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 16 PREMIERE PARTIE LA CRITIQUE DE L’ETAT MODERNE « Ni la contradiction n’est marque de fausseté, ni l’incontradiction n’est marque de vérité. » Blaise Pascal, Pensées, Paris, Le livre de Poche, éditions Brunschvicg, 384, 1972, p.173. Cette critique s’appuie sur deux fondements essentiels : d’une part, elle s’inscrit dans l’anti-rationalisme radical de la philosophie nietzschéenne et, précisément, elle va dans le sens d’une condamnation du langage et de la rhétorique conceptuels dont l’institution étatique constitue l’idole suprême, omnisciente et invulnérable. Autrement dit, Nietzsche impute à la systématisation de la pensée enclenchée par le socratisme, l’émergence du concept d’Etat en tant qu’entité organisée hiérarchiquement. Ainsi, c’est l’universalisation du langage causal et dogmatique qui a provoqué l’édification de la charpente étatique moderne. D’autre part, Nietzsche utilise le bistouri de la méthode généalogiste afin d’analyser les forces qui constituent et maintiennent l’Etat. Il tente, ici, de démontrer que la machine étatique exerce une domination psychologique sur l’individu par une certaine perversion pesante et démagogique : la nouvelle idole, comme toutes les idoles, en prétendant servir le

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PREMIERE PARTIE

LA CRITIQUE DE L’ETAT MODERNE

« Ni la contradiction n’est marque de

fausseté, ni l’incontradiction n’est marque

de vérité. »

Blaise Pascal, Pensées, Paris, Le livre de

Poche, éditions Brunschvicg, 384, 1972,

p.173.

Cette critique s’appuie sur deux fondements essentiels : d’une part, elle

s’inscrit dans l’anti-rationalisme radical de la philosophie nietzschéenne et, précisément, elle

va dans le sens d’une condamnation du langage et de la rhétorique conceptuels dont

l’institution étatique constitue l’idole suprême, omnisciente et invulnérable. Autrement dit,

Nietzsche impute à la systématisation de la pensée enclenchée par le socratisme, l’émergence

du concept d’Etat en tant qu’entité organisée hiérarchiquement. Ainsi, c’est l’universalisation

du langage causal et dogmatique qui a provoqué l’édification de la charpente étatique

moderne. D’autre part, Nietzsche utilise le bistouri de la méthode généalogiste afin d’analyser

les forces qui constituent et maintiennent l’Etat. Il tente, ici, de démontrer que la machine

étatique exerce une domination psychologique sur l’individu par une certaine perversion

pesante et démagogique : la nouvelle idole, comme toutes les idoles, en prétendant servir le

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peuple ne fait que l’asservir au profit des dominants qui, eux-mêmes, mettent en place un

processus de normalisation de cette servitude afin de conserver le pouvoir et de justifier ce

rapport de domination. Sous couvert de la répression de l’injustice et de la protection des

individus, l’Etat s’arroge le monopole de la hiérarchie des valeurs qu’il impose par son

pouvoir de coercition légitimé comme puissance souveraine. Aussi, les oppositions

artificielles et biaisées entre l’Etat libéral, l’Etat socialiste ou l’Etat démocratique ne

renferment-elles, à ses yeux, qu’une seule et même réalité, celle de l’idéalisme mensonger qui

maquille et légitime la volonté de domination d’une catégorie sociale sur une autre1. Dès lors,

cette double critique sera exposée d’abord par l’étude de  La critique de l’Etat  rationnel (Ch.

1), et ensuite, par la Généalogie de l’Etat-mensonge (Ch. II).

CHAPITRE PREMIER : LA CRITIQUE DE L’ETAT RATIONNEL 

La pensée moderne assimile le mécanisme de la logique causale à une vérité

sans équivoque insusceptible de réfutation. Pour Nietzsche, cette rhétorique absolutiste sur

laquelle reposent les fondations de l’Etat moderne est une pure création humaine dont le

langage, la recherche de la connaissance absolue, le déterminisme ou encore l’historicisme ne

sont que les rejetons.

