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Med Pal 2007; 6: 176-179 © 2007. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés 13 e CONGRÈS DE LA SFAP Médecine palliative 176 N° 3 – Juin 2007 Neurobiologie, vie mentale, vie psychique : l’être humain Marc Jeannerod Ce texte se veut une contribution au problème sui- vant : qu’est-ce que le fait d’être humain ? L’être humain peut être défini de différentes façons, selon qu’on le consi- dère comme un individu biologiquement déterminé, doté d’un cerveau et capable d’une activité mentale, comme un être social en relation avec ses congénères, ou comme une personne dotée d’attributs abstraits. Faut-il maintenir cette réalité multiple faite d’entités incompatibles entre elles ? Ou existe-t-il une solution qui prenne en compte une véri- table unité de l’Homme ? Les rapports du cerveau et de l’activité mentale Le problème des rapports entre cerveau et activité men- tale souffre depuis les débuts de la philosophie d’une confusion terminologique. « La terminologie du mental et du physique, du matérialisme et du dualisme, de l’esprit et de la chair contient une présupposition fausse faisant de ces notions des catégories de la réalité mutuellement exclusives l’une de l’autre. » Il est donc devenu nécessaire, poursuit John Searle, de surmonter d’abord cette présup- position pour aborder ensuite de manière plus simple cet éternel problème : « Tous nos états mentaux sont causés par des processus neurobiologiques se produisant dans le cer- veau… » « Ainsi, si vous éprouvez une douleur, votre douleur est causée par des séquences d’enchaînements neuronaux, et la réalisation de l’expérience de la douleur se situe au niveau du cerveau. » Le problème n’est donc pas d’ordre philosophique, il est d’ordre neurobiologique. Il faudrait pouvoir comprendre la différence entre les mé- canismes causaux qui rendent compte des enchaînements neuronaux et la façon dont le cerveau opère pour réaliser les états mentaux correspondants. Les neurosciences mo- dernes expliquent bien les mécanismes élémentaires, en identifiant neuromédiateurs et récepteurs spécifiques, en enregistrant l’activité de certains réseaux spécialisés ; mais elles achoppent encore sur les phénomènes systé- miques qui aboutissent aux états mentaux. Le neurobio- logiste Roger Sperry pensait que les phénomènes mentaux doivent transcender les phénomènes physiologiques de la même manière que ces derniers transcendent les phéno- mènes cellulaires et moléculaires sous-jacents. Sperry uti- lisait à ce propos la métaphore de la roue : les molécules qui constituent une roue, tout en ayant leurs propres lois de fonctionnement, sont entraînées par la rotation de la roue. Mais cette rotation ne viole pas les propriétés du niveau moléculaire : elle les asservit à son propre mouve- ment, leur destin est déterminé par les propriétés de la roue considérée comme un tout. En même temps, c’est l’as- semblage des molécules qui confère à l’ensemble la propriété d’être une roue solide et capable de tourner. Plutôt que de chercher à résoudre ce problème de la continuité entre niveaux d’organisation, les neurosciences, surtout dans leur version cognitive, ont entrepris un pro- gramme de naturalisation des états mentaux et du compor- tement. La naturalisation que tente le biologiste pratiquant les neurosciences cognitives cherche à traiter le fonctionne- ment du cerveau (objet de la biologie) et le fonctionne- ment mental (objet de la psychologie) comme un ensemble unique réductible à des relations de causalité. Cette tentative de naturalisation n’est pas nouvelle en elle-même, mais elle apparaît renforcée par la puissance des techniques récentes de neuro-imagerie. Il est courant, dans ce genre de recherche, d’opposer d’une part l’enveloppe, commune à tous les individus, d’un état mental (ce qui fait que je pense), et d’autre part, son contenu, propre à chaque individu particulier (ce à quoi je pense). Enveloppe et contenu ont une base biologique, ce qui les rend en prin- cipe l’un et l’autre naturalisables et réductibles à leur substrat neurologique, mais le caractère individuel du contenu semblait représenter une limitation de fait à son investigation scientifique. En fait, la résolution des moyens d’imagerie cérébrale les plus récents leur donne la possibilité d’aborder l’étude des contenus individuels. On voit ainsi apparaître des travaux concernant l’anato- mie fonctionnelle d’états mentaux en relation avec le jugement moral, les émotions et les sentiments, l’expé- rience religieuse ou mystique, etc. Au-delà des affirmations triomphalistes et parfois trompeuses du « tout naturalisable », le programme de na- turalisation progresse en suivant la méthode scientifique Jeannerod M. Neurobiologie, vie mentale, vie psychique : l’être humain. Med Pal 2007; 6: 176-179. NDLR : Ce texte reprend une présentation faite lors de la séance plénière 2 « Sciences, conscience et croyances » du 13 e Congrès de la SFAP (Grenoble – 14 au 16 juin 2007). Adresse pour la correspondance : Marc Jeannerod, Institut des Sciences cognitives, 67, boulevard Pinel, 69675 Bron. e-mail : [email protected]

