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Parce que s’il ne faut pas philosopher, encore faut-il philosopher pour le démontrer. FÉDÉRATION DES ENSEIGNANTES ET ENSEIGNANTS DE CEGEP (CSQ) 50 ans de philosophie au collégial fec.lacsq.org (Aristote) CAHIER PROMOTIONNEL F Enseigner et briser le plafond de verre F 2 Un espace pour être lues et entendues, un espace pour exister F 3 Les 50 ans de l’enseignement public de la philosophie dans les cégeps LES SAMEDI 18 ET DIMANCHE 19 NOVEMBRE 2017 MARTIN GODON Président du Comité des enseignantes et enseignants en philosophie, et professeur de philosophie au cégep du Vieux Montréal O n ne s’étonnera jamais assez de l’influence des images sur notre pensée. Elles s’incrus- tent dans notre mémoire au point de rendre parfois la réalité opaque. Par exemple, un homme barbu, pantalons bruns en velours côtelé, des bas blancs dans ses sandales, fumant une Gi- tanes en buvant son café. Vous aurez reconnu le professeur de philosophie. Il est devenu une sorte d’archétype dans l’imaginaire québécois. Pourtant, il faudrait se donner bien du mal pour trouver des personnes qui correspondent à cette caricature dans les départements de philosophie des collèges du Québec. Hélas, les préjugés sont tenaces. L’occasion du 50 e anni- versaire des cégeps nous a semblé être un moment favora- ble afin de les faire mentir. Beaucoup de chemin a été par- couru depuis l’automne 1967. En témoigne notamment le livre dirigé par Pierre Després paru en 2015 aux Presses de l’Université Laval : L’enseignement de la philosophie au cégep. Histoire et débats, dans lequel on peut constater tout le travail qui a été accompli. Célébrant 50 ans d’enseignement public de la philoso- phie, nous souhaitons lever le voile en partie sur ce qu’est aujourd’hui un professeur de philosophie, sur ce qui le préoccupe, ce qui le motive, ce dont il rêve. Mais aussi sur ce que les étudiants peuvent percevoir de notre travail. Pre- nant le contre-pied de l’image caricaturale, les témoignages et les réflexions qui suivent rendent plus manifeste le bien- fondé des cours de philosophie dans les cégeps. Trop longtemps réservé aux hommes, l’enseignement de la philosophie n’est plus le privilège d’un boys’ club. S’il reste des luttes à mener, des questions à poser, des obstacles à franchir, des limites à dépasser, des attitudes à changer, les femmes occupent désormais une place importante dans les départements de philosophie des cégeps du Québec. Leur parole est prépondérante dans les pages qui suivent. Les cégeps jouent un rôle essentiel dans la vie culturelle des différentes régions du Québec. Le travail des profes- seurs de philosophie y contribue à divers titres. En faisant une large place à des professeurs provenant de cégeps de région, ce cahier rend hommage à leur engagement. Depuis la création des cégeps, certains consensus se sont établis quant à l’apport des cours de philosophie. Cela dit, on entend encore ici ou là des voix discordantes. Revenons sur quelques-unes des raisons qui justifient la présence des cours de philosophie au cœur de la formation générale. Les Québécois s’accordent généralement pour reconnaître leur contribution à la formation de l’esprit critique. Ils favorisent le développement de la personne, participent à la formation Nécessaire philosophie! VOIR PAGE F 2 : PHILOSOPHIE ISTOCK

Nécessaire philosophie! - Le Devoir...losophes non occidentaux. Considérons le cas du deuxième cours obligatoire de philosophie au cégep, dont l’ob- ... philosophie du Québec

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Page 1: Nécessaire philosophie! - Le Devoir...losophes non occidentaux. Considérons le cas du deuxième cours obligatoire de philosophie au cégep, dont l’ob- ... philosophie du Québec

Parce que s’il ne faut pas philosopher, encore faut-il philosopher pour le démontrer.

FÉDÉRATION DES ENSEIGNANTES ET ENSEIGNANTS DE CEGEP (CSQ)

50 ans de philosophie au collégial

fec.lacsq.org(Aristote)

CAHIER PROMOTIONNEL F

Enseigner et briser le plafond de verreF 2

Un espacepour être lueset entendues,un espacepour existerF 3

Les50 ansde l’enseignement public

de laphiloso phiedans les cégeps LES SAMEDI 18 ET DIMANCHE 19 NOVEMBRE 2017

M A R T I N G O D O N

Président du Comité des enseignantes et enseignants en philosophie,

et professeur de philosophie au cégep du Vieux Montréal

On ne s’étonnera jamais assez de l’influencedes images sur notre pensée. Elles s’incrus-tent dans notre mémoire au point de rendreparfois la réalité opaque. Par exemple, unhomme barbu, pantalons bruns en velours

côtelé, des bas blancs dans ses sandales, fumant une Gi-tanes en buvant son café. Vous aurez reconnu le professeurde philosophie. Il est devenu une sorte d’archétype dansl’imaginaire québécois. Pourtant, il faudrait se donner biendu mal pour trouver des personnes qui correspondent àcette caricature dans les départements de philosophie descollèges du Québec.

Hélas, les préjugés sont tenaces. L’occasion du 50e anni-versaire des cégeps nous a semblé être un moment favora-ble afin de les faire mentir. Beaucoup de chemin a été par-couru depuis l’automne 1967. En témoigne notamment lelivre dirigé par Pierre Després paru en 2015 aux Pressesde l’Université Laval : L’enseignement de la philosophie aucégep. Histoire et débats, dans lequel on peut constater toutle travail qui a été accompli.

Célébrant 50 ans d’enseignement public de la philoso-phie, nous souhaitons lever le voile en partie sur ce qu’estaujourd’hui un professeur de philosophie, sur ce qui le

préoccupe, ce qui le motive, ce dont il rêve. Mais aussi surce que les étudiants peuvent percevoir de notre travail. Pre-nant le contre-pied de l’image caricaturale, les témoignageset les réflexions qui suivent rendent plus manifeste le bien-fondé des cours de philosophie dans les cégeps.

Trop longtemps réservé aux hommes, l’enseignement dela philosophie n’est plus le privilège d’un boys’ club. S’il restedes luttes à mener, des questions à poser, des obstacles àfranchir, des limites à dépasser, des attitudes à changer, lesfemmes occupent désormais une place importante dans lesdépartements de philosophie des cégeps du Québec. Leurparole est prépondérante dans les pages qui suivent.

