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Ne laisse pas la mer t'avaler

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Nous sommes sur les côtes de la Bretagne Sud où les conditions météorologiques sont particulièrement rudes en cet automne 1976. Yann Le Flanchec, un être exalté et impulsif, mal dans sa vie à terre, décide de prendre le large en embarquant sur un bateau de pêche de Concarneau. Sa compagne Claire, étudiante aux Beaux-Arts de Lorient, subit les assiduités exaspérantes d’un de ses camarades de classe. Un jour la confrontation tourne au drame… Tempêtes, accidents, crimes, naufrages… Le couple va devoir faire face à la perversité de quelques personnages qui font la loi dans la région et à de multiples événements qui vont, en quelques jours, complètement bouleverser leur vie.

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lerNous sommes sur les côtes de la Bretagne Sud où les

conditions météorologiques sont particulièrement rudes en cet automne 1976. Yann Le Flanchec, un être exalté et impulsif, mal dans sa vie à terre, décide de prendre le large en embar-quant sur un bateau de pêche de Concarneau. Sa compagne Claire, étudiante aux Beaux-Arts de Lorient, subit les assidui-tés exaspérantes d’un de ses camarades de classe. Un jour la confrontation tourne au drame…

Tempêtes, accidents, crimes, naufrages… Le couple va devoir faire face à la perversité de quelques personnages qui font la loi dans la région et à de multiples événements qui vont, en quelques jours, complètement bouleverser leur vie.

Alain Jégou est un poète français né le 7 octobre 1948 en Bretagne. Ancien marin pêcheur à Lorient, il traquait autant les poissons que les mots. Proche des poètes de la Beat Genera-tion et des Amérindiens, sa poésie fleure les vents du large et les chairs salées des territoires affranchis. Il a déjà publié chez Apo-gée Passe Ouest suivi de IKARIA LO 686070, pour lequel il a obtenu le prix Henri-Queffélec en 2008 et le prix Xavier-Grall.

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11,80 €ISBN 978-2-916777-03-0

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Dernières parutions de l’auteur

Qui contrôle la situation ?,

accompagné de gravures de Philippe Morin, La Digitale, 2005.

Juste de passage (Paso por aqui), avec une gravure de Georges Le Bayon,

Citadel Road Éditions, 2005.

Passe Ouest suivi d’IKARIA LO 686 070, Apogée, 2007, prix

Henri-Queffélec 2008 du festival Livre et Mer de Concarneau.

Cash, suivi de Dérive et Ombres furtives, L’Autre Rive, coll. La Frange

Atlantique, recueil bilingue français-anglais, traduction Ève Lerner, 2007.

Une meurtrière dans l’éternité, Estuaires, collection 99,

Luxembourg, 2009.

Fatal Ressac, roman policier écrit en collaboration avec Joëlle Quatresous,

Les Chemins Bleus, 2009.

Papy Beat Generation, en collaboration avec Jean Azarel et Lucien Suel,

Hors Sujet, 2010.

Paysages écrits, en collaboration avec Jacques Josse et Yves Prié sur des

dessins de Georges Le Bayon, Folle Avoine, 2010.

En couverture : © Pierre Vignau, www.vimages.ca

© Éditions Apogée, 2012ISBN 978-2-916777-03-0

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Alain Jégou

Ne laisse pasla mer t’avaler

Éditions des Ragosses

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Chapitre 1

Yann Le Flanchec avait signé son premier embarquement en octobre 1976, le 7 octobre précisément, son fascicule l’attestait. En quête d’un embarquement à la pêche et après avoir traîné vainement ses guêtres dans le port de Lorient-Keroman, il avait décidé de poursuivre ses recherches dans le Finistère sud.

Passé la rivière Laïta, il fit halte dans le petit port de Doëlan où il rencontra, par un heureux hasard, le patron du Skrilh-Mor, un caseyeur de 13 mètres de long, qui avait débarqué un de ses matelots la semaine précédente. L’homme, lassé par le métier de casiers avait préféré retourner au chalut sur une pinasse de Concarneau. Yann tombait au bon moment et regagna son quartier de Lorient avec une promesse d’embar-quement dûment remplie et signée par son nouveau patron.

