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Nicolas Verdeleau

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NicolasVerdeleau

Del'oretdusang

Page 3: Nicolas Verdeleau

©NicolasVerdeleau,2020

ISBNnumérique:979-10-262-5613-7

Courriel:[email protected]

Internet:www.librinova.com

LeCodedelapropriétéintellectuelleinterditlescopiesoureproductionsdestinéesàuneutilisationcollective.Toutereprésentationoureproductionintégraleoupartiellefaiteparquelqueprocédéquecesoit,sansleconsentementdel’auteuroudesesayantscause,estilliciteetconstitueunecontrefaçonsanctionnéeparlesarticlesL335-2etsuivantsduCodedelapropriétéintellectuelle.

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Chapitre1AlbinaSuriname22h51

AlbinaSuriname22h51.

—Jesus ! Jesus ! Government Of God ! Kingdom Of Jesus Christ ! Deshurlementsdeferveurdéchirentlanuitchaudeethumide.Lestambourscognent,lasonovibre.Lechantafro-caribéenadesaccentsderagga,dereggae.C’estunexorcisme.Aumilieudutumulte,unpasteurofficiedanssabâtisseenbéton.Surles rangées de bancs en bois, les femmes et les hommes sont en prière. Àl’extérieur,aucentred’unespacede terrebattuequi limite lafoule impatiente,une jeune fille blanche commence à danser sur la piste improvisée. L’air estétouffant, irrespirable. Les tambours vibrent dans les poitrines. L’immensefleuve frontière coule encontre-bas, àquelquesdizainesdemètres.Et la forêts’enfoncedanslesténèbres.Lamasse des Bushinengués, noirs et luisants de sueur, se presse autour du

carrédedanse.Annaestentouréedesixdanseuses,sixfemmes-enfantscommeelle,quitapentdespieds,chevillescercléesdegrelotsmagiques.Enjupecourteethautnoir,cesAfricainesde l’Amazoniesemblentsortirde lanuit.Ladansecourbelescorpsettendlesmusclessouples.Leurslonguestressesfouettentl’airimmobileet lapeaublanched’Anna jaillitcommeunmétal incandescent.Elleest l’œil de la fureur.Son corps frêle d’adolescente fléchit en arrière, toujoursplusbas.Lasonosedéchaîne.Lestamboursl’engloutissent.Jambesnues,ventrenu,elleselivreàlafoulequifrappedesmains.Soncorpsestuneoffrandeauxespritsdesmortsde laforêtetdesfleuves.Elleest transefaceauxhommesetauxfemmesquihurlent,chantentetdansentautourd’elle.Annaalapeauclaire,ambrée.Seslongscheveuxchâtainsondulentlelongdesonvisage,desanuqueetcascadentsursesépaulesnues.Ellen’estpasdelaforêtdesNoirsMarrons.Elleestmétisseetvientdusud.Onditqu’elleestdesgrandsboisd’AmazonieoudeBahia,lavilledessaintsetdesesprits.Annaestbrésilienne.En écho aux danses frénétiques qui secouent son église, le petit pasteur,

chemiseblancheetcostumeétriquésursonembonpoint,débitelestextessacrés.Il vomit sans se lasser des prières en brésilien. Il sait que Dieu est là et les

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croyantsde toutâgequiformentsonassembléenepeuventendouter.Derrièrelui, un jeune homme malingre, traduit mécaniquement en néerlandais lesincantationsbrésiliennes.Lesfidèlesontquittéleurbancpours’avancerenprocessionversl’hommede

Dieuquiposesamainsur leur frontmoite.Unàun ils s’effondrenten transe,tandis qu’Anna offre les contorsions impudiques de son corps convulsé à lamasseexcitée.Lesritessesuperposent,etseconfondent.Lesgrelotsmagiquessontunebarrièrepourlesmauvaisesprits.Annaseredresse,ruisselante.Puis toutàcoup lesdétonations.Unfeumeurtrierdéferlesur les infortunés.

Descrisdepeur,destupeurfusentdetoutcôté.Lamagieestrompue.C’est laconfusion.Oncourt,onsebouscule,onsepiétine.Descoupsdefeuretentissentencore,nombreux,tropnombreux.Ilsblessentettuentauhasard.Lasonos’estarrêtée.Laréalités’abatsur lafoulequis’enfuitpaniquée.Annan’existeplus,Annaestavalée.Alorsunemainfermesurgitetsaisitl’adolescentehébétée.Il aura suffi dumeurtred’uncaïd surinamienpourque laville sombredans

l’émeute.Laguerre civile explose enun instant.Exécutions sommaires, viols,pillages,destructions, touthurleet sedéchaîne.Lacommunautébrésilienneendevientlacible.Albinan’estplusquefeuetsang.Lagrossebourgade,auborddu fleuveMaroni, échappe à tout contrôle.Desmilices se forment, arméesdecoupe-coupe et deBaïkal, fusil de chasse à un coup. Les rares véhicules quicirculent encore sont arrêtés et fouillés. La police est dépassée et tous sontpiégés : les Bushinengués du coin, les pilotes de pirogue clandestins, lesgarimpeiros, orpailleurs brésiliens qui attendent de monter sur les sitesd’extraction, les commerçants chinois, les hommes de main, les tueurs, lesprostituées,lestrafiquants.Touspiégésentrefleuveetjungle.Deshommesarmésimprovisentdesbarrages,fouillentcamionnettesetpick-

ups.On tentede fuir.Lesportesdescommercessontdéfoncées,arrachées, lesmaisons perquisitionnées, tout est pillé à coup de voitures-béliers. La policeintervientmais trop tard,beaucoup trop tard.De toutemanière, ilsnesontpasasseznombreux.Etlapolicemilitaireestabsente.Lacolèresetransformeenhaine.Deshommessontbrûlésvifsetleurcadavre

jetéaufleuve,desfemmesempoignéesetviolées.Frustration.Prédation.Lanuitsedisloquedanslefeu,lescrisetlesgrondementssporadiquesdesmoteursdepick-up.L’enfer s’installe. Il faut fuir ou aumoins se cacher. Il faut laisser laviolences’épuiser.Aupaysdesoubliés,lapoétiquedumaldonnelibrecoursàsonimagination.

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Chapitre2AlbinaSuriname23h37

Albina,Suriname,23h37.

Jechercheàm’échapperdu feuetde la terreur, avantque lesmâchoiresdumonstreneserefermentsurnous.J’entraîneavecmoideuxrescapéesdubrasier.J’ailesnerfsàvif,plusqu’àl’ordinaire.Lepaysestunepoudrièreetunesimpleétincelle a suffi à tout faire sauter. Ancien engagé dans un régiment deparachutistes puis formé aux opérations en jungle, à Manaus au Brésil, monpassémilitairem’ahabituéàréagirvite.Ensuite,mestraficsdiversdanscepayspour ravitailler les sitesd’orpaillageentretenaientmes réflexes.Maisàprésentmoncorpsse rouille.Àcinquante-neufans, jesensque lesoufflememanque.Lesannées, l’alcoolet lepaludismeont fait leuroeuvre.L’ancienbaroudeuraperdulegoûtdelaguerre.Etpuiscesoir,j’aicharged’âmes.Alorsj’essayedeconvaincreunpilotedenoussortirdelà.:—Putainj'tedonnecinquanteeurospourtraverserlefleuve.C’estdel’argent

vitegagné !Regarde, je suisavecuneamie,une infirmièrenéerlandaise.Et lagamineenplus.Onpeutpasresterlà.—Tum’en donneraismille que je pourrais rien faire pour toi,Berthier.Le

fleuveestfermé.Tuvoispascequisepasse?—Bien sûr que je vois, j’suis pas aveugle : la ville est en train d’exploser,

c’estpourçaqu’ondoitpartir.Regarde,BonDieu,jesuisavecuneinfirmièredeSaintLaurentetcettefille.Ellesvontsefairevioler,c’estsûr.Mêmemoijepeuxpasrester,ilyadesbarragespartout.— Si je vous emmène, c’est moi qui me fait tuer. Y’a aucun bateau qui

traverse.Le vieux pilote bushinengué a le coupe-circuit dans la main. Il sort de sa

pirogueetquitteleslieuxsansnousregarder.Chacunpoursoi.Ilfautqu’onsedébrouille.Danscettepartiedel’Amazonie,lespiroguestraditionnellesenbois,avecleur

moteurhors-bord,sontlesseulsmoyensdesedéplacersurlefleuveMaroni.Ilyabienunbacquiassurelatraverséeentrelesdeuxrives,entreleSurinameetla

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Guyane française mais, à cette heure-ci, il est fermé. Je sais que prendre encharge ce soir une Brésilienne, c’est se condamner. Plus dangereux que detransporter un sac d’or. Étant Bushinengué, le pilote n’est pas directementmenacé, mais avec l’alcool, les armes et la drogue ingérée, les réactions deshommes sont cette nuit imprévisibles. Si j’avais été seul, il aurait sans douteaccepté deme faire traverser.Mais il ne va pas risquer sa peaupour les deuxfemmesquim’accompagnent.La chaleur agréable du soir est devenue oppressante. Les deux filles sont

pétrifiées.Ellesontpeur,ellessesaventdesproiestraquées,desbêtesenfuite.Jemarchedevantelles,auxaguets,lamainsurmon38glissédansmaceinture.Celafaitunbailquejen’aipaseuàm’enservir.Maiscettenuit jen’hésiteraipas.—Ondoitabandonnerl’idéedepasserdel’autrecôté.D’un geste protecteur, Terry a entouré de son bras les épaules d’Anna qui

vientseblottircontreelle.Ellesmarchentainsidansmonpas,commeabsentesàlavie.Ellessontd’unepâleureffrayante.Plasmodium falciparum, c’est le nomdu palu quim’a amené à l’hôpital de

Saint Laurent. Sans cette saloperie demoustique, je n’aurais jamais rencontréTerry.Cettegrandefemmebruneauvisagedouxréveilleenmoiunenostalgiedel’Europe.Ons’estrevuspourboireunverreetonestdevenusamants.Commeça.Sanss’attachervraiment.Savoixtremblantemeramèneauprésent.—Berthier,emmène-nousjusquechezmoi.Mamaisonàlasortiedelaville

ensuivantlaruequilongelefleuve…ellen’estpassiloin.S’ilteplaît,Henri.—Onvas’ensortir,lesfilles.J’essaie de les rassurer.Ne pas leurmontrer quemoi aussi j’ai peur. Je les

agrippe, je les bouscule, je les entraîne. Anna, la danseuse, n’est plus quel’ombre d’une gamine qui tremble, perdue.Mais Terry à raison, nous devonsatteindresamaison,mêmesiellen’estqu’àquelquescentainesdemètres,autantdire : à l’autre bout du monde. Nous n’irons pas nous réfugier en Guyanefrançaise ce soir, nous resterons au Suriname, avec la volonté farouche d’êtreépargnés.Toutàcoup,une lumièrevive.Unedétonationnous faitdresser la tête.Une

explosionvientdeseproduireauloin,del’autrecôtédelaville.Onafaitsauterlacentraleélectrique.Dans les rues,dans lesmaisons, tout s’éteint. Ilne resteplus que quelques lueurs. La nuit se comprime, resserre son étreinte. Laparalysie nous gagne. Il faut bouger. Se forcer à bouger.On rase lesmurs, le

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souffle court. Au premier carrefour, on devine des ombres qui s’agitent. Ons’arrête, on se serre les uns contre les autres. Des cris de femme noustranspercent. Terry et Anna savent par instinct de quelles souffrances ceshurlementsproviennent.Lesfemmessubissentl’assautdeshommes.Leviolestunearme.Alorsonsemetàcourir.On est seuls sur la route qui longe le fleuve. Une main de fer broie mes

entrailles. Encore un carrefour à passer. C’est interminable. Dans la rueperpendiculaire à la nôtre, une camionnette est arrêtée, en travers. Je plaquebrutalementlesdeuxfemmescontreunmur.Surtoutnepassefairerepérer,nepas crier, ne pas dire unmot. Terry a la tête appuyée sur les parpaings d’unemaison. Je la presse si fort qu’elle ne peut plus respirer. Anna est à terre,recroquevilléesurelle-même.C’estunbarrage.Jedistinguecinqhommesarmés.Ilsveulentsavoircequ’ily

adans levéhicule, un taxi-coqui tentedegagnerParamaribo, la capitale.Leshommes,desBushinengués,encerclent leToyota. Ilsparlentbruyammentdansleurlangue.Deuxhommesetunefemmesortentdutaxi-coavecdessacsetdesvalises.IlssontBushinenguéseuxaussietterrorisés.Onnepeutpasprendrelerisquedetraverserlaruealorsqueceshommestraquentdesproies.JerelâchelapressionsurTerryquiresteimmobilecontrelemur.J’aisortimon38,prêtàtuer.Jeserrelacrosseavecunetelleforcequelesmusclesdemamainsetétanisent,mefontmal.Lanuitestnotrealliéemaistoutpeutbasculer.Retenirsonsouffleet attendre. Evaluer la situation. Réfléchir. Si les hommes nous voient, nousavonspeudechancedenousensortir,etjeconnaistropbienlesortréservéauxfemmes.JedoisprotégerTerryetcettegaminequejesuisvenuchercher.Moncorpss’alourdit,commesij’avaisdeschaînesauxbrasetauxjambes.Jerefused’admettre que j’ai peur. D’un revers demanche, j’essuie la transpiration quicoulesurmonvisage.Autourdutaxi-co,lespassagersparlent,supplient,tententde s’expliquer. Mais les hommes du barrage s’énervent. L’un d’eux frappe àgrandscoupsletoitdelacamionnetteduplatdesoncoupe-coupe.Unefemmes’ycacheencore.Ilslafontsortirsansménagement.Mêmesijesuisloin,jevoisqu’elle estmince et qu’elle a la peau claire. Il ne fait aucun doute qu’elle estbrésilienne.Malgrélesgouttesdesueurquicoulentdansmesyeux,j’essaiedereconnaître la jeune femme. Sait-on jamais : un détail, un geste familier, unvêtement… je redoute d’avoir àmettre un nom sur la victime. Trop tard. Leshommes l’encerclent déjà. Ils l’insultent. Deux d’entre eux l’attrapent par lesbras et la traînent vers un magasin éventré, une épicerie chinoise à quelquesmètres de là. La femme hurle, appelle à l’aide, essaie de se dégager de leur

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emprise, tente de ralentir leur progression. Ses pieds nus s’agrippent, secramponnentàlaterrebattue.Maisellen’estqu’unepetitechosefaceàlaforcedeceshommes.J’aimislamainsurlabouchedeTerrypourétouffersoncri.Surtout,nepasse

fairerepérer.Sesyeuxexorbitéshurlentensilence.Leslarmesperlent,glissentettombent.Ellesaitqu’elledoitsetaire.Sesdeuxmainsremplacentlamiennesursabouche.Onnepeutplusattendre.Annan’apasbougé,recoquilléesurlesolcomme lescorpsdePompéipétrifiéspar la laveduVésuve. Jemepenchepourluiprendrelebras,jelarelèved’uncoup,aidéparTerry.—Courage,petite.Underniereffort.Ons’élanceensemble.Lespremierspassontlespluspénibles,lespluslourds.

Descrisdéchirentnotrefuite.Unevoixdesouffrancequisedésagrègedansleventdenotrecourse.Jevomismalâcheté.

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Chapitre3Lesoufflecourt

Le souffle court, on arrive enfin à la maison de Terry. Les poumons mebrûlent. Il est loin le temps où je pouvais courir des kilomètres avec tout unbardasurledos.Quelquesdétonationssefontentendreauloin,maisicitoutestcalme.Noussommestoustroisdansunétatdefatigueextrême.Terrynousfaitentrerchezelle,refermelaporteetlaverrouille.Pourelle,qui

a toujours vécu en bonne intelligence avec les gens du pays, c’est un gesteinhabituel.C’estlapremièrefoisqu’ellesebarricadechezelle.Àl’intérieur,iln’y a pas de lumière, qu’importe, pas de brasseur d’air, qu’importe. Avecl’explosion de la centrale électrique, plus rien ne fonctionne.Mais l’essentiel,c’estd’êtrevivant.Alorsonselaisseglissersurlesolenciment.Lachaleurestinsupportable, l’air immobile, humide, lourd. L’obscurité nous procure unsentimentdesécurité.LamaisondeTerryestcommetoutescellesduquartier,enbéton,peinteenblanc,avecdesclaustrassurlehautdesmurspourlaisserpasserlepeudefraîcheurquivientdel’océan.Lesmursdelapièceprincipalesontnus,bruts. Terry n’a jamais pris le temps d’y mettre la moindre décoration.D’ailleurs,jemedemandesipourelletoutçaalamoindreimportance.Quelquesmeublesenboissansvaleur.Terryestunefemmesimple,sobre.Dehors,àunetrentainedemètresdelamaison,lefleuvecouleseseaux.Jepenseàlapirogueaccrochée à un pieu, avec son moteur Yamaha de vingt-cinq chevaux, et quidansesur l’eau.LapiroguequeTerryutilisepour sesdéplacementsquotidiensentresamaisonetl’hôpitaldeSaintLaurentduMaronioùelletravaillecommeinfirmière.Sij’étaisseul,jetenteraislatraversée.Maisaveclesfilles,lepariesttroprisqué.Etnoussommesépuisés.Nous restons effondrés longtemps sur le sol. Par la fenêtre on distingue

quelqueslueurs,maisàl’intérieurl’obscuritéestpresqueabsolue.Nousfaisonssilence.Àl’écoutedumoindrebruit.Terrys’est levée.Enévitantdesecognerauxmeubles,elle sedéplaceavec

précaution jusqu’au réfrigérateur de la cuisine, en sort une bouteille d’eauqu’ellenouspasse.L’eauestencorefraîche.Onboitl’unaprèsl’autreàgrandesgorgées.L’eaudégoulinesurnosvêtementstrempésdesueur.C’estunmomentdesoulagement,debien-être.Quipassetropvite.Jen’osepasdemanderàTerry

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s’illuirestedurhum.Lesdétonationsqu’onentendencoresonttropéloignéespournousinquiéter.

Noussommesàl’abri.Lestueursetlesvioleursneviendrontpasjusqu’ici.Pourquoi des hommes ordinaires, des hommes sans histoire que je côtoie

depuis toutes ces années ont-ils basculé dans la démence ? Pourquoi en uninstant, l’homme le plus pacifiste perd-il toute humanité ? Un prédateur, unmonstredecruautésecache-t-ilenchacundenous?Nos yeux se sont habitués à l’obscurité. Blottie dans un angle de la pièce,

Annaestredevenueimmobileetfermée.QuantàTerry,jelasensquireprenddel’assurance.C’estunefemmecourageuseetdévouéedanssonmétier,maisquej’aivue souvent se laisser aller àboire sans limitesnimesure.Enpantalondetoile et t-shirt ample, elle se préoccupe peu d’être élégante. Sa distinction estailleurs. Grande, mince et le regard franc, elle impose le respect en toutesimplicité.J’aimesaprésenceetsapeaublanchedeNéerlandaiseexiléesurcetteterre sauvage.Malgré lamoiteurpoisseuse, jevoudrais ladénuder, lacaresser.Maisnousnesommespasseuls.Etnousdevonsrestersurnosgardes.Elleestassise, jambes repliées, dans son fauteuil préféré. Je sens qu’elle regarde versmoiet,d’unevoixquinetrembleplus:—Tusaispourquoitoutcelaestarrivé?—J’étaisauxpremièreslogescommed’habitude.J’essayedemettreunpeud’humour,quitombeàplat.Jedoismeconcentrer

pourretrouverlefildesévénements.Réfléchirmedemandeuneffort.Lacourseàtraverslavillem’alaminé.— Je ne comptais pas traverser le fleuve aujourd’hui,mais il fallait que je

viennepourelle.JedésigneAnnad’unsignedelatête,avantdecontinuer:—Jesavaisqu’elleétaitdececôté,sansavoirlamoindreidéedecequ’elle

venaityfaire.QuandjesuisarrivéàAlbina,jesuisalléàunbarde«clandos»pourprendreunebière.Celuiquiestprèsducommerceàladevantureverte,làoù accostent les pirogues de Saint Laurent. Il y avait Giovanni, un jeuneBrésilienquejeconnaisdevue,etpuisJohnston,lecaïddelarive.Tusais…lepetitSurinamienavecdesdreadlocksqui luipendouillent tout le tempsdevantlesyeux.Àunmoment,Giovanniestallés’asseoiràlatabledeJohnston,jenesais pas ce qu’il lui voulait et ça ne me regardait pas. Moi, au comptoir, jesirotais ma bière. Avec la musique qui braillait comme d’habitude je nem’occupaispasd’eux.Maislà,toutàcoupj’aivuGiovanniprendreuncouteauqui traînait sur la table et frapper Johnston.D’un seul geste, il lui a planté le

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couteaudanslagorge.OnatousvulesanggicleretJohnstons’effondrer.Alorsç’aété lapanique, leshurlements.Onétaitunedizaineaubar,onaassistéaumeurtre et on est tous partis en courant. J’avais pas envie de me retrouverimpliquédanscegenred’affaire,et j’aipris la fuitecommelesautres.Surtoutque ça commençait à tirer de tous les côtés sansqu’on sachepourquoi. Jemesuis retrouvé sur lamêmeplaceque toi et, aumomentde te rejoindre, j’ai vuAnna. C’était pour elle que j’étais là, pour lui parler. La suite on l’a vécuensemble : l’explosion de la ville à cause de la nouvelle dumeurtre qui s’estrépanduecommeunetraînéedepoudre.Terryseparleàelle-mêmeplusqu’ellenemerépond:—J’auraisjamaiscruçapossible.Sonvisageesttournéverslesol.Ellevoudraitcomprendre.Jenetrouvepas

d’explicationà luidonner.Mongenoudroitme faitmal. Il faudraitque jemelève,quejemarcheunpeu,maisjen’aiaucuneénergie.Danslesilence,j’entendsAnnaremuer.Ellevaseblottirsurlecanapé,sans

riendire.Laformedesoncorpsmefaitpenseràunanimalblessé.Jevoudraisqu’elle me dise ce qu’elle est venue faire à Albina, à danser comme uneBushinenguée.Ilyachezellequelquechosequejenecomprendspas.Pourlemoment je suis incapable d’affronter cette fille que je connais à peine. J’aienlevémon38pourleposersurlapetitetableenboisquiestdevantmoi.Toutecettehistoireesttroplourdepourmoi.Lesheurespassent.Latensionnerveusesediluedanslesilencedelamaison.

Lafatiguenousécrasedesonpoids.Terrys’estendormiedanslefauteuil.Soncorpsestagitédesoubresauts.Jesombredansundemi-sommeil,assiégéparmesfantômes.Toutcesdémonsquidansentdansmonesprit,farandolemacabrequidéfileen images, successiondepeuretde lâcheté. J’émergequelques instants.J’aisauvécesdeuxfemmes.Puisjereplonge.Meréveilleencore.Assiseenfacedemoi,Annamefixedesesgrandsyeuxsombres.Lespremièreslueursdujoursont là. Je la regarde et je lui lâche, d’un coup, à voix basse, sans prendre lamoindreprécaution:—Tamèreestmorte.Ilyatroisjours.Brûlée.Exécutéeàcoupsde38,loin,

enforêt,danslecentredelaGuyane.J’ai honte de ma violence. Mais comment lui annoncer autrement ? Je me

redresseunpeu,toujoursassissurlesol.Annan’apasbronché.Jecontinuesanslaregarder:—J’aiunlieuetuncontact.Parungarimpeiro,unchercheurd’or,restésurla

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rivière, qui s’appelle Emilson.On s’est parlé par radio, depuis celle du vieuxHorth,unamicréolequihabiteenaval.Ilm’aditquelecorpsdetamèreétaitprèsducampdePontoZero.Annas’estrelevée,muette,immobile.Jetentedesoutenirlapuissancedeson

regard.Elleestsidifférentedesamèreetpourtant.Ilsedégaged’ellelamêmeénergieindomptablequimefascinaitchezJurema,cettesuperbecréolenoirequej’aimaisprendreàm’endamner,cette trafiquantesansmorale,monex-femme.Jurema,lamèredecettegaminedequatorzeansquin’estpasmafille.Disparueàjamais.Jem’attends à des cris de douleur, à des sanglots. Rien. Je ne vois aucune

peinesursonvisagehostile.Aucunelarmedanssesyeux.Terrys’estapprochée,voulantlaconsoler,maisc’estunblocdemarbrequ’elleserredanssesbras.Pourquoifaut-ilquecesoitmoiquiluiannoncel’atrocitéqu’asubiesamère?