Neurobiologie, vie mentale, vie psychique : l’être humain

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Neurobiologie, vie mentale, vie psychique : l’être humain

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e texte se veut une contribution au problème sui-vant : qu’est-ce que le fait d’être humain ? L’être humainpeut être défini de différentes façons, selon qu’on le consi-dère comme un individu biologiquement déterminé, dotéd’un cerveau et capable d’une activité mentale, comme unêtre social en relation avec ses congénères, ou comme unepersonne dotée d’attributs abstraits. Faut-il maintenir cetteréalité multiple faite d’entités incompatibles entre elles ?Ou existe-t-il une solution qui prenne en compte une véri-table unité de l’Homme ?

Les rapports du cerveau et de l’activité mentale

Le problème des rapports entre cerveau et activité men-tale souffre depuis les débuts de la philosophie d’uneconfusion terminologique. « La terminologie du mentalet du physique, du matérialisme et du dualisme, de l’espritet de la chair contient une présupposition fausse faisantde ces notions des catégories de la réalité mutuellementexclusives l’une de l’autre. » Il est donc devenu nécessaire,poursuit John Searle, de surmonter d’abord cette présup-position pour aborder ensuite de manière plus simple cetéternel problème : « Tous nos états mentaux sont causés pardes processus neurobiologiques se produisant dans le cer-veau… » « Ainsi, si vous éprouvez une douleur, votredouleur est causée par des séquences d’enchaînementsneuronaux, et la réalisation de l’expérience de la douleurse situe au niveau du cerveau. » Le problème n’est doncpas d’ordre philosophique, il est d’ordre neurobiologique.Il faudrait pouvoir comprendre la différence entre les mé-canismes causaux qui rendent compte des enchaînementsneuronaux et la façon dont le cerveau opère pour réaliserles états mentaux correspondants. Les neurosciences mo-dernes expliquent bien les mécanismes élémentaires, enidentifiant neuromédiateurs et récepteurs spécifiques, enenregistrant l’activité de certains réseaux spécialisés ;mais elles achoppent encore sur les phénomènes systé-miques qui aboutissent aux états mentaux. Le neurobio-

logiste Roger Sperry pensait que les phénomènes mentauxdoivent transcender les phénomènes physiologiques de lamême manière que ces derniers transcendent les phéno-mènes cellulaires et moléculaires sous-jacents. Sperry uti-lisait à ce propos la métaphore de la roue : les moléculesqui constituent une roue, tout en ayant leurs propres loisde fonctionnement, sont entraînées par la rotation de laroue. Mais cette rotation ne viole pas les propriétés duniveau moléculaire : elle les asservit à son propre mouve-ment, leur destin est déterminé par les propriétés de laroue considérée comme un tout. En même temps, c’est l’as-semblage des molécules qui confère à l’ensemble la propriétéd’être une roue solide et capable de tourner.

Plutôt que de chercher à résoudre ce problème de lacontinuité entre niveaux d’organisation, les neurosciences,surtout dans leur version cognitive, ont entrepris un pro-gramme de naturalisation des états mentaux et du compor-tement. La naturalisation que tente le biologiste pratiquantles neurosciences cognitives cherche à traiter le fonctionne-ment du cerveau (objet de la biologie) et le fonctionne-ment mental (objet de la psychologie) comme un ensembleunique réductible à des relations de causalité. Cette tentativede naturalisation n’est pas nouvelle en elle-même, maiselle apparaît renforcée par la puissance des techniquesrécentes de neuro-imagerie. Il est courant, dans ce genrede recherche, d’opposer d’une part l’enveloppe, communeà tous les individus, d’un état mental (ce qui fait que jepense), et d’autre part, son contenu, propre à chaqueindividu particulier (ce à quoi je pense). Enveloppe etcontenu ont une base biologique, ce qui les rend en prin-cipe l’un et l’autre naturalisables et réductibles à leursubstrat neurologique, mais le caractère individuel ducontenu semblait représenter une limitation de fait à soninvestigation scientifique. En fait, la résolution desmoyens d’imagerie cérébrale les plus récents leur donnela possibilité d’aborder l’étude des contenus individuels.On voit ainsi apparaître des travaux concernant l’anato-mie fonctionnelle d’états mentaux en relation avec lejugement moral, les émotions et les sentiments, l’expé-rience religieuse ou mystique, etc.