Hormis une marée de deux jours sur un chalutier côtier commandé par un de ses proches voisins, ses seuls rapports avec le monde de la pêche remontaient à son adolescence lorsque, lycéen, il allait travailler au débarquement du pois-son pour se faire un peu d’argent de poche. L’océan était

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généreux à cette époque et les nombreux chalutiers et pinasses revenaient au port leurs cales gorgées de captures diverses. La main-d’œuvre professionnelle ne parvenant pas à assumer la totalité de la tâche durant les jours de gros arrivages, la Société du Port de Pêche embauchait des « dockers occa-sionnels », souvent des jeunes gens ou quelques marginaux volontaires à qui une ou deux nuits de travail permettaient de subsister pour le restant de la semaine.

Après avoir quitté le port de Doëlan, muni de son précieux sésame, Yann fonça aux bureaux des Affaires maritimes du quartier de Lorient afin de prendre rendez-vous pour la visite médicale obligatoire et se renseigner sur les démarches à suivre pour obtenir son fascicule.

Ça n’allait plus très fort dans sa vie et son ciboulot battait furieusement la breloque, lorsqu’il avait décidé de tout laisser tomber pour prendre la mer. L’ultime solution pour échapper à la folie qui lui dévorait douloureusement l’esprit. Il avait fait ce choix un matin de fin d’été, au petit jour, à jeun et en possession de toutes ses facultés, sans rien avoir absorbé ni fumé d’illicite au préalable. C’était avant les marées d’équi-noxe, en la période où les jours sont encore plus longs que les nuits, les yeux braqués sur un grand soleil flamboyant qui surgissait du continent, qu’il avait pris sa décision.

Dans son entourage, bien peu avaient compris sa démarche, mais nul n’avait émis d’opinion contraire. La mer était devenue son ultime échappatoire, question de vie ou de mort, et il eut été particulièrement mal venu de critiquer sa résolution. Chacun avait préféré se taire et laisser faire.

Dans la descente du pont de Saint-Maurice, le vent s’im-misçait entre les branches des châtaigniers pour décrocher

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les bogues qu’il balançait sur la route, telles des grenades dégoupillées. Les feuilles mortes virevoltaient dans l’air vif qui courait le long de la rivière et venaient se coller au pare-brise. Le sel et les grains de sable crissaient sous le caoutchouc des balais d’essuie-glace. Les pneus écrasaient, avec une énergie peu ordinaire, les châtaignes et les glands qui tapissaient la chaussée mouillée. La voiture tanguait dangereusement et Yann galérait pour la maintenir sur son cap.

Après avoir longé la route côtière et passé le pont de Kermélo, il arriva avenue de La Perrière, juste quelques minutes avant la fermeture des bureaux de la Marine, mais la secrétaire, une petite vieille, grise de mine et de mise, déborda sur son temps libre pour lui faire remplir quelques papiers et lui promit d’activer son dossier dès qu’il aurait passé la visite devant le médecin de service.

De nombreux véhicules sortaient de la cour des Affaires maritimes pour prendre le chemin de la ville, lorsque Yann entendit le rideau métallique du hall d’entrée se dérouler dans son dos. Il demeura quelques minutes sur le seuil du grand bâtiment gris et blanc, alluma une gauloise sans filtre et savoura ce moment de bien-être en levant les yeux au ciel pour contempler l’épaisse couche nuageuse qui trissait cap au nordet. Les choses prenaient bonne tournure et, si tout se déroulait comme il le souhaitait, il pourrait embarquer dans le courant de la semaine suivante.

