Ni Vue Ni Conue. Aproche Ethnographique de La Culture Bourgeoise - Beatrix Le Wita

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  • 118 Ni vue ni connue

    me prends rire avec elle. Mais je reste sur la dfen:ive et .me m.fie. son enjleur : on ne m'y prendra plus. Peut-tre m'en coutera-Hl de lui res1ster mats

    il le faut. Si d'A. m'appelle , je n'ouvrirai pas la bouche parce que les mots trahissent

    et expriment mal la pense. . . Si d' A. m'appelle, pourvu que je m'emballe pas trop vite et que Je ne fasse

    pas d'illusions ! Si d'A. m'appelle, c'est plus par devoir que par amour, un devoir pnible

    et o on sent qu'elle aimerait mieux faire autre chose.

    Lundi 19 mars Ce soir d' A. me parle, elle est trs gentille. Attention. Elle m'a dit de lui envoyer un dessin de Porquerolles.

    Mercredi 21 mars Version sur table ; courbatures de la gym, cafard. Je pars dans huit jours mais pas pour longtemps ( .. . ) [suivent trois longues

    pages sur les sentiments de Dominique pour d' A. : Elle ne m'aime pas, elle aime

    les autres. ]

    Vendredi 23 mars C'est les vacances et a ne me fait aucun plaisir. C. a parl d' A. D'A. a

    dit qu'elle savait : elle a dit que c'tait normal, que a passerait et que c'tait habi-tuel aux artistes. a me met en fureur qu'elle ne me prenne pas au srieux et sur-tout ce qui me met en fureur, c'est qu'elle a raison, qu'elle ne se pose aucune question sur moi et qu'elle me relgue distraitement dans les affaires classes d'avance. Ah si elle croit que je reviendrai si facilement Dieu, c'est qu'elle n'a pas compt sur un facteur important : mon orgueil !

    Samedi 24 mars Hier aprs-midi, je m'embtais bigrement et j'ai dormi comme une marmotte.

    Affolement des parents : Il ne manquerait plus qu'elle soit malade pour par-tir ! Je me rveille temps pour aller voir Pain, amour, ainsi soit-il : parfaite-ment crtin. Aprs, dner la brasserie alsacienne des Champs-lyses. Avec ma jupe marine attache par une pingle anglaise, j'tais le parfait type de la petite pensionnaire de couvent. Bah ! je m'en fous.

    Dominique poursuit son journal en faisant le rcit de ses vacan-ces Porquerolles (histoires amoureuses avec un matelot et des garons de cuisine ; Dominique parle leur propos de dcalage de milieu). Elle est heureuse. Puis retour Sainte Marie : nombreux pomes, nombreux commentaires sur les avis , remarques sur les cours d'un professeur de franais, sur des lectures personnelles, sur la musique, etc.

    Suite des relations entre Dominique et d' A. : Je vais demander d'A. des cartes pour la vente de charit. Elle en profite

    pour me faire un petit laus bien senti sur mes immenses dons (???) en me

    La parabole des talents 119

    disant qu'il faut choisir pour une noble cause. Elle dit qu'elle me connat bien. Je me demande dans quelle mesure c'est vrai. En tout cas, elle a devin que je n'avais pas encore choisi pour ou contre une noble cause. En fait, j'ai choisi contre, mais on ne peut pas dire que ma cause soit mprisable. J'ai choisir entre la saintet (ou l'hrosme) et la sagesse. Je choisis la sagesse. C'est sage. Elle me parle de son frre qui a t tu en Algrie. Je l'admire. Elle en parle avec tant de simplicit, sans larmoiements, avec admiration et foi. C'est extraordinaire de penser que maintenant il a vu Dieu. Ce que j'admire, c'est plus son cran que sa foi d'ailleurs ; plus sa faon de concevoir sa foi que sa foi en elle-mme.

    Elle prtend que je me suis amliore ces temps-ci. Je veux bien mais je n'ai pas l' impression d'avoir tellement chang depuis quinze jours !

    Elle me montre des coupures de journaux o il est question de son frre . Je suis heureuse d'tre ainsi introduite dans son intimit, dans sa famille, ses senti-ments les plus intimes. Il faut reconnatre qu'elle est formidable. Elle me dit qu' il faut avoir un but qu'on suit sans jamais dvier de sa route. Peut-tre. Mais alors on a un peu des illres, on passe ct des beauts de la vie sans les voir. Je prfre l'anti-systmatique de Montaigne, qui prend les choses comme elles se pr-sentent, au fur et mesure, au jour le jour. Carpe Diem.

    Les demoiselles et la culture bourgeoise

    En refusant d'accorder une trop grande importance aux tats d'me mais en respectant la personne, on apprend aux enfants se trouver une place. Pour les guider : des principes et des structures.

    Les principes ne prsentent rien de bien original. Ils s'inscri-vent en filiation directe avec les civilits rasmiennes et s'inspirent de la pense jsuite en matire d'ducation. Principe fondamental : matriser les instincts chez l'enfant. Citons Mlle d'Ynglemare :

    Tout d'abord, il faut faire comprendre aux enfants que les usages requis par la politesse ne sont aprs tout que l'indice d'un haut degr de civilisation ( ... ). L'enfant apprend d'abord, par lui-mme, contrler ses apptits, retenir les mani-festations excessives et vulgaires de ces motions : rires bruyants, cris, dluges de larmes, gestes dsordonns, agitation, paroles inconsidres ( ... ). Puis il fait ses premiers essais d'tre social : en premier lieu, il apprend viter ce qui peut gner les autres, il s'exerce ensuite la courtoisie dans les relations, la correction du langage, l'expression aussi nuance que possible de la pense, la libert dans les dmarches, l'aimable simplicit qui est le comble de la distinction.

    On peut aisment faire un rapprochement entre de tels princi-pes ducatifs et la culture bourgeoise . Et nous verrons comment les demoiselles de Sainte Marie luttent effectivement contre le

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    snobisme ou l'talage de la richesse auxquels cdent facilement les jeunes filles non encore duques.

    Pour matriser les lans et les instincts des enfants, on contrle, par exemple, les amitis trop fortes , en sparant les trop gran-des amies . Ce lien peut en effet engendrer des sentiments passion-nels permettant alors l'enfant d 'chapper l'autorit et la classe. C'est ainsi que de nombreuses jeunes filles furent spares de leurs amies. Laure C. fut convoque chez la matresse de division parce qu'elle ne devait plus frquenter deux copines dconneuses qui exeraient, parat-il, une mauvaise influence sur elle. Laure C. ne tint pas compte de ces conseils qu'elle jugeait d'une mesquinerie redoutable et d'une connerie monstrueuse . Chantal ragit diff-remment : elle suivit les recommandations de la matresse de divi-sion et perdit une amie.

    J'avais une amie en sixime mais l'anne suivante fa bonne sur m 'a convo-que pour me dire que ce n 'tait pas une amie pour moi. Nous n 'tions pas du mme milieu. Son pre tait bourgeois mais sa mre tait du milieu artisan. La grand-mre tait analphabte. Mes parents ne l 'aimaient pas : elfe tait gaie et indpendante.

    Le systme clos du collge constitue un terrain propice au dve-loppement des grandes amitis . On les contrle donc minutieuse-ment. Mais le cas de Chantal dpasse la seule question des amitis trop fortes, il pose celle de l'apprciation des distances sociales ou culturelles. duquer une jeune fille, c'est aussi lui apprendre recon-natre les siens. Ds l'enfance, la personne apprend ne donner aux lans affectifs qu'une place raisonnable : les sentiments dbrids et romantiques ne mnent pas ncessairement au bonheur. Il ne faut pas se laisser garer : c'est une perte d'autonomie et d'nergie. En clair, si Chantal veut inviter cette amie de cur dans un rallye, elle devra affronter un refus et se mettra donc dans une situation diffi-cile tant pour elle que pour son amie. Mieux vaut agir prventive-ment.

    Pour matriser les instincts de l'enfant, on valorise la chose intellectuelle et on cherche canaliser ses lans vers le dvelop-pement de ses talents.

    Quelle est d'aprs vous la principale qualit de l'enseignement donn Sainte Marie ? Voil ce que nous demandions aux jeu-nes femmes dans le questionnaire. Elle ont toutes rpondu : En premier, le niveau intellectuel, la qualit des professeurs, l'appren-tissage de la rigueur intellectuelle , etc.

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    Toutes s'accordent dire qu ' il ne fait pas bon tre, Sainte Marie, mauvaise lve. Pour certaines la peur rgne, l'humiliation aussi. Caroline, qui fut une trs bonne lve, remarque :

    . C'est un systme. qui fonctionne sur fa peur. On ne te sanctionne pas si tu fats mal, on te sanctionne avant. C 'est de fa rpression un peu prventive. On tait des lves extraordinairement obissantes. Tu pouvais avoir l'impression d 'avoir mal fait sans avoir rien fait. Tu rgles ta conduite sur ce qu 'on attend de toi.

    L'homognit intellectuelle est vise. On renvoie celles dont on dit que Sainte Marie ne leur convient pas . Elles disparais-sent, orientes vers des coles dont la rputation intellectuelle est moins forte. C'est sans rvolte que les jeunes filles acceptent de telles pratiques. Marie-Christine trouve normal, par exemple, de voir une de ses surs quitter Sainte Marie parce qu'elle n'tait pas int-resse par les choses intellectuelles . Une autre reconnat, sans rvolte aucune, prcise-t-elle, tre reste Sainte Marie malgr son niveau trs moyen . Sa mre intervenait rgulirement auprs de la directrice. Danile, ge de 50 ans, dclare :

    Ma sur s'est fait virer en terminale sur le motif d 'tre faible en latin. Les demoiselles estimaient qu 'elfe n 'aurait pas son bac. Elle l 'a eu ailleurs. Mon autre sur n'tait pas doue pour les tudes : on lui a dit qu'elle s'panouirait ailleurs.

    Quelques annes plus tard, Danile inscrit ses propres filles Sainte Marie de Neuilly. La premire travaille et se comporte bien jusqu'en cinquime puis elle se fait punir trois fois parce qu'elle fuguait. Les demoiselles convoquent alors Danile : B., votre fille, n'est pas heureuse chez nous, elle serait beaucoup mieux ailleurs. ~anile se rangea cet avis. Quelques annes plus tard, elle inscri-vit sa deuxime fille Sainte Marie. Celle-ci tait sage mais der-nire en classe. En sixime, la mre est convoque :

    . Si votre fille abandonne le latin, elle pourra se consacrer davantage au f ran-ais et aux maths. Comme on ne fait que du latin Sainte Marie, cela voulait dire : renvoye. Mais je connaissais le contexte, j'ai trouv normal qu'elles se dbar-rassent de mes filles. J 'ai jou un truc avec des pions qu 'il ne fallait pas.

    Toujours, au nom du respect de la personne, Colette, ancienne lve de Sainte Marie, membre des Anciennes, professeur agrg de philosophie, exerant volontairement sa profession dans le public (la considrant comme une mission chrtienne), est amene dire sans dmagogie mais sans crainte d'tre juge litiste : Elles [les demoiselles] cherchent promouvoir des tres intelligents et chr-tiens. Elles ne gardent pas des enfants pas dous . Tmoignage

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    semblable de la part d'un professeur en activit au centre Made-

    leine Danilou : On avait une petite en cinquime qui donnait du fil retordre. Elle n'a pas

    t garde. Elle tait d'un milieu ... Elle habitait Rueil, elle av~i! une "!re .qui avait une vie houleuse. C'tait une petite fille trs attachante ... DJa, en cinquime, elle ne pensait qu'aux garons et elle critiquait toujo~rs ce qu'on fai~ait. On l'enten-dait /a cantine, fa rcration ou dans les couloirs, pendant les interclasses. Elle commenait fumer des cigarettes. Si on la renvoie : elle est fichue. Mais la reli-gieuse a dit : Si on /a garde au collge, c'est di~ ou d~uze ~ui seront fichues. Plus tu insistes, plus /'lve perd pied. Il va~t mieux qu 1/ s~tt dan~ u~ cadre sco-laire qui fui convienne. Car c'est un enseignement trs riche ou 1 on tente le

    maximum.