Au-delà des affirmations triomphalistes et parfoistrompeuses du « tout naturalisable », le programme de na-turalisation progresse en suivant la méthode scientifiqueJeannerod M. Neurobiologie, vie mentale, vie psychique : l’être humain. Med

Pal 2007; 6: 176-179.

NDLR : Ce texte reprend une présentation faite lors de la séance plénière 2« Sciences, conscience et croyances » du 13e Congrès de la SFAP (Grenoble –14 au 16 juin 2007).

Adresse pour la correspondance :

Marc Jeannerod, Institut des Sciences cognitives, 67, boulevard Pinel, 69675 Bron.

e-mail : [email protected]

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habituelle où observation et expérimentation contribuenttour à tour à l’édification de données objectives. Je prendraiici un exemple illustratif de cette tendance. Cet exempleconcerne la relation entre intention et action, relation queles chercheurs en neurosciences cognitives considèrentcomme un exemple paradigmatique d’une causalité neuro-biologique d’un état mental. Il a été démontré il y a quelquesannées qu’une intention d’action (une action représentée)implique les mêmes structures nerveuses qu’une actionexécutée, alors même que l’action n’apparaît pas. Lareprésentation, activité mentale, correspond à l’activationd’un réseau nerveux défini, celui de l’action elle-même.Cette découverte a été rendue possible par les techniquesde neuro-imagerie permettant de voir le cerveau fonction-ner pratiquement en temps réel, et d’enregistrer l’activitédu réseau nerveux au cours d’une tâche purement men-tale. La représentation d’une action provoque donc uneactivation de l’ensemble du « cerveau moteur » (cortexpromoteur, cortex moteur primaire, cervelet, noyaux griscentraux) semblable à celle qu’on observe lorsque cetteaction est réellement exécutée. L’existence d’une relationcausale entre l’état mental de l’action représentée et lecomportement peut être démontrée directement par uneexpérience de laboratoire : on commence par rechercher,au moyen d’électrodes posées sur le scalp, la zone du cer-veau qui s’active lorsque le sujet exécute une tâche motrice(déplacer un point lumineux sur un écran d’ordinateur enmanipulant une souris) ; on utilise ensuite l’activité decette zone du cerveau comme un signal pour agir sur l’or-dinateur à la place de la souris. Le sujet apprend rapidementà se passer de la souris pour déplacer le point lumineux surl’écran : il y parvient par la seule pensée. Cette expérience(dont l’intérêt évident est de fournir des moyens d’actionsur l’environnement à des personnes handicapées motri-ces) établit un enchaînement causal entre l’état mental(l’intention de déplacer le point lumineux représentée parl’activation localisée de neurones du cortex moteur) etl’exécution du mouvement désiré, soit par les muscles, soitpar un système informatique.

Cet exemple doit-il réellement être rangé parmi les casde réductionnisme, tendant à réduire une activité psychi-que à des modifications de l’activité neuronale ? Ce genred’accusation, on l’a vu, relève d’une présupposition faussepostulant une incompatibilité entre les deux phénomènes.Nous savons maintenant qu’ils sont compatibles entre euxet qu’ils peuvent être en continuité l’un avec l’autre,puisqu’un état mental est aussi un état cérébral. L’étatmental et l’état cérébral n’apparaissent en fait dissociésl’un de l’autre que pour un observateur extérieur. Pourillustrer ce point, reprenons l’exemple de la douleur. Ladouleur dont se plaint un patient est à la fois un étatmental douloureux ressenti en première personne par ce pa-tient, et un ensemble de décharges neuronales qui se dé-