Les cégeps jouent un rôle essentiel dans la vie culturelledes différentes régions du Québec. Le travail des profes-seurs de philosophie y contribue à divers titres. En faisantune large place à des professeurs provenant de cégeps derégion, ce cahier rend hommage à leur engagement.

Depuis la création des cégeps, certains consensus se sontétablis quant à l’apport des cours de philosophie. Cela dit,on entend encore ici ou là des voix discordantes. Revenonssur quelques-unes des raisons qui justifient la présence descours de philosophie au cœur de la formation générale. LesQuébécois s’accordent généralement pour reconnaître leurcontribution à la formation de l’esprit critique. Ils favorisentle développement de la personne, participent à la formation

Nécessaire philosophie!

VOIR PAGE F 2 : PHILOSOPHIE

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CK

Page 2: Nécessaire philosophie! - Le Devoir...losophes non occidentaux. Considérons le cas du deuxième cours obligatoire de philosophie au cégep, dont l’ob- ... philosophie du Québec

P H I L O S O P H I EL E D E V O I R , L E S S A M E D I 1 8 E T D I M A N C H E 1 9 N O V E M B R E 2 0 1 7F 2

M A R I A N N E D I C R O C E

Professeure de philosophie au cégep

de Saint-Jérôme et doctorante en

science politique à l’Université

d’Ottawa

Dans le cadre du deuxièmecours obligatoire de philo-

sophie au cégep, je consacrequelques séances à la philo-sophe Hannah Arendt. Il y a decela quelques années,une étudiante leva lamain puis s’exclama :« Ma question n’a pasvraiment rapport avecl a m a t i è r e , m a i s …pourquoi est-ce la pre-mière fois qu’on nousenseigne la penséed’une femme? On diraitqu’on ne les connaîtpas, les femmes philo-sophes. Est-ce que c’est parcequ’il n’y en a pas?» S’en est sui-vie une discussion très intéres-sante avec la classe. Plusieursétudiantes se sont montrées vi-

vement choquées et déçues dela place quasi inexistante que laphilosophie leur réservait.

Comme on le sait, jusqu’auXXe siècle (et même encore au-jourd’hui), la philosophie a sur-tout été une affaire d’hommesblancs. Les grandes questionsphilosophiques, celles qu’onconsidère comme étant univer-selles et fondamentales, ont été

formulées et réfléchiespar une minorité depersonnes non repré-sentatives de l’huma-nité dans son ensem-ble. Sans surprise, plu-sieurs questions histo-riquement associéesaux femmes (par exem-ple : la maternité, la na-talité ou le care) ont étéreléguées en marge de

la réflexion philosophique. Cesont pourtant des réalités in-contournables de l’existencehumaine et le fait que ces ques-tions demeurent peu abordées

par la philosophie illustre bienle type d’exclusions à l’œuvredans la tradition philosophique.

À l’heure actuelle, il n’y a enmoyenne que 20 % à 30 % defemmes au sein du corps pro-fessoral des départements dephilosophie universitaires unpeu partout dans le monde. LeQuébec ne fait pas exception àla règle avec 25% de femmes àl’université et 28 % au cégep.La sous-représentation desfemmes est encore plus mar-quée du côté des publicationsphilosophiques. En 2008, laphilosophe américaine SallyHaslanger montrait que, parmiles ar ticles publiés dans lessept revues de philosophie lesplus prestigieuses (de 2002 à2007), seulement 12 % étaientécrits par des femmes.

Les publications philoso-phiques québécoises ne fontguère mieux. De 2002 à 2013,on ne compte que 14 % defemmes parmi l’ensemble desauteurs de la revue Philoso-phiques. Du côté des ouvragespédagogiques destinés à l’en-seignement de la philosophieau collégial, on remarque queles femmes représentent envi-ron 20 % des auteurs. On no-tera également que ces ou-vrages ne font pour la plupartaucune place aux femmes phi-losophes ou aux enjeux fémi-nistes. Le Devoir de philo, pu-blié dans les pages de ce jour-nal, suit lui aussi la tendance :des 188 textes parus depuis fé-vrier 2006, 14 % ont été écritspar une femme et 7 % portentsur la pensée d’une femme.

Si la question de la place desfemmes en philosophie est deplus en plus discutée dans lemilieu universitaire, il en vaautrement dans le milieu collé-gial. Alors qu’on souligne cetteannée le 50e anniversaire de lacréation des cégeps, il apparaîtessentiel de s’intéresser sé-rieusement à cette question. Ilen va de la pertinence et de lavitalité de l’enseignement de laphilosophie au collégial.

Sachant que le premiercontact avec la philosophie aun impact déterminant sur laperception que les étudiantsont de la discipline et sur leurintérêt à s’engager dans untravail de réflexion, il est d’au-

tant plus important de diversi-fier le corpus étudié dans lescours de philosophie au cé-gep. Enseigner la pensée defemmes philosophes permetaux étudiantes de s’identifierdavantage à la philosophie. Lefait de présenter des modèlesphilosophiques féminins auxétudiantes, mais aussi aux étu-diants, contribue à décons-truire certains stéréotypes so-ciaux qui associent d’abordles femmes à des activitésliées au care plutôt qu’à la vieintellectuelle.

Bien entendu, il ne s’agit pasici de balayer les auteurs clas-siques sous le tapis, mais de re-nouveler la tradition philoso-phique en mettant ces auteursen dialogue avec des auteurs« marginalisés » par le canonphilosophique. Il serait difficilede prétendre que les cours dephilosophie au cégep permet-tent de développer un regard in-formé et critique sur le mondetout en excluant la pensée desfemmes, mais aussi celle despersonnes racisées ou des phi-losophes non occidentaux.

C o n s i d é r o n s l e c a s d udeuxième cours obligatoire dephilosophie au cégep, dont l’ob-jectif central est de discuter desconceptions philosophiques del’être humain : ne paraît-il pasaberrant de ne présenter que lepoint de vue de philosophesmascul ins qui , parlant del’Homme avec un grand H, nefont, bien entendu, référencequ’aux hommes (blancs)? Parailleurs, comment peut-on ré-fléchir adéquatement à des en-jeux éthiques et politiques ac-tuels (comme nous le demandele troisième cours obligatoirede philosophie) sans l’apportde théories féministes ou post-coloniales? L’actualité des der-niers mois nous montre la né-cessité de cette diversité depoints de vue pour aborder desquestions telles que l’arrivéede réfugiés, le racisme systé-mique, les dénonciat ionsd’agressions sexuelles, la placedes femmes en politique, etc.