1 Les échos marxistes semblent avoir atteint Nietzsche dans cette volonté d’affranchir l’homme de la domination.

Pourtant, la plupart des commentateurs soulignent l’absence de référence à Marx dans ses écrits. D’ailleurs, si les

deux auteurs s’accordent partiellement sur le diagnostic de l’Etat moderne comme instrument de domination, ils

se distinguent, en revanche, par les remèdes qu’ils préconisent : l’un cherche le principe d’une reconquête de

l’essence humaine dans l’affranchissement du prolétariat par l’abolition de l’Etat alors que l’autre aboutira à

l’idée d’un dépassement de cette essence par le Surhomme et la libération de l’esprit qui ne peuvent s’accomplir,

selon lui, qu’au moyen de la restauration d’un Etat hiérarchique et guerrier.

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SECTION ILA CRITIQUE DE LA PENSEE CONCEPTUELLE, PRODUIT DU LANGAGE

§ - I – Les mots, les concepts et les choses

« Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables

systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent

la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’ “histoire

universelle”, mais ce ne fut cependant qu’une minute. »

2

  Dans Vérité et mensonge au sensextra-moral, texte concis mais dont la thèse essentielle se trouve tout au long de son œuvre,

Nietzsche rompt d’emblée avec la philosophie de la connaissance pour affirmer le caractère

nuisible de la recherche du vrai : « Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de

métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de relations humaines

qui ont été rehaussées, transposées, et ornées par la poésie et par la rhétorique, et qui après un

long usage paraissent établies, canoniques et contraignantes aux yeux du peuple : les vérités

sont des illusions dont on oublie qu’elles le sont, des métaphores usées qui ont perdu leur

force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur effigie et qu’on ne considère plus

désormais comme telles, mais seulement comme un métal. »3  Ainsi, la quête de la vérité

conduit au mensonge et à l’illusion. L’être rationnel est « prisonnier d’une conscience fière et

trompeuse »4 qui l’aveugle et dissimule la nature de l’homme en tant qu’être intuitif animé

par ses sens et débarrassé du fardeau du logos pour s’adonner à l’art, i. e.  le muthos  de la

tragédie. La charpente conceptuelle tracée par le langage n’est qu’un produit de l’intellect

humain, une croyance fondée sur la logique paraissant universelle, infaillible, éternelle. Le

concept prétend ainsi définir la chose en elle-même alors qu’il n’en est que l’appropriation

humaine fondée par le langage : « […] le grand édifice des concepts présente la stricte

régularité d’un columbarium romain, et de cet édifice émanent dans la logique cette rigueur et

2 Vérité et mensonge au sens extra-moral, dans les Œuvres philosophiques complètes, trad. Michel Haar et Marc

B. de Launay, Paris, Gallimard, t. I**, 1975, p. 277.3  Ibid ., p. 282.4  Ibid., p. 278.

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cette froideur qui sont le propre des mathématiques […]. Mais dans ce jeu de dés des

concepts, on appelle “vérité” le fait d’utiliser chaque dé selon sa désignation, de compter

exactement ses points, de former des rubriques correctes et de ne jamais pêcher contre

l’ordonnance des divisions et contre la série ordonnée des classifications. »5  Dès lors, le

langage « […] désigne seulement les rapports des hommes aux choses, et pour s’exprimer il

s’aide des métaphores les plus audacieuses. »6 Reprenant la thèse nominaliste inaugurée, au

début du XIVème

  siècle, par Guillaume d’Occam (1295-1349), Nietzsche veut dissocier la

chose du mot qui la désigne afin de démontrer que chaque chose est unique. L’homme

conceptualise, intellectualise les choses selon l’image qu’il s’en fait : le mot ne fait que

désigner son image assimilée par l’être rationnel au réel. Aussi, le réel se disjoint-il de la

raison car « Rien ne se passe dans le réel, qui corresponde rigoureusement à la logique. »7 

Nietzsche analyse minutieusement la formation des concepts : « […] tout mot devient

immédiatement concept dans la mesure où il n’a pas à se rappeler en quelque sorte

l’expérience originelle unique et absolument singulière à qui il est redevable de son

apparition, mais où il lui faut s’appliquer simultanément à d’innombrables cas, plus ou moins

analogues, c’est-à-dire à des cas qui ne sont jamais identiques à strictement parler, donc à des

cas totalement différents. Tout concept surgit de l’identité du non-identique. » Il poursuit en

illustrant cette assertion par un exemple des plus prosaïques : « De même qu’il est évident