    C'est donc au nom du respect de la personne que se dveloppe et se justifie, dans les collges Sainte Marie, un certain litisme. La parabole des talents, si souvent voque lors des entretiens, lgitime officiellement le procd : elle sert de rfrence indiscutable. Mais que raconte cette parabole des talents ? La citation suivante est extraite de l'vangile selon Saint Matthieu (25, 14) * :

    14 C'est comme un homme qui, partant en voyage, appela ses serviteurs et leur remit sa fortune. 15 A l'un il donna cinq talents, deux un autre, un seul un troisime, chacun selon ses capacits, et puis il partit. Aussitt 16 celui qui avait reu les cinq talents alla les faire produire et en gagna cinq. autre~. l~ De mme celui qui en avait reu deux en gagna deux autres. 18 Mais celui qui n'en avait reu qu'un s'en alla faire un trou en terre et enfouit l'argent de son matre. 19 Aprs un long temps, le matre de ces serviteurs arrive et il rgle ses comptes avec eux. 20 Celui qui avait reu les cinq talents s'avana et prsenta cinq autres talents : Seigneur, dit-il, tu m'as remis cinq talents ; voici cinq autres talents que j'ai gagns. 21 C'est bien, serviteur bon et fidle, lui dit son matre, en peu de choses tu as t fidle, sur beaucoup je t'tablirai ; entre dans la joie de ton seigneur. 22 Vint ensuite celui qui avait reu deux talents : Seigneur, dit-il, tu m'as remis deux talents : voici deux autres talents que j'ai gagns. - 23 C'est bien, serviteur bon et fidle, lui dit son matre, en peu de choses tu as t fidle, sur beaucoup je t'tablirai ; entre dans la joie de ton seigneur. 24 Vint enfin celui qui dtenait un seul talent : Seigneur, dit-il, j'ai appris te connatre pour un homme pre au gain : tu moissonnes o tu n'as point sem, et tu ramasses o tu n'as rien rpandu. 25 Aussi, pris de peur, je suis all enfouir ton talent dans la terre : le voici, tu as ton bien. 26 Mais son matre lui rpon-dit : Serviteur mauvais et paresseux ! tu savais que je moissonne o je n'ai pas sem, et que je ramasse o je n'ai rien rpandu ? 27 Eh bien 1 tu aurais d placer mon argent chez les banquiers, et mon retour j'aurais recouvr mon bien avec un intrt. 28 Enlevez-lui donc son talent et donnez-le celui qui a les dix talents. 29 Car tout homme qui a, l'on donnera et il aura du surplus ; mais celui qui

    dition de rfrence: La Bible de Jrusalem, dition du CEF, 4< volume.

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    n'a pas, on enlve~a .mme c: qu ' il a. 30 Et ce propre rien de serviteur, jetez-le dehors, dans les tenebres : la seront les pleurs et les grincements de dents .

    En lisant ce texte, on ne peut tre que frapp par la duret du message : car tout homme qui a, l'on donnera et il aura du sur-plus ; mais celui. qui .n'a ~as, on enlvera mme ce qu'il a . Que cette parabole puisse msp1rer l'agir ducatif chrtien intrigue encore davantage. Pour ne pas s'garer sur les chemins de l'inter-prtation, restons dans le contexte d'emploi et d'usage de cette para-b.ole. La.parabole est d'abord une faon de parler. Lorsque ses dis-c1?les 1~1 demandent : Pourquoi leur parles-tu en paraboles ? Jesus repond :

    . C'est q~e, vous il a t donn de connatre les mystres du Royaume des Cieux, t~nd1s qu' ces gens-l cela n'a pas t donn. Car celui qui a, on fui don-nera et 1/ aura du surplus, mais celui qui n'a pas, mme ce qu'il a fui sera enlev C'est pour cela que je leur parle en paraboles : parce qu'ils voient sans voir e~ entendent sans entendre ni comprendre (vangile selon Saint Matthieu).

    La parole de Dieu doit tre entendue et accueillie. Pour assu-rer sa diffusion, Jsus use, auprs de ceux qui entendent sans enten-dre et voient sans voir, d'un langage clair et vivant : la parabole. On retrouve - dans l'explication donne ce mode de discours -la mme formule discriminatoire que celle utilise dans la parabole des talents. D'aprs le commentaire officiel, Jsus s'en prend, dans ce texte, aux chefs religieux de son poque. La parole de Dieu leur a t confie : ils l'ont garde, thsaurise. Or la parole de Dieu est force vive et non lettre morte. Celui qui l'a (reue) doit crotre et faire crotre (le serviteur et ses talents).

    La parabole des talents tablit donc la ncessit de l'activit apostolique. On n'attend pas le Royaume de Dieu sans rien faire. La foi n'est pas une garantie facile qui dispense d'affronter la vie mais une exigence de croissance et d'action (ibid.).

    Les demoiselles de Sainte Marie, guides par la pense jsuite, font de l'ducation une activit apostolique. Cette conception comporte sa propre dialectique : l'lve qui a (reu) devra crotre et donner ; c'est cela avoir l'esprit Sainte Marie . Les retraites silencieuses permettent, par exemple, aux jeunes filles de recevoir une ducation religieuse approfondie mais aussi d'apprendre se connatre. Et la connaissance de soi mne Dieu, elle mne aussi l'obissance de ce que l'on est : une obissance consentie, rfl-

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    chie, voulue. On est au cur de la formule ignatienne : perinde ac cadaver obir comme un cadavre .

    Ce; fondements thologiques permettent aux demoiselles de Sainte Marie de ne pas s'encombrer d'lves susceptibles de tenir en chec les ducateurs. L'institution dsigne ses inaptes au systme. On se souvient des propos de Marguerite Lna critiquant les philo-sophies de l'ducateur qui cherchent tou,tes voul~ir toujo~~s et tout prix expliquer rationnellement un echec scolaire. Sa cntlque s'inspire d'un principe gnreux : en to.ut tre il Y a. une pa~~ de mystre irrductible. On ne peut pas rduire les conceptions de l edu-cation des demoiselles un litisme pur et simple. En effet, dans une mme famille, on garde une sur alors que l'autre est renvoye. C'est bien de la personne dont il est question. L'enfant fait l'apprentissage de la duret d'abord vis--vis de lui-mme : il doit apprendre valuer au plus juste ses possi~ilits. ~e m?i~s qu~ l_'on puisse dire, c'est que ce systme ignore la demagog1e. Ainsi part1c1pe-t-il l'apprentissage du contrle de soi et de l'asctisme carac-trisant la culture bourgeoise.

    Les autres

    Instincts matriss et canaliss vers l'veil de son intelligence et le dveloppement de ses capacits intellectuelles, l'enfant apprend vivre dans la collectivit. Des structures sont mises en place pour crer cet quilibre entre soi et les autres ; les autres c'est d'abord le collge.

    Les matresses de division, membres de la communaut Saint-Franois-Xavier, servent crer ce que l'on appelle ici l'esprit du collge . Elles peuvent tre professeurs mais leur fonction est avant tout d'assurer l'enseignement religieux et la coordination des clas-ses d'un mme niveau. Elles veillent aux relations entre les lves, les professeurs et l'institution. A plusieurs reprises, nous avons pu les voir exercer concrtement leur rle. Chaque matin, elles animent les avis . Ds leur arrive au collge, les lves entrent et vont dans une salle o doivent se runir toutes les classes de mme niveau. Les places sont attribues de telle sorte qu'un lve de seconde C se trouve ncessairement ct d'une lve de seconde A. La ma-tresse de division est responsable du droulement de ces avis qui durent environ une demi-heure. Elle voque tel ou tel sujet concer-

    La parabole des talents 125

    nant la vie du collge : actions bnvoles mener, effort de carme ou nouvelles de camarades malades ou absentes. Mais elle peut ga-lement traiter d'un thme plus gnral et se livrer alors un exer-cice spirituel. Elle surveille aussi les tenues, reprant les manque-ments au rglement. Moment solennel, o l'individu est plong dans la collectivit : ce rituel matinal vise crer un sentiment d'appar-tenance un corps. Il symbolise le passage de l'individu au collec-tif, assurant ainsi l'quilibre entre l'attention porte chaque lve, l'esprit de classe et l'existence du collge.

    Le sentiment d'appartenance au collge est galement suscit par diverses activits proposes l'ensemble des lves : les retrai-tes lies la pratique religieuse o toutes les jeunes filles partent ensemble, deux ou trois jours, pour mditer et prier ; les voyages organiss par les demoiselles Rome, en Espagne ou ailleurs ; les pices de thtre monter, l'effort de carme, etc.

    Tout ceci rappelle l'organisation classique des collges jsuites (se reporter au livre de R. Chartier, M.-M. Compre, D. Julia, 1975). Avoir l'esprit du collge , c'est participer avec enthousiasme ces diverses activits. Le souci de donner une ducation globale s'incarne galement dans les activits bnvoles proposes aux jeu-nes filles. C'est l'ouverture aux autres considre comme une ouverture sur l'extrieur .

    Elles ne transmettent pas une doctrine mais une force personnelle. Elles valo-risent les qualits personnelles. Le pouvoir de la perception ignatienne des choses n'est pas forcment une mauvaise chose. Il y a une !JoTlTle et une mauvaise manire de l'exercer: le pouvoir pour soi ou au service des autres. Ne pas prendre de res-ponsabilits est une manire de ne pas juger les autres comme interlocuteurs vala-bles (Marie-Christine).

    L'enfant puis l'adolescente, prise dans un :systme o elle est tout la fois valorise en tant que personne et plonge dans l'esprit de corps est donc galement tenue de s'ouvrir aux autres : crotre et faire crotre.

    Un paradoxe. A la question : quelle est d'aprs vous la prin-cipale qualit de l'enseignement donn Sainte Marie 1 ~la rponse fut, nous 1' avons vu. en premier, la qualit intellectuelle et en second, la qualit morale: on apprend respecter les autres, :s'ouvrir aux autres . A la question : quel est d'aprs vous le principal dfaut de renseignement donn Sainte Marie 1 , les rponses furent : le manque d' ouverture , un milieu trop protg mal-gr une apparente ouverture sur rextereur , le :sectarisme _,

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    l'litisme , l'enseignement trop peu ouvert sur l'extrieur (voir en annexe les 50 rponses obtenues ces questions).

    Ouverture et enfermement : par principe, les demoiselles de Sainte Marie ouvrent la porte de leurs tablissements toutes per-sonnes indpendamment de leur condition sociale et de leur religion. Les collges Sainte Marie sont multi-confessionnels et majoritaire-ment frquents par les catholiques. Elles ne font, disent-elles, qu'assurer un enseignement de haut niveau et une ducation morale inspire et guide par les principes chrtiens. Plusieurs faits visent transformer ce principe en une ralit :

    - Le cot peu lev des tudes (adapt aux revenus des parents et au nombre d'enfants).