Une plus grande diversitédes auteurs étudiés et desquestions abordées est essen-tielle pour que les cours dephilosophie au collégial conti-nuent d’être signifiants pourles étudiants et les étudiantes.

C’est pourquoi un sérieux tra-vail attend les professeurs :soit commencer à lire desfemmes, à les considérercomme des interlocutrices àpart entière et à leur faire unevraie place dans leurs coursplutôt que de les réduire austatut de « compagnes de » oude « maîtresses de » (commec’est trop souvent le cas pourSimone de Beauvoir ou Han-nah Arendt). La tâche peut pa-raître dif ficile pour certains,mais sachons qu’il existe diffé-rentes ressources à cet effet,dont plusieurs sont réper to-riées sur le site Internet duComité équité de la Société dephilosophie du Québec.

En ce 50e anniversaire del’enseignement de la philoso-phie au cégep, voilà certaine-ment l’occasion pour la com-munauté philosophique collé-giale de participer activementau renouvellement de la tradi-tion philosophique en diversi-fiant ses pratiques d’enseigne-ment. Cela constituerait unecontribution impor tante envue de briser le plafond deverre qui existe en philoso-phie, mais aussi dans la so-ciété en général.

FEMMES EN PHILOSOPHIE

Enseigner et briser le plafond de verre

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ARCHIVES LE DEVOIR

Les femmes philosophes ont souvent été réduites à leur statut de « compagnes de » ou de « maîtresse de »,comme c’est le cas pour Hannah Arendt (en photo) et Simone de Beauvoir.

du citoyen. Sans oublier leurapport essentiel à la mise enplace d’une culture commune.

Toute formation collégialevise à permettre aux étudiantsde développer une pensée ri-goureuse qui est préalable àl’intégration du marché du tra-vail et aux études universi-taires. Par la conceptualisa-tion, l’argumentation, la re-mise en question, les cours dephilosophie participent d’unefaçon bien spécifique à cetteœuvre commune. Maîtrisantdavantage sa propre penséegrâce à ses cours de philoso-phie, l’étudiant peut mieuxmaîtriser sa propre destinée.Au terme de ses trois cours dephilosophie, il est en mesurede saisir le caractère multidi-mensionnel de notremonde. Par ailleurs,l’examen d’idées pro-venant de courants di-versifiés, parfois mêmeopposés, favorise l’ou-ver ture d’esprit etnourrit l’exercice dudialogue. Les préjugés,les discours haineux etles idéo logies s im-p l i s t e s d e v i e n n e n talors moins séduisants.

À divers égards, nos courspermettent aux étudiants deprendre conscience des en-jeux technologiques, scienti-fiques, politiques, sociaux,économiques, etc. de notremonde. La réflexion sur lesdéterminismes qui influen-cent les choix d’un individuouvre la possibilité d’une plusgrande liber té de pensée etd’action. Offrant des outils in-tellectuels qui permettent dedépasser une passivité alié-nante, les cours de philoso-phie ouvrent la possibilité àdes processus de résistancecontre l’instrumentalisationdes personnes. Réactualisant

la célèbre formule « Connais-toi toi-même ! », le cégépienpeut ensuite chercher en l’au-tre ce qu’il a trouvé en lui. Delà, il envisage son engage-ment dans une société qui

abandonne cer tainstypes d’ injustices àl ’ef for t d’ individusbienveillants.

Les cours de philo-sophie of frent égale-ment un point d’an-crage par rappor t aurelativisme contempo-rain et à l’éclatementdes valeurs. Dans noscours, les étudiants en-

visagent de façon critique di-verses réactions devant la di-versi té des possibles, lesgrandes mouvances sociales.

On laisserait le champ li-bre aux démagogues, auxfaits alternatifs et aux fakenews, aux faiseurs d’opinions,aux publicitaires et à d’invrai-semblables misanthropes sion privait la jeunesse québé-coise d’un accès privilégié àla philosophie. En cette èrede la communication instan-tanée, favoriser la prise deconscience et la réf lexionn ’ e s t p a s u n l u x e . A u -j o u r d ’ h u i c o m m e i l y a50 ans, les cours de philoso-phie sont une nécessité.

SUITE DE LA PAGE F 1

PHILOSOPHIE

Marianne Di Croce

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P H I L O S O P H I EL E D E V O I R , L E S S A M E D I 1 8 E T D I M A N C H E 1 9 N O V E M B R E 2 0 1 7 F 3

Ce cahier promotionnel a été produit par l’équipe iD Média du Devoir, en collaboration avec Isabelle Bouchard et Martin Godon, et grâce au soutien des annonceurs qui y figurent. Pour toute information sur le contenu,vous pouvez contacter Aude Marie Marcoux, directrice des publications spéciales, à [email protected]. Pour vos projets de cahier ou toute autre information au sujet de la publicité, contacter [email protected].

N A T A C H A G I R O U X

PhD., professeure de philosophie

au cégep de Trois-Rivières

C inquante ans de philoso-phie enseignée dans nos

cégeps ! Cinquante ans, princi-pa lement par l ’entremised’étude de textes de philo-sophes, de tentatives afind’amener les étudiants versd’autres horizons, toujours unpeu plus loin. Comprendre lesgéants de la pensée, ceux quinous ont précédés, aide à nouscomprendre nous-mêmes, entant qu’être humain d ’au-jourd’hui. L’être humain nepousse pas comme un champi-gnon : il est issu, teinté de toutce qui le précède. Et donc peuimpor te le professeur quipuise dans ces textes, ancienscomme modernes, il faut per-mettre aux étudiants, entre au-tres choses, de se connaître,de développer un esprit cri-tique et de s’ouvrir au monde.

Mais qu’en est-il des femmesphilosophes ? Comment lesfaire connaître ? Comment lesfaire émerger du silence au-quel elles ont été réduites de-puis si longtemps?

Au tout début de ma carrièrecomme professeure de philo-sophie, combien de fois m’a-t-on posé cette question : «N’y a-t-il que des hommes en philoso-phie ? » Cette question, onme la pose de moins en moins.Est-ce parce que je l’anticipe ety réponds tout de go? Ou bien,

comme j’ose le croire, parceque de plus en plus un espaceleur est consacré ? D’ailleurs,un travail important se fait, de-puis quelques années, afin defaire connaître les femmesphilosophes.

