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Universit Paris Est Marne-la-Valle CFA Descartes

Laure NERIA

Clic & ChicLe web et les nouvelles technologies, Au cur de lidentit du luxe au XXIe sicle ?

Mmoire de recherche pour lobtention du master 1 Culture et Mtiers du Web Tuteur : Edouard BOURBON Soutenu en juin 2010 1

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Je remercie mon tuteur M. Edouard Bourbon pour son suivi pdagogique, son soutien et ses conseils expriments qui mont permis de mener bien ce travail et notamment dentrer en contact avec des professionnels du secteur du luxe et du web. Je remercie mon matre dapprentissage M.Sbastien Gayat ainsi que toute lquipe du Groupware dEssilor pour leur partage dexprience et avis sur mon travail. Jadresse mes plus sincres et chaleureux remerciements ma famille pour leur soutien affectif constant.

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Sommaire

Introduction PARTIE 1 : HISTOIRE POLITIQUE, INDUSTRIELLE, SOCIALE ET CULTURELLE DU LUXE DE 1700 A NOS JOURS A. Continuit et discontinuit dans l'histoire du luxe B. L'industrie du chic l'preuve de la raret C. Le rve agrgateur d'Internet et du luxe PARTIE 2 : MARKETING ET IMAGE DU LUXE SUR INTERNET A. Connatre le consommateur : les enjeux du webmarketing B. Positionnement thico-commercial des marques de luxe sur Internet C. Les Social Media au service des marques de luxe PARTIE 3 : LINNOVATION : VERS LE SUCCES DE LA DISTINCTION DU LUXE SUR LA TOILE A. Internet et le luxe at home B. Le retour aux cinq sens Conclusion Bibliographie Annexes

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Introduction

Lorsque Gilles Lipovetsky, la fin du chapitre luxe et comparaison provocante du Bonheur paradoxal affirme : Dans la socit dhyperconsommation, il ne sagit plus tant de combattre des privilges en tant des biens aux nantis que dy accder des fins de jouissances motionnelles 1 , il met en valeur le rapport plus que jamais individualiste quentretient le consommateur avec les biens hauts de gamme quil dsire. On consomme avant tout pour se faire plaisir, et chacun peut rver de possder lexcellence, comme le dit si bien le slogan de la marque de cosmtiques la plus glamour du moment LOral : parce que je le vaux bien . En France, le luxe (tel qu'on peut le dfinir par possder un objet raffin, couteux, somptueux) nest plus rserv une lite qui peroit les privilges comme ctait le cas au XVIIme sicle, mais est dsormais accessible un plus grand nombre grce la dmatrialisation des supports daccs, de visibilit voire dachat de produits sur Internet. Laccs au haut dbit est lunique contrainte. Passe cette tape, linternaute peut avoir accs un trs large ventail de sites de prsentation dune marque ou de boutiques en ligne. En effet, le web comme plateforme de dveloppement du e-commerce est trs pris. La plupart des enseignes les plus connues, parmi celles des biens ordinaires, tendent dcliner leur prsence physique sur la toile via des sites officiels, des boutiques en ligne, des vidos de pubs et bien dautres choses encore. Cependant, si les grandes marques trouvent un avantage faire rver le plus grand nombre et vendre plus, elles courent aussi le risque de se banaliser aux yeux de tous, de perdre leur aura. En effet, la marque doit veiller donner limpression que la boutique et les produits sont inaccessibles car le consommateur va attacher plus de valeur ce qui lui parat inabordable. Par le pass, les marques franaises ont cherch rivaliser dimagination pour transmettre une image de qualit et de

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LIPOVETSKY Gilles, Le Bonheur paradoxal, Essai sur la socit dhyperconsommation, Gallimard, 2006, 455 pages, p. 369.

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perfection autour de leurs produits. Le luxe reste et a souvent t rserv une classe sociale privilgie. Nanmoins, on voit que la premire barrire, celle de lentre dans une boutique de luxe peut par exemple tre dpass par tous dans la mesure o la majorit des grandes marques de luxe possdent une boutique en ligne qui permet de prsenter les produits (via un site vitrine) ou encore de vendre. La prsence quasi force des marques sur Internet, au mme titre que les autres enseignes, peut laisser envisager la dmocratisation totale du luxe. Si tout le monde peut avoir accs aux mmes produits et services, alors quen est-il de lexclusivit du consommateur du luxe ? Lalliance du luxe et dInternet peut savrer prometteuse comme assez risque. Ma recherche aura donc un aspect prospectif dans la mesure o jessaierai de cerner les tendances futures en matire de management du luxe sur Internet. Les rcentes tudes sociologiques faites sur le dsir de distinction par le got montrent que nos faons de consommer ont volu. Dans les socits modernes, les individus sont-ils caractriss par leur appartenance une multiplicit de mondes ? Cest la question que pose Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi. 2 Dans ce livre imposant de prs de huit cents pages qui utilise les rsultats de plusieurs enqutes menes par Bernard Lahire, avec laide de collaborateurs, collaboratrices et tudiant(e)s, lauteur revisite les enqutes et les thories dveloppes par Pierre Bourdieu dans La Distinction : critique sociale du jugement pour mener une rflexion sur la comprhension sociologique des pratiques culturelles et, plus largement, des styles de vie. Il brosse le tableau de la situation culturelle considre lchelle individuelle (en utilisant lapproche statistique et lanalyse de cent onze entretiens prsents sous forme de portraits). Il revient alors de manire dtaille sur les raisons principales des variations intraindividuelles : les mobilits sociales, scolaires ou professionnelles, les contraintes et influences relationnelles (celles des pairs, du conjoint(e), des collgues de travail), la baisse dintensit de la croyance en la culture littraire et artistique. Bernard Lahire montre que lexistence dhabitus culturels en tant que systmes cohrents de dispositions, nest pas ce quil y a de plus frquent statistiquement. Lindividu serait multidtermin par des expriences sociales qui linfluencent tout au long de la vie. Lheure nest plus lexposition de sa richesse, ou alors on passe du ct du bling-bling (expression qui dsigne lostentation), mais le luxe rside plus dans un confort de vie qui regroupe le gain de temps, lassurance de la scurit lachat, linnovation constante et

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LAHIRE Bernard, Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Dcouverte, 2004, 777pages

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lesthtique en gnral. Cest, entre autre, ce quexplique lessayiste et professeur agrg de philosophie Gilles Lipovetsky dans Le bonheur paradoxal, essai sur la socit dhyperconsommation 3 . De ce fait, les nouvelles technologies jouent un rle important sur le plan de la recherche et du dveloppement des produits, ou encore pour le marketing du luxe via des sites internet design, cratifs et gnrateurs de rve. A ce sujet, je mappuierai largement sur le travail de Vincent Bastien et Jean-Nol Kapferer, dans luvre Luxe oblige 4 , ainsi que sur ltude de Nicolas Auray et Michel Gensollen, Internet et la synthse collective des gots. 5 Il sera donc important de se positionner la fois du ct du consommateur, que des annonceurs et personnels lorigine de la conception, ralisation et gestion des projets de luxe sur internet. Dune part, pour mieux apprhender lventualit dun changement de structure dans la consommation des produits de luxe, on veillera interroger des personnes qui consomment de faon traditionnelle, cest--dire qui sont habitus aux points de vente et aux services physiques ainsi que des consommateurs lambdas, omnivores, qui consomment le luxe sans distinction particulire avec dautres types de produits, par exemple en se rendant sur leur site de vente prive favori. Mais on cherchera savoir quelle est la particularit des sites et plus gnralement, les moyens de visibilit du luxe sur Internet, et vers quoi ils doivent tendre pour assurer leur prennit. Dautre part on enqutera sur le classement des marques de maisons de luxe ; on comparera la dmarche sur la toile en concomitance avec leur image. Les techniques actuelles permettent aux grandes marques de rpondre prcisment aux attentes de leurs clients et de capter lattention dun vaste public, attir par la vente en ligne. Reste savoir si elles ont envie dlargir leur audience ou de fidliser les bons clients. Sur ce point, ltude de la stratgie de communication et de marketing de certaines marques de luxe permettra dvaluer les risques et avantages de lexposition ou la vente en ligne. On se tournera galement vers lapprciation du design des sites afin de montrer les potentialits visuelles et plus largement sensorielles dveloppes par les nouvelles technologies numriques. Jusquici les marques communiquent peu sur leurs chiffres mais on tentera danalyser les premires rpercussions du mdia Internet sur les3 4

LIPOVETSKY Gilles, Le Bonheur paradoxal, Essai sur la socit dhyperconsommation, Gallimard, 2006, 455 pages BASTIEN Vincent, KAPFERER Jean-Nol, Luxe oblige, Paris, Eyrolles, 2008, 383 pages AURAY Nicolas, GENSOLLEN Michel, Internet et la synthse collective des gots, PDF, 2007, 22 pages

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usages et pratiques des consommateurs du secteur du luxe. Internet doit servir de faire-valoir aux grandes maisons sans cannibaliser les boutiques ou ternir limage de grandeur de la marque. Pour se faire, ltude douvrages consacrs la smiologie de limage servira de base lanalyse des sites web rencontrs. La sociologie et la sociologie du got seront des domaines trs utiles la comprhension de lvolution des tendances et usages des internautes vis--vis de la consommation des biens luxueux. Les ouvrages disponibles actuellement ne traitent que trs partiellement la question du luxe sur Internet : ils mettent quasi systmatiquement une rserve vis--vis de la vente et ne tiennent pas compte des potentialits cratives lre du tout numrique. En effet, on sait prsent quInternet est pour la majorit des Internautes (70%) un support adapt aux marques de luxe, tant par les possibilits qu'il offre (son, image) que par les outils qu'il propose (newsletter, courriers personnaliss). On se tournera vers les marques qui choisissent dinvestir dans ce support et misent sur linteractivit des ressources technologiques. Ainsi notre terrain sera constitu dinterviews de professionnels du web des grandes maisons afin de connatre les diffrentes stratgies choisies en fonction de la marque, que ce soit du ct des annonceurs que du marketing ou de la communication. En parallle, nous monterons des sondages pour connatre lavis des principaux intresss : les consommateurs du luxe sur internet et autres. Des micro-trottoirs viendront enrichir de tmoignages les impressions laisses travers les sondages. Par ailleurs lanalyse de sites web de marques de luxe sera essentielle la comprhension gnrale du sujet ainsi qu la perception de la varit de stratgies. Dabord nous tudierons lhistoire gnrale du luxe en France, afin de dgager les temps forts du march du luxe et les caractristiques, travers les poques, convergentes avec lpoque actuelle pour comprendre quelles pistes sont exploiter pour lavenir. Cela nous mnera distinguer la raret comme un lment redfinir, et le rve comme lment dagrgation du luxe et dInternet qui laisse prsager un bel avenir. Aprs avoir dessin les contours des principales notions en jeu, nous analyserons ensuite les techniques de communication et de marketing des grandes marques sur Internet. Nous verrons comment chacune delles agit en fonction de son image propre et fait des choix singuliers, selon quelle ait pour priorit la vente ou la mise en valeur de son image. Enfin, nous dvoilerons les potentialits cratives des nouvelles technologies sur le secteur du luxe.