qu’une feuille n’est jamais tout à fait identique à une autre, il est tout aussi évident que le

concept de feuille a été formé à partir de l’abandon de ces caractéristiques particulières

arbitraires, et de l’oubli de ce qui différencie un objet d’un autre. »8 La classification tend

ainsi à construire des métaphores des choses en dévoilant ce qui les rapproche d’autres

choses, au mépris de leur originalité. Cette omission du particulier qui seul rend les choses

dissemblables conduit à négliger leur richesse et leur qualités essentielles. La raison n’est

qu’un discours commun, une représentation construite et artificielle : « C’est là l’édifice élevé

par un architecte arbitraire, avec des mots qui ont reçu une signification unique, liés par un

ordre, par une nécessité que seul un législateur outrecuidant a sanctionné. »9 Le logos  n’est

5  Ibid ., p. 283.6  Ibid ., p. 280.7  La volonté…, t. I, op. cit ., § 111, p. 69.

8 Vérité …, op. cit ., p. 281.9 Giorgio Colli, Après Nietzsche, Paris, éditions de l’éclat, 1987, p. 21.

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donc que la discussion de son produit : la raison, « […] une tendance plastique qui vise à

clouer la réalité, à l’arrêter, à construire quelque chose de solide et d’immuable, à modeler, à

donner figure à ce qui relève du magma. »10

 Les conventions du langage forment ainsi une

pensée unique, uniformément valable et contraignante. Mais seule cette faculté de

systématisation et de conceptualisation permet à l’homme de se hisser au-dessus de la nature :

tel est, selon Nietzsche, « […] l’aspect lamentable flou et fugitif, l’aspect vain et arbitraire de

cette exception que constitue l’intellect humain au sein de la nature. »11

 

§ - II – L’Etat moderne, concept suprême

Pour Nietzsche, l’Etat rationnel n’est que le ferment de cette certitude qui ne

peut être qu’incertaine car fondée sur l’artefact de la pensée conceptuelle. Produit du langage,

il apparaît ainsi comme « un chef d’œuvre d’architecture consciente visant des finalités

déterminées, un mécanisme politique qui se remonte… comme une montre et se sert des

différentes espèces, forces et qualités des hommes comme des rouages. »12

  Il est le concept

suprême issu de la pensée rationnelle, du hiatus déclenché par Socrate vers le rationalisme

lequel a provoqué le processus de systématisation et d’institutionnalisation du pouvoir

politique.

A – Socrate et les prémisses de l’Etat rationnel

D’abord et comme le note Ernst Cassirer13

, la première théorie de l’Etat fut

développée par la philosophie grecque, pionnière de la pensée rationnelle. Thucydide est le

premier à s’attaquer à la conception mythique de l’histoire : par l’élimination du « fabuleux »,

il apporte la première pierre à l’édifice rationnel. De même, Héraclite voudra bannir Homère à

10  Ibid ., p. 47.

11 Vérité…, op. cit ., p. 277.

12  F. Meinecke,  Die Idee der staatsräson in der neueren Geschichte, Munich, 1924, p. 108. Cité dans  A.

Mastropaolo, L’Etat ou l’ambiguïté, op. cit ., p. 484.

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l’instar de Xénophane, le premier à cause de sa confusion s’agissant des Dieux, le second

récusant la pluralité des Dieux comme une idée imaginaire et contradictoire. Ensuite, si

Socrate et les sophistes marquèrent par leur opposition le conflit le plus profond de la culture

grecque, ils s’accordèrent, en revanche, sur une chose : une théorie rationnelle de la nature

humaine était le postulat fondamental de toute philosophie. Ainsi, les sophistes inventèrent

une nouvelle méthode qui permettait d’avoir une explication rationnelle des récits mythiques ;

selon eux, chaque mythe pouvait se transformer en vérité. Socrate, quant à lui, a démontré que

pour dépasser le pouvoir du mythe, il fallait trouver et développer le nouveau pouvoir positif

de la « connaissance de soi ». Il fallait apprendre à envisager le tout de la nature humaine dans

la perspective éthique et non plus mythique : le logos socratique se substitue ainsi au mythe

de l’art tragique. Mais, c’est Platon qui, le premier, va dépasser les limites de la vie

individuelle en affirmant que la clarté et la compréhension de l’âme humaine étaient

subordonnées à une lecture sociale et politique de l’humanité. Selon lui, l’âme de l’individu