    - La cration des coles Charles Pguy appeles ainsi cause, dit la fondatrice de l'une de ces premires coles, de tout ce que ce nom symbolise de profond sens chrtien et d'amour vrai de l'me populaire .

    Vers 1933, la cration des coles Charles Pguy, conues d'abord comme coles primaires de quartier, s'inscrivait dans l'lan missionnaire orient vers les milieux ouvriers. Ce furent Courbe-voie, puis La Rpublique, Bobigny, Montreuil et Rueil. Progressi-vement les coles primaires Charles Pguy se sont transformes en collges. L'cole de Courbevoie a t transfre Rueil en 1968, attire par les grandes HLM de la cit de la Fouilleuse . Celle de la Rpublique, cre en 1941, prsente un caractre diffrent des coles de banlieue :

    Elle accueillait - et accueille toujours - des enfants et des jeunes de milieux extrmement diffrents, au plan social, culturel, philosophique et religieux : enfants d'artisans, de commerants, d'industriels, de cadres; aujourd'hui l'cole s'ouvre aussi aux trangers, le XI tant le quartier de Paris qui en compte le plus.

    - La cration de collges Sainte Marie en Afrique. Pour les demoiselles, le problme de l'ouverture sociale reste,

    comme l'affirme lors d'un entretien tlphonique un cadre de Sainte Marie de Neuilly, un souci fondamental. En effet, leur vocation chr-tienne ne peut s'accommoder de l'ide d'tre, dans la pratique, les ducatrices des seuls milieux favoriss. Mme si, l'origine, le projet de Madeleine Danilou rencontrait les proccupations d'une certaine fraction de la haute bourgeoisie et de l'aristocratie catholiques.

    Les limites de l'enqute - une promotion de jeunes filles venues du collge Sainte Marie de Passy, n'ayant pass que les deux der-nires annes de leur scolarit Rueil et d'autres femmes duques

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    Sainte Marie de Neuilly - ne permettent pas de gnraliser. La prudence s'impose avec d'autant plus de force que les tmoignages livrent des avis contradictoires.

    Avant Rueil, il y avait des diffrences sociales, mais cela ne se sentait pas. C'tait la mme ducation. Aprs Rueil, j'ai trouv que cela avait chang, elles nous avaient dit : on va s'ouvrir . Au fond, elles n'avaient rien chang mais sur le plan des traditions, cela avait chang, ce n'tait plus les mmes familles. C'tait des nouveaux riches (Laure).

    Au contraire, Christiane qui est de la mme promotion que Laure, affirme que le passage Rueil n'a pas vraiment chang le niveau social de recrutement. Mais, dit-elle, ma sur qui est entre en sixime Rueil affirme qu'elles ont russi s'ouvrir. Il y a toute une population qui n'est pas la bourgeoisie.

    Sandrine, toujours de la mme promotion : A Rueil, les nouvelles sont arrives: elles avaient une faon de s'exprimer

    diffrente de nous. Je pense qu'elles employaient des mots la limite de ta vulga-rit. Nous, on nous reprenait depuis qu'on tait toutes petites.

    Enfin, les propos d'un professeur lac, en exercice au centre Madeleine Danilou :

    La directrice du centre Danilou a voulu, en s'installant Rueil, s'ouvrir d'autres milieux. Elle pensait toucher Nanterre, la banlieue. Elle a t trs due. C'tait avant tout des familles de techniciens suprieurs qui avaient deux enfants et pas plus. Ils n'avaient pas de gnrosit. La gnrosit: c'est donner du temps pour quelque chose de gratuit. Celles de Charles Pguy sont prises automatique-ment en 7 Danilou et c 'est souvent vers la 5 qu 'elles sont orientes. Ces filles dont les parents taient techniciens suprieurs taient gaves mais troites. C'est l prcisment qu'il y a une ducation faire. Elles taient neutres mais ne se pro-posaient pas pour les activits extra-scolaires. Il faut avoir l'esprit. On a reu des talents, tu ne te moques pas des autres, tu dois les faire fructifier pour les autres. Si tu vis pour toi, tu te dessches.

    A dfaut de pouvoir fournir une analyse systmatique du pro-fil sociologique des effectifs de Sainte Marie, bornons-nous regar-der la profession des pres d'lves de la promotion 1973. On trouve : deux cadres suprieurs dans des grandes entreprises ; un responsable de service des sances l'Assemble nationale ; un grant de socit ; neuf ingnieurs ; un technicien ; deux directeurs commer-ciaux ; un inspecteur des finances ; un dput ; un industriel ; un architecte ; un contrleur de gestion ; un commerant ; un repr-sentant ; un viticulteur ; un organisateur de socit ; huit directeurs de socits (4 PDG) ; un imprimeur ; un ministre ; un assureur ;

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    un banquier ; un officier de marine ; un mdecin ; deux avocats ; un directeur la Banque de France ; un agent de change. Premier constat, les classes suprieures dominent, et les professions manuelles sont absentes. L'anonymat ne me permet gure de donner les preu-ves qu'il s 'agit non pas des classes suprieures mais, bel et bien, de la bourgeoisie et de l'aristocratie. Et si tel n'tait pas le cas, pour-quoi les demoiselles de Sainte Marie s' acharneraient-elles alors lut-ter contre les signes extrieurs de richesse et contre l'oisivet que peut engendrer le confort social ?

    On n 'arrte pas de vous dire : vous faites partie d 'un milieu fa voris mat-riellement. Elles crachent sur vous tous les matins. A ct de cela : on tait l'lite intellectuelle (Louise).

    On t'apprenait que tu tais d'un milieu ais mais qu 'il fallait se comporter pour que cela ne se voit pas (Caroline).

    Les profs taient hants par le snobisme. Ce n'est pas parce que tu es ceci ou cela qu'on est mieux que les autres. En revanche, comme on est mieux que les autres, ayant la chance d'avoir une ducation pareille, c'est criminel de ne pas te cultiver (Flo) .

    Elles ne veulent pas de l'esprit de classe : promotion, etc. Elles cherchent ouvrir les gens la gnrosit : petites surs, uvres, adoption des enfants. Elles ne se contentent pas de faciliter la reproduction du modle bourgeois (Colette).

    L'uniforme qui peut sembler aujourd'hui anachronique, sert masquer les diffrences, lutter contre les excs vestimentaires, permettre aux ventuelles pauvres de ne pas souffrir de l' in-galit. Brigitte dont les membres de la famille paternelle sont bou-chers de pre en fils (pauvret donc toute relative) reconnat avoir accept d'entrer, en 1970, au centre Danilou parce qu'il y avait un uniforme, sans cela, dit-elle, je n'y serais jamais alle . Mais comme toutes l'affirment, l'uniforme ne masque rien et les jeunes filles apprennent dcrypter partir de petits riens les diffrences qui existent entre elles. En fait, l'uniforme sert symboliser l'appar-tenance un corps, mettre le collge l'cart des reprsenta-tions bigarres du quotidien.

    En quoi consiste l'ouverture aux autres ? Au-del d'une volont affirme mais non ncessairement suivie d'effets de s'ouvrir tous les milieux sociaux, Sainte Marie cherche conduire l'enfant vers l'autre. Mais quel autre ? les familles dmunies, les handica-ps, les malades, les aveugles, les petites vieilles. La plupart des jeu-nes femmes apprcient ces activits extra-scolaires : Laure C. a,

    La parabole des talents 129

    pendant un an, quitt Sainte Marie pour aller au lyce. La rigidit de l'encadrement, le pouvoir tyrannique de certaines matresses de division et l'enfermement social lui paraissent aujourd'hui encore insupportables. Cependant elle inscrira peut-tre sa fille Sainte Marie de Neuilly parce qu'il tait inclus dans l'emploi du temps d'avoir des activits pour les autres, lecture aux aveugles ou aller Garches s'occuper des petits handicaps . Parvenue l'ge adulte, responsable de l'ducation de sa fille, Laure C. fera son devoir en lui donnant l'ge o a marque , prcise-t-elle, les possibilits d'acqurir le sens du don .

    Pour Odile, la religion ne pse pas, la question morale est beaucoup plus prsente :

    Pour le carme, on faisait des conomies. On distribuait la tirelire et la fin de carme, on donnait tout Frres des Hommes . On pouvait faire du cat-chisme dans les milieux dfavoriss Saint-Cloud, tre brancardier Lourdes. Ce n'tait pas obligatoire. Elles voulaient nous confronter d'autres milieux (Odile).

    En dbut d'anne, on dispose un grand panneau o sont pro-poses diverses activits bnvoles. Chacune s'inscrit l o elle le dsire. Ce n'est effectivement pas obligatoire mais sur le carnet de notes sont traces trois colonnes : travail, comportement individuel et comportement de groupe.

    En fait, cette ouverture l'autre n'est pas une ouverture sur le monde social. On apprend des enfants privilgis tre sensi-biliss aux malheurs des autres. Cela demeure un rapport person-nel : un individu en prise avec un autre individu. Cette exprience l'autre faite d'actes bnvoles et gnreux permet ces jeunes fem-mes de ne pas penser l'ingalit sociale en termes de conflits. L'ingalit fera partie des donnes du rel (tout comme la diversit des dons contenus en chaque tre). Chacun peut, son chelle, rem-dier aux malheurs humains. On est des gens profondment moraux : on a une grande sensibilit aux autres (Flo). Ces jeunes filles peuvent dire tout la fois que Sainte Marie n'ouvre pas sur le monde extrieur et que Sainte Marie permet une ouverture sur les autres.

    Impossible de passer sous silence les innombrables rflexions sur le sentiment d'enfermement prouv par ces jeunes filles pen-dant leur scolarit. Marthe ou Marie-Christine, dont les fragments d'entretiens ont t reproduits en ce dbut de chapitre, expriment ce que la quasi-totalit des jeunes femmes ressent et parfois dnonce.

  • 130 Ni vue ni connue

    Mais cette sensation d'enfermement provient tout autant de l' insti-tution que de la prgnance du milieu . L'troite relation exis-tant entre l'inscription Sainte Marie et les traditions familiales ou/et sociales d'une fraction de la bourgeoisie produit cet enfermement.

    Il y avait une rue traverser. Si cela n'avait pas t Sainte Marie, j'aurais t La Tour ou Lbeck. Pas d'alternative : a fait partie du milieu (Odile).

    Ma mre savait que Sainte Marie tait une bonne cole. Le choix d'une cole religieuse ne posait aucun problme. Ma sur tait entre en 7', moi au jardin d'enfants, mon frre Franklin (Caroline).

    Tradition familiale ou influence du milieu, inscrire ses filles Sainte Marie va de soi. On ne se pose pas de questions. La plupart des parents ont t duqus, eux-aussi, dans des coles libres. Les frres sont Franklin, St-Jean de Bthune, Gerson, Ste-Croix de

    Neuilly, etc. On ne peut pas se comparer d'autres. On tait trs enfermes. Je ne

    connaissais personne qui allait au lyce. Peut-tre que certaines, la fin de la pre-mire ou en terminale, ont pu rencontrer d'autres jeunes dans des soires mais moi pas. Au moment du bac, c'est la premire fois que je mettais les pieds dans un lyce. On nous disait qu'on serait victime des examinateurs. Aller au lyce, c'tait se damner, tous les profs taient athes, communistes, marxistes (Caroline).

    Vers la seconde ou la premire, un certain nombre de jeunes filles cherchent s'chapper. Quand j'tais Sainte Marie, dit Laure C., je ne connaissais rien d'autre. Aller-retour-cole-maison, etc. Laure demande et obtient l'autorisation d'aller en seconde au lyce Molire.