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Partie 1 : Histoire politique, sociale et culturelle du luxe de 1700 nos jours

PARTIE 1: Histoire politique, industrielle, sociale et culturelle duluxede1700nosjours Ma dmarche vise adopter un point de vue critique afin de comprendre le paradoxe du luxe sur Internet. Je pars du prsuppos que lavnement dInternet reprsente un tournant majeur dans lunivers du luxe dans la mesure o le secteur a ainsi connu une remise en question de ses valeurs. Afin de mieux comprendre la notion, on fera un dtour par lhistoire de ses valeurs. En France, ce secteur existe depuis le XVIIIe sicle et lhistoire de la consommation montre limportance des notions de distinction et de richesse dans le contexte de la vie de Cour. Ds la fin du XVIIe sicle, le monde littraire qui gravite de prs ou de loin autour du roi Louis XIV, engage une rflexion sur la socit. De nombreux thmes sont traits, par le biais de textes littraires qui miment la conversation 6 , ou dans une forme souvent proche des sentences. Le style bref, elliptique vise parfois noncer, voire dnoncer une vrit gnrale sur la socit et ses individus. Trs en vogue la cour du roi, le mouvement de pense des moralistes franais aborde plusieurs questionnements. Tantt dfenseurs de la morale chrtienne, comme Pascal avec ses Penses 7 , tantt partisans de la satire ou du rire plus gnralement, les philosophes et humanistes franais semparent de la question de la morale et des murs pour mener, notamment, une rflexion sur le pouvoir et les Grands. Je souligne ces deux derniers thmes car ils introduisent la rflexion sur le luxe au XVIIe sicle. Lhistorien Daniel Roche, dont les travaux portent essentiellement sur l'histoire culturelle et sociale de la France de l'Ancien rgime affirme : Le luxe a dabord une fonction politique : il entretient la diffrenciation culturelle, impose le respect d la puissance royale et Dieu, dont on ne conteste pas la somptuosit accumule pour son service. 8 Ds lors la France sillustre comme le pays par excellence. Que ce soit dans les

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Voir MONTAIGNE Michel Eyquem, Les Essais, Paris, Gallimard, imprim en 2007 PASCAL Blaise, Les Penses, Paris, Gallimard, 1999

ROCHE Daniel, Consommation ordinaire et consommation de luxe , De la raret au luxe, p. 85-91 in Histoire des choses banales, Naissance de la consommation XVII-XIXe sicle, Fayard, 1997, 330 p.

Dautres modes de vie sont donc possibles, inimaginables il y a peu. La progressive rhabilitation de la dpense,

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Partie 1 : Histoire politique, sociale et culturelle du luxe de 1700 nos jours

habitudes de consommation des individus ou au sein de lactivit conomique du pays en gnral. Ce thme est donc particulirement intressant tudier dans le contexte dInternet. De par son lien avec le pouvoir, le dsir et lesthtique, le luxe est un bien de consommation singulier rvlateur. Ses volutions au fil des poques permettent de mettre en valeur les marques cls qui ont russi simposer sur le march, apprhender les raisons qui ont cart ou enclin certaines tendre leur primtre au web. Les concepts de raret et de rve font tout particulirement lobjet de mon attention dans la mesure o ils agissent comme des catalyseurs de la rflexion du luxe sur Internet.

lloge du luxe, le passage du mot dordre dpensez ce que vous gagnez limpratif gagnez ce que vous dpensez pour dpenser plus, la rhabilitation des entrepreneurs marchent dun mme pas, dessinant une autre sensibilit, suscitant dautres normes et dautres consommations intellectuelles. La nouvelle philosophie qui unit change et besoins accrus suppose plusieurs ruptures, avec lautoconsommation familiale et rgionale, avec une conomie faiblement montarise, avec limmobilit des choses.[] Le luxe agit en marge, car condamn par les prdicateurs, contrl par les lois somptuaires (au moins dans le principe) et par laction mercantiliste sur le commerce et la production, moyen denrichissement extrieur et apanage dune troite lite intrieure. [] Les conomistes de la croissance par la consommation, Boisguilbert et Cantillon, les observateurs du miracle hollandais, Bayle, concourent l rhabilitation du luxe. Cest le moyen de mesurer la comprhension nouvelles des hommes confronts lexpansion et appels un hdonisme. La ncessit du superflu simpose par le dtour dun nouveau rapport au monde et aux objets qui scurisent, embellissent et rassurent. La vertu nest plus le fruit du renoncement mais de lusage modr et raisonnable des biens et des bienfaits quils prodiguent. Lamour de soi ne spare plus lindividu de la communaut des chrtiens. Note 50. C. Walter, Les lois somptuaires ou le rve dun ordre social. Evolution et enjeux de la politique somptuaire Genve, XVIe-XVIIIe sicle , Equinoxe, 11, 1994, pp. 111-126 ; J. Squora, Luxury, the concept in Western thought, Londres, 1977.

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Partie 1 : Histoire politique, sociale et culturelle du luxe de 1700 nos jours

A. Continuit et discontinuit dans lHistoire du luxe

a. La naissance des valeurs du luxe en France du XVIe au XVIIIe sicle A larticle LUXE du nouveau Petit Robert de la langue franaise 2007, on peut lire : 1. Mode de vie caractris par de grandes dpenses consacres lacquisition de biens superflus, par got de lostentation et du plus grand bien-tre. 2. Caractre coteux, somptueux (dun bien ou dun service). 3. Bien ou plaisir coteux quon soffre sans ncessit.

On peut donc en conclure que le luxe possde la caractristique de se distinguer des autres objets de consommation ordinaire. En effet, choisir un bien luxueux cest tre dgag des contraintes du besoin, et en mme temps tendu par le dsir de possder la chose, tel point que lon oublie de considrer (ou que lon dnigre volontairement) le montant de lobjet. Ne dit-on pas que lamour rend aveugle ? On peut effectivement comparer lacte d'achat dun produit de luxe la pulsion amoureuse. Cependant, il semblerait que la confusion entre objet de luxe et bien ordinaire est de plus en plus courante. Une grande partie des objets est aujourdhui reli au dsir dans les publicits alors que je souhaite montrer quen fait, seul lobjet de luxe possde vritablement ce pouvoir de susciter et se substituer au dsir. La femme dans la socit occidentale contemporaine a pu tre compare un objet dans les publicits. Depuis la lutte pour la reconnaissance des droits de la femme, il est assez commun de dnoncer la dvalorisation de sa reprsentation dans ces publicits. Le luxe semble intrinsquement li la notion plus gnrale de dsir assouvir, que ce soit par la possession de lobjet de luxe, le got du paratre ou le plaisir que lon en retire. Les mots luxe et luxure ont ainsi la mme tymologie. Du latin, luxus, ils dsignent tous deux la lumire. Cette racine commune suggre que laura joue une place prpondrante dans la comprhension et lanalyse du luxe. Louis XIV, connu pour son faste, se faisait dailleurs appeler le roi soleil . Limage que lon donne de soi par la possession et lostentation dobjets de luxe peut tre assimile une recherche de cette aura. Dans la qute, le dsir joue un rle primordial. Cest ce quexplique Pascal lorsquil dfinit lobjet de luxe et le luxe en gnral partir des troislibidos : la libido dominandi, la libido sentiendi et enfin la libido capiendi. 9 A la libido dominandi

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PASCAL Blaise, Les Penses, Paris, Gallimard, 1999

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correspond une dfinition du luxe comme forme de paratre et de domination. Cest typiquement lattitude des Grands que les Moralistes du XVIIme sicle ont dnonc, en se jouant de la prciosit et des normes lies ltiquette. Les accessoires et les vtements composs de tissus luxueux participent aux lments de paratre. Le paratre et la domination incluent dans le rapport lautre la volont de se dmarquer par la magnificence. Par exemple, on note que ds la Renaissance on ne peut user du luxe qu condition que ce soit conforme son statut. La libido sentiendi se traduit par lpuisement des ressources et le dsir

de sduire. On veut plaire autrui, et en mme temps se satisfaire soi. La richesse de lobjet de luxe rside aussi dans le fait que pour maximiser leffet, il doit mobiliser les cinq sens. Lindividu la recherche de luxe oscille entre le dsir de libert et la servilit dans le regard dautrui. Les trois fonctions du parfum dans lhistoire peuvent signifier cette ambigut. 10 Dans les crmonies funraires, le parfum devient somptuaire. Il peut servir enfumer les dieux, adoucir la mort,prolonger le corps, et sduire. Symboliquement, lembaumement sert clbrer le corps car cela consiste le protger de la dcrpitude de la mort. Mais chercher le pouvoir de rsister au temps peut aussi sinterprter comme la manifestation dune grande crainte. Enfin, la libido capiendi fait rfrence la

connaissance et lacte patrimonial. Lobjet de luxe, en plus de se devoir dtre rsolument esthtique, entre dans lhistoire en ce que chaque pice cre est unique car elle est le rsultat dun savoir-faire authentique. La tradition et la transmission de savoir sont les cls de voute du luxe franais jusquau XIXe sicle. Rsultat dun riche hritage, les grandes maisons fleurissent en mettant en valeur un nom et la qualit de leur produit. En conclusion, la citation de Colonna d'Istria 11 rsume bien mon propos, savoir que :"Le luxe c'est, en somme, la rencontre de l'homme et de son histoire, l'acte volontaire d'un individu dans ce qu'il a d'unique pour marquer sa libert et pour, gratuitement et dans le plaisir, s'lever au dessus de sa condition."