étant liée par celle de la vie collective, il n’était pas possible de séparer l’un de l’autre. Pour

Platon, le changement de la vie éthique de l’humanité est impossible sans d’abord réformer

l’Etat. Cependant, il faut, ici, dissocier les deux faces indivisibles de la pensée platonicienne :

la première dont Nietzsche fera l’éloge14

  est celle qui prône l’affranchissement total de la

réalité empirique. La seconde, qui en l’occurrence nous intéresse, tend à organiser le monde

en lui donnant des règles rationnelles par l’interpénétration de la vie privée et de la vie

publique. Nietzsche verra, ici, l’influence de Socrate sur son élève : « Il y a dans la morale de

Platon quelque chose qui n’appartient pas en propre à Platon, mais qui, pourrait-on dire, se

trouve dans sa philosophie en dépit de Platon : le socratisme qui au fond répugnait à sa nature

d’aristocrate. »15

  Ainsi dans le Gorgias, Platon pose la triade du monde logico-physique :

logos, nomos, taxis (raison, loi, ordre). Les principes de la géométrie doivent être transposés

au domaine politique afin de découvrir la véritable constitution de l’Etat qui doit se substituer

au mythe par l’accomplissement du point suprême de la connaissance, à savoir le Souverain

Bien, la justice. Platon est donc le défenseur de l’idée d’un Etat légal : il sera « le premier à

introduire une “théorie” de l’Etat comme système de pensée cohérent et non comme une

13 Ernst Cassirer,  Le mythe de l’Etat , trad. fr., Paris, Gallimard, 1993 : les développements qui suivent sur la

philosophie grecque s’inspirent largement de cet ouvrage.14

 V. infra p. 71-72.

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compilation de faits multiples et polymorphes. »16

 Il veut ainsi unifier  la pensée pour briser la

conception  plurielle  de la pensée mythique. Par conséquent, comme le souligne avec

pertinence Ernst Cassirer, l’alternative, pour Platon est unique : nous devons choisir entre une

conception mythique ou éthique de l’Etat. En d’autres termes, l’Etat mythique et

présocratique doit s’effacer au profit de l’Etat rationnel bâti sur la notion de Justice : la liberté

intérieure et harmonieuse, l’équilibre, la modération, la tempérance.  La République de Platon

représente ainsi la face apollinienne de l’Etat au sens nietzschéen, une Cité Idéale, parfaite et

parfaitement juste.

B – Machiavel et la sécularisation de l’Etat

Ensuite, si Nietzsche ne retient dans la lecture de Machiavel que son

immoralisme et son admiration pour César Borgia qu’il relie d’ailleurs à son modèle d’Etat

guerrier de la Renaissance italienne17

, il faut y voir aussi et surtout une nouvelle étape vers la

rationalisation et la laïcisation du pouvoir politique. Pour Machiavel, il n’existe, en effet,

qu’un droit positif totalement étranger à la notion de religion et de droit naturel. Il faut, selon

lui, s’en tenir « à la vérité effective de la chose » et non « aux imaginations qu’on s’en

fait. »18 : la méthode clinique expérimentale doit s’expurger de toute morale afin d’assurer la

conservation et la stabilité de l’Etat. La pensée de Machiavel opère donc une véritable

révolution de la philosophie politique : en séparant la politique de la morale, elle dresse les

piliers de l’Etat laïc moderne. C’est précisément cette sécularisation de l’Etat que Nietzsche

combat dans  Humain, trop humain  : « Aussi longtemps que l’Etat ou, plus exactement le

gouvernement se saura commis à la tutelle d’une masse mineure et posera la question de

savoir s’il faut, à son usage, maintenir ou éliminer la religion, il est infiniment probable qu’il

se décidera toujours pour le maintien de la religion.» Car, d’après lui, « […] la religion assure

la paix de l’âme aux individus en période de frustration, de privation, de terreur, de

méfiance. » Au surplus, poursuit-il, « [...] elle garantit une attitude plus tranquille,

15 Par-delà…, op. cit ., § 190, p. 145.16

 E. Cassirer, op. cit ., p. 100.17 V. infra p. 73-77.18

 Machiavel, Le prince, trad. fr., Paris, Flammarion, 1992, p. 131.

