’attendait. Il se sentait affreuse-ment tenté de lui parler, tout à coup. Son cœur se mit à battre plus vite. Un flot de phrases confuses, et pourtant mille fois remâchées, se bouscula dans sa tête.

— Il y a un truc que je veux te dire depuis longtemps, mais… Je ne sais pas comment te le présenter, en fait.

— Tu m’as toujours parlé librement. De quoi tu as peur, mon poussin ? Je ne vais pas te manger.

— Je sais… Mais bon, là…

Il prit une grande inspiration, mit les mains dans les poches arrières de son jeans, car il ne savait plus quoi en faire, et regarda dehors, par la fenêtre, derrière Martine, comme pour s’y ressourcer. Mais on n’y voyait rien dehors, il faisait nuit. Finalement, il affronta son visage.

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Nathanaël

— Voilà, je crois que je suis pédé… Non. En fait, j’en suis sûr.

Le mot était lâché. Martine eu envie de rire et de pleurer en même temps, rire parce qu’enfin, son grand dadais de garçon avait eu le cran de lui avouer son secret, pleurer car plus aucun doute ne subsistait. Plus moyen de nier la vérité. Elle était chamboulée. Le fil n’avait pas cassé. Il s’était même brusquement transformé en corde épaisse.

— C’était tout ce que je voulais. Que tu me le dises.

— Tu t’en doutais ?

— Je n’étais pas sûre, mais un peu, oui.

Il la surveilla attentivement, le rythme cardiaque un peu moins affolé. Elle savait. Ça y était. Ça n’avait pas été si compliqué, finalement.

— Ça va ?

— Oui. Je suis contente, fit-elle en s’essuyant une larmichette.

— Contente ?

— Enfin, contente… Soulagée, plutôt. Que tu me parles enfin. Je n’en pouvais plus que tu me boycottes.

— Je ne te boycottais pas. J’ai essayé de le dire un millier de fois, mais… Ce n’est pas facile.

— Je me doute. Et donc, tu es amoureux ?

— Ouais. Grave. Comme jamais.

— Tu me le présenteras ?

— Quand tu veux. Dès que tu es prête.

— Invite-le à dîner vendredi soir. Ça m’aura laissé quelques jours pour m’habituer à l’idée.

— Ok, si tu veux. Tu es sûre ?

— Oui.

— Il te plaira, tu verras.

Elle le considéra. Imaginer son grand fils avec un garçon, ça lui faisait quand même sacrément bizarre. Mais, après tout, il avait l’air épanoui. C’était tout ce qui importait. Quentin riait intérieure-ment de la surprise qu’il lui réservait. Il imaginait déjà la tête qu’elle ferait en voyant arriver Nathanaël. Il avait terriblement hâte de le prévenir.

Ils quittèrent la cuisine et s’assirent sur le canapé sans s’être consultés. Quentin, en choisissant soi-gneusement ses mots, lui expliqua ce par quoi il était passé depuis l’été qui l’avait révélé à lui-même. Il lui parla de ses angoisses, de sa rupture très douloureuse avec David, dont il n’avait plus de nou-velles depuis, de sa solitude, bref, de tout ce que la découverte de son homosexualité avait bouleversé dans sa vie. Il passa sous silence ses heures passées à se confier à Nathanaël – il lui en parlerait le moment venu – et bien évidemment ses frasques sexuelles, ne lui concédant que quelques vagues

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Nathanaël

aventures plutôt décevantes, ce qui en soit, n’était pas entièrement faux. Il lui servit également une version très édulcorée de ce qui c’était passé à Biarritz. Bref, il lui dit ce qu’il estimait qu’elle dût savoir. Il la rassura aussi sur le fait qu’il se protégeait, pour anticiper toute question de sa part à ce sujet. Elle but ses paroles. Tout s’éclairait enfin en elle, les mois à le voir déprimer, son évitement, tout… Comment n’avait-elle pas deviné plus tôt ?

— Tu aurais dû m’en parler dès le départ, Quentin, plutôt que de te morfondre dans ton coin.

— Tu es marrante, comment j’aurais pu t’en parler alors que j’osais à peine m’en parler à moi-même ? Découvrir ça, brutalement à vingt-deux balais, je ne te dis pas comment ça assomme ! La plupart des gays le savent depuis l’enfance, ou au moins la puberté… Moi, ça m’est tombé dessus comme ça, d’un coup. Bref, ce n’était pas évident à admettre. Il a fallu que je prenne le temps de me faire à l’idée.

— Je comprends. Mais tu es mon fils. Quand il t’arrive quelque chose d’important, tu peux m’en par-ler. Moi, je suis là pour ça. Je comprends que là c’était délicat parce que, en plus, ça touche à l’intimité, mais ça m’aurait quand même bien aidé à t’aider si tu m’avais expliqué pourquoi tu déprimais comme ça en revenant de Biarritz.

— Personne n’aurait pu m’aider, maman. À ce moment là, je n’avais besoin que d’une chose : expéri-menter pour être sûr. Il fallait que j’y voie clair. Il y a des choses qu’on ne peut faire que seul. Je l’ai compris, maintenant. Mais, je le reconnais, c’est vrai que j’aurais pu t’en parler plus tôt. Enfin, voilà, c’est fait, maintenant.

Ils se sourirent. Elle lui prit le visage dans les mains, sans rien dire tout de suite, le contemplant avec amour jusqu’à ce qu’il se dégage doucement.

— Arrête, maman, tu m’angoisses avec ce regard.

— Promets-moi un truc, Quentin. Ne me mets plus en dehors de ta vie comme ça. D’accord?

— D’accord. Promis. Et pour Camille ?

— Quoi Camille ?

— Comment je vais lui dire ? Tu crois qu’elle va comprendre ?

— Camille n’a que onze ans. Tu n’as pas à t’expliquer devant une gamine de cet âge. Sois seulement naturel. Si elle pose des questions, toi et moi, on lui répondra. Ça marche ?

— Ça marche.

Nathanaël avait raison de lui envier sa mère. Elle était vraiment cool. Il ne réalisait que maintenant combien il avait eu tort de redouter un jugement de sa part. Il lui offrit une bise spontanée.

Ce mardi soir de décembre vit s’envoler une lourde chape d’angoisse, autant des épaules de Martine que de celles de Quentin.

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Nathanaël

X

Une seule pièce de vingt mètres carrés, pour cohabiter en couple, ce n’était certes pas grand, et sans doute n’y vivraient-ils pas des années, mais l’essentiel était qu’ils eussent leur chez-eux. Et, de toute façon, avec leurs payes maigrelettes additionnées, c’est tout ce qu’ils pouvaient louer pour le moment. C’était assez spacieux pour un lit, une table et leurs deux ordinateurs. Quentin aurait même un espace suffisant pour dessiner et préparer son book. Nathanaël, lui, poursuivrait la rédac-tion de sa thèse au-dessus de chez sa mère, comme d’habitude, à deux rues de là. Cet isolement lui était de toute façon nécessaire pour se concentrer, et, en plus Marie le saurait non loin d’elle. Ça ferait d’une pierre deux coups. Tout ce qu’ils voulaient, l’un et l’autre, c’était avoir leur intimité, se réveiller le matin ensemble et se retrouver chaque soir. Donc, tant pis s’ils étaient un peu à l’étroit.

Martine, telle une bonne fée, arriva comme prévu vers neuf heures pour les aider un peu et, accessoi-rement, pour les chouchouter avec un magnifique petit déjeuner, dont une thermos de café frais. Sa participation était la bienvenue car il y avait fort à faire. Les garçons lui confièrent la mission de décoller du mur de l’évier, dans la cuisine, les vieux carreaux de céramique marron dont la plupart étaient déjà fendus par le travail du temps. Ceux-ci seraient remplacés par des grands blancs tout ce qu’il y a de plus simple. Pendant que Martine se consacrait à sa tâche avec spatule et marteau, Nathanaël décollait le papier peint de la pièce à vivre. Quentin, lui, peignait la salle de bain en bleu de cobalt en chantonnant. C’était leur troisième journée de labeur et les choses commençaient à bien avancer. C’était tant mieux, car ils voulaient emménager le plus tôt possible.

Une bonne heure plus tard le besoin d’une petite pause se fit sentir.

— Qui veut un café ? proposa Martine.

— Moi, firent les garçons, en chœur.

Quentin lâcha son pinceau, Nathanaël la décolleuse, et tous les trois se réunirent pour se restaurer sur le clic-clac rouge au centre du séjour. Il était protégé d’une bâche, en prévision du rafraîchissement du plafond, mais ça n’avait aucune importance. Ils papotèrent un bon moment au sujet de la propriétaire qui avait l’air d’assez bonne composition. Cette petite bonne femme replète à la figure toujours réjouie s’était montrée moins exigeante que la moyenne des propriétaires parisiens au sujet des garanties et leur avait donné le feu vert pour tous leurs projets de rénovation. Elle leur avait même accordé un loyer gratuit s’ils faisaient changer les fenêtres, en effet vétustes, à leurs frais. Financièrement ils s’y retrouvaient. Le rendez-vous était déjà fixé avec l’artisan afin que cela fût fait dès la semaine suivante, avant la pose du nouveau papier peint, qui d’ailleurs ne serait pas peint, mais blanc, lui aussi.

— Mince, il est déjà onze heures. Je vais vous laisser, les enfants, je dois récupérer Camille à son cours de guitare. Si vous voulez, je peux encore vous aider vendredi prochain, je suis en RTT.

— C’est gentil, maman, mais tu as peut-être aussi envie de te reposer ou de passer un peu de temps avec Samuel.

— Non, il bosse… Je n’ai rien de prévu. C’est comme vous voulez. Tiens, d’ailleurs, je lui ai parlé du déménagement, à Samy. Il sera des nôtres.

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Nathanaël

— Cool. De toute façon, il n’y aura rien de monumental à monter. Si on est quatre, ça va être vite fait.

— Bon, on se reparle de tout ça. Je me sauve.

— En tout cas, merci pour le coup de main, Martine.

— À ce soir, m’man !

Elle leur fit la bise, remit son manteau, son écharpe et son bonnet, et disparut.

— Ce que je l’aime ta mère, fit Nathanaël, en fixant la porte d’entrée d’un air rêveur.

— C’est ce qu’elle veut, être aimée. Elle fait tout pour.

— Et elle y arrive… Ça a l’air de bien coller avec son copain actuel.

— Oui. Pourvu que ça dure. C’est la première fois depuis la mort de papa que je la vois aussi bien avec un mec. Si ça se trouve ça va devenir sérieux.

— Je leur souhaite.

— Ouais. Moi aussi. En plus, il est sympa… Bon. On s’y remet ?

— Yes, Sir !

Et ils s’y remirent donc, plein d’allant.

*

À un moment donné, sans doute aux alentour de treize heures, le blanc soleil de janvier qui passait entre les bâtiments d’en face, inonda la pièce de ses rayons à l’horizontalité rasante, comme dans un rêve. Ce fut comme un signal magique.

— Je m’arrête un peu, dit Nathanaël, qui en avait plein les biceps.

Il vint voir ce que Quentin fabriquait, perché sur l’escabeau devant l’une des fenêtres. Il avait terminé de peindre la salle de bain commencée deux jours plus tôt, même les finitions, et s’était mis en tête d’installer les voilages aux fenêtres. Il s’énervait sur la tringle à rideau qui ne voulait pas tenir.

— Tu avais raison, elle est un chouïa trop courte… C’est ballot…

— Mais pourquoi tu te prends la tête là-dessus puisque les fenêtres vont être changées ?

— Je sais, mais c’était en attendant. Puis elles feront la même largeur de toute façon, non ?

— Oui, je crois que c’est plus ou moins standard. Mais, il fallait s’en douter. Ce que tu as dans les mains, c’est de la récupe. Tiens, prends bien les mesures et on achètera ce qu’il faut, dit Nathanaël, en lui passant le mètre.

Puis, il alla s’asseoir sur le coffre de rangement en bois, seul meuble qu’ils avaient installés en dehors du clic-clac fraîchement livré de la veille. L’heure était venue de se détendre un peu, et tiens, pourquoi pas, de se confectionner une petite roulée bien méritée.

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Nathanaël

Quentin se trouvait juste en face de lui, pile dans son axe de vision. Sa silhouette se découpait dans le contre-jour éblouissant. Il essayait encore de faire tenir cette satanée tringle en râlant. Nathanaël sou-rit en l’observant. Ce qu’il pouvait être entêté. Il ne déclarait jamais forfait du premier coup. Il portait sa tenue spéciale travaux : un jean effiloché coupé au genou, et maintenant couvert de taches bleu de cobalt, ajusté très taille basse – délicieusement taille basse – et un débardeur décoloré. Avait-il été vert, bleu ou gris ? Difficile à dire… L’éclatant soleil soulignait le pourtour de son corps d’une ligne blanche et modulée, s’accrochant à ses cheveux frisés, à ses vêtements, et à la nudité ciselée de ses mollets,  de ses bras et de ses épaules… Il songea que c’était bien qu’il se fût coupé les cheveux. Ça lui dégageait la nuque. Depuis, il avait constamment l’envie d’y poser les lèvres. Il ne s’en privait pas, d’ail-leurs. Comme il avait les bras levés, une portion de sa peau se dévoilait généreusement entre la chute des reins et l’élastique du slip sous lequel naissait l’arrondi des fesses. Ses fesses…

Heureux comme un pape, Nathanaël se rinçait ainsi l’œil en savourant sa cigarette. Sous le charme de la dangereuse contemplation, à l’écoute de son désir naissant, le voyeur amoureux qu’il était sou-pira de satisfaction. Ce n’était sûrement pas le moment de penser à ça… Bien qu’il sût que c’était déjà trop tard, il tenta de fixer son attention ailleurs, sur le sol, au pied du mur sur lequel il venait de s’échiner toute la matinée. Des dizaines de lambeaux de papier peint décollé, des grands, des petits, des courbés, des froissés, jonchaient le planché protégé par du papier journal… Ça aussi c’était beau. Tout était beau dans cette lumière blanche de janvier. Même la fumée bleue-mauve de sa cigarette, dans le soleil, semblait se surpasser pour dessiner des ronds et des volutes exceptionnelles. Ces détails anodins, la présence sensuelle de son Quentin adoré, le pressentiment des jours à venir, tout, absolument tout, en cette minute, concourait à le plonger dans un indicible ravissement.

— Je laisse tomber, se résolut enfin Quentin en sautant de son perchoir.