Il sortit son carnet à couverture cartonnée de sa poche revolver et griffonna quelques bribes d’un poème en gesta-tion. Des mots, « Des ivresses des tendresses/Projetées sur l’écran sombre/Du temps fou afférent/Aux sales humeurs de ciel… »

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Les vents de suroît avaient fraîchi et balayaient l’avenue. Les odeurs du port remontaient vers le centre de la cité, signe prémonitoire du tout proche coup de tabac. Une profonde dépression rappliquait dare-dare du milieu de l’Atlantique. La meute était lâchée.

Yann releva le col de son blouson, entra son cou dans ses épaules et courba l’échine pour fendre l’épais crachin qui obstruait l’espace. L’avenue se renfrognait sous l’agression, la lumière déclinait et les rafales lui cinglaient le visage. Il courut jusqu’au bar le plus proche et s’engouffra plein pot dans la salle enfumée pour arroser sa nouvelle partance, son changement de cap existentiel.

Toutes les tables étaient occupées et une bruyante ribam-belle de soiffards squattait le zinc. Yann dut jouer des épaules et des coudes pour se frayer une place dans la masse des corps agglutinés.

Il y avait là quelques ouvriers du port, des dockers, des pêcheurs, des mareyeurs et une faune de zonards qui tuaient le temps en se noircissant au « gros qui tache », un mauvais picrate livré en cuves par des navires pinardiers au port de Kergroise et mis en bouteille dans les entrepôts des sociétés qui le commercialisaient.

Peu de filles. Seulement quatre, jeunes, jolies, des étudiantes de l’école Pigier installée au bout de l’avenue. Elles occupaient une table au fond de la salle. Yann les avait aperçues en entrant, silhouettes floues émergeant à peine du nuage de fumée. Il les entendait rire et jacasser, leurs voix noyées dans le brouhaha des hommes.

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Il commanda un demi pression et écouta la conversa-tion de ses plus proches voisins en soufflant la fumée de sa gauloise vers le plafond. Encadré, coincé, par deux masto-dontes, il avait les bras collés au corps et devait faire des efforts surhumains pour attraper son verre et le porter à ses lèvres sans le renverser. Les énergumènes, des pêcheurs de retour de marée, parlaient haut, avec moult gestes à l’appui, bousculant sans aucune gêne leur tout nouveau collègue fasciné par leurs propos.

Ils s’adressaient au patron du bistrot, un type longiligne au visage émacié et front dégarni, couvert de cicatrices. Ils évoquaient les coups de chalut fabuleux effectués dans la zone de Porcupine, Ouest Irlande, et le problème méca-nique qui les avait contraints à gagner le port de Galway, leurs bordées dans les pubs en attendant la fin des réparations.

Yann écoutait sagement, décochant de temps à autre un sourire approbateur. L’un des deux matelots tourna son regard vers lui, comme s’il eut soudain pris conscience de sa présence à ses côtés.

– Dis donc, labistr*, t’as l’âge de boire de l’alcool, toi ?– Aïe ! se dit Yann, l’affaire se complique ! Il décida d’igno-

rer la provocation et fixa son regard sur les bouteilles exposées derrière le bar.

– Hé, c’est à toi que je cause, minus, t’es sourdingue ? insista le gros en lui collant son coude dans les côtes.

Yann serra les poings et s’apprêtait à répondre lorsque l’autre marin intervint.

– Laisse tomber, Dédé, il t’a rien dit, ce garçon.– J’aime pas sa façon de sourire niaisement quand je cause.

* Petit congre.

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– Fais pas d’histoire, Dédé. Jo a raison, il ne t’a rien dit, renchérit le patron. Alors tu te calmes ou je te vire.

– Ça va, allez remets-nous une tournée, et un verre au garçon aussi, concéda le dit Dédé. Sans rancune, labistr ?

– C’est bon, je suis déjà servi, répondit Yann en désignant son demi.

– Tu refuses ma tournée, ben merde ! Elle est raide, celle-là ! Tu vois, Jo, j’avais raison, c’est un petit con !

– C’est pas pour vous vexer, juste que j’ai assez avec un verre.