Par exemple, dans mon cé-gep, des babi l lardsfemmes-philosophespermettent aux étu-d i a n t s d ’ e n t r e r e ncontact avec Hypatie, laplus grande figure defemmes philosophes del’Antiquité ; Lasthénia,platonicienne ; Théo-dora, néoplatonicienne,Théano, pythagori -cienne, Thémisto, épi-curienne, Émilie du Châtelet,Olympes de Gouges, Weil,Arendt, Beauvoir… Et plus ré-cemment Élisabeth Badinter,Julia Annas, Aude Lancelin,Anne Dufourmantelle, LaureAdler, Michela Marzano, ÉlietteAbécassis… Pour n’en nommer

que quelques-unes…C’est ainsi que des babillards

de femmes philosophes sontprésentés régulièrement par leDépartement de philosophie.Les étudiants peuvent faire desliens, à par tir d’entrevues etd’extraits de leur publication qui

sont complémentaires àl’un ou l’autre des coursde philosophie. Celaleur permet égalementd e r e n c o n t r e r d e sthèmes principalementtraités par des femmesphilosophes, commel’étude des genres (Ju-dith Butler, Susan Mol-ler Okin), l’éthique ducare (Carol Gilligan,

Joan Tronto) ou d’aborder, sousun angle dif férent, certainesthématiques comme les capabi-lités chez Martha C. Nussbaumou la métaphysique de ClaudineTiercelin.

Depuis les tout débuts de no-tre semaine de la philosophie,

une place est réser vée à lafemme philosophe, soit par laprésentation d’un documen-taire ou d’un film relatant la vied’une philosophe, soit par unconcours où les étudiants sontinvités à réfléchir sur l’une oul’autre de la centaine de leurscitations affichées en nos murs.

Voilà donc quelques moyensde redonner une visibilité auxfemmes philosophes. Idéale-ment au sein des cours. Biensûr, parler d’un ou d’une phi-losophe, c’est certes omettrede parler de l’autre. Toute-fois, je suis persuadée quetout se joue dans la considé-ration accordée à la femmeen philosophie. On donnel’espace à ce qu’on juge im-portant, à ce qui nous touche,nous blesse, nous choque.Or, « sacrificielles, les femmesle sont encore, en dépit de leurémancipation cer taine. » Lesfemmes philosophes n’ontplus à l’être.

Un espace pour être lues etentendues, un espace pour exister

MEDEF FLICKR

Michela Marzano

Au tout début de ma carrière comme professeure de philosophie, combien de fois m’a-t-on posé cette question :“N’y a-t-il que des hommes en philosophie ?” Cette question, on me la pose de moins en moins. Est-ce parce que je l’anticipeet y réponds tout de go ? Ou bien, comme j’ose le croire, parceque de plus en plus un espace leur est consacré ?

«

»

Natacha Giroux

N O É M I E V E R H O E F

Professeure de philosophie

au cégep de Victoriaville

« Q uand on est jeune ilne faut pas tarder à

philosopher, et quand on estvieux il ne faut pas se lasser dephilosopher. Car jamais il n’esttrop tôt ou trop tard pour tra-vailler à la santé de l’âme. »(Épicure, Lettre à Ménécée)

Contrairement à ce que veutla croyance populaire, l’adoles-cence est un moment privilé-gié pour sauter à pieds jointsdans les questions les plus fon-damentales de la philosophie.Certes, une poignée d’élèvesarrivent au premier cours ar-més des préjugés traditionnelsà l’endroit des coursde philo — c’est plate,c’est inutile, c’est tropdif ficile, etc. — maisi l s son t drô lementm o i n s n o m b r e u xqu’avant et sont lesplus faciles à convain-cre du contraire. Enfait, ce n’est vraimentpas si compliqué. À quicroit qu’un cours estplate, il faut demander ses in-térêts ; à qui croit que c’estinutile, il faut parler de ce quile préoccupe ; à qui croit quec’est trop difficile, il faut mon-trer qu’il est déjà philosophe.

Mais surtout, à qui croit, ilfaut démontrer l’importance dedistinguer croyances et savoirs.À ce sujet, nous sommes touteset tous humains, trop humains:devant le champ des possibleset l’étendue du réel, si noussommes raisonnables, nous nepouvons qu’être humbles.

Cette humilité intellectuelle,doublée de la souplesse et del’ouver ture de l’esprit, n’estpeut-être pas la caractéristiqueque nous attribuerions d’em-blée à un groupe de trente adu-lescents. On se les imaginesouvent cassants, bêtes commeleurs pieds, irrespectueux desautres et surtout de l’autorité,

mais il n’en est rien.Les élèves n’ont peut-être

pas soif d’apprendre par cœurles théories de l’âme de Platonet d’Aristote, mais ils sont insa-tiables lorsque vient le tempsde défendre leurs principes etleurs idéaux au sujet d’unequestion éthique ou encored’un événement d’actualité quiles touche. Il suf fit que laclasse soit un contexte d’ex-pression constructif et sécuri-taire pour que même les plusréservés se mouillent en po-sant une question ou en parti-cipant au débat. Ainsi, le rôledu prof n’est pas tant de pro-fesser quoi que ce soit, maisde créer ce safe-space pour en-suite utiliser ce que les élèves

disent comme prétextepour passer la matière.Et, surtout, pour met-tre les préjugés et lescroyances à mal.

S’il y a une expres-s ion la t ine que de -vraient connaître tousles élèves au collégial,c’est bien «Errare hu-manum est, perserve-rare diabolicum». Parce

que c’est en leur donnant ledroit à l’erreur et le goût de s’ensortir qu’on finira par détruirele relativisme ambiant qui em-poisonne l’espace public. C’esten se donnant un cadre ration-nel commun qu’on finit par faireavancer les choses. Qu’on peutproposer des solutions au lieude mettre l’accent sur les pro-blèmes. Qu’on peut espérer unevision réellement rassembleuseet ouverte sur le monde. Qu’onarrêtera de se contenter du vi-vre-ensemble artificiel qui poseencore et toujours l ’autrecomme ce qui s’oppose d’abordet avant tout à soi et qui, à diffé-rents degrés, dérange.

En ce sens, enseigner auxélèves à remettre en ques-tion leurs préjugés et leurscroyances, à en remplacerquelques-uns par des prin-cipes rationnels et morauxdignes de ce nom et à sedonner le droit de monteraux barricades lorsque cesderniers sont bafoués, c’estparticiper à légitimer leur pa-role. C’est leur donner lesmoyens de s’af firmer, nonpas seulement en classe,mais pour de vrai. Plus tard,mais surtout maintenant.