    Ma mre n'a fait aucun commentaire. En arrivant au lyce, j'ai eu /'impres-sion de dcouvrir Paris, on se balladait. Il y a eu le bistrot, la cigarette, la vie quoi. J'ai eu la chance de dcouvrir cela en seconde car aprs le bac, la fac, on peut tre largue. J'avais l'impression trs for te Sainte Marie de ne plus pou-voir respirer. Au lyce, j'ai tellement rien branl que j'ai voulu retourner Sainte Marie pour passer mon bac.

    Lorraine n'avait elle aussi qu'un dsir : sortir du milieu. Mais elle a d attendre le bac.

    Aprs Sainte Marie, j'ai fait une anne la catho pour aller ensuite la Sor-bonne. Comme j'habitais le vm arrondissement, j'aurais d aller Nanterre. J'ai fait une licence d'anglais sans passer le diplme. J'avais une impression de libert extraordinaire : j'ai pass trois ans galoper. Je voulais vraiment sortir du milieu : on n'tait pas comme les autres. On avait la mme manire de penser, de s'habil-

    ler, tout quoi.

    La parabole des talents 131

    . Enfermes Sa~n-te Marie et dans leur milieu, les jeunes filles vivent avec une acmte toute particulire l'apparente htrognit de leur monde. Sur ce point on peut se reporter a t d M . . . ux reci s e ar-the ou de Mane-Chnstme. Celle-ci se souvient que pendant 1 k

    d 11 , . es wee -

    en s, e e etait tres mal habille Les autres na f d r ' . . . nas aisaient es f~ ies d. ~abit~ . _Moi . dan~. ma famille, on t'apprenait que tu tais d un .miheu aise m~is q~ i.l fallait se comporter pour que cela ne se v01t pas. Caroline distmgue les familles catholique b

    d' f . s, avec eau-

    c~up en ants et des ~~isons en ruine, les familles qui sont lan-cees dans le monde parisien et les aristocrates u d'ff' . . ' . ne i erencia-tion tres f~rte :, ne ~as avoir de particule. Je le vivais trs mal, c'est u?e question d. anciennet dans la classe. Genevive aristocrate dit que ~e f~ic ~t les positions sociales taient resp~ctes . Q~ apprend vite a faire ce qu'il faut.

    J'av~is une copine qui habitait ma rue. Ce n'tait pas /e mme milieu s pre avait une bonne situation, un X [polytechnicien'] mais pas de b 1n ( ,,

    11. onnes re a-

    wns. vn type mte 1gent comme disait ma mre Cette r111e / ' b J I . . J' , je a1ma1s eaucoup. e a voyais dans ~ert~mes circonstances. Mais j'oprais trs vite des distinctions.

    La ban~e du tennis n est p~s celle du ponton. J'emmenais cette fille dans la bande du tennis. Dans les rallyes, je ne mlangeais pas. Cela ne me posait aucun problme.

    . , Cette sens~bi~it dt~cter ses semblables en reconnaissant les d1f~ere?ces, mais a ne pas juger celles-ci comme discriminantes laisse croire.~ beaucoup. de jeunes femmes qu'elles peuvent frquenter tous le,s m~heux. , Illusion permise, il est vrai, celles qui ont le plus d anciennete dans le monde de la bourgeoisie.

    G_n s'a?erce~ait des dif!re~ces quand on allait chez les gens, if y a le duplex gra~d1ose a Neuilly et ~e tro1s-p!ces. Ma fille tait amie avec une fille dont /e pre tait chau!J_eur de taxi. Me~ J_1lles .ont des amies de tous /es milieux. Celles qui s~nt de milieux_ p~us dfavorises estiment avoir souffert Sainte Marie, cela venait d elles, elles faisaient des comparaisons mais cela ne venait pas des autres (Danile).

    ~es jeunes femmes de trente ans gardent encore le souvenir d'un certam enfermement. Certaines dtestent le bleu marine. D'autres refusent de croire en Dieu. La plupart se marient religieusement avec un homme issu bien souvent du mme milieu quelque~ nuances prs , font des enfants et veulent toutes leur transmettre ce qu'elles estiment une valeur essentielle : la gnrosit ou le sens du don. . , Les p~incipes chrtiens et l'influence jsuite sous-tendent le pro-jet e.ducatif des demoiselles de Sainte Marie. L'enseignement et la pratique religieuse sont totalement intgrs dans le programme,

  • 132 Ni vue ni connue

    considrs comme des faits intellectuels ouvrant la vie de l'esprit . C'est une imprgnation permanente qui structure laper-sonne : connaissance de soi visant la matrise de ses pulsions ; apprentissage de la rigueur et de la modestie ; lutte contre l'pate ; sentiment d'appartenance une classe disparaissant sous le concept de gnrosit. Car l'ouverture l'autre cre cette illusion profonde et ambigu que toute personne peut acqurir ces valeurs pourvu qu'elle en ait le talent .

    On ne peut s'empcher, propos de l'adquation entre la culture bourgeoise et cet agir ducatif chrtien de faire un parallle entre les collges jsuites du xvm sicle et Sainte Marie aujourd'hui. Le postulat majeur du discours ducatif jsuite est ga-litaire. Mais comme le remarquent A. Chartier, M. Compre et M. Julia (1976), si au XVIII sicle les lves sont considrs comme gaux devant les exercices, la socit se charge de prendre sa revan-che . L'ingalit des statuts et de la fortune conditionne, malgr les principes affirms, les abandons et cre les inaptes au systme. Mais le phnomne est complmentaire et non contradictoire. Ce sont les milieux les plus populaires du recrutement qui, la fois, sont les principales victimes des processus de slection et fournis-sent les plus brillants sujets scolaires. Car ce sont eux prcisment qui illustrent la validit du postulat galitaire. C'est une affaire de personne et non de classe. Le mrite, la besogne, la discipline, l'obissance pense, consentie et voulue permettent ceux qui en font preuve de se maintenir. Tout se passe comme si, pour les demoiselles de Sainte Marie, l'cole n'tait pas obligatoire. Toute personne est libre d'inscrire ses filles Sainte Marie ; Sainte Marie est libre de juger qui est apte ou inapte son systme. Il existe bien d'autres lieux moins exigeants dans lesquels la volont d'une du-cation globale ne domine pas, laissant ainsi l'enfant des pans entiers de sa personne non contrls par l'institution.

    Les demoiselles de Sainte Marie ne peuvent donc pas accepter d'tre les ducatrices des seules classes aises. Cependant leur projet correspond aux attentes fondamentales de ces familles. B. Groethuysen se posait cette question : l'glise va-t-elle sacrer le bourgeois ? Le bourgeois qu'il soit croyant ou non croyant n'a pas attendu sa rponse : il s'est appropri les vertus chrtiennes en les scularisant.

    5

    Les trois gnrations

    . On app~end donc devenir bourgeois comme on apprend av01r ?u gout_ (Gadamer cit par Habermas 1986). Et cette fin, o~ ~oit parfois. renonce~ _ s_oi-mme et ses prfrences d'ordre pnve. Telle une mstance JUnd1que, l'imposition d'un devoir-tre peut donc ~'opposer aux penchants intimes d'un individu, il doit mme de~emr une sec?nde n~tur.e. p'o la difficult toute particulire qu on renco~tre a vouloir demeler et saisir ce qui est prsent comme allant de soi. _Car ceu~ qui se conforment une telle conduite en ~nt une conscience qm l~ leur p~sente tout intgre une concep-tion du. monde, conception qu'ils se figurent universelle.

    Mai~. ~e p~rad~xe demeure qu'on nat bourgeois. Et depuis long-temps deJa, h1stonens et sociologues affirment :

    La principale di!ficu!t de devenir bourgeois est qu 'on ne Je devient pas tout seul. C_hacun appartient ~ un~ famille avant d'appartenir une classe. C'est par sa fam1II_e que le bourgeois-ne est bourgeois : c'est avec sa famille qu ' il s'agit de le devenir (Goblot 1980).

    Tro!s gnrations sont, nous dit-on, ncessaires pour faire un bourg~01s ; tous nos informateurs appartiennent une bourgeoisie en pleme 1?aturit. L'tude de leur mmoire familiale et gnalogi-q~e - ObJet de ce dernier chapitre - se trouve tre en fait l'ori-gme du travail prsent ici. Ce dernier a lui-mme son histoire. Il Y a quelques annes, lors d'une enqute sur ce mme thme de la mmoi~e familiale, mais dans un quartier du XIII arrondissement ~e. Pans,. o~ se _ctoyaient alors diverses couches sociales, j'avais ete amenee a faire un constat d'une simplicit accablante : certai-nes personnes taient nanties de parents et de souvenirs d'autres en semblaient floues. Serait-il vrai, aussi caricatural 'que cela

  • 134 Ni vue ni connue

    24. Le privilge des privilges La preuve crite - la gnalogie - ne fait que consacrer un statut dj acquis et reconnu par d' autres. C'est pourquoi l'on s'en dsintresse gentiment. Un dtachement qui n'a rien de ngatif : C'est seulement le privilge des privilges, celui qui consiste pren-dre des liberts avec son privilge (Bourdieu, 1982).

    puisse paratre, que les parents vont aux parents comme le capital au capital ? *

    Avant d'explorer la mmoire familiale des bourgeois, une pre-mire question s'impose : quelle mmoire le chercheur a-t-il affaire ? Une fois encore, il s'agit de considrer la situation d'enqute et de prendre en compte cet ensemble complexe de relations qui se nouent entre observateurs et observs (Zonabend 1987).

    Le chercheur recueille un discours qu'il a lui-mme suscit et provoqu. Pendant un certain nombre d'heures et durant plusieurs jours l'informateur va construire et tenir le rcit de son histoire fami-liale. C'est un exercice inhabituel, quelque peu insolite et pertur-bant. Acte de discours, la mmoire ainsi sollicite devra donc tre

    Transposition triviale d'une phrase de P. Bourdieu : Il suffit en effet de se demander pourquoi et comment viennent aux puissants tous ces neveux, petits-neveux et arrire-neveux pour apercevoir que si les plus grands ont aussi les plus grandes familles tandis que les parents pauvres sont aussi les plus pauvres en parents, c'est que en ce domaine comme ailleurs, le capital va au capital ( ... ) (Bourdieu 1972).

    Les trois gnrations 135

    mise en relation avec les appartenances sociales des interlocuteurs. En effet, les faits de mmoire collects de cette manire livrent tout aussi bien une archologie des primats familiaux qu'une reprsen-tation des rapports qu'entretient un individu avec la socit dans laquelle il vit. Et la frontire, entre les souvenirs proprement fami-liaux et ceux voquant les cadres sociaux dans lesquels ils se sont dploys, devient bien incertaine si ce n'est artificielle. C'est pour-quoi l'tude de la mmoire familiale me conduisit celle du milieu, l o prcisment elle se fait et se transmet. La mmoire laquelle l'ethnologue accde est donc habille de sens social. Quant la mmoire affective - celle des oublis - elle demeurera pour l'essen-tiel un mystre. La situation de terrain ne laisse place aucune confusion : la remmoration produite par un travail de nature psychanalytique n'a rien voir avec celle suscite par la prsence du chercheur. Et mme si ce faire parler famille engendre une srie de ractions affectives mal contrles, il laissera toujours la question du sujet en dehors de son objectif.