L’expression de Nathanaël le frappa. Jamais encore il ne lui avait vu ces yeux-là. Adossé au mur, les jambes croisées, assis mollement sur le coffre, il fronçait les sourcils à cause du soleil. Le visage un peu caché par la fumée de sa cigarette, un pouce pensif sur le menton, il dégageait une grâce saisis-sante… Comme un réflexe, le garçon sortit son téléphone portable de sa poche et le prit en photo.

— Tu es trop sexy.

Nathanaël esquissa un sourire et écrasa son mégot en le regardant venir à lui. Il lui passa son bras autour des épaules dès qu’il se fût assis à ses côtés. La poussière d’or qui dansait dans la lumière, le silence, et contre son flanc, la chaleur du corps aimé, plus que tout, paraient l’instant de perfection. Quentin, rendu un peu perplexe par son inhabituel mutisme, lui jeta un regard de biais. Son amou-reux avait vraiment l’air dans un état second.

— Tout va bien ?

— Oui. Je savoure l’instant.

— On a encore une tonne de trucs à faire, Doudou, et…

— Chut ! Regarde ça.

— Quoi ?

— Quentin, on est chez nous.

Le garçon, d’un regard circulaire, balaya lentement la pièce, ses deux fenêtres et ses deux radiateurs, ses murs pelés en cours de rénovation, la cheminée condamnée et le clic-clac rouge sous sa

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Nathanaël

protection de plastique. C’était vrai. Bientôt ils seraient ici chez eux. Tous les deux. Ensemble. Voilà que l’émotion de Nathanaël se propageait en lui.

— Ouais. Ça va être trop bien, murmura-t-il.

Ils affichaient le même sourire heureux.

— Tu as quand même l’air shooté, Doudou, je t’assure…

— Je ne pensais pas avoir l’occasion de dire ça un jour, mais jamais je n’aurais cru que c’était possible d’être aussi heureux.

Quentin l’observa plus attentivement. Manifestement il pensait et ressentait chacun des mots qu’il venait de prononcer. Il y avait comme des galaxies dans ses prunelles noires.

— Sans rire, tu as l’air d’avoir pris un ecsta.

— C’est toi mon ecsta, répondit solennellement Nathanaël.

Si Quentin fut aussi touché que surpris d’entendre rebondir ces mots dans la bouche de son cher et tendre au vocabulaire toujours si choisi, il le fût encore bien davantage par le regard brûlant qui les accompagna.

Ils s’embrassèrent. Alors, pour Quentin tout s’éclaira. Les baisers de Nathanaël, à la limite de l’agressivité, possédaient déjà la teneur de ceux qu’ils s’échangeaient au moment de jouir ensemble. Voilà ce qui se passait : Nathanaël avait simplement une impérieuse envie de faire l’amour. Quelque chose l’avait embrasé plus sûrement qu’un flambeau. Son air planant et cette lueur dans les yeux venaient de là… C’était inattendu. D’habitude, avec lui, ça commençait tout en douceur et en préliminaires. Il fallait y mettre les formes, que le contexte y fût. Jamais encore il ne s’était laisser emporter de cette sorte. Décidément, il n’avait pas fini de le surprendre. Quentin, toujours si prompt à accueillir le plaisir, eût vite-fait de s’aligner à sa fièvre. L’énergie qui les tendait l’un vers l’autre devint si vive, les grisa tant, qu’ils durent se lever pour s’étreindre comme on lutte. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire Quentin se retrouva torse nu, plaqué dos au mur, submergé par la passion de son amoureux. Enivré par l’excita-tion si brutalement provoquée, ébloui par le flot de lumière solaire, sans défense, il s’abandonna corps et âme à la passion de Nathanaël. Celui-ci le débarrassa du bas comme il l’avait fait du haut, sans tergiver-ser, puis s’agenouilla en baisant son ventre nu. Il le fallait. Le besoin de le sentir durcir entre ses lèvres relevait même de l’urgence vitale. Il fallait que cela se produisît ici et maintenant, dans le rayon qui illu-minait leur futur chez-eux et peut-être bien leur futur tout court.

— Ma parole… J’y crois pas, souffla Quentin, stupéfait de le voir si entreprenant.

Que Nathanaël lui décernât cet hommage brûlant ainsi, à genoux à même le sol, en plein jour qui plus est, ne lui ressemblait pas. Où diable était passée sa pudeur légendaire ? Il n’y avait même pas encore de rideaux aux fenêtres. Mais rien n’aurait pu l’arrêter, et ses attentions ne tardèrent pas à anéantir Quentin de bien-être. Le visage tourné vers le septième ciel, le garçon filait droit vers une autre sorte d’éblouissement. Les mains dans ses cheveux, il le priait de poursuivre, de ne pas cesser, d’intensifier la douce opiniâtreté de sa bouche. L’urgence de jouir se mit à grésiller dans ses veines. Ni les doigts crispés sur son crâne, ni sur sa langue le goût du nectar annonciateur ne freinèrent l’ardeur de Nathanaël. Lui aussi était pressé d’accueillir sa jouissance. Il tint cependant à soigner la mise à mort afin qu’elle fût sublime. À en croire les vibrations de Quentin et son râle lorsqu’il survint, elle le fut. Il en frémissait encore des pieds à la tête quand Nathanaël se releva pour dans ses yeux lui plan-ter les siens, puis, sur ses lèvres y apposer les siennes.

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Évidemment, il n’était pas question d’en rester là. Ils déplièrent le clic-clac après en avoir défait la bâche en deux gestes. Nathanaël se déshabilla à son tour en dévorant des yeux son Quentin nu et magnifique, déjà allongé sur le ventre à l’attendre dans le bain de soleil blanc. La hâte de le satisfaire, hâte encore attisée par ce sentiment de bonheur inédit, lui brûlait le sang. C’est que Quentin était si attirant dans ce don de lui-même. Plus que n’importe quelle autre émotion, l’envie de se faire prendre l’embellissait au-delà du possible. Sa sensualité, alors, déjà incandescente au naturel, irra-diait littéralement. Son visage, son corps sportif idéalement callipyge, le moindre de ses muscles, la moindre courbe de sa plastique déliée lancaient la même irrésistible invitation. Il avait l’art de s’offrir. Le front contre l’étoffe rouge, frémissant d’extase anticipée, il s’ouvrit à ses caresses. Nathanaël prit soin de les faire exquises. Il agaça ses nerfs, excita son désir jusqu’à entendre ses soupirs se muer en sourdes suppliques, jusqu’à le deviner idéalement prêt à le recevoir. Alors, il le couvrit en lui baisant la nuque, l’oreille, la joue. Le regard fixé sur le grain de sa peau scintillante de millions de micro gouttes de sueur, il le laissa s’impatienter encore un peu, par jeu, et, enfin, prit l’élan tant attendu dans son beau grand corps lisse si assoiffé de le sentir. Quentin recula pour parfaire l’union en râlant de satisfaction. Rien au monde n’était meilleur que cela : prendre en lui l’exultation, la vigueur et l’impatience de son amoureux. Nathanaël le ceintura pour le ramener à la verticale contre lui. Lui laissant le choix du rythme, il lui caressa le visage, le cou, passa ses mains sur sa poitrine, son ventre mouvant et son sexe érigé. Il aimait tant l’étreindre, le sentir se mouvoir entre ses bras. Sans désac-corder l’onde de leur corps unis ils s’embrassèrent.

— Tu me rends dingue, soupira Quentin en accentuant sa danse du ventre.

Quand la course au plaisir se fit plus soutenue encore, que Quentin se mit expirer des plaintes plus fréquentes et plus suaves, Nathanaël sut qu’il ne parviendrait pas à brider la montée du plaisir encore longtemps. Il fit ce qu’il put, lutta, serra les dents, ferma les yeux, essaya de penser à autre chose, se mordit les lèvres, mais rien n’y fit. Haletant, le front pressé contre son crâne, sa volonté dut céder à la sève qui montait. Il immobilisa Quentin en le saisissant pas les hanches, et laissa l’orgasme se déployer avec la même douceur que la lumière solaire les avait submergés. En capter l’énergie fit sourire et cha-virer Quentin. Nathanaël s’accrochait à lui avec tant de passion au moment de jouir, dans son dos la belle tension de son corps l’excitait tant, et le paroxysme de son plaisir l’atteignait si profondément…

Ils se firent face pour retrouver le regard de l’autre, Quentin solaire – les reflets dorés de ses boucles serrées et l’éclat de ses yeux clairs, de ses lèvres, de la sueur à son front, enluminaient toute sa per-sonne – et Nathanaël subjugué, encore affamé de lui.

À chaque fois qu’ils couchaient ensemble, il se contrôlait mieux que la fois précédente pour en profi-ter plus longtemps. À cause de cela, il n’était jamais pressé d’atteindre un but égoïste. Cette fois-ci – était-ce cet appartement, cette magie solaire ? – il se retint bien haut-delà de ce dont il s’était montré capable jusqu’ici. Sa volonté muée en ferveur maintint Quentin longuement en équilibre aux fron-tières de l’orgasme. Celui-ci, dix fois, crut mourir tant c’était bon, dix fois, supplia Nathanaël de le libérer sans que celui-ci n’accède à son vœu… Dompté, il se soumit donc à la délectable torture avec le consentement le plus absolu.

De sa vie entière, jamais Nathanaël n’avait éprouvé une telle faim de vivre ni une telle joie. Il n’avait jamais rien vécu de plus fort. Qu’il était doux de se laisser bercer par les murmures de tendresse et de volupté de Quentin. Qu’il était bon de le sentir frissonner, s’ouvrir, s’humecter, se tendre, s’abandon-ner, se creuser, s’essouffler, résister, de le voir répondre à la moindre de ses initiatives. Jamais il ne s’en lasserait. Il se délectait d’entendre ses prières, aussi, ses ronronnements. Cela le bouleversait autant que de lire le plaisir sur son visage. Sa manière limpide d’exprimer son désir l’emportait dans un tour-billon d’empathie. Aussi, se consacrait-il davantage à son plaisir à lui plutôt qu’au sien propre, atten-tion qui lui était rendue au centuple.

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*

Quand le miel de l’assouvissement se fût répandu dans leurs artères, que le calme fut revenu, même celui de leur respiration, ils surent que quelque chose de grand venait de se produire entre eux. L’intensité de leur partage les avait laissés abasourdis. Ils se reposèrent, enlacés.

— Je ne sais pas où tu m’as envoyé en orbite, dit Quentin, mais, j’ai du mal à redescendre.

— Pareil pour moi…

— Je t’aime, Nathanaël Escobar.

— Moi aussi, je t’aime.

Ils se sourirent et prirent un long moment pour s’embrasser comme au ralenti, très tendrement.

— Je ne sais pas ce qui m’a pris, dit Nathanaël.

— Hé, hé, moi, je sais bien ce qui t’a pris ! C’est meilleur à chaque foi, avec toi. Là, c’était… Pfff… Un truc de ouf.

— Je ne t’ai même pas demandé ton avis.

— Mon avis ? Tu veux rire ? Tu n’as pas à me demander mon avis. Tu devrais savoir à qui tu as affaire, depuis le temps ! J’ai toujours envie. Tou-jours.

Nathanaël rit à cette réflexion. Ce n’était pas faux. D’ailleurs, lui-même, depuis qu’ils se fréquen-taient, ressentait de plus en plus fréquemment l’appel du plaisir.

— Quand je pense que je m’étais plus ou moins destiné à rester vieux garçon…

— Moins que plus, alors ! Il faut dire, qu’entre temps, je suis passé par là. Je t’ai corrompu.

— Corrompu, je n’irais pas jusque là. J’avais des pensées salaces avant de sortir avec toi. Enfin, ça m’arrivait… Et bon, c’est vrai, ça n’avait rien à voir…

— Et dans tes pensées salaces, il y avait des filles ou des garçons ?

— En toute honnêteté, plutôt des femmes… Je sentais comme un danger à m’imaginer avec un garçon.

— Ça t’aurait fait grimper aux rideaux bien trop vite, tiens !

— Certainement… On a tous des blocages. Celui-là, au moins, je ne l’ai plus !

— Je te confirme.

— En tout cas, ce qui est certain, c’est que tu me fais un effet terrible. Près de toi, parfois, je me sens comme un animal.

— Et je viens d’en avoir la lumineuse démonstration, dit Quentin, la mine gourmande.

— Te voir sur ton escabeau, je ne sais pas, ça m’a fait perdre la tête…

— Attends, ne bouge pas, fit Quentin en se levant tout à coup.

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Il revint aussitôt, muni, encore une fois, de son téléphone, et se rallongea dans l’exacte position où il se trouvait deux secondes auparavant, le crâne et l’épaule collés à ceux de Nathanaël. Le bras levé, il braqua l’objectif de l’appareil numérique au-dessus de leurs visages.

— Ce n’est pas vrai. Tu as la photographite aigüe, ma parole !

— Arrête de râler. Allez, regarde. Le petit oiseau va sortir… Voilà…

La photo était réussie, cadrée en diagonale, bien composée par le hasard, vivante. Elle rendait fidèle-ment leur épanouissement, leur teint rose, leurs yeux brillants, le rouge de leurs lèvres.

— C’est moi ça ?

L’étonnement de Nathanaël n’était pas feint. Il ne se reconnut tout simplement pas.

— Oui. C’est exactement toi, tel que je te vois là, en ce moment même.

Le jeune homme s’attarda sur l’image, incrédule, tel un narcisse en devenir.

— Je ressemble à un bandit corse.

Quentin éclata de rire.

— Un bandit corse hyper bandant, alors !

— Il faut que je me rase, fit Nathanaël, songeur, en se passant la main sur la mâchoire. Et sinon, tu comptes en faire quoi de cette photo ?

— Je vais la montrer à la terre entière, la poster sur FB pour que tout le monde jalouse notre bonheur. Ne fais pas cette tête ! Je plaisante, évidemment. Je vais me la garder bien au chaud, rien que pour moi, et quand tu me manqueras, ou que je voudrai me rappeler ce qu’on vient de vivre, je la ressortirai. Dis-donc, j’ai super la dalle, pas toi ?

— Si, moi aussi j’ai faim.

— En même temps, tu m’étonnes. Il est deux heures passées.

— Déjà ?

— Oui déjà. Ça fait plus d’une heure qu’on s’envoie en l’air, mon pote !

Ils se levèrent et se rhabillèrent, fourbus et heureux. Nathanaël était encore sous le choc de la décou-verte de ce visage inconnu qui pourtant était le sien. C’était donc à cela qu’il ressemblait dans les bras de Quentin ?