À l ’ère des réseaux so-ciaux, de la post-vérité et ducynisme politique généralisé,c’est un flagrant euphémismede dire que nous avons un ur-gent besoin de citoyennes etde citoyens consciencieux etresponsables. Heureusementpour nous, dans la classecomme en dehors, les jeunesrépondent « présent » !

Le cégep ou le jardind’Épicure

WIKIMÉDIA

Buste d’Épicure

NoémieVerhoef

ARCHIVES LE DEVOIR

Simonne Monet-ChartrandJEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN AFP

Élisabeth Badinter

ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Simone de BeauvoirWIKIMÉDIA

Émilie du ChâteletJEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN AFP

Éliette Abécassis

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P H I L O S O P H I EL E D E V O I R , L E S S A M E D I 1 8 E T D I M A N C H E 1 9 N O V E M B R E 2 0 1 7F 4

J U L I E G A U T H I E R

Département de philosophie du cégep de Jonquière

« L e silence éternel de ces espaces infinism’ef fraie », disait Blaise Pascal, pour

qui l’être humain, mis devant l’infini du cos-mos, se trouve confronté au silence, à l’absencede réponses. Au philosophe français du XVIIe siè-cle, j’aime bien rappeler un autre français, nonpas un philosophe, mais le capitaine du vais-seau Enterprise, au XXIVe siècle. Dans StarTrek : la nouvelle génération, le capitaine Jean-Luc Picard, un humaniste passionné de littéra-ture et de philosophie, nous rappelle que ceque l’humain cherche, en explorant les étoiles,

c’est lui-même, sa place, sa rai-son d’être. Il ne faut pas atten-dre une réponse venue du cos-mos : c’est en nous que nous fi-nirons par trouver. Pour Picard,le véritable défi qui attend lesjeunes qui s’inscrivent à Star-fleet ou au cégep n’est pas d’ap-prendre à piloter un vaisseauou de réparer un téléporteur.C’est dans la philosophie, dira-t-il, que se trouve la plus grande

difficulté : elle nous force à nous remettre enquestion, à nous explorer pour mieux nouscomprendre, pour nous améliorer. Là réside laplus grande aventure humaine. Là aussi réside,finalement, toute l’exploration à laquelle nousconvient les cours de philosophie, et Star Trek.

Dans une époque où la quête de connais-sance pour elle-même se voit de plus en plusdémonétisée au profit d’une logique utilitaire etdu culte de la popularité, la philosophie s’im-pose comme une nécessité. C’est ce constat quia poussé Gene Roddenberry à créer, en 1966,un futur utopique, où l’on voit tout ce dont l’êtrehumain est capable lorsque c’est la quête de laconnaissance qui agit comme principale sourcede motivation. C’est à cet enthousiasme enversnous-même que je convie mes étudiants. Sil’être humain est capable du pire, et tend fré-quemment à le démontrer, il est malgré tout ca-pable du meilleur. L’appel philosophique des

étudiants des cégeps se solde rarement par lesilence qui effrayait tant Pascal. Au terme deleur parcours collégial, les jeunes adultes au-ront appris à se connaître eux-mêmes, commele préconisait Socrate et comme le fera le capi-taine Picard, 3000 ans après le philosophe grec.

C’est à cause de l’humanisme du capitaine Pi-

card que j’ai renoncé à étudier en aéorospatialeet que je me suis consacrée à l’étude, puis àl’enseignement, de la philosophie. La science-fiction, en nous présentant ce qui pourrait être,nous met non seulement en garde contre nosmultiples erreurs, mais, plus important encore,nous montre tout notre potentiel. J’aime rappe-

ler à mes étudiants que l’être humain n’est ja-mais condamné à la dystopie et que l’aventurede l’humanité commence d’abord et avant touten nous-mêmes. Star Trek nous appelle auxmêmes défis que la philosophie : celui de l’ex-ploration du monde, du dépassement de nos li-mites et, finalement, de la connaissance de soi.

Là oùpersonnen’est encorejamais allé

ESA HUBBLE AGENCE FRANCE-PRESSE

Vue de la galaxie NGC 4490 grâce au téléscope Hubble

E M M A N U E L L E G R U B E R

Professeure de philosophie

au collège Montmorency

et coresponsable de la campagne

Web La philo au cégep

(www.laphiloaucegep.com)

Q uand, au détour d’uneconversation, je dis que

j’enseigne la philo au cégep,immanquablement mon inter-locuteur me demande, avecune pointe de scepticisme :« Mais… est-ce que les jeunessont intéressés ? » C’est sûrque l’ambiance peutêtre pesante quand jem’échine à expliquerce qu’est le relativisme,par ticulièrement auxalentours de 17 h levendredi. D’un c o u p ,l ’ i m p o r t a n c e touterelative du cours parrapport au début de lafin de semaine se faitsentir. Mais quand jeleur déclare que, puisque lerelativisme est acceptable, jevais cesser de corriger leurscopies en utilisant des critèrescommuns, un besoin urgentde trouver des arguments ap-paraît subitement. Finalement,ils ont peut-être raison, cesétudiants, c’est relatif.

On déplore souvent queles jeunes n’aiment pas tou-jours réfléchir, l ire, qu’i lssont souvent hypnotisés parleur téléphone. Oui, parfois.Et en même temps, il y a cejeune, c’est sa première ses-sion de cégep. Il passe toutle cours couché sur sa tableet, dès que le mot « liberté »est prononcé, i l se relèved’un bond sur sa chaise, le

premier à lever la main.C’est ce genre de situation

qui m’a donné l’envie de parta-ger, de raconter des « tranchesde vie » du cours de philo, despetits moments de grâce quisemblent parfois avoir pénétrédans nos salles de classe.D’autres collègues ont prêtéleur plume afin de créer en2016 le site La philo au cégep(www.laphiloaucegep.com),« étonnements vécus dans uneclasse près de chez vous ».Qu’est-ce que je retiens de

toutes ces anecdotes ?Q u e m ê m e u n e r e -marque cynique, ba-nale ou contradictoired’un étudiant ou d’uneétudiante est souventla por te ouver te versune réelle discussion.