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expectative, confiante, de la masse. »19

 Au demeurant, Nietzsche paraît ici en contradiction

avec sa critique de l’uniformisation et de la culture d’Etat20

 par sa défense d’une véritable

religion d’Etat : « La puissance qui réside dans l’unité de sentiments du peuple, dans des

opinions identiques et des buts pareils pour tous, la religion la protège et la scelle, hormis les

rares cas où le clergé n’arrive pas à se mettre d’accord sur le prix avec l’autorité publique et

entre en lutte avec elle. »21

  Mais Nietzsche adopte, ici, une interprétation littérale, voire

« machiavélique » du Prince par laquelle il renverse la version moderne d’un Etat neutre et

laïcisé. Pour lui, l’immoralisme de Machiavel est exclusivement un moyen de conservation du

pouvoir pour le prince et non pour l’Etat. C’est pourquoi il opère une fusion des termes Etat et

gouvernement dans le passage susvisé. En effet, la religion est, selon lui, un moyen de mieux

assujettir la masse pour la dominer. Prenant ainsi l’exemple de Napoléon, il déclare : « […]

gouvernement absolu tutélaire et maintien vigilant de la religion vont nécessairement de pair.

Ceci étant, on peut admettre que les personnes et les classes dirigeantes sont au fait de l’utilité

que leur assure la religion, et se sentent ainsi supérieures à elle jusqu’à un certain point,

puisqu’elles s’en servent comme un moyen : ce pourquoi la libre pensée a ici son origine. »22

 

On croirait ici lire le Florentin pour qui la virtù du prince, c’est-à-dire son habileté doit être

totalement aseptisée de ses passions et sentiments afin que tous ses faits et gestes soient

minutieusement calculés en vue de conquérir le pouvoir et de s’y maintenir. Le réalisme

machiavélien enterre du même coup l’Etat de droit divin et la Cité Idéale de Platon par la

désacralisation du pouvoir politique. La phrase la plus célèbre du Prince balaie ainsi à elle

seule toute l’histoire de la pensée politique antérieure par son style d’une économie et d’une

efficacité exceptionnelles : « Chacun voit ce que tu parais, peu perçoivent ce que tu es ; et ce

petit nombre ne se hasarde pas à s’opposer à l’opinion d’une foule qui a la majesté de l’Etat

qui la défend ; et dans les actions de tous les hommes, et surtout des princes où il n’y a pas de

tribunal à qui recourir on considère la fin. Qu’un prince, donc, fasse en sorte de vaincre et de

maintenir l’Etat : les moyens seront toujours jugés honorables et loués d’un chacun […]. »23

 

Tous les moyens utiles qui permettent de s’emparer ou de conserver le pouvoir, qu’ils soient

19  Humain, trop humain I , op. cit., § 472, p. 279.20 V. infra p. 46-49.21

  Humain…, loc. cit.22  Ibid., p. 279-280.23

 Machiavel, op. cit ., p. 143 (nous soulignons).

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cruels ou bons sur un plan moral, sont donc légitimes et justifiés, toute attitude du prince doit

être clinique, indifférente, insensible. « Avec Machiavel, écrit Alexandre Koyré, nous

sommes vraiment dans un autre monde. Le Moyen Age est mort ; bien plus, c’est comme s’il

n’avait jamais existé. Tous ses problèmes : Dieu, salut, rapports de l’au-delà et de l’ici-bas,

 justice, fondement divin de la puissance, rien de tout cela n’existe pour Machiavel. Il n’y a

qu’une réalité, celle de l’Etat, il y a un fait, celui du pouvoir. Et un problème : comment

s’affirme et se conserve le pouvoir de l’Etat. L’immoralisme de Machiavel, c’est seulement de

la logique. Du point de vue où il s’est placé, la religion et la morale ne sont que des facteurs

sociaux. Ce sont des faits qu’il faut savoir utiliser, avec lesquels il faut compter. C’est

tout. »24

 L’immoralisme de Nietzsche emprunte ainsi fortement à celui de Machiavel par sa

vision utilitariste de la religion comme instrument de domination. Mais, il affirme, en outre,

que la désacralisation du pouvoir politique entraîne nécessairement l’atténuation de cette

domination en raison de la perte de dévouement populaire pour l’Etat : « Dès lors qu’on en

