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PETITE BROUILLE ENTRE AMIS : MIRBEAU ET PEYREBRUNE L’admiration de Mirbeau pour une œuvre s’arrête où commence l’indélicatesse de son auteur. En juillet 1888, la romancière Georges de Peyrebrune en fit l’expérience quand, ayant obtenu de ce dernier l’autorisation de republier un de ses articles, elle prit l’initiative d’en supprimer certains passages. Ce différend se régla cependant rapidement : Peyrebrune se justifia auprès de Francis Magnard, rédacteur en chef du Figaro, qui avait publié la critique tronquée, puis la lettre de protestation de Mirbeau. Aussi louables que paraissent les raisons avancées par la romancière pour expliquer son geste, celle-ci n’a pas moins détourné l’article de Mirbeau de son objectif premier. En 1883, Georges de Peyrebrune publiait Victoire la Rouge, roman qui, malgré de nombreuses critiques négatives, connut un immense succès. Mirbeau fut l’un des rares journalistes à apprécier cette œuvre relatant le destin tragique d’une fille de ferme ; celui-ci se souviendra d’ailleurs de ce titre au moment d’écrire Le Journal d’une femme de chambre 1 . Il donna deux articles qui parurent respectivement dans Les Grimaces du 10 novembre, puis du 1 er décembre 1883. Lorsque Victoire la Rouge fut réédité en 1888, Peyrebrune obtint de Mirbeau l’autorisation de republier sa critique du 1 er décembre 1883. Ainsi parut dans Le Figaro du jeudi 12 juillet 1888, sous la signature d’Octave Mirbeau, un article intitulé « Un beau livre ». [Nous traversons une période de bons livres. Ces périodes- là sont assez rares, en notre littérature, pour qu’on se complaise à s’y arrêter un peu et à s’en réjouir. J’ai eu l’occasion de louer les Essais de psychologie contemporaine de M. Paul Bourget, la Bêtise Parisienne de M. Paul Hervieu, et 2 ] (Je veux parler de 3 ) Victoire la Rouge, de Georges de Peyrebrune, ce roman d’un talent si âpre et si ému à la fois, auquel la critique, retenue ailleurs [et fort occupée à tresser des couronnes aux cochonneries des Belot, et aux niaiseries des Maizeroy], n’a pas fait l’honneur d’une attention sérieuse. Je voudrais avoir en moi assez de puissance pour venger à moi seul l’auteur de ce livre de l’injustice commise à son égard [et de 1 Voir « Victoire la Rouge : source méconnue du Journal d'une femme de chambre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, p. 113-126. 2 Entre crochets et en gras sont indiqués les passages supprimés par G. de Peyrebrune. 3 Ajout de G. de Peyrebrune. 1

Nelly Sanchez, « Petite brouille entre amis : Mirbeau et Peyrebrune »

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Page 1: Nelly Sanchez, « Petite brouille entre amis : Mirbeau et Peyrebrune »

PETITE BROUILLE ENTRE AMIS : MIRBEAU ET PEYREBRUNE

L’admiration de Mirbeau pour une œuvre s’arrête où commence l’indélicatesse de son auteur. En juillet 1888, la romancière Georges de Peyrebrune en fit l’expérience quand, ayant obtenu de ce dernier l’autorisation de republier un de ses articles, elle prit l’initiative d’en supprimer certains passages. Ce différend se régla cependant rapidement : Peyrebrune se justifia auprès de Francis Magnard, rédacteur en chef du Figaro, qui avait publié la critique tronquée, puis la lettre de protestation de Mirbeau. Aussi louables que paraissent les raisons avancées par la romancière pour expliquer son geste, celle-ci n’a pas moins détourné l’article de Mirbeau de son objectif premier.

En 1883, Georges de Peyrebrune publiait Victoire la Rouge, roman qui, malgré de nombreuses critiques négatives, connut un immense succès. Mirbeau fut l’un des rares journalistes à apprécier cette œuvre relatant le destin tragique d’une fille de ferme ; celui-ci se souviendra d’ailleurs de ce titre au moment d’écrire Le Journal d’une femme de chambre1. Il donna deux articles qui parurent respectivement dans Les Grimaces du 10 novembre, puis du 1er décembre 1883. Lorsque Victoire la Rouge fut réédité en 1888, Peyrebrune obtint de Mirbeau l’autorisation de republier sa critique du 1er décembre 1883. Ainsi parut dans Le Figaro du jeudi 12 juillet 1888, sous la signature d’Octave Mirbeau, un article intitulé « Un beau livre ».