Cette dfinition regroupe mon sens les principaux lments qui font du luxe une notion qui a pu traverser les poques. Si la valeur symbolique des produits de luxe a volu, les fondamentaux que sont lesthtique et le dsir de dpassement composent des points cl de ma pense. Le prsuppos qui admet que lhomme tend au renouvellement et linnovation dans le domaine du luxe va, plus tard dans cette tude, permettre de justifier lintrt des ressources exploitables par

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CASTAREDE Jean, Le Luxe, Que sais-je ?, 2007, 128 pages, lexemple du parfum est extrait de la page 50

COLONNA DISTRIA Robert, Lart du luxe, petit trait du luxe suivi d'un catalogue raisonn des objets, des lieux et des penses y contribuant, Herm, Paris, 1991, 224 pages

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Partie 1 : Histoire politique, sociale et culturelle du luxe de 1700 nos jours

Internet.

b. La notion de got au cur du luxe des XIXe et XXe sicles Au XIXe sicle, linnovation technologique dans le secteur du luxe sexprime dabord comme une tension. Lobjet de luxe jusqualors prsent comme unique, peut aussi ds ce moment se concevoir comme issu dune industrie. La dualit entre le caractre unique dun objet de luxe et sa reproductibilit technique est apparue au XIXe sicle. Elle donne lieu au renforcement de limage du luxe grce limposition du got. Cest peut-tre sur cet argument quont russi se dvelopper les marques au XIXe sicle. La rvolution industrielle qui se joue cette poque change les faons de fabriquer et de consommer. Lobjet de luxe autrefois unique, devient le produit dune srie. Lauteur Bruno Remaury revient sur lexpression Epiphanie de la marchandise de Walter Benjamin, afin de montrer limpact de lindustrialisation sur lobjet de luxe : Selon ltymologie mme du mot piphanie, cest le dispositif qui rgit les conditions de lapparition. Le moment fondateur est la naissance des grands magasins et les Expositions Universelles. Le XIXme sicle industriel aura pour volont dunir lindustrie et lart afin, prcisment, darracher la marchandise la sphre de lhumain , cherchant ainsi lui confrer une aura dautant plus problmatique quelle sapplique une fabrication en srie, cest--dire linfinie rptition standardise dun geste jusque l tisse dexclusivit. 12

Les valeurs dauthenticit du savoir-faire technique et de cration se dissipent au profit dune production plus grande chelle. Pourtant, le luxe est reconnu internationalement, et son succs ne dcrot pas. La qualit de production fait encore du luxe une entit conomique unique. Cette russite sappuie en grande partie sur la capacit produire de la valeur ajoute. Il procure le sentiment de pouvoir se dgager des contraintes matrielles premires. Malgr ce tournant dans lhistoire, le luxe a su conserver son aura en dveloppant une idologie du got : Une rhtorique du got accompagne dj le catalogue de lExposition universelle de 1851 : lobjet principal de la connaissance est le got, qui nest pas un simple effet du caprice mais le produit de la raison, aussi compltement que nimporte quelle autre conclusion propos du bien et du mal ou du vrai et du faux que nous atteignons par le travail et par lesprit . Le dbat, particulirement nourri dans lEurope de cette poque, entre tenants dun beau dans lutile et producteurs de copies de styles ralises en grandes sries

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REMAURY Bruno, Lobjet de luxe lre de la reproductibilit technique p371, Lobjet de luxe lpreuve de la marchandise , in ASSOULI, Olivier, Le luxe, Essai sur la fabrique de lostentation, Paris, Institut franais de la mode, Regard, 2005, 410 pages

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est moins, comme on la souvent analyse, une opposition entre artisans et industriels quune tentative de rdemption de lavilissement mercantile de la marchandise par le got, quel que soit par ailleurs son mode de production. On prfre parler de client plutt que de consommateur. Plus la marque est tendue et moins son consommateur a de chance dtre un connaisseur, plus elle place son discours dans la perspective dune rhtorique du got. 13

Cette dfinition du got repose sur les concepts de la philosophie idaliste de Kant. Ce philosophe allemand du XVIIIe sicle affirme : Est beau ce qui plat universellement sans concept 14 . Lencyclopdie Wikipdia propose de lexpliquer ainsi. Le but de Kant n'est pas de proposer des normes du beau, mais d'expliquer pourquoi une chose est belle, et en quoi consiste un jugement de got. Le beau serait un produit du sens esthtique. En ce sens, ce qui est beau, ce n'est pas un objet, mais sa reprsentation. Dans ce dbat, Kant prne la finalit sans fin (le beau nest pas lutile) ; et le plaisir dsintress . Le beau ne se confond pas avec lagrable , qui relve pour sa part d'une perception strictement personnelle : Quand je dis que le vin des Canaries est agrable, je souffre volontiers qu'on me reprenne et qu'on me rappelle que je dois dire seulement qu'il est agrable moi. ,15

Alors que pour l'exemple d'un jugement sur la beaut d'une chose, il explique : Je ne juge pas seulement pour moi, mais pour tout le monde, et je parle de la beaut comme si c'tait une qualit des choses 16

Si le beau apporte plaisir et satisfaction, c'est de manire dsintresse. Ce mouvement de pense suffit rehausser la vision du luxe alors un peu branle. Cette philosophie idaliste se convertit dans les murs en un moyen dguis dafficher une haute position sociale. Lobjet de luxe sentoure dune aura particulire. Ds cette poque, on nachte pas un objet mais un signe. Un peu la manire des blasons au XVIe sicle, o lillustration reflte larmoirie familiale, charge de son histoire. Au XIXe sicle, le regroupement de grandes maisons sous un nom de marque est

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IBID Le got comme source dachat KANT Emmanuel, Critique de la facult de juger, Gallimard, Paris, 1985, p978 IBID IBID Chapitre 7

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le rsultat de ladaptation des groupes la rvolution industrielle. Si Brunon Remaury parle de rhtorique du got , cest bien que lon a faire un langage parl et corporel issu dune nouvelle culture. Le terme consommateur est dnigr car associ la culture de masse, linstar de celui de client . Ce dernier, beaucoup plus abstrait, (du latin cliens. on le rattache au latin cluere, entendre) indique que lon quitte l'univers matriel pour entrer dans l'univers mental. Tout est mis en uvre pour faire sentir au consommateur quil est un client particulier. Cela fait alors parti des codes naissant de la distinction sociale. A ce stade de ltude on peut dj crer un parallle entre laura dune marque base sur lunivers immatriel, ainsi que le rve dun autre soi, et la sphre virtuelle sur Internet. Par exemple, les utilisateurs dInternet nont pas de pays dans le sens o ils peuvent accder nimporte quelle culture depuis leur poste de travail. Via les rseaux sociaux sur le web, chacun peut galement se crer un ou plusieurs avatars et ainsi rver dautres univers. Tout le paradoxe rside cependant dans le fait quaujourdhui le consommateur est mis en avant en tant, justement, que consommateur actif vis--vis de la marque, et non plus client passif. Nanmoins, je souhaite souligner le fait quau XIXe sicle le dbat autour du got dmontre que laffirmation de soi par des symboles ne fait que revisiter un lieu commun de la consommation ostentatoire. Par ailleurs, le concept du got universel et dsintress de Kant glisse vers le relativisme. Le jugement du got est subjectif, on discute des gots sans rel fondement. En outre la mode accompagne lavnement de la philosophie du got et devient un secteur du luxe part entire, de plus en plus dynamique. En effet, on peut dire que la mode a toutes les caractristiques du luxe. Elle fait appel la magie du crateur ; elle vise la beaut et la sduction ; elle renvoie la fonction sociale 17 .

c. Evolutions notoires au XX et XXIe sicle : larrive des marques La notion de marque soulve mon sens un paradoxe intressant si on veut identifier les perspectives du luxe sur Internet. Elle implique dtudier la position du client du luxe face une entit quil intgre et rejette tout en mme temps. Dun ct la marque joue sur sa capacit influencer lindividu. 18 Il sidentifie aux codes quelle diffuse travers son image. De lautre, il

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CASTAREDE Jean, Le Luxe, Que sais-je ?, 2007, 128 pages, p35

18

JEON Hyeong-Yeon, Analyse des sites web de marques de luxe, support publicitaire, marketing et identit des marques, thse soutenue sous la direction de M. le professeur Jean-Franois TETU, Universit Lumire-Lyon2, 2003 p.12 nommer, ce nest pas seulement lire un nom, cest confrer une identit, assigner une manire

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serait biais de croire que lindividu est entirement passif face cette image. Au contraire, dans le but de se distinguer et de fidliser, la marque de luxe permet lindividu de se rapproprier des valeurs. Le concept dimage de marque peut donc bien tre peru comme une interface entre le consommateur et la marque elle-mme. La marque affiche un logo qui lui permet daffirmer sa singularit. Les logos sont gnralement issus dune histoire, tel que le logo Lacoste. Selon Ren Lacoste lui-mme, l'origine du logo de la marque (un crocodile vert) viendrait d'un pari que lui avait lanc le capitaine de l'quipe de France de tennis lors de la Coupe Davis en 1927 : celui-ci lui aurait promis une valise en crocodile s'il gagnait un match important. Le public amricain aurait alors retenu ce surnom, qui soulignait la tnacit dont [il faisait] preuve sur les courts de tennis, ne lchant jamais [sa] proie . C'est Robert George qui lui dessine le crocodile qu'il porte dsormais sur son blazer, sur le court ou en dehors, et qui deviendra le symbole de la marque. La marque se rclame dailleurs comme tant le premier exemple d'un nom de marque figurant l'extrieur d'un article d'habillement. 19

Chaque dtail est tudi pour crer un univers et une histoire autour de la marque, la manire des grandes maisons de luxe issues dun hritage financier, culturel et patrimonial. Le logo peut tre un signe qui saccompagne dun slogan. Tout objet vendu se doit de suivre le design propre la charte graphique de lentreprise, et ce jusquau moindre dtail, comme par exemple lemballage. Jean Castarde regroupe les principaux atouts des marques comme suivant. Tout est mis en uvre afin que la marque rponde une triple fonction : 1. Simplification et identit 2. Garantie 3. Imaginaire et symbolique 20 Le premier point rejoint mon assertion selon laquelle la marque promeut une image qui influence lidentit de lindividu, ou inversement, une identit qui influence limage que lindividu de luimme. Le second point est lassurance de la qualit du produit vendu ; il doit se dmarquer par rapport la concurrence. Il montre que la marque vend avec lobjet son service au client. Le troisime point regroupe lhistoire et tous les signes et codifications qui entourent la marque. Afin

dtre, et peut-tre une bonne ou mauvaise fortune. Aux crateurs de marque incombe pour unepart la responsabilit du sort dun produit : comment il sera, sur le march, identifi, repr, reu, mmoris, dsir...1920

Encyclopdie Wikipdia CASTAREDE Jean, Le Luxe, Que sais-je ?, 2007, 128 pages, p35, p88