sera là, les dispositions des gens encore animés de sentiments religieux, qui, auparavant,

adoraient dans l’Etat quelque chose de partiellement ou de totalement sacré, se renverseront

en dispositions carrément hostiles à l’Etat  ; ces gens seront à l’affût des mesures du

gouvernement, chercheront à le paralyser, à le contrecarrer, à l’inquiéter autant qu’ils

pourront, et jetteront ainsi le parti adverse, le parti irréligieux, poussé par le feu même de leur

opposition dans un enthousiasme quasi fanatique  pour  l’Etat […]. »25

  Cependant, Nietzsche

ne s’arrête pas à ce raisonnement puisqu’il prédit avec lucidité la perte de foi en l’Etat

provoquant, in fine, la délitescence de l’Etat contemporain : « Mais alors, cet enthousiasme

pour l’Etat se relâchera chez eux aussi : il apparaîtra de plus en plus clairement qu’avec cette

adoration religieuse, pour laquelle il est un mystère, une institution surnaturelle, se trouve en

même temps ébranlé tout ce que l’on avait de vénération et de piété à son égard. Dorénavant,

les individus ne verront plus que le côté par où il peut leur être utile ou nuisible, et lui

livreront assaut par tous les moyens pour prendre barre sur lui. Mais cette concurrence sera

bientôt trop forte, les hommes et les partis changeront trop vite, se précipiteront mutuellement

au bas de la montagne, à peine parvenus au sommet, dans un désordre sauvage. »26

  Le

24 A. Koyré, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Paris, P.U.F., 1966, p. 11.

25  Humain…, op. cit ., § 472, p. 280-281 (soulignés dans le texte).26

  Ibid ., p. 281.

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rationalisme moderne qui expurge l’Etat de toute considération morale ou religieuse aboutit

ainsi, selon Nietzsche, à une remise en cause de sa force et de sa puissance dont dépendent la

légitimité d’un Etat hiérarchique et l’épanouissement de l’art. Aussi, voit-il encore plus loin

en concluant de manière péremptoire : « Enfin – on peut l’affirmer avec certitude – la

méfiance à l’endroit de tout ce qui tient au gouvernement, la révélation de ce qu’ont d’inutile

et d’exténuant les luttes les plus haletantes, ne pourront que pousser les hommes à une

résolution radicalement neuve : supprimer la notion d’Etat, abolir l’opposition “privé et

public”. »27

  Ainsi, l’incrédulité des gouvernés, et donc, corrélativement, leur absence de

certitude, conduirait irrémédiablement vers la fin de l’Etat ; celle-ci constituant de fait

l’aboutissement ultime du relativisme, c’est-à-dire la destruction de toute croyance et,

simultanément, de tout concept.

C - Souveraineté et Etat ou le contenu du contenant

L’invention du concept de souveraineté au XVIème

  siècle est aussi une étape

décisive vers la formation de l’Etat moderne puisqu’il constitue le socle de l’architecture

conceptuelle qui fonde l’unification d’un espace public : l’Etat comme fiction juridique,

ferment de la légitimité profane du pouvoir politique. Avec Bodin d’abord, puis Hobbes et

Locke au XVIIème

 siècle, la notion de puissance souveraine opère, en effet, un renversement

de la définition pyramidale de l’autorité politique à laquelle se substitue une théorie

comparative ou horizontale de la notion : le rapport de force s’efface au profit du rapport de

droit. Ainsi, la souveraineté acquiert un sens inédit qui répudie toute vision téléologique du

pouvoir : ni le Souverain Bien platonicien, ni le souverain de droit divin ne constitueront

l’idéal-type de ces penseurs. En cela, cette pensée constitue une inflexion majeure de la

pensée politique vers l’édification du Droit politique de l’Etat souverain. Au total, il apparaît

que, dans la lignée de Machiavel, les théoriciens politiques des XVIème

 et XVIIème

 siècles ne

raisonnent plus de manière finaliste, mais à l’aune de l’abstraction juridique de souveraineté

par laquelle ils entendent stabiliser et légitimer l’autorité politique. Le concept d’Etat est ainsi

érigé en artifice rationnel salvateur : seule la raison permet de construire l’ordre