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XI

Le cri des mouettes et les doigts de Quentin sortirent Nathanaël du sommeil d’une manière infini-ment agréable. Il protesta mollement, pour la forme, parce qu’il n’aurait pas dédaigné dormir encore un peu, mais qu’il était doux d’être réveillé ainsi. Un rai de soleil traversait la chambre. Cela voulait dire qu’il était déjà tard. Vu l’heure à laquelle ils s’étaient endormis, rien d’étonnant.

— Ça fait une heure que j’attends que tu ouvres un œil, dit Quentin en pesant sur lui.

— Tu sens bon…

— J’ai pris une douche en attendant que tu te réveilles, puis j’ai dessiné, puis je t’ai regardé dormir… J’ai même préparé le café.

— Même le café. C’est royal.

— Mais là, j’avoue, j’en peux plus.

— Je vois ça, sourit Nathanaël en se retournant pour enlacer son corps nu et cueillir sa bouche.

Il fit glisser ses mains sur le satin chaud de sa peau, de la nuque aux fesses qu’il ne put s’empêcher d’empoigner et de pétrir. Lorsque Quentin ondulait contre lui de cette façon reptilienne, qu’il creu-sait outrageusement les reins à la moindre caresse, la situation, évidemment, devenait hautement inflammable. Ce type de fièvre, dès le matin, était des plus contagieuses, et leur baiser ne se contenta pas de rester un baiser bien longtemps. Quentin fit l’animal fouisseur, le chatouilla en le goûtant partout, se réjouissant de son rire autant que de ses frissons.

— Toi aussi, tu sens bon, dit-il en retrouvant sur lui les odeurs étourdissantes de leur folle nuit.

Il balança la couette par terre pour avoir le champ libre, et s’attaqua aux choses sérieuses. Nathanaël, encore à moitié endormi, se laissa faire béatement. Il adorait cela aussi : s’abandonner à lui, être sa chose un moment…

*

Ces huit jours à Biarritz constituaient leurs premières vacances loin de tous et toutes, en tête à tête. Leurs journées n’étaient faites que de liberté à déguster, balades sur la plage, surf pour Quentin, confection de bons petits plats pour Nathanaël, et surtout inlassable plaisir de faire l’amour en pre-nant tout le temps voulu. C’était le paradis. Depuis qu’ils étaient arrivés, ils s’étaient l’un comme l’autre montrés plus avides de sensualité que jamais. L’absence de contraintes, l’air marin et la venue du printemps, sans doute, y étaient-ils pour quelque chose. Quand ce n’était pas l’un qui avait envie, c’était l’autre. Il suffisait que Quentin suggère son désir d’un regard ou d’un geste, pour que Nathanaël, dans la seconde, sente le sien s’allumer, et vice et versa. Ça les prenait n’importe quand, n’importe où, sans qu’ils puissent y résister. Ainsi, les deux garçons amoureux s’épuisaient l’un l’autre, mais le plaisir de se mêler se renouvelait de manière toujours si spectaculaire, que la fatigue ne se traduisait que par une délicieuse langueur qui, finalement, ne faisait que creuser davantage le lit de leur disponibilité pour l’autre.

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Depuis qu’ils vivaient ensemble, tout s’était confirmé et renforcé entre eux, leur attachement, leur complicité, leur curiosité de l’autre. Jamais depuis l’enfance, Nathanaël ne s’était senti plus insou-ciant. L’amour que lui vouait Quentin, sa confiance et sa générosité, le portaient. Il se sentait fort et fier, plus sûr de lui qu’il ne l’avait jamais été. Même physiquement, il se sentait bien dans sa peau. C’était la première fois de sa vie qu’il n’avait plus cette image négative de lui-même. Sans même le vouloir, Quentin lui enseignait l’acceptation de lui-même. Puisqu’il possédait le pouvoir de donner tant de plaisir à ce garçon qu’il aimait, son corps ne pouvait décemment plus être considéré comme un ennemi. À ce sujet, il était désormais un homme libéré, et ses seules limites étaient celles de Quentin, que sa santé de fer et l’appétit de ses vingt-deux ans laissaient rarement au repos. Son amour le guidait, sa beauté l’inspirait. Apprendre à jouer de son corps superbe comme un virtuose de son instrument préféré réclamait toute sa sensibilité et son attention. Il savait, maintenant, quelles cordes faire vibrer en lui, et à quel rythme, pour élaborer la musique du plaisir la plus envoûtante. Chaque jour, ou presque, ils gravissaient ensemble des sommets indicibles. Parfois, il leur arrivait même d’en verser une larme, tant le partage avait été fort.

L’appartement biarrote de la grand mère de Quentin, bien plus grand que leur petit F1 parisien, les avait déjà vu emmêlés et gémissants dans tous les coins. Même le balcon, la veille au soir, avait été mis à contribution. Après le dîné, Nathanaël était parti y fumer sa cigarette, profitant de l’air frais et du calme de la nuit tombante. Accoudé à la rambarde, le mauve et l’orangé du couché l’avaient happé, puis les velours outremer du soir assombrissant la mer. Du dixième étage, frangé de la vaste courbe pâle de la plage, l’Atlantique semblait encore plus immense et sublime, à cette heure bleuis-sante. Du salon, Quentin l’avait observé sans qu’il s’en doute, amoureusement, en réfléchissant à la teneur de ses sentiments pour lui, et il l’avait finalement rejoint pour l’enlacer par derrière. Il était resté ainsi, son corps épousant sien, et avait regardé l’océan avec lui. Il n’avait pu s’empêcher de lui murmurer qu’il l’aimait. Nathanaël, alors, s’était retourné pour l’embrasser. Le désir, ensuite, s’était déployé, sans que ni l’un ni l’autre ne ressente le besoin de changer d’endroit. Et finalement, malgré la fraîcheur d’avril et un vent léger, l’envie de s’unir debout, en dominant l’horizon marin, les avait pris ensemble. Embrassés, embrasés, ils s’étaient dénudés à demi. Quentin s’était à son tour accoudé, puis offert. Il l’avait laissé trouver en lui, très profond, jusqu’à l’âme, un plaisir âpre et dense. Ils n’avaient pas pu se laisser aller aussi librement que d’habitude afin de ne pas ameuter tout le voisi-nage. Ça n’avait pas été facile, mais ça n’avait pas non plus manqué de piment. Conserver suffisam-ment de contrôle pour ne pas crier avait même plutôt permis de faire durer et amplifier le plaisir. Ensuite, ils s’étaient bien amusés, jusqu’au fou-rire, à imaginer à quel endroit précis avaient bien pu atterrir la pluie généreuse libérée par Quentin au paroxysme de l’extase.

Mais, si le sexe était la manifestation la plus flamboyante de leur entente, elle ne se limitait pas à cela. Ils voulaient partir en voyage autour du globe. Ils en parlaient souvent, rêvant des heures à leur futur itinéraire, sur la carte du monde. Ils s’étaient donné deux ans pour tout organiser et réunir suf-fisamment d’argent. Par ailleurs, Quentin, à nouveau passionné de street art, avait impliqué Nathanaël dans un projet artistique qui le hantait depuis longtemps et dont il n’avait pas encore eu l’occasion d’entamer la réalisation. Il voulait créer une bande dessinée à la manière d’un jeu de piste, sur les murs de la capitale et ses alentours. Celle-ci serait composée d’une trentaine de cases de la taille d’une fresque. Qu’il fût accepté ou non dans une école d’art à la rentrée, il effectuerait ce travail ambitieux envers et contre tous. L’idée avait beau être ancienne, elle ne l’avait jamais vraiment aban-donné. Elle était née pendant l’adolescence, à l’époque où David et lui se lançaient la nuit, davantage pour le frisson que pour l’Art, dans la confection de graffitis à la bombe, dans des zones urbaines plus ou moins désaffectées, et parfois très difficiles d’accès. Il ne restait aujourd’hui de ces œuvres, à la valeur artistique pourtant réelle pour la plupart, que des photos. Accompagné de Nathanaël, il avait

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été en revoir plusieurs d’entre elles récemment, un peu comme un pèlerinage. Beaucoup avaient été recouvertes par les dessins d’autres graffeurs ou nettoyées par la municipalité. C’était le jeu, chaque œuvre de rue, aussi aboutie fût-elle, était destinée à l’éphémère. Quoi qu’il en fût, cela lui avait per-mis de faire ses armes comme graffeur, en apprenant à doser les risques et, plus intimement, de vivre des instants réellement magiques. Ce n’était que depuis peu, avec Nathanaël, qu’il avait retrouvé une étincelle équivalente, ce sentiment rare d’être intensément vivant.

Il avait également renoué avec le collectif d’artistes dont il faisait parti, à l’époque, et qui par chance était resté très actif. À cette occasion, il avait retrouvé avec joie pas mal de vieilles connaissances filles et garçons.

Bref, Quentin avait repris sa vie en main en même temps que son amour pour Nathanaël s’était concrétisé. Renouer avec les projets qui lui tenaient à cœur, replonger dans des envies artistiques et une vie sociale digne de ce nom, tout cela avait permis à son ancien lui-même de se réconcilier avec le nouveau. Seule ombre au tableau, si Nathanaël était assez créatif pour l’aider à peaufiner la cohé-rence du scénario original de sa bande dessinée, en revanche, son vieux complice David était, à ses yeux, la seule personne qualifiée pour l’aider à mettre les choses en œuvre sur le terrain. Sans lui, ça ne serait pas réalisable sur le plan pratique. Heureusement, il n’avait pas encore perdu l’espoir de renouer avec lui. Agnès, la copine du «fier hétéro» – ainsi l’appelait-il désormais, et même pas pour rire – s’était, en effet, remise en contact avec lui, lui avouant que son amitié leur manquait, qu’elle trouvait que David n’était qu’une satanée tête de mule à la fierté mal placée dont elle viendrait à bout très bientôt. Si Agnès était de son côté, tous les espoirs étaient permis…

*

Ce matin là à Biarritz, donc, comme chaque matin depuis qu’ils étaient en vacances, Quentin et Nathanaël firent l’amour passionnément, tendrement au début, et avec la plus bruyante frénésie à la fin. Comme chaque fois, la joie déchainée du partage et l’existence d’un tel plaisir les éblouirent mutuellement.

— On se lève ?

— Mh, grogna un Nathanaël parfaitement inerte et pas le moins du monde motivé.

Les caresses légères que Quentin lui prodiguait entre les omoplates sans avoir l’air d’y penser, para-chevaient le bien-être profond où la satiété sexuelle l’avait plongé. Il se sentait dans un état de flemme absolu.

— J’ai regardé l’heure de la marée haute. Les rouleaux vont être au top à seize heures.

— Génial…

— Tu ne veux toujours pas que je t’apprenne un peu ?

— Hé, hé, tu ne lâches jamais l’affaire, toi, alors ! Tu pourras me poser la question tous les jours, ça sera toujours non.

— T’es chiant.

— Pas chiant, dégonflé… Je n’ai pas moins peur des rouleaux aujourd’hui qu’hier ou avant-hier, figure-toi. Aucune envie de me faire essorer par ces monstres de flotte. Merci bien.

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— Mais on ne commencerait pas par ça ! Ah, là là, Tu ne sais pas ce que tu rates.

— Non, je vais te prendre en photo, plutôt.

— Encore ?

— Je ne suis pas très satisfait de celle que j’ai faites hier.

Ils restèrent comme ils étaient, Quentin agréablement écrasé par le poids du corps de son amoureux en travers du sien, et Nathanaël, les yeux fermés, calé à l’angle de son cou, l’esprit aussi flottant que ronronnant.

— Doudou ?

— Mh ?

— Je vais encore avoir envie si on ne se lève pas.

— Il me semble que c’est déjà le cas, si je sens bien ce que je sens.

— Et il te semble bien, soupira Quentin.

Infernale libido. Il se dégagea un peu pour pouvoir se caresser. Nathanaël, qui récupérait peu à peu son énergie, le regarda faire. C’était très excitant aussi de le voir se donner du plaisir. Tellement exci-tant, en vérité, qu’il ne put rester longtemps inactif…

Quand ils s’extirpèrent du lit, il était presque quatorze heures.

— Un jour, j’aimerais bien que tu me prennes, dit Nathanaël, en s’étirant.

— Tu es sérieux ?

— Oui. Quand je vois le plaisir que tu prends de cette manière, à force, ça me fait envie aussi… Et je suis curieux. Pas toi ?

— Si, fit Quentin, soudain rougissant.

— Tu n’y penses jamais ?

— Très franchement, non. Tu sais ce que j’aime… Mais si tu me dis que tu en as envie, tu peux être sûr que ça va grave me travailler, maintenant.

Ils se sourirent. Quentin, depuis qu’il avait découvert son homosexualité, n’avait jamais eu d’autre envie que de se soumettre au plaisir de l’autre. Il adorait toutes les sensations qui en découlaient, c’était réellement ce qui lui avait fait perdre la tête lors de ses premières expériences, et qui, depuis qu’il était amoureux, continuait à le tourmenter de désir… Posséder quelqu’un était pour lui forte-ment associé à la satisfaction du désir féminin et donc de ses expériences hétérosexuelles dont il s’était complètement désintéressé avec la découverte des garçons. Mais, avec Nathanaël, il était prêt à tout essayer. À y songer, l’idée de découvrir ces nouveaux horizons avec lui était même fort sédui-sante. En plus, ce serait une première pour tous les deux.

La journée poursuivit son cours serein. Ils sortirent faire quelques courses, mangèrent vite fait, et n’eurent qu’à traverser la rue pour se rendre à la plage, l’un muni de son appareil photo, l’autre de sa

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planche et de sa combinaison. Quentin, n’était décidément jamais fatigué. Il surfa deux bonnes heures, affrontant inlassablement des vagues monumentales dont la féroce puissance laissait Nathanaël passablement anxieux. Non pas qu’il manquât de confiance en ses capacité sportives, mais il était quand même toujours soulagé de le voir revenir sur la terre ferme sain et sauf. Mieux installé que la veille, et bénéficiant d’un soleil magnifique, il fit de beaux clichés de lui au sommet ou au creux des vagues, et l’immortalisa même en train de se ramasser d’impressionnantes gamelles qui le ferait bien rire lorsqu’il les visionnerait. Un moment donné, alors que Quentin venait de sortir de l’eau, deux adolescents, une fille et un garçon, eux aussi la planche sous le bras l’abordèrent pour lui demander des conseils techniques. Jamais avare de son temps, il s’entretint avec eux un long moment, mimant sur le sable des postures et des figures avec moult gestes explicatifs. Nathanaël, un peu ébloui par le soleil déclinant, l’observait de loin. Il se sentait amoureux à en mourir.