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daffiner la rflexion sur la construction de la notion de marque au XXe et XXIe sicle, on peut distinguer plusieurs types de marques. - la marque produit est une marque affecte de faon unique chaque type de produit fabriqu par lentreprise. Cest par exemple le cas de toutes les marques de champagne. 21 - la marque ombrelle est une marque unique utilise pour des produits diffrents, de manire faire bnficier ces produits de la notorit et de l'image de la marque ombrelle. Par exemple, exprimant l'importante diversification du groupe Cartier, Herms ou encore Yves Saint Laurent, sa marque est appose sur de la maroquinerie, de la parfumerie, de la joaillerie, de lhorlogerie, etc. Elle devient marque mre lorsqu'elle est associe diverses marques produits (alors qualifies de marques prnoms). L'objectif est toujours de faire bnficier le produit de sa notorit et ventuellement de son image, tout en le dotant d'une identit spcifique facilitant la communication. 22 - la marque caution est caractristique d'une marque qui, par sa notorit et son image, authentifie le produit et ventuellement son origine et sa qualit. Elle est une sorte de garantie donne par l'entreprise de la qualit de son produit. Acheter un produit de marque est un moyen pour le consommateur de se protger contre le risque et de rduire son incertitude. C'est ainsi que certaines marques sont considres comme marques-griffe car elles servent garantir la fiabilit, la qualit et l'origine de produits ainsi que la comptence des concepteurs et des fabricants. Par exemple, Cardin soutient autant la mode, lart, la gastronomie et lart de vivre avec Maxims, que lvnementiel. 23 - la marque corporate : Elle est une mise en scne de lentreprise. Au contraire de cette dernire, son rle est moins de vendre que de se faire des alliers comme le dit si bien Muriel Humbertjean, directrice gnrale adjointe de TNS Sofres. Dans une interview 24 , elle essaie d'en expliquer l'importance en montrant que seule la marque corporate peut rpondre l'ensemble des

Site des professionnels du marketing/ Dfinition du glossaire du/ e-marketing.fr /en partenariat avec lEncyclopdie du marketing de LEHU Jean-Marc, Eyrolles /consult le 2 avril 2010.22

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IBID http://www.pierrecardin.com http://www.dailymotion.com/video/xchpek_la-marque-corporate-est-elle-morte_webcam

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publics. Elle ajoute galement : Les gens ne s'intressent plus qu'aux produits mais aussi aux conditions dans lesquelles ce produit a t conu et fabriqu. Les entreprises doivent donc apprendre mieux articuler marques commerciales et corporate, assumer le dveloppement durable et enfin apprendre composer avec les marchs financiers. LVMH est la marque corporate par excellence en France. En ligne depuis 1998, Lvmh.fr a fait l'objet d'une refonte complte en juillet 2002, graphique, ergonomique et ditoriale.[] Un effort particulier a port sur la visibilit des marques du groupe : actualisation rgulire des pages d'accueil et des actualits produits, adresse des socits mres et de chacune des filiales dans le monde, et liens vers les adresses Internet de chacune. Lvmh.fr joue ici un rle d'aiguillage vers les sites de marque. Pour cultiver "l'attachement au groupe via les marques", explique Evelyne Renard, un magazine ddi exclusivement l'actualit et l'vnementiel produit a t mis en ligne, relay par une newsletter. Cre fin juillet 2004, elle enregistre prs de 500 nouveaux inscrits par mois dans plus de 80 pays. Le taux de clics de la dernire newsletter, envoye mi fvrier 4.000 abonns, a atteint 47 %. 25

La marque corporate joue un rle tampon face la marque commerciale. Llaboration dun site web avec une rubrique ddie cette relation est donc un choix judicieux. Limportant est de rendre le plus transparent possible les recompositions rcentes : Le rachat de PME indpendantes lies des marques prestigieuses a permis la constitution de groupes nouveaux pluriproduits et internationaux. Les synergies ralises ont permis aux principaux groupes (LVMH, PPR et Richemont) de sadapter aux volutions du march et des comportements des consommateurs. Derrire les combats mdiatiques, comme celui autour du rachat de Gucci, se joue en fait une recomposition financire et industrielle de grande ampleur tant certains secteurs du luxe constituent des domaines fortement bnficiaires. 26

Le dernier exemple illustre bien la dynamique actuelle qui rpond en fait aux alas de la conjoncture. Les gains lis aux changes internationaux se sont figs la suite de deux vnements qui ont invers la tendance : la guerre du golfe, et le 11 septembre 2001. Par exemple, une tude de la COFREMCA et le CCA, RISC SOFRES dmontre la chute des flux

25

Article du site Le journal du Net, LVMH.fr le changement dans la continuit , LEVEQUE Emilie, le 2 mars 2005, consult le 02 avril 210.

CHATRIOT Alain, Entreprises et histoire ESKA, La construction rcente des groupes de luxe franais : mythes, discours et pratiques, I.S.B.N.2747212526, 208 pages, p. 143 156

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touristiques, surtout pour le Japon. 27 Ds le XIXe sicle linnovation technologique pousse le secteur du luxe se dmocratiser et se rapprocher du fonctionnement de nimporte quelle autre grande industrie. Jean Castarde dcrit la position ambivalente du luxe cette poque : Ds 1948, tout en conservant leur activit artistique voue au vrai luxe, celui de l'exceptionnel, celui du hors srie, et du sur mesure qui satisfait de grands bourgeois fortuns et les expositions universelles, les crateurs d'objets d'art avaient dvelopp le "demi-luxe" sous forme de sries d'objet de qualit moindre prix. Ce sont les accessoires. 28

Le prsuppos selon lequel Internet a un effet ngatif sur le luxe du fait de ses rpercussions en termes de dmocratisation, ne fait en ralit que soulever un dbat plus ancien. Ce secteur a les moyens financiers et les capacits artistiques, culturelles pour dpasser ce type de contradiction. En largissant sa clientle, il a complexifi sa dfinition. Dj, plusieurs branches du luxe naissaient, et dcomposaient par l mme la dfinition connue du luxe. Cependant, lextension sur des domaines plus nombreux doit mon avis tre interprte de faon positive puisque cela signifie que le luxe parvient voluer en fonction du mouvement et des tendances de chaque priode. Le passage du XIXe au XXe sicle montre une adaptation du concept de raret du luxe. Lindustrialisation de ce secteur doit abandonner le concept classique de raret pour se tourner vers linnovation. Si la raret ne se situe plus dans lunicit de lobjet car celui-ci est produit en srie, elle peut nanmoins jouir des volutions technologiques et profiter des apports de la techniques pour amliorer ses moyens de fabrication et de distribution. Cest ce que je souhaite dmontrer dans la partie suivante.

27 28

CASTAREDE Jean, Le Luxe, Que sais-je ? 2007, 128 pages, p.72

CASTAREDE Jean, Histoire du luxe en France, Des origines nos jours, Marsat, Eyrolles, 2007, Partie 3, Le 19eme sicle et le luxe bourgeois , chapitre 8, le luxe au XXe sicle : entre dmocratisation et innovation

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B. Lindustrie du chic lpreuve de la raretSi tout ce qui est chic est cher, alors est-ce que tout ce qui est rare est cher ? Lmotion est souvent fonde sur le sentiment dexclusivit, de raret que procure la possession ou la consommation des objets exceptionnels. Le primtre du secteur du luxe reste assez imprcis et la dfinition peut tre gomtrie variable, mais les intervenants du secteur communiquent tous, des degrs diffrents, sur la notion de raret. Jochen Zeitz, CEO de Puma la explicitement revendiqu fin 2003 dans le magazine conomique suisse Bilan lorsquil dclare : les chaussures Puma ne devraient pas se vendre chaque coin de rue, elles doivent tre rares . 29 Mais cette qute de la raret ne contredit-elle pas les impratifs de croissance suscits par des actionnaires qui, notamment dans le domaine du nouveau luxe , veulent rentabiliser leurs investissements ? Surtout depuis que lindustrie est en partie contrle par des groupes de luxe comme LVMH avec Vuitton ou Dior, Richemont avec Cartier ou Dunhill, PPR avec Gucci ou Boucheron qui ne cachent pas leur souci de valorisation de leur cours boursier. En 2007, toutes les marques du groupe LVMH devraient gagner de l'argent. C'est du moins l'objectif affich en marge de la prsentation, hier soir, des rsultats 2006 du numro un mondial du luxe. Dans un souci d'quilibrer ses activits et ses profits, le groupe cherche pousser la rentabilit de chacune de ses quelque soixante marques. Dj, les quelques moutons noirs des analystes financiers ces dernires annes ont commenc faire leurs preuves. [] Il s'agit ainsi de prouver le succs de la stratgie de groupe multimarques initie par Bernard Arnault dans les annes 1990. moyen terme, l'ide est de trouver des relais de croissance et de profits capables de diminuer la dpendance du groupe l'gard de sa vache lait Louis Vuitton qui rapporte encore grosso modo la moiti du rsultat oprationnel. 30

La notion de raret a plusieurs dimensions ; pour les uns, elle se traduit par des produits chers composs de matires premires prcieuses ou peu accessibles. Rcemment, la notion de raret est devenue plus virtuelle, reposant sur des pratiques telles que les sries limites, la distribution slective ou encore les relations publiques, lvnementiel, linstar de Breitling avec son tour du monde en ballon. Voici lanecdote :

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CATRY Bernard, Revue franaise de gestion, no171, Lavoisier, Cachan, 2007, article Le luxe peut tre cher, mais est-il toujours rare? pp. 49-63 Article du site Le Figaro, LVMH pousse la rentabilit de ses petites marques par COLLOMP Florentin, le 15 octobre 2007, consult le 30 mars 2010

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La Fdration aronautique internationale parraine cette entreprise extravagante et en fixe les rgles. Il s'agit de parcourir d'un trait au moins 26 700 kilomtres - les deux tiers de la circonfrence de la plante - en franchissant tous les mridiens, sans moteur bord. Six quipes sont en lice, avec six ballons diffrents et six stratgies distinctes.[] Deux candidats milliardaires, Richard Branson, le flamboyant patron de Virgin, et Steve Fossett, le roi du bton canadien, partis tout fiers de Marrakech, sont dj tombs avec leur nacelle dans la mer. 31

Tandis que lvnement apparat marquant par sa grandeur, il rvle galement la raret technique des montres Breitling. La marque allie la fabrication de montres et dinstruments de prcision pour laviation mondiale. 32 Cest autour de ces diffrents axes que se construit la partie suivante. Elle suit une perception linaire de la raret, cest--dire en allant du sens conventionnel et large du terme ; puis jaborderai la raret technologique, pour enfin explorer les nouveaux contours de la raret virtuelle.

a. De la raret naturelle la raret virtuelle : la fin de la raret ? Voici la dfinition de la raret propose par le dictionnaire le Littr : Petit nombre, petite quantit, par opposition abondance. La raret de l'argent. La raret des hommes aprs une longue guerre.