Jemesuislevé,jefaislescentpasenm’étourdissantdemespropresparoles:—Selonlegarimpeiro,c’estuneaffairedejalousiequiamaltourné.Tamère

acouchéavecunhommedontlafemme,uneBrésilienne,avoulusevenger.Elleest venue la nuit quand Jurema dormait dans son hamac, elle l’a arroséed’essenceetelleamis le feu.Enseservantdubriquetqu’elle luiavaitachetéquelquesheuresauparavant.Onlesaitparcequ’elleacrié:«Voilàcequejefaisavec lebriquetque tum’asvendu,saleputain!», justeavantd’enflammerunboutde tissuetde le jetersurelle. Ilyaeucommeuneexplosionetpuisdeshurlementsdetamère.C’était troptard.Alorsunhommeasortisonarmeetatiré.Juremaestmortecommeça,danslafureurdesflammes.Ellen’amêmepaseuletempsdesortirdesonhamac.Jevoudraisqu’onmedise :«Arrête !Tais-toi !Çasuffit.»Mesyeuxsont

mouillés.Jenevaistoutdemêmepasmelaisseralleràpleurer.—LaBrésiliennen’apasdemandésonreste.Elleafilédansunepiroguequi

l’attendait.Quant à l’hommeavecqui Jurema a couché, il a disparu lui aussi,peut-êtreaveclameurtrière.Toutcequelegarimpeiroabienvoulumedirec’estqu’ils étaient de passage au camp de Ponto Zero. Plus tard, des hommes dugarimpo,lesited’extractiond’àcôté,l’ontenterrée,prèsd’uncoursd’eau.Etilssont tous partis, par peur des gendarmes, par peur des règlements de compte.Emilson, lui, a décidé de rester dans le coin pour quelques jours pour nousmontrer l’emplacement de la sépulture. À condition d’être payé. Il veut deuxcents grammes d’or. C’est cher pour un service comme ça. J’ai essayé denégocierparradio,chezlevieuxHorth,maisiln’yarieneuàfaire.Deuxcents

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grammesd’or,sinonilnenousmontrepaslatombe.Annameregarde toujours,sans réagir.Etmoi jemerendscomptequecette

histoirem’atteintplusquejenelevoudrais.J’aibesoinderespirer.Jesorssurlaterrassedevantl’entrée.Terrymerejoint,

passesonbrasautourdemoncou.Elleasonsouriretriste.—Pauvregamine.Jepariequetuvasyaller.Jen’aiqu’unsoupirpourtouteréponse.—Etavecelle.Tusaisbienquec’estdangereuxd’allerlà-bas.Entrimbalant

del’or…Iciontuepourmoinsqueça.Tuasvuunpeucettenuit…— Je suis sûr qu’Emilson peut m’en dire d’avantage.Mais on ne doit pas

traîner,ilnevapass’éterniserdanscegenred’endroit.—EtcommenttuvasleretrouvercetEmilson,aumilieudecettejungle?—C’estluiquimetrouvera.Ilsuffitquejeremontelefleuve.—OK,Henri,c’esttapeauaprèstout.—Situnousfaisaisducafé.TerryconnaîtmonpasséavecJurema.J’avaistoutdéballéunsoirunpeutrop

alcoolisé.Cetteexpéditionluifaitpeur,maisjesaisqu’ellemecomprend.Il faut compter quatre jours pour atteindre Ponto Zero. Retraverser pour

rejoindreSaintLaurentpuisremonterLaMana.JedoisconvaincreAnna.Ilfautqu’elle admette qu’on doit partir sans attendre, si on veut voir le corps de samère.Jen’arrivepasàsavoircequ’ellepense.LorsqueJuremal’afaitvenirauBrésil,ilyaunan,jenevivaisplusavecelledepuisunmoment.Jen’aipaseul’occasion de côtoyer sa fille. Et de toute façon, comprendre une adolescente,c’estau-dessusdemescompétences.Unevoixdouce,àpeineperceptible,m’obligeàmeretourner.Annaestsurle

pas de la porte et ellem’adresse ses premiersmots. En français, avec un fortaccent brésilien. Ils glissent de ses lèvres, comme les dernières gouttes d’uneviolentepluied’après-midi.—Qu’est-cequ’onvafaireducorpsdemamère?Jemesurprendsàmurmureraussi,pourluirépondre.—Ilfautd’abordêtresûrquec’estbienelle.Après…ondevralalaisserlà-

haut.Onarrangeralasépulturesi tuveux.Maisonnepeutpaslaredescendre.Impossible de l’enterrer à Saint Laurent, et encore moins de la ramener auBrésil.Lesgendarmesposeraientdesquestions.Durantlelongsilencequisuit,j’assisteàsatransformation.Annaredevientla

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petitefilled’avantladanse,d’avantlaGuyane.Uneenfantarrachéeàsonpaysparsamère,pourunElDoradodecontrebande.Contrainteparcettefemmesansscrupules, de rejoindre, avec de faux papiers, les chemins de perdition del’Amazonie.

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Chapitre4Lamaréemonte

La marée monte. Le vent souffle de l’Atlantique. Les vagues viennent sebriser sur la coque de bois. Le soleil se lève à peine quand nous décidons detraverser le fleuve.Après les fureurs de la nuit, tout semble endormi.Viendral’heuredubilan.Terrydoitserendreàl’hôpitaldeSaint-Laurent.Ellen’estpasde servicemais elle y va en renfort. Les blessés des émeutes doivent affluer.Nettoyer et panser lesplaies, amputer lesmembres.Elle tient lemoteurd’unemainferme,piloteavecprécision.Latraverséeestsonquotidien.Surlatêtedepirogue,onpeutlire,enlettresrouges:TheSexyLady.Quand,

quelquesmoisauparavant,Terryaachetécettepirogue,l’inscriptionl’aamusée.Cematin,jesaisqu’ellen’apaslecoeuràrire.Àl’avant,assissurlaplanchequisert de siège, je regarde la côte qui se détachedans la brumematinale. Jemesensvieux.Lapeaucraqueléecommeaprèsunenuitdebeuveries.Unaventuriersur le déclin. Je jette un œil derrière moi, comme pour vérifier si Anna esttoujours là.Malgré les remousqui secouent l’embarcation, elle se tient droite,immobile, les yeux fermés. Elle sourit, certainement plongée dans son passé.Son enfance à Salvador deBahia. Le phare au bord de l’océan où elle aimaits’attarder. Les doigts de son grand-père jaunis de nicotine. Sa mère si belle,toujoursabsente.Aucune pirogue ne circule et le débarcadère est désert. Étrange sensation.

Terrymanœuvreenexperte.Moteurcoupéetrelevé,lacoqueglissesurlagrève.Les silhouettes lointaines de quelques Bushinengués, adultes et enfants, nousrassurent.Enveloppésdansleurserviettedebain,ilsvont,commechaquematin,selaverdanslefleuve.Monpick-upeststationnéàquelquesdizainesdemètres,auborddelaroute

principalequimèneaucentreville.Aucunecirculation.UnepetitecaresseàmavielleMazdafatiguéequepourrienaumondejen’échangerais.Etjepassemamainsousl’aileavantpourrécupérerlacléquejeplanquelàpournepasavoiràla trimbaler dansma poche. Installé au volant, je glisse discrètementmon 38dansunétuiaménagésouslesiège.Lesfillesmontentsansdireunmot,Terryàl’avant, Anna à l’arrière. Et je démarre après qu’on a baissé les vitres. Lafraîcheurmatinalenedurepas,ilfautenprofiter.Nerienattendreduclimatiseur

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quiacessédefonctionnerdepuislongtemps.Arrivésdevant leCentreHospitaliernousmesurons l’ampleurdu travailqui

attendlessoignants.Lesservicessontsaturés.Desblessés,hommesetfemmess’entassent dehors, résignés. Je ressens chez Terry un bref moment dedécouragement. Samain pressemonbras.Enme regardant tristement ellemedit:—Peut-êtrequ’unjouronauraletemps.Elleallaitajouter:«Soyezprudents»,maisellelegardepourelle.Jecherchequelquechoseàdire.Riennemevient.Jemecontentedelafixer.

Nous savons tous lesdeuxque le tempsnousest compté, lemienplus encoreque le sien. On vieillit vite sous les tropiques. Mais pour Terry, qui n’a quequaranteans,toutestencorepossible.Jelaregardes’éloignerversl’entréedesurgences. J’attends qu’elle se retourne, qu’elle nous fasse un petit signe de lamain.Maiselleestdéjàabsorbéeparlatâchequil’attend.Alorsjeredémarreunpeutropnerveusement.—Excuse-moi,Anna.Celle-ci n’a donné aucun signe de vie depuis un moment. Elle est comme

invisible,sansconsistance.Jerouleàbonnevitesseverslasortiedelaville.Lestadedefoot.L’hôteldesChinois.Undernierrondpointetc’estlanationalen°1pourCayenne,lacapitale,deuxcentcinquantekilomètresplusloin.Jelancelemoteur.Unventtièdes’engouffredansle4X4quimonteetdévalelescollinesdel’ouestguyanais.L’asphaltegrisestuntapisquisedérouleàtraversforêtetsavane.Malgré le bruit du moteur et du vent, je perçois la voix d’Anna. Je suis

toujourssurprisparladouceurdesonintonationetparsafaçonqu’elleademeprendreaudépourvu.—MamèrecroyaitenIemenja,ladéessedelamer.Ellem’appelait«Minha

pequenhaIemanja»,sapetitedéessedelamer.Moiaussi jecroisenIemanja.MêmesijesuisnéeloindeBahia.DansleRoraïma.Iemanjac’estmonsurnom.Ellesetaitunlongmoment.Puisellereprend:— À Bahia, j’allais voir l’océan. Tous les jours. Avec mon grand-père on

faisaitgrillerdufromage,prèsduphare,pourlestouristes.Quandjepouvais,jejetaisuneroseblanchedanslesvagues.EnoffrandeàIemanja.Aveclesvitresouvertes,j’aidumalàtoutcomprendre.Levolumedesavoix

ne dépasse pas celui d’une confidence. Dans mon rétroviseur central, je laregarde, tassée sur la banquette, ses cheveux agités par le vent. Son image

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tremble,sebrouille.L’airdevientchauddansl’habitacle.Laroutedéfile.Je ne sais vraiment pas quoi dire à cette fille. Ce n’est pour moi qu’une

gamine,unpaquetdeproblèmes,unenuitblanchedurantlaquellej’aifaillimefairedescendre.Anna dit qu’elle est née dans le Roraïma, et j’ignore si samère était aussi

originairedecetétatcolléauVenezuela.Quandons’estrencontrésenGuyane,Juremas’estcontentéedemedirequ’ellevenaitdeBoaVista,lacapitale.Maisellenem’ajamaisparlédesafamille.Anna, je l’ai croisé de temps à autre, depuis son arrivée dans la région. À

Saint-Laurentousurlesbordsdufleuve,dansl’ouestdupays.Ellem’atoujoursparu fermée et fuyante.On ne s’est jamais adressé la parole. Je ne savais pasencorequesamèrel’avaitfaitentrerenGuyaneavecunfauxactedenaissancepourlascolariser.Rajeuniededeuxans.Pourobtenircetactefalsifié,jesupposeque Jurema a couché avec un notaire. Quand elle s’offrait, il fallait être uneunuquepourrésister.Le souvenir de Jurema me hante. Une sensation étrange qui parcourt mon

corps sansque jepuisse la chasser.À travers sa fille, l’ombrede cette femmeinsaisissablequej’aiidolâtréeresurgitdemonpassérécent.

Jemetrouvaisdanslachaleurblanched’unefindematinée,surlemarchédeSaint-LaurentduMaroni,àécouterlesconversationsd’ungroupedeclandestinsbrésiliens. Ilsse rendaientChezMaria,unbar-restaurantcréoleque jeconnaisbien.Mariaestdominicaine,àlacolleavecunpatronorpailleurduHautMaroni.Quand elle ne cuisine pas sur les barges, elle travaille dans ce restaurant quiappartient à sa grand-mère d’adoption, une vielle créole ridée admirative ducourageetdelaforcedetravaildeMaria.Cen’estqu’unebaraqueenboisquisemble à l’abandon, près du fleuve et de la Charbonnière, un quartier deBushinengués.Depuisdesgénérations,desCréolesviennentymanger.Unplatuniquequivarieselonlespossibilitésderavitaillement,accompagnéd’unverrederhum.Aïmara,cochonboisoubiche.Servisurdepetitestablescouvertesdenappes,propresetbienrepassées,enmadrasrougeetjaune.Quandj’aipousséladoubleporteàbattants,Mariaétaitderrièrelebaràservir

sesclients.Ellem’adresseun:—SalutBerthier.Oùt’avaisdisparu?—SalutMaria.Tumesersunchaud?Les Brésiliens du comptoir jettent un œil sur moi à la dérobée. Ils ne me

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connaissentpas.Ilsessaientdemesituer,méfiants.Ilssonttrois,entongsett-shirtcrasseux.Jejouel’indifférence,prendsl’assietteetleverrequeMariametendetvaism’asseoiràunetable.Del’Aïmara.J’auraispréféréuneviandedelaforêtplutôtquedupoisson,maisonnechoisitpassonmenuetc’esttoujoursunrégal.Aprèsquelquesverresderhum,lesclandestinsdeviennentplusbavards.Ilsuffitd’attendre.Dansl’orpaillage,onparle,onjacasse.L’und’euxdemandeàMariasielleconnaîtJuremaetsafille.Jetendsl’oreille.Ilsignorentlenomdela gamine, une petite sauvage qui travaille sur les barges, paraît-il, et quicommenceàêtreconnuedans lemilieudesgarimpeiros. Ilsenparlentcommed’uneprostituée.Mariafaitlamoue,seforceàsourire.Monregardsurelleestpesant.Ellepartagemonmalaise.Undernierverrequ’ilsavalentd’untraitetilss’en vont en échangeant des plaisanteries obscènes. Les mots lancés par ceshommes,entredeuxverresde rhummesontarrivéscommeuncoupdepoingdansl’estomac.Ilsmeplongentbrutalementdansl’intimitédecettegaminequejeconnaisàpeine.Filledelacompagnedontj’aiaimélecorpslisseetnoiràendevenirfou.Plusd’uneannéeaprèsnotreséparation,mapeau,mesdoigts,maboucherestentimprégnésdugoûtdecettefemmeenvoûtante.Etj’apprendsdansce bar, de la part d’aventuriers sans nom, que cette femme sans scrupules,dangereusepour leshommesqu’ellecroise,aune fille.Etqu’elleseprostitue,commesamère.Unegamine.Delachairfraîchepourlesgarimpeiros.J’apprendraiunpeuplus tardqu’elleseprénommeAnnaetqu’àsonarrivée

enGuyaneonl’avaitinscritedansuncollègedeSaint-Laurent.Maiselleyafaitqu’un rapide passage. Ses professeurs ont vite compris qu’elle étaitincontrôlable.D’unematuritésurprenante,Brésilienne,pauvre,arméepourunevie de combat. Il ne faisait aucun doute qu’elle était plus âgée que les autresélèves,malgré les douze ans que lui attribuaient les documents officiels. Uneadolescente déjà femme, incultemais d’une intelligence vive, qui s’adaptait àtoutesituation,parinstinctdesurvie.Agrippé àmon volant, j’aimerais dire à cette pauvre gamine unmot gentil,

mais jeme sens trop fatigué.Est-ce de la lâcheté dema part ?Rien ne seraitarrivésij’avaisemmenéJuremaenmétropole.Ilauraitfallulasortirdecepaysoù lamort rôde partout et s’accompagne des pires souffrances.Mais c’est unmonde hors duquel elle n’aurait pas survécu et, de toute façon, jamais elle nem’aurait suivi.D’ailleursmoi qui ne suis pas né ici, rien ne pourraitme fairequitterl’Amazonie.Jemurmurepourmoi-même:—Arrête ton film,monvieux.Tun’étais rien pour elle.Qu’uneombrequi

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passe.C’étaitunetrafiquantedansl’âmemaiselleneméritaitpasdemourirdecette

manièreaffreuse.Jerevoissespiroguesdemarchandisesdecontrebandequ’ellefaisaitmonter par tonnes.Desbières duBrésil, du riz surinamien, des pouletscongelés de Paramaribo, du cassoulet français, de l’huile, des sardines enconserve,desvêtementsduGoiás,del’eau,despiles,desbougies,ducarburantet même des armes de poing. Pour des pépites ou des bijoux, Jurema étaitcapable de tout. Etmoi, par amour pour elle, j’ai partagé un temps ses follesexpéditions.Le soir, sur les débarcadères d’Albina, les pirogues attendaient. Puis, sur

ordre,elless’ébranlaient.Direction: l’embouchureduMaroni.Pourlespilotesbushinengués,ilfallaitaffronterl’océan,lesvaguesetlahoule.C’étaitensuitelaremontéedufleuveLaMana.Passerdenuit,auralenti,leplusloinpossibleduvillagecréoleetdupostede

gendarmerie. On pouvait alors accélérer mais c’était pour échapper auxembarcationsdesgendarmesenembuscadequivenaientdeSautSabbat,etplusenamont,seheurterauxrapides.Contournerlesrochers,têtebaissée,enfaisantrugirlesmoteurshors-bord.Etnepashésiteràtireraufusilàpleinevitessesurles poursuivants s’ils insistaient. Les pilotes devenaient des criminels, enpercutant les pirogues des gendarmes pour esquiver les tentativesd’interceptions, cesmilitaires qui eux aussi prenaient tous les risques, commemoiautrefois.S’ilssefaisaientarrêter,c’étaitlaprisonassuréeetlacertituded’ypourrir un bon moment. Quand les clandestins, qui montaient sur les sitesd’extraction,sefaisaientprendre,onlesexpulsait,alorsquec’étaitlataulepourlespilotes.Lepatron,lui,n’étaitjamaisprésent.Ilrisquait,plusquelesautres,desefairedescendre.Etquandlajusticeentenaitun,ilécopaitdelongsmoisdeprison,voiredeplusieursannéess’ilyavaiteudesvictimes.Quand j’ai rencontré Jurema, elle s’était fait arrêter plusieurs fois par les

gendarmes. Mais elle savait y faire, se faisant passer pour une simpleclandestine,alorsqu’ellecomptaitparmilestrafiquantslesplusimportantsdelarégion.Ensorceleusecommeunserpent.Unregardd’elleavaitsuffipourquejelasuiveauxenfers.Lespiroguesaffrétéesensemble,l’oramasséetnosnuitsenfusion.ÀParamaribo.ÀBelém.Des nuits et des jours de jouissance dans leshôtelsluxueux.Enpossédantcediamantnoir,jecroyaisvivreenfin.Imposermavirilitéàlafacedumonde.Romandegare.Amantdepacotille.Jepénétraissoncorpsmaisj’étaissonesclave.Jem’abîmaisdanslaluxuresansjamaiséteindrelafrénésiedecetêtresanslimite.Larupturefutbrutale.Etladésillusion.

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Chapitre5Aprèsunedemi-heure

Aprèsunedemi-heurederoute,nouspassonsunpanneauclouésurunpiquet:«Brunsberg -NewCommewijne - Point kilométrique 210 ». Je sens lamaind’Annasurmonépaule.—Arrête-moilà.Fautquejepasseàmoncarbet.Jestoppemonpick-upsurlebas-côté.—Jesavaispasquetulogeaislà.Elle descend sansme répondre et s’engage sur un sentier qui s’enfonce en

forêt.Les minutes s’écoulent. Ne la voyant pas revenir, j’arrête le moteur et je

descends.Oùest-ellepassée?J’avanceunpeusurlesentier.Riennipersonne.Lecarbetestsansdouteloin,àl’abridesregards.J’aihorreurdem’aventurerenaveugle.De retour àmon4x4, je sors le38 dedessousmon siège et le glissedans ma ceinture. Durant toutes ces années, je vivais dans l’indifférence deséventuels dangers. Je profitais seulement de ce qui m’était offert. Mais lesévènementsdelanuitdernièreontamplifiéenmoiuneméfianceirraisonnéequis’étaitinstalléeaucoursdesmois.Jeverrouillelesportièresetjem’engagesurlesentierenvahidevégétation,attentifaumoindrebruit.Aprèsdeuxminutesdemarche,jedécouvreuncarbetdansunezonedégagée.Modesteconstructionenbois,ouvertesur lesquatrecôtéset surmontéed’un toitvégétal.Trois femmessontassises,l’unedansunhamac,lesautressurdescaissesdebière.Petites,lacinquantaine, la peau cuivrée.Elles neme prêtent aucune attention tandis quej’approche.J’avaiseul’occasiond’utilisercegenred’endroitquisertdetransitentrelesroutesd’approvisionnementetlefleuvequimèneauxsitesd’extraction,maisjeneconnaissaispascelui-ci.Uncarbetdefortune,avecquelquescloisonsdeplanchesdisjointes.Deshamacsaccrochésdansunespacecommun.Aufond,unegazinèreetdesustensilesdecuisine.Etpuispartoutsurlesol,descaissesenboisouenplastique,desglacièresetdesdéchets.JenevoistoujourspasAnna.Alors j’avance sur leplancher encombré.Les femmesnedisent rien,maismeregardentàladérobée.Ellessontsansaucundoutesouslacouped’unpatron.Jemarcheavecprudence.Ungardien,unhommedemain,n’importequipourrait

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surgiràtoutinstantettirersurl’intrus.J’airelevédiscrètementmachemisepourempoignermonarmeglisséedansmaceintureàlahanchedroite.Sanslasortir,jemetiensprêt.Lesplanchescraquentsousmespieds,lachaleursefaitpesante.Et les insectes qui bruissent. J’avance, j’écoute, j’arrive au centre. Entre deuxcloisonsquidélimitentsachambre,Annaestassisedanssonhamacaccrochéàdeuxpoutres.Elleattend,faceàmoi,lesjambespendantes.Surunepetitetable,àcôtéd’elle :unpistolet9mm.Onse regarde.Peut-être renonce-t-elle ànotreexpédition?Voyantquej’ailamainsurmon38,elledit:—Vocênãoarriscasuavida.—Anna,vocêvem?Euestouesperando.La trouver avec une arme de poing, c’est pourmoi une surprise. Elle porte

toujours sa tenue de danseuse, devenue sale, qu’elle n’a pas quittée depuis laveille.Sestongssontsurlesol.Jevoispourlapremièrefoislescalsdesespiedset ses jambes abîmées, ecchymoses et égratignures. Face à moi, en pleinelumière,ellemeparaîtchétive.Savied’adolescenteserésumeàcettechambremisérablementvide et à cette petite touque auxpiedsde la tablequi renfermetouscesbiens.—PourquoiceflingueAnna?De sa voix toujours douce qui contraste avec son regard farouche, elle

murmure:—Jeveux trouverceuxquiont faitçaàmamère.Cette femme,etpuiscet

hommequiafaitl’amouravecelle.Jeveuxlestuer.D’un bond, elle est sortie de son hamac. Elle ramasse l’arme, retire le

chargeur,ramènelaculasseàl’arrière.Cliquetisdupistoletmanœuvréavecdesgestes sûrs. Je restemuet devant cette adolescente quimanie un9mm commeuneprofessionnelle.Ilestévidentqu’elles’enestdéjàservi,qu’elleadéjàtiré,peut-êtremêmetué.Jechassecetteidéedematête.J’examinel’armequ’ellemetendetlechargeur.Ilcontientdixcartouches.Jeremetslaculasseàl’avant,rengagelechargeur.—Asseztraîné,fillette.Fautyaller.Mon ton se veut autoritaire, comme adressé à une gosse qu’on doit faire

avancermalgré elle.Anna décroche son hamac qu’elle tasse en boule dans satouque. La voilà prête. Elle ne possède rien d’autre. Je sors le premier. LesBrésiliennesn’ontpasbougé.J’entendsAnnaleurchuchoter:—EllenãoumPolícia.Ele…elemeupaï.Quandonrevientaupick-up,jeplacelepistoletavecmon38souslesiège.Et

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onreprendlaroute.Cettefois,Annaestmontéeàl’avant.Laquestionmebrûleleslèvres:—Pourquoileuravoirditquej’étaistonpère?—Jesaisquec’estpas toimais jenevoulaispasqu’elles s’inquiètentpour

moi.M’imaginer son père. Je réponds d’un air dégagé mais mon trouble est

palpable:—T’aseuraison.Premierpontmétalliquequienjambeuncoursd’eau.Lachausséeserétrécit

enuneseulevoiedecirculation.—OnvapasserchezHorth.Monvieil ami.C’est avec sa radioque j’aipu

parleravecEmilson.Ilfautquejeluilaisselesclésdemamaisonpourqu’ilyjetteunœilquandonserasurlefleuve.J’aienvoyécesphrasesverslepare-brise,d’unevoixterne.Jeressembleàun

hommequin’estpas certainde revenirduvoyagequ’il entreprend. J’aiperduconfianceenmespropresactesetenmescapacités.Lapeurmepoisselapeau.

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Chapitre6Encoreunpont

Encoreunpont.Noussurplombonsunrapide.Lemaillagemétalliquedéfile.Lespremièrespluiesnedevraientplustarder.Del’autrecôté,unevieillemaisoncréole, en bois, de deux étages, domine le cours d’eau. C’est le bar du vieuxHorth. LeMorpho Bleu, du nom de ce papillon large et bleu qui, d’un coup,apparaît dans le vert de la forêt etmontedans la canopéede sonvol saccadé.J’arrête lepick-updevant la terrasseetnousmontonslesquatremarchesavantde pousser le portillon branlant. Personne autour du billard qui trône dans lagrandesalle.Personneauxtables.Leshabituésn’arriventqueplustard.Horthestassisderrière lecomptoir. Ilnemesaluepas ; je suisdeceuxqui

passent tous les jours. Cheveux crépus devenus blancs, visage fatigué, barbeclairsemée,yeuxbleusdélavés.J’aitoujoursconnucettemêmephysionomie.Jel’aitoujoursconnuvieux,accrochéàsonbar.Unjaguarsansâge.Qu’oncroisedepuis longtemps et dont on connaît les habitudes. Qui nous devient plusfamilierquenotreproprefrère.Jeluilance:—Unchaud, s’il teplaît.Et j’aibesoind’uneboîtede cartouches. J’espère

qu’ilt’enreste.Il hoche la tête etme verse le rhumdans un verre ébréché. Je l’avale d’un

coup,leculposésuruntabouret.Jetranspire.Au-dessusdematête,lebrasseurd’airtournelentementsursonaxe.Mouvementcirculairelancinant.Ledessinenspiraleenfaituntrousansfond.DanslavoixduvieuxHorth,quiletiredemarêverie,jesenspointerunelégèreironie.—Tunedevraispasrestersilongtempssansfemme.—C’est une fatalité, l’ami.Les hommes commenous, ça finit toujours par

resterseuls.Annas’estassiseàunetable.Elleattend,lesyeuxfixéssurnous.Pargeste,je

luidemandesielleveutboirequelquechosemaisellen’apassoif.