Les deux garçons restèrent, ensuite, assis sur le sable, à regarder le soleil se coucher sur les vagues. Quentin vola un baiser à Nathanaël, et, comme pour une fois ça ne l’avait pas fait râler, il l’embrassa carrément, au vu et au su de tous, c’est-à-dire de quelques flâneurs et coureurs indifférents… Pour ce qui était de s’afficher en public, si le premier n’avait peur de rien, le second, lui, n’avait pas tant de hardiesse. Mais là aussi, Quentin l’aidait en douceur à prendre de l’assurance.

Puis ils rentrèrent se faire des spaghettis aux coques, à la crème fraîche et au basilic. Quentin n’eut même pas le courage de prendre sa douche tout de suite tant il était mort de faim. En plus, ça sentait tellement bon qu’il faillit tout dévorer avant que cela n’eût fini de mijoter.

Une fois la panse pleine, Quentin investit la salle de bain, et Nathanaël appela Marie, non sans avoir auparavant dégusté sa cigarette digestive sur le balcon. En rallumant son mobile, il se rendit compte, soudai inquiet, que celle-ci avait cherché à le joindre trois fois. La connexion à peine établie, on décrocha.

— Salut, maman. Tu…

— Nathanaël ! Enfin, j’arrive à te joindre !

— Yvonne ?

— Oui, c’est moi.

— Que se passe-t-il ? Où est ma mère ?

— Oh, mon pauvre garçon. J’ai une affreuse nouvelle…

Des sanglots l’interrompirent alors que Nathanaël, assis sur le canapé, le dos raidi, se décomposait d’angoisse sur place.

— Ta maman est morte, pleura-t-elle.

— Quoi ?…

— Elle a mis fin à ses jours avec des médicaments et de l’alcool. C’est arrivé dans l’après-midi, je pense. Quand je suis arrivée, il était déjà trop tard. On devait prendre le thé ensemble, et tu sais qu’elle me laisse la clé pour que je rentre si elle ne répond pas tout de suite, je suis rentrée, et elle n’était pas là, alors je l’ai appelée, je l’ai cherchée, elle était allongée sur son lit (sanglots), elle s’était apprêtée, maquillée, elle était si belle, et si apaisée (sanglots), mais elle ne respirait plus… Je l’ai com-pris tout de suite… Elle ne respirait plus… Nath ? Tu es toujours là ?

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Nathanaël

— Je suis là, souffla-t-il, glacé, au bord de l’évanouissement.

— Je suis désolée de t’apprendre ça comme ça. Je n’avais pas ton numéro, alors j’ai pris le téléphone de ta maman.

— Mais, que s’est-il passé ? Elle allait très bien, ces temps-ci.

— Mais oui. Moi aussi je trouvais qu’elle allait beaucoup mieux. Je l’ai vu il y a deux jours et tout était parfaitement normal. On s’est promenées, on a même rit. Je n’ai pas d’explication. Elle t’a laissé une lettre. Je ne l’ai pas ouverte. Je crois qu’elle a fait semblant d’être mieux pour endormir notre méfiance à tous, et qu’elle n’a jamais lâché l’idée d’en finir. Veux-tu que j’appelle ta sœur ou d’autres personnes ?

— Non, ce n’est pas à vous de faire ça. Je vais m’en occuper.

— Tu vas avoir besoin de soutien, mon grand. À moi aussi ta maman m’a laissé un mot. Elle me demande de t’aider. Demande-moi tout ce que tu veux. Et ce n’est pas des paroles en l’air.

— C’est gentil. Il est vingt et une heures… Je vais voir si je peux avoir un train ce soir, sinon, au pire, je rentre demain matin par le premier que j’arrive à attraper. Gardez le portable de ma mère, c’est plus simple. Je vous rappelle dès que je sais quand j’arrive à Paris.

— Très bien. Rassure-moi, tu n’es pas seul ce soir ?

— Non. Je ne suis pas seul. Quentin est là, avec moi. Ça va aller.

— Bon.

— Yvonne?

Il tremblait violemment. Il avait froid jusqu’au os.

— Oui ?

— Elle est où ? Ils ont fait quoi de son corps ?

— Ne t’inquiète pas. Elle est toujours dans sa chambre. Tu pourras la voir. Le médecin a constaté le décès à dix-sept heures trente. Comme vous êtes les plus proches parents, ils ont besoin de votre autorisation, à toi ou à ta sœur, pour transporter le corps.

— Ok… Très bien… Murmura le jeune homme, assommé.

— Elle a tout prévu. Elle a laissé tous les papiers nécessaires aux démarches pour ses obsèques, sur la table du salon. Elle a même choisi l’entreprise de pompes funèbres…

— C’est pas vrai…

— Il va te falloir beaucoup de courage, mon grand. Si tu as besoin de quoi que ce soit, je te le redis, n’oublie pas que je suis là, d’accord ?

— D’accord. Merci. Je vais vous laisser. 

— J’attends ton coup de fil. Bon courage.

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Lorsque Quentin entra dans la pièce et qu’il vit la tête de Nathanaël, toujours assis, livide, les yeux fixé sur son téléphone, immédiatement il sut qu’un drame s’était produit.

— Qu’est-ce qui se passe ? Tu es tout pâle.

— C’était Yvonne… Elle vient de m’apprendre que ma mère s’est suicidée.

Quentin en resta pétrifié sur place comme s’il avait reçu un coup sur la tête.

— C’est pas vrai… Merde…

Nathanaël, le regard vide et la voix monocorde, lui répéta mot pour mot tout ce que l’amie de sa mère lui avait dit.

— Il faut qu’on trouve un train… Ajouta-t-il pour finir.

— Hé, regarde-moi. Ça va aller, toi ?

— Je ne sais pas…

Il était en état de choc. Il avait l’air perdu, épuisé et frigorifié. Il aurait voulu pouvoir pleurer, mais il n’y arrivait pas. Quentin ferma la baie vitrée et se rassit près de lui pour le prendre dans ses bras.

— Tu devrais t’allonger un peu, on dirait que tu vas tourner de l’œil.

— Il faut que j’appelle ma sœur, mon père…

— Ça attendra un peu. Déjà, repose-toi.

Docilement, le jeune homme s’exécuta. Il se recroquevilla en chien de fusil là où il était, sur le canapé. Quentin lui mit deux oreillers sous la tête, lui apporta une couverture et appela la SNCF.

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Nathanaël

XII

Lorsque Nathanaël lui ouvrit, Quentin se dépêcha de lui offrir son sourire le plus irrésistible, dans l’espoir de tuer dans l’œuf l’agacement qu’il ne manquerait pas d’exprimer en le voyant débarquer là à l’improviste.

— Salut, Doudou !

— Salut. Qu’est-ce que tu fais là ? Qu’est-ce qui se passe ?

Inquiet, comme sur ses gardes, il avait l’air épuisé, il était pâle. Si pâle… Ce n’était plus possible. Il fal-lait agir.

— Il ne se passe rien du tout. Comme je venais déposer un truc chez ma mère, je me suis dit que j’al-lais en profiter pour te faire un petit bisou, répondit Quentin avec légèreté, en joignant le geste à la parole.

Il entra dans l’appartement sans attendre qu’il l’y invite. Il avait bien conscience de s’imposer, mais il n’avait pas le choix. C’était encore pire que ce qu’il avait imaginé. La touffeur du lieu le prit à la gorge. Ça sentait la poussière, le renfermé, le deuil et la tristesse…Les lourds rideaux du salon étaient à demi tirés, sans raison. Partout les affaires de Marie s’amoncelaient, bibelots, papiers, livres, vêtements, en attente d’être triées, rangées ou données. Plusieurs meubles avaient déjà disparu. Chaque chose, chaque vide, évoquait la défunte. C’était bien ce qu’il craignait, l’appartement de Marie était devenu pour Nathanaël une sorte de refuge malsain, aussi illusoire que mortifère. Il était urgent de le sortir de là. La toxicité de l’endroit était si flagrante que Quentin comprit mieux pourquoi, depuis l’enterre-ment de Marie, Nathanaël n’avait pas voulu le voir entre ces murs.

— À la base, quand je viens ici, c’est pour avoir la paix, râla-t-il, comme c’était prévisible.

— Super… Je peux me casser tout de suite, si tu veux.

— Reste. Maintenant que tu es là…

Quentin, avait beau s’être attendu à cet accueil, il s’en trouva malgré tout blessé. Il ravala son dépit, prenant sur lui de ne pas en faire une montagne. L’homme qu’il aimait n’allait déjà pas fort, inutile d’en rajouter. Mais, nom d’un chien, il ne le laisserait pas croupir dans cette atmosphère. Ça, il se le jurait. Il soupira en regardant autour de lui.

— Dire que tu passes plus de temps ici qu’avec moi. Ça me démonte.

— Ne commence pas, hein.

— Quoi « ne commence pas » ? Je ne peux plus rien dire ? Cette piaule te pompe ta vitalité.

— Voilà exactement pourquoi je ne veux pas que tu viennes ici… Et, je t’arrête tout de suite : je ne suis pas en état d’entendre tes reproches.

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Nathanaël

— Je ne te fais pas de reproches. Je me demande juste à quoi ça te sert de passer des heures ici. Ce n’est pas bon. Je te rappelle que c’est l’été, dehors. Il fait un temps magnifique, les soirées son lon-gues. Tu devrais en profiter pour te changer un peu les idées. On pourrait sortir.

— Je n’ai aucune envie de sortir. Je viens ici pour être tranquille, pour me recueillir, pour ranger…

— Dis plutôt pour te morfondre et ressasser.

— Tu m’emmerdes, Quentin ! Je ne vais quand même pas me justifier ! C’est l’enfer en ce moment dans ma tête. Si tu ne comprends pas pourquoi j’ai besoin de solitude, au moins, respecte ma tranquillité.

— Ah, oui ? Je t’emmerde ? On ne se voit plus que deux pauvres soirs par semaine, et je t’emmerde ? s’énerva l’interpelé.

— Tu es venu pour quoi ? Pour me prendre la tête ?

— Non ! Pour te voir un peu, putain ! Et pour essayer de te faire sortir d’ici !

— Bon, voilà. Tu me vois.

Nathanaël, les bras le long du corps, les paumes ouvertes vers lui, se tenait à un mètre, en le fixant froidement. Du jour où il avait appris le décès de sa mère, son regard n’avais plus été le même. Un éclat en était parti, s’était comme éteint. Quentin ne se souvenait même plus de la dernière fois qu’il l’avait vu sourire. Il prit une grande inspiration pour ramener le calme en lui. Il ne fallait pas laisser la colère prendre le pas.

— Tu veux vraiment que je me tire ou on peut parler un peu ? fit-il, aussi posément qu’il put.

— Parler de quoi ?

— Je ne sais pas, de nous, de toi.

— Je suis déprimé, je suis en deuil, je souffre. Tu le sais déjà. Qu’est-ce que tu veux que je te dise de plus?

— Je crois qu’il y a beaucoup à dire de plus. Beaucoup.

— Peut-être bien, oui, mais je n’en ai pas envie pour le moment. J’ai seulement besoin d’être seul.

— Et ben moi, j’ai besoin qu’on parle. Ta tranquillité je l’ai respectée. Je ne t’ai pas fait chié une seule fois depuis l’enterrement, mais là c’est bon. J’en ai marre d’être sans toi. Je sature. Je veux savoir ce qui se passe. Pourquoi tu m’évites à ce point, hein ? Je veux bien comprendre le recueillement, tout ça, mais il y a des limites. Moi, j’existe encore. Je suis vivant, moi. Je suis là, merde !

— Quentin…

— C’est vrai, quoi ! J’ai l’impression de ne te servir à rien. J’aimerai t’aider ! Te remonter le moral. Mais, tu m’évites, tu n’es jamais là. Moi aussi, je vais finir par grave déprimer si ça continue.

— Écoute, si ma présence te déprime, je ne te retiens pas.

— Pardon ?

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Nathanaël

Les mots cinglants avaient claqué aux oreilles de Quentin comme un coup de fouet. Comment ça « Je ne te retiens pas » ? Bien sûr que si qu’il voulait être retenu ! Il voulait qu’il ait besoin de lui, il voulait se sentir nécessaire, désiré, aimé…Comme avant.

— Ça veut dire quoi, ça ? fit-il, d’une voix blanche.

— Ça veut dire qu’en ce moment je n’ai pas la disponibilité d’esprit pour me soucier de tes états d’âme. J’ai assez à faire avec les miens. Sortir, faire semblant d’aller bien pour ton petit confort, je n’en ai pas la force. Si tu en as marre de cette situation, ce que je peux tout à fait comprendre, tu peux… Tu… Bref…

— Oui ? Je peux quoi ? Continue. Va jusqu’au bout de ton idée.

Mais, il n’acheva pas. Il ne valait mieux pas. Voir tant d’effroi sur le visage de Quentin, l’avait stoppé dans l’élan. Cet idiot l’aimait encore. Il ne mesurait pas la gravité de la situation. Bien que Nathanaël se fût déjà résigné à se faire plaquer un de ces jours prochains, il jugea inutile d’accélérer le processus en se montrant inutilement agressif. Il le négligeait déjà assez comme ça… Et, à quoi bon lâcher des paroles irréfléchies qui ne feraient que traduire sa colère plutôt que ses pensées réelles ? Il était encore assez lucide pour se rendre compte que sa souffrance ne le rendait pas très objectif.

— Laisse tomber…

— Non, vas-y. Dis-le. Je sais ce que tu as derrière la tête. Tu veux cuver tout ça tout seul. Hein ? Tu veux me mettre sur la touche, c’est ça ? À cause de moi tu ne peux pas te laisser couler aussi profond que tu voudrais. C’est ça, hein ? Désolé de te le dire, mais je ne vais pas te lâcher comme ça.

— Quentin… Tu commences à me donner mal au crâne.

Mais Quentin était lancé. Il s’exprimait avec de grands gestes, aussi nerveux et flamboyant que Nathanaël était abattu et éteint.

— Tu crois quoi ? Qu’à la première difficulté je vais me casser en courant ? Là, tu rêves, chéri ! Je ne prétends pas savoir ce que tu ressens au poil près, mais je sais que tu souffres. Ça oui, je le sais bien ! Je te rappelle que j’ai perdu mon père. Je n’étais peut-être qu’un ado, mais je me souviens de tout, du choc que ça peut faire, du chagrin, de la colère… Tu as tort de penser que je ne peux pas t’aider. Tu l’as bien fait pour moi quand j’étais dans la merde. Et on ne sortait même pas encore ensemble. C’est la moindre des choses que je fasse pareil pour toi, aujourd’hui. Il n’y a même pas à en discuter. C’est une évidence.