[Nous traversons une période de bons livres. Ces périodes-là sont assez rares, en notre littérature, pour qu’on se complaise à s’y arrêter un peu et à s’en réjouir. J’ai eu l’occasion de louer les Essais de psychologie contemporaine de M. Paul Bourget, la Bêtise Parisienne de M. Paul Hervieu, et2] (Je veux parler de3) Victoire la Rouge, de Georges de Peyrebrune, ce roman d’un talent si âpre et si ému à la fois, auquel la critique, retenue ailleurs [et fort occupée à tresser des couronnes aux cochonneries des Belot, et aux niaiseries des Maizeroy], n’a pas fait l’honneur d’une attention sérieuse. Je voudrais avoir en moi assez de puissance pour venger à moi seul l’auteur de ce livre de l’injustice commise à son égard [et de l’indifférence avec laquelle la presse, chargée de diriger le goût public, a accueilli son œuvre] [...] Car je pense que Victoire la Rouge est un des romans les plus complets qui aient paru depuis longtemps.

Par sa vérité d’observation, par la beauté profonde de ses paysages [, par la tendresse et la sensibilité éparses dans ces pages], par la simplicité savante de sa composition, et, surtout, par cette pitié qui entoure cette malheureuse et inconsciente fille des champs d’une auréole de douleurs si humaines, Victoire la Rouge mérite d’être classée parmi les chefs-d’œuvre contemporains. Une émotion vous prend à la lecture de ce livre, pareille à celle[s] que l’on ressent devant les tableaux de Millet. C’est la même compréhension de la nature, la même poésie franche, la même rudesse qui fait courber l’homme sur la terre ingrate, en face des larges horizons embrasés de soleil ou parmi les clairs nuits balayées de lune.

Un tel livre console des inepties et des ordures, et il faut que ceux qui aiment les lettres le saluent respectueusement, comme au sortir d’un bouge on a plaisir à saluer l’honnête femme qui passe.

Mirbeau ne manqua pas de réagir face à ces modifications. Il ne s’adressa pas à Peyrebrune, mais au rédacteur en chef du Figaro. Convaincu avoir été sciemment manipulé par sa consœur, aussi n’attend-il pas d’explication de sa part, il informe donc Francis Magnard de l’abus de confiance dont ils semblent avoir été tous deux été victimes.

1 Voir « Victoire la Rouge : source méconnue du Journal d'une femme de chambre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, 2006, p. 113-126.

2 Entre crochets et en gras sont indiqués les passages supprimés par G. de Peyrebrune.3 Ajout de G. de Peyrebrune.

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[Kérisper – Vendredi 13 juillet 1888]4

Mon cher Rédacteur en chef, J’ai été le plus étonné du monde de voir ce matin, dans Le Figaro, un article signé de

moi sur le livre de Mme de Peyrebrune, avec un titre qui ne m’appartient en aucune façon.

Mme de Peyrebrune m’avait demandé l’autorisation de reproduire une petite note bibliographique parue, il y a cinq ans, dans Les Grimaces. Je lui avais donné cette autorisation, croyant qu’elle conserverait à cette note sa date et sa forme. Présentée comme elle l’est, j’ai l’air d’avoir fait pour Mme de Peyrebrune ou pour son éditeur5 une réclame de librairie, payée, ce qui me désoblige infiniment.

Veuillez agréer, mon cher Rédacteur en chef, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

Ces lignes parurent dans Le Figaro du lundi 16 juillet 1888. Mirbeau espérait ainsi couper court à toute rumeur et conserver intacte sa réputation d’homme de lettres intègre et indépendant. Si nous ne connaissons pas la réaction des lecteurs ou de ses confrères, nous savons en revanche comment G. de Peyrebrune a répondu à cette lettre. Elle écrivit à son tour à Francis Magnard pour se justifier.