roulent en troisième personne dans son système nerveux.Le médecin peut effectivement décrire entièrement le pro-cessus neurologique de l’effet d’un stimulus douloureuxsans pour autant éprouver la douleur ni la comprendre(c’est

votre

douleur, dit-il au patient). Comme l’écrit Searle,« Ma connaissance du fait que je souffre a une base d’uneautre sorte que ma connaissance du fait que vous souf-frez. » Mais cette différence ne signifie pas que les deuxfaits soient incompatibles entre eux. La douleur est unepropriété particulière de la réponse de certains systèmesde neurones à un stimulus nociceptif, de la même façonque, dans un autre ordre d’idées, la solidité ou la trans-parence sont des propriétés particulières de certains sys-tèmes de molécules. On donne à ces propriétés le nom depropriétés émergentes : ce terme signifie simplement queleur existence peut s’expliquer par les interactions entreles éléments du système à un moment donné, mais qu’ellesne peuvent se déduire directement de la structure physi-que de ces éléments. C’est la raison pour laquelle on peutaffirmer que la douleur s’explique entièrement par lesinteractions entre les neurones qui composent le systèmequi la produit.

Être humain

La réalité biologique de l’être humain le constitue entant qu’individu. Pour s’en tenir à l’aspect cérébral de cetteindividualité (il en existe évidemment d’autres aspects,hormonal, etc.), nous retenons donc l’hypothèse d’unecontinuité entre la structure nerveuse (l’anatomie desconnexions entre neurones), les mécanismes neurologiques(les interactions entre ces neurones) et le fonctionnementmental (la cognition au sens large). Cette continuité estinhérente à la construction même du système nerveux. Leprocessus d’individuation qui résulte de cette constructionest à la fois génétique et épigénétique, en ce sens qu’ilcombine les deux modalités de l’établissement desconnexions au sein du système nerveux : d’une part, lecodage génétique des connexions et des réseaux et d’autrepart la plasticité neuronale qui modèle ces réseaux en fonc-tion des pressions de l’environnement. Le codage génétiqueaboutit à la mise en place de connexions communes àl’ensemble des individus d’une même espèce. Les facteursenvironnementaux, qui déterminent la biographie, l’expé-rience, les savoirs propres à chaque individu, modifient etadaptent la structure nerveuse qui reste

plastique

tout aulong de la vie. Les deux modalités se chevauchent, du faitque les facteurs environnementaux concourent avec lesfacteurs génétiques, en intervenant sur l’expression desgènes pour modifier la structure. Ce processus, résultat del’influence de facteurs innés et de facteurs acquis, aboutit

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à la constitution dynamique (au cours du temps) pour cha-que individu d’un cerveau à la fois invariant par rapport aumodèle de notre espèce et unique par rapport aux autrescerveaux. L’invariance, fondée sur une anatomie commune,est la condition de notre vie d’espèce ; l’unicité, fondéesur la spécificité de notre expérience, est la condition denotre vie d’individu.

Ces données des neurosciences nous amènent à poserune nouvelle fois la question dudéterminisme. Notre regard surl’être humain a-t-il changé ? Larelation de continuité entre cer-veau et esprit avec comme corol-laire la naturalisation de nom-breux aspects de la psychologie,

est-elle un avatar passager des thèses réductionnistes,ou au contraire un argument validant la thèse de l’unitéde l’Homme ? Le programme de naturalisation porte-t-il at-teinte à la liberté de l’être humain ? La réponse globale àces questions est certes négative, mais leur récurrence traduitl’existence d’un clivage au sein même du concept d’êtrehumain. Le fait de limiter la définition de l’être humain àson individualité et aux facteurs qui la constituent passeraiten effet sous silence une autre dimension de son existence,dont la réalité est pourtant perçue implicitement par chacunde nous, sa dimension consciente. Pour tenter de cerner ladouble réalité de l’être humain, il nous faut donc introduireune nouvelle distinction entre, d’une part la réalité fonction-nelle telle qu’elle vient d’être décrite avec ses différentsniveaux de fonctionnement, du gène à l’activité mentale(le fait d’être un individu), et d’autre part, la prise deconscience de cette réalité (la conscience d’être un indi-vidu particulier).