— Et comment tu pourrais m’aider ? Tu peux faire revenir ma mère ? Non. C’est mon seul souhait, aujourd’hui. Donc, tu ne peux rien pour moi.

— Doudou… Ce qui est arrivé à ta mère, c’est clair que c’est atroce, et j’ai bien conscience que ça t’a complètement traumatisé. Il y a de quoi, c’est normal. Mais, ça ne rime à rien de te retrancher comme ça et de faire comme si je n’existais plus ! Si tu daignais me faire un peu confiance, tu pourrais me dire tout ce que tu as sur la patate… La vie continue, je suis là, tu peux me parler.

— Actuellement, non, la vie ne continue pas, pour moi. Tout s’est arrêté. J’étais sur mon petit nuage avec toi. Maintenant, je suis redescendu sur terre. Je m’y suis écrasé, même. Si tu tiens vraiment à m’aider, laisse-moi tranquille. Vis ta vie. Ne t’occupe pas de moi. Et ne fais pas cette tête, par pitié.

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Nathanaël

Quentin n’en revenait pas. Mais où donc étaient passées son objectivité et sa sagesse ? La douleur le faisait raisonner plus aveuglément qu’un gamin butté.

— T’isoler, ce n’est pas la solution. Regarde-toi ! Tu ne manges plus, tu ne sors plus, tu n’as plus envie de faire l’amour…

— Ce n’est pas de ma faute…

Quentin leva les yeux au ciel, et lui prit le visage dans les mains pour l’obliger à le regarder bien en face.

— Je ne dis pas que c’est de ta faute, mon Doudou. Mais je t’aime, moi. Laisse-moi au moins te récon-forter un peu. Ne reste pas tout le temps tout seul, comme ça.

— Je suis désolé, Quentin, mais je n’ai pas envie qu’on me réconforte, répondit Nathanaël en se déga-geant de ses mains d’un mouvement de tête.

— Ok… Très bien… OK… Je respecte ça, tant pis. Je suis prêt à patienter des siècles pour toi. Je sais que tu ne me crois pas, mais je te le dis. On a goûté au bonheur, tous les deux. Ça ne s’oublie pas. Je veux continuer à vivre ça avec toi. Tu verras, bientôt, tu iras mieux, et toi aussi tu y reviendras. Et moi, je serai là, fidèle au poste.

— Qu’est-ce que tu veux que je te réponde ? fit Nathanaël, désespéré.

— Ta mère, ce qu’elle aurait voulu c’est que tu continues à profiter de la vie. Elle l’a écrit dans sa lettre : ce n’est pas de ta faute, tout ça.

— Pas de ma faute ? Pas de ma faute ? répéta Nathanaël, une main sur la poitrine, le regard soudain agrandi par une incrédulité horrifiée.

Surpris, Quentin comprit que, manifestement, il venait d’appuyer sur un point sensible sans le vouloir.

— Évidemment que si, c’est de ma faute ! Je n’étais pas là…

— Mais, dans sa lettre…

— Tais-toi ! Tu veux qu’on parle ? Tu tiens à savoir ce que j’ai sur la patate ? Très bien. On va parler. Ma mère, je l’ai laissée tomber. La voilà la vérité ! Elle comptait sur moi. Elle avait encore besoin de temps. J’aurais dû continuer à l’aider.

Sa culpabilité, il la ressentait aux tréfonds de ses tripes. Il en tremblait, et il était si retourné qu’il en eut un instant comme le souffle coupé.

— Je l’ai laissée tomber pour toi, ajouta-t-il en le pointant du doigt.

— Quoi ? Mais…

— Laisse-moi finir ! ordonna-t-il, au bord des larmes.

— Doudou… Ne te mets pas dans un état pareil. C’est pas vrai, murmura Quentin, affolé.

— En sortant avec toi, j’ai oublié mes responsabilités et mes priorités. Ma mère, tu vois, elle n’avait plus que moi, et je lui ai tourné le dos. Je lui ai tourné le dos par égoïsme.

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Le chagrin l’assaillit soudain si violemment, qu’il dû s’asseoir. Il se laissa tomber sur la chaise la plus proche, les coudes sur la table, le visage caché dans les mains. Ses sanglots retenus et saccadés écor-chèrent le silence et le cœur de Quentin. Jamais ce dernier n’aurait imaginé qu’une telle culpabilité rongeait son amoureux, une culpabilité qui s’ajoutait à la douleur de la perte. Effectivement, ça devait être l’enfer dans sa tête. Avec un terrible sentiment d’impuissance, il s’accroupit près de lui, lui posa sur le genou une main consolatrice et sans doute bien dérisoire. Il aurait pu aisément contredire chaque mot que le jeune homme venait de prononcer, mais il s’abstint. Ça n’aurait servi à rien. À quoi bon tenter de le raisonner dans l’état où il était ? À cet instant précis, Quentin réalisa avec angoisse que les jours les plus sombres n’étaient sans doute pas encore derrière eux. Il faudrait qu’il revoie à la baisse son bel optimisme.

— Elle ne voulait pas que ce soit toi qui la retrouves, c’est tout. C’est pour ça qu’elle l’a fait quand on était à Biarritz.

— Qu’est-ce que tu en sais ? Et, ne me parle plus de Biarritz ! lança Nathanaël, enroué par les larmes.

— Et pourquoi je ne te parlerais plus de Biarritz ? Quand on était là-bas, tu m’as dit que c’était les plus beaux jours de ta vie.

— Les plus beaux jours de ma vie ? Oui, je l’ai peut-être dit, mais maintenant, ce séjour est associé au suicide de ma mère. Tu arrives à comprendre ça ?

— Et par contre rester enfermé ici, dans l’appartement où elle a mis fin à ses jours, ça c’est normal. Tu ne trouves pas qu’il y a un problème de logique ? fit Quentin tristement.

Mais, Nathanaël ne l’écoutait plus. Plus rien d’autre ne comptait que sa souffrance, et leur bonheur passé, pour le moment, s’y retrouvait noyé. Au grand désarroi de Quentin, Nathanaël se remit à pleu-rer. Alors, il s’agenouilla et le serra dans ses bras. Qu’aurait-il pu faire d’autre ?

— Ils m’ont coûté cher, les plus beaux jours de ma vie, je les ai bien payés, hoqueta-t-il dans son cou.

*

Martine aurait été parfaitement comblée, ce jour-là, si son fils n’avait pas eu l’air aussi sombre. Elle devinait bien que ça ne devait pas être facile pour lui et Nathanaël, depuis la mort de Marie, mais tout de même, cette tête… Le jour de son propre anniversaire… Le restaurant avait été délicieux, le soleil était magnifique. Samuel et Camille se bagarraient pour rire, à une dizaine de mètres devant eux. Avoir Sam et ses deux enfants avec elle, ça n’était pas souvent arrivé. Ça faisait comme une vraie famille. Elle en profitait. Leur petite balade digestive les avait menés jusqu’au quai Montebello. De l’autre côté de la Seine, Notre Dame imposait sa majesté. Les bateaux mouches passaient, les tou-ristes s’extasiaient. Que Paris était belle dans la lumière de juin.

— Il y a vingt trois ans, quand je t’ai mis au monde, il faisait exactement le même temps.

— Tu me dis ça tous les ans, maman…

— Je sais. Je radote, sourit-elle.

— Elle a l’air de bien l’aimer ton Samuel, Camille.

— Oui. Ça n’a pas été facile au début, mais ça y est, elle l’a adopté.

— Tu sais, moi aussi, je le trouve plutôt cool, ton mec.

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Nathanaël

— C’est vrai ?

— Mh. J’aime bien sa manière d’être avec toi. Ça a l’air sérieux vous deux.

— Oui, ça l’est, répondit-elle, sur un ton enjoué.

— Je suis content. Je te trouve plus épanouie depuis que vous vous voyez.

— C’est peut-être que je le suis, hé, hé ! Sa procédure de divorce est bientôt terminée. Tiens-toi bien, on parle même de bientôt s’installer ensemble.

— Sans déconner ? Ça c’est un super scoop ! Il viendrait habiter chez nous… Enfin, chez toi ?

— Oui. Il laisse son appartement actuel à sa future ex-femme. Par contre, garde-le pour toi. On n’en a pas encore parlé à Camille.

— Ok.

— Bon. Et toi alors ? Ça va quand même avec Nathy ? Il tient le coup ? Ça me manque de ne plus le voir.

— Moi aussi, murmura Quentin, avec fatalité.

Martine l’observa. Elle ne se souvenait pas de l’avoir jamais vu si grave. Elle crut même voir rougir ses yeux. Quentin cessa de regarder le pavé, fixa le Pont au Double sans le voir, et dû prendre un grande inspiration pour faire refluer son envie de pleurer.

— Il va super mal, en fait…

— À ce point là ?

— Je ne sais plus quoi faire. Quand il n’est pas au boulot ou au sixième, sur sa thèse, il passe sa vie enfermé dans l’appart’ de sa mère. Je ne le vois presque plus. Il rentre toujours super tard, la plupart du temps quand je dors. Parfois, je veille jusqu’à ce qu’il arrive, histoire qu’on échange quand même trois mots. Mais, ce n’est plus comme avant entre nous… Plus du tout.

— Ça doit être une période difficile pour vous deux, mais sois un peu patient, le temps fera les choses.

— Je ne sais pas… Plus j’essaye d’être patient, plus j’ai l’impression qu’on s’éloigne l’un de l’autre. Il me garde à distance. J’angoisse complètement, moi, à force. Hier, pour une fois, je me suis incrusté chez sa mère, pour voir un peu ce qu’il y fabrique. Putain, le choc. L’appart’ est sinistre. Je me dis qu’il va devenir dingue à force d’y passer des heures. Enfin, bref… Je lui ai mis un peu la pression pour qu’il me parle, pour une fois. Et il s’est effondré. Je te jure, je ne l’avais jamais vu comme ça…

— Ah ? Nathy est quelqu’un de si solide pourtant…

— La mort de sa mère l’a vraiment anéanti. Enfin, j’ai quand même réussi à le sortir un peu de son mutisme. Depuis l’enterrement, c’était la première fois qu’il me disait ce qu’il avait sur le cœur. La vache, c’était pas facile à entendre. Sa tristesse le fait carrément délirer. Pour te dire : il est persuadé que c’est parce qu’on s’est mis ensemble que sa mère est morte.

— Quoi ? Comment ça ?

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Nathanaël

— Il croit dur comme fer que si on n’était pas tombés amoureux, s’il était resté à s’occuper d’elle comme avant, elle serait encore en vie. Tu vois la logique !

— Aïe… Ça ne lui ressemble pas de raisonner comme ça.

— Je sais. Il pense même que la mort a frappé pour le punir d’avoir été heureux… Tu imagines ?

— La souffrance morale peut faire penser des choses vraiment bizarres… Je me souviens, quand ton père est mort, je me suis vue maudire Dieu !

— Sérieux ? Toi, la plus athée des athées de la terre !

— Je t’assure ! Quand on ne sait pas vers qui ou quoi tourner sa colère, on s’en prend au Destin, à la Fatalité, on devient superstitieux. Bref, on a besoin de donner du sens à des événements qui n’en ont pas. C’est ce qui arrive à Nathy.

— C’est aussi ce que je me dis. J’ai essayé de le raisonner, mais laisse tomber ! C’est devenu impossible de parler avec lui. Il est dans sa logique et ses obsessions. Il n’arrive plus à être objectif. Ça lui a cassé un truc à l’intérieur.

— Le choc est encore trop récent. Ah là, là ! Ça doit être dur, mon pauvre poussin…

— C’est l’horreur. Je ne sais pas s’il s’en remettra.

— Je pense que si, mais il faudra du temps. Nathy est sûrement l’une des personnes les plus coura-geuses que je connaisse. Il n’y a pas de raison qu’il ne surmonte pas ça.

— Et moi, j’ai peur de ne pas réussir à tenir le coup, avoua Quentin d’une voix tremblante.

Elle le prit par le bras, tendrement.

— J’ai vu comment vous étiez ensemble. Il y a quelque chose de fort qui passe entre vous. Ça serait vraiment dommage que ce triste événement vous sépare.

— Je l’aime toujours, tu vois, et même plus qu’avant peut-être, mais lui… Lui, il me rejette. Il veut tou-jours être seul. C’est vraiment ça le plus dur.

Il marchèrent en silence un petit moment, chacun perdu dans ses songes.

— C’est vrai que Nathy et sa mère, c’est particulier. Enfin, c’était… Il y a pas mal de facteurs aggravants.

— Comment ça ?

— Et bien, le fait qu’il ait eu une relation très exclusive, très forte, avec elle, et en plus qu’il s’agisse d’un suicide, ça fait beaucoup. Avant que vous ne vous mettiez ensemble, sa mère c’était quand même quatre vingt dix pour cent de sa vie. Tout tournait autour d’elle. Il ne vivait que pour elle. Ça m’a toujours rendue malade, d’ailleurs…

— Mh. Je sais…

— Ce n’est facile pour personne de perdre sa mère, mais, dans son cas, c’est un choc doublement trau-matisant. Je me dis que si tu n’étais pas dans sa vie à l’heure actuelle, ça aurait été encore pire pour lui.

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Nathanaël

— Mouais… Ça j’en suis moins sûr. J’ai plutôt l’impression que je ne pèse pas lourds, moi, dans tout ça. En plus, depuis que j’ai compris qu’il me voit comme une espèce de démon tentateur qui l’a détourné de son devoir, je suis encore plus mal. Comment veux-tu que je l’aide s’il m’en veut ? Franchement ?

En disant cela, Quentin sentit sa gorge se nouer douloureusement. Il avait comme l’impression que ça saignait dans sa poitrine, dans son cœur, partout. Les larmes qui menaçaient de s’imposer étaient si douloureuses, qu’elles aussi semblaient vouloir être de sang. Il contint tout cela, encore une fois. Il n’allait tout de même pas s’écrouler le jour de ses vingt-trois ans, devant sa mère, au pied de Notre Dame, et après un si bon restaurant.

— Essaye de ne pas trop le prendre au mot. Quand on ne va pas bien, on a vite fait de lancer des choses qu’on ne pense pas vraiment.