Ilyaeudesprospectionsaurifèresdanslesecteur.C’estcequiaattiréHorth.Batéeàlamain,ilaparcourulesfleuvesdurantdesjoursetlaforêtdurantdessemaines. Étrange histoire que celle du vieux Créole. Une histoire demisère,d’espéranceetd’amour.Aprèsledeuxièmeverre,ils’éclaircitlavoix,passela

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main dans les poils blancs de sa barbe. Et c’est parti pour le récit mille foisconté.Sapassionpourlapoudrejauneetpourlespépitesquisortentdelaterreetdel’eau.Etsonamourpourunefemmedudeltadel’Amazone,aunordestduBrésil. Amérindienne métissée noire. Une déesse aux yeux de quartz, sescheveuxnoirstombantsursesépaulescommeunvoiledesoie.Quiluiapparaîtsouventdanssesrêvespeuplésdelégendescréolesetamérindiennesmêlées.—Berthier,tumecroirassijetedisqu’ellehanteencoremesnuits?OuroPreto,c’estlenomqu’illuiavaitdonné,empruntéàlavilledesmines

duBrésil,lacitédel’or.Sonamourinfinipourcettefemmenefaisaitqu’unaveccequ’iléprouvaitpourlemétalprécieux.Horthabaissélatêtesurlecomptoir,commechaquefoisqu’ilracontesavie

menée dans les grands bois.La peau de son visage est devenue un cuir fin etfragile. Ses yeux se sont éclaircis, sesmains se sont usées.Mais pour rien aumondeiln’auraitdésiréuneautrevie,malgrélamortd’OuroPreto.Je sais qu’il aimemeparler. Je suis son ami, et savie, je la connais jusque

danslesmoindresdétails.Ilmesourit.Danssabouche,lesdentssefontraresetsalanguetourne.D’ordinaireonéchangeencréole,maisc’estenfrançaisqu’ilse raconte aujourd’hui. Pour être compris par la gamine, qui nous regarde etnousécoute.C’estpourellequ’ilveutressassersonhistoire,pourellequ’ilveutrefaire levoyageà l’envers, remonter le temps, revivre lespassions lointaines.Pourcetteadolescentedontilconnaîtletragiquedestin.Maisaussipournepasoublier,pourquelevisagedesonamournes’effacepasdesamémoire.Je suis tenté d’accepter un deuxième verre de rhummais je dois garder les

idées claires pour ce qui nous attend. Horth en est à son troisième. Ses yeuxalcoolisésont unmomentd’absence. Il revit le passé et nous transporte sur ledeltadel’Amazone.— Les Amérindiens que je connais sont comme ça. Un jour ils s’en vont.

Leurs croyances, leurs dieux, leurs chamans, ils emportent tout. À la pagaie,dansleurspetitespiroguesenbois,ilssefrayentunevoiedenavigationàtraversledelta,lesîles,lescourants.Àborddel’unedesesfragilesembarcations,ilyaunegamined’àpeinedouzeans.Ellen’estpascommelesautres.Plusgrande,plus forte. Quand un homme ivre ou en transe essaie de l’approcher, elle lerepoussesansménagement.Sondestinestailleurs.EnGuyane.Maisellenelesait pas encore. Jamais personne ne lui a parlé de cette terre françaised’Amazonie, si lointaine. Le voyage dure desmois, des annéesmême. Aprèsl’Amazone,aprèssesîles,sesforêts,c’estMacapà,ladernièregrandevilledela

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Fédération du Brésil. Puis les forêts de l’Amapá. Encore plus loin, c’est laGuyane. Au fil des jours, la fille devient plus femme, plus forte. Son corpss’adapte àmerveille à l’eau des Igarapés, aux layons sinueux, à la dureté dubois. Sa peau est devenue plus sombre, ce qui inquiète les membres de sacommunautéetprovoqueleurméfiance.Etpuisunjour…Horth vide son verre et reste un moment silencieux. Cette vieille canaille

entretientlesuspens,tropheureuxdecaptiverunenouvelleauditrice.Etmoijem’impatiente.—Tudevraispeut-êtregarderlafinpournotreretour.J’ajoute,enposantbruyammentlesclésdemamaisonsurlecomptoir:—Onenapourquelquesjours.Unesemainepeut-être.MaisquandHorthestlancé,riennepeutl’arrêter.—Elleétaitlà,devantmoi.Icimême.Àl’époque,c’étaitunmodestecarbet

d’orpailleurs. Debout devant moi. Au milieu des chercheurs d’or, desaventuriers,desvoleurs.Cesoir-là,ilyavaitfoule.Lesminescommençaientàdonner. Ça chantait, ça se saoulait, ça dansait. Un orchestre venu de Saint-Laurentjouaitdesvalsescréolesànousfairerireetpleurer.Ilyavaitunpiano,un saxo, une trompette etmême un violon. Toute la nuit à boire, à jouer auxdominos,àsefrotterauxfemmes,cellesquis’agglutinentdèsquedeshommesont les pochespleines depépites.Et qui disparaissent dans les chambres avecorpailleurs,pourramasserlamise.J’aimoi-mêmeconnucegenrede festivité.Pourmefairepardonnerd’avoir

voulul’interrompretouteàl’heure,j’inciteHorthàcontinuersonrécit.—T’avaisquelâgeàcemoment-là?Dix-septans.Etellequatorze.Elleétaitmagnifique,avecsatuniquerougeet

blanchequi luidescendait jusqu’auxgenoux.C’estellequi s’estapprochéedemoi,pourmedire:«Jeviensdel’Amazone.»Puisellem’acitédesnomsdevilles et de villages, qu’elle avait traversés : « Macapá. Oyapoké. Régina.Cayenne.Sinnamari.Iracoubo.»,avantd’ajouter :«Jevienspourtoi.Jeveuxêtretafemme.»T’imagineslechoc?Jesuisdemeuréassisàcôtéd’elletoutelasoirée,moncorpsfrôlantlesien.Ceuxdesacommunautéétaientrestésdehors.Ilsnel’ontpasattendue.Sansdoutesont-ilsretournésversl’Amazone,repassantparlesvillesetlesvillagesdeGuyanes,lesfleuvesetlesforêts.Onm’aditquecetteépopéeétaitdevenueunelégende.Unechansontristequ’onentendencoreauBrésil,dans les faubourgsdeBelém.Chezceuxdu fleuve, Indiensetmétisportugaisqu’onnommeCaboclos.

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Jen’aijamaissusonnom.Ellenem’ajamaisparlédesavied’avant.Alorsaudébutjel’appelais«monIndienne,MinhaÍndia».EtpuisunjourjemesuisditquesonnomseraitOuroPreto.Poursapeaunoireetpourlarichessedelacitédel’or.Jelarevoiscommesic’étaithier.Onétaitassisparterre,danslecoinlà-bas.Onsefaisaitbousculer.Ilyenavaitquivoulaientlatoucher,maisjeneleslaissaispasfaire:«Hélesgars,lesfillesc’estlà-haut.Elle,c’estmafemme.»Ilsn’insistaientpas.Etj’aicommencéàluiracontermavie.Quej’étaisvenuicipourchercherdel’oretquejevenaisdetrouverunemine.Quec’étaitunsecret.Siça se savait, si ça sortaitde la forêt,onpouvaitmevoleretmêmeme tuer.Elle m’a répondu qu’elle était avec moi pour toujours. Ensemble, on s’estenfoncédanslaforêt.Deplusenplusloin.Chaleur.Humidité.Unemoiteurquinefinissait jamais.Quinouscollaità lapeau.Nosvêtementsmouilléspendantdessemaines.Etnous,onprospectait,oncreusait.Lamineétaitbienlà.Labatéetournait dans mes mains à m’en écorcher la peau, à les faire saigner. Onretournait l’eauet laboue.Grammeaprèsgramme,paillette aprèspaillette, onrécupéraitl’orquifallaitcacherprudemment,enl’enterrant.C’estàpeinesionprenait le tempsdemangeretdedormir.Quandonenpouvaitplusdecreuser,Ouro Preto trouvait encore la force de nous construire un carbet. Son corpssemblait infatigable, en communion avec la forêt. Parfois elle disparaissaitpendantdesjoursprospecterplusloin.Etmoi,jel’attendaisentremblantdelaperdre.Lanuditédesoncorpssoupleetparfait.Annas’estapprochéeducomptoir.Elles’assiedsurletabouretàcôtédemoi.

Jelasensfascinéeparlerécitdemonvieilami.Illuisouritdesaboucheédentéeavantdepoursuivre:—Ellerestaitbellemalgrénotreviemisérable.Tandisquemoijedépérissais.

Jesuffoquaisdansmesvêtementstoujoursmouillés,etmespiedsenflaientdansmes bottes. Toutmon corps était recouvert d’une pellicule de boue que je neparvenaispasàenlever.J’étaismaigreàfairepeuretjesuistombémalade.Unefièvre,mesamis!J’aibiencruquejen’allaispasm’ensortir.Alorsonaquittéla mine, après avoir déterré notre or. De la poudre, des paillettes, quelquespépites.Leprix denotre souffrance.Retourner àSaint-Laurent a été un enfer.J’étais trop faible pour marché seul. Et il y avait cette fièvre. Et cestremblements qui secouaient toutmon corps. Je n’étais plus que feu, sueur etvomissement. Ça m’arrachait les tripes, ça m’enflammait la gorge. Avant deperdreconsciencejemesuisdit :«Tunevastoutdemêmepasmouriràdix-sept ans dans cette pourriture ! » Il faut croire qu’un Créole de Guyanen’abandonne jamais. Surtout avec une compagne comme la mienne, qui me

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soutenait,quimeportait sans faiblir.Moi, j’étais convaincuquecetorquimedétruisait aujourd’hui allait nous rendre riches demain. C’était le prix de mafolie.OuroPretom’aracontéplustardqu’onapuprofiterducamiond’unChinois

quidescendaitàSaint-LaurentduMaroni.Dans labenne,avec les fruitset leslégumes.Arrivésdevantl’entréedel’hôpital,ilabaissélaridelleetnousafaitdescendre.Ellel’apayéd’unepaillette.Ellen’avaitpaslechoix.C’étaitleprixqu’ilsavaientnégocié.J’aireprisconsciencedansunechambre.Jenetranspiraisplus,jenetremblaisplus.Macrisedepaluétaitpassé.OuroPretoétaitàcôtédemonlit,silencieuse,nemequittantpasdesyeux.Elleavaitremissatuniqueettressésescheveux.Sespiedsnussurlesollisse.C’étaitlapremièrefoisquejelavoyaishorsdelaforêt.Quand je suis sorti de l’hôpital, j’étais encore très faible. Alors nous nous

sommesinstallésdanslachambrequejecontinuaisàlouerdepuismonarrivéedanscetteville.Dans l’ancienneadministrationpénitentiaire.Unepiècepeinteen blanc.Desmurs de béton épais comme ça.Un peu demobilier en bois etmêmepasdematelassurlesommier.Uneprésencedubagne,commesisonâmen’étaitpasmorte.Ceuxqui,commemoi,sontoriginairesdeCayenne,gardentenmémoirelesortdesanciensbagnards.Enplus,icijeneconnaissaispersonneetj’aieubesoindeplusieurssemainespourretrouverdesforces.Maisonnem’enapas laissé le temps.Desbruits couraient à notre sujet.Nous revenionsde laforêt et nous avions de l’or, puisque nous avions payé un Chinois avec unepaillette.Peut-êtreenavions-nousbeaucoup? Jenous sentaisobservéschaquefoisquenousmettionslespiedsdehors.EtOuroPretoétait jaugée:unejeunemétissecommeelle,onpouvait en faireunebonneputain. Il fallaitpartir. J’aiachetéunevieillecamionnetteàuncoolie.UneCitroënunpeudéglinguéemaisçapouvaitfairel’affaire.Surtoutpourmoiquin’avaisaucuneexpériencedelaconduite. J’étaisencorechancelantmais jenedevaispas flancher.Nousavonsachetéquelquesprovisionsetnousavonsprisladirectiondenotrecampement.Lamineétaitànous,commeunepartiedenous-mêmes.Lebaroùnoussommesétait à éviter, à cause des orpailleurs qui pouvaient y traîner leurs oreilles, àl’affût d’un mauvais coup. En deux jours, nous étions à la mine. Mais notrecampementavaitétédévasté.AlorsOuroPretos’estmiseàtoutrebâtir.Couper,assembler,élever.Pournousmettreàl’abriunenouvellefois.Jenepouvaispasl’aider beaucoup et j’étais très inquiet à cause de l’entrée de lamine.Le trouavaitétéétayéetonvoyaitlestracesd’uneprésencerécente.Duboislaissésurplace. Ceux qui avaient volé notre mine étaient encore dans la forêt et nous

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observaient.Ilsnoussurveillaient.J’aisortidemonsacunvieuxpistoletLugerquejen’avaisjamaisutilisé.Maisriennesepassait.Lanuittombait,alorsnousnous sommes couchés dans le hamac,OuroPretocomme une liane autour demoi.Nousnedormionspas.Tousdeuxauxaguets.Lapluies’estmiseàtomber.Laforêtdevenaitd’unetristesseinfinie.Ettoutàcoup,uncoupdefusil.Nousavonssautéduhamac,désorientés.Onnepouvaitrienvoiràcausedelanuitetdelapluie.Undeuxièmetir.Unfusildechasse.OuroPretoesttombéeàcôtédemoi.Jemesuisprécipitésurelleenhurlant.Etj’aivuunhommequis’avançaitetquimevisaitavecsonfusil.Jeneleconnaispas.Grand,blanc.Unmétro.Ilm’a dit : « Tu pars ou tu meurs ».Ouro Preto était blessée au ventre. Elles’accrochait. Je l’ai traînée, je l’ai portée. Elle est arrivée à se relever. Elles’agrippait àmoi. On amarché comme ça quelques centaines demètres. Sonvisage n’était que douleur, une douleur silencieuse. Et elle s’est effondrée,m’emportantdanssachute.J’essayaisdemeconvaincrequ’onavaitletempsderetourneràSaint-Laurent.Ilfallaitjustesortirdelaforêt,rejoindrelapisteoùsetrouvaitlaCitroën.Satuniqueétaitensanglantée.Jen’osaispaslasoulever.Sonregardm’aditqu’ellenepouvaitpasallerplusloin.Alorsjel’aiinstalléedanslecreuxd’unarbrecathédrale.Lapluies’estarrêtée.Sonvisageétaitserein.Elleestmorte,enveloppéedansl’écorcedugrandarbrequidominaitnotrefolie.Sesmains dans les miennes. Depuis je la pleure. Tous les jours je la pleure. Mafemme. Mon esprit. Ma culpabilité. L’âme de ma propre mort, qui viendrabientôt.Horthnoussouritdansseslarmes.Ilseverseunautrerhum.Ilremplitaussi

monverresansattendremonaccord.Etc’estAnnaquilevided’untrait.

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Chapitre7DanslebarduvieuxHorth

Danslebaronn’entendplusqueleronronnementdubrasseurd’airquitournepesamment.L’histoire deHorth, j’en connais lemoindremot pour l’avoir entendue jour

aprèsjour,nuitaprèsnuit,depuistoutescesannéesquejefréquenteleMorphoBleu.J’ensuisvenuàmedemanders’ilnes’agissaitpasd’uneinvention.Fruitde l’imagination d’un vieil homme qui mêle les légendes à son passé et sesrêves.Maisl’émotionquej’éprouveaujourd’huiestplusintense.L’âmedecettemétisse n’est pas différente de celle de Jurema. Femmes aimées au destintragique.EtAnna.Est-ellepromiseàunemêmefin?Mortsetvivantss’enlacentetseconfondent.Deux Brésiliens viennent d’entrer. Des habitués qui travaillent sur un site

d’extractionunpeuplushaut.Unsalutdelamainetilsvonts’installeràlatablelapluséloignée.CelaasuffipourHorthredescendreparminous.Ils’essuielesyeuxaveclamainetvaleurporterleurrhumquotidien.Jeprofitedesonretouraucomptoirpourplacer:—Tumedonnerasaussiuneboîtedecartouchedechasse.Onnesaitjamais?

Descartouchespourcochonbois.Sanostalgies’estdissipée,pouruntemps.Ildisparaîtdanslaréserve,unlocal

derrièrelecomptoir,etrevientavecdeuxboîtesdecartouches.Jesorslesbilletsdema poche, les pose en vrac devant lesmains ridées qui les défroissent, lescomptent,lesencaissent.Jemedécide:—Horth,tuveuxbienluiparlerdeJurema?Tul’asbienconnue,toiaussi.Ilmefixeunmoment,surprisparunetelledemandedemapart.—Parler…desamère?Annaa relevé la tête.Ellecroiseson regard,puis lemien. J’encouragemon

ami d’un mouvement de menton. Alors il se redresse derrière son comptoir,appuyésursesavant-bras.S’adresseàlagamineplusqu’àmoi:—Iln’yapasgrand-chosequevousnesavezpas.Ungarimpeiroestpassé

hier,ilrepartaitpourleBrésil.Ilm’adonnélamêmeversionqu’Emilson:touts’estdérouléjusteendessousducampdePontoZero.

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Là, Horth se sent obligé d’expliquer à Anna que Ponto Zero est un desdernierscampsd’orpailleurssurlehautdufleuve,etqu’onl’appellecommeçaparce que c’est un point de non-retour. De là, les hommes disparaissent, ilss’évanouissentdanslaforêt.Ettouslesjours,ilyadenouveauxmorts.—Bientôtilneresterapluspersonnepourtravailler.Toutlemondeseramort.

À cause des hommes de main d’Anton Rijkaard. Mais je ne t’apprends rien,Berthier.Çafaitunmoment,maintenant,quecetancientortionnairesurinamienfaitrégnerlaterreuravecsestueurs.Jenel’aivuqu’unefoisetjenesuispasprêtdel’oublier.Unregardglacial

dansunvisagedebrute.Etsonancienbéretmilitairetoujoursvisséàsoncrânerasé.Onletraquepourtantdepuislongtemps.Maisilconnaîtlajungleaussibienquelesgarimpeiros.Etàchaquedescentedesgendarmesoudesmilitairessurlesite, il trouve lemoyendeprendre lafuite. Ilsecache, ilattend le tempsqu’ilfautetilrevient.J’aifréquentécetendroit.C’estuncoindeforêtmélancolique.Untroudedésolation.Maislefilonyestbonetexploitable.Horthreprendsonsouffleavantdepoursuivre,sansregarderAnna:—Tamère,jesaisqu’elleestmortelà-haut.JeneconnaispaslaBrésilienne

quia fait ça.Elleet sonhomme, ils se sontenfuiscommedesdiables. Je saisseulement qu’elle est enterrée dans le méandre d’une crique. C’est cequ’Emilsonnousaditparradio.Horth se tait une nouvelle fois. Il n’a pas envie d’en dire davantage. Anna

attend.EllesentbienquelevieuxCréoleensaitbeaucoupplussursamère.Ilnepeutpass’arrêterlà.Sesyeuxlesupplient.Etsonpetitsouriretriste.Commentrésister?— Je connaissais tamère depuis longtemps.Une belle femme, sensuelle et

envoûtante.Elleestapparueunjour,commeça.Onatoutdesuitepenséqu’ellevenait de Salvador de Bahia. Une Brésilienne noire comme elle, ce n’est pascourant.Ici,ellessontcaboclas,métisséesamérindiennesetportugais.Alorsellene pouvait venir que de cette ville lointaine, au bord de l’océan, où les saintscatholiques et les divinités africaines se mélangent. En arrivant dans ce payspaumé, elle a fait la putain pendant un temps.Dansdes bars pour orpailleurs.Mais quel caractère farouche ! Et elle avait trop d’ambition pour pratiquer çatoute sa vie. D’autant qu’elle affolait tous les hommes. Ils en tombaientamoureux, à en devenir dingues. Elle avait sur eux, je ne sais quel pouvoirmagique.Sapeau,commeundiamantnoir,fascinait,faisantnaîtreenchacunlesdésirslesplusfous.

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Sanslevouloir,Horthétaitentrainderemueruncouteaudansmestripes.Mablessuredepassion,quejecroyaiscicatrisée,semettaitàsaigner.J’auraisvouluhurlertantladouleurétaitvive.—Tamèreavaituneuniqueobsession:montersurlesfleuvespourtrouverde

l’or. Ça devenait une quête quasi mystique. Des orpailleurs nordestins l’avaitsurnomméelagrandeprêtresse.ElleleurfaisaitpenserauxOrishas,cesbellesdivinités bahianaises qu’on représente avec la couleur de l’or. Une femmevraiment étrange. Secrète et ensorcelante. Je n’ai jamais su d’où elle venaitexactement. De Bahia ? De São Luis du Marahnão ? Toi, Berthier, tu l’ascertainementsu.—Çan’aplusd’importance.— On m’a dit qu’elle rêvait de vivre au milieu des Créoles de Cayenne.

Posséder une maison typique de l’ancien temps, aux couleurs vives, dans lecentrehistorique.Avecdesportesetvoletsrougesetjaunes.—Pourquoiremuertoutça?—Pourquesafillecomprennequec’étaitpasunemauvaisefemme.Safièvre

de l’or, c’était pour accomplir son rêve.Mais l’extraction est maintenant auxmains des sociétésminières. Le reste est clandestin. Elle s’est donc enfoncéedanslacontrebande,às’ynoyer.Celanedurejamaislongtemps.Ilfautensortirviteoubiencrever.Monorm’aserviàrachetercetendroit,enhommageàmaJuremaàmoi.MonOuroPreto.Certaines femmes sont un tel brasier qu’ellestranscendent nos vies. Elles nous ensorcèlent pour toujours.C’est comme unelianequis’enrouleautourdenosâmesperdues.Unconstrictorquinedesserrerajamaissonétreinte.Ellesn’ypeuventriensiellessuscitentpassionetmalheur.Tamèreétaitdecelle-là.Etc’estpourçaqu’elleestmorte.Les clients sont partis sans qu’on le remarque. Le regard du vieil homme

balaietristementlesmurs,lestablesvidesetlecomptoir.Ilcontinue,desavoixmonocorde:—C’estici,danscebar,quej’aiconnulafemmequej’aiaimée.Ici,jesuis

prèsd’ellepourlapleurer.Repenserànotrebonheur,ànossouffrances,àsaviesibrève.Àsamort.Jeresteprèsdesatombe.Ilaposésamainridéesurcelled’Anna:—Toutcequejetesouhaite,mafille,c’estquelabeautédetamère,quetu

portes,nesoitpasunemalédictionpourtoi.Onentenddéjàtellementdechosesàtonsujet…Monvieilamiasuspendusaphrase.Etmoi,jenetiensplusenplacesurmon

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tabouret:—Ilesttard.Tupeuxnousservirdeuxassiettes?Horth ne réagit pas. Je crains qu’il ne m’ait pas entendu.Mais il finit par

quittersonsiège,etdisparaîtdanslaréservequi luisertdecuisine.Annas’estaffaisséesurlecomptoir,latêtesursesbras.Jedoisbouger,jesuisankylosé.Etj’aibesoinderespirer.Madouleuraugenouestrevenue.C’estenboitillantquejemedirigeversl’entrée.Dehors,l’airestimmobile.Lachaleurdemidifrappecommeunemasse.Pasmêmeunchienquitraîne.J’aihâted’enleverlacouchedepeurquimecolleàlapeaudepuishier.Cettetranspirationfétideabsorbéedixfoisparmachemise.Passer chezmoietprendreunedouche.Annaaussi enabesoin.Maispourl’instant,leplusurgentestdeseremplirleventre.Horth revient avec des assiettes bien remplies : cochon bois, riz, haricots

rouges.Qu’ilposesurlatablelaplusproche.Annaabondidesontabouret.Ons’installe face à face et on dévore.Horth nous accompagne de loin, depuis lecomptoir.Detoutemanière,iln’yapasassezdeplacepourtroiscouvertssurlestablesminuscules.Onentendplusquelebruitdenosfourchettes.Pouréviterdecroiser trop souvent le regard d’Anna, je laisse mes yeux se poser sur lestableauxaccrochésauxmurs.Ilyenapartout.Danslapartiedurestaurant.Danslasalledebillard.Ilspendentlesunscontrelesautres,n’importecomment.Pastrès droits. Au hasard des accrochages. Pas d’authentiques peintures mais demédiocres copies. C’est toute l’histoire de ce pays amazonien. Un voyageimmobileàpeudefrais,parmileshommesmortsetoubliésdepuislongtemps.Deschercheursd’or.Desscènesdejungle.Desremontéesdefleuveenpirogue.DesAmérindiens pleins de couleurs.Les premiers prospecteurs dans l’État del’Amapá auBrésil, quand cepays était encore français.Et le portrait de Jean-Gabriel Stedman, s’enfonçant jusqu’au ventre dans les marais. Cet aventurierécossais, venu au Suriname au dix-huitième siècle pour mater la révoltebushinenguée, n’avait pas ma sympathie. Jusqu’au jour où j’ai appris que luiaussiétait tombéfollementamoureuxdanslepays.Johanna,unejeuneesclavenoiredeParamaribo.Jemurmurepourmoi-même:«Àquiabeaucoupaimé,ilserabeaucouppardonné.»Annameregardebizarrement:—Tuasdisquoi?—Riend’important.Bientôtlesassiettessontvides.J’avalemonrhumcul-secetjemelève.Anna

avale le sien. Fait une grimace que je feins de ne pas voir. Quelques billets

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froisséssurlecomptoirduvieuxHorth.Onseregarde.C’estl’heuredesadieux,ceuxqu’onnefaitjamais.Parsuperstition.