– Tu sais ce que tu mérites, gamin ?– Non, mais dites toujours.– Une bonne correction pour t’apprendre à respecter les

adultes, c’est ça qu’il te faudrait.– Ah oui ? Et c’est vous qui me la donneriez, peut-être ?– Avec plaisir.– Pas cap ! riposta Yann, lassé de cette altercation idiote.– Ça suffit, vous deux ! s’énerva le patron, si vous voulez

vous bagarrer vous sortez !– Allez Dédé, laisse ce garçon tranquille et finis ton verre,

il est l’heure de rentrer, je te ramène chez toi.– Vous pouvez rester, Monsieur, je termine mon verre et

je m’en vais. Ça doit être un sacré fardeau d’avoir un tel ami, dit Yann.

– Tiens, voilà ce qu’il te dit le fardeau ! rugit le Dédé en lui collant un gnon en plein visage.

Le poing heurta sa pommette et fit éclater la chair. Le sang coulait sur sa joue. Yann fit volte-face et lança son pied à pleine vitesse dans le bas-ventre de son agresseur. Le type se plia en deux et tomba au sol sans un bruit. Le souffle coupé, il avait viré aussi pâle que l’écume des vagues de Porcupine.

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Yann tamponna son mouchoir sur sa joue en fixant un regard chargé de mépris sur l’homme au sol. Il s’attendait à une réaction du copain, mais celui-ci se contenta de consta-ter en haussant les épaules.

– À chaque fois c’est pareil ! Il ne peut pas s’empêcher de chercher des histoires, dès qu’il a un coup dans le nez, c’est une véritable plaie. J’ai beau lui dire ! Y a rien à faire !

– Embarque-le et tirez-vous ! asséna le bistrotier furieux. Et la prochaine fois vous allez vous arsouiller ailleurs, O.K. ?

– M’engueule pas, j’y suis pour rien, moi !– T’as qu’à mieux choisir tes fréquentations ! Montre-moi

ça, dit-il à Yann en désignant sa blessure.– Ça va, c’est rien.– Montre-moi, je te dis ! J’étais infirmier dans la Marine, je

vais t’arranger ça.Tampon de ouate dans une main et bouteille d’alcool à

90° dans l’autre, il s’extirpa de derrière le bar en bousculant quelques clients au passage. Des habitués qui ronchonnèrent pour la forme. D’une main experte, il aspergea son coton et le colla sur la joue de Yann. Ce dernier fit un bond sous l’agres-sion du liquide désinfectant pénétrant dans sa plaie.

– Attends une minute, je dois avoir un pansement dans ma trousse.

Il retourna fouiner derrière son zinc et revint souriant.– J’ai trouvé ! Bouge pas, je te colle ça et te v’là réparé.Carré d’Urgo sur la pommette bâbord, Yann gratifia son

sauveteur d’une chaleureuse poignée de main avant de quitter son établissement sous les regards admiratifs des apprenties dactylos.

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Chapitre 5

Le ciel crachait sa hargne sur les toits de la ville. Mouscaille et grains d’enfer dans les rues sombres et nues, les habitants se pressaient, dos voûté et imper bien ficelé, vers leurs havres familiers. Les bourrasques leur talochant le derme à travers le vêtement, ils tanguaient, tels des matafs en bordée, sur les trottoirs mouillés. Leurs bas de pantalon ou de collants, aspergés de temps à autre par les pneus d’une voiture traver-sant une flaque d’eau, ils rouscaillaient contre ce foutu pays enclin aux pires crises d’hystéries. La nature s’acharnait sur leurs corps effarés. Rien de plus déprimant qu’une profonde dépression dégazant grossièrement sur l’asphalte et le béton d’une sous-préfecture bretonne. Méchamment violentée, toute la population marmonnait d’un même souffle indigné.

Claire avait terminé ses cours à 17 heures. Elle remontait la rue de l’Hôpital, bout au vent, bras dessus bras dessous avec ses amis Viviane et Cathy, cap sur le bar des Coccinelles où elles avaient leurs habitudes et leur table réservée, entre le flipper et le juke-box. Les trois filles terminèrent le parcours

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en courant, pour échapper au grain qui pilonnait la rue du Morbihan.