Encore cette ses-sion, alors que j’avaisprévu dans mon plande cours de travailler

sur les arguments (afin qu’ilssoient solides, fondés, ration-nels, etc.), je leur laisse choisirleur question de réflexion. Çadonne : « Est-ce que le destinexiste ? Et si oui, est-il prédé-terminé ? » La discussion com-mence. La réponse arrive rapi-dement : le destin existe, pointfinal. Mais ils sont incapablesde fournir des arguments. Au-cun. « Ça existe, c’est tout. »L’intime conviction parle. Onsentait presque leurs cœurspalpiter quand ils ont abordéleurs exemples : elle devait lerencontrer, je devais rester envie et ne pas me noyer, c’étaitécrit que j’irais étudier dans cecégep. La cerise sur le gâteauest appar ue quand j’ai dit :

« Donc, on n’est pas libresalors. » Désaccord net de lapart des jeunes : « Mais non,on est libres, on le construit,notre destin. » Mais alors, iln’y a plus de destin ! Dans monesprit, ça coule de source : s’ilexiste un destin, si tout « estécrit », alors notre vie est pré-déterminée et il n’y a pas de li-berté ! La discussion se pour-

suit et les étudiants précisentleur pensée. Le destin se défi-nit, selon eux, par les événe-ments significatifs de notrevie, ceux qui nous marquent,autant de moments existen-tiels, de « croisées des che-mins ». Et s’il n’y avait pasqu’une seule façon de définirle destin? C’est ce que ces étu-diants m’ont appris ce jour-là.

Enseigner la philosophie en 2017

MICHAËL MONNIER LE DEVOIR

« On déplore souvent que les jeunes n’aiment pas toujours réfléchir, lire, qu’ils sont souvent hypnotisés par leur téléphone. Oui, parfois. Et en mêmetemps, il y a ce jeune, c’est sa première session de cégep. Il passe tout le cours couché sur sa table et, dès que le mot “liberté” est prononcé, il serelève d’un bond sur sa chaise », assure Emmanuelle Gruber.

Même une remarque cynique, banale ou contradictoire d’un étudiantou d’une étudiante est souvent la porteouverte vers une réelle discussion

«»

Julie Gauthier

EmmanuelleGruber

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P H I L O S O P H I EL E D E V O I R , L E S S A M E D I 1 8 E T D I M A N C H E 1 9 N O V E M B R E 2 0 1 7 F 5

F R A N Ç O I S D U G R É

Président de la Nouvelle alliance

pour la philosophie

au collège et professeur

au Département de philosophie

du cégep de Saint-Hyacinthe

C’ est un assez formidableparadoxe de notre so-

ciété moderne ou postmo-derne, qui se saisit donc d’em-b l é e c o m m e h i s t o -rique, qu’elle peine au-tant à transmettre sadimension historique,à la rendre accessibleet vivante dans l’espritde ses acteurs, commesi le présent était déliédu passé. Du passé fai-sons table rase !

Comme si l’individucontemporain, héritieramnésique et inconscient desutopies sociales qui entendaientfabriquer « l’homme nouveau»,poursuivait, mais en solitairecette fois, le mythe de l’auto-

création, de la construction desoi tout héritage ef facé. Or,cette détestation du mondereçu au profit d’un tel simulacrede liberté enraye toute éduca-tion et empêche toute innova-tion. La célèbre analogie kan-tienne, bien que transposée ici,l’illustre à merveille. « La co-lombe légère, lorsque, dans sonlibre vol, elle fend l’air dont elle

sent la résistance, pour-rait s’imaginer qu’elleréussirait bien mieuxencore dans le vide. »Loin d’être son ennemi,l’air est la conditionmême de son envol, cesur quoi ses ailes pren-nent appui, mais aussice qu’elles combattenttout à la fois. Or, c’estprécisément dans ce

combat, dans cette distance àsoi, que l’homme se libère del’emprisonnement qu’est l’ima-ginaire du seul présent.

Ce n’est qu’en cultivant « ce

dialogue que nous sommes »qu’une société peut se mettreà distance d’elle-même et sepréser ver du chant des si-rènes qui appelle au naufragedes humanités au profit dustrict arrimage formation-em-ploi, lorsque ce n’est pas aunom d’une « adaptation » àceux que l’on désigne étrange-

ment, comme s’il y avait là uneinsurmontable incompatibilité,les «nouveaux étudiants».

Sans ce lest en héritage, tou-jours à reconquérir, noussommes sans défense pour lut-ter contre les puissances du mo-ment: la mondialisation qui dé-stabilise et érode la souverainetédes États; les droits de l’homme

et l’humanitaire confondus aveu-glément avec le politique et lesexigences de la citoyenneté; lesmédias sociaux qui semblentprogressivement remplacer, sur-tout chez nos jeunes, biblio-thèques, collèges comme uni-versités ; le perfide tribunal in-quisitorial du « politiquementcorrect » qui empoisonne etgêne l’indispensable affronte-ment des idées, etc.

Il ne faut pas s’y tromper, quidit tradition ne dit pas trans-mission passive d’une doctrineincontestée ou quelque enfer-mement identitaire, car nousne saurions en épuiser l’alté-rité ; sans elle, il serait tout sim-plement impossible de connaî-tre, de s’examiner ou de dessi-ner quelque avenir. Il s’agittout au contraire, grâce et mal-gré des conflits par fois san-glants avec les autorités reli-gieuses et politiques, au-jourd’hui également écono-miques, d’une transmission

critique et créative de préoccu-pations, d’interrogations fonda-mentales et de débats souventcontradictoires mais libres quinous révèlent notre humanitéinquiète et qui nous ouvrent àun monde commun que nousavons en partage.

C’est au nom des membresde la Nouvelle alliance pourla philosophie au collège queje veux ici témoigner de notregratitude à l’égard des com-missaires du rapport Parentqui ont su créer le cégep,mais aussi à l’égard de tousceux et celles qui ont su lut-ter pour maintenir et cultivercette institution publique gra-tuite qui favorise l’égalité deschances, qui privilégie la po-lyvalence ainsi qu’une sainecomplémentarité entre la for-mation professionnelle du tra-vailleur et la formation géné-rale commune indispensableà une citoyenneté éclairée età notre humanité.

«Dans ton combat contre le monde, seconde le monde» —Franz Kafka, écrivain

François Dugré

ARCHIVES LE DEVOIR

David Munroe, monseigneur Alphonse-Marie Parent, Gérard Filion etsœur Marie-Laurent de Rome de la commission Parent

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P H I L O S O P H I EL E D E V O I R , L E S S A M E D I 1 8 E T D I M A N C H E 1 9 N O V E M B R E 2 0 1 7 F 6

ans

Depuis 50 ans, le cégep du Vieux Montréal vise la formation de personnes compétentes, autonomes, cultivées et engagées dans leur milieu, tout en valorisant le soutien et l’aide à la réussite à travers une approche humaniste de la formation. Avec ses 6100 étudiants répartis dans 52 programmes, le CVM met toutes ses ressources en œuvre pour favoriser le développement intégral de la personne.