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Chapitre8NousroulonssurlaNationalen°1

NousroulonssurlaNationalen°1.Ettoujourscettechaleuraccablante,cettemaudite chaleur. Lemoindre geste fait transpirer. La chemise encore une foismouillée. Le vent qui pénètre l’habitacle devient insupportable. Comme unegifle brûlante en pleine face. Il faudrait remonter les vitres, mettre laclimatisationaumaximum.Maisjen’aijamaisprisletempsdelafaireréparer.Alors il faut subir le souffle cuisantqui envahit lepick-up.Sansme retournerversAnna,jedis:—J’aimebiencethomme.Cevieuxgredin.Annanem’écoutepas.Maisjen’aipeut-êtreditcelaquepourmoi.Aprèsun

momentdesilence,ellemedemande,lesyeuxfixéssurlaroute:—Tuhabitesloind’ici?—Non.Mamaison est juste unpeu en amont.On l’atteint par la forêt.En

pick-up.Pasbesoindemarcher.Etelledonnesurlefleuve.Lemêmequimèneaucamp.Maisça,jesuissûrquetul’ascompris.Demainonprendmapirogue.J’aiassezd’essencepourmon40chevaux.Onpourrapartirtranquille.—Pourquoitufaisça?—Sijelesavais…Après un virage dont je connais chaque détail, je rétrograde, je ralentis. Le

moteurs’emballe.Etjem’enfonceenforêt.Unelargepisteenlatéritedéroulesapoussière. Violent contraste entre l’ocre de la terre et le vert des arbrescentenaires.Vertflamboyantencettesaisonsèche,profondetsombreàlasaisondes pluies. Ces géants nous dominent comme les piliers d’une cathédrale. Cedébut de piste ressemble davantage à une aire de chantier qu’au départ d’unchemin forestier et les contrebandiers ont chacun ouvert leur route d’accès.Certaines,commecetteentrée,ontunelargeurdémesurée.D’autresnesontquedesimpleslayonsdecontrebande.J’aisisouventguidédesgarimpeirossurcespistesdiscrètesquis’enfoncentdanslesgrandsboisquejeconnaispresquetouscescheminsdeforêtquiserpententjusqu’aufleuve.Jelesaifréquentésavecdeschargementsdenourriture,depiècesdemoteuroudecarburant.Enévitant lesmilitairesetlesgendarmes.Centfoisj’auraispumefaireprendre.Maisjedevaisêtrechanceux.

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J’en suis sorti sans accrocmais il était plusque tempsd’arrêterde jouer aumalin.C’étaitpeut-être l’heuredemarédemption.Àmoinsquecenesoitunequestiondefatigue.L’énergiequivientàmanquer.Depuis,jemesuisditqu’uneeauetuneforêtsansorpailleur,sansmercure,ce

ne seraitpas simal. Ilyaeuassezde souffrance.Etbeaucoup tropdemorts.Encoreaujourd’hui,c’estuncadavrequ’ondoitallerchercher.Etpasn’importelequelpuisquec’estceluidelafemmequej’aiaimée.L’orestunesaloperiederichessequin’apportequedeslarmesetdesregrets.C’estpeut-êtreçalamoraleduvieuxHorth.Avec précision, je m’engage dans un canyon végétal. La piste se resserre.

Deuxmuraillesvertesnousemprisonnent.Lesrouesdu4x4s’emboîtentdanslesornièressèches.Noussommesballottésdegaucheàdroitedansl’habitacle.Lesbranchescrissentsur lepare-briseetsur lemétaldesportières.Nousavançonsdansunnuagede latérite, à travers un feuillage épais qui nous fouette par lesvitresouvertes.Lapoussièrecolleàlasueurdenotrevisage.Elles’insinuedansnotrenez,dansnotrebouche.Jedoisgarderlesyeuxpresquefermés,pouréviterqu’ellenem’aveugle.Aprèsquelqueskilomètresàcerégime,ondébouchesurdescarbets.Ils’agit

d’uncamprelaispourorpailleurs.Unebasearrièreoùsontreçuslesfemmes,leshommes et le matériel à destination des sites d’extraction. Une dizaine debaraquesenboisouenciment,constructionsdefortunesalesetcroulantes.Leuralignementformeunerueimprobableenlisièredeforêt.Encontrebas,lefleuvecharrieseseauxetsaboue.Surledégrad,onaperçoitquelquespirogues,àdemiimmergées, enattentede l’hypothétique transportvers les sites clandestinsquirapporteraquelquesgrammesd’oràleurpilote.Annaseremuesursonsiège.—Pourquoitut’arrêtes?— J’ai besoin de prendre la température. Du lieu. Des gens. Il faut que je

saches’ilyaunemenacepourlevoyagequ’ondoitentreprendre.Annaconnaîtcevillageclandestinaussibienquemoietellecomprendceque

jeveuxdire.Ilyatoujoursdesinformationsàglanerdanscegenredelieu.C’estunecaissederésonancedesplacersenamont.Onyboit,onymangeetonparle.Laforêtestunevieillebavarde.J’aigaré lepick-upenborddepisteet je laissemon38 sous lesiège.Anna

descend avec moi et marche dans mes talons jusqu’au bar. Clandestin,naturellement.Ilserésumeàuncomptoiretuneterrasseavecdeuxtablesetdes

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chaises en plastique. À cette heure immobile, chacun doit somnoler dans sonhamac.Mais nous partons demain et j’ai besoin d’informations. Trois clientssontaffalésà l’unedes tables,silencieux.Je lesobservediscrètement.L’unestAmazonien.LesdeuxautresNordestins.Maisdirequ’ilsviennentdeBelém,deSão Luís, d’Imperatriz, de Teresina, de Senador Laroque, j’en suis bienincapable. Toutes ces villes et ces déserts me parlent et je sais que ces étatsbrésiliensdePará,deMarahnão,dePiauí,deCearáoudePernemboucsontdegrandsfournisseursd’ouvriers,pournepasdired’esclaves.Maistousceuxquienviennentfinissentparseressembler.Lestroishommesent-shirtsale,shortettongs,terminentleurassiettedepoulet-riz-haricotsrouges.C’estlemêmemenutouslesjours,quandiln’yapasdeviandesauvagecommedelabiche,dutapir,du caïman, oumêmedu singeoude l’iguane, pour rompre lamonotonie.Cesdamnésdelajungles’exprimententreeuxdansunportugaisrudimentaire.AvecAnna,quimesuitcommemonombre,jem’assiedsàl’autretable.Jesensdelaméfiancedans le regardqu’ilsmeportent. Sans doute à cause dema chemisebeige, à poches et épaulettes. Il se demandent si je suis un gendarme ou unquelconquemilitaire.Cen’estqu’unréflexe.Lapeurdel’arbitrairedelapolicebrésilienneenmilieu isolé. Ilsnous jaugentquelquessecondespuis replongentdans leur assiette et leur verre de bière. L’homme qui tient le bar est d’unemaigreur effrayante. La peau sombre et les dents en avant. Je lui commandedeux bières. Il sort d’un frigo deux bouteilles d’Antartica qu’il pose sur lecomptoir,m’obligeantàleschercher,enéchangedequelquespièces.Plusqueleprix courant.Cette bière brésilienne, avec ses pingouins sur l’étiquette, est unpeutroplégèreàmongoût.Maisellealeméritedenousrafraîchiretdenettoyerlapoussièredenosgosiers.Unechaleurd’enfernousécrase.Personneneparle.Seullesonmétalliquedes

insectes, qui crissent dans les bois alentour, se manifeste en continu. J’essaied’engagerlaconversationaveclegarsdubar.—Ilyadel’activitéencemomentsurlefleuve,enamont?Les clients lèvent de nouveau la tête etme regardent brièvement.Avant de

détournerlesyeux.J’insisteunpeuauprèsdutenancier:—J’aimeraissavoirsic’estcalme,unpeuplushaut.Saréponseestévasive:—Ilyapersonnesurlefleuve.—Personne?—Jenesaispas,moi.Commentjepourraislesavoir?

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Ilment.Ceshommes-làsaventtoujourstout.Maisjefaisminedelecroire.Enajoutant:—J’attendsquelqu’unquienrevient.Il nemecroit pasdavantage,maisnemedit rien. Il reste àdeuxmètresde

moi, silencieux, immobile. Je ne suis pas plus avancé.Et avecmes questions,c’estluiquej’informe.Uncoupdecoudediscretd’Annam’inciteàmeremuer.Onfinitnotrebière,sansunmot.Jen’auraispasdûm’arrêterici.Pourlafinduchemin,j’emprunteunautrelayon,aussiétroitqueleprécédent.

Toutjustepraticablepourun4x4ouunquad.Encorequelqueskilomètresetletunnel forestierprendfin.D’uncoup.J’abordeunezonedégagée.Lapiste faitplace à un chemin de terre menant à l’arrière d’une bâtisse en bois. Noussommeschezmoi.Mamaisonestuncubeentouréd’uneterrasse.Aveclefleuveà trentemètresde la façade. J’aicontourné l’habitationpourarrêter lepick-upsur l’herbe,devant l’entrée.C’estbonderevenirchezsoi.Annaestdescendueduvéhiculeetregardelefleuve,encontrebas.Lariveestsèche,craquelée.Maisici,onrespireunpeumieux.Je lavoisse tournervers l’énormebougainvillierqui s’épanouit au bas des marches de la terrasse. L’explosion de ses fleursviolettes en bouquets semble la fasciner. Jem’inquiète unmoment de ne passentirmesclésaufonddelatouquequej’avaislaisséesurlesiègearrière.AvantdemesouvenirquejelesavaisconfiéesàHorth.Undoubledelaclédelaported’entréeest caché sousunanglede la terrasse.Uneprécautionprisedepuis lejouroùilm’afalluforcerunefenêtreàcaused’untrousseauperdu.Anna a arraché une fleur qu’elle tient entre ses doigts. Elle la regarde

intensément. J’aiouvert laporte.Elle jette la fleuretmerejointdans lesalon.J’ai enclenché le brasseur d’air à sa plus grande vitesse et traversé la pièce.J’ouvrelaportedegaucheet,surletond’unmajordomestyléquimesurprendmoi-même,j’annonce:—LachambredeMademoiselle.Mais mon humour n’amuse personne. Pas même moi. Anna jette un œil

circulaireetposesatouquesurlelitenboiséquipéd’unemoustiquaire.Redevenusérieux,jeluiindiquelasalled’eau:—Ladoucheestlà.Jeprendrailamienneaprèstoi.Annane se fait pas prier.Etmoi je l’attends sur la terrasse.Quand elleme

rejoint,dixminutesplustard,j’aipeineàlareconnaître.Enpantalon,chemisierlongetcheveuxmouillés.C’estàmontourdemedécrasser.Unvraibonheur.Jeneprendspasletempsdemeraser.Àquoibon?

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Elles’estallongéedanslehamacsuspenduentredeuxpoutresdelaterrasse.Jem’assiedsàcôtéd’elle,surlebancdelatableàmanger.Aprèsuntempsdesomnolenceréparatrice,j’entendssavoixdoucedepetitefillequ’ellen’estplus.—TuconnaisbienPontoZero?— Je ne dirais pas que je connais bien. J’y suis allé il y a longtemps. Les

derniers transports que j’ai effectués s’arrêtaient avant.Ponto Zero, c’est tropdangereuxpourmoi.Tusais,j’aicroiséplusieursfoisAntonRijkaard.Bienqu’ilsoitrecherchédepuislongtempspourmeurtreetpourcontrebande,ilapparaîtdetemps en temps à Albina. Dans un bar clandestin. Ou près de certainscommerces tenus par des hommes à lui. Jeme rappelle que des agents de lapolicecivileavaientplacardésaphotopartoutdans laville.Et lui, ilaenvoyéseshommesdemainpour arracher toutes les affiches.C’est uncriminelde lapireespècequis’estfaitjeterdel’armée.IlaensuitetentéunecarrièrepolitiqueauSurinameetlàencoreonl’aviré.Alorsilsevengeetchercheàs’enrichirpartous lesmoyens.LesFrançais finirontpar l’avoir, cen’estqu’unequestiondetemps.Enattendant, ilcontinuedefairerégner la terreuretdemainnousseronssur

sonterritoire.Annas’estassise.Lestraitsdesonvisagesesontdurcis:Jeveuxvoirmamère.Ettuerlessalaudsquiluiontfaitça.Lesoirtombesurlefleuve.J’aiallumélavieillelampeàpétroledusalon.Sa

faible lumière, jaunâtre, nous éclaire dehors, à travers les fenêtres. Nousbaignonsdansunesortededouceur,desérénitéinattendue.Etjemesurprendsàparler.JeparleàAnnacommejenel’aijamaisfaitàpersonne.Pasmêmeàsamère.Jeluidisquedemainserauneautrevie.Queledangerserapartout.Quenous nous engageons dans une aventure dont nous reviendrons peut-être pas.Est-elle prête à affronter les risques du fleuve, ses passages difficiles et sesrapides?Etlespisteurs?Quipeuventnousrepérer,noussurprendre,noustuer.Oupireencore,nousblesseretnousgarderprisonniersdanslajungle.Quesait-elledesviols?Etdelaprostitutionforcéesuruncampd’orpailleurs?Coupédetout.Àlamercid’untortionnairecommeRijkaard.—Tumesurespasdequoi il est capable.L’orn’estpas sa seuleobsession.

C’estunmaladequisecroitunexpertenmatièredesouffrance.

Anna ne bronche pas. Son immobilité me glace. Qu’y-a-t-il dans ce crâned’adolescente ? A-t-elle conscience que fouiner dans une affaire de meurtre

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réduitconsidérablementsonespérancedevie?Pourquoiai-jeeul’idéedel’entraînerdanscetteentreprise?Etqu’ai-jeàfaire

moi-même de cette histoire ? Jurema a étémamaîtresse. Et après ? C’est dupassé,toutcela.Jel’aiaimée,jel’aiperdue.Commej’aiperdumajeunesse.Etcettegaminequejesuisalléchercherauxenfers,déjà.Qu’est-ellepourmoi?Jen’avais fait que la croiser. Et nous sommes là, tous les deux, face à face, àenvisagerl’absurde.Mesidéessebrouillent.Jemetrompedepersonnage.Lerôleduhérosn’est

pas fait pourmoi.Depuisplusieursmois, j’ai arrêté la contrebande, parcequej’avaispeur.Deplusenpluspeur.C’estcelalavérité.Peurd’êtrearrêté,d’allerentaule.Peurdeprendreuneballedanslapeau.Peurdemaproprelâcheté,delavoirapparaîtreaugrandjour,commeunebêterépugnantequisortdesontrouetnousdévore.Jemesuisrabattusurpetitunboulotdevigile,dansunmagasindemeublesdeSaint-Laurent.Riendeglorieux.Cerisquemesuffit.Pourquoisuis-je allé la chercher à Albina ? Pourquoi l’avoir extirpée de cette folie, l’avoirarrachéedesémeutesettraînéejusqu’ici?Pourl’emmenerchercherlecadavrede sa mère ? Mensonge d’un homme lâche, en bout de course, qui voudraitgrappillerencorequelquesannéesdevie.Aprèstout,Jureman’estpaslapremièretrafiquanteàêtretuéeetenterréeen

forêt. Assis en travers du hamac, Anna se balance doucement. Je la regarde.Inconnueetsiproche.Jevoudraiscomprendre.Brusquement, je suis secoué d’un rire nerveux en pensant à notre faible

puissancedefeu:—Quinzecartouchesdechasse, septpourmon38etdixpour ton9mm.Tu

croisqu’avecça,onpeutaffronterledinguedelaforêtetseshommes.?Quandlecrépitementdel’enferretentiradetoutcôté.Quandlesarbresseronthostiles,quand l’eau et la bouedeviendront des pièges.Quand chaquehommearmé etcupide, sera notre ennemi, on regrettera, je t’assure, d’avoir été stupides. Unhomme commeRijkaard transforme la forêt en champ de boue et fait de touthomme un prédateur sans conscience. Alors je te le demande : un ancienmilitairecommemoi,contrebandierà laretraiteetuneadolescentecommetoi,quitraîneunsyndromed’abandon,crois-tuquenousfaisonslepoids?Annaaécoutémadiatribesansm’interrompe.Jedevineledegrédesahargne.

Mais possède-t-elle une dose suffisante d’amour et de haine pour déterrer lecorpsdesamèreàlapelle?Est-elleassezsauvagepoursedéfendreetfairefeusanshésiter?

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Lanuitesttombéesurlaterrassedelamaisonetnosbouteillesdebièresontvides.Lalumièreblafardedelalampeàpétrolenouscaresse.Nousnesommesplus qu’un poste isolé, perdu dans les ténèbres amazoniens. En contrebas, lefleuverouleseseaux.Discretclapotisentrelesrochers.Surledégrad,lapirogueestpendueàsachaîne.Noussommesseuls.Étrangesensation.Annameregardeensebalançant.L’enviedeparlerlasaisit.D’uncoup.Alorsellemeracontesaviedegaminedans lesquartiersdemisères.Samère.Songrand-père restéaupays.Puisl’arrachement,lasolitude.Etleshommes.Deschosesquejem’étaisrefuséàvoir.

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Chapitre9LaCréole,lagrandeprêtresse

—LaCréole,lagrandeprêtresse,c’estelle.Mamère.MoijesuisnéeàBoaVista, dans leRoraïma.Très loin en forêt.Mamèrem’amise aumondedansl’endroitlepluspourridelaterre.Pourquoilà-bas?Jenesaispas.Jeneconnaispas mon père. Même pas son nom. Peut-être qu’un jour je le chercherai, luiaussi.Pourletuer.Jenesuisqu’undéchetnéd’unebeuverie.Lerésultatd’unerencontrequin’auraitjamaisdûseproduire.Quandellem’aabandonnéedanslafavela àSalvador deBahia, quel soulagement !Mongrand-père s’occupait demoi. Je suisenfindevenueunepetite fillenormale.Quiallait à l’école.Etquifaisait griller du fromage au phare de Bahia. Et puis un jour, ma mère estréapparue.Elle aurait aumoins pume donner sa beauté noire.Moi je ne suisqu’unemétisseblanchâtre.Elles’estassisesurlelit,àcôtédemoietellem’aditqu’ellem’emmenaitenGuyane.Qu’elleavaittoutarrangé.Qu’elleallaitfaireducommerceetquej’iraià l’écolefrançaise.Savoixétaitdouce,sidouce.Et lesmots qu’elle me murmurait comme des caresses de tendresse et d’amour. Lamélodied’unemèrepoursonenfantchéri.Maismoijevoyaisseulementqu’ellevoulaitm’arracheràmavieetjen’entendaisquemonproprecri.Unhurlementintérieurquimedéchiraitleventre.Cettefemme,quiseprétendaitmamère,nepouvait rien comprendre à ma douleur. Alors que grand-père Carlo, lui, s’estretournéversmoi.Ilétaitassissurunechaisedevantlamaison.Ils’estlevéd’unbondetestentré. Il a senti la terreurquimesubmergeait.Le jetd’encrede lapieuvrequisepropageaitdansmonespritetdanstoutmonêtre.C’étaitcommeunemaladie,uneinfectionfulgurante.Quim’habiteencore.

L’intelligence et la maturité de cette gamine me stupéfient. Et aussi cettefièvre de rage qui ronge ses entrailles. Œil de la violence universelle.L’atmosphèrede lanuitdevient lourde.L’adolescencen’estpasauboutdesesconfessions.Lavanneestouverte,sansdoutepourlapremièrefois.Etjeluisersdeconfident.— Je ne suis pas une putain. En arrivant enGuyane,mamèrem’amise à

l’école. Elle m’a abandonnée une nouvelle fois. Dans un lieu que je neconnaissaispas,avecdesgensquineparlaientpaslamêmelanguequemoi.Au

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milieu des hommes qui me regardaient trop et de femmes qui me haïssaientparcequ’ellespensaientquejecouchaisavecleurmari.Mamère,ellecontinuaitson«commerce».J’aivitecomprisqu’elletrafiquaitsurlefleuve.Ettoi,jetecroisaisdetempsentemps.Jesavaisquevousétiezensemble.Maistoi,tunemevoyaispas.Lesautreshommesme tournaient autour.Toujours. Jen’ypouvaisrien.Maisjenesuispasuneputain.Certainsvoulaientquejeledevienne.Leursregardsetleursgestesmeledisaientassez.Moijenevoulaispas.Jenesaisissaispas tous les mots qu’on m’adressait mais j’en comprenais le sens. Uneadolescente,ilsnepouvaientpaslaséduire,parcontre,ilsétaientprêtsàpayerunejeuneputain.Etmamèreétaittoujoursabsente.Souventloin,surlefleuve,enforêt,sur lespirogues.Melaissantseulesur labargeoùonhabitait.C’étaitcommemejeterauxchiens.Unsoir,ellepartfairelafêteavecsonnouvelamant.Jemeretrouvefaceàun

homme, chez nous. Un garimpeiro. Avant que j’aie eu le temps de réagir, ilm’empoigne et me prend par les cheveux. D’unemain de fer. Jeme défendsmais il déchiremon t-shrit etmon short.Mes cheveux enroulés dans samaincomme une corde. Je me débats. Il me frappe. Je ne crie pas, je lutte. Çaaugmente sa violence. Ilme donne des coups de poing dans le ventre, sur lapoitrine,surlesjambes.Etilmesoulève,ilmetraîne.Ilveutmefaireplier,mesoumettre.Quandmatêteheurtelamotopompedelabarge,jeresteunmomentsonnée.Ilenprofitepourmecoucheràplatventresurlatableenm’écartantlescuisses. Son autremainme prend le sexe comme dans un étau. J’ai envie dehurlertellementj’aimal.Maisjeserrelesdentsetjepassemonbrasautourdusien, celui qui m’empoigne les cheveux. Je l’agrippe de toute ma haine etj’arriveàmeretourner.Jemeretrouvefaceàlui,uncaboclo,petit,trapu.Muscléàforcedetravaillerlaboue.Maforceàmamoi,c’estmahargne.Mamainengriffeattrapesonvisageàlahauteurdesesyeux.Unedéfensebrutale,sauvage.Marageetplusfortequesesmuscles.Illâchepriseetrecule.Alorsjeplongemamain dansma touque. Jem’empare du9mm. Il est chargé.Culasse à l’arrièred’un coup sec. Je tire. Une fois. Dans la poitrine. Il s’effondre à mes pieds.J’attendsqu’ilserelève, lesmainscrispéessurmonarme.Maisc’estfinipourlui.Ilaeumanudité.Moi,samort.Jenesaisplussij’airioupleuré.Peut-êtreles deux. Jeme souviens surtout d’avoir bénimon grand-père pour le pistoletglissédansmesbagages.Sonarmedesicaire,l’âmedamnéedelafavela.Jemesuismisedansuncoin,etj’aiattenduleretourdemamère.C’estellequis’estoccupéeducorps.

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Chapitre10Sixheurestrente

Sixheurestrente.Lapirogues’enfoncedanslesbrumesmatinalesdufleuve.Je manœuvre avec prudence dans ce labyrinthe mouvant. Il faut passer lespremiers sauts, et les premiers rapides. L’embarcation se soulève et retombe.L’hélice cogne aux rochers. Impossible d’éviter qu’elle s’abîme. Mais j’enprendstoujoursunederechange.La fraîcheur dupetitmatin nous enveloppe.Anna se tient recroquevillée au

milieudelapirogue,adosséeàmonanciennecantinemilitaire.J’yaientasséunréchaudàgaz,desgamelles,descasseroles, toutesorted’ustensilesdecuisine,des bougies, des briquets etmon fusil de chasse, facilement accessible, et sescartouches. J’y ai mis des cartons de nourriture pour plusieurs jours, desconservesde légumes, etmaglacière avecde laviande.Au fondde la coque,unebâcheetunepellepourl’exhumation.MonobjectifestderejoindreEmilsonauplusvitepourdécouvrirlasépulture.Etcreuser.À présent, la navigation change. Les méandres s’enchaînent, les rapides se

succèdent, les rives se resserrent. Il faut lire le codemystérieux des eaux quibouillonnent.Quireliel’hommeàlarivière.Lalumièreduciel,lescouleursdelaforêt,toutchange.Nousentronsdanslasolitudedesgrandsbois,faitsd’eauxsombresetdevégétationhostile.Lecielsedérobeau-dessusdelacanopéequinous oppresse. Les heures s’étirent, monotones. Une pannemoteur serait unecatastrophe.Mais il n’a aucune raison de flancher. Son vrombissement et sesvibrationsmécaniquesrythmentnosinstants.Versmidi,nousfaisonsunepause.Nous dévorons notre nourriture en silence. Puis le rythme reprend, au fil desméandres qui n’en finissent pas. Jusqu’en fin d’après-midi, où il faut s’arrêterpour lanuit.Dresseruncarbetdefortune,faireunfeu,préparer lerepas.Et lanuitnoireestlà.Ilfautsereposer,aumilieudesbruissementstumultueuxdelajungle.Ensomnolant,nousécoutonslaviedelaforêtquiserégénèreàl’infini.Nous sommes deux êtres fragiles aux aguets, deux frêles machines humainesinadaptéesauxténèbresquinousencerclent.Aucreuxdenoshamacs,l’humiditénousengourditdefroid.