Lorsqu’elles eurent ôté leurs impers, secoué leurs crinières et essuyé leurs visages dégoulinants, elles allèrent saluer la patronne qui faisait des réussites dans le fond de la salle. Elle était seule. La sirène de l’Arsenal n’avait pas encore sonné, ni les ouvriers décapelé leurs bleus de travail pour réintégrer leurs tenues de ville. Une rangée de fillettes et de chopines de vin rouge et de rosé les attendait sur le bar. Le juke-box jouait une chanson d’Édith Piaf, « La vie en rose », c’était le titre préféré de la dame. Souvenir de lointaines amours de jeunesse. Il n’y avait pas une journée qu’elle ne l’écoute une bonne vingtaine de fois.

Cathy se posta devant l’appareil et glissa un franc dans la fente. Elle appuya sur deux touches, sans regarder les titres affichés. Puis sur d’autres d’un même geste désinvolte. Comme la patronne, elle connaissait par cœur les lettres et chiffres de ses chansons préférées. Lorsque les dernières notes de la rengaine de Piaf s’évaporèrent dans la touffeur poussiéreuse du juke-box, le disque fut happé par un bras articulé puis remplacé par celui choisi par Cathy. « Comme à Ostende » de Léo Ferré. « On voyait les chevaux de la mer qui fonçaient la tête la première… » Claire pensa à Yann. Elle se demandait comment s’était passée sa journée. Même si elle n’approuvait pas, c’était quand même sacrément gonflé de s’embringuer dans un tel trip ! Matelot à la pêche ! C’était pas rien et elle n’en connaissait pas beaucoup, des types capables de laisser tomber leur petit confort de vie pour aller faire un tel métier. Aucun même, lorsqu’elle regardait autour d’elle. Quoi qu’elle en dise, elle éprouvait encore une bonne dose d’admiration pour cet homme, son homme !

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– Qu’est-ce que vous prendrez, les filles ? demanda la patronne.

– Chocolat chaud, répondit Cathy.– Pareil, dit Viviane.– Un calva, annonça bravement Claire.Toutes trois la regardèrent avec incrédulité, surprises par

cette commande si peu ordinaire.– Qu’est-ce qui t’arrive ? questionna Cathy.– Rien du tout ! J’ai juste envie d’un calva ! C’est mon droit,

non ?– Oui, bien sûr, mais quand même !– Quand même quoi ?– Rien. T’emballe pas, j’ai rien dit.– Qu’est-ce qui se passe, Claire ? lui demanda Viviane en

la fixant dans le bleu des yeux. Tu es bizarre aujourd’hui. Tu peux nous dire si t’as un problème, au lieu de nous envoyer balader. On est tes copines, non ?

– T’as des soucis avec Yann ? surenchérit Cathy.– Non, ça va. Pardonnez-moi. C’est ce con de La Glue qui

m’a énervée. Faut toujours qu’il me colle aux fesses, celui-là ! Un de ces jours j’en parlerai à Yann. Il saura lui faire passer ses fantasmes.

– Tu nous caches quelque chose, Claire. On te connaît depuis suffisamment longtemps pour savoir quand ça ne va pas.

– Non, je vous dis que ça va !– Bon, j’insiste pas. Si tu ne veux rien dire, sache quand

même qu’on est là, quoi qu’il arrive.– Oui, je le sais. Merci, répondit Claire, en écrasant une

goutte au coin de son œil.