— C’est ce que j’essaye de me dire, mais bon… Tu ferais quoi, toi ?

— Il n’y a rien à faire, mon cœur. Il faut laisser le temps réparer les choses. Laisse-le respirer, ne le bouscule pas. Sois seulement là, à son écoute, s’il en montre le besoin, mais vis ta vie. Occupe-toi de toi. Ça ne sert à rien de couler avec lui.

— C’est aussi ce qu’il m’a dit, de vivre ma vie.

— Tu vois, il lui reste du bon sens.

— Peut-être, mais je l’ai super mal pris. Quand il m’a dit ça, j’ai plutôt eu l’impression qu’il m’envoyait me faire foutre.

— Je comprends, mais, essaye de te dire que de te voir malheureux à ses côtés ça ne l’aide pas. Concrètement, à par être là au cas où, tu ne peux rien pour lui. Laisse-le cuver son chagrin. Le deuil, c’est comme une convalescence. L’esprit et le corps, c’est pareil. Il faut du temps pour guérir. Tu ne peux pas lui demander de guérir plus vite sous prétexte que tu l’aimes.

— Il me manque. Je me sens seul. On était tellement bien, tous les deux… Tellement bien… Je ne vais pas tenir le coup, moi, si ça dure trop longtemps.

— Tu penses le quitter ?

— Non ! Jamais de la vie ! Mais, si lui ne veut plus de moi, je fais quoi, moi ? Un moment donné, je n’aurais pas le choix. Je l’aime, mais je ne vais pas non plus l’attendre dix ans.

— Ça, c’est à toi de voir. Il n’y a que toi qui sais. C’est face à ce type d’épreuve qu’on mesure la solidité d’une relation amoureuse. C’est sûr qu’il y a des couples qui se brisent pour moins que ça. Mais, moi, j’ai la conviction qu’il va revenir vers toi.

— J’espère…

— À Anse-Bertrand, vous aurez l’occasion de vous retrouver un peu.

— Ah, mais non, mais laisse tomber ! Je ne t’ai pas dit. Il ne veut plus venir, figure-toi. J’ai eu beau insisté comme un malade, rien à faire. Ça a fini en engueulade, alors… Tu n’as pas déjà pris les billets d’avion, j’espère ?

— Je comptais le faire cette semaine. Heureusement qu’on en parle.

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Nathanaël

— Surtout, ne prends que pour Annette et moi.

— Tu veux que j’essaye de lui parler ?

— J’en sais rien… Soupira Quentin, profondément découragé.

*

La semaine suivante, chaque jour après le boulot, Martine surveilla assidûment les mouvements dans la cage d’escalier et, un soir, enfin, elle attrapa le furtif Nathanaël au passage. Elle dut lui forcer gentiment la main pour réussir à le faire entrer chez elle, et discuta un moment avec lui. Elle put constater par elle-même que son fils n’avait rien exagéré et que le jeune homme, en effet, n’allait pas fort. Malgré tous ses efforts, elle ne parvint pas à le convaincre de partir à Anse-Bertrand avec Quentin et Annette, comme cela était pourtant prévu depuis des mois. Tous les arguments les plus séduisants qu’elle lui servit le laissèrent impassible. Il avait trop à faire à Paris, devait mettre soi-disant les affaires de sa mère en ordre, en compagnie de sa sœur, et n’avait, par ailleurs, absolument aucun désir de se changer les idées…

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Nathanaël

XII

Chaque nouveau silence de Nathanaël, à l’autre bout du fil, épouvantait un peu plus Quentin. Il en avait des palpitations et les mains moites. Assis sur les marches à l’ombre de la terrasse, sous les orchidées suspendues d’Érine, il ne voyait plus rien du paysage splendide qui se déployait devant lui jusqu’à l’azur des flots, ni la ponctuation rouge des hibiscus, ni la luxuriance des raisiniers écrasés de soleil, ni rien du tout. Il avait mal.

— Tu es toujours là ? Tu m’entends ?

— Oui, je suis là.

— Tu ne veux pas me répondre ?

— Quentin… Je voudrais que tu comprennes que… (soupir) Tu n’imagines pas la pression que tu me mets, là. Ça me fatigue d’avoir à me justifier sans arrêt.

— Mais, je ne te demande pas de te justifier, bordel ! Je veux seulement savoir comment tu vas. C’est dingue, ça !

— Écoute, je ne vais pas te faire le compte-rendu de mon état moral heure par heure. J’ai l’impression que tu me fais subir un interrogatoire ! Tu n’es parti que depuis trois jours. Tu te doutes bien que rien n’a changé entre temps.

— OK… Bon… En gros, je te fais chier, quoi. Très bien…

— Ne me fais pas ça, par pitié.

— Quoi ? Que je te fasse quoi ?

— Tu me donnes l’impression d’être le méchant de service. C’est horrible.

— Méchant, je ne sais pas, mais c’est clair que je te trouve super dur avec moi. Je ne comprends pas tes réactions… Je me fais du souci. Enfin, laisse tomber… À la base, je t’appelais seulement pour te dire que tu me manques et que je t’aime. C’est tout.

Un énorme soupir lui répondit. Un soupir à fendre l’âme.

— Je sais. C’est mignon tout plein de ta part, mais…

Encore un blanc. À nouveau Nathanaël se tut, à nouveau Quentin se liquéfia de dépit. Il serra les dents, sentit les larmes lui monter.

— Ça t’arracherait la gueule de me dire un mot gentil ? fit-il d’une voix à la limite de se briser.

— Oh, Quentin…

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Nathanaël

De l’autre côté de l’Atlantique, à presque sept mille kilomètres de là, Nathanaël, assis à la table de la cuisine, se tenait le front en fermant les yeux. Il était vingt-trois heures ce jeudi de début août, à Paris, il venait de rentrer et n’avait pas encore mangé. Ce soir là, il était las de tout, et ce coup de fil de Quentin était en train de l’achever. Il regrettait d’avoir décroché. Il se passa la main sur le visage, rou-vrit les yeux, se leva pour regarder par la fenêtre la rue plongée dans le calme nocturne.

— Te dire ce que tu as envie d’entendre, ce serait facile, mais je crois que c’est un peu de sincérité que tu attends de moi. Non ?

— Si ta sincérité c’est de m’envoyer sur les roses à chaque fois j’essaie de venir un peu vers toi, je ne sais plus… Mais bon, vas-y, parle-moi sincèrement, ça sera toujours mieux que rien.

— Écoute, je n’ai pas envie qu’on s’engueule au téléphone.

— Mais, on ne va pas s’engueuler ! Pourquoi tu voudrais qu’on s’engueule ? J’ai seulement besoin de vérifier qu’on est encore capable de communiquer un minimum, toi et moi. Si on n’est même plus capable de se parler tranquillement quelques minutes…

— Ok… Ne t’énerve pas. Je n’ai pas envie de te mentir, Quentin. Il n’y a rien de neuf. Je te le redis, et te le redis encore, je n’ai plus la tête à nous deux pour le moment. Crois-moi, ça me désespère autant que toi, mais je n’y peux rien. Je… Je me sens comme sec à l’intérieur… Je me sens…

Il se recueillit un instant. Comment exprimer les choses sans trop le blesser ? Il chercha ses mots, le regard perdu dans la nuit, les doigts accrochés à la poignée de la fenêtre. Sa gorge se serra, comme cent fois pas jour… Il imaginait Quentin, maintenant silencieux, se décomposer sur place, sous le soleil de Guadeloupe, à l’autre bout du monde. L’idée de le faire souffrir alourdissait encore sa peine.

— J’ai la haine. J’ai plus envie de me taper la tête contre les murs ou de frapper dans un punching-ball que de te dire des mots doux. J’ai bien conscience que ce n’est pas marrant non plus pour toi, en ce moment, mais c’est comme ça. Je ne sais plus où j’en suis… Alors, te dire où on en est tous les deux… Je ne suis pas en mesure de te rassurer. Je suis désolé.

— Putain…

— Les mélodrames au téléphone, je t’assure, ça ne me branche pas du tout. C’est pour éviter ça que je t’avais dit de ne pas m’appeler, de m’oublier un peu.

— T’es marrant ! Comment tu veux que je t’oublie ? Tu me manques encore plus depuis que je suis arrivé ! J’en crève, moi, à force. En plus, j’ai l’impression de t’avoir abandonné.

— Mais, non…

— J’aurais tellement voulu que tu viennes… Je ne fais que de penser à nous. Je suis inquiet. J’ai l’im-pression qu’on est en train de se perdre… J’ai pas envie que ça arrive. – Sa voix, cette fois, s’était enrayée en prononçant ces derniers mots – Merde, je craque. Excuse-moi…

— …

— Nathanaël…

— Je ne sais plus quoi te dire.

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Nathanaël

— On est encore ensemble, ou pas ? osa-t-il en retenant de toutes ses forces son envie de pleurer.

— Tu me lamines avec tes questions ! Pour le moment je n’arrive même plus à être avec moi-même, alors… Je ne sais pas. J’espère…

— Tu espères? Je suis sensé comprendre quoi ?

— C’est pas vrai… J’espère, ça veut dire que j’espère ! J’espère que oui, qu’on va surmonter ça, j’espère que tu vas tenir le coup, j’espère que mon état actuel ne va pas durer des siècles… Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Moi aussi je voudrais ne plus souffrir, que tout s’arrange. Si ce n’était qu’une question de volonté…

— Dis-moi un seul truc sympa. S’il te plaît. J’ai besoin d’entendre un mot gentil. Un seul. Tu as bien ça en stock pour moi ?

Quentin avait l’air vraiment désespéré. Même s’il n’était pas du tout dans le bon état d’esprit pour ça, Nathanaël réfléchit, déployant un effort énorme pour trouver un peu d’optimisme à racler au fond de son cœur.

— Je n’oublie pas ce qu’on a vécu de beau tous les deux. Je n’oublie pas.

— Encore heureux…

— Je m’y accroche, même. J’aimerais retrouver tout ça, te retrouver toi, retrouver le fil de notre vie commune… Je n’ai pas envie que ça se termine entre nous. Sincèrement. Mais, pour ça, il faut que j’arrive à sortir la tête hors de l’eau. Et ça, j’y travaille, je t’assure, j’y travaille…

Quentin se mit à pleurer. « Retrouver le fil de leur vie commune » ? Cela signifiait donc qu’il l’avait perdu, ce fil. C’était trop dur, et il retenait son chagrin depuis tant de semaines. C’était malin ! Voilà qu’il s’effondrait maintenant, au moment où un océan se trouvait entre eux.

— Tu vois, tu n’aurais pas dû m’appeler, soupira Nathanaël.

— J’ai pas pu m’en empêcher, s’étrangla Quentin entre deux reniflements nerveux.

— Arrête de pleurer… S’il te plaît. Il ne faut pas te mettre dans un état pareil. Au contraire. Fais ce que moi je n’arrive plus à faire : change-toi les idées, amuse-toi, profite du soleil et des belles vagues… De mon côté, je vais faire le maximum pour régler des choses, me rassembler un peu. Je ne te promets rien, mais je vais tout faire pour aller mieux. D’accord ?

C’était un comble, tout de même, c’est à lui de lui remonter le moral, lui qui venait de perdre sa mère, lui qui était en plein naufrage !

— D’accord…renifla Quentin.

— Promets-moi que tu vas t’amuser. Je te le redis : ce n’est pas parce que moi je ne vais pas bien que tu dois arrêter de vivre.

— Je vais essayer…

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Nathanaël

Lorsqu’il raccrocha, Quentin se recroquevilla sur lui-même, le visage caché dans ses bras croisés sur ses genoux, et se laissa aller tout son saoul à son chagrin. Il ne se rappelait pas avoir pleuré comme ça depuis ses dix ans.

C’est ce moment précis que choisit Érine pour revenir de sa sieste. Reposée par sa petite heure de sommeil elle était toute contente de pouvoir profiter de cette belle journée de liberté (elle ne travail-lait ni le jeudi, ni le lundi). Elle savait que Quentin devait la retrouver ici vers seize heures, mais elle ne s’attendait pas à découvrir son beau surfer gay en pleurs sur sa terrasse.

— Hé, Quentin ! Qu’est-ce qui t’arrive ? s’enquit-elle, affolée, dès qu’elle le vit.

Elle s’assit à ses côtés, lui posa la mains sur sa nuque déjà bronzée, puis lui frictionna doucement le dos.

— Qu’est-ce qui se passe ? Une mauvaise nouvelle ? Tenta-t-elle en avisant le téléphone mobile qu’il serrait dans sa main.

Quentin lui faisait un effet vraiment bizarre. Ils avaient beau ne s’être rencontrés que trois jours auparavant, elle avait le sentiment de le connaître comme son propre frère. Et il semblait que cela fût réciproque. Depuis ce soir où, pour la première fois, ils s’étaient croisés sur la plage et avaient noué la conversation, ils ne pouvaient plus se passer l’un de l’autre. Ils avaient passé leurs trois dernière soi-rées ensemble, puisque Érine était prise par son travail au syndicat d’initiative le reste du temps, et avaient parlé à bâtons rompus, comme des adolescents en mal de confidences, jusqu’à tard dans la nuit. Ils s’étaient raconté leur vie, leurs amours, leur solitude et leurs passions, en long en large et en travers, se découvrant une quantité d’affinités. Les grands parents de Quentin, si contents pourtant d’accueillir leur petit-fils, pour le moment, ne l’avaient que bien peu vu.

Comme il pleurait trop pour lui répondre, elle n’insista pas. Le programme de l’après-midi, à savoir une initiation au surf dispensée par lui, risquait fort d’être compromis. Mais, ça n’avait pour l’heure aucune espèce d’importance. Elle qui croyait avoir fait connaissance avec un gars joyeux, sportif et bon vivant, elle n’en revenait pas de le voir comme ça. Pendant leurs longues conversations noc-turnes, elle avait bien deviné son côté sensible et combien il était préoccupé pas ses problèmes de couple, mais de là à s’écrouler comme ça… Elle partit lui chercher des mouchoirs en papier et un grand verre de jus d’orange.

— Tiens.

— Merci. T’es choute, parvint-il enfin à articuler.

Il s’essuya les yeux, se moucha, et but son verre jusqu’à la dernière goutte.

— Je suis désolé. Je viens d’avoir Nathanaël…

— Qu’est-ce qu’il t’a dit pour que ça te mette dans un état pareil ?

— Rien… C’est plutôt ce qu’il ne m’a pas dit.

— Ha là là, les scènes au téléphone, il faut éviter. Ça prend parfois des proportions qui n’ont pas grand chose à voir avec la réalité.