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Dès les premières lueurs du matin, nous nous remettons en mouvement,surprisd’avoirdormi.Revigorésparuncafésucré,nousdémontonslecampetremettons le matériel dans la pirogue. Nourriture, gaz, gamelles, hamacs…manutentioninterminable.Avec Anna, nous parlons peu. Elle n’est qu’une présence. Le jour, elle se

blottit,enboule,àlaproue.Lanuit,elles’enrouledanssonhamac.Ellemefaitpenseràunejeunefélineaurepos.Uneonceàpeinesortiedel’enfance.Fragilemaisdéjàredoutable.Le lendemain après-midi, à l’entrée d’une crique, j’aperçois un modeste

campement.C’estpeut-êtreEmilsonqui estdescenduànotre rencontre.Ou legarded’unquelconqueplacer.Jem’approcheetj’accoste.Unhommeestlà,unBrésilien,quicuisine surun feu, aumilieud’unedizainede fûtsdecarburant.Essence, gas-oil, kérosène. C’est le gardien du dépôt. Un homme de misère,commeilyenatant.Enbotte,shortett-shirt.Ils’estlevéetaôtésonchapeaude paille à larges bords pour nous saluer. Je vois un peu plus loin, une zonedégagée.Une aire d’atterrissage pour les hélicoptères. Samission est donc deréceptionnerlesfûtsamenésparvoiefluvialeetd’attendrequ’unhélicoptèreenprennelivraisonpourlesportersurunsited’extractionclandestin,plusausud.Grosetjovial,ceNordestinsolitairen’arienperdudesonoptimisme,nidesonsensdel’hospitalité.—Jem’appelleJorge.Ilcommuniquepardesgestesplusquepardesmots.Etserépètesanscesse.

Nousavonsdumalàlecomprendremaissabonhomieestréjouissante.Ilnousexpliquequ’ilpassesontempsàchasseretàcuisiner,qu’ilvientdelabanlieuedeSãoLuis,dansleMarahnão,qu’ilestlàdepuisplusieurssemainesmaisqu’ildoitbientôtrepartirchezlui.Ilnousmontrelaphotod’unemétisse,petiteetdéjàvieille,avecungarçond’unequinzained’annéesàsescôtés.—C’estmafemme.DonaRaimunda.EtmonfilsJosé.Derrière,c’estmamaison.Il est fier de sa famille et s’il est ici à surveiller du carburant qui arrive et

repart,c’estpour terminersamaison. Ilnesupportepluscechantier inachevé,avecsesparpaingsnus.Jorgearemislaphotoabîméedanssapochedepantalon.Ilnousproposede

nous installer ici pour la nuit et nous invite à partager son repas. Ce qu’onaccepte volontiers. Avant d’éprouver un sérieux malaise quand il soulève lecouvercle de sa marmite pour nous montrer le macaque qui cuit dans l’eau

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bouillante. Il fautavoir lecœurbienaccrochépour supportercettepetitemainqui dépasse. Je prétexte qu’on doit sortir nos hamacs de la pirogue pourm’éloigneravecAnna.Letempsquenosestomacssecalment.Jorgeacompris.Quand nous revenons près de lui, les morceaux de viande qu’il nous offreressemblentàn’importequelanimal.Etjedoisreconnaîtrequej’enapprécielasaveur.Ce soir, nous nous endormons apaisés. Ce partage simple avec Jorge, cet

homme isolé et loin de sa famille, me renvoie à la saudade, ce sentimentbrésiliend’unmondeperdu,entrenostalgieettristesse.Aprèsune troisième journéedenavigation, lesoleilestdéjàbasquandnous

parvenonsaupremiercampderavitaillementdesorpailleursclandestins.—Nous sommes arrivés au camp du Singe hurleur. Ici commence la zone

dangereuse.Sur lamodeste berge se dresseun carbet, commeune sentinelle.Unepetite

zonedeviehumainelaisséeàl’abandon.Avecunetableenbois,deuxbancsetun barbecue. Juste ce qu’il faut pour s’abriter une nuit, accrocher son hamac,fairedufeu,mangerunpeu,avantdecontinuersurlefleuve.Annarelèvelatête.—Pourquoilesingehurleur?—Àcausedeleursoufflepuissantqu’onpeutentendrelanuit.Etquiglacele

sang.Commesilessingesseparlaient.La pénombre commence à envahir la forêt. Les scintillements de l’eau

disparaissent.Lecielresteencorebleu,pouruninstant,maislesentraillesdelacanopéedeviennentlugubres.Lafatigued’unelonguejournéedenavigationsefait sentir.Maisonnedoitpas traîner.Le feu, leshamacs, lecampement, toutdoit être installé avant la nuit noire. Ce soir, nous avons de la chance, nousdormironssousuncarbetdéjàconstruit.Lariveestdégagéesurquelquescentainesdemètres.Niarbrenibroussailles.

Des traces de feu de camp. Deux carbets écroulés. Et des fûts rouillés,abandonnésenlisièredeforêt,aumilieudeboîtesdeconserveetdeplastiquesd’emballage.Témoignaged’uneprésencehumainesale.Notreinstallationaétérapide.Lefeuestmaintenantleseulpointd’ancrage.

Les flammes s’échappent du barbecue, demi-fût coupé dans le sens de lalongueur.Surlagrilleposéedessus,jemetsàcuirdelaviandedetapirquej’aiapportéedansmaglacière.Annasembleravie.Elleadégottéunsacdeseletdupoivre laissés par les précédents utilisateurs des lieux. Qu’elle exhibe

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triomphalement.Cesoir,nousnousoffronsunrudimentdeconfort.Unrepassurlatable,assissurdesbancs,faceàface.J’apportedeuxbières.—N’enboispastropAnna.Ilfaudraaussiquetumonteslagarde.Jenepeux

pasveillertoutelanuit.Tropvieux.Tropfatigué.Etdemain,lesdangersserontpartout.Jedoisêtreaumieuxdemescapacités.Retrouvermesanciensréflexes,sionneveutpasmourirtropvite.Anna joue avec sa canette. Elle en boit une gorgée.Une deuxième. Puis la

repose.J’aiapportésonBerettaaveclechargeur.Ilesttempsdeluitransmettrelesconsignes.

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Chapitre11Quandtuesdanslehamac

—Quandtuesdanslehamac,tonarmen’apasbesoind’êtrechargée.Quandtumonteslagarde,tumetsuneballedanslecanon.Chienàl’abattu.Dis-toiquesiquelqu’unapproche, tuserasvisible, tantqu’ilyauradufeudans lecarbet.L’homme, lui, sera protégé par la nuit. Ses pas et ses gestes couverts par leclapotis de l’eau et les bruits de la forêt. Alors, surtout, tu écoutes. Tu net’éloignespas.Tuécouteslaforêtetlefleuve.Ilssaventqu’ondoitmonter.Ilsnousattendent.Moijeresteavecle38à laceintureet lefusilchargé.Onferadestoursdegardededeuxheures.

Assisesurlebanc,lesbrasentourantsajambedroiterepliée,Annaenregistremesinstructions.Lementonappuyésursongenou.Calme.Elleneposeaucunequestion.

Nousrestonsunmomentsilencieux.J’aiàpeinebumabière.LorsqueAnnavidesurlesolcequ’illuireste,jemesensobligédefairecommeelle.

Lalumièredesflammeslimitenotrechampdevision.Lecrépitementduboisfaiblitpeuàpeu.Nousnesommesplusqu’unpointdanslanuit.L’écoulementdu fleuve semble être éloigné. La forêt étend son insondable noirceur. Et laprésenceobsédanteduvivantnonhumainquis’agiteetquicrie.

Mesbrasmefontmal.Lesmanœuvresdumoteuronteuraisondemesforces.Jem’enfoncedans le tissuduhamacqui se tendsousmonpoids.Et j’écoute.C’estunequestiondesurvie.

Annan’apasbougéde sonbanc.Elle regarde sonBeretta commeunobjetétrange.Qu’a-t-elledanssatête?Aprèsavoirlevélesyeuxverslefleuve,ellecontemple ànouveau sonarme.Puis elle semetdebout, sansbruit, et semblevouloir percer la nuit. Peut-être entend-elle quelque chose d’insolite ? Je lalaissefaire,n’ayantpaslaforcederéagir.Matêtetombed’elle-mêmeaufonddelatoile.Lafraîcheurdelanuitmecaresse.

Anna a ravivé le feu.À aucunmoment elle ne se tourneversmoi.Àdemisomnolant,jelaregardebouger.J’admirelasouplessedesoncorps.Lagrâcede

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sonportdetête.Laprécisiondesesgesteslorsqu’ellemanipulesonarme.Elleyaengagéunecartouche,commejeluiaidemandé.J’aiconfianceenelle.Maisque fait-elle ? Elle a posé l’arme sur la table, le canon vers le fleuve et ellefouille dans sa touque. Pour en sortir un peigne et un petit miroir. J’avaispresqueoubliéqu’elleétaitunejeunefille.Présencetroublante,toutàcoup.Jelavoispourlapremièrefois.Sescheveuxquiondulentsursanuque,sesépaulesnuesquerévèlesondébardeur,sonpantalonentoilejusteaubasdesgenoux.Etcette peau de soie blanche légèrement métissée, qui recouvre des musclesfermes,queletravailetlabrutalitédelavieontfaçonnés.

Mesyeuxseferment,malgrémoi.Jedoisdormir.Relèvedansdeuxheures.Jeluifaisconfiance.Ai-jelechoix?Noussommestousdeuxembarquésdanslemêmevoyage.

J’auraisdûluidireoùj’aicachél’orquej’aiapportépourpayerEmilson.Ellen’apasvuoùjel’aienterré.Àcinqmètresderrièrelecarbet.Quelquescoupsdecoupe-coupedanslaterrepourenfouirlapoudreetlespépites.Retouràlaterrepour une nuit. Je le lui dirai demain. Je ne lui ai pas parlé non plus de labouteillede rhumque j’aiemportédansmonhamac.Nide la flasqueque j’aitoujours dans la poche demon pantalon. Un comportement d’ivrogne qui neregardequemoi.

Jeboisquelquesgorgées.Danslajungle,lanuitestfroideetj’aibesoindemeréchaufferl’intérieur.Maisjenevoudraispasqu’ellelesache.Alorsjeboisleplus doucement possible. Sans faire clapoter l’alcool dans la bouteille que jecoincecontremoi.J’aihontedemecachercommeça.

Annaserait-ellecapabledemetuer?Jepensequeoui.

Ça bouge, je le sens. Mais c’est si loin. Est-ce que je rêve ? Le soufflepuissant des singes hurleurs résonne dans mon crâne. Je suis avec eux.Perceptionphysique,àlafoissauvageetfluide,quisepropageentrelesarbres.Attractiondelapeurancestraledelanuitetdel’animalquiyrègneenmaître.Jesensqueçabougeencore.Çabougeplusfort.Undéséquilibrenaîtdel’abîme.Je n’arrive pas à remonter. J’entends comme un bruit de bouteille qui tombe.Unebouteillevidesurlesoldur.Jesuissecouésansménagement.Unevoixdecolèresombres’adresseàmoi,àvoixbasse:

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—Putain,t’aspicolé!Réveille-toi.Onn’estpasseul.Onvientsurlefleuve.J’aientenduunepirogue.

J’émergedemapoisse.Levisaged’Annaestau-dessusdumien.L’armeàlamain,ellemesecoue.Jesorsenfindematorpeur.L’instinctrevient.Jemelèveen me saisissant de mon 38. Elle désigne un point obscur, en amont. Je meprécipite sur le fût barbecue pour en éparpiller les cendres. Quelques-uness’envolent, encore incandescentes.Nous sommes plongés dans le noir, ce quinousdonneplusdechance.Annameregardeavecdégoût.Maisnousn’avonspasletempsdenousquereller.Ilfautsortirducarbet.S’éloignerunpeu.Nepasdevenir une cible. Et écouter. Je prends mon fusil resté dans le hamac etj’entraîneAnnaàl’arrièreducarbet,jusqu’àlalisièredelaforêt.Postéslà,nousattendons.Couchéssurlesol.Attentifaumoindrebruit,aumoindrecraquement.L’eausurlesrochers.Lesbranchesdanslecourant.Ledangernepeutvenirquedufleuve.Lavégétation,derrièrenous,poursuitsaviebruissante.Del’endroitoùnous sommescachés,nousavonsdumalàdistinguer la rive.Mais riendebizarrenesembles’ypasser.Jelèvelesyeuxverslacanopéequisedécoupesurle ciel étoilé.Vision féériquedont j’auraispuprofiter à loisir si j’avaismoinspicolé.Et jen’auraispasattiré leméprisde lagamine.Jepuelerhumquimesortpartouslespores.

Nousnoussommesdéplacéspournousdissimulerderrièreunesouche.UnebonneprotectiontrouvéeparAnna.Régulièrement,elleregardepar-dessus,dansunmouvementlent.Moijesuisàgenoux,lecanondufusilsurlasouche.Jenepourraipastenirindéfinimentdanscetteposition.Aveclespiedsnus,vuquejen’ai pas pris le temps d’enfiler mes chaussures. Heureusement que nousdormonstouthabillés.

Jenevois toujours rien. Jen’entends riend’anormal.Peut-êtrequ’elle s’esttrompée.Lanaturenousjoueparfoisdes tours.Ellepeutnousfairecroireauxbruitsd’uneembarcation.

—Tuessûreque…?

—J’mesuispastrompée.J’aientenduunepiroguearriver.Depar-là.

Ellenesupportepasquejepuissemettreendoutesaparoleetmemontreunenouvellefoisl’amontdufleuve.Cen’estàcetendroit,qu’uncoursd’eauétroit,qui prendra du volume à la saison des pluies. Elle aurait bien envie de mefrapper.

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Toujoursàvoixbasse,elleajoute:

—T’aspasput’empêcherdeboire.C’estmoiquidoisnoussortirdelà?Situveuxtesuicider,nem’entraînepasavectoi.

Jen’aipaspourhabitudedeme faireengueulermais,pourune fois, je faisprofilbas.Quandjecommenceàboire,jenesaispasm’arrêter.Etjenousaimisendanger.Jemesurprendsàaimerletimbredelavoixdecettegaminerévoltée.Quej’apprendsàconnaître.

Toutàcoup,jedistingueuneforme.Unhomme,unpeuplusbas.Unfusilàlamain, il observe autour de lui. Il nous cherche, c’est certain. En avançant àdécouvert. Ce n’est donc pas un homme de main. Plutôt un garimpeiro, enbottesetenguenilles.Etilestseul,cequiréduitlesrisques.Annal’avuaussi.Jel’obligeàseprotégerderrièrelasouche.Puisjecrieenbrésilien:

—Oh!monami,qu’est-cequetuveux?Baissetonarme.

L’hommes’estarrêténetetbraqueson fusildansnotredirection. Ilnepeutdevineroùnoussommesetluiestuneciblefacile.

Savoixesthésitante,tropaiguë,brésilienne:

— Jem’appelle Emilson.Quelqu’un doitmonter pour voir un corps. C’esttoi?

—Posetonarmed’abord.

J’entendslachutedufusilsurlesable.Alorsjesorsdemaplanque.Seul.Unpiège est toujours possible. Si jeme faisais descendre,Anna pourrait s’enfuirdans la forêt. J’avance lentement en lebraquant.Àdixmètres, je ledistinguemieux.

Petit, maigre, la peau claire. Un Nordestin. Les cheveux frisés, les yeuxrentrésdanslesorbites.Sapeurestpalpable:

—Jeneveuxpasd’embrouille.Jem’appelleEmilson.

—Pourquoit’esdescendujusqu’ici?Cen’étaitpascequ’onavaitconvenu.

— Là-haut, c’est devenu trop dangereux. Depuis la mort de la femme,beaucoupdeceuxquitravaillaientpourRijkaardontprislafuite.Ilestobligédetrouverd’autreshommesetçalerendfurieux.Iln’yaquedeshommesarmés

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quisontrestésetquiratissentpartoutpourembrigaderd’autresgarimpeiros.

La colère de Rijkaard n’arrange pas nos affaires.Mais la situationme faitsourire. Sans les extractions quotidiennes avec lesquelles il s’enrichit, il doitpuiserdans ses réservespourpayer sapetitearmée.Àce régime,chaque jourpasséluicoûtecher.

—J’espèrequetuesvenuseul,Emilson.Sijevoisunautrehomme,jetetue.

Ilabeaum’affirmerqu’ilestseul,jeresteméfiant.Cen’estqu’unesclavequitravailledanslesminesetnotrearrangementestuneaubainepourlui.Maispourquelquescentainesdegrammesd’or,oucontraintparlamenacedesefairetuer,il peut avoir changé d’avis. Être venu pour nous exécuter. Je connaissuffisammentAntonRijkaardpourimaginerdequoiilestcapable.Jenemefaisaucune illusion : il sait que nous montons sur le fleuve et il en connaît lesraisons.Jedoisdoncredoublerdeprudence.Jem’approchedequelquesmètres,avantd’ordonner:

—Relèvetont-shirt.Tonpantalonmaintenant.Baisse-le.

Iln’apasd’autrearmequelavieillepétoirequ’ilajetéeausol.

—C’estbon,tupeuxterhabiller.

Aprèsl’avoirfaitreculerdedeuxpas,jeramassesonfusiletjecasselecanonpourenleverlacartoucheengagée.Puisjeluidisdem’accompagneraucarbet.Inutiledeluiparlerdelaprésenced’Anna.Qu’ellerestecachéepourlemoment.

Ons’estinstalléspourdiscuter.Emilsonestsilencieux.Ilmeregarderamasserla bouteille qui traîne sur le sol et la poser sur la table. Il espère sans doutepartagerunrhumavecmoi.Maislabouteilleestvideetjen’aipasl’intentiondesortirlaflasquedemapoche.Enleregardantdanslesyeux,jeluidemandeavecautorité:

—Raconte-moipourlafemme.

De sa voix suraiguë, il me répond comme s’il faisait une déclaration à lapolice:

—Jesaisoùelleestenterrée.Maisjen’étaispaslàquandças’estpassé.

Je vois Anna se glisser derrière lui comme une ombre. L’arme à la main.

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Emilsonestpresséderéglercettehistoire.

Ilapuconstaterque,mêmeavecunmoteurdequarantechevauxcommelesien,ilnepouvaitpasallerviteàcausedubasniveaudufleuve.

Emilson a sursauté en découvrant la présence d’Anna qui s’est faufiléejusqu’ànouscommeunfélin.Elleravivelefeudontlesbraisesétaientpresquemortes.J’observeEmilson.Puis-jeluifaireconfiance?

—D’oùtuviens?

—Del’ÉtatduMaranhão.DelamunicipalitédeSenadorLaRocque.

— J’ai du mal à comprendre. Comment tu peux savoir où la femme estenterréesitun’étaispaslàquandças’estpassé?

Leseffetsdurhumsontrevenus.J’essaiedelescachermaismoncerveauestramolli et ma bouche en guimauve. Ce qui rend mon brésilien bizarrementarticulé.Est-celaquestionquiluisemblestupideoùmonétatquil’inquiète?Jelesenssurladéfensive:

— On est venu me chercher pour creuser et la mettre en terre, c’est tout.C’étaitunefemmebrûléedanssonhamac.Jemedoutaisquequelqu’unvoudraitsavoiroùellese trouve.Jesuis restépourça.Après, je redescendset jem’envaisloind’ici.Jetiensàlavie.Demain,jetemontreetjedisparais.

Pendantqu’Emilsonparlait,Annaestvenues’asseoiràcôtédemoietaposédélicatementsonarmedevantelle.Iln’osepaslaregarder.Lesilences’installe.Lafraîcheurmontedufleuve.EnvoyantAnnaquifrissonne,jemedisqu’elledoitdormirunpeu.

— Tu peux pas rester éveillée comme ça toute la nuit. C’est à mon tourd’assurerlagarde.

Je rends son fusil et sa cartouche à Emilson et je l’accompagne jusqu’à sapirogue dans laquelle il va passer la nuit. Au moins, cela nous fait unesurveillance supplémentaire. Quant à moi, j’ai grand besoin de me passer del’eausurlevisage.

Ce matin, je ne suis pas pressé d’émerger. Le ciel est gris, l’atmosphèremorne.Unelumièreblafardenousentoure.Laforêts’esttue.Nousflottonsdans

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unsilenceabsolu.Etcevertalentourmedéprime.Moncorpsrouillés’extirpeavecdifficultéduhamac.Mesmusclesmefontmaletmaboucheestpâteuse.

Annadortencore.Sansbouger.Ellen’estqu’uneformearrondiedanslatoiletendue.Finalement,jen’aipasassurémagardelongtemps.D’uncartonposéparterre,jesorsmonvieuxréchaudàgaz,unebouteilled’eau,unecasseroleetunpotdecafésolublequejeposesurlatableoùjem’installe.J’auraispréféréàcesgranulésécœurantsunvraicafébienfort,àréveillerlesmorts.

Auborddufleuve,Emilsons’activedanssapirogue.J’espèrequ’ilm’aideraàcreuser.Parceque,selonl’étatdelaterreetlaprofondeurdel’ensevelissement,çarisquededurer.Danslesilencedumatin, laforêtamplifiechaquebruit.Lematérielqu’ilsortdesatouquepourpréparerluiaussiuncafé.Lacaissedeboisqu’iltraîne.Jesuissûrqu’ilm’aentendu,maisàaucunmomentilnetournelatêteversnous.

Jesuisencoreengluédefatigueetj’aifroid.

L’eausemetàbouillir.Jepréparedeuxtassesavecbeaucoupdesucre.Etjevaissecouerdoucementlescordesduhamacd’Anna.Ellesetournecommeunanimalqu’ondérange,etouvreunœil.Jeneluidiraipasquej’aidormiaussi,aulieudeveillersurnous.

Lematérielaretrouvésaplacedanslapirogue.Profitantd’unbesoind’urinerjevaisrécupérerl’or.Noussommesprêtsàembarquer.MaisEmilsoncraintden’avoir pas assez d’essence pour monter et redescendre. Sans discuter, je luidonneunpleinjerrican.

Cettefois,nouspouvonsdémarrer.Ilmesuffitdesuivrenotreguide.Annaestrestéemuettedepuiscematinetmeregardeàpeine.Elleestassise,enboule,àlatêtedelapirogue.Ilyamoinsderochersdanslazonequenoustraversonsàprésent,cequinouspermetd’avancerassezvite.Maiscelanedurepas.Ilnousfaut à présent affronter les rapides. Et franchir les marches, les sauts. Lamanœuvreestdélicate.Lancerlapirogueetsouleveràtempslemoteurpournepasfracasser l’hélicesurunepierre.Se laisserdériver, reprendrede l’élan.Çaglisse.Çacogne.Uncourantfort,unevaguedetraversetl’eaupassepardessus.Etilfautécoper.

Lamatinéeavance, lesheurespassent.Alternancedepérilsetdenavigation

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paisible.Lesoleilpercelacanopéepourserefléterdansl’eau.Lestremblementsdumoteurhors-bordserépercutentdansnoscorps.Àcausedesonâge,lemienfaitunbruitinsupportable.Maisc’estunmaigredésagrémentcomparéàcequedoivent endurer les piroguiers duMaroni. Je neme lasse pas de les admirer.Dans leurs immenses embarcations propulsées par des moteurs de soixante-quinze ou même cent quinze chevaux, ils transportent des marchandises deplusieurstonnes.Pendantdesheures,parfoisdesjours,défiantlesoleilcuisantoudesrideauxdepluiediluvienne.CesBushinenguéssontlesvéritablesdieuxdufleuve.

Etpuisj’enaiassezdenejamaisvoirl’horizon.Jamaisdelevernidecoucherdesoleil.Pourtant,jedoisl’avouer,cesarbres,cesfleuves,cescriques,jelesaidanslapeau,enfoncésjusqu’auxos.

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Chapitre12Encettefindematinée

Encettefindematinéeduquatrièmejour,jevoisEmilsonaccoster.Surunegrève,encontrebasdelaforêt.Jedevinel’ouvertured’unepetitecriquepartantversladroite.Ilesttempsquenousarrivions,jesuisauboutdemesforces.Ilsort de sa pirogue, la corde d’amarrage à lamain et le fusil à l’épaule, pourattacher l’embarcation à un arbre. Il est aux aguets. Jette des regards partoutautourdelui.Underniercoupd’accélérateuretjeglissesurlesable.Lebruitdumoteurquejeremonterésonnetropfort.Jelebasculesursonaxeetlebloque,horsdel’eau.Emilsonadisparuentrelesarbres.Ilestmidimaisilfaitpresquenuit.À cause de la voûte des feuillages qui cache en grande partie le ciel. Jecoursdanslapirogueetj’enjambeAnna:

—Restelà.Nebougepas.