Le fait d’être un individu ou

d’être soi

découle direc-tement du processus d’individuation dont nous avonsparlé. Le fait d’être soi, c’est le fait d’être propriétaire deson corps, agent de ses actions, auteur de ses pensées.Le soi dont il est question ici fonctionne de manièreautomatique et implicite, sans participation de la cons-cience. On ne se pose normalement pas la question, quandon pense ou agit, de savoir qui on est. L’identificationest immédiate, le soi est en quelque sorte immunisé contreles erreurs d’identification. Les recherches récentes enpsychologie et en neurosciences cognitives ont permisde décrire les facteurs qui sous-tendent cette auto-iden-tification automatique, et d’en connaître les dérègle-ments pathologiques.

Mais au-delà du fait d’être soi, chacun de nous connaîtce sentiment si particulier qui consiste à se sentir

cet in-dividu-là

, à se sentir celui ou celle qui éprouve des émo-tions et des sentiments, évoque des souvenirs, forme desdésirs et des projets. Le fait de

se sentir soi

implique quele sujet établit sa propre continuité narrative au fil du

temps, se sent exister comme un être indépendant, librede choisir, de vouloir, d’agir.

Le sens commun reconnaît sans difficulté ces attributsà l’être humain, dont la nature biologique n’est pourtantpas différente de celle des autres êtres vivants, alors qu’ilne les reconnaît pas à des êtres vivants qui ne sont pashumains : ce sont en quelque sorte des méta-attributs quel’être humain se reconnaît à lui-même, et qui reflètent unecapacité particulière, celle de s’autodéfinir. Cette capacitéà s’autodéfinir, comme on va le voir, débouche sur uneautre notion, celle de personne. Le mot personne est utiliséici au sens de personne morale, c’est-à-dire, selon la dé-finition d’un dictionnaire de philosophie, « un être indi-viduel, en tant qu’il possède les caractères qui lui permet-tent de participer à la société intellectuelle et morale desesprits : conscience de soi, raison, capacité de distinguerle vrai et le faux, le bien et le mal… ». À la différence del’individu, la personne est une abstraction permettant dereconnaître à l’être humain des attributs qui ne découlentpas logiquement de sa réalité naturelle ou biologique :c’est un être de sens. Notons cependant que le concept depersonne est soumis, comme tous les autres, aux contrain-tes imposées par la structure des systèmes cognitifs qui ledéfinissent. Les propriétés attribuées à la personne (liberté,etc.) sont elles-mêmes des objets mentaux encodés dansdes structures neuronales et cognitives, conséquences dufonctionnement de la pensée discursive qui permet à l’êtrehumain de penser sur ses propres pensées. On a décrit desmécanismes cognitifs qui peuvent rendre compte decette capacité : mémoire de travail consciente, raisonne-ment, planification à long terme, etc. Ces mécanismes co-gnitifs dépendent de l’activité de réseaux cérébraux com-plexes, dont le fonctionnement peut être altéré par deslésions, des lésions du lobe frontal en particulier.

Cette insistance sur la notion d’enracinement biologiquene doit pas apparaître comme une tentative de limitationdes attributs de la personne : elle vise seulement à montrerque l’enracinement biologique d’une abstraction n’est pasincompatible avec les propriétés qu’on lui attribue. C’estmême ce qui permet d’affirmer que la personne n’est pasune illusion. Elle deviendrait précisément une illusion sion refusait à ses attributs l’enracinement dans la structure.La notion de personne est donc fondée biologiquement.Pour reprendre un terme déjà utilisé, c’est une propriétéémergente de la structure biologique qui constitue les in-dividus. Ce qui serait une illusion, comme l’ont fait remar-quer ceux qui ont regardé de près la structure du comporte-ment, ce serait la croyance que le fait de se sentir soi (êtreun soi conscient, avoir une volonté consciente) pourraitavoir un rôle causal sur le fonctionnement cérébral et surle comportement : c’est une intuition largement répandue,mais nous savons qu’elle est fausse ; la liberté ne peut êtreque dans notre cerveau, et non pas hors de lui.

La liberté ne peut être que dans notre cerveau.

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Soi et l’autre

L’être humain est un être social. Il est né humain, dansune société composée de personnes, qui participe d’uneculture, pratique des valeurs. Il nous faut donc étendre ladéfinition de l’être humain à sa dimension sociale, c’est-à-dire aux relations qui s’établissent entre individus et entrepersonnes. Nous retrouvons dans les relations qui s’éta-blissent entre le soi et l’autre la même hiérarchie qu’entreles modalités d’existence du soi définies ci-dessus (êtresoi, se sentir soi).