    Si l'on veut faire apparatre la spcificit de la mmoire bour-geoise, il parat ncessaire de la confronter celle des autres. Pour cet essai comparatif, nous utiliserons les rsultats de quelques tu-des ralises dans le milieu paysan franais (Segalen 1985 et Zona-bend 1982) et celui des couches moyennes parisiennes (Le Wita 1983). Mais afin de pouvoir tablir cette comparaison, il est indispensable d'exposer quelqus problmes de mthode. En effet, si la mmoire est fonction de l'intelligence, comme le pensait Bergson, entendons par intelligence la somme des acquis culturels d'un individu, le temps limit des entretiens et les moyens utiliss ont pu renforcer, voire crer des ingalits. C'est ainsi que dans le xm arrondissement, la proposition faite aux personnes de dessiner leur gnalogie avait sus-cit un certain nombre d'attitudes qui toutes rvlaient l'empreinte sociale de la demande. Trs vite tait apparue une opposition entre couches populaires et couches moyennes ou suprieures. Les pre-miers obissant certainement au principe de stricte ncessit (aller directement l'essentiel, ne dire que ce qui compte vraiment) ne mentionnaient pas volontiers leurs grands-parents morts tandis que les seconds, par une intuitive connaissance de l'ethnologie, tentaient d'voquer leurs arrire-grands-parents, voire des anctres plus loin-tains.

    Rduire le questionnement sur la mmoire la gnalogie aurait donc renforc le silence de certains et la prolixit des autres. En

    (;

  • 136 Ni vue ni connue

    diversifiant les outils d'enqute, un jeu de compensation a pu s'ta-blir. Les entretiens semi-directifs ont ainsi montr que la mmoire familiale dans les couches populaires non paysannes ne suit pas ncessairement les traces de la gnalogie et qu'elle se raconte plus volontiers comme l'histoire d'un vcu. Il fallait donc distinguer les donnes gnalogiques de la mmoire familiale. A l'inverse, on peut se demander quelle est l'influence de l'crit sur la mmoire bour-geoise : l'ethnologue ne recueille-t-il pas de l'crit parl, une leon plus ou moins bien apprise ? Mmoriser des donnes gnalogiques ncessite un effort vident. En effet, rien n'est plus ingrat que de retenir des suites de noms, de dates, de renseignements quasi admi-nistratifs sur des parents morts ou inconnus. En outre savoir se situer et se dplacer travers l'espace gnalogique suppose un certain entranement. Il faut sans cesse, on le peroit bien pendant les entre-tiens, trouver des points de repre pour que l'individu ne s'gare point dans cet univers quasi immatriel que devient la parent expri-me en termes gnalogiques. La mmorisation de telles donnes peut donc tout fait dpendre de variables socio-culturelles. Par son capital scolaire et culturel, la bourgeoisie serait sur ce point favo-rise. Le systme ducatif bourgeois considre en effet le dvelop-pement de la mmoire comme fondamental pour celui de l'intelli-gence. Au sein des familles a lieu ce que l'on pourrait appeler un entranement collectif de cette facult. Lors des entretiens il n'est pas rare de s'entendre rciter tel pome, tel fragment d'une pice de thtre : ce capital de citations apprises par cur circule comme autant de mots de passe entre les membres du groupe. Tout un ensemble de facteurs culturels favoriserait donc les enquts bour-geois, ce qui pourrait alors expliquer leur capacit se souvenir plus prcisment que d'autres de leurs anctres loigns. Mais en fait, archives familiales, livres de famille, gnalogies crites ne jouent qu'un rle secondaire dans l'apprentissage de l'histoire familiale. Les preuves crites d'une appartenance la bourgeoisie ne font que consacrer un statut acquis et reconnu par d'autres. On s'en dsin-tresse gentiment ; un dtachement qui n'a rien de ngatif : c'est

    Photo 25. -L'autel de la mmoire Dans l'un des angles du salon, mon petit coin photos-grenouilles : tout le monde met son nez dedans. Le secrtaire me vient de la grand-mre paternelle. On y retrouve des photos de nos enfants, des beaux-frres et belles-surs, des cinq petits-enfants de ma mre : ce sont mes trs, trs proches (Mme O. fille) .

    Les trois gnrations 137

  • 138 Ni vue ni connue Les trois gnrations 139

    seulement le privilge des privilges, celui qui consiste prendre des liberts avec son privilge (Bourdieu 1982). Dans la bourgeoisie, la mmoire fonctionne comme un capital accumul et transmis depuis plusieurs gnrations. A l'intrieur des familles, la gnalogie cir-cule de manire inne : on ne recherche pas ses racines, elles sont l, incorpores. Apprendre par cur des donnes gnalogiques n'aurait, dans ces conditions, aucun sens : ce serait de plus un exer-cice tout fait dtach des processus courants de communication. On peut donc s'essayer comparer la mmoire familiale et gna-logique des bourgeois celles des couches populaires, moyennes et paysannes.

    La comparaison fait d'abord apparatre la diversit des mmoi-res. Si on ne se souvient pas dans toutes les socits, il faut aussi admettre qu'au sein d'une mme socit, on ne se souvient pas de la mme manire. La diversit porte sur deux lments : l'tendue et la prcision d'un point de vue gnalogique et le mode narratif utilis pour raconter l'histoire de la famille. Les points communs concernent les processus de mmorisation.

    Une mmoire tendue et prcise

    Dans le XIII arrondissement, sur 148 personnes interviewes, plus de la moiti avaient cit entre 26 et 100 parents, 8 plus de 100. La moiti des interlocuteurs bourgeois a cit entre 50 et 100 parents, l'autre entre 150 et 300. L'importance du nombre des parents vo-qus dpend bien videmment de donnes dmographiques. Prenons comme exemple la mmoire de M. Pierre 1. (60 ans). Cet informa-teur appartient une ancienne famille de notaires parisiens. On peut trouver leur gnalogie dans le Recueil gnalogique de la bour-geoisie ancienne (Delavenne 1954). M. Pierre 1. (pre) possde en outre sa propre gnalogie o figure l'ensemble de ses collatraux et leurs nombreux descendants. L'tendue de ce groupe est telle que M. Pierre 1. a d, au moment de son mariage, reprendre le fichier

    - Photo 26. L'autel de la mmoire Dans la salle de bains, le coin photo de Mme O. mre. On peut y voir : le portrait peint de sa mre, des photos de mariage de sa fille ane, de ses enfants et de sa parent proche (parents, frres, surs et leurs conjoints, neveux et nices) ainsi que sa maison peinte par elle-mme. On y voit galement une photographie du marchal Lyautey son parrain.

  • 140 Ni vue ni connue

    de la famille appartenant son pre. Ma femme, explique-t-il, entrait dans une immense famille, elle devait en prendre connais-sance. Sans pouvoir rendre compte exhaustivement de sa mmoire, prcisons que sans consulter le fichier et se reconnaissant peu dou sur le sujet, M. Pierre 1. a voqu plus de 150 parents. Avec l'aide du fichier, on se trouve devant un univers familial compos de plus de 300 personnes. Des facteurs dmographiques dterminent large-ment l'ampleur de cette famille.

    M. Pierre 1. a trois fils et une fille. Ses trois fils, gs de moins de trente-cinq ans, ont dj trois enfants, sa fille, plus jeune, deux enfants. La sur de l'informateur a eu huit enfants, six d'entre eux ont entre trois et cinq enfants. M. Pierre 1. se compte trente-cinq cousins germains du ct maternel. La plupart d'entre eux ont entre cinq et neuf enfants. Son pre n'avait qu'un demi-frre mais ce der-nier a eu sept enfants, l'un de ceux-ci a douze enfants, deux autres six, etc. Parcourons la descendance des trois frres du grand-pre maternel d'Ego. Le premier frre se voit pourvu de cinq enfants dont deux sans postrit, trois autres ayant chacun quatre enfants qui ont eu leur tour six et trois enfants. M. Pierre 1. voit rguli-rement ce groupe-l (ce qui reprsente trente personnes environ). Le second frre est pre de huit enfants, tous maris et ayant pos-trit. Ego frquente galement cette parent-l ; quant au troisime frre, il est pre de neuf enfants :

    Parmi eux, deux sont religieuses, l'un est mort la guerre sans postrit et un autre s'est mari mais n'a pas de descendants. Deux ont eu cinq enfants, tous maris et ayant au minimum trois enf anis. Il y en a un qui a eu six enfants mais ils me sont inconnus. Je peux facilement les retrouver dans le fichier.

    Dans certaines familles, il est de tradition de faire six ou sept enfants . Tradition qui dote les membres

  • 142 Ni vue ni connue

    Dans toutes ces mmoires, si diffrentes d'un groupe social l'autre, les grands-parents reprsentent un lment clef, jouant pour certains le rle d'un butoir . Pour l'ensemble de la population, mises part les classes aises, ces parents-l semblent bien, en effet, figurer le point limite de leur mmoire gnalogique. Dans notre socit, comme dans d'autres, les diverses capacits des individus se souvenir de donnes gnalogiques dpendent de l'usage social qu'ils en font et non de leurs capacits intellectuelles intrinsques. Comme l'affirme J. Goody, tout cela est troitement li un ordre social prexistant (Goody 1977).

    Usages sociaux de la parent

    Outre la famille proche (souvent trs nombreuse) avec qui les enquts bourgeois entretiennent des relations, la parent dans son ensemble fait l'objet d'une vritable pratique sociale : l'oncle est un notaire, le notaire est un oncle. M. Pierre 1. (pre) rside dans un immeuble appartenant sa famille maternelle depuis trois gnra-tions. De nombreux descendants y habitent encore, ainsi les rencontre-t-il quotidiennement. Dans sa parent lointaine, il frquente un mde-cin (devenu le mdecin de la famille), un chirurgien (devenu le chi-rurgien de la famille), un inspecteur des Finances (devenu le con-seiller fiscal de la famille) sans oublier un architecte en chef des Monu-ments historiques (devenu le conseiller des travaux entreprendre dans le chteau de famille). L'utilisation qui est couramment faite des patronymes indique ce rapport social la parent. C'est ainsi par exemple que Mme Laure C. (grand-mre) se refuse, lors de notre entretien, numrer tous les membres de sa parent. C'est une entreprise impossible affirme-t-elle. Et inutile, aurait-elle pu ajouter. En effet, elle dit n'avoir pas la ncessit de mmoriser des noms et des adresses puisqu'elle se sert du Bottin mondain . Par le jeu des alliances, elle peut partir d'un petit stock de patronymes, retrou-ver le nom de tel ou tel parent plus loign. On nomme la famille de l'oncle Louis les Duteil, celle de tante Yolande les Verdon et il se trouve que les Duteil sont allis aux Dupont, amis intimes des Ver-don, etc. Ces univers familiaux et sociaux apparaissent d'une com-plexit telle qu'une chatte n'y reconnatrait pas ses petits. En effet, les familles bourgeoises se prsentent comme des micro-socits o l'on cherche vivre entre soi. Genevive raconte que sa mre trou-

    Les trois gnrations 143

    verait inconc.evable, par exemple, qu'elle achte elle-mme ses draps d.ans la _boutique de soldeurs Descamps qui est en bas de son domi-cile : Il faut p~ser, so~s _prtexte qu'il est de la famille, par le cousin Desc~mps que Je~~ vois Jamais . On s'vertue ainsi trouver des occasions pour ut1hser parents ou amis des parents. . Sous le cou~ert de ~'conomie, on met en branle un systme d'une lourdeur 1~croyable. Le vm, le foie gras, les mdecins, il n'est pas question, poursuit Gene-vive, de se les procurer ailleurs que dans la famille.