Leregardqu’ellemeporteestmauvaismaisjen’enaiquefaire.Lariveestraide.Je lagrimpeàquatrepattes, jusqu’ausommetd’où j’observe.Personne.Rien qu’une terre grise et humide.Et des arbres aux troncs fins et noirs.Au-dessusdelatête,lecieln’estpasvisible.Partoutdugrisetduvert.Jesuispartitropvite,enoubliantmonfusil.Heureusementj’aimon38.Maisàdistance,riennevautunearmedechasse.JeredescendssurlariveetfaissigneàAnnaqui,bienquerenfrognée,ramassemonfusiletmele jetted’ungestesûr.Avantderetournerbouderàlatêtedelapirogue.

Ensuivant la rivesurquelquesdizainesdemètresenamont, jedécouvre lacrique.Ellecoulecommeunsangjaunequis’échapperaitd’uneplaie.Etquisejettedansleseauxdufleuvedevenusimodeste,siétroit.

Un craquement derrièremoime fait retourner et braquermon fusil vers lecoeur de la forêt. Je ne vois rien. J’espère que c’est Emilson qui revient. Parprécaution, je me mets à couvert, au bord de la grève. Je n’attends paslongtemps.L’ombrequejevoisseglisserentrelesarbresal’allured’Emilson.Cependant jememéfie.Jenerévèlemaprésencequ’aprèsm’êtreassuréqu’ilrevientseul.Quandilmevoit,ilmecriedesavoixsiétrange.:

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—J’airetrouvél’emplacementdelasépulture.

Avec ses bottes et son fusil en bandoulière, il a l’air d’un chasseur, d’unorpailleurenquêtedegibier.

—C’estloind’ici?

Je crains de devoir marcher des heures mais ma question est absurde,puisqu’ilnes’estpasabsentéplusd’unquartd’heure.

—Ilfautseulementremonterunpeulacrique.

—Jel’aivueavecsabouejaune.OnnedoitpasêtreloindePontoZero.

—Unpeuplusenamont.

Ilaccompagnecesmotsd’ungestevague.Etilajoute,nerveux:

—Ilsontreprisletravail.C’estdangereuxd’êtreici.Ilvafalloirfairevite.

Ilnebougeplus,attendantmonordre.Jesensquecepauvrebougrenordestinestunexécutantsansâme.Quipourrait,pourunpeud’or,semuerenmeurtrierimpitoyable.

—T’asunepelle?

—Oui,cellequim’aservipourcreuserlatombe.

—Valachercher.Moijevaisprendrelamienne.

Nousretournonsànosembarcations.Annaatoujourssatêtedegaminebutée.Quim’enveutencoredecequ’ils’estpassélanuitdernière.Monagacementestmontéd’uncran:

—Tuvasmefairelatêtelongtemps?Arrêtetesenfantillages.Prendslapelleetsuis-moi.Ondoityaller.

À l’arrièrede lapirogue, jemecharged’un jerricand’eauet je ramassemaflasque toujours pleine.Ce ne sera pas la première fois que je creuserai pourrécupéreruncadavre.Çadonneenviedeboire.Beaucoup.L’eauseranécessairemaisnemesuffirapas.C’estcommeça.Etcen’estpasuneadolescentebornéequireformeraunhommecommemoi.

Laterreestcompacte.Elleneselaisserapasfaire.Ellesedéfendra.Opposera

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sarésistance.L’effortseraéreintant.Etilfaudraboireautantqu’ontranspire.Jeprends aussi dans ma touque, l’or que je dois enterrer quelque part sansqu’Emilson s’en aperçoive. Je n’ai pas l’intention de le payer avant que letravailsoitfait.Ouquel’envieluiprennedesepayerlui-même.

Nousmarchons.Enbottes.Pelle à lamain et fusil sur l’épaule.Emilson sefaufileentrelesarbrescommeunchat.Sapetitetaillesemblel’avantager.Jelesuis avec difficulté.Dansmon dos, je sensAnna quime serre de près.Nousnousenfonçonsdans lesbois. Ici, iln’yapasdegrandsarbres.Onsecroiraitdansunsous-boisenEurope.Lachaleuret l’humiditéenplus,quicollentnosvêtementsàlapeau.Noussommesdansunmondequidégouline.

L’urgence nous pousse. Nous courons presque. Il faut longer la crique quivomitsabile.Etsoudain,Emilsons’arrête:

—C’estlà.

Àquelquesmètresdel’eau,jevoisunrectangledeterreretournée.Avecunbâtonplanté.Unecroixauraitlaissépenseràunrecueillement,àuneprièrepourlamorte.Maisc’estjusteunrepère,uneindicationdel’emplacementducorpsd’unefemmeenterréeàlava-vite.Annaestsortiedemonombre.Elleregarde,silencieuse.J’éprouvepourelleunepitiébrutale.Lamainsursonépaule,jeluidisd’unevoixsidoucequ’ellemesurprendmoi-même:

—T’asqu’àrestersurlecôtépourlemoment.

Alorselles’éloignedequelquespasets’assiedsursestalons,ledosappuyéàunarbre.

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Chapitre13AvecEmilson

Avec Emilson, sans attendre, nous avons empoigné notre pelle et nouscreusons.Laterreestgrise,compacte,lourde.Nouslasortonsparpaquets.

—Àquelleprofondeurestlecorps?

—Ilestàunmètrecinquanteenviron.

Ilfaudraitêtrecinqousixhommespourallervite.Àdeux,c’estéreintant.Ondoits’arrêterpoursouffler.Alorsj’écoutelaforêt.J’essaiedepercevoirlebruitd’unmoteur, de deviner la présence du camp et du site d’extraction.Rien. Jesaispourtantqu’ilfonctionne,labouequis’écouleenestlapreuve.Emilsonalamême préoccupation quemoi.Mais il faut reprendre le travail. Pelletée aprèspelletée, nous dégageons la terre du rectangle funéraire presque parfait. Ceshommes-là ont l’habitude d’exécuter cette corvée. Le chercheur d’or est unfossoyeur.

L’exhumationmesembleinterminable.Jem’épuiseenrêvantà laprochainecuite que j’irai m’offrir au bar du vieux Horth. De la bière et du rhum pourarroserunbonplatdebicheoudecochonboisensauce.Jouirdufeudupiment.Icic’estuneautrechaleurquim’étouffeetmelessive.Jeseraiscapabled’avalerdes litres de bière. L’humidité, surtout,m’oppresse etm’angoisse. Trempé enpermanence. À quand remonte la dernière fois où jeme suis senti sec ? J’ail’impressiondevivresousunedouchepoisseuse.

Laterreneselaissepasfaire.Elleserebiffe.Lesmainsmefontmalàforcede creuser. Et le dos aussi. J’arrête et me redresse, hors du trou. Emilsoncontinuedetenirlerythme.Sepenche,serelève,telunmétronome.Ilarrachechaque pelletée avec la force du travailleur de la terre. Beaucoup de cesNordestins étaient ouvriers agricoles sur les terres arides du Brésil. Un sous-prolétariatenquêtedefortune.Aprèsl’avoirobservéuninstant,jemeretourneversAnna.Toujoursassisesursestalons,maiselleaenlevésesbottes.Lespiedsnussurlesol.Ilnemerestequel’énergiedejeterlapelleverselle:

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—Àtontour,mabelle.

Sans attendre, jem’éloigne.Mon visage doit êtremarqué par l’effort et lafatiguedecevoyagequejen’auraisjamaisdûentreprendre.J’aiprisdixansenquelquesjours.

Annaaramassésapelleetdisparaîtauxdeuxtiersdansletrou.Ellesemetàcreusercommeunedamnée,arrachelaterre,arrachesamère.

Jemedisquejelaremplacerai,plustard,aumomentouJuremaapparaîtraàla lumière.Mais pour l’instant jem’effondre, le dos appuyé à l’arbre qu’ellevientdequitter.«MonpauvreHenri!Quellemouchet’apiquédetelancerdanspareille aventure ? Tu t’es cru un surhomme. Tu voulais épater la gamine. »Mon ventreme fait mal. Je suis incapable de bouger et je redoute le méprisd’Anna.Est-celacausedemonmal?Cettefille,jesuisallélachercher.Peut-êtrepluspourmoi,pourlesouvenirdemonamour,quepourl’aideràretrouverle cadavre de sa mère. Je l’ai cherché et je voudrais fuir. Sentimentscontradictoiresd’unvieilégoïstesolitaire.Maviesemblevolerenéclat.Peut-êtreétait-iltempsquecelaarrive?

Il fautque jeboive. Jemedéplacepéniblementet jeverse l’eaudu jerricandansmabouche.PuisjevienslepasseràEmilsonetàAnna,enfoncésdansletrou jusqu’à la taille. Ils se redressent aussitôt, pour boire directement au becverseur. Et laissent, avec bonheur, l’eau dégouliner sur eux, semélanger à lasueur.Tissuscollésàlapeau.

Anna s’est remise à creuser.Son énergie est intacte.Commeneuve. Je suisimpressionné par la musculature souple de ses bras et de ses épaules quiémergentdutrou.Et l’ondulationdelaforcepurequiapparaîtdanschacundesesmouvements.Moi,jenesuiscapablequedem’avachiretdeboire.J’aisortidemapochelaflasquederhumetj’avaleunegorgée.Jemefousqu’ellepuissemevoir.Unesimplegorgéebrûlantequim’exploselatête.L’envied’uneautreme prend. Anna disparaît régulièrement, au rythme des pelletées. Encore unegorgée.Unchaud.Unebrûluresalutaire.Sijenemefreinepas,toutvaypasser.Maisilfautquej’engarde.Onnesaitpascequ’ilpeutarriver.J’oublieJurema,PontoZero,lestueursquipourraientsurgir.Toutm’estindifférent,étranger.Lecorpsenseveli,Emilson,letrouetnosviesensuspens.Jen’entendsquelebruitrégulierdumétalquiheurtelaterre.Letempss’écoulecommelesflotslourdsd’un fleuve trop large. Et je reste immobile dans l’écœurante moiteur dema

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chemise.Mesidées,peuàpeu,redeviennentplusclaires.Combiendetempsadurémon absence ? Je dois sortir dema léthargie.Me leverme demande ungrand effort. Debout, tête droite, j’écoute.Derrière le bruissement des arbres,j’essaiedediscerner lebruitd’unemachine,d’unjethautepression.Percevoirdeséclatsdevoix,oul’aboiementd’unchien.Maisaucunsonnemeparvient.Pasmêmel’écoulementdeseauxdelacrique.Rienquelechantdesbranchesetdesfeuilles.

Anna s’est redressée et figée.Tournant légèrement la tête versmoi, elle ditd’unevoixblanche:

—Çayestjel’aitrouvée.

Emilson s’est arrêté aussi. Je m’approche du trou. Rectangulaire, propre,vertical. Elle est enveloppée d’un tissu de hamac,madras rouge vert et bleu.Souslecorps,ondevineuncaillebotis.Cen’estqu’uneformeinformequ’ilvafalloir extraire.Mais est-ce bien Jurema ? Pour être sûr, il faut aller jusqu’aubout et procéder à sa complète exhumation.Nous sommes sortis du temps etnotreactionsembleirréelle.Uneimmensemélancoliemesubmerge.Soudainjeprends conscience qu’Anna, la pelle à lamain, est encore debout sur le tissumulticolorequirecouvrelecorps.Sonregardm’appelleàl’aide.Jem’efforcedelaremonter.

—C’estàmoideterminerletravail.

Quandjelaremplacedansletrou,monnezestenvahiparuneodeurâcredebrûlé. Surmontant ma nausée, je prends appui sur les caillebotis, jambesécartées.Emilsonestfaceàmoi,auniveaudelatête.Nousdéblayonslecorpsetnousnousconcertonsensilence.Pourquoiuncorpssansvie,masseinerte,est-ilsilourd?Onlehisse.Onfaitappelàtouteslesforcesquinousrestent.

Sur lesol, ladépouillenous impose lesilence.Respectpour lessouffrancesendurées?Etcetteodeurpersistantequinousagresse.Ilmefautunecertitude.Àgenoux,j’entrouvreletissu.Jem’attendsàrevoirlevisagedelafemmequej’ai tant désirée. À retrouver les traits de ma Jurema.Mais je ne vois qu’unmasquenoirâtre,bouffi,auxlignesincertaines.Etjesuistraverséparl’enviededouterdel’identitédecettecondamnéeméconnaissable.Maisbienvitejerejettecetteidée.

Seul lehautducorpsn’apasétéentièrementbrûlé.Pour lereste, il faudrait

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arracher le tissu qui colle à la dépouille noircie. Je préfère en rester là etdéclarer,sansregarderAnna,d’unevoixquiseveutconvaincante:

—C’estbienelle.C’esttamère.

Elleestdebout.Toutcontremoi.Pasunmot.Pasunelarme.Jenesaissisesyeuxsontenvahisdetristessemaisj’aimalpourelle.Lentementellesepencheet s’accroupit devant le corps qu’elle examine. Sa main suit ses formes,accompagne ses lignes. Une fille ne peut pas se tromper sur l’identité de samère.Malgrél’odeurinsupportabledechairbrûlée,ellerestelà,lesyeuxfixéssur cette suppliciée qui l’a enfantée. Le temps s’évapore et son regard sanslarmesmetransperce.J’yvoisuneinsondabledétresse,unabîmesansfond.Etsansquejem’yattende,elles’emparedemoi,m’entouredesesbrasetdesesjambes.Meserreetm’étreint.Sonvisages’imprimeenlapeaudemoncoupourlibérer sans retenue un torrent de larmes. Je me laisse emporter dans cetteétreintebrutale.Jelaserrecontremoi,partageantsonabîme.Enlacésdansnotredésespérance,noussommesdeuxnaufragéssolitaires,deuxerrantségarésdanscemondehostile.Letempssedélitecommelabrumeimpalpablesur leseauxdufleuve.Lanostalgieenvahitdenouveaumonâme.Uneobscuretristessequejenepeuxcontenir.

Notre étreinte se desserre. Anna a cessé de pleurer. L’image d’un livremerevientenmémoire.Jedoisredescendredanslasépulturepourvérifier.Annaestrestéeattachéeàmoncorps.Avecprécaution, jedénoue les lianesde sesbrascommeondéfaitunfragilefildesoiequipourraitsebriser.Elleserecroquevilleaussitôt, dans la position qu’elle affectionne, les bras autour des genouxremontés.Lecadavredesamèreestàcôtéd’elle,auborddutroubéant.Jenem’étaispastrompé:surlecaillebotis,jevoisunlivreouvert,àl’endroitoùsetrouvaitlatêtedeJurema.Emilsonmeregardedescendre,sanscomprendre.Jeme mets à genoux. L’eau suinte de partout. La terre transpire comme leshommes.Malgrésespagessouillées,jereconnaisuneBible.AvecunephotodeViergeNoirepourmarque-page.

Annaesttoujoursprostréequandjeremontemadécouverte.

—Regarde,Anna,cequej’aitrouvé.Ilyamêmeuntextemarquéaucrayon.Regarde.

Comme tous les Brésiliens, Jurema était croyante. Elle vénérait Dieu, leChrist, laVierge,mais aussi lesOrishas. Je l’ai vue certains soirsouvrir cette

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Biblepourenlirequelquespassages.Ouplusexactementlesmurmurer.Jamaisjen’aiprêtéattentionàcequ’ellelisait.

Enm’asseyantàcôtéd’Anna,jeluidemande,unpeugêné:

—Tuconnaiscetexte?Ilestenfrançais.

—Ouijeleconnais.

Saréponsesonnecommeuneévidence.

—Mamèremelelisaitchaquesoirqu’elleétaitlà,avantdedormir.C’estlepsaume9.

J’ai trafiqué avec sa mère et couché avec elle durant plusieurs mois, maisj’ignoraisquecetteprièreétaitimportantepourelle.Annas’estmiseàgenoux,les mains sur les cuisses. En me fixant, elle se met à prier, dans uneprononciationfrançaisepresqueparfaite:

—Jetelouerai,Seigneur,detoutmoncœur

Jevaisracontertouteslesmerveilles;

Jetressailledejoieentoi

Etjechanteraitonnom,ôTrès-Haut.

Je suis le texte des yeux sur laBible abîmée par la terre et par l’humidité.Qu’Annarécitecetteprièreparcœurestpourmoiunnouvelétonnement.J’entredansl’intimitédesoninvocation.C’estpourelleplusqu’unrecueillement.C’estunhymneàlavie.

—Carmesennemisonttournébride,

Ilstrébuchent,ilspérissentdevanttaface;

Tuasprisenmainmondroitetmacause,

Tuassiégésurtontrône,jugeintègre.

Cesversetsm’étaientinconnus.Detoutemanière,jen’yaijamaiscru.Maisen entendant les mots prononcés par sa bouche, je mesure la colère froidequ’elle porte en elle. Cette rage contenue qui m’explose au visage, mais quijaillit surtout à la face de ce qui reste de cette femme dont la peau noire et

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chaudefutconvoitéecommel’or.Cettetrafiquantehabile.Cettemèreambiguëquin’estplusquechairbrûléeàl’odeurâcre.Cetêtreencoreresplendissant,iln’yapassilongtemps.Devenucouleurdesuieaufinfonddelajungle.

Emilsonestàdeuxpas,assissursestalons.Lapluienoussurprend.Quelquesgouttes d’abord, puis c’est un rideau qui passe. Je me penche en avant pourprotégerunpeulelivre.Sanslefermer.Poursuivrejusqu’auboutlapsalmodied’Anna.

—Tuaspoursuivilesnations,tuasfaitpérirlesméchants;

Tuaseffacéleurnompourl’éternité.

Ilssontdéfaits,mesennemis:éternelledévastation!

Tuasraséleurscités,leursouvenirapéri.

Annas’est tue.Je ferme laBiblequidégoutteet la luidonne.Après l’avoirserréecontresapoitrine,ellelaglissedansunpliouvertdulinceuldesamère.

Emilsons’impatiente.Ils’estmisdeboutetils’agitenerveusement:

—Remettonslecorpsdanslatombeetpartons.Noussommesrestéslàtroplongtemps.

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Chapitre14Annas'estmisentête

Anna s’est mis en tête d’emporter le corps de sa mère. Elle commence àtraînerlehamacendirectiondelapirogue.Jenesaiscommentlaraisonner.

—On ne peut pas, Anna. On ne peut plus rien faire pour elle. On doit lalaisserlàoùelleavécu.

Elle reste sourde àmesparoles et continuede tirer le corps en le tenant auniveaudesépaules.Àchaquepasqu’ellefaitàreculons,ellelehisse,ellel’attireverselle,ledoscasséendeux.Elleveutarrachersamèreàlasolitudedecetteforêt,aumondedesaventurierschercheursd’or.Loindecette tombemaudite.Lecorpsesttellementlourd.L’enveloppeabrûlémaislesviscèresetlesossontintacts.Rienn’estpluslourdqu’unêtremort.Commesiledéfuntvoulaitfairepayer les vivants. Comme si Jurema voulait mettre sa fille à l’épreuve unedernièrefois.

J’aimeraisqu’ellecesse.Jelasupplie.Àcôtédemoi,Emilsonnecomprendrienàsafolie.Cequ’ilveutc’estêtrepayéetpartirloin,sansseretourner.Nousmarchons pas à pas, derrière le corps traîné par Anna. Je lève le ton, je luiordonned’arrêter.Maiselleseredresseensortantson9mmdesonpantalonetellemebraque,lesyeuxenfeu:

—Jenepartiraipassanselle.Onladescend,c’esttout.Tum’aidesoujefaisçatouteseule.Situm’empêches,jetetue.

Maladroitement,jetenteuneexplication:

—Onne trimbalepasuncorpscommeça.Si tuveux,on luiarrangeraunetombe.Oubienonlalaisserasurlaroutepourquelesgendarmeslarécupèrentet la fassent enterrer. Mais il y aura une enquête, des interrogatoires, uneautopsie.Et une grande gueule qui finira par raconter ce qu’il s’est passé.Tusaisbienqu’ilyatoujoursquelqu’unquiparle.Etpuis,merde!Tuveuxquetamèresoitdécoupéeenmorceaux,toutçapourdécouvrirqu’elleestmortedanslesflammes?

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L’inquiétude qui m’habite me fait parler français. Tandis que sa tensions’exprimeenportugais.Nousnouscomprenonsmal.Sescheveuxluicollentauvisage,aucouetsurlesbras.Lapluies’estarrêtéesansqu’ons’enaperçoive.Etellebraquetoujourssonarmesurmoi.Alorsmonteenmoilacertitudequenotrechancevatourner.Ellemejetteunregardfroid,replacesonarmesursonflancdroit,sebaisse,agrippelecorpsdesamèreetmedit,d’untonsansappel:

—Jel’emmène.

Quecesoitl’amouroulahainequilamotive,riennepourralafairechangerd’avis.Résigné,j’empoignelecorpsauniveaudespieds.Avecl’humiditédelatombeet lapluie, le tissuadhèreà luicommeunenouvellepeau,nousoffrantpeu de prise. Pesant et encombrant. Il s’échappe des mains d’Anna, qui lerattrapeinextremis,auprixd’uneffortcolossal.Emilsonvientàsonaide.Sansunmot.

Ledosbrisé,nousarrivonsaufleuve.JedisàEmilsondeprêtermainforteàAnnapourmettrelecadavredanslapirogue.Etjem’éloigne,moncoupe-coupeà la main. Emilson sait que je vais chercher l’or que j’ai enterré. Tous lesgarimpeirosfontcela.C’estlemoyendeprotectionleplussûr.Laplanquen’estqu’àquelquesdizainesdemètresetjeretrouvevitel’endroit.Lebocaldeverre,enveloppédansunchiffon,n’estpasenfouiprofondément.J’enfoncelalameetje soulève.Deux cents grammes d’or, le prix convenu. Enme voyant reveniravec lebocal, levisaged’Emilson s’illumine.Saconfianceenmoin’étaitpasentièreetc’estbiennormal.Jeluidemandeunderniereffortdepatience:

—Faisonsleschosesdanslesrègles,l’ami.

Pourévitertoutecontestation,l’ordoitêtrepesédevantlui.Dansuncartondelapirogue,jeprendsunebalanceélectroniquequej’allumeetquejeposebienàplat.Jeverselecontenudubocal.OnarriveaupoidsdemandéparEmilsonquiest tout sourire. Ilme faut ensuite remettre la poudre et les paillettes dans lebocal,lentement,délicatement.Dèsqu’Emilsonenaprispossession,ildétachesapirogue,y saute, telunchat, lancesonmoteur,enclenche lamarchearrièrepours’engagerdansl’eau.Unpetitsignedelamainavantdepasserlamarcheavant.Etildisparaîtdanslesméandresdufleuve.Jerestelà,commeunidiot.Saprésencememanquedéjà.Lebruitdumoteurs’estompe,absorbéparlaforêt.

Annaestrestéeassisedanslapirogue,auxpiedsdesamère.

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—Ondoitpartiraussi.

Jediscelapourparler,pourentendremavoix.Uneangoissediffusecontinued’oppresser ma poitrine. Liée à un sentiment d’urgence. Notre chance a tropduréetcen’estpasnormal.Nousnepouvonspasnousentireràsiboncompte,sansmort,sansblessure,sansmêmeuneégratignure.Jesuisprêtàparierqu’onnousaobservésdéterrantlecorpsetquenousallonspayerleprixfortaucoursdeladescente.L’actionestloind’êtrefinieetj’aihâtedeterminercettehistoire,delaterminervite.

Annaestsilencieuse.Ilyaquelquechosequine tournepasrondchezcettefille qui peut rester muette et impassible entre des accès d’affection et deviolence.Toutenpoussantlapiroguesurlesablepourlaremettreàl’eau,jemeravise. Avec ce qu’elle a vécu, beaucoup seraientmorts ou internés. Dans cepays, tout n’est qu’épreuves insurmontables. N’est-il pas monstrueux qu’unefemmesoitbrûléevive?Etquesafilleladéterreetlatraîneenforêtàlaforcedesesbras?J’aivécutropdechosesetpeut-êtrevécutroplongtemps.Jen’aipluslaforcedemerévolter.Ilnemerestequecelledefuir.

Avantdedémarrerlemoteur,jedisàAnnaquenousdevonsprotégerlecorpsqui repose sur les caillebotis de la pirogue. L’odeur est trop forte. Et la pluiemenacedenouveau.Du fondde l’embarcation, j’ai sortiunegrandebâcheenplastique.Nousenrecouvronslecorps.Labâchepourraévacuerl’eau.

Annas’assiedprèsdelatêtedesamère,moisjesuisaumoteur.

—Allons-y,àprésent.

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Chapitre15Unnouveaurideaudepluie

Unnouveau rideau de pluie s’est abattu sur nous.La violence verticale quinous frappe efface tout.Rives, arbres et feuillages s’évanouissent.Commeunpassage sous une chute d’eau. Visibilité nulle. Nous nous courbons, nousrentrons la tête.Unepluie tropicalepeutatteindreunepuissancequi rend fou.Ellemartèlenoscorpset lebateau.Lacoqueseremplit.Jedoiscrierpourmefaireentendre.Alorsjehurle:

—Écope,bonDieu,écope!