— Ça me rend dingue… Je dois lui tirer les vers du nez pour qu’il daigne me parler un peu. Je me sens seul. J’en ai raz le cul de tout ça.

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Nathanaël

La jeune femme soupira. Elle ne savait pas trop comment le réconforter.

— Passe peut-être à autre chose, si tu sens que vous n’avez plus rien à vous apporter.

— Non. Non…

Il secoua la tête. Cette idée lui était insupportable. Son Nathanaël, il l’avait dans la peau. Jamais il ne retrouverait quelqu’un comme lui. Jamais. Il était encore bien trop tôt pour songer à de telles extrémités.

— Qu’est-ce que vous partagez encore, tous les deux ? Je veux dire, à part le loyer.

La question le prit assez de court pour qu’il dût chercher les réponses loin en lui.

— Avant que sa mère n’ait la riche idée de se foutre en l’air, je te l’ai dit, on partageait tout, des tas de projets d’avenir, on avait les mêmes envies de voyage, il s’intéressait à mes idées artistiques, tout ça… On se comprenait, on était hyper complices. Sexuellement, c’était génial… Maintenant, te dire ce qu’on partage, je n’en sais plus rien. On partage bien encore notre lit, mais à part y dormir, on n’y fait plus grand chose… Si au moins, il restait ça…

— Le sexe ?

— Oui. Je ne sais pas toi, mais pour moi c’est hyper important. Ça me manque grave.

Avec un pincement au cœur, Quentin songea encore une fois combien Nathanaël était devenu indif-férent aux douces choses de la vie. C’est tout juste, ces derniers temps, s’il se laissait toucher. Parfois, il acceptait de lui faire profiter de son érection matinale, mais plus par bonté d’âme que par envie. Oui, même s’ils n’en avaient pas parlé ouvertement, Quentin n’était pas dupe, ces matins où il consentait à s’abandonner à sa bouche, c’était seulement pour ne pas avoir à lui dire non. En tirait-il seulement un peu de plaisir ? Rien n’était moins sûr. Quentin jugeait que faire l’amour sans que le cœur y soit se révélait plus déprimant encore que de ne pas faire l’amour du tout. Mais, comme il craignait que le sujet passât pour un caprice, il ne l’ennuyait pas avec sa frustration, et lui cachait combien leurs étreintes lui manquaient. Pourtant, c’était à hurler, parfois.

— Trouve un autre partenaire pour ça. Ça serait légitime, suggéra Érine.

— Pas envie…

Comme elle restait silencieuse, il leva les yeux sur elle. Elle affichait un grand sourire attendri.

— Quoi ?

— Tu l’aimes comme un fou ton mec.

— Oui, soupira-t-il.

— Quand tu le retrouveras à Paris, tu verras bien comment il va, si les choses ont un peu évoluées.

— Oui…

— Vous n’allez pas vous voir pendant trois semaines. Je suis sûre que tu vas lui manquer.

— Si seulement…

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Nathanaël

— Si, j’en suis certaine. Il va se rendre compte qu’il a besoin de toi à ses côtés pour surmonter cette période de deuil. Ce n’est pas marrant d’être seul quand on va mal comme ça.

— C’est ce que je me tue à lui dire, mais lui c’est spécial. Il était hyper solitaire avant de me rencontrer. Si ça se trouve il se suffit à lui-même.

— Meuh non ! Personne ne se suffit à soi-même ! Ça je peux te l’affirmer. Surtout quand on a goûté au plaisir d’être à deux.

Elle pensait ce qu’elle disait. Ça se voyait. C’était réconfortant. Il lui sourit.

Érine était belle. Mêlant l’Inde et la Provence dans son sang et dans ses traits fins, elle avait la classe d’une princesse orientale. Ses grands yeux bruns à l’ineffable douceur apaisaient Quentin de la même façon qu’un superbe paysage. En dehors de l’ensorceleuse Lili, cette fille était la plus sédui-sante qu’il eût jamais approchée de sa vie. Elle n’usait pourtant pas de son charme. Pas maquillée, toujours vêtue de son short de baroudeuse et d’un débardeur sombre, sa féminité naturelle et lumi-neuse, n’était soulignée par aucun artifice. Elle sentait bon, elle rayonnait.

— Tu es sûr que tu es gay ?

— Évidemment. Pourquoi ?

— Tu me regardes d’une drôle de manière.

Mais Quentin ne se détourna pas d’elle, au contraire, il laissa errer sans vergogne son regard sur son délicieux visage.

— Et toi, tu ne me regardes pas vraiment comme une femme mariée, je me trompe ?

Elle rougit sous sa peau mate, l’air comme prise en faute, mais elle aussi soutint son regard. Il se dévi-sagèrent, tenaillés par la même idée fixe, le même désir. Lorsqu’enfin, ils approchèrent leurs visages, Quentin vérifia encore une fois dans ses prunelles ardentes qu’aucun doute ne subsistait, et le temps s’arrêta. De toute façon, ce baiser couvait depuis leur premier regard échangé. C’était ainsi.

Là où ils étaient, sur les marches de la terrasse du bungalow de bois, ils s’embrassèrent donc. Ils y allèrent très doucement, tout d’abord, se jetèrent un coup d’œil bref, comme pour s’assurer de la concordance de leurs aspirations, puis remirent cela avec, cette fois, bien plus de passion. Pour plus de confort, ils pivotèrent face à face, il lui prit la taille, elle lui noua les bras autour du cou. Leur fièvre était la même. Quand leurs lèvres se séparèrent, c’est tout juste s’ils savaient encore où ils se trouvaient.

— Viens, fit la jeune femme, en lui prenant la main et en se levant.

Il la suivit dans la chambre où il l’attira à lui, lui prenant l’autre main et à nouveau la bouche… La température de leur fièvre sensuelle reprit une courbe ascendante. Elle lui ôta son tee-shirt, il lui ôta son débardeur et son short. Quentin déglutit.

— Tu es magnifique, murmura-t-il…

— Tu n’es pas mal non plus, sourit-elle en lui passant les mains sur la poitrine.

Puis, elle acheva de se déshabiller et se laissa tomber de tout son long sur le lit. Nue sous la mousti-quaire, sa beauté éclaboussa Quentin. Le jeune homme se sentit tout à coup impressionné, et plus vraiment sûr de lui.

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Nathanaël

— Tu sais, ça fait un an que je n’ai pas touché une nana…

— C’est comme le vélo, va, ça ne s’oublie pas, fit-elle en lui ouvrant les bras.

Comme il hésitait, c’est elle qui vint à lui. À genoux au bord du lit, elle entreprit de le débarrasser de son bermuda elle-même. Il se laissa faire. Il la laissa le libérer, la laissa balader ses lèvres sur lui, la laissa le goûter. Elle s’y prenait bien, avec feu et douceur. C’était bon.

Elle sortit un préservatif du dernier tiroir de la table de nuit, en bénissant intérieurement l’associa-tion de lutte contre le sida qui lui avait donné des échantillons gratuits peu de temps auparavant, et le lui mit avec délicatesse. Comme pour tenter de se réhabituer à la féminité, Quentin caressa ses courbes bronzées, parsema de baisés ses seins, son cou et son visage, avant de lui faire l’amour avec toute la tendresse qu’elle lui inspirait.

C’était vrai, il n’avait pas oublié. Pourtant, en la possédant, il sut qu’il lui serait difficile de garder le cap jusqu’au bout. Alors, il fit comme elle, il ferma les yeux… Immédiatement, l’image de Nathanaël et lui en pleine extase s’imposa à son esprit. Tout en honorant la jeune femme de sa belle vigueur, il s’imagina à la place de celle-ci, offert comme elle aux assauts de son amant. Du coup la mécanique du désir devint étrange. La jeune femme, en quelque sorte, ne faisait plus partie de l’équation. Quentin se substitua à elle, tout en étant également Nathanaël et ses coups de reins possessifs… Oui, c’était vraiment étrange. Mais le subterfuge fonctionna plutôt bien.

Quand tout fut terminé, Érine poussa un profond soupir de satisfaction. Elle qui n’avait pas revu son mari depuis deux mois, avait fort apprécié la prestation de Quentin. Sentir les mains d’un homme sur elle, c’est tout ce dont elle avait besoin. Rien que ce contact, simplement ça, lui aurait suffit… Quentin, de son côté, fier comme il était, se sentait soulagé de l’avoir fait jouir. Mais, déjà, l’un comme l’autre savaient qu’ils ne renouvelleraient pas l’expérience.

— Merci, fit Érine en lui faisant un petit bisou sur la joue.

Quentin se pelotonna contre elle, la couvrant d’un bras et d’une jambe.

— Pourquoi on a fait ça ? murmura-t-il.

— Peut-être parce que nos hommes nous on laissés sans eux…

— Mh…

— Je vais être honnête avec toi, j’ai pensé à Fabrice tout le long pour réussir à prendre mon pied.

— Pareil pour moi, j’ai pensé Nathanaël, fit tristement Quentin… Je t’ai prise comme j’aurais voulu qu’il me prenne.

— Mmm, s’il sait s’y prendre comme toi, je comprends que tu apprécies ses talents.

Quentin lui prit la main, la leva au-dessus de ses yeux et joua avec ses doigts fins de fille, perdu dans ses pensées.

— Bon. Je sais encore faire jouir une fille… C’est toujours ça, fit-il, comme pour lui-même.

— Si j’ai bien compris, tu t’es imaginé à ma place pour rester excité, c’est ça ?

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Nathanaël

— Oui. C’était super bizarre, en fait…

— Si moi j’y ai trouvé mon compte, j’imagine que toi, pas vraiment.

— C’était bon aussi pour moi, mais ce qui me fait vraiment kiffer, c’est de me faire prendre.

— Pas trop jaloux ? fit-elle avec un petit air coquin.

— Si, un peu quand même, j’avoue, répondit Quentin sur le même ton.

Ils se sourirent. Finalement, leurs solitudes s’étaient réchauffées l’une à l’autre et, si les choses res-taient inchangées dans leurs vies respectives, au moins, Quentin avait retrouvé un semblant de moral.

— Comment tu fais pour supporter l’absence de ton mari, quand il est en tournage comme ça à l’étranger ?

— D’habitude, je me rapproche de lui géographiquement si ça dépasse deux mois, histoire qu’on se voit au moins une fois par semaine… Je me trouve un petit boulot sur place. Comme là, en fait. Pour te dire, ça fait quatre ans qu’on est mariés, ça fait le septième pays que je fais pour le suivre… Je suis devenue comme lui, une  espèce de nomade… J’aimerais assez ça si je n’étais pas si souvent seule. Tu vois, ce bungalow, on l’a choisi ensemble. Mais là, il  est à Cuba et ça a l’air compliqué. Il est trop pris. C’est exceptionnel. C’est vraiment dur. Parfois, je l’imagine au lit avec d’autres. Pourtant on a toujours eu confiance l’un en l’autre, mais à force de ne plus se voir, on s’imagine des choses… – elle fit une moue contrariée – Je ne l’avais encore jamais trompé.

— Avec moi, tu ne l’as pas trompé, va !

— Si, quand même.

— Arrête, tu as pensé à lui tout le long. Si ça c’est tromper…

— Tu ne considères pas avoir trompé Nathanaël, toi ?

— Non, pas vraiment. En plus, si je lui disais je suis sûr qu’il s’en foutrait.

— Mh… J’ai des doutes.

— « Amuse-toi », « Oublie-moi »… Il me répète ça du matin au soir depuis qu’il déprime. Si je le pre-nais au mot, je pourrais me taper n’importe qui sans l’ombre d’un scrupule.

— C’est ce que tu viens de faire, non ?

— Toi, tu n’es pas n’importe qui. Tu es spéciale. J’espère qu’on ne se perdra jamais de vue.

— Moi aussi.

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XIII

Nathanaël ne fut pas déçu. Cette conférence sur les alternatives à la psychiatrie traditionnelle tenait ses promesses. Les intervenants, tout autant que les sujets abordés, étaient vraiment passionnants. Ça ouvrait des perspectives surprenantes qui mériteraient d’être explorées plus avant. Seule ombre au tableau, il n’y avait pas la climatisation dans les locaux… Suant donc à grosses gouttes dans cette chaleur de fin août, Nathanaël prenait des notes frénétiquement. Mais, en même temps, il surveillait sa montre toutes les cinq minutes. C’était plus fort que lui. Quentin rentrait aujourd’hui.

Il l’avait prévenu qu’il ne serait pas là pour l’accueillir. Ça tombait mal cette conférence… Il était quinze heures trente. Si son avion n’avait pas de retard, il devait avoir atterri. Pour la énième fois, il refit son petit calcul rapide. Il serait à la maison aux alentours de seize heures trente, grand maxi-mum, c’est-à-dire largement avant lui. Il stressait tellement à l’idée de le revoir, que plus l’heure fati-dique approchait, moins il arrivait à se concentrer. Depuis trois jours, il n’arrivait plus à penser à rien d’autre. Ils avaient beau s’être apaisés, tous les deux, lors de leurs derniers contacts téléphoniques, leurs retrouvailles l’inquiétaient beaucoup. Il l’avait tellement malmené, tellement repoussé. Il crai-gnait d’avoir irrémédiablement abîmé quelque chose entre eux… Il redoutait que cela se confirmât au premier regard. Il s’y préparait. En plus, sans la présence et l’amour crépitants de Quentin, il avait eu la fâcheuse tendance à retourner à sa nature lymphatique, à retrouver sa peau de type terne et sans désirs, de «rat de bibliothèque», vivant au jour le jour sans autre projet que sa thèse… Quentin était un stimulant incroyable à lui tout seul. Sans lui, sans son énergie, il se sentait diminué, amoindri, à moitié vivant seulement. Et, le pire, c’est qu’il savait qu’il se referait vite à ce retour au calme plat d’un quotidien sans lui. Cette idée le terrifiait. Si jamais ce n’était plus comme avant, entre eux, si jamais ça ne fonctionnait plus… Que deviendrait-il ? À quoi ressembleraient ses jours sans lui ? Et sans sa mère ? Il soupira. Il allait vite être fixé.

Merde, il venait de louper quelques infos essentielles sur la psychomotricité… Voilà ce que c’était d’avoir la tête ailleurs. Heureusement qu’il avait pensé à prendre son enregistreur audio. Il pourrait se repasser plus tard tout ce qu’il ratait là.