Article du site LExpress.fr, Le tour du monde en ballon crit par MONIER Franoise, publi le 14 janvier 1999, consult le 02 avril 2010.32

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DEQUEANT Frdric, GARNIER Stphanie, Dossier Analyse Marketing Cartier, 2004- 2005, document PDF : En 1884, Lon Breitling ouvre Saint-Imiez, dans le Jura suisse, un atelier spcialis dans la fabrication de chronographes et de compteurs de prcision pour les sciences et lindustrie. En 1936, Breitling devient fournisseur officiel de la Royal Air Force. Cest le dbut de la grande coopration avec laviation mondiale. En 1976, Ernest Schneider (pilote, fabricant de montres et spcialiste en microlectronique) reprend la marque Breitling de Willy Breitling, petit-fils du fondateur. Plusieurs de ses modles, tels la Navitimer et le Chronomat, sont devenus des objets-cultes pour les pilotes du monde entier. La marque sest spcialise dans les instruments de poignet fiables et performants, conus pour les professionnels les plus exigeants. Ses chronographes, qui rpondent aux plus hauts critres de robustesse et de fonctionnalit, et sont tous quips de mouvements certifis chronomtres par le Contrle officiel suisse des chronomtres (COSC), la plus haute rfrence en matire de prcision et de fiabilit. John Travolta est lgrie de Breitling.

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Cette dfinition relativement simple de la raret correspond bien aux critres traditionnels du luxe. A lorigine du luxe, la raret naturelle se fonde sur la faible disponibilit de certaines matires premires, de composants ou mme de capacit de production. Cest le cas de la joaillerie avec les mtaux prcieux, ou encore des vins et spiritueux avec la limitation naturelle de la talle des vignobles ou des conditions climatiques. Une politique de raret naturelle lintrt vident de gnrer un puissant avantage concurrentiel si lentreprise peut scuriser ses approvisionnements. Il sensuit que le succs dune telle politique repose autant sur laptitude ngocier et tablir des relations long terme avec des fournisseurs de matriaux prcieux, en amont, que sur la capacit marketing de convaincre le consommateur, en aval. [] La raret naturelle relve du caractre provisoire ou partag de lindisponibilit de certains matriaux qui avaient pu, lorigine, construire lexclusivit dun produit de luxe. [] La pnurie des composants est lattribut de lindustrie, pas de lentreprise qui doit donc en partager les bnfices avec ses confrres. Cette pnurie est donc une condition ncessaire mais pas suffisante pour scuriser les marges des maisons concernes. Le dfi devient, comme le tente DeBeers dans les magasins quil gre avec LVMH en associant rgulirement le cuir aux diamants, de faire en sorte que la marque ajoute quelque chose la raret gnrique du secteur. 33

Un exemple de raret classique est Dormeuil. Le spcialiste des draperies de luxe dniche des matires rares et exceptionnelles qui s'adressent au gratin des tailleurs ainsi qu'aux spcialistes de la mode masculine de grand luxe. En 2008, ce fut le Royal Qiviuk _ une matire provenant de la fourrure intrieure du buf musqu, animal du grand nord canadien _, vendu 1840 euros le mtre. Ses fibres courtes et fragiles, rcoltes la main par les Inuits, taient mlanges la laine super 200s et du cachemire. 34 Dans une interview pour Monsieur, le magazine de lhomme lgant des mois de septembreoctobre 2004, Yann Moix dit : Quand je vois des mannequins de chez Givenchy, jai limpression que cest des inaccessibles qui portent de linabordable . 35 Cet homme tout faire de la culture, la fois ralisateur (Podium, 2002) et crivain (son premier roman, Jubilations vers le ciel, reoit le prix Goncourt du premier roman et le prix Franois Mauriac de l'Acadmie franaise en 1996) montre bien que quelle que ce soit sa position dans la socit (homme de

33 34 35

IBID BASTIEN Vincent, KAPFERER Jean-Nol, Luxe oblige, Paris, Eyrolles, 2008, 383 pages, p125 AURAY Nicolas, GENSOLLEN Michel, Internet et la synthse collective des gots, PDF, 2007, 22 pages

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talent, reconnu, mdiatique), personne nchappe la fascination que la raret exerce. Les marques lont bien compris. Elles continuent donc cultiver le sentiment de raret, dautant plus que cela leur permet daugmenter leurs tarifs et leurs marges. Les socits suivent une stratgie qui consiste restreindre la distribution de certains produits dans le but de crer artificiellement une survaleur selon le principe que ce qui est rare est cher . Elles cherchent constamment convaincre leurs publics, quitte monter en gamme : Cartier a rduit le nombre de ces rfrences dans sa ligne Must , diminu le nombre de ses points de vente en particulier chez les oprateurs Duty free , et lanc un dpartement Private collection pour les montres de prestige. Gucci a cr une srie de sacs et de chaussures sur mesure. Les clientes peuvent choisir le style, la couleur et le type de cuir de ces objets pour un prix relativement lev. 36

Pourtant, lextrait du document de Bernard Catry montre galement que les marques ont pour mission de reconqurir le sentiment de raret. La notion connat aujourdhui une large complexification de son sens. Elle implique dsormais plusieurs paramtres telle laugmentation de laccessibilit aux biens et services partout dans le monde ; de faon tangible, de par la mtamorphose des circuits de distribution, et de manire intangible, grce Internet. Ainsi, on constate un double phnomne : labandon de la raret du fait de la dsintermdiation des produits via Internet et lexigence de plus dinformation de la part du consommateur, dont rsulte une plus grande transparence et visibilit des marques et des produits en gnral. La qualit passe en effet par la connaissance et le savoir associ au produit. En effet, quappellet-on aujourdhui luxe ? Les auteurs dun ouvrage de marketing affirment : Par construction le luxe, tant rserv une lite, est ds l'origine rare. Raret et luxe sont donc consubstantiels. A partir du moment o le luxe se dmocratise, s'il perd son attribut de raret, il se spare de son essence et risque de devenir vulgaire. 37

Or, Internet a enrichi le dbat dans la mesure o il est un rseau informatique et un mdia

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CATRY Bernard, Revue franaise de gestion, no171, Lavoisier, Cachan, 2007, article Le luxe peut tre cher, mais est-il toujours rare? pp. 49-63

BASTIEN Vincent, KAPFERER Jean-Nol, Luxe oblige, Paris, Eyrolles, 2008, 383 pages, p260 La distribution doit grer la raret

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mondial qui rend accessible au public de multiples services, parmi lesquels le World Wide Web. Grce au protocole de communication IP (Internet protocol), il favorise donc galement laccs aux choses les plus rares. Par exemple, la connexion au rseau rend possible la commande en ligne, et nombreux sites, notamment ceux de luxe, en profitent pour dtailler les qualits du produit. De plus, bien que linformation soit accessible partout, la notion deffort nest pas perdue. La recherche sur Internet est presque aussi longue que dans des livres. Malgr louverture sur de grandes possibilits nouvelles, Internet est aussi peru comme un mdia qui participe de la dprciation de la raret. Pourtant, la qualit de linformation existe. La raret naturelle saffaiblit et devient une valeur trop incertaine pour tre soutenue par les nouveaux entrants dans le secteur, qui se tournent davantage vers une mise en valeur dune image de raret et dexceptionnel par le biais de campagnes de publicit.

b. le mass luxury Aux antipodes de la raret, la dmocratisation du luxe atteint son paroxysme travers le concept de la "mass luxury". Ainsi, aborder la notion de raret implique une analyse de la redfinition du primtre du luxe de nos jours : Certains acteurs en proposent une version relativement inaccessible : haute couture avec Chanel ou joaillerie avec Boucheron par exemple. Dautres laborent des produits valorisants mais moins exclusifs : montres Tissot ou stylos Mont-Blanc par exemple. Certains commercialisent des sensations et des plaisirs accessibles, linstar des cosmtiques Este Lauder ou du champagne Mercier. Enfin, chaque anne voit apparatre de nouveaux entrants dans le secteur qui, jusqu prsent t perus comme exclusivement mass market et souhaitent dsormais monter en gamme. Cest le cas de Starbuck dans le secteur des cafs, de Ben & Jerry ou Haagen-Dasz pour les glaces, [] marques qui tmoignent de lmergence dun nouveau luxe , ou du masstige selon lodieux nologisme la mode. Ces objets sont bien plus accessibles que ceux du luxe traditionnel, mais moins que ceux proposs au grand public. Bien que leur stratgie repose sur les grands mdias et la distribution moderne, ces produits prtendent eux aussi une image dexceptionnalit, mme relative.

Il faut souligner lexistence de ces catgories mergentes dont on doit tenir compte si lon veut avoir une vue exhaustive de la conception du luxe au XXIe sicle. La citation exprime la multiplicit dans la manire de concevoir le luxe et la raret. Le dernier aspect suggre les possibilits de transfert entre les diffrents secteurs de 23

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consommation et permet didentifier un mouvement gnral qui tend lhorizontalisation des usages et pratiques, cest--dire que lon passe plus facilement dun got un autre, dun secteur un autre : La frontire entre culture populaire et culture savante aurait tendance se brouiller. De nombreuses enqutes montrent lapparition dans les normes de bon got dun clectisme culturel, le dominant serait devenu culturellement omnivore, et lomnivoracit serait mme devenue une norme de bon got (par opposition lancien exclusivisme snob). Ldification des frontires symboliques se dplace des objets culturels vers les attitudes, la manire de consommer : le mme produit culturel fait plus facilement lobjet de plusieurs lectures simultanes. Aujourdhui, ceux qui ont adhr sous ltiquette "rock and roll" aux styles populaires de musique dans leur jeunesse, y compris aux styles de danse afro-amricaines, ont conserv cet engouement lge adulte : ils composent ainsi "la gnration Woodstock" et cessent de se normaliser sur une chelle unidimensionnelle. Ils ont des gots dissonants.