Anna s’est emparée du demi-bidon en plastique qui flottait déjà et s’activepour vider l’embarcation. Son geste est rapide mais semble dérisoire face àl’ampleurdudélugequinouslamine.J’avanceàfaiblealluredanslesméandresquis’enchaînent.Jenevoispas lesrochers.Jem’yheurtedemanièrerépétée.Aumouvementde l’eau, je sens les abordsd’un rapide.C’est lemomentquechoisitlemoteurpourcaler.Jecriedenouveau:

—Accroche-toiàdesbranchesquidépassent,onvapartirdetravers!

Annanecomprendpaslesensdemoninjonction.Ellecontinued’écoperenaccélérantlemouvement.Au-dessusdenous,desarbrestendentleursbranches.J’en empoigne une et, de toutes mes forces, je plaque la pirogue contre lesrochers.Maisellepenchedangereusementetsemetentravers.Jemecrieàmoi-même,commeunesupplique:

—Surtoutnepascouler!

Àcausedel’inclinaison,lecorpss’estdéplacéverslebord.Ilnemanqueraitplusquedeleperdre!

Anna est remontée de la proue pour se saisir d’une autre branche. À nousdeux,nousparvenonsàramenerlestreizemètresdemonembarcationcontrelesrochers,enamontdurapide.Lapluienouscribledesestraitsviolentsquinousfontmal.Lesbras, le cou, et surtout levisage.Nousavons froid.Mais il fauttenir.Résisteraucourantquiveutnousemporter.Teniroumourirnoyés.Jene

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peuxvoirAnna,maisjesensquesaforceramènelapiroguecontrelebord.Sapuissance et sa capacité de résistance. Décidément, cette adolescente est plusfortequemoi.

Lanature,peuàpeu, lâche sonemprise.Samâchoire sedesserre.Pourtant,nous ne sommes pas encore tirés d’affaire. Anna est toujours accrochée à labranche qu’elle tient d’une main ferme. Peut-être avons-nous une chance denousensortir.Maisnousdevonsagirvite.

—Fonceprendrelapagaiedel’avant.Moi,jeprendscelleàcôtédumoteur.Unefoisrepartis,ilfaudramanœuvrercommeçajusqu’enbas.

Enunmouvementrapideetcoordonné,nousnousemparonsdenotrepagaieetnousnousenfonçonsdanslerapide,glissantdessuscommedansuntoboggan.Nousdescendonslamarcheàtouteallure,dévalantd’unseultrait.L’eauqu’ellecontient alourdit la pirogue et rend lesmanœuvres difficiles.Anna parvient àmaintenirdroitelaprouedanslecourant.Notrearrivéeenbasestbrutalemaisnous sommes vivants. Et c’est bon de dériver comme ça aumilieu des eaux.D’autantquelapluieacessédetomber,cequinouspermet,enfin,derécupérer.

Pendantdelonguesminutes,nousnouslaissonsalleràladérive,letempsdereprendrenotresouffleetdereposernosbrasendolorispar lesefforts intensesdecesdernièresheures.Dans l’écoulement lentdu fleuve,nousheurtons sansgravitéquelquesrochersquiémergent.Aprèslefracasdurapideetdelapluie,tout nous semble silencieux. Mais, peu à peu, les bruissements et lescraquements familiers de la jungle nous enveloppent. Il faut reprendre lespagaiesetaccosterquelquepartpourredémarrerlemoteur.

Audétourd’unméandre,dans lesbrumesquisedissipent,apparaît,commeunmonstreàl’affût,unepirogueentravers.Sacoquealuminiumnousbarrelepassage, avec, à l’intérieur, des hommes armés. Nous ne pouvons rien faired’autre que nous laisser glisser vers eux. Aucune échappatoire possible. Lesfusils pendent sur le ventre des trois qui se tiennent debout, attribut de leurpuissance.Lequatrièmeestassis,avecunpistolet-mitrailleursurlesgenoux.Ilnefaitaucundoutequeleurforceestsupérieureàcelled’unalcooliqueenfindecourse et d’une adolescente. Tandis que notre pirogue glisse mollement verseux,jedécouvrelaprésencedesixautreshommesquinousobserventdepuislaberge.Lepiègeesttotal.IlyalàunmélangedeBrésiliens,d’EuropéensetdeSurinamiensetjen’enconnaisaucun.Moninquiétudeaugmenteencoreàl’idée

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que Rijkaard pourrait être l’un des Surinamiens présents. Mais je n’en voisaucuncoifféd’unbéret.Cependant lemaîtredes lieuxpeutattendrequ’on luilivresesproies.

Anna est restée immobile, comme à son habitude.Assise à troismètres demoi.Elleneditrien,ellenefaitaucungeste.Aucuneémotionapparente.Peut-êtreseprépare-t-elleàleursauteràlagorge,dansuneréactiondésespérée.

Arrivé à quelquesmètres de leur barrage, jeme lève, sansque les hommesréagissent.Ilsattendentquenotreembarcationviennes’arrêtercontrelaleur.Jem’efforce de chasser de mon esprit les images les plus sombres qui s’ypercutent. Mon cerveau doit opérer un recul. Le moment est binaire. Vie oumort.Avanttouteinitiativequiferabasculernotredestind’uncôtéoudel’autre,moninstinctmedictedesuspendretouteaction.Commentfranchirlemur,cetespace tamponnoiretvide?Ladécisionmevient,sansque je l’aiemûrie.Jesaisis à deuxmains le câble de démarrage dumoteur et je tire de toute mesforces.Plusrienn’existequececâbleet lecapotmoteur.Unefois.Riennesepasse.Jelesvoisbouger, je lesentendscrierenportugais.Unedeuxièmefois.J’ai l’impression que mes bras s’arrachent de mon corps. Toujours rien. Lemoteur refusede repartir.Une troisième fois.Enfin il démarremais c’est troptard.Jesuisdéséquilibréparunroulisinattendu.Jemerattrapeàlacoquepournepaspasserpar-dessusbord.Onasautédansmapirogue.Jemeretourneetjevois un homme en bottes, coupe-coupe à la main, se précipiter vers moi àgrandesenjambées.IlbousculeAnnaquis’estlevéeetquitombesurlecorpsdesamère.L’hommeestdevantmoi.Petit,maigre,lapeaubrune.Sonœilgaucheest blanc.Crevé. Je vois son sabre s’abattre surmon gras droit, dont lamaintient encore le câble.Un éclair envahitmon cerveau. La lame, la coupure, lechocsur l’os, la fulgurancede ladouleur. Jem’effondre, replié toutentier surmonbras.Jenesaiss’ilestsectionné.Jeneconnaisqueladouleurquiexplosecommeunegrenadedansmatêteetserépanddanstoutmoncorps.Déflagrationenécho,quimetranspercedemillepointes.Jecriemaisaucunsonnesort.Est-cequeje tombe?Est-cequejemeurs?Jeserremonbrascontremapoitrine,commeuneattelleinstinctive.Unrideaunoirsurmespaupières.Jeflottedansmonvideintérieur.Jenepenseplus,jenevoisplus.Jesuismonproprenéant.

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Chapitre16Unspasmemesecoueetmeréveille

Un spasme me secoue et me réveille. D’où sort cette musique qui meparvient?Aveclespulsationsdesangdansmesveines,jeretrouvelavieetladouleur. J’ai de la terre surmon visage et dansma bouche. Je n’arrive pas àbougermon corps engourdi. La gravité dema blessure au brasme revient enmémoire. Pris de panique à l’idée d’être amputé, j’ouvre les yeux, le cœurbattant.Monbrasblesséestemmitouflédansdeschiffons.Jesaisquel’entailleest profonde. Je risque l’infection et la gangrène. Je voudrais être à Saint-Laurent,bichonnéparTerry.Avec lamanchedemonbrasgauche, j’enlève laterre de ma bouche. Et je regarde autour de moi. Malgré la pénombre, jeconstatequejenesuispasàl’extérieur.Ilyadesplaquesdetôleau-dessusdelatête, despoteaux,desplanchesdeboisdisjointes, uneporte avecdes chaînes.Tout cela forme un espace clos. Je suis dans une geôle. Et les bruits quim’arriventmesontfamiliers.

Unechaleurétouffantem’enveloppeetmeplongedansunbaindesueur.Jemetraînesurlesol,incapabledemelever.Ilfautquejeregardedehors,quejesacheoùjesuis.Jerampeenappuyantsurmoncôtégaucheetjevaiscollermonœil entre deux planches.La forêt est éventrée sur des hectares et je distinguenettement le bruit des machines en action et des jets à haute pression. Ungigantesquesited’orpaillage.Etlesmoteurs,etlescrisdeshommes,aumilieud’unemusiqueassourdissante.IlnefaitaucundoutequejesuisàPontoZero.

Des ouvriers du Nordest s’activent. Près d’un tablier, deux hommes sontappuyés sur des lances. L’eau percute la paroi de terre qui s’effondre parplaques.Unbaraquement, construit enhautd’unecolline,domine tout le site.L’homme assis devant, calé dans un fauteuil, et qui surveille le travails’effectuant sous ses yeux, à la posture du maître qui contemple satisfait, leterritoire qui lui appartient. Il porte une tenue militaire. Un treillis decamouflage.C’estunSurinamiencoifféd’unbéretnoir.Jereconnaislestraitsdesonvisage,mêmeàcettedistance.Ilestdeshommesqu’onnepeutconfondre.Anton Rijkaard. À ses côtés, deux sbires armés de pistolet-mitrailleur. Lamusique hurlante qui inonde le site sort d’une sono installée devant lui. Du

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«métal»brésilien,enfusion.Violenteprojectionsonorequiseheurteàlaforêtetnousrevientenéchodansdesvibrationsinformes.

Abasourdi, jem’assieds dos aumur pour tenter d’analyser la situation.Mageôle faitunevingtainedemètrescarrés.Sansdouteun lieudestockagepourmatérield’orpaillage.Corpsdepompe,tuyaux,fûtsdecarburant.Maiselleestvidepourlemoment.Solenterrebattueocresombre.Uneporte.Desmursdeplanche.Toutàcoup,Anname revientenmémoire.L’angoissemeprendauxtripes.Qu’enont-ilsfait?Ilsuffiraitd’unrienpourquelemécréantquejesuissemetteàinvoquerDieu.Monregardfinitparseportersuruneformecouchéesurlesol,dansl’ombreducoinlepluséloigné.C’estelle,j’ensuissûr.Maisjedois pas l’appeler. Pour couvrir lamusique, il faudrait que je braille, et je neveuxpasqu’ils sachentque j’ai repris conscience.Alors jeme traîne jusqu’ àelle.Elleestenchiendefusil,faceaumur.Ellesembleendormie.Peut-êtreest-ellemorte.Je lasecoue,sansobtenir lamoindreréaction.Je lasecoueencore.Plusfort.Unemainsursonépaule.

—Anna,tum’entends.C’estmoi,Henri.Anna!

Je sens son corps se détendre. Elle se redresse et me regarde comme onregarderait un fantôme. Surprise sans doute, de constater que je suis encorevivant.Puisellereprendinstinctivementlapositionqu’elleaffectionne,jambesrepliéesetbrasautour.Savoixestàpeineperceptible:

—Ilsonttirélapiroguejusqu’ici.Maisjenesaispass’ilsontsortimamère.Et ils nous ont amenés là. J’ai soigné ton bras comme j’ai pu. Je t’ai fait unbandageavecdeschiffons.C’estPaula,unecuisinière,quim’aaidée.

Delatête,Annam’indiquel’endroitoùtraînentdeschiffonsimbibésdesang,jetésparterrecommedesdéchets.

Brusquement,lesoleilinondeleplacer,surchauffantlestôlesdenotregeôle.Lachaleurmonted’uncran.Noussommesdansunfour.Mesdernièresforcesm’abandonnent. Je m’affale sur le sol. J’ai besoin de me reposer. Quelquesminutes.Pour retrouverunpeud’énergie.L’imaged’Annasebrouille. Jedoisfermerlesyeux.

Combien de temps suis-je resté sans conscience ? La chaleur a faibli. J’aibesoin d’alcoolmaisma flasque a disparu dema poche. Je comprends qu’ilsm’aient prismon arme.Mais pourquoime priver demon rhum ? La douleur

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s’estréveillée.Monbrasmefaitmal.Accrochéàmoncorpsparcebandagedefortune. Le mal se diffuse dans tout mon corps. J’ai besoin d’un médecin.D’urgence.Maisici,pasd’urgence.Souffriretmourir.J’aipoussélachancetroploin.Aucœurdelajungle,pasdemédecin,pasd’hôpitalnidedispensaire.Pasmême le téléphone. Juste quelques hommes sans pitié, ou trop pauvres. J’airejoint l’aube des temps, l’état premier de la vie, sans rien pour calmer lessouffrances.Rienpour lesadoucir.Lesépreuvessesuccèdentetnousrongent.Bienetmalseconfondentetsenoientdansleseauxténébreuses.Ilestvaindevouloiréchapperàl’évidencedesondestin.Jenepeuxfuirlemien.Jebasculeetjesombre.

Nouvellesensation.Lebruitdel’eauquitombe.Çatambourinesurlestôles.Cettepluiede find’après-midim’entraîneavecelle.Ma tragédiese jouedanslesprofondeursdemoninconscient.

Quand j’ouvre les yeux, la nuit recouvre la forêt et ce recoin dumonde àjamaisendommagé.Letravails’estarrêté.Et lamusique.Annaestassiseprèsde moi. Je me sens comme un poids pour elle. Le placer semble désert. Jedistingueleslueurslointainesd’unautrecarbet,unpeuàl’écart.C’estlazonedevie.Ilestsansdoutel’heuredurepasetleshommessontbruyants.Onentenddesriresetdeséclatsdevoix.Peut-êtreont-ilsfaitvenirdesfemmesparcequelalevéeaétébonne.Toutcelaesttroplointain.Impossiblededistinguerquelquechosedeprécis.

Jenesauveraipasmonbras.Jevaismouririci.Àmoinsd’unmiracle.

Nous avons sursauté quand la porte s’est ouverte. Deux Brésiliens, armesautomatiquesenbandoulière,sontlà,sansquenouslesayonsentendusarriver.L’undeuxempoigne lecoldemachemiseetme tirevers lehaut.Jeme lève,engourdi, chancelant. Chaque mouvement m’arrache un gémissement dedouleur. Anna est déjà debout. Sur la défensive. Ils nous obligent à sortir ennouspoussantetàmarcherendirectiondeleurcarbet,auloin,enlisièredelaforêt.Leurbrutaliténousfaittrébucher,aurisquedenousfairetomber.Ilnousfautdescendrelacollineoùsetrouvenotregeôle,passerunepetitecriquesurunpontdebois,puisremonterunsentier.Deshommessontpostésdechaquecôtédel’entréeducarbetqu’ondécouvre.Ilsportentdestorchesenflamméesetsontarmés. J’en compte six et je reconnais ceuxqui se trouvaient sur la berge, aumomentoùnousavonsétépiégéssurlefleuve.Àlalueurdesflambeaux,leursvisages deviennent sculptures d’ombre et de lumière. Leurs fronts, leurs

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pommettes,leursmentonssontdessailliesjaunâtresquivacillent.Etleursyeux,points noirs cerclés de blanc, renforcent encore leur apparence de diables.Quand nous montons les marches, les regards qui nous scrutent ne montrentaucunehumanité.Etlagardeprétorienned’AntonRijkaardserefermesurnous.

Sous le carbet, le silence se fait. À droite et à gauche, autour de longuestables,deshommesnousregardentfurtivement,lenezau-dessusdeleurassiette.Quelquesmètresplusloin,c’estlacuisineoùlesfemmess’activent,cuisinièreset serveuses, portant des plats. Il me faut un moment pour m’habituer à lalumièrepâledesquelquesampoulesquibaventleurfaibleclarté.Noussommespoussésdans ledos, sansménagement,versune tableà l’écart, sur lagauche.Unhommeestassisetsourit.L’undeceuxquinousbousculents’adresseàluicommeunsoldatàsonchef,lequalifiantdeCommandante.Onnousfaitasseoircôteàcôte.Autourdenous, les repas reprennent, ainsique lesdiscussionsensourdine.

AntonRijkaardressembleàtousleschefsdebandedelajungle,imbudelui-mêmeetsûrdesapuissance.Avecdésinvolture,ilboitsonverrederhum.Sonvisage luisant s’ouvre sur un sourire mauvais. Ce saccageur de forêt, anciensous-officierdel’arméesurinamienne,enposteàStoelmaneiland,uneîleperduesurlefleuvefrontière,secroitinvestid’unemissionroyale.Bannidel’arméeàcause de sa cruauté, paria au Suriname et pilleur en Guyane. Quel glorieuxpalmarès!Tutecroisledernierseigneurd’unejunglecondamnée,alorsquetun’es rien qu’un tueur psychopathe, un trafiquant dévastateur au pouvoirdérisoire.Lemaîtred’uncampdemisèreoùrègne lamort.Tonheureviendraaussi,Rijkaard.Questiondetemps.Etici,letempspassevite.

J’aurais préféré que son élimination survienne avant lamiennemais penserqu’il ne survivra pas longtemps m’apporte un peu de baume à l’âme. Je leregardeenface:rictusaucoindeseslèvreslippuesetnonchalancemeurtrière.L’attenteestdevenuepesante.Autourdenous,pluspersonneneritnimêmeneparle.Seulementquelqueschuchotements.Etlebruitdesplats,descouvertsetdes verres qui se heurtent dans la cuisine. Et le ronronnement du groupeélectrogènequisemêleauxgémissementsdelaforêtgrouillante.

JetournelesyeuxversAnna,assisecommetoujours,lepieddroitsurlebanc,les bras autour de son genou. Dans la lumière jaunâtre et vacillante, sa peaumétisséem’apparaîtblanche.Derrièresonapparencedesang-froid,jesenstoutel’énergierassembléedelafilleindomptable.

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Rijkaardsedécideàparler.Savoixposée,caverneuse,tranquille:

—Qu’est-cequetuesvenufaireici,Berthier?

—Ilfallaitquejevois lecorpsd’unefemmequiaété tuée, ilyaquelquesjours.

—Tuveuxparlerdecetteputequiabaiséavecunhommemarié?

—Jeveuxparlerdelamèredelagamine.

—Passigaminequeça…Àcequ’onm’adit,ellesaitseservird’unearmeàfeu.

—Etalors?Qu’est-cequeçachange?Ellevoulaitvoirsamèreetmoijel’aiamenée.Jen’airienfaitd’autrequecela.

Rijkaardselèveetmefixe.Jesoutienssansfaiblirsonregard.Surungestedelui,nosgardiensnousarrachentdubancoùnousétionsassisetnousobligentànousmettreàgenouxaumilieuducarbet.Puis,d’unevoixtonnante,devantseshommes,sesouvriers,sesesclaves,ilassèneenbrésilien,segargarisantdesespropresparoles:

—Tudoissavoir,Berthier,qu’ici jesuischezmoi. Ici,c’estmondomaine,monroyaume.Nulnepeutyentrersansmonapprobation,nulnepeutymettreunpied sansmonautorisation.Un jour jemourraidanscette forêtmaiscenesera pas par ta main. En attendant, personne ne doit oublier que j’en suisl’uniquemaître.Jesuisl’espoirdetousceshommesetjesuisleurrichesse.Jesuisaussileurpeuretleurcondamnation.Jedécidedeleurvieetdeleurmort.

Dans un geste théâtral, il enlève son béret qu’il pose sur la table, avant depasserlamainsursescheveuxcrépus.Etplantantdenouveausonregarddanslemien:

—Tuespeut-êtrevenupourmetuer…D’autress’ysontessayés,maisjesuisencorevivanteteuxpourrissentdanslaforêt.Jesaisquetuesvenupourça.Tonhistoirenetientpas.Depuisquandonviendraitchercheruneputeaufonddesontrou ? Elle est morte dans les flammes du péché. Que le diable l’emporte àjamais!

Soudainletribunsetransforme.Ilchanged’attitude,devientaffable,commesil’espritmauvaisquil’habitaitl’avaitquitté.Ilsouritàsonpeupleassembléet

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ponctueavecexaltation,decettemêmevoixtonnantedeseigneur:

—Aujourd’hui,lalevéeaétébonne,cesoironfaitlafête.JevousemmènetousàPataPata.Lagamineettoi,jevousemmèneaussi.Cesoir,pourtoutlemonde,c’estlafêteaucabaretdePataPata.Ilyauradeladanse,durhumetdesfemmes.

Lesgarimpeirosaccueillentcetteannoncedansunbrouhahaindescriptibledecris, de sifflets et d’applaudissements. Et moi j’ai bien du mal à retenir mestremblements. J’étais certain que Rijkaard allait m’abattre là, au milieu ducarbet.Pourfaireunexemple.Maisj’aiconsciencequecen’estqu’unrépit,etqu’ilpeutàtoutinstants’amuseràmesurprendre.Noschiensdegardenenousquittent pas d’une semelle. Pour Rijkaard et pour eux, je suis un hommedangereux.AlorsquelevraidangerestAnna.Maisilsnelesaventpas.

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Chapitre17LecabaretdePataPata

Le cabaret dePata Pata, rendez-vous des orpailleurs, est situé au bord dufleuve,àquelquesminutesduPontoZero.Lamarchesur le layonquiymènem’asembléinterminable.Lasonoestsipuissantequ’onl’entendaitdéjààmi-chemin vomir cettemusique du nord duBrésil qu’on appelle leBrega et quichantedeschansonsd’amours impossibles, lesdéceptionset les ruptures.Etànotrearrivée,noussommesassaillisparduhardrockentrecoupédemétal.

Rijkaard est entré le premier, suivi par sa horde. Enmaître des lieux, il sepavane.Jerestediscretetj’observelebar.Sonsolestencimentetsoncomptoirgrillagé. Les négociations et les paiements se font par une sorte de trappepratiquéeentre legrillageet lecomptoir.C’estparce trouque l’orchangedemain. Tout est commerce. Rhum, bière, cachaça, riz, haricots rouges,cartouches,bougiesoucocaïne.Ici,toutsevend.C’estlasurvieenjungle.

Sijepouvais,jem’avaleraisunpleinlitrederhum.Pouroubliermadouleuretmonétatdecondamné.Rijkaardmeregardeetmesourit,commes’ilsuivaitma pensée. Mon manque d’alcool le réjouit sans doute. Une envie folle meprenddebousculernosgardesetdem’enfuirdanslaforêt.Jen’auraispasfaittrois pas qu’ilsm’abattraient,mais aumoins je décideraismoi-mêmede fairecessercejeudechatetdelasouris.MaisceseraitabandonnerAnna.Etça,jenepeuxpas,jenepeuxplus.Ellerestecolléeàmoi,levisageindéchiffrable.

QuefaitEmilsonderrièrelecomptoir?Jelecroyaisrentrédanssonpays.Ilveut s’enrichir encore ? L’or est une drogue dont on ne se débarrasse qu’enmourant.

Leshommessesontengouffrésdans lapartiedeboîtedenuit,dominéepardes caisses noires. Ce sont les enceintes de la sono, entassées sur plusieursmètres de haut, qui répandent leurs décibels à nous faire éclater les tympans.Une porte est ouverte, tout au fond. L’accès des prostituées. On devine deschambresencorevides.Ilesttroptôtetlesgarimpeirosn’ontpasencoreassezbu.D’autresarriventparpetitsgroupes. Ilsvidentdesbièresetsefrottentaux

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filles.Ilss’enfoncentdanslafêteetdanslachaleurmoite.

J’entendsRijkaardmecrieravecunlargesourire:

—BienvenuàPataPata.

Quepourrais-jeluirépondre?C’estsontriomphe.Etjemedemandecequejepeuxbienfaireici,danscetteépicerie-bar-restaurant-bordel.Aumilieudetousces orpailleurs qui se défoulent dans la danse, unverre de rhumouunebièredans une main, le corps d’une femme qu’ils prendront plus tard de l’autre.Lorsque je passe près d’eux, avec l’étrange présence d’Anna et notreencadrement armé, ils me dévisagent longuement. Ma place n’est pas ici,assurément.

Lafureursonorem’étourdit.J’aibesoindem’asseoir.Maissurleschaisesenplastiquealignées contre lemur sont avachis, déjà ivres,desgueulesburinéesparl’extractiondel’or.Leursmainscalleusestripotentlescuissesetlesseinsdegrossesfemmes,prostituéespauvresquivontdeplacerenplacer,vingtjoursdepassesenpoche.Combiendelettresont-ellesécrites?Lettresd’amourà leursenfants,àleurmari,àleursamants.Siellesseprostituent,etleferontjusqu’aubout,c’estpourpayer les traitesde leurmaison, l’achatdes livresscolaires, lasécuritésocialedeleursvieuxparentsrestésdel’autrecôtédelaforêt,del’autrecôté du monde. Elles continuent d’offrir leur corps, encore et encore, pourquelquesgrammesd’or.Cesatanéor.Lavie,lesexe,l’alcool,rienn’estgratuit,jamais.Lesclientsnemanquentpas. Il fautqu’ilspaient.Sur leurs talons trophauts,ellesselèventetsedéhanchentsansenthousiasmedansleshurlementsdela sono. Sur la piste encombrée, dans les lumières stroboscopiques, cesAmazoniennesouNordestinesviennentsefrotterauxsexesdeshommes.Enlanuit tropicale, ils sont en short et t-shirt sales et entrent en fusion avec lesfemmes à moitié nues. Tous ces esclaves, putains d’Amazonie et forçats dessites d’extraction, partagent cettemême terre et cemêmemétal qui engloutitleurâmepourl’éternité.