Ce qui alimentait aussi son inquiétude, c’est que Quentin avait finalement pris soin de suivre à la lettre sa recommandation de profiter de son séjour chez ses grands parents. Il aurait dû s’en trouver satisfait, mais, en fait, non, pas du tout. Que Quentin se fût résigné à l’oublier un peu pour profiter de sa famille créole, et des splendeurs de la Grande-Terre de Guadeloupe, était une bonne chose, bien sûr, mais tout de même, il lui avait un peu trop bien obéi. Il avait, par exemple, cessé de l’étouffer de «je t’aime» à tout bout de champ, et Nathanaël, bien vite, s’était aperçu que ces mots doux lui man-quaient. Quentin s’était amusé, aussi, il était sorti faire la fête, comme il se doit, et avait même fait de nouvelles rencontres… Il lui avait notamment rebattu les oreilles d’une certaine Érine, une jeune femme à laquelle il semblait s’être lié plus que de raison. En plus, elle était belle… Il lui avait envoyé des photos de son séjour là-bas presque chaque jour, de lui et Annette, de la famille, des paysages, des vagues, et donc de cette fameuse Érine. C’était soi-disant pour lui donner envie de venir l’année pro-chaine, mais Nathanaël le soupçonnait d’avoir voulu lui étaler sa joie de vivre sans lui… C’était de sa faute. Il ne faisait que récolter les fruits de sa froideur. Cela lui faisait mal, mais c’est tout ce qu’il

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méritait. Parmi les clichés où Quentin apparaissait, certains avaient été pris par Érine. Nathanaël avait jugé ces portraits de son amoureux, au demeurant très réussis, non dénués d’une inquiétante tendresse. Elle l’avait vu ainsi, sur la plage, au couchant, souriant et magnifique, c’était elle qui l’avait fait sourire, c’était elle qui s’était lancée dans de longues randonnées en forêt avec lui, elle aussi qui avait reçu ses cours de surf… Mieux valait ne plus trop penser à tout cela…

*

En ce qui concernait la mort de Marie, sa tristesse, son deuil, le jeune homme avait fait des décou-vertes sur son passé qui avait radicalement bouleversé sa vision des choses. En achevant de trier les affaires de la défunte, il était en effet tombé sur de vieux carnets intimes de celle-ci qui contenaient de terribles révélations. La première conséquence de ces nouvelles données fut d’effacer toute trace de culpabilité dans le cœur de Nathanaël.

Marie, lorsqu’elle avait été jeune mère de famille, à l’âge que Nathanaël avait aujourd’hui, de son écriture ronde, avait rempli des pages d’un terrible et douloureux secret. Ainsi, en les dévorant avec anxiété, son fils apprit-il qu’il aurait dû avoir un frère ainé nommé Arthur, mais que le bébé était mort sans raison à l’âge de sept jours, et que Marie avait bien failli en devenir folle de douleur.

Comment avait-elle pu leur cacher une telle chose, à lui et à sa sœur ? Car Delphine non plus ne savait rien de cette tragédie qui s’était produite lorsqu’elle-même n’avait que deux ans. Mille sentiments avaient alors bousculé Nathanaël, et parmi eux, une énorme colère. Comme Marie n’était plus là pour qu’il puisse lui dire son désarroi, c’est à son géniteur qu’il s’adressa. Alors qu’il était tout petit, celui-ci avait quitté leur foyer pour fonder une nouvelle famille avec une autre femme, et n’était resté à ses yeux qu’une sorte d’étranger lointain. Cependant, il ne fit aucune difficulté pour répondre à ses questions. Il lui avoua que la perte du petit Arthur avait profondément fissuré leur couple, et que sa naissance, un an après le drame, n’avait ni guéri Marie de sa douleur, ni sauvé leur ménage qui avait fini par se briser complètement. «Ta mère refusait d’en parler. Elle a essayé d’enterrer sa souffrance.  Elle est devenue insupportable avec moi. Elle m’en voulait de vouloir l’aider… C’est pour ça que je suis parti…»

Nathanaël fut horrifié de découvrir que, pour ses parents, il n’avait peut-être été, au fond, que le substitut d’un enfant perdu. Il s’était donc échiné des années à aider sa mère pour rien, ignorant tout des véritables origines de sa souffrance. Pas un seul instant elle ne l’avait aidé à l’aider… Elle l’avait laissé dans le noir avec elle, elle l’avait laissé s’épuiser à ses côtés. Comment avait-elle pu faire une chose pareille ? L’avait-elle donc considéré comme un être sacrifiable ?

Blessé à mort par cette découverte, saisi d’un sentiment de gâchis indescriptible, Nathanaël avait logiquement troqué sa culpabilité et ses regrets contre le dépit d’avoir été floué. C’était une leçon terrible pour lui. Jamais on ne connaissait vraiment quelqu’un, même pas sa propre mère, surtout pas sa propre mère. Il frémissait d’horreur quand il songeait qu’il aurait pu rester dans l’ignorance de tout cela toute sa vie si Marie était retombée un jour sur ces vieux cahiers oubliés. Car, à coup sûr, elle les aurait détruits, comme elle avait détruit toutes ses lettres et ses photos de jeunesse.

Pour Nathanaël, cette histoire ne revêtait qu’un seul aspect positif, ce secret dévoilé, d’une certaine manière, avait au moins le mérite d’éclairer le contexte de sa naissance, et donc, un large pan de son histoire personnelle. Une telle révélation, à n’en pas douter, l’aiderait à faire son analyse et à mieux se comprendre lui-même…

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Plutôt choqué par tout cela, il avait laissé Delphine gérer la vente de l’appartement maternel. Bien qu’elle n’eût pas encore trouvé un acquéreur à son goût, l’endroit avait été totalement vidé et net-toyé, et il n’avait donc plus aucune raison d’y mettre les pieds. Au moins, Quentin ne pourrait plus lui reprocher cela… Il n’avait pas encore trouvé le courage de lui raconter sa découverte. Il le ferait plus tard, lorsqu’il en aurait la force…

*

Quand il arriva chez lui, vers dix-huit heures, le sac de voyage de Quentin fut la première chose qu’il vit en entrant, et le ventilateur, la première qu’il entendit. Il était bien là. Il était revenu. Il n’eut qu’à tourner la tête pour le vérifier.

Allongé nu sur le ventre, en travers du lit même pas défait, Quentin dormait. Le poil blond et la peau brunie comme du pain d’épice, il ronflait légèrement dans la touffeur de la pièce en étreignant amoureusement un oreiller. Nathanaël, le cœur battant, s’assit près de lui. Ce qu’il était beau, son Quentin. Ce qu’il pouvait l’aimer… Il avisa un petit mot, mis en évidence sur l’autre oreiller : « Mon choupinet d’amour, tu serais hyper cool de me laisser dormir jusqu’à dix-neuf heures. Le décalage horaire m’a tué. » Il sourit. « Mon choupinet d’amour »… C’était bien du Quentin tout craché ! Il le contempla. Il avait dû passer toutes ses journées en maillot de bain, car seules ses fesses avaient conservé leur blancheur originelle. Ses cheveux, délavés par le soleil et le sel, comme chaque été, avaient un peu repoussé.

Il lui caressa la tempe sans crainte de le réveiller. Quentin possédait un sommeil de plomb presque impossible à perturber. Ce n’était donc pas ce tendre frôlement qui le dérangerait. Tant qu’il y était, il lui déposa un baiser dans le cou pour renouer avec son parfum et la soie de sa peau. Il avait prit une douche, il sentait leur savon préféré, au beurre de karité. Il lui passa le bout des doigts sur la nuque, les épaules et le long du dos. Qu’il était agréable de retrouver ses courbes satinées. Il fut tenté d’em-brasser l’une de ses merveilleuses fesses, mais se retint. Il n’arriverait plus à s’arrêter, après. Plus qu’une demi-heure à patienter, et il s’occuperait de lui.

C’était fou comme l’avoir sous les yeux rendait aux choses leur simplicité. Mais, peut-être était-ce illusoire. Il déglutit. Au moins, son désir pour lui était revenu à la normale. C’était toujours ça.

Il prit une douche, puis, une serviette autour des reins, alla s’allonger tout mouillé près de lui. Il le regarda dormir. Alors, un bonheur inespéré afflua peu à peu dans son cœur, jusqu’à presque le noyer. Il allait le rassurer, lui montrer que son attitude des trois derniers mois n’avait été qu’aveuglement et crise passagère, lui expliquer que l’abominable orage, en lui, était passé, et qu’il tenait à lui plus qu’à sa propre vie. Pourvu qu’il lui pardonne. Il lui tardait de lui prouver que l’amoureux et l’amant étaient de retour.

*

Quand il fut l’heure, il murmura son prénom, une fois, deux fois, lui caressa la joue, mais n’obtint aucun résultat probant. Tant pis. Après tout, s’il avait sommeil, autant le laisser dormir. En attendant, il allait s’habiller un minimum et préparer à manger. Auparavant, il lui baisa les lèvres et, à l’instant où il allait se lever, Quentin souleva les paupières. Il avait beau n’avoir aucun point commun avec la Belle aux Bois Dormants, il sembla que le baiser l’avait fait revenir à lui.

— Nathanaël, murmura-t-il, l’air surpris et heureux.

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Il ne fallut pas plus de quelques secondes à Nathanaël pour comprendre que l’amour était toujours là, intact. Il en fondit de soulagement, et la reconnaissance lui serra la gorge. Il avait été tellement imbuvable… Il aurait mérité de le perdre. Il en avait parfaitement conscience. Ses yeux s’humectèrent, mais il ne pleura pas. Il lui frôlait la joue, tellement ému de retrouver son beau regard vivant. Quentin lui souriait. Chacun laissa ainsi errer longuement son regard sur le visage de l’autre. Ni l’un ni l’autre n’auraient su dire combien de temps dura ce face à face contemplatif, dans ce silence religieux. Bien qu’aucun mot n’eût été prononcé, un dialogue complexe se tissait entre eux.

Quentin, à son tour, lui toucha le visage, lui redessina de l’index l’arcade sourcilière, passa et repassa son pouce sur ses lèvres. Nathanaël, son Nathanaël, celui qu’il aimait, celui qui le comprenait et le touchait, était bien là devant lui. Il avait retrouvé son expression tendre et profonde. À force de fouail-ler ses prunelles brunes, il faillit s’y égarer. Il revint au présent, réveillé par l’électricité du désir, quand les lèvres de Nathanaël s’entrouvrirent pour laisser pénétrer son doigt entre elles. Mais avant, avant la fusion nécessaire, avant le plaisir et la redécouverte, ils eurent besoin de s’étreindre un long moment, afin de reconnaître la chaleur du corps de l’autre. Quentin en laissa couler une larme dont Nathanaël n’eut jamais connaissance.

*

L’heure était orange, dehors. Le couché inondait la façade claire des immeubles, de l’autre côté de la rue, et, par réverbération, baignait toutes choses de sa chaleur, dont le petit F1 où se nouaient en silence les retrouvailles des deux garçons. Sans toujours avoir prononcé un seul mot, ils s’embras-sèrent enfin. Et, dès cet l’instant où il s’embrassèrent, rien au monde n’aurait eu le pouvoir de trou-bler la succession de leurs gestes. Ils se savourèrent mutuellement jusqu’à ce que la nuit tombe… Accueillir à nouveau le plaisir de Nathanaël faillit faire mourir de joie le généreux Quentin, et Nathanaël eut le sentiment de renaître à la vie.

*

Après le plaisir, ils demeurèrent enlacés, immobiles, dans les outremers du soir. Un long moment encore ils restèrent sans ressentir le besoin de parler. Sans doute leurs corps avaient-ils su dire l’essen-tiel, déjà. Ce fut Quentin qui, le premier, brisa le silence.

— Il faut que je t’avoue un truc, murmura-t-il d’une voix un peu enrouée de n’avoir servi qu’à gémir durant l’heure passée.

— Moi aussi, j’aurai quelque chose à te raconter, mais vas-y. Toi d’abord.

— Tu sais, Érine…

Comme il avait la trouille de poursuivre, il s’interrompit, avala sa salive, s’éclaircit un peu la gorge. Il n’avait aucune idée de la réaction qu’allait avoir Nathanaël. Mais il fallait qu’il lui dise. Il le fallait.

— Elle et moi, on a couché ensemble. On ne l’a fait qu’une fois, mais… Je voulais que tu le saches.

Nathanaël eut mal. Il ferma les yeux et ne répondit rien. Il aurait voulu ne pas entendre ces mots. Il fallait vite que Quentin lui précise les choses pour qu’il puisse lui pardonner. Vite. Il refusait l’idée que les instants qu’ils venaient de vivre, l’harmonie qu’ils venaient de retrouver dans les bras l’un de l’autre, puissent être ternis d’une manière ou d’une autre. Quentin, inquiet de son silence, eut besoin de voir son visage pour poursuivre. Il se suréleva sur le coude.

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Nathanaël

— Continue, fit Nathanaël, d’une voix blanche.

— Tu te souviens la fois où j’ai pleuré au téléphone, au début de mon séjour là-bas ?

— Oui. Je m’en suis assez voulu !

— C’était juste après. J’avais besoin… J’avais besoin d’un peu de chaleur humaine. Et comme elle aussi… On s’est consolés l’un l’autre.

— Et c’était bien ?

— Je ne peux pas dire ça… J’ai dû fermer les yeux et penser à toi tout le long pour rester excité jusqu’au bout. Clairement, c’est bien terminé, pour moi, les filles. Si Érine ne m’a pas fait plus d’effet que ça, aucune nana ne pourra jamais plus m’en faire…

— Heureusement pour moi, alors…

— Oui. Heureusement pour nous. Parce que, cette fille, je l’aime beaucoup, et si le désir avait été là, je serais peut-être tombé amoureux… Tu comprendras quand je te la présenterai. Elle revient à Paris à l’automne.

— Je l’aurais bien mérité, en même temps. Je n’ai pas été tendre avec toi, ces temps-ci.

— Ça veut dire que tu ne m’en veux pas ?

— Non… Comment je pourrais t’en vouloir ? Je devrais peut-être, mais je n’y arrive pas…

Nathanaël devint grave. Il le regarda bien au fond des yeux.

— J’avais peur de t’avoir perdu, tu sais, vu comment je t’ai traité ces derniers temps. À la limite, je m’y préparais, dit-il faiblement.

—  Il aurait vraiment fallu que tu en remettes une grosse couche pour me perdre ! Oh, mon chou-chou ! T’es trop adorable quand tu me fais ces yeux là, s’exclama Quentin en se pelotonnant tout contre lui.

— Je t’aime, murmura Nathanaël.

FIN