    Le prtexte l'conomie est un glissement explicite : transfor-mer l~ rseau familial en un rseau social caractre priv. II s'agit de faue entrer tout le monde dans son petit monde. Une anecdote : une amie de la mre de Genevive annonc celle-ci que son fils va pouser la fille d'un professeur de mdecine. Or ce dernier se trouve tre, par hasard, le mdecin de la mre de Genevive. En apprenant cette nouvelle, elle s'exclame : C'est une jeune fille vraiment char-mante. Pieux mensonge : elle ne connat pas cette personne. Par cette remarque, la mre de Genevive signifie son amie qu'elle n'est pas totalement trangre cette famille qui trs bientt agrandira leur petit monde. En outre, les relations entre la mre de Genevive et son professeur de mdecine se renforceront de ce lien nouveau.

    Nous voil plongs dans l'atmosphre proustienne o on se plat tant dbrouiller des enchevtrements gnalogiques et dmler la nature des relations existant entre les personnes et les familles. Dga-ger ce que la mmoire familiale bourgeoise a de spcifique amne ncessairement prendre en compte la place occupe par ce groupe social dans la socit. On retrouve ainsi au niveau de l'oral le mme phnomne que rencontrrent les historiens au niveau des sources cri-tes : l'abondance des unes rpond la raret des autres. Il est clair, en effet, que ce savoir gnalogique n'intresse pas galement tous les groupes sociaux. Le prouvent, semble-t-il, les ractions des pay-sans du pays bigouden sud lorsque le chercheur - ayant reconstitu de nombreuses gnalogies - les montre aux intresss :

    La connaissance de leur parent ascendante ne les intresse pas. C'est qu'ils n'ont aucun besoin, au contraire des urbains dracins, au contraire de ceux dont la profession introduit une distance, de trouver une identification ou un enracine-ment. Ils ont toujours su qu'ils faisaient partie de cette rgion et se le faire confir-mer par une trangre apparat inutile (Segalen 1985).

    La mmoire familiale des paysans et celle des bourgeois ont en commun d'tre intimement lies des pratiques sociales. Mais pour

  • 144 Ni vue ni connue

    les paysans, il n'est pas ncessaire d'avoir la mmoire des noms : tout le monde sait dans la communaut villageoise ce qu'il faut savoir. En revanche, la mmoire bourgeoise - tout aussi intimement connue et tout aussi diffuse au sein du milieu - se doit d'tre prcise, nourrie de noms et de dates. En effet l'une a une porte limite une communaut villageoise tandis que l'autre s'inscrit sur la scne nationale, voire internationale : elle a souvent un destin public. C'est ainsi que la mmoire familiale des bourgeois peut nourrir un chapi-tre d'histoire conomique, financire ou politique de la France.

    Les supports de la mmoire

    2 7. La Guette a cent ans !

    C'tait en 1881 .. . Marie G., veuve d'Eugne L. achevait la construction de la maison

    de La Guette. Elle tait spcialement destine au petit Charles alors g de 18 ans dont la sant fragile semblait ncessiter la vie la campagne.

    C'tait il y a un sicle ... Pour fter ce centenaire, Marie-Madeleine et Roger seront heureux

    de vous accueillir La Guette le dimanche 5 juillet. Aprs la messe dite sur place vers 12 h par Pierre et Robert, suivra

    un repas frugal et champtre. Ils comptent sur votre prsence et vous remercient de votre bonne

    rponse qu'ils souhaitent recevoir avant le 20 juin.

    Les t rois gnrations 145

    28. Dans ces vastes demeures humides les membres de la tribu respirent un air d'anclennet.

  • 146 Ni vue ni connue

    29. Sur la table dans l'entre sont poses deux potiches de Chine qui me viennent de ma grand-mre maternelle. Au centre, un coffre ancien aux armes de ma belle-famille, entour de photos et de peintures sur bois, uvres ralises vers 1900 par une grande-tante paternelle (Mme O. fille) .

    30. Dans la chambre de M. O. pre, un bel exemple

    de mmoire vivante, sans cesse ractualise.

    31. Les coqs sont des cadeaux de mariage, les vases en poire viennent de ma belle-mre

    (Mme O. mre).

    Les trois gnrations

    32. Le bureau de Monsieur : il s'y rfugie tous les samedis aprs-midi.

    Monsieur tenait particulirement ce bureau 1925 qui lui vient de son pre.

    Il y retrouve les photos de son pre, de ses enfants et de la proprit familiale (Mme O. fille).

    33. Dans une chambre d'amis, le portrait de la grand-mre de Mme O. mre.

    34. Dans la salle manger, on retrouve un superbe buste de l'anctre,

    entour de toute une srie de porcelaines bleues et blanches

    (Mme O. fille).

    147

  • 148 Ni vue ni connue

    Cependant, si les bourgeois peuvent citer leurs grands-parents, voire des ascendants plus lointains, ils ne mmorisent pas l'ensem-ble des chanes gnalogiques et les grands-parents sont, pour eux aussi, un butoir : un butoir symbolique, affectif, li au proces-sus mme de la transmission et la dynamique propre l'vocation des souvenirs. C'est sur ce point prcis que le chercheur discerne l'influence de l'crit sur le discours qu'il recueille. Au-del des grands-parents, l'interlocuteur use de prcautions exprimant qu'il n'a pas t le tmoin direct de ce qu'il raconte (ex. : J'ai toujours entendu dire que , ma grand-mre dit que ,etc.). Et les grands-parents deviennent l aussi la limite des souvenirs individuels, limite en fait de la transmission directe : celle que chacun contrle et mani-pule sa guise. Tant que les tmoins directs sont encore vivants, les gnrations suivantes ne transmettent que timidement l'histoire familiale. La transmission de celle-ci est troitement lie au cycle de la vie : un droit d'anesse plane sur elle. Les trois femmes (grand-mre, fille, petite-fille) de la famille Laure C. rendent bien compte de cette dynamique. La famille Laure C. appartient depuis deux si-cles la grande bourgeoisie industrielle, elle possde ses propres archi-ves et de nombreux ouvrages relatant son histoire. La grand-mre ge de 88 ans peut citer des ascendants lointains, mais redoutant alors de ne pas tre entendue de ses descendants, elle fait de sa mre l'lment fort du ct paternel ; sa propre fille, ge de 55 ans, trans-met les mmes informations. Quant la petite-fille, ge de 32 ans, elle accorde sa grand-mre vivante les mmes attributs symboliques que celle-ci reconnat sa propre mre. Seule la deuxime gnra-tion reprend sans le modifier le discours de la prcdente. La troi-sime s'en remet l'anctre vivant, tmoin direct des traces les plus lointaines de l'histoire familiale. Dans le processus de transmission, trois gnrations forment un minimum pour crer un tat de stabi-lit et reprsentent un maximum pour permettre une appropriation personnelle. Trois gnrations sont donc ncessaires pour que se ralise l'assimilation l'tat de bourgeois, que se rgulent les enjeux indivi-duels et les enjeux collectifs, que la personne s'inscrive naturellement dans son univers culturel. Un lien serait tablir avec les analyses de P. Legendre sur le principe gnalogique en Occident.

    Une gnration n'existe pas par elle-mme ; ce n'est pas une classe d'ge, ni une promotion, mais une synthse d'au moins deux gnrations, ou comme le sug-gre la mise en scne de Virgile, de trois gnrations. Le tableau de l'nide est construit sur l'implicite : le fils a affaire son pre et au pre de son pre (Legendre 1985).

    Les trois gnrations 149

    _La gnalogie consiste faire de la place, faire passer le sujet de l'ordre du biologique celui de la culture, en bref faire natre le sujet une seconde fois dans l'ordre des institutidns (ibid.). Un fil conducteur serait donc suivre mettant en parallle la gnalogie, impratif de raison, et l'ducation bourgeoise, appren-tissage d'un devoir-tre.

    La mmoire bourgeoise peut suivre aprs les grands-parents les lignes ascendantes de la gnalogie. Elle voque alors des origines parfois trs lointaines. Comparables un dfil, les gorges de la gna-logie sont pntres de lumire jusqu'au troisime degr suivi d'un flou plus ou moins dense, claires au bout du tunnel par l'origine relle ou imaginaire de la famille : la date d'apparition d'un patronyme tant un symbole que l'on mmorise aisment.

    La mmoire bourgeoise est double : affective et familiale, elle peut tre comparable toute autre mmoire de la famille ; gnalo-gique et sociale, elle est singulire parce que charge de transmettre un statut et un sentiment d'appartenance au groupe. On est bour-geois par la famille et non par le sang ou le droit divin. Chaque gn-ration doit donc la lumire de la prcdente maintenir le statut acquis. La mmoire gnalogique sert ainsi conjurer la fragilit inh-rente la position de bourgeois mais elle ne peut tre transmise qu'en intgrant la mmoire familiale. Et les processus de remmoration met-tent en scne, dans une combinatoire particulire, ces deux mmoires.

    Les processus de mmorisation

    Une faon de parler famille

    Comme toute histoire, celle de la famille se raconte. Certains membres de la parent se voient ainsi crditer d'une connaissance prcise du pass familial et d'un art particulier de la mmoire. Ce sont bien souvent des grands-parents. En coutant le rcit de ces per-sonnes doues de mmoire et capables, mieux que d'autres, de la faire circuler entre les gnrations, j'ai t frappe par la faible place qu'y prend la nostalgie. Contrairement ce que j'avais auparavant constat dans le XIII arrondissement : l l'vocation des souvenirs engendrait invariablement un vif regret du pass faisant alors de celui-ci le vritable ge d'or. Ce qui serait d'ailleurs, en croire M. Halb-wachs, un trait de structure : La grande majorit des hommes, crit-il, est sensible des instants plus ou moins frquents, ce que l'on

  • 150 Ni vue ni connue

    pourrait appeler la nostalgie du pass (Halbwachs 1975). L'auteur fait de ce rapport au pass une loi du genre humain : la contrainte n'est sentie, dit-il, que tant qu 'elle s'exerce et par dfinition une contrainte passe a cess de s' exercer. La socit fonctionnerait donc sur l'oubli des contraintes. Car si l' homme ne voyait que la contrainte du pass, il n' aurait aucun lan vers la socit (ibid.). Dire de la mmoire bourgeoise qu'elle se caractrise par une absence de nostalgie peut prter malentendu . Il n' est pas dans mon propos d' affirmer que les bourgeois chapperaient cet irrsistible attrait du pass, il s'agit seulement de souligner avec force qu 'ils ne font pas de ce sentiment la trame essentielle de leur rcit. On a affaire un discours o la nostalgie est contenue, retenue, garde par devers soi. Ainsi les bourgeois qui ont vcu dans le pass des heures glo-rieuses (nombreuse domesticit, villgiatures et ftes somptueuses) voient parfois le luxe de leur train de vie baisser, leur niveau de vie diminuer, mais cela ne donne lieu aucun discours catastrophique. C'est ainsi que les choses se passent et dans toute vie, disent-ils, il y a des priodes dures et fastes, les unes succdant aux autres. A la lumire des prcdentes, toute gnration a un devoir accomplir face la ralit nouvelle qu'elle rencontre. Le rcit cherche avant tout transmettre une telle imposition morale. La nostalgie conte-nue est donc davantage le rsultat d ' un effort sur soi , afin d 'tablir une communication entre les gnrations, qu'une disposition psycho-logique qui appartiendrait en propre aux interlocuteurs. Mais sur ce point encore, il est bien difficile de dissocier ce qui relve de l'acquis et ce qui appartient l' inn. Car la ncessit d'tablir une communi-cation entre les gnrations est troitement lie la reconduction-reconstruction du statut de bourgeois. La transmission de ce devoir-tre dtermine donc grandement la manire de raconter l'histoire fami-liale. On cherche limiter toute expression passionnelle. C'est ainsi que les interlocuteurs se laissent trs rarement aller mettre des juge-ments personnels . Si toutefois cela leur arrive, ils s'en excusent et prennent soin d'ajouter qu'ils n'noncent l rien que des lieux com-muns partags par d'autres membres de la famille. Impossible de le nier : la grand-mre tait d'une autorit effrayante ou le grand-pre a bel et bien dilapid la fortune mais son poque cela arrivait frquemment ou encore l'oncle Charles tait un con, born et stupide . Cette manire de parler n'est au fond qu'une traduction verbale des schmes culturels bourgeois. Il s'agit avant tout d'viter la familiarit et de maintenir la distance entre soi et son histoire fami-liale. Le locuteur ne s'insre donc pas, tous moments, dans le rcit