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Chapitre18Malgrécetteambiance

Malgrécetteambianceabrutissante,Annas’aperçoitquequelquechosenevapas.C’estlaseuleàréagir.Elletiresurmachemiseetmecriedesmotsquejene comprends pas. Personne n’entend les premiers hurlements. Pas mêmeRijkaardniseschiensdegarde.Lamusiquesaturéemasquetout.Et lesflashslumineuxmaintiennent nos esprits dans une totale confusion.Mais quand lesdétonations d’armes à feu se font entendre, Rijkaard comprend aussitôt qu’ilsubituneattaque.Son38àlamain,ilentraînenosgardesversl’entrée.Dufonddeleurivresse,leshommesetlesfemmescomprennentpeuàpeuqu’ilfautfuirauplusvite,s’ilsveulentrestervivants.Tousconnaissentcegenred’agressionsans quartier d’un concurrent qui convoite la place de Rijkaard. C’est unmassacre assuré, à coups de fusils, de revolvers et de coupe-coupe. Sil’assaillant parvient à imposer sa loi, les putains, les cuisinières et lesgarimpeirosreviendronttravaillersouslesordresdunouveaumaître.Maispourl’heure, il faut fuir.Alors on court.C’est la panique.Lamusique continuedehurleretlestrobod’accompagnerlescrishumains.Souslavaguedeterreur,laboîtesevideenuninstant.Jen’arriveraipasàcouriretjerestepétrifié.J’aiprisAnnapar sonépauleque je serre, la respirationbloquée.Lapeurme tétanise.Annamemontreungardeétalésurlesol.Jedoisagir.Maisellemedevanceetjelasuis.LeBrésilienestcouchésurleventre,dansuneflaquedesang,9mmàcôtédelui.Ellereconnaîtsonarme,s’ensaisit,vérifiequ’ilrestedescartouchesdanslechargeur,avantdemanœuvrerlaculasse,prêteàfairefeu.Laprésenceinsidieusede lamortme redonnedes forces, et lapossibilitéd’agir, enfin.Demonbrasvalidej’empoigneAnnacommeunpaquetdelingeetjelatraînedansunrecoindelasalleoùjerenversedestablespournousfaireunabri.C’estlasolution quime vient, d’instinct. La fuite ce sera pour plus tard. L’important,pourl’instant:neplusêtredescibles.Nousnouscouchons,nousnouscachonsderrièrenosprotectionsimprovisées.Lasonoafiniparsetaire,laissantlaplaceau crépitement des pistolets-automatiques et aux bruits des impacts. Et leséclairsdesarmesàfeusemêlentàlalumièrestroboscopiquequirendirréelcedécor de désolation.Nous ne voyons pas les assaillantsmais nous les savonspartout.Nouslessentons,nouslesdevinons.C’estunehydremortelleauxmille

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têtes. Ça s’interpelle, et ça s’insulte. Des cris surgissent de tout côté. Et deshurlements de douleur. Les balles frappent les murs, les tables, le sol, lecomptoir du bar. Tout vole en éclats. Ils approchent et vont finir par noustrouver.Jenelaisseraipaslemonstrerefermersurnoussamâchoire.Jen’aipasd’arme, je suisblesséetmoncerveauest embrumé,mais iln’estpasquestionquenousmourrionsici,àcaused’unfou,danscesinistrecabaretd’orpailleurs.La présence d’Anna àmes côtés réveille enmoi l’animal instinctif qui s’étaitendormi.J’aidépassémapeuretletempsn’existeplus.

Unepluiedeprojectilesnousobligeàbaisserlatête.Çatiredanstouslessensmaisnoussesommespasparticulièrementvisés.Deshommess’effondrentenhurlant.Dèsqueças’apaiseunpeu,jehasardeunœil.Lecomptoirestproche.Sous les étagères, Emilson se terre, un fusil de chasse dans les mains. Nosregards se croisent, s’interrogent, mais aucun de nous n’a de réponse sur ledramequise joue.Peut-êtrequ’Emilsonnousa trahis,peut-êtreest-ceàcausedeluiqueleshommesdeRijkaardnousattendaientsurlefleuve.Ilappartientàcemondedeviolence,demeurtreetdevengeance.Maisaumomentprésent,jem’enfous.Seulecomptenotresurvie.Malgrélasueurfroidequirecouvremoncorps, je nem’avoue pas vaincu. Si lamort n’est pas loin, encore faudra-t-ilqu’elle vienne me chercher, qu’elle me débusque et qu’elle m’arrache à cetendroit.Qu’ellene s’avise surtoutpasde s’approcherde lagamine. J’en ai lachargeetjenelalâcheraipas.

Dehors, c’est laguerre.LesBrésiliens sedéfendent. Ils ripostent comme ilspeuvent.Ceuxquireviennentdanslebarsontpourchassésetabattus.Ilrègneundésordreindescriptible.Lapaniquegagne.

Anna est recroquevillée sur le sol, à côté de moi, derrière notre fragilebarrière.Soncalmem’impressionne.Elletientson9mmserrécontresapoitrine.Jemepencheverselle:

—Nousn’avonsquetonarmeetjenesaistirerquedelamaindroitequiestinutilisable.Alorsc’estàtoidejouer.Surtoutnegaspillepasdecartouches.

Danssesgrandsyeuxmarron, jene lisaucunepeurmaisunedéterminationqui ressemble à de la rage. Elle se positionne, toute son attention tournée endirectionde lamenace.C’est lapremière foisqu’elle se trouvedansune tellesituation,maissesgestessontsûrsetprécis.Jemedemandecommentunefillepareillepeut trouver lemoindre intérêtàunvieuxmilitairealcooliquecomme

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moi,malade du paludismede surcroît.Étrange concours de circonstances quenotreassociation.Etqued’évènementsenquelquesjours,depuisquejesuisalléla chercher au Suriname. Je ferme un instant les yeux pour laisser défiler lesimages qui se bousculent. Jurema, cette femme au corps si désirable et soncadavre carbonisé. Et la présence de cette fille, de sa fille, si différente etpourtant…Annaetsessilences.Annaetsafureur.Sonarmedanslamain,elleseserrecontremoiet,dansl’instantprésent,plusriennecompte.Pourelle,jesuisimportant.Jesuisl’hommequioccupelapremièreplacedanssavie.

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Chapitre19Jesenslecorpsd'Anna.

Jesenslecorpsd’Annaquisetend,cequim’obligeàouvrirlesyeux.Elleseserre fort contremoi, comme pour prendre son élan, lamain crispée sur son9mm,aupointd’enavoirlesphalangesblanches.Elleestprêteàselever,àsebattre, à faire feu sans hésiter.Elle sait que notre survie dépend des quelquescartouchesquirestentdanssonchargeur.Elleirajusqu’aubout,jusqu’àtuer.Etsefairetuer,maiscelajenepeuxl’accepter.Elleprendsarespiration.Jeretiensla mienne. Quelques minutes, quelques secondes, comme pour retarderl’échéance. Sentir que cette femme-enfant, si seule, se serre fort contre moim’émeut aux larmes. Jamais je n’avais éprouvé un tel désir d’apporter maprotection.

Plusaucunbruit,plusaucuncrinenousparvient.Lamortsembleavoireusoncomptantdecadavres.Ellepeut se retirer, satisfaite.Maisnousne savonspasquisortvainqueurdecettetuerieetsilaCamaradenenousattendpasaudehors.

Descorpsprivésdeviejonchentlesoldubar,aumilieuduchaosdestablesetdeschaisesrenversées,desbouteillesbriséesetdesflaquesdebièreetderhummélangées. Le silence succède à la fureur. Les flashs stroboscopiques nes’arrêteront-ilsjamais?

Annaestconcentrée.Ellen’ad’yeuxquepourl’entréeoùseprofilel’ombred’un homme armé. Est-ce notre exécuteur ? L’ombre se précise. Je reconnaisRijkaardquej’espéraismort.

Ilavancedanslebarsanstenterdesecacher.C’estmoiqu’ilcherche:

—Berthier,sorsdetontrou.Tuesvenumetuer,jelesais.Alorsfaiscequetudoisfaireetarrêtedem’embrouilleraveccetteputainquiestmortebrûlée.Tuaspresqueréussi,maistulevois,jesuisencoredebout.

Annaestprêteàbondir.Posantmamainsursonépaule,jeluifaiscomprendrequ’ellenedoitpasbouger.Pasencore.Ilfautlelaisserapprocher.L’attaquerparsurprise.Rijkaardestàprésentaumilieudubaretilcriemonnom,commeunappelàuncombatcorpsàcorps:

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—Berthier!Berthier!Berthier!Montrequetun’espasunlâche.

Ilmesaitdiminuéetnedoutepasdetriompher.C’estunmomentvitalquisejoue.Unbasculementdécisifseprépare.Nousl’attendonsenrespirantaumêmerythme. Rijkaard approche encore de quelques pas, sûr de lui, tenantnégligemment son 38 au bout de son bras ballant. J’ôtemamain de l’épauled’Anna.C’estlesignal.Commeunressort,elleseredresse,faitfaceets’élanceverslui,l’ennemi,lemalabsolu.Ellecriesarageetbranditsahaineentirantàbrastendu.Jelasuisenbousculantlestables,notreprotectiondevenueinutile.LasurprisedeRijkaardesttotale.Lapremièreballepasseàdeuxdoigtsdesonvisage. Il riposte,mais la trajectoireestdéviéeparAnnaquis’abatsur lui.Lechocestviolent.Ilserattrapeàellepournepasperdrel’équilibre.AlorsAnnaplanteson9mmdans leventrede labêteet tireànouveau.Laculasse recule,éjecte la douille, rengage une cartouche. Elle tire encore. La culasse recule,éjecte la douille, rengage une cartouche. Elle tire une troisième fois, enregardant le monstre dans les yeux. Ceux-ci s’agrandissent de stupeur. Êtreabattu par une gamine, lui, le maître incontesté de ce territoire sauvage. Lachose est absurde. Est-il condamné à l’humiliation posthume ? Il s’agrippe àAnna et s’effondre en l’entraînant avec lui. J’ai le réflexe d’empoigner lagamine par son t-shirt. Je la soulève et je l’extrais de l’emprise de Rijkaard.Celui-ci est au sol, les yeux grands ouverts et un rictus mauvais aux lèvres.Jamaisjen’avaiséprouvéunteldésirdevengeance.Monpiedsursagorge.Etj’appuie.Ilnenousnuiraplus.Malgrélesblessuresauventre,quilefontcrisper,iltrouveencorelaforcedem’envoyer:

—JenesuispasencoremortBerthier.

JetendsmamaingaucheversAnna.Ellecomprendaussitôtetmedonnesonarme. Alors je pointe le canon sur la tête de Rijkaard et je tire. C’est uneexécution. Il fallait que je le fasse, pour Anna, pour Jurema, pour toutes lesputains des placers, pour les garimpeiros. Pour la forêt et pour l’Amazonie.Vengeanceuniverselle.

Àprésent,ilesttempsdepartir,deremonterdesabîmes,desortirdel’enfer.Puisquelamortnousaépargnés,peut-êtreavons-nousdroitàlavie?Avantdesortirdubar,jejetteunœilderrièrelecomptoir.Emilsonestausol,surledos,unetachedesangenpleinepoitrine.CedoitêtrelaballedeRijkaard.«Paixàtonâme,camarade.Etquemonor teservedesépulture».Ensortantdecetteboitemaudite,ilnousfautenjamberdescorpsquijonchentlesol.Etnepasnous

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attarder,carlaforêtdePataPatan’estpasdébarrasséedetoussesennemis.Descoups de feu résonnent encore, sporadiques. Ce serait trop bête de mourirmaintenant.Accrochésl’unàl’autre,nousnousmettonsàcourir.Sanspenseràriend’autrequ’àfuir.Lesbranchesnousfouettent.Annatrébucheet jetombe.Jel’empoigne,jelatraîne.Ellereprendpied,s’agrippeàmoi.Lesoufflecourt,nous arrivons au fleuve que nous longeons en marchant d’un bon pas. Enespérantque…Oui,lapirogueestlà.

Annaadéjàembarqué,surpriseetsoulagéederetrouverlecorpsdesamèresous la bâche.Elle le croyait perdu à jamais. Jeme suis arrêté à la lisière, leregardattiréparunemassesombreet lisse.C’estunepierre tombalenoire. Jem’en approche et je lis l’inscription gravée en lettres d’or :Ouro Preto.QueDieumepardonne.LevieuxHorthavaitditvrai.

Delapirogue,lavoixd’Annamesortdemonattendrissement:

—Henri!C’estpaslemomentdetraîner.Tulesentends?

Des tirs et des cris semblent s’être rapprochés. Et la douleur est remontéejusquedansmonépaule.

—Ilvafalloirquetupilotes,petite.Quetunoussortesdelà.

Aussitôt elle injecte l’essence et tire sur le démarreur.Une fois.Deux fois.Elleestauborddel’épuisement.Etlescoupsdefeuserapprochentencore.Jedoisl’aider.Jem’arc-boutecontrelacoqueenprenantlecordonavecelle.Noustironsettirons,jusqu’aumomentoùlequarantechevauxdémarreenfin.

Alorsjeluicrie:

—Prendslapoignéeetfilons!

Elle accélère, maintient le régime puis enclenche la marche arrière. Nousquittons la berge. Au milieu des eaux noires, il ne lui reste qu’à basculer lelevierversl’avantpourquenotrepirogues’éloigneduroyaumedesdingues.

Lecourantnousemporte.Souslecielétoilé,laforêtsedécoupedanslanuit.Assis en travers, au milieu de l’embarcation, je regarde Anna manœuvrercommeunvraipiroguier.Jecroisquejesourismalgrémafièvre,enpensantquec’est cette sacrée gamine qui me sauve. Surtout de moi-même. Nousn’échangeonspasunmot,maisnosregardssecroisent.Lafraîcheurdelaforêt

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et du fleuve nous entoure et nous pénètre.Nous sommes hors de danger. Lesminutes passent. Je lutte contre l’engourdissement lorsque je sens que nouspartons à la dérive. Anna a lâché le moteur et éclaté en sanglots. Puis elles’approchedemoi,tombeàgenoux,laissantallersatêtecontremapoitrine.Seslarmesmefontmal.

—Pleure,machérie,libèretapeine.

Maisdéjàelleserelèveetsemetàhurlersahaineetsacolèredanslanuit.Soncorpsestcommelacorded’unarctenduàserompre.Puisellesepencheversmoipoursesaisirdu9mmglissédansmaceinture,lepointeverslecieletvide les dernières cartouches. L’arme tombe de samain. Et de son corps quiploiejaillitunderniercriquisetransformeenplainte.

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Chapitre20Changementd'annéeàParamaribo

Changementd’annéeàParamaribo.Lecentrehistoriques’enorgueillitdesesmaisonsnéerlandaisesenbois.Leurcouleuràdominanteblanche,éclatesouslesoleildecettejournéedefête.Néerlandais,Indonésiens,Chinois,Bushinenguéset Indo-Pakistanais dansent et défilent dans leurs différences. Noire, blanche,brune, tatouée,colorée:chacunexhibesacouleurdepeauparéed’or.L’orestpartout,surlesdents,autourdescousetdesbras.

Àlami-journée, lavilleestenvahie.Onestvenudetout lepays.MêmelesSurinamiensd’Amsterdamdébarquentpardizaines.Toutestblanc,noir,orangeetor.LesChinoisfontexploserleursguirlandesdepétardsgigantesquesqu’ilsontaccrochésauxfaçadesdescommerces.Lafureurestaujourd’huijoyeuseetmulticolore. Le bonheur de vivre s’exprime dans des nuages de fumée quienvahissent les rues : Dominee Straat, Watermoelen Straat, Neumanpad,Joedenbee Straat, Keizer Straat, Kerplein…Le centre de la capitale est uncrépitement de joie. Dans Dominee Straat, le défilé se prépare. Et la foule,impatiente de danser sur les rythmes de la fanfare, attend fébrilement que lesignalsoitdonné.

Àla terrassed’uncafé,unpeuà l’écartdelafoule, jemelaisseétourdirdesoleil.Terrymefaitfaceetmesourit.Àcôtéd’elle,Annanousregarde.Nousn’avons rien à nous dire et cela nous est égal. Profiter du moment, toutsimplement.Endévorantnotre sandwichaupoulet, accompagnéd’un soda augingembre.

Unepetitefillebushinenguée,d’àpeineneufans,s’estplantéedevantmoi.Jene l’avais pas vuvenir.Elleme tendune feuille de papier où est impriméuntexte en néerlandais. Terry me la prend des mains en s’amusant de monincompréhension. Après avoir échangé quelques mots avec l’enfant, elle setourneversmoipourm’expliquerqu’ils’agitd’unappelauxdons.

— Cette petite fille se nomme Ilse. Elle cherche quelques pièces pour laréfectiondutoitdesonéglisedontlaformeestdessinéesurlepapier.Ilyades

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casesetellepourraencolorierunesionluidonneunepièce.

Lapetitemeregardedroitdanslesyeux.Visagesérieuxencadrédetressesetrobemauveunpeu tropcourte.TerryetAnnaattendentma réaction.Alors jesorsmonporte-monnaieque jevide sur la table. Ilyadespiècesetquelquesbillets, des dollars surinamiens. Prenant lesmains d’Ilse, je les lui rapproche,comme pour une offrande à Dieu, et j’y mets tout l’argent. Sa surprise nousamuse.Collectertoutcelaenuneseulefois!Terryluirendlepapier:

—Tuvasavoirbeaucoupdecasesàcolorier,Ilse.

Ellenousregardeunedernièrefois,sansunmot,avantdedisparaîtredanslafoule.

Monbrasesttoujoursaccrochéàmoncorps.Ilaétésoigné,maisj’aiperduunegrandepartiedesamobilitéquinereviendrasansdoute jamais.C’était leprixàpayerpourunenouvellevie.

QuantàJurema,elleresteraàjamaisenGuyane.

Les dernières heures de notre aventure me reviennent en mémoire.L’interminable descente en pirogue. Les quelques heures de repos auprès deJorge,toujoursàsonposteavecsesfûtsdecarburant.Annaquinepeutpiloterencontinu,carelleneconnaîtpasassezlefleuveetqu’ilfautrelayeraumoteur.Les changements constants de la géographie des eaux, les courants qui nousentraînent,etlespremièrespluiesquifontremonterleniveau.Quandenfinnousarrivonsversmamaison,j’aperçoisunvieuxCréoleassis,audégrad,quiscrutelefleuve.Ilselève,etjereconnaislafrêlesilhouettedemonamiHorth.Ilsavaitquenousarrivions.

J’accoste endouceur, je remonte lemoteur et je reste assis, commeça. J’aibiencruquejamaisjenereverraismonchezmoi.Queldésordreàl’intérieurdelapirogue!Etlecorpssouslabâche.Annaestsortiedel’embarcationpourallerseblottirdanslesbrasduvieuxHorth.Jen’entendspastoutcequ’illuidit,maisje comprends qu’il s’est occupé d’organiser l’inhumation de sa mère. Il laconvaincquelecorpsdoitresterdanslaforêt,quec’esticisaplace,aumilieude la jungleetparmi les femmeset leshommesqu’elleaimait.Quepourelle,comme pour tant d’autres, ce pays aura été son bonheur et sonmalheur, sonamouretsasouffrance.Etsaperdition.

Informés par Horth, des Brésiliens, des femmes et des hommes du village

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clandestind’àcôté,arriventensilence.Desgarimpeiros, lepatrondubar,descuisinières et des trafiquants, tous ont connu Jurema et viennent participer àl’étrange cérémonie. Ils entourent ma pirogue. Quatre hommes y montent etsoulèvent le corps pour l’emporter, dans le recueillement général. Anna suitaussitôtet,enmarmonnantdesprières,chacunprendplacederrièreelle.Jemesuismisdeboutsaisiparl’émotion.L’insolitecortèges’engagedansunlayonetdisparaîtdanslaforêt.Quandjemedécideàsortirdemapirogue,Horthmetsamainsurmonépauleetmeditàvoixbasse:

—Toutestprêtpourelle.

PlusjamaisjenereverrailecorpsdeJurema.

Au milieu de la ville en fête, entre les pétards, la foule et la fanfare, jevoudrais me sentir enfin libre.Mais son esprit me hante. C’est une présenceobsédante qui, chaque nuit, peuplemes voyages imaginaires, comme un rêveinachevé. J’aurais tant voulu faire la paix avec elle.Àprésent c’est trop tard.Heureaprèsheureellemerappelle,enmurmurantàmonespritcoupable,toutcequejen’aijamaisvouluvoiretcequejen’aijamaisvoulufaire.

Bientôt, Anna va repartir pour Salvador de Bahia. C’est un retour à la vienormale. Jeveuxqu’elle sortede cetuniversdeviolence etdeperditionpourretrouver son grand-père et l’école. Et se réconcilier avec samère, la grandeprêtresse,dontlecorpsestici,maisquicontinuedevivreensafille.

Je l’accompagnerai en taxi à l’aéroport international Johan Adolf Pengel.L’aviondelaSurinamAirwaysl’emporteraàBelémdansl’ÉtatduPará,puisàSalvador de Bahia durant la nuit. Elle va quitter les dangers de la forêtamazonienne pour un monde de gratte-ciels et de croyances ancestrales. LeBrésilnoiretladéesseIémanja.

Je neme lasse pas de la regarder, comme s’ilme fallait enregistrer chaquedétaildansmamémoire,pourquejamaisilsnes’effacent:sesyeuxpétillants,sachevelurebouclée,sapeauambrée.Ellesembleapaiséeetconfiante:

—Tuviendrasmevoir,Henri?AvecTerry.Jevousemmèneraiauborddel’océan, près du phare, pourmanger du fromage grillé. C’est tellement beau.Tellementlumineux.Commel’infini.

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—Biensûrqu’onviendra.Hein,Terry?

Quand elle aura repris une existence d’adolescente, que sa colère et saviolenceserontdevenuessansobjet,quandelleauraréapprisàvivre,sansdoutem’oubliera-t-elle?

Etmoi,quevais-jedeveniravecmonbrasdroitinutile?Pourrais-jeconservermonboulotdegardien?EtcombiendetempsTerrysupporteramonagacementcauséparcehandicap?

Ilest l’heuredegagner l’aéroport.Terrys’est levée.Ellepréfèrem’attendreici.ElleserrelonguementAnnadanssesbras.Etnousnousnoyonsdanslafouledevenue de plus en plus dense, au milieu des farandoles qui naissent ets’évanouissent.Dans un déhanchement unanime, les corps de cetteAmazonieafricaine et asiatique se meuvent jusqu’à la transe, au rythme des musiquesdiffusées par le sound system d’un bus que nous croisons. Dans la touffeurmoitedecetrenteetundécembre,trompettes,trombonesetguitaresélectriquesnousemportentetnousgrisent.Nousavançonsavecdifficultéàtraversceflothumain,éclatantdecouleurs,quichante,danseetrit.Ilfautsefrayeruncheminjusqu’au taxi qui nous attend à quelques centaines de mètres d’ici, vers labanque desCaraïbes, face à un petit restaurant indien que je connais bien. Jeportelatouqued’Anna,sonseulbagage,parunecordeaccrochéeaucouvercle.Jesensquecelui-ciestmalvisséetrisquedesauterenrépandantlecontenudelatouquesurlesol.Ilfautremédieràça.

—Anna,attends!

Je luimets sonbagageentre lesmainspourqu’elle le tienneet jevérifie lafermeture.Onnousbouscule.Nejamaiss’arrêterdansunefouleenmouvement.J’ôtelecouvercle.Sonpasseportestposésursesvêtements.

—Tudevraislegardersurtoi.

Elleme fixede ce regard intenseque je connais si bien.Etbrusquement jeréalisequecedocumentquej’aiprisdanslamainestneuf.

—Commentas-tueucela,Anna?

—C’estHorthquim’aaidée.

Jevoislaphoto.Jelislenomettoutvacille.AnnaAlvesBerthier.

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DUVENEZUELAAUBRÉSIL

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CARTEDELAGUYANEFRANÇAISE

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REMERCIEMENTS

Quellejoiedeterminerunpremierroman!

Si les premières idéesme sont venues il y a près de dix ans, j’ai rédigé cecourtromanentrelemoisd’août2018etlemoisjanvier2019.Etautantledire,pas mal de gens m’ont aidé. À commencé par ma femme qui m’a toujourspousséàmeneràbiencetravail,etmafilledontlaprésenceaétéunvéritablestimulant.

Etpuisunroman,quiplusestunpremierroman,n’estpasunprojetquipeutsemenersansaide.Carsil’écritureestforcémentunactesolitaire,lesrelecturesetlescorrectionsnécessitentdesamissûrs.JeremerciedoncMarie-Ange,Jean-MarieetGérardquim’ontapportéleurexpertise.

Enfin, je pense à l’Amazonie, cette région que j’aime tant et qui est ensouffrance.