La relation au premier niveau, celui de l’être soi, estmarquée par le fonctionnement automatique de cette mo-dalité du soi. À ce niveau, la relation avec l’autre porteavant tout sur une perception implicite de ses actions etde ses émotions, mais pas sur ses intentions, ni sur sesétats mentaux. Le soi résonne avec l’autre, en quelquesorte, comme l’ont montré les travaux des neurophysio-logistes qui ont mis en évidence l’existence, dans le sys-tème moteur, d’une catégorie de neurones particuliers, lesneurones miroirs. La communication qui s’établit entredeux individus selon cette modalité est une communica-tion impersonnelle qui permet, dans le domaine des actions,des comportements comme l’imitation, l’apprentissage parobservation, et dans le domaine des émotions, l’empathieet la contagion des émotions (fou rire, peur panique,bâillement, pleurs). Cette appréhension de l’autre, en re-vanche, ne peut aboutir à une véritable communication,puisqu’elle repose sur un mécanisme unidirectionnel d’ad-hésion, voire même de fusion avec l’autre, qui ne permetpas de distinguer soi et autrui. Peut-être s’agit-il d’unmécanisme primitif, nécessaire au début de la vie pourappréhender l’autre en le vivant soi-même, mais qui doitensuite pouvoir être inhibé pour laisser se développer lacommunication entre personnes.

Cette communication entre personnes s’établit à unautre niveau, celui de se sentir soi. L’appréhension laisseplace à la compréhension du contenu mental, l’empathielaisse place à la sympathie, à la compassion, à la colla-boration. Pour prendre un exemple, le comportementsocial vis-à-vis de quelqu’un qui manifeste de la tristessene doit pas consister à devenir triste soi-même (empathie),mais plutôt tenter de comprendre les raisons de sa tristesseet de le consoler. Dans ce cas la relation s’établit, non plusau niveau du soi automatique, mais au niveau du soi nar-

ratif. Cette remarque prend tout son sens en psychiatrie.Le traitement des maladies mentales par la parole, la psy-chothérapie, doit en effet impliquer une séparation stricteentre le psychiatre et son patient. L’efficacité du traite-ment implique que la relation s’établisse en conservant ladistinction entre les deux, non pas au travers d’une fu-sion. Tout psychothérapeute connaît la difficulté de ma-niement du transfert, lorsque le patient recherche la fusionen s’identifiant à son psychiatre, et sait que la guérisonsuppose la rupture du transfert et la restauration d’unerelation sociale équilibrée.

Le sentiment d’être soi-même une personne a doncpour corollaire la réciprocité dans la relation et la priseen considération des attributs de l’autre en tant quepersonne. Cette réciprocité constitue une réponse auxdifficiles questions posées par la disparition, chez certainespersonnes, de ce sentiment d’être soi. Si, comme nousl’avons vu, la qualité de personne se constitue à partir dufait de se sentir soi, que deviennent les personnes quin’éprouvent plus ce sentiment (personnes atteintes de dé-bilité mentale profonde ou de démence, personnes dansun coma permanent, etc.) ? Le concept couramment utiliséde personne

potentielle

est-il suffisant ? Une réponse àces questions s’ébauche si on considère que la qualité depersonne a en fait deux sources distinctes : elle prend sasource dans le fait de se sentir soi, mais aussi dans le faitque les autres êtres humains reconnaissent cette qualité àleurs congénères. Je suis une personne, autant parce queje l’éprouve, que parce que les autres me reconnaissentcomme tel. Cette considération est en réalité un des fon-dements du droit : c’est le droit qui décide des qualités dela personne et qui les protège. Autant qu’un être de sens,la personne est un être de droit.

Références

1. Ansermet F, Magistretti P. À chacun son cerveau. Plasriciténeuronale et inconscient. Paris : Éditions Odile Jacob 2004.

2. Boyer P. Et l’homme créa les dieux. Paris : Robert Laffont2001.

3. Jeannerod M. Le cerveau intime. Paris : Éditions Odile Jacob2002.

4. Searle JR. La redécouverte de l’esprit. Traduction française.Paris : Gallimard 1995.

5. Searle JR. Liberté et neurobiologie. Paris : Grasset 2004.