La dernire partie de la citation fait rfrence lmergence de la contre-culture aux Etats-Unis dans les annes 1960. 38 Face la guerre du Vietnam et une baisse de confiance dans le pouvoir en place, le peuple amricain est en proie un vritable dsenchantement de ses valeurs autrefois si solides. Mais dans le creux de la vague, une nouvelle culture apparat, elle est issue de lhistoire du multiculturalisme aux Etats-Unis, ainsi qu la monte de la contestation qui stablit peu peu comme nouvelle valeur. Pourtant, la contre-culture va elle aussi venir envahir la culture de masse. Par exemple, Elvis Presley qui incarnait le rock et la rbellion, devient rapidement un emblme pour les foules. Ses disques sont vendus des millions dexemplaires. Bien sr linvention du disque microsillon facilite sa diffusion au large public. On peut prsumer la mme chose avec Internet. Si jai laiss entrevoir le rle dInternet comme nouveau mdia de communication, de marketing et mme de distribution dans la fin de la raret, il faut galement tudier les rpercussions des innovations sur lavenir du luxe.

c. la raret technologique Les apports des nouvelles technologies sont si rapides et impressionnants quelles constituent des rarets elles-seules. Loin de la tradition et de lhritage, qui sont pourtant des valeurs chres au luxe traditionnel, la technologie est en train de devenir une denre rare pour le luxe ! On peut

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Pour plus de renseignements ce sujet, consulter : KASPI, Andr, Les Amricains, tome2 : Les Etats-Unis de 1945 nos jours, Seuil, Paris, 2008, p344 761

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mme dire que les deux univers sont inextricables :"Le luxe tant la fois intemporel et actuel, doit toujours mler tradition et innovation, c'est mme souvent lui qui est la pointe de l'innovation, ses clients en tant friands et l'absence de la contrainte du prix le permettant : l'innovation est toujours coteuse au dbut." 39

Daprs la citation, la notion de luxe contient une valeur de dpassement et de renouvellement qui implique quelle sarticule parfaitement avec les nouvelles technologies. En se tournant vers le pass, on saperoit que ctait le cas ds lentre des nouvelles technologies au cur de la socit : Fond en 1925 par deux ingnieurs Danois, B&O s'est toujours voulu la pointe du design et de l'innovation technique. Jusque dans les annes 70, le succs a t au rendez-vous : les produits taient la fois des objets au design exceptionnel (entre au MOMA) et des produits la pointe de la technologie.

De par le ct fascinant, et au-del de toute logique rationnelle (le travail sous-jacent semble incommensurable lchelle dun individu) chaque invention est susceptible denrichir laspect dun produit luxueux. En effet, tre la pointe du progrs cest se permettre une complexit technique maximale. Ce critre entre en jeu de la phase de conception, ralisation par un matre duvre, celle de lappropriation par lusager. Le savoir-faire de fabrication, le processus de commercialisation, la capacit datteindre des niveaux exceptionnels de qualit sont importants. Par exemple, Valmont utilise des plantes de montagnes pour produire en Suisse des cosmtiques de haut de gamme. Leur raret est plus fonde sur la technologie de fabrication que sur la disponibilit des plantes elles-mmes. Le techno-luxe permet donc un retour aux produits de haute qualit. De surcrot, la finesse du techno-luxe est de pouvoir faire preuve dune transparence absolue. Cela revient en fait jouir pleinement du progrs, sans avoir s'en proccuper ! Certains objets utiliss au quotidien peuvent se transformer en vrais bijoux. Cest le cas du tlphone mobile Vertu de la marque du constructeur finlandais Nokia. Cest une division oriente luxe appartenant Nokia, compose principalement de designers et dingnieurs. Le parti pris de ne pas attribuer le nom de Nokia est dailleurs un choix stratgique du constructeur, afin de dlimiter la gamme

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BASTIEN Vincent, KAPFERER Jean-Nol, Luxe oblige, Paris, Eyrolles, 2008, 383 pages, chapitre 13 : Les business modles du luxe, "Luxe et innovation permanente : le business modle high-tech" p331

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luxe de Vertu. Par ailleurs, cette marque nest pas distribue au travers de simples magasins dlectroniques ou doprateurs tlphoniques, mais seulement par lintermdiaire de bijouteries. La marque Vertu propose des modles de trs haut standing, notamment composs et/ou intgrant des matires ultra nobles telles la platine, lor, le cuir, les diamants. Les prix sont bien videmment en consquence puisquun modle Vertu peut schanger contre plus de 30 000 euros (pour les modles les plus coteux). 40

Les lourds investissements en Recherche et Dveloppement demeurent un handicap qui peut nanmoins tre rattrap si lon sefforce damliorer la structure des cots. Lenjeu se reporte alors sur la productivit de la fabrication et le cot de revient de cette technologie. La raret technologique repose alors sur l'utilisation d'ingrdients et processus de fabrication complexes et a pour rsultat de limiter le volume des ventes. Si linnovation technologique trouve un cho favorable sur le march, la concurrence cherchera suivre, annulant ainsi lavantage acquis par la firme innovante si elle nest pas protge par un savoir exclusif ou des brevets. 41

Le techno-luxe doit sencadrer dune lgislation adapte la prcision et au savoir technique, mais ces problmatiques rejoignent celles bien connues du savoir-faire artisanal du luxe traditionnel. La reconnaissance de linventeur ou dun constructeur est pareille celle du crateur dans lunivers de la mode par exemple. Un des enjeux pour russir se distinguer par linnovation est de matriser parfaitement les moyens de production. En voici un exemple : La Trilogie des Grands Crus domine la gamme des champagnes Mot et Chandon maintenant que Don Prignon est devenue une marque plus indpendante dans la socit. Alors que la plupart des champagnes sont labors partir dun mlange de rcoltes dans la rgion, la Trilogie repose sur un seul prestigieux cpage pour chacune de ses trois appellations : les Vignes de Saran , Les Champs de Romont et Les Sarments dAy . Seules quelques 15000 bouteilles de chaque vin sont commercialises, uniquement par lintermdiaire de restaurants prestigieux : une innovation de production porteuse dimage.

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Site Gnration Nouvelle Technologie, Article Vertu, la division luxe de Nokia : demande trs leve par Laurent T. , le 18 aot 2006, consult le 17 avril 2010 41 CATRY Bernard, Revue franaise de gestion, no171, Lavoisier, Cachan, 2007, article Le luxe peut tre cher, mais est-il toujours rare? pp. 49-63

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Si lon est ici loin des enjeux lis aux nouvelles technologies, on peut penser que la production de champagne requiert tout de mme un savoir singulier. Cest lexpression dun terroir alli la finesse dune production dexception. On peut dire quil existe un parallle entre les technologies de pointe et les exigences de qualit et dinnovation requises par le luxe. En outre je pars du prsuppos que nos envies et la qute du plaisir est une exprience de plus en plus individualis. La contrainte de la rapidit dacquisition et la volont de plus dinformation de la part des consommateurs laisse prsager un avenir tourn vers les apports dInternet et ses services. Daprs certains le sentiment de raret est bafou par Internet. Voici un rsum des prsupposs communs auxquels on rattache le luxe : La diffusion perue tue le rve via la perte d'exclusivit, donc la perte du ressort social du luxe, et de la tension du dsir de l'autre. Il faut donc rduire la diffusion, accrotre les obstacles l'accs la marque. Cela passe d'abord par la hausse forte des prix : elle fait le tri entre les vrais et faux clients du luxe, ceux qui cherchent du sens et ceux qui consomment du signe, aujourd'hui de cette marque, demain de telle autre, en fonction des modes. Cela passe aussi par une rduction de la distribution, la hausse de la slectivit, des exclusivits offertes aux clients, etc. 42

De mon point de vue, je retiendrai que cest finalement lexprience du luxe qui compte. Alain Etchegoyen, un chteau Yquem nest ni inabordable, ni rduit un seul exemplaire, mais la bouteille, la robe, ltiquette, la concentration quil exige en dgustation, limaginaire, le sucre, le soleil, linvasion du palais, toutes ces sensations disent le luxe . On peut se procurer sa guise une bouteille dun grand nom de domaine via Internet, mais cela ne remet pas en question la qualit du produit command, qui reste dtenteur de tout son charme. Lexprience vcue avec et grce au produit (de par sa qualit de fabrication, etc.) reste prioritaire. En loccurrence, Internet facilite cette exprience.

BASTIEN Vincent, KAPFERER Jean-Nol, Luxe oblige, Paris, Eyrolles, 2008, 383 pages, Chapitre 6 : Dvelopper le capital de la marque "Construire et prserver le rve", p168

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Partie 2 : Marketing et image du luxe sur Internet

C. Le rve agrgateur d'Internet et du luxeDans une confrence de Presse, Georges Pompidou aura une de ces formules qui marquent cet exercice toujours trs attendu : Chre vieille France La bonne cuisine Les Folies Bergre Le gai Paris La Haute couture, les bonnes exportations Du Cognac, Du Champagne et mme du Bordeaux et du Bourgogne Puis aprs un court silence durant lequel il remue le doigt en signe de ngation, il ajoute : Cest termin ! La France a commenc et largement entam une rvolution industrielle ! .

Car la France de Pompidou, cest la France qui met en projet le TGV en 1974 peu de temps aprs la mort du prsident, la filire Airbus, le programme Ariane, le supersonique Concorde, le nuclaire civil dynamis aprs les chocs ptroliers. Cette poque a boulevers limaginaire et la symbolique dun objet de luxe. Du rang de sacr il sest align au banc du consumrisme et est devenu un simple objet en srie. Pourtant lhomme continue de vouloir du rve, et se projette dans des univers qui assouvissent son dsir dindividualit. A ce sujet le sociologue Gilles Lipovetsky crit :"Nayant plus foi en un avenir qui serait mcaniquement meilleur et plus juste, il reste pour les individus, l'espoir d'un mieux tre, la fte des sens, l'attente des beauts qui nous sortent de la grisaille du quotidien. Le luxe n'est plus la part maudite, mais la part du rve, de l'excellence et du superlatif dont l'homme a besoin."

Selon une tude de la "socit Ipsos France" sur les hauts revenus 2005, le luxe serait avant tout associ un plaisir personnel (55%) destin viter une forme de dsuvrement. Le luxe interviendrait comme une alternative l'oisivet, comme un divertissement au sens pascalien. 43 Selon Pascal, le divertissement revient se dtourner de sa solitude car se retrouver seul face soi-mme a un ct inquitant : Le silence des espaces infinis meffraient.