    Les trois gnrations 151

    qu'il tient et qu'il est charg de transmettre. Tout contenu expressif est matris. La manire bourgeoise de raconter est comparable aux rgles de politesse : elles relvent toutes deux d' un art infiniment vari de marquer des distances . Le rcit se pare alors d'une cer-taine objectivit qui accrot sa crdibilit. Ainsi n' voque-t-on que peu de souvenirs personnels, c'est--dire ceux qui placent les senti-ments du sujet au centre des faits ou anecdotes rapports. Cette dis-tanciation que le locuteur entretient avec sa propre histoire reflte en partie les usages et les pratiques familiales dans lesquels il a grandi. Enfant, il tait toujours entour de frres et surs, de cousins et de cousines, de nurses et de gouvernantes. La vie tribale limite ainsi la frquence des rapports duels : l'enfant ne se trouve qu'exceptionnel-lement en situation d'tre seul face son pre ou sa mre. Tous et toutes ont affirm le sentiment qu'ils avaient d'appartenir de vastes rseaux . Autrefois la domesticit et les grands espaces faci-litaient matriellement l'apprentissage du contrle de soi ou de la dis-tanciation : recul pris par rapport soi-mme et distance prise par le locuteur par rapport sa propre nonciation. Aujourd'hui, les familles se nuclarisent et les enfants sont bien souvent duqus directement par leurs parents. L'apprentissage de cet art de la distance ne peut plus se faire aussi aisment qu'autrefois. Ceci explique l'inquitude de la jeune gnration face au devenir des maisons de famille - lieux o s'acquirent naturellement les signes distinctifs - et son attachement quasi obsessionnel aux rgles de politesse et aux manires de table. Cette focalisation sur les usages entrane leur nonciation : les adultes doivent expliquer formellement leurs enfants ce qui prcisment est inexplicable. Mais s'astreindre ces codes de comportement, c'est pouvoir faire partie de la famille, c'est s'inscrire dans son histoire. Celle-ci ne doit pas tre lettre morte , elle doit tre entendue, mmorise puis remmorise et transmise.

    Une histoire cousue de fils rouges

    et parseme de taches rouges

    On dit de l'histoire d'Hrodote qu'elle est morcele, fai te d'v-nements et de tableaux singuliers. Le temps se prcipite quand l'v-nement a lieu, s'arrte lors d'une description, se renverse si aprs avoir parl du fils, il faut s'occuper du pre. En bref, l'histoire d' Hro-dote ne se droule pas : les actes successifs des hommes ne for-ment pas selon l'heureuse formule de Focke " un fil rouge " mais

  • 152 Ni vue ni connue

    des " taches rouges " (Meyerson 1956). Cette mtaphore rend compte de deux conceptions du temps, l'une serait linaire, l'autre cyclique, elle oppose la chronologie la gnalogie.

    Le rcit de l'histoire familiale fait un syncrtisme de ces deux conceptions. Les interlocuteurs situent leurs souvenirs dans une po-que, ils associent aux vnements des dates, ils voquent des moments de l'histoire nationale. Le rcit s'tire ou se contracte selon qu'il remonte ou descend le long de la chronologie. Mais il peut tout aussi bien favoriser un temps cycliqe : on s'arrte alors sur un person-nage, on favorise certains moments de la gnalogie, on amplifie des squences. La mmoire familiale comporte indissolublement la sin-gularit et l'ordre.

    Paradoxalement, les fils rouges qu'on tire sont au rcit ce que le souci gnalogique est la mmoire : ils servent transmettre le sentiment d'appartenance au groupe. Des thmes servent de fils conducteurs. L'atmosphre culturelle (de l'ducation aux loisirs), le travail toujours prsent comme une valeur morale et distinctive, les mariages qui font au sens propre les hritiers sont de vritables filons narratifs qu'exploitent jusqu' l'usure les interlocuteurs. Citons M. Georges H. (pre). A la fin de nos entretiens, cet informateur rsume ce qui fait l'essentiel de sa mmoire :

    Ce qui m'intresse avant tout dans l'histoire familiale: c'est l'enfance de ma mre, de mes oncles et tantes. On y voit se drouler une simplicit bourgeoise dans des appartements spacieux o rgne l'hospitalit. On rencontre la mme simplicit au niveau des loisirs: de /'Opra comique aux locations de villas pour l't. Il n'y avait aucun rapport traumatique l'aristocratie. Ce sont des souvenirs lis la poli-tique, un grand-pre violemment antidreyfusard, des souvenirs lis aux mariages, leurs intermdiaires, des blagues et enfin une religion svre et omniprsente.

    Ces filons narratifs s'inscrivent sur une toile de fond o le temps court trs vite. On voque le jour de Bonne-maman, les nurses anglai-ses, la cuisinire, les promenades au bois de Boulogne, les premires automobiles et leur chauffeur, les mariages arrangs et le montant des dots. Autant de souvenirs qui appartiennent une poque rvo-lue : comme le remarque Mme milie E., cela parat antediluvien . On parle aussi du travail des femmes, du concubinage, du divorce, des valeurs religieuses et morales. Autant de propos qui rappellent le temps prsent. Les guerres, les querelles politiques, le dveloppe-ment conomique du pays viennent encore toffer les rcits. Tous ces souvenirs voquent donc un genre de vie, une manire d'tre, de pen-ser, d'agir particulires au groupe. Mais ils ne passeraient pas,

    Les trois gnrations 153

    c'e~t--dire qu'ils ne seraient pas entendus, s'ils n'taient accompa-gnes de taches rouges. Ces taches rouges de la mmoire sont les l-~en~s qu'u~ i?di~idu ret~~nt, capte, choisit de faire siens. La mmo-ns.at1.on ~e l. h~stoire fam1hale passe ncessairement par une rappro-pn~t1?n md1~1duelle. C~r en ralit, chacun fait usage de sa gna-logie a sa ~mse et ~ampule son identit (Zonabend 1987).

    On fait de~. c~01~. To~t. et.hnologue de la famille constate que, dans notre soc1ete, ou la f1hat1on est indiffrencie, la mmoire et la frquentation familiales sont slectives. Cette slectivit tant dans la gnalogie que dans le choix des relations est d'ailleurs l'un des traits caractristiques du systme de parent europen (Segalen 1981).

    ~ans_l'ens~mble, la mmoire gnalogique des bourgeois parat peu select1ve. S1 le patronyme est une notion fondamentale _ ren-force parfois par la transmission des prnoms - les maternels n'en sont pas moins connus. Mais la mmoire gnalogique n'est pas toute la mmoire familiale. La slectivit intervient dans ce que l'on a appel la mmoire affective ou lective . Cette mmoire peut tre perue dans le choix et l'abondance des souvenirs voqus. On constate alors que ceux-ci se rapportent plutt la branche maternelle ou aux lments fminins de la parent. La slectivit existe donc, mais elle n'agit pas au niveau de la stricte connaissance elle joue au niveau affectif, elle est l'uvre de la transmission. Ainsi M. Louis G. (grand-pre), totalement pris dans la succession des mles de sa famille, n'oublie pas que c'est par sa mre qu'il est un hritier. Il voque longuement l'adoration qu'il prouvait pour cette femme. Tous ses souvenirs charmants et enchan-teurs , dit-il, viennent d'elle.

    Mme Arnold A. tmoigne une trs grande admiration aux hom-mes de sa famille. Elle se sent l'hritire des fondateurs de cette dynas-tie. Mais propos de ces hros , elle voque longuement leurs pouses et mres (voir schma p. 154).

    Prenons encore l'exemple de la famille George H. MM. George H. pre et George H . fils ont un domaine de souvenirs lis intime-ment aux maternels. En consquence, l'identification familiale du pre et celle du fils diffrent totalement: Pour le pre l'identit passe par la famille de sa mre. Dans celle-ci, il trouve l'anctre mle glo-rieux : son grand-pre maternel . Attach son patronyme, il ne donne nanmoins sens celui-ci que parce qu'il fut associ au nom de sa mre.

  • 154 Ni vue ni connue

    0 femme l:J. Homme

    Pqnrait dans la famille d'ego

    Personnage importanl proprittaire de villt

    On a le pedigree de la famille

    Inventeur

    -Sociabilitt familiale dense +

    Patronyme rtincarnt dans de nouvelles valeurs :

    r&istancc et directeur d'entreprise

    Glande pcrsonnalitt

    Inventeur qui fit fortune

    / '

    Le pre n'a rien invcntt. Rentier

    !Aucune trace g~ntalogique

    lngtnieur des mines

    N~ en 189S, Mme A est le symbole mlmc de la coh&ion familiale

    et le support ftminin du patronyJllC

    Tante qui recevait beaucoup

    1 Maman voyait sa mre chaque jour. Maman tait une dem~i~elle F. Elle tai~ trs jolie et trs musicienne. Elle jouait trs bien du piano. Avec elle.' 1c1 (dans la proprit), tous

    les soirs nous jouions une musique classique quatre mams. . Ma grand-mre avait t veuve trs jeune et elle vivait trs lar~ement avec le prodmt 2

    de la maison de distillerie. Elle a eu trs vite une voiture au_tomob1le, une trs belle Pan-hard avec chauffeur trs vite ds le dbut de l'automobile. .

    3. M~ grand-mre tai; une femme dlicieuse, c~~ante, trs jolie, trs lgante, trs femme du monde, recevant merveille et trs mus1c1enne.

    Domaine de M. H. (pre) Domaine de M. H . fils

    Ancftrcs a)oricwt

    Tribu des L '

    M. H. (ptfe)

    li y a une anblogic, je m'en fous ,.

    Connaissance froide-tMoriquc

    / M . H. (fils)

    Connaissance

    Sociabilitt cxlraordinairc chlteau et tantes

    Les trois gnrations 155

    Quant son fils, il dclare Je me situe davantage par rapport aux T (famille maternelle de sa mre). Je

    n'ai pas d 'identification qux L (famille maternelle de son pre). On allait aux Tui-leries avec les L. Il y avait aussi les chances du l" janvier. Cela a dur le temps de ces chances. Pourquoi les T? De toute manire, le prestigieux, c'est l'autre. Et puis il y a les Essarts, nom du chteau de la famille maternelle. Ce sont les ts de mon enfance. C'est la principale raison.

    Pour finir, citons l'exemple de la famille Laure C. On assiste l une simplification extrme puisque la grand-mre, la mre et la fille ont fait un mme choix : elles se rattachent la ligne mater-nelle. Ce choix, Laure C. (fille) le soutient avec vhmence.

    La branche maternelle constitue ma famille cent mille fois plus que celle de mon pre. C'est une initiation aux choses, un environnement culturel, des biens que j'aime, un sentiment trs fort d'appartenir une grande famille en nombre.