[Mardi 17 juillet 1888 ?]Monsieur le rédacteur en chef, Je suis encore plus surprise que M. Mirbeau en lisant dans Le Figaro de ce matin sa

lettre de protestation contre l’insertion de son article sur mon roman Victoire la Rouge. M. Mirbeau a sans doute oublié qu’il m’a donné, en ces termes, l’autorisation que je lui avais demandée de faire reproduire sous son nom la note parue dans Les Grimaces il y a quatre ans6 :

Madame,Je crois bien que je vous donne cette autorisation que vous n’aviez pas besoin de me

demander. Le bout d’article que j’aurais voulu plus complet vous appartient et je serais très heureux d’apprendre qu’il a servi à votre beau livre, mais je compte, pour votre succès, sur le livre lui-même, qui est une belle chose, une des plus belles choses que vous ayez faites. Je ne l’ai point oublié et je suis charmé de le relire. Outre la figure très humainement évoquée de Victoire, je me souviens d’admirables paysages, et d’une charmante peinture de la mort d’un cochon, digne du mâle pinceau d’un Bonvin.

Veuillez agréer, Madame, l’expression de mes sentiments respectueux et très affectueusement confraternels.

Octave Mirbeau7

Quant à l’accusation de n’avoir pas conservé à cet article sa « forme » comme le public pourrait supposer que cette forme a été altérée à mon avantage, je tiens à confirmer avec preuve à l’appui l’exactitude absolue du texte de M. Mirbeau, sauf cependant quelques lignes, dans lesquelles deux de mes célèbres confrères étaient assez désagréablement malmenés et que j’ai cru devoir supprimer « par convenance », bien que la comparaison fût faite à mon profit.

Il me reste à remercier, quand même, M. Mirbeau d’avoir bien voulu me donner le droit dont j’ai usé avec la plus profonde gratitude.4 Cette lettre a été publiée dans Octave Mirbeau, Correspondance générale, t.1, L’Age d’Homme,

Lausanne, 2002, p. 830, lettre 552. Édition établie, présentée et annotée par P. Michel avec l’aide de J.-F Nivet.5 Il s’agit de Plon.6 Georges de Peyrebrune se trompe d’une année car c’est quatre ans plus tôt que Mirbeau a publié son

article intitulé « Un beau livre » dans Les Grimaces du 1er décembre 1883. 7 Cette lettre a été publiée in « Lettres inédites de Mirbeau à Georges de Peyrebrune », Cahiers Octave

Mirbeau, n° 17, 2010, p. 195.

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Page 3: Nelly Sanchez, « Petite brouille entre amis : Mirbeau et Peyrebrune »

Veuillez croire, monsieur le Rédacteur en chef, à tous mes sentiments distingués. 8

Francis Magnard ne prit pas la peine de publier cette lettre, qui aurait permis à ses lecteurs de juger par eux-mêmes des intentions de la romancière. Celles-ci peuvent paraître louables au prime abord, et l’on peut comprendre qu’elle n’ait charitablement pas voulu que Belot et Maizeroy soient à nouveau « malmenés ». Mais il convient de noter que, à aucun moment, elle ne revient sur le fait qu’elle n’ait pas mentionné la date de la première parution de cette critique ni n’ait expliqué la suppression de ses quatre premières lignes. Loin d’exprimer la « gentillesse » de Peyrebrune, ces omissions visent au contraire à effacer tout indice temporel permettant au public d’identifier l’origine de cet article. Les titres cités de Bourget et d’Hervieu auraient pu mettre un lecteur averti sur la piste, tout comme l’évocation de Belot et de Maizeroy, auteurs alors passés de mode en 1888.

Si Mirbeau a bien compris que sa consœur avait volontairement manipulé sa critique, il s’est, en revanche, trompé quant à ses intentions. Celle-ci ne cherchait pas tant à laisser croire qu’il l’avait écrite sur commande qu’à donner l’impression qu’il venait juste de l’écrire. Une manière peu élégante de rafraîchir l’enthousiasme qu’avait eu Mirbeau à la première lecture de Victoire le Rouge. En se parant ainsi de son nom, figure influente de la scène littéraire parisienne, Peyrebrune entendait donc susciter un regain d’intérêt pour son roman. Nous ne savons pas si Mirbeau lui pardonna, ni même s’il eut connaissance de ce courrier.

Nelly SANCHEZ

8 Cette lettre inédite est conservée à la Bibliothèque municipale de Périgueux (Fonds Georges de Peyrebrune).

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