Ainsi, il est commun de retenir deux lectures diffrentes sur le luxe. Dune part, certains ont un regard pjoratif sur lunivers du rve cultiv par le monde du luxe car ils croient au prsuppos que cette ralit autre vise nous faire croire que possder des biens participent au bonheur. Dautre part, lonirisme intrinsque limage du luxe peut devenir cratif et novateur lorsquil est

43

CASTAREDE Jean, Histoire du luxe en France, Des origines nos jours, Marsat, Eyrolles, 2007, 377pages, partie III Embourgeoisement et dmocratisation du luxe , chapitre 8 Le luxe du XXme sicle entre dmocratie et innovation , p357

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conjugu lunivers virtuel dInternet.

a. Le rve impossible sans la notorit Pour faire rver leur client, les plonger dans un univers part, singulier, qui les sort de leur quotidien, les marques doivent cultiver une image du succs. Leur rputation et leur notorit doivent tre connues de tous. Les grandes maisons ont la possibilit de mettre au service de la cration des moyens largement suprieurs ceux dont disposent de petites entreprises. Tout le monde ne peut pas miser trois, cinq ou dix millions de francs sur tel ou tel niveau de cration. De plus, la cration peut prendre du temps : certaines entreprises ne prennent que six mois pour concevoir un parfum, mais Herms va prochainement mettre en vente un nouveau parfum masculin qui est en prparation depuis sept ans. Il faut avoir les moyens dattendre ! Etant donn que la mdiatisation est essentielle la notorit, Internet joue dsormais un rle fondamental dans la diffusion de cette image. Il favorise donc le rve. Il permet une notorit faible cot et avec une grande qualit d'excution. En effet, pour une petite marque, un site trs qualitatif constitue un renfort considrable de la stratgie de "buzz". Le premier principe des outils de buzz est dtre collaboratif : Le buzz cest une nouvelle approche du marketing. Cest tout simplement le bouche oreille , le mdia le plus puissant du monde. On lappelle plus communment buzz , qui signifie bourdonnement en anglais. Le message sera diffus par les internautes eux-mmes. Leffet du message est donc dcupl, lutilisateur devient un leader dopinion. 44

De fait, ce sont dexcellents dtecteurs de tendance. Wikio 45 par exemple est un portail dinformations qui fouille dans les sites de presse et dans les blogs pour trouver lactualit qui vous intresse. Il existe donc une partie presse et une autre qui permet de connatre les blogs intressants sur tout type de thmatique ou secteur dactivit. Cependant, la renomme dune marque peut se retourner contre elle-mme. Parmi les grandes marques nombreuses sont victimes de la contrefaon. Cest notamment un des risques encourus

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Glossaire Luxe, web et nouvelles technologies http://www.wikio.com il existe diffrentes ditions de Wikio dans le monde

45

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par Internet."Sur EBay, beaucoup d'offreurs vendent en ralit des contrefaons : c'est pourquoi les marques ayant sign le protocole vero peuvent faire supprimer de ce site des offres dont la provenance n'est pas assure. LVMH a obtenu une svre condamnation deBay pour la vente de produits Louis Vuitton contrefaits en juillet 2008. Chose intressante, le prjudice a t calcul partir de nombre de clics et du manque gagner en royalties si ces produits avaient t authentiques." 46

Cest galement le rsultat de la large mdiatisation du luxe et de sa tendance la dmocratisation. Le phnomne des stars illustre bien cette tendance la mdiatisation et la dmocratisation du luxe. Edgar Morin propose une rflexion intressante sur le rapport que lon entretient avec elles. Comme tout culte spontan et naf mais entretenu par ceux qui en profitent, le culte des stars spanouit en ftichisme. Lamour impuissant veut se fixer sur un fragment, un symbole de ltre aim, dfaut de sa prsence relle, par exemple les photographies, prsences-ftichistes universelles du XXe sicle. 47 En outre, la star marchandise ne suse ni ne se dprit la consommation. La multiplication de ses images, loin de laltrer, augmente sa valeur, la rend plus dsirable. Autrement dit, la star demeure originale, rare, unique, lors mme quelle est partage. Trs prcieuse matrice de ses propres images, elle est ainsi une sorte de capital fixe. []La star est comme lor, matire ce point prcieuse quelle se confond avec la notion mme de capital, avec la notion mme de luxe (bijou) et confre une valeur la monnaie fiducire. [] Elle est aussi comme des produits manufacturs dont le capitalisme, devenu industriel, assure la multiplication massive. Aprs les matires premires et les marchandises de consommation matrielle, les techniques industrielles devaient semparer des rves et du cur humain : la grande presse, la radio, le cinma nous rvlent ds lors la prodigieuse rentabilit du rve, matire premire libre et plastique comme le vent quil suffit de former et de standardiser pour quil rponde aux archtypes fondamentaux de limaginaire. 48

Limage de luxe que nous renvoient les stars dans les magazines people sont effectivement des mini reprsentations qui peuvent servir de modle pour certaines jeunes personnes influences par des looks, des styles de vie, des paroles. Linvasion des clbrits, notamment sur le march des cosmtiques est significative du dsir de projection des individus. Les ambassadrices de

BASTIEN Vincent, KAPFERER Jean-Nol, Luxe oblige, Paris, Eyrolles, 2008, 383 pages, Chapitre 11 Manager le rve par la communication , "Contrefaon et Internet" p 17747 48

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MORIN Edgar, Les Stars, Evreux, Editions du Seuil, 1972, 188 pages, La liturgie stellaire p83 IBID La star marchandise p100

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lOral par exemple, sont lincarnation dun mode de vie, de valeurs ; elles apportent de la modernit au produit et gnrent de la projection. On observe donc la fois une volont de proximit avec le consommateur et doffrir du rve, du divertissement une chelle plus collective via limaginaire que reprsentent les stars.

b. Internet et le rve dauthenticit Les marques de luxe ont le choix entre une communication forte sadressant un public assez large, ou une faible communication destine une lite. Nanmoins, on peut aussi dire que chaque objet luxueux rclame une communication particulire et abondante. Lunivers du luxe oscille entre deux tendances : la tentation de lostentatoire et celle dun luxe plus culturel, valeur daccomplissement de soi. Aujourdhui il est clair que laffirmation du luxe comme signe extrieur de richesse a perdu sa superbe. Depuis plusieurs annes dj, la communication des marques de luxe utilise la sociologie et lthique. Le luxe est dsormais fond sur l'panouissement de l'tre, la fois moral, physique et spirituel. Ce n'est plus un objet (comme avant) mais une nouvelle manire d'tre comme lexprime cette citation de Jean Castarde : Nos aspirations profondes sont elles-mmes lies au dsir de luxe. L'homme, cet tre insatisfait, poursuit en rve un but inaccessible qui l'aide pourtant progresser. Le luxe est aussi une forme de dpassement, source de progrs et donc incitation obtenir d'avantage ou tre meilleur. [...] la crativit, l'innovation reposent sur cette volont de l'homme d'aller toujours plus loin et de ne pas se contenter de la satisfaction des besoins immdiats. 49

Le concurrent du luxe au XXIe sicle cest la communication authentique, celle qui veut se rapprocher dun savoir ternel."Les annes 1980 ont t celles de l'argent facile, du clinquant, du frivole et parfois de l'imposture. Les annes 1990 seront celles du retour au srieux, au simple et l'authentique. Le grand banquet matrialiste est termin. Les consommateurs n'achtent plus pour la galerie. Tous les secteurs sont touchs : dans la publicit, la gastronomie, et mme dans l'art ou la littrature, les franais rcusent le bluff et retournent aux vraies valeurs" 50

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CASTAREDE Jean, Le Luxe, Que sais-je ? 2007, 128 pages, p8 IBID, Le Point, 16 novembre 1991, n1000

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Jean Castarde exploite les rsultats dune tude de la COFREMCA pour montrer les mtamorphoses dans le secteur. Le luxe met en avant la crativit et sappuie sur le choix personnel guid par une communication intelligente et de bon got."Quelque chose a chang dans la tte des franais. Moins capricieux, plus experts, plus exigeants, ils dpensent autrement, et recherchent des produits simples, pratiques 51 ,

En amont, l'acte d'achat implique une connaissance, du got, et un choix dlibr. En aval, on attend de lui un enrichissement au mme titre quavec la culture. La consommation devient alors une sublimation.

51

IBID, n2105

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PARTIE2:MarketingetimageduluxesurInternet Aprs des dbuts hsitants, les maisons de luxe se sont finalement positionnes sur la toile, pour y tisser leur univers virtuel et resserrer les liens avec une clientle de plus en plus cyberphile . Comment les Maisons de luxe grent-elles leur image, leur distribution et leur relation clients lre de la mobilit interactive ? Dans cette partie on tude dans un premier temps le portrait de linternaute du luxe afin de comprendre les enjeux sociologiques du got, savoir : est-ce que linternaute peut avoir des gots de luxe ? On croyait que les consommateurs de produits de luxe sont par essence des tre privilgis faisant partie dune lite. Mais ces maisons de luxe ne permettent pas aux lites de faire vivre lconomie de luxe. Cest pour cela que les marques orientent leurs images et leur discours vers le grand public qui peut lui aussi faire parfois des excursions dans lunivers du luxe. Ensuite on valuera les risques prendre pour une maison de luxe s'imposer sur la toile ainsi que les avantages du ct des annonceurs communiquer via le web. La thse avance sera que les valeurs et moyens propres aux mdias sociaux sont adapts la vente ou, du moins, la visibilit dune marque de luxe sur Internet, dans la mesure o le luxe peut aujourdhui sadresser tout le monde.

A. Connatre le consommateur : les enjeux du webmarketingDs quil y a interchangeabilit, banalisation, destruction par la consommation, le luxe peut se heurter un risque existentiel, cest--dire une consommation plus banalise. Les deux termes ont un commun dnominateur comme la dfinition de Baudrillard : on nachte pas un objet mais un signe 52 . On quitte lunivers matriel pour entrer dans lunivers symbolique. Et cest cette osmose de lun et de lautre, cette interaction de lun sur lautre qui donne sa spcificit au luxe. Dans cette situation, comment se fait-il que les marques de luxe gardent leurs aspects dinaccessibilit, de dsir, de rve, avec un taux de pntration denviron 60% ? Quand les

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ECO Umberto, Smiologie des messages visuels , in Communications, n15, Paris, Seuil, 1970, p.11-51

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marques de luxe arrivent la production de masse, elles ne peuvent pas insister dans la mme logique de march. Donc ce secteur a chang de systme, mais il est encore dans une logique trs litiste. Il est nanmoins vrai que la perception des marques de luxe volue.

a. Portrait du consommateur du luxe sur Internet Pour devenir un march de masse, le luxe sadapte une nouvelle logique et passe la vitesse suprieure en matire de connaissance de la clientle. Dans Systme de la mode, Roland Barthes explique que : La mode apparat essentiellement et cest la dfinition finale de son conomie comme un systme de signifiants, une activit classificatrice, un ordre bien plus smiologique que smantique .53

A cet gard, on peut parfaitement appliquer cette explication au luxe. Cest la raison pour laquelle aujourdhui, leurs stratgies de marketing moderne se focalisent sur leur volet lectronique. Les marques de luxe sont en mesure de mieux rpondre aux attentes de leurs clientles, elles utilisent leurs sites Internet pour crer un lien avec leurs clients, pour les tenir informs des nouvelles collections, des ouvertures de boutiques ou tout simplement de lactualit de la marque. Votre adresse IP, les mots cls que vous avez saisis pour trouver le site de rservation, les sites que vous avez visits, votre destination, toutes ces informations ont t analyses pour dterminer quelle publicit pourrait vous intresser Avec le dveloppement de la golocalisation (fonctionnalits GPS incluses dans les tlphones coupls un accs Internet), la publicit sera lavenir cible au plus prs de linternaute. 54