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Chapitre 18

La mer est un vaste cimetière, toujours ouvert et prêt à accueillir ceux qui ne savent où reposer leurs carcasses vaga-bondes. Elle aspire et engloutit sans aucun état d’âme tout corps humain plongé, volontairement ou non, dans ses flots fluctuants. Oh ! Combien de marins, combien de capitaines… ont terminé leur course dans ses fonds nécrophages ! Depuis tant de siècles que leurs ossements, charriés par les courants infatigables, se délitent tranquillement entre sable et roche, vase et corail, merle et galets, fondus dans l’immuable frou-frou des tons et des sons sous-marins, ultimes reliques de héros anonymes ou mythiques, simples novices ou capitaines émérites, embarqués pour la dernière partance en territoire hostile, vivement dénudés, dépiautés, dépecés, par toute la faune planquée dans le giron glouton.

Le Santa Maria, un caseyeur de neuf mètres cinquante immatriculé au quartier maritime de Concarneau et basé à Beg Meil, n’était pas rentré au port la veille au soir. L’alerte avait été déclenchée vers vingt heures.

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Les conditions météo n’étaient pas des plus favorables pour effectuer les recherches. Des vents de noroît frôlant les cinquante nœuds sur une mer déjà bien formée et une nuit criblée de grains rendaient la tâche des sauveteurs particuliè-rement difficile.

Les canots de la SNSM* de Trévignon et de Beg Meil étaient sortis aux alentours de vingt et une heure. Ils avaient établi un périmètre de recherches dans le suroît des Glénan. La femme du patron du Santa Maria, qui avait alerté le CROSSA** d’Étel, ignorait dans quelle zone précise travaillait son mari.

L’un des membres de l’équipage de la vedette SNSM de Trévignon, marin pêcheur le jour et sauveteur volontaire la nuit, savait que le Skrilh-Mor et le Santa Maria pêchaient dans le même secteur. Il en avertit le CROSSA qui téléphona à Romu pour obtenir un peu plus de renseignements. Romu leur indiqua les positions exactes. Comme il n’était pas en mer la veille, il ignorait ce qui était arrivé au Santa Maria.

Les recherches étaient toujours en cours lorsque le Skrilh-Mor quitta le port de Concarneau pour faire route pêche. Les vents avaient viré plus nord et légèrement molli. Romu s’entretint un bon moment avec les patrons des canots de sauvetage. Ça faisait des heures qu’ils ratissaient la zone et n’avaient rien trouvé, pas le moindre indice. L’état de la mer les avait contraints à la prudence, tous demeuraient à l’abri dans la passerelle, et les ondées fréquentes ne leur laissaient pas beaucoup de visibilité. Aucun écho au radar, hormis ceux

* Société Nationale de Sauvetage en Mer.** Centre Régional Opérationnel de Surveillance et de Sauvetage pour l’Atlantique.

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des rochers, des balises et des bouées. La situation était préoccupante.

Ils étaient trois à bord du Santa Maria, deux matelots, âgés de vingt-cinq et trente-deux ans, et le patron de quarante-trois ans. Trois marins qui ne craignaient pas le mauvais temps et avaient entière confiance en leur bateau. Il les avait souvent menés en pêche dans d’aussi périlleuses conditions et toujours ramenés à bon port. Mais on n’est jamais à l’abri d’un sale coup dans ce foutu métier, une avarie de moteur, un orin dans l’hélice, une déferlante qui s’engouffre à bord, tout peut si vite arriver.

Le projecteur allumé, braqué devant l’étrave, Romu scru-tait la surface agitée. Il songeait aux hommes du caseyeur de Beg Meil, au patron qu’il connaissait bien et à son équipage, dont le plus jeune membre avait tout récemment embarqué, le même jour que Yann. Il venait de se marier et avait quitté les chalutiers pour la pêche côtière afin d’être plus souvent auprès de sa jeune épouse. Mauvais choix, se dit Romu pour qui le sort des trois marins était malheureusement déjà réglé.

Porté par les vents de nord-noroît, le Skrilh-Mor surfait sur les vagues. Il gagnait en vitesse et fut plus rapidement sur zone que les jours précédents. La nuit était encore dense et la pluie battante lorsque l’équipage monta sur le pont.