Axe central de notre projet de formation, les cours de la formation générale visent trois objectifs essentiels :

L’acquisition d’un fonds culturel commun ;

Le perfectionnement et l’approfondissement des habiletés de base ;

Le développement d’attitudes appropriées à l’exercice du rôle de citoyen.

La formation générale permet à chaque étudiante et à chaque étudiant d’accroître ses compétences en matière de communication, de réflexion et d’argumentation. On y façonne la conscience de soi et des autres ainsi que de saines habitudes de vie.

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M A R I È V E M A U G E R - L A V I G N E

Enseignante de philosophie

aux cégeps de Sherbrooke

et Lionel-Groulx

V É R O N I Q U E G R E N I E R

Auteure et enseignante

de philosophie

au cégep de Sherbrooke et Prix

Jean-Claude Simard 2017 —

Société de philosophie du Québec

Comme enseignantes, pré-caires enseignantes, nous

n’avons pas été habi-tuées à cela, voir au-delà de l’horizon. D’unetâche à l’autre, d’unesession à l’autre. D’unvais-je travailler à l’au-tre, il y a eu peu deplace pour se permet-tre de regarder au-delàdes plans de cours, descontenus à rendre di-gestes, de la classe,des réunions, des étudiants,évidemment.

Au travers de ce tourbillon,des instants, parfois, où on au-rait toutefois un goût d’autrechose.

La première qui vient entête, c ’est de lui poser unavenir, à la philosophie aucollégial. Un certain. Qu’ellene soit plus une discipline àdéfendre constamment, dontil faille périodiquement rap-peler la nécessité parcequ’elle serait rendue écla-tante, cette nécessité. La for-mation générale au collégialdevenue un intouchable, unedécision prise pour le longterme : la philosophie y se-rait bien vivante, au cœur deson institution, et là pour debon. Ne plus avoir cette lutte

à mener, au gré des gouver-nements qui vont et viennentet passent. Et qui menacentcet accès, si récent, aux ou-tils qui permettent de penserlarge.

On aurait envie de se sou-haiter de ravoir un quatrièmecours obligatoire. D’entendredes excuses, même, de l’avoirenlevé jadis. Parce que les dé-fis à notre humanité serontnombreux, c’est dans l’air dutemps, de la terre, des océans.Nous aurons besoin de toutes

ces heures decours et de cesespaces à l’in-t é r i e u r d e s -quels les étu-diants appren-nent à se saisird’objets com-plexes pour lesregarder, lesanalyser, voirles liens, les ré-

fléchir. Nous serons rassuréesd’être entourées d’individuscapables d’innovation et d’agirdes solutions parce qu’ils au-ront appris que le réel et lesidées s’entremêlent et senourrissent.

On croit aussi que la classede philosophie du futur n’estpas nécessairement celleremplie de nouvelles techno-logies, de configurations er-gonomiques et de chaises quivolent. Certes, c’est une pos-sibilité. Mais nous la rêvonssurtout pleine d’humains en-core sensibles et réceptifsaux mots, aux textes, auxéchanges. À l’enseignementqui ne sent pas obligé de pas-ser par des écrans. Nous es-pérons que les ouvrages luset les philosophes abordés

rendent compte de la diver-sité (femmes, personnes raci-sées, autochtones, trans-genres) et que, ce faisant, lemonde de la rationalité et desidées sera enfin vu commecelui auquel « tout le monde »a déjà contribué et auqueltous et toutes peuvent pren-dre part.

L’avenir est un territoire àdéfricher, c’est sans doutepour ça qu’on se permet d’yrêver plus facilement, d’y po-ser un meilleur que le mainte-

nant, que tout semblepouvoir s’y faire. Laliste de ce que nous ai-merions voir pour lefutur de la philosophieau collégial aurait puse dérouler pendantun moment encore.Nous ne pouvons toute-fois passer sous silencele fait que cet exercicenous a constamment

ramenées au fait que noussommes tellement habituées àla penser dans une vision limi-tée, comme des acquis à nepas perdre, que la rêver et laprojeter, la voir autre, ou telleque nous la voudrions vrai-ment exigent un ef fort parti-c u l i e r d e l ’ i m a g i n a t i o n .C o m m e s i n o u s n ’ a v i o n smême pas tellement le droitde penser son futur. Surtoutson mieux. Bref. On se sou-haite de garder le souffle fort,dans le tremblement de laprécarité, pour continuer deparler de Socrate, d’Arendt,de Machiavel, de Nussbaum,de Descar tes et de BellHooks avec nos groupes touten luttant pour ce meilleur.D’un cours à l’autre. D’unesession à l’autre.

La philosophie au collégial, dans l’avenir

P R O P O S R E C U E I L L I S P A R K A T E R I N ED E S L A U R I E R S

Département de philosophie

du collège Jean-de-Brébeuf

Q uand je raconte ce qui mepassionne à mes amis, ils

me disent souhaiter assister àmes cours de philosophie.Quand je leur explique qu’enplus des contenus de base, jemontre à mes étudiants l’ori-gine des idées d’aujourd’hui,leur transformation, leur im-pact sur notre société actuelle.Que lire des textes, c’est écou-ter, c’est faire preuve d’ouver-ture d’esprit et de civisme :c’est contrer la discriminationet se préparer à vivre en so-ciété. Que Descartes contri-bue encore à la science, queRousseau ou Locke ont in-fluencé les constitutions fran-çaises et américaines lors desrévolutions. Que la démocra-tie est d’une fragile justicesans opposition ou sans édu-cation à la parole publique.Que réfléchir, exprimer sesidées en tant qu’humain esttout un défi. Ce qui a fait direà Arendt : « C’est dans le videde la pensée que s’inscrit lemal » (Hannah Arendt, Le sys-tème totalitaire, Le Seuil, col-lect ion « Points/Essais »,no 307, 2005).

Je leur dirais surtoutque je cherche encoreet toujours le meilleurmoyen d’aider mes étu-diants à apprendre àêtre libres.

Tous les soirs, mescollègues et moi prépa-rons nos cours et cor-rigeons les copies. Dela relecture des textesfondateurs de la culture occi-dentale à l’actualité, nous cher-chons la meilleure méthode, laplus ef ficace et la plus inspi-rante. Et tous les jours, quandon regarde les 40 pairesd’yeux devant nous, on se ditque, cette fois-ci, on y estpresque. Mais un souci de-meure : que reste-t-il de nosenseignements?