Ce qui a pouss les marques de luxe dvelopper un site moderne, ce nest justement pas la notorit de la marque, qui nest plus faire, mais bien son image. Certes, lInternet est aujourdhui encore un vecteur de modernit pouvant aisment contaminer favorablement la marque qui sy prsente. Le site Web induit de nouveaux comportements dachat et amne de nouveaux consommateurs aux marques de luxe. Un site Internet, cest dabord une vitrine ouverte53

EVERAERT-DESMET Nicole, La communication publicitaire : tude smio-pragmatique, Louvain-la-Neuve, Cabay, 1984, 307p. Article du site CNIL, Marketing cibl sur Internet : vos donnes ont de la valeur, PEYRAT Bernard, le 5 fvrier 2009, consult le 26 novembre 200954

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Partie 2 : Marketing et image du luxe sur Internet

24h sur 24, accessible partout dans le monde, visible par nimporte qui. Tout le monde peut rentrer dans cette boutique virtuelle. Depuis plusieurs annes, toutes ont pour cible les mmes 18-25 ans et pour obsession le rajeunissement de leur clientle et de leur image. Certes, le pouvoir dachat et la puissance de prescription des jeunes augmentent. Ils consomment du luxe avec apptit, comme tout le reste, zappant volontiers dune marque une autre. Par ailleurs, les marques de luxe se prsentent sur lInternet, en comptant sur laudience des jeunes gnrations riches qui utilisent les nouvelles technologies et sont de plus en plus attires par les objets de luxe. Mais elles misent prsent aussi sur larrive dans leurs boutiques de nouveaux clients qui auront effectu une visite pralable sur leur site Internet. De lautre ct, les clients habituels ont aussi leur disposition une information plus prcise et connaissent donc mieux les produits. Ils peuvent aussi bnficier de services particuliers. En ce qui concerne les jeunes millionnaires sur Internet, citons une rubrique de CB News spcial luxe 55 : de jeunes millionnaires branchs sur Internet et anims par une furieuse envie de dpenser en ligne. Reste que du ct des maisons de luxe, on hsite franchir le cap. Ils sont jeunes. Ils sont riches. Ils sont connects. Millionnaires en euros et en dollars, ils ne demandent qu combler leurs besoins. Ils vivent dans des pays matures ou mergents et ont une valeur commune : lpicurisme. Pas question donc de sembourber dans des questions de dlais ou de dplacement. Quoi de plus simple pour eux que de cder au plaisir deffectuer leurs achats dun simple clic, confortablement installs devant leur cran de PC ? Pour la marque Lancme, la vente en ligne reprsente aujourd'hui 1 % des revenus de la marque de produits de beaut. Mais l'attitude et la confiance des clientes Internet voluent, et Lancme espre en tirer partie. 56 Du ct des grandes maisons, on hsite encore franchir le pas de la vente en ligne. Ce nest pourtant pas lenvie qui manque du ct des cyberconsommateurs. Pour preuve, aux Etats-Unis,

55

FAURE Blandine, Loptimisation de limpact des affiches publicitaires , in Ecrit, image, oral et nouvelle technologies, Actes de sminaire, 1993-1994, Sous la direction de Marie-Claude VETTRANO- SOULARD, Universit Paris VII, p.54-67.56

Site Journal du net, article ECOMMERCE, Lancme pense aux achats d'impulsion en ligne par ARNAL Philippine, le 22/06/2004

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ils seraient 91% de nouveaux riches surfer rgulirement en ligne 57 . Mieux 76% se seraient dclars prts acheter au moins un produit de luxe au cours de lanne 2002. Du ct europen, le chiffre nest pas mal non plus. Il y a moins dun an, ils taient ainsi 48% prvoir des achats haut de gamme on line dans les mois venir 58 . Et contrairement aux ides reues, les jeunes nababs du Net ne seraient pas plus difficiles contenter que la moyenne des acheteurs : environ 90% dentre eux seraient satisfait de leurs rcentes acquisitions sur la Toile. Comment se rendre compte alors des besoins de cette population dsireuse de dpenser sur le Net ? Pour Simon Nyeck, professeur associ au dpartement marketing de lESSEC, les sites de luxe doivent saxer sur les exclusivits, le ct pratique et la facilit. Dans cette logique, il faut des rubriques prcises, affirme le professeur de lESSEC. Les portails doivent aussi avoir un certain design et possder des animations en 3D pour permettre aux visiteurs dobserver la marchandise. 59

Les marques tentes par lexprience nont plus qu sexcuter. Mais nul doute que la route sera longue avant que les jeunes internautes voient leurs attentes mercantiles combles par la fe Internet. Finalement on sait quil ny a pas quune seule sorte de clients des marques de luxe. Le produit de luxe, parce quil nest pas trs inaccessible, est lobjet dune trs forte communication, et larrive dInternet va sans doute amplifier le phnomne. Cest la raison pour laquelle on parle si souvent de dmocratisation du luxe au niveau de la communication. Dans cette situation de dmocratisation du luxe, est-ce que le luxe peut tre indpendant dans la socit ? Quelles relations existe-t-il entre le contexte social et les marques de luxe ?

57

FLOCH Jean-Marie, La gnration dun espace commercial , in Actes smiotique Documents, IX, 89, 1987.

58

FLOCH Jean-Marie, Kandinsky : smiotique dun discours plastique non figuratif , in Communications, n34, Les ordres de la figuration, Paris, Seuil, 1981, p.135-158.59

FLOCH Jean-Marie, Identits visuelles, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, 220p.

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b. Do vient linternaute du luxe ? La question de lorigine sociale du consommateur de produits luxueux apparat cruciale dans la comprhension des usages et pratiques lis au luxe sur Internet. Quelles sont les habitudes de consommation des internautes et sont-elles compatibles avec celles du luxe ? Longtemps, la thse du sociologue Bourdieu selon laquelle lindividu est dtermin par sa classe sociale 60 a domin la pense sociologique en France. Bernard Lahire revisite les enqutes et les thories dveloppes par Pierre Bourdieu dans La Distinction : critique sociale du jugement pour mener une rflexion sur la comprhension sociologique des pratiques culturelles et, plus largement, des styles de vie. Il brosse le tableau de la situation culturelle considre lchelle individuelle (en utilisant lapproche statistique et lanalyse de cent onze entretiens prsents sous forme de portraits). Il revient alors de manire dtaille sur les raisons principales des variations intra-individuelles : les mobilits sociales, scolaires ou professionnelles, les contraintes et influences relationnelles (celles des pairs, du conjoint(e), des collgues de travail), la baisse dintensit de la croyance en la culture littraire et artistique. Bernard Lahire montre que lexistence dhabitus culturels en tant que systmes cohrents de dispositions, nest pas ce quil y a de plus frquent statistiquement. Lindividu serait multidtermin par des expriences sociales qui linfluencent tout au long de la vie. Les variations culturelles intra-individuelles dpendent de lensemble des petits ou des grands carts culturels entre les diffrentes influences culturelles passes (plus ou moins fortement incorpores sous la forme de dispositions et de comptences culturelles) et prsentes. 61

De faon gnrale, on peut dire quInternet favorise la multiplication et la varit de nos achats, quelque soit notre classe sociale. Lessayiste franais Gilles Lipovetsky nomme ce type de comportement le turbo-consommateur et le dcrit ainsi :60

BOURDIEU Pierre, La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, Les Editions de Minuit, 1979, 670 pages, Chapitre 3 La dynamique des champs , La correspondance entre la production des biens et la production des gots p257 "L'accord qui s'tablit ainsi objectivement entre des classes de produits et des classes de consommateurs ne se ralise dans les consommations que par l'intermdiaire de cette sorte de sens de l'homologie entre des biens et des groupes qui dfinit le got : choisir selon ses gots, c'est oprer le reprage de biens objectivement accords sa position et assortis entre eux, parce que situs en des positions grossirement quivalentes de leurs espaces respectifs, films ou pices de thtre, bandes dessines ou romans, meubles ou vtements, aid en cela par des institutions, boutiques, thtres (de rive droite ou de rive gauche), critiques, journaux, et hebdomadaires, que l'on choisit d'ailleurs selon le mme principe et qui, tant dfinies par leur position dans un champ, doivent elles-mmes faire l'objet d'un reprage distinctif. 61

LAHIRE Bernard, Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, 2006

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Une mutation sest opre : dans le cadre de la socit dhyperconsommation, on nachte plus ncessairement ce quachtent ceux qui nous sont proches socialement, lclatement des sentiments et des impositions de classe ayant ouvert la possibilit de choix particuliers et la libre expression des plaisirs et gots personnels. Au chacun sa place exprimant la primaut du groupe social, se substitue un principe de lgitimit adverse : chacun fait ce quil lui plat . 62

Allant plus loin que Bernard Lahire dans son tude des modes de culture et de consommation, il pose le prsuppos que : Dans la socit dmocratique dhyperconsommation, chacun est enclin prtendre ce quil y a de meilleur et de plus beau, porter ses regards vers les produits et marques de qualit. Tandis que les modes de socialisation nenferment plus les individus dans des univers tanches, tout le monde considre avoir droit lexcellence et aspire vivre mieux dans les conditions les meilleures. 63

La lgitimit de linternaute est totale et on note donc un engouement gnral pour lide que tout le monde peut prtendre consommer du luxe. On consomme dautant plus de biens culturels au sens large du terme, que les rseaux dchanges peer-to-peer permettent un vaste brassage des styles et des gots. Dans le domaine de linformation et de la communication, lvolution technologique a remis en cause le modle lgitimiste des gots consonants. En effet Internet a abondamment contribu rendre les prfrences plus htrognes. La mise disponibilit croissante, grce Internet, de contenus diversifis a largi le phnomne dhorizontalisation des gots, comme lillustrent les pratiques exploratoires dchantillonnage culturel des adeptes des rseaux P2P. En donnant accs gratuitement, par le piratage, des fichiers musicaux que les consommateurs nauraient pas consomm sinon, Internet suscite mme des ventes induites, et cet "effet de sampling" peut mme contrebalancer leffet de substitution du bien pirat au bien achet. En permettant dexplorer de nouveaux gots, de tester de nouveaux produits, Internet est ainsi constitutif dun paradigme exploratoire et par consquent de gots plus dissonants. 64

Ainsi, on peut largement imaginer quInternet constitue un moyen fort pour les maisons de luxe de mettre en valeur de nouveaux produits sur le march.

LIPOVETSKY Gilles, Le Bonheur paradoxal, Essai