    Si ces femmes provoquent tant de souvenirs charmants et enchanteurs, c'est qu'elles sont, comme nous l'avons vu, au cur de la transmission de la culture bourgeoise.

    Ainsi, la jeune femme de M. Pierre 1. (fils) remarque : On est tous du mme milieu. On est lev par les femmes. Certaines atta-

    chent plus d'importance que d'autres telle ou telle chose. Dans l'ducation des enfants, il y a des choses qui priment. Je trouve par exemple irritant de voir mes neveux croquer des fruits et les laisser peine entams.

    Ce sont l des propos de pices rapportes . Au-del de ces vtilles, dont nous savons cependant l'importance,

    les femmes humanisent la mmoire gnalogique, celle qui ne fait que retenir la succession des reprsentants mles d'une famille. Elles ta-blissent un lien entre le social et le priv, entre l'individu et sa tribu : c'est par elles que s'opre la fusion entre identit sociale et identit familiale.

    La vhmence des propos de Laure C. (fille) nous fait entrer dans le sanctuaire de la mmoire : le lieu o se fait prcisment la rap-propriation individuelle. Il y a quelque chose de profondment trou-blant couter ces histoires qui se ressemblent toutes et qui sont tou-tes intimement vcues comme uniques. Au cours de la transmission orale, les souvenirs des faits et des personnages familiaux se heurtent les uns aux autres ; on assiste une vritable rosion o chacun dgage

  • 156 Ni vue ni connue Les trois gnrations 157

    les parties saillantes auxquelles il s'identifiera et qui lui donneront envie d'y croire. A ce titre, toute histoire familiale est individuelle et singulire. Un oncle d'Orient dans une Chrysler bleu canard, une arrire-grand-mre amazone, un grand-oncle propritaire d'un cou-vent de capucins, une anctre lointaine matresse de Louis XV ... A l'coute de ces lgendaires familiaux se dgage le sentiment d'une extrme diversit o domine la particularit des destins. On parle d'une singularit physique, morale ou autre suppose inhrente au groupe. Chez les 1. le rire et l'hospitalit, chez les C. l'amour du fer, chez les A. le courage et la beaut, chez les B. la passion de la montagne, chez les E. la mort des hommes par crise cardiaque ... Enfin une infi-nie varit de qualits qui deviennent le symbole d'un groupe, en quel-que sorte les armoiries de la mmoire. Comparables aux jeux sur les frontires en manires de table ou sur les formes de politesse, ces dtails emblmatiques contribuent mettre en place des idiosyncrasies familiales .

    Il n'y a donc pas d'histoire vraie de la famille : par nature, toute mmoire est une traduction. Inutile dans ces conditions de chercher le modle original et mieux vaut s'en tenir aux anecdotes, ces peti- ./ tes choses qui provoquent de grandes ractions :

    Pour moi, appartenir la bourgeoisie, c'est un mlange de traditions et de valeurs au sens large, des solidarits, des histoires que l'on raconte. Quand j'tais tout gamin, mon grand-oncle gyptologue m 'a amen place de la Concorde. li m 'a lu ce qu'il y a sur l'oblisque. C'tait P.-L., plus sympathique que son frre. li lisait les hi-roglyphes : cela faisait partie de ma culture. L'oblisque m'appartient beaucoup plus qu'aux fellahs.

    Taches rouges ou noyaux durs de la mmoire manent tous du travail symbolique que fait chaque individu lorsqu'il mmorise et transmet son histoire familiale. Comme l'crit D. Sperber, ce dis-positif symbolique cre la longue ses propres parcours dans la mmoire, ces vocations qu'un rien dclenche et que rien ne semble pouvoir arrter (Sperber 1974).

    - Photo 35. Les parties saillantes de la mmoire Tante Yolande : le nez est clbre dans la famille (Mme O. mre).

  • Conclusion

    Cette tude est ne d'un agacement personnel : pourquoi existe-t-il des gens dont la socit dit, sans toutefois le dire vraiment, qu'ils sont bourgeois ? pourquoi ne peut-on pas nommer ce que tout un chacun peroit d'vidence au cours de sa vie ? Enfin pourquoi une telle mise entre guillemets ?

    Une dmarche, bien classique dans les sciences humaines, a donc consist partir du mot. On peut crire son propos ce que F. Braudel disait du capital : chassez-le par la porte, il reviendra tout aussitt par la fentre. Derrire les figures de la calomnie et du dni s'agite, depuis huit sicles, un monde divers et complexe compos d'hommes et de femmes dont les destins s'inscrivent sur plus de trois gnrations. Ni leurs attributs sociaux ni leur qualit native ne permettent cependant de les dire bourgeois. Restait alors se pencher sur leur culture.

    Pour l'atteindre : des informateurs qui n'auront certainement pas tout dit une fois pour toutes. Presss de questions, forcs se situer et amens se dire bourgeois, ils ont livr des mots. Du mme coup, ils se donnaient voir : l'insaisissable des comportements fut, pour une petite part, captur et invitablement rduit.

    Comment viter alors de penser l'aberration inoue qui consiste tudier ainsi, avec la loupe et le microscope, les usages d'un groupe propos duquel furent noircies des milliers de pages, un groupe qui a domin et largement investi l'ensemble du corps social ?

    Ces petits riens, dtects et trs certainement grossis par la mthode, ont une fonction propre : crer de la distinction. Ils sont vcus par les personnes bourgeoises comme des traits spcifiquement humains. On retrouve ici la conception qu'rasme se fait de l'homme. Celui-ci trouverait dans sa qualit d'homme quelque chose qui lui apparat comme allant de soi, comme naturel et quoi il se tient pour rgler sa vie. C'est ainsi qu'il peut se dlimiter une

  • 160 Ni vue ni connue

    sphre dans laquelle il demeurera avec soi et les autres. Si autre chose vient le surprendre ou lui chapper, il se connat : il est habitu lui-mme. Ses autres proches lui renverront une image exacte de ce qu'il faut tre, la ritualisation de sa vie quotidienne le mettra l'abri des redoutables faux-pas . Toute la personne bourgeoise, de son air aux inflexions de sa voix, est ainsi imprgne des valeurs et sch-mes culturels de son groupe. Et ce quoi ces hommes et ces femmes tiennent tant est vcu par eux-mmes comme appartenant en propre au genre humain, aux tres civiliss . Le projet rasmien d'tablir un code de comportements commun tous les hommes, fond sur la rduction des idiosyncrasies a chou : les particularismes subsis-tent. Celui des bourgeois serait peut-tre de placer l'arrire-plan le sujet et ses aventures psychologiques. Particularisme notable dans une socit o s'est dveloppe une attention toujours plus soutenue, voire une hypertrophie du moi.

    Attentifs une position mdiane, ils imposent paradoxalement qu'on les saisisse dans le mouvement. Peut-tre est-il impossible alors de les nommer : leur vie suffit prouver qu'ils se placent au beau milieu de la vie. Qui peut alors dchiffrer un tel allant de soi ?

    36. Belle maison en vrit, qui n'est plus dans la famille ... : Le Gu Gaillard dessin par Marie! (document prt par Mme F.) .

    Annexe 1

    Pourquoi Sainte Marie ? Qualit et dfaut de l'ducation

    Les apprciations de cinquante jeunes filles

    Batrice est entre en 12c au collge Sainte Marie en raison de la proximit et de la recommandation .

    Deux surs Sainte Marie, un frre Franklin. - Qualit : niveau d 'tudes . - Dfaut : peu ouvert sur le monde extrieur. Se croit le cen-

    tre du monde. on-mixit. ullit de l ' enseignement catholique. Pour moi, Sainte Marie forme des intellectuels, assez individualis-tes, pas toujours ralistes. Mauvaise prparation l'aprs-bac .

    - Reoit le bulletin de l'association des Anciennes.

    Catherine est entre en 1959 Sainte Marie : Ma mre est ancienne de Sainte Marie et en pen e le plus grand bien .

    Des tantes et une sur de Catherine ont fait leur scolarit au collge Sainte Marie ; un frre Saint-Louis de Gomague.

    - Pour des raisons d'loignement gographique, ses filles sont inscrites l'cole publique (maternelle).

    - Qualit : ouverture d 'esprit et curiosit . - Dfaut : manque d 'autonomie accord aux lves .

    Pascale ne sait pas pourquoi ses parents l'ont inscrite Sainte Marie : 'ayant vu mes parents depuis la rception de votre papier, je ne peux malheureusement rpondre votre question, ne la leur ayant jamais po e par ailleurs.

    Une sur a t Sainte Marie, un frre Saint-Jean de Passy. - A propos de es enfants qui sont dans des coles libres : Il

    n'y a pas de Sainte Marie Reims. J'ai toujours soutenu que si je restais Paris, je ne mettrais pas mes filles Sainte Marie par dsir de changement et pourtant, mon fils est rentr Saint-Joseph de Reims qui a bien des points communs avec ce que j 'ai connu autrefois ! !

  • 162 Ni vue ni connue

    - Qualit : un esprit d'organisation et de synthse, bien utile dans la vie courante. Une mthode de travail .

    - Dfaut : 1) un bourrage de crne peut-tre excessif, mthode avec laquelle je renoue Saint-Joseph. A l'poque, cela m'apparaissait comme tel, et pourtant je vois aujourd'hui la diff-rence entre les connaissances de mon fils et d'autres enfants (tout en rlant quelquefois sur tout le travail qu'on leur donne ! !) ; 2) un enseignement un peu trop intellectuel qui prpare mal aux aspects matriels d'un mnage (ex. : couture, etc.).

    - N'est pas membre de l'association des Anciennes.

    Bndicte est entre en 1962 Sainte Marie pour des raisons morales et religieuses .

    Des tantes et des cousines y ont t leves. Frres et surs : Sainte Marie, Janson, Sainte-Croix de Neuilly. - Si elle avait des filles en ge scolaire, elle ne les inscrirait

    pas Sainte Marie. - Qualit : le srieux . - Dfaut : l'orientation . - N'est pas membre de l'association des Anciennes.

    Honorine est entre en 1960 Sainte Marie pour le srieux et la qualit de l'enseignement, la proximit du domicile la suite d'un dmnagement et pour la formation religieuse .

    Ses surs sont alles Sainte Marie, ses frres au lyce Jan-son de Sailly, collge priv en Auvergne, Passy-Buzenval Rueil.

    - Inscrirait ses filles Sainte Marie pour une partie de la scolarit soit avant la 6e soit aprs. Cela dpendra de leur caractre et de leur capacit d'adaptation, ainsi que de la qualit gnrale de l'enseignement en France cette date .

    - Qualit : la cohrence et le suivi . - Dfaut : faire croire que le monde est parfait, juste et bon.

    Ignorer les combats ncessaires de la vie et les oppositions de personnes .

    - Est membre de l'association des Anciennes.

    Blandine est entre Sainte Marie en 1968 cause de trs mauvais rsultats dans le public (redoublement de la 4e) et du man-que d'encadrement . Elle fut la premire de la famille entrer Sainte Marie (par la suite une sur et des nices).

    Les trois ans des frres et surs ont t dans le public.

    Anne e l ]fil

    - Elle n'a pas in Tit filles dans un .co~ Sainte pour .des raison d'loignement _gographique .et mm .dan le publi .

    - Qualit : suivi per nnel, .chaque lve est prise comme un cas individuel et non omme un .zro parmi tant ri 'auues. Rle rhI prof esseu:r de mvision .

    - Dfaut : ? . 'est pas membre l'association rles Anciennes.

    Hlne est entre au colJ_ge Sainte-Marie .en l : bonne Tpmation le l'tabl