Pour célébrer les 50 ans dela création des cégeps et del’enseignement public de laphilosophie, j’ai demandé àMireille Fournier (diplôméeen droit de l’Université McGillet étudiante à la maîtrise endroit et société à l’Universitéde Victoria, grâce au CRSHC)et à Me Marie-Noël Rochon(M.A. en droit ; École du Bar-reau et maintenant maman etavocate chez LCM avocatsinc.) de bien vouloir répondreà mes questions.

Quelles traces ont laissé voscours de philosophie? Qu’avez-vous appris?

MNR : J’ai appris les dif fé-rents courants philosophiques,la méthode analyt ique, lastructure d’un texte, les façonsd’exprimer des idées. Ce quej’ai principalement retenu estl’impor tance du débat desidées. La manière, la rigueur et

la force de la concision. Plusl’idée que l’on cherche à expri-mer est c laire pour nous,moins nous avons besoin demots pour l’exprimer. Finale-ment, dans tout bon débat, ilfaut être assez ouvert d’espritpour considérer les deux côtésde la médaille et faire desconcessions lorsque requis.

MF: Au baccalauréat inter-national, j’ai fait deux cours dephilosophie politique et deuxcours d’épistémologie. Que ces o i e n t l e s q u e s t i o n s d econnaissance ; les fondementsd u l i b é r a l i s m e ( L o c k e ,Hobbes et l ’état de naturecontre Rousseau) ou la lec-ture de De la liber té de JohnStuart Mill ; c’était assez fasci-nant de voir que les argu-ments qu’on entend tous lesjours venaient de là. DansGrandeurs et misères de la mo-dernité de Charles Taylor, on aappris ce qu’est la raison ins-trumentale et on a réfléchi à lapensée managériale.

Si votre cégep était à refaire…Quels conseils donneriez-vousaux futurs étudiants à proposdes cours de philosophie en for-mation générale?

MNR: Je crois que les coursde philosophie sont ce que lesétudiants en font. Si les étu-

diants sont ouver tsd’esprit et participentau cours, ils en sortentgagnants. Un profes-seur ne peut pas réelle-ment dialoguer seul,encore moins de ma-nière intéressante. Jeleur dirais de s’impli-quer dans le cours.Oui, c’est aride au pre-mier abord, mais on

sous-estime trop l’importanced’être en mesure d’exprimerclairement ses idées et de dé-battre efficacement. C’est utiletous les jours dans le milieu dutravail, avec nos collègues,avec les clients, dans les négo-ciations, etc. Aujourd’hui, lescitoyens ont plusieurs forumspour s’exprimer, notammentavec les médias sociaux et In-ternet de manière générale. Laliberté d’expression est biendéfendue et les gens hésitentmoins à critiquer ou à expri-mer leur façon de voir leschoses . Cependant , noussommes aussi dans une èred’instantanéité, de tweets en140 caractères ou moins, decourse folle pour la conciliationtravail-famille. Par conséquent,je n’ai pas l’impression quececi favorise la réflexion. J’aidonc souvent l’impression queles gens s’expriment beau-coup, mais disent peu.

MF : Le principal préjugéque j’ai rencontré, c’était qu’enphilosophie, il fallait beaucouplire. Je pense que les gens nese doutaient pas à quel point ilfaut lire à l’université et à quelpoint certains sujets sont vrai-ment ennuyeux ! Je pensequ’on était juste gâtés. Deplus, je dirais que le cours dethéorie de la connaissance

(épistémologie) m’a permis deme questionner sur ma ma-nière d’apprendre et sur l’en-seignement. Avoir un regardcritique sur la «connaissance»est extrêmement utile dansune société où les « experts »ont énormément de pouvoir.

Considérez-vous qu’il failleconserver les cours de philoso-phie au collégial?

MNR: Absolument. J’estimeque la société a tendance à fa-voriser rapidement la spéciali-sation au détriment de la cul-ture générale. Ce mal atteintbien malgré lui le secteur del’éducation. Très tôt, les étu-diants doivent choisir un tracéuniversitaire, et on se retrouverapidement pris dans unemouvance d’ef ficacité : oncherche à obtenir le savoirstrictement nécessaire pournos fins. Or, la culture géné-rale est nécessaire pour évo-luer efficacement dans le mi-lieu du travail (et dans biendes sphères de notre vie).C’est le tissu sous-jacent à nosrelations interpersonnelles. Laphilosophie permet non seule-ment d’approfondir notre cul-ture générale, mais de structu-rer notre pensée. Si on veutêtre critique quant à notrecheminement, encore faut-ilavoir les outils pour l’être, etc’est notamment ce qu’offrentles cours de philosophie.

MF : C’est fondamental. Jepense même qu’il faudrait l’en-seigner au primaire et au se-condaire. Tout le monde vitdans un environnement où ona besoin de prendre des déci-sions, et pour prendre des dé-cisions, les arguments sont es-sentiels. Savoir construire desarguments et s’entraîner à lesdire est essentiel pour tous,peu importe la destination pro-fessionnelle ou personnelle.

En terminant, que souhaiteriez-vous pour l’avenir de la philoso-phie et de l’éducation?

MNR: J’espère une prise deconscience de l’importance dela culture générale. Que l’en-seignement de la philosophierestera au sein de nos écoles(et devrait même débuter à lafin du secondaire) et qu’onréalisera son importance pourla création de citoyens impli-qués. Du faible taux de partici-pation aux élections à l’insipi-dité fréquente de nos débatsde société, il faudrait miser da-vantage sur une forme d’édu-cation citoyenne. Le cégep estle bon endroit pour cela. Es-sayer de faire voir aux étu-d i a n t s l ’ i m p o r t a n c e d e sconcepts étudiés dans lescours de philosophie et leurutilisation courante dans la« vraie » vie. Ce n’est pas quedu «pelletage de nuages» !

MF : Je souhaite qu’on re-connaisse la valeur de la phi-losophie, qui pour moi a étéune matière où on apprend àposer des questions, à imagi-ner des arguments et à exer-cer son jugement.

Palimpseste. Sur les tracesde l’enseignement de la philosophie

KaterineDeslauriers

MICHAËL MONNIER LE DEVOIR

« Lire des textes, c’est écouter, c’est faire preuve d’ouverture d’esprit et de civisme : c’est contrer ladiscrimination et se préparer à vivre en société », estime Katerine Deslauriers. Mariève

Mauger-LavigneVéroniqueGrenier