Yann était lessivé. Son dîner chez Léa et ses ébats avec Claire avaient bien trop duré. Alfred dut le secouer à plusieurs reprises pour le réveiller. Il sortit tel un zombi de sa bannette et capela ses cirés les yeux fermés. Dehors, le vent et la pluie eurent bien vite raison de sa léthargie.

– Toi, tu ne t’es pas assez reposé hier, lui dit Alfred. T’au-rais dû profiter de ton après-midi pour essayer de récupérer. Chaque heure, chaque minute, de sommeil sont précieuses

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dans notre métier, Yannig. Lorsque la fatigue s’accumule, tu n’as plus les bons réflexes et c’est alors qu’arrivent les acci-dents. Penses-y, mon gars, et repose-toi autant que tu peux.

– Hum, t’as sûrement raison, j’essaierai d’y penser, marmonna Yann en remontant sa capuche cirée.

Romu venait de ralentir. La bouée devait être devant. Chahutée par le clapot et le courant, elle se couchait et plon-geait sous l’eau. Seule l’extrémité munie du chiffon remontait de temps en temps à la surface. Luc parvint in extremis à piquer son bazh-krog* dans le morceau d’étamine pour l’em-barquer.

À quelques encablures, au rythme du tangage provoqué par la houle, les projecteurs des vedettes de sauvetage éclairaient alternativement le ciel et l’océan. Laminés, exténués, transis, déprimés, les hommes scrutaient la surface grisâtre tavelée de millions de pustules d’écume. Ils avaient le regard scotché sur l’onde tourmentée, en quête de quelque improbable présence humaine. Sur l’effaré des attitudes, le flageolement des quin-quets, l’égarement des pensées, les éléments valsaient et fouaillaient impunément. Aucune compassion, aucun répit, l’océan poursuivait son activité ravageuse, comme s’il eut voulu leur montrer une fois de plus qu’il demeurait le plus fort, que leurs frêles barcasses et carcasses n’étaient que fétus de paille qu’il pouvait martyriser, avaler ou recracher selon son bon ou insidieux vouloir.

Yann avait du mal à garder les yeux ouverts. Il bouettait et parquait les casiers comme un automate. Alfred l’observait du coin de l’œil et surveillait ses mouvements. Un moment il le vit glisser la main par le goulot d’un casier pour décrocher un

* Gaffe.

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tourteau resté sur le tal*, puis il l’entendit hurler de douleur. Le crabe avait été plus vif que lui et pendouillait agrippé par sa pince de gauche au pouce de la main droite de Yann. Alfred se précipita vers son jeune équipier, il se saisit de l’autre pince et appuya sur la partie supérieure jusqu’à ce qu’elle touche l’inférieure, alors le dormeur lâcha prise et Yann put récupérer son doigt, meurtri mais entier.

– La prochaine fois que tu te fais pincer, tu fais pareil. Tu fermes l’autre pince et le crabe te lâchera immédiatement la main, dit Alfred.

– C’est bon à savoir. T’aurais pu me le dire plus tôt, ça m’aurait évité de souffrir inutilement.

– J’espère que ce petit incident t’aura permis de te réveiller pour de bon, dit Alfred en souriant.

– Je crois que oui, répondit Yann en examinant son pouce contusionné.

Les casiers continuaient à monter, certains chargés de tourteaux presque jusqu’au goulot. Luc, puis Alfred, faisaient rapidement le tri, rejetant par-dessus bord les petits et les clairs, ces crabes tout juste sortis de leur période de mue et pas encore suffisamment requinqués. Yann pensait à toutes les dépouilles qu’il leur faudrait dépiauter et grignoter pour parvenir à maturité pour les uns ou recouvrer leurs chairs comestibles pour les autres. Les tourteaux appartenaient à la grande famille des charognards subaquatiques, ces nettoyeurs des fonds qui menaient une action de salubrité publique. Il eut un frisson en les imaginant grouillant sur quelque dépouille humaine, en l’occurrence la sienne. Il chassa très vite la sale vision pour se pencher un peu plus attentivement sur sa tâche du moment.

* Côté du casier en toile de chalut.

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