27  Ibid ., p. 281-282.

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politique désirable qui est une pure construction humaine. En contempteur de la fiction

de tout système rationnel, Nietzsche démonte encore celui-ci : « La “causalité” nous échappe ;

admettre entre les pensées un lien immédiat, causal, comme le fait la logique – c’est la

conséquence de l’observation la plus grossière et la plus lourde. […] “Penser” conformément

à la définition des théoriciens de la connaissance, c’est une chose qui n’arrive jamais : c’est

une fiction tout arbitraire, où l’on parvient en détachant du fait un élément isolé et en faisant

abstraction de tous les autres, c’est un arrangement artificiel destiné à rendre les faits

intelligibles. »28

  De manière laconique, mais d’autant plus acerbe, Nietzsche proclame :

« Nous croyons que les pensées, dans l’ordre où elles se succèdent en nous sont enchaînées

par je ne sais quel lien de cause : le logicien surtout, qui ne parle en effet que de cas qui ne se

présentent jamais dans la réalité, a adopté ce préjugé que les pensées sont cause  des

pensées. »29

  Ainsi, le rationalisme est une pensée commune puisque tous les systèmes

philosophiques se valent en tant que constructions cohérentes et conceptuelles. Nietzsche

prend ainsi le contre-pied de toute la philosophie post-socratique en récusant l’idée même de

systématisation. Dans un passage essentiel de Par-delà le bien et le mal, il énonce cette idée

avec clarté et concision : « Les divers concepts philosophiques ne sont rien d’arbitraires, ils ne

se développent pas chacun pour soi, mais en relation et en parenté entre eux. Si subite et si

fortuite que semble leur apparition dans l’histoire de la pensée, ils n’en font pas moins partie

d’un même système […]. C’est ce qui apparaît dans la sûreté avec laquelle les philosophes les

plus divers viennent tour à tour occuper leur place à l’intérieur d’un certain schéma des

philosophies  possibles. Une magie invisible les oblige à parcourir sans se lasser un circuit

toujours le même ; si indépendants qu’ils se croient les uns des autres dans leur volonté

d’élaborer des systèmes, quelque chose en eux les guide, quelque chose les pousse à se

succéder dans un ordre défini qui est justement l’ordre systématique inné des concepts, et leur

parenté essentielle. Leur pensée, à vrai dire, consiste moins à découvrir qu’à reconnaître, à se

souvenir, à retourner en arrière, à réintégrer un très ancien et très lointain habitat de l’âme où

ces concepts sont jadis sortis. L’activité philosophique sous ce rapport est une sorte

d’atavisme de haut rang. »30

  Plus loin, il affirme son aversion la plus totale pour la

28  La volonté…, t. I, op. cit ., § 96, p. 64-65.

29  Ibid ., § 95, p. 64.30

 Par-delà…, op. cit ., § 20, p. 52 (souligné dans le texte).

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27

philosophie anglaise : « Quelle race peu philosophique que ces Anglais ! Bacon représente un

attentat contre la philosophie en général. Hobbes, Hume et Locke ont avili et déprécié pour un

siècle et au-delà le concept du “philosophe”. »31

 

D – La critique de l’Etat hégélien

La consécration définitive de l’Etat rationnel a lieu au XIXème

  siècle avec

Hegel qui y voit l’incarnation de l’Idée et de la Raison chargée de réaliser universellement la

nature humaine et sa liberté. Selon lui, l’Etat doit, en effet, être entendu comme l’objectivité

idéelle et universelle : « l’Etat est la réalité en acte de l’idée morale objective […] claire à soi-

même, qui se connaît et se pense et accomplit ce qu’elle sait et parce qu’elle sait »32

 Dès lors,

l’Etat est érigé comme le sommet de l’édifice conceptuel qui détient le monopole de la vérité

objective. L’assimilation du rationnel au réel opérée par Hegel conduit ainsi à identifier l’Etat

à une entité effective et concrète : « L’Etat, comme réalité en acte de la volonté substantielle,

réalité qu’elle reçoit dans la conscience particulière de soi universalisée, est le rationnel en soi

et pour soi. »33

 Ainsi, seule l’objectivité est réelle puisque « […] la volonté objective est le

rationnel en soi dans son concept »34

 Aussi, Nietzsche critique-t-il ce nouveau panthéisme «

[…] dans lequel le mal, l’erreur et la souffrance ne puissent plus servir d’arguments contre la

divinité. Les puissances établies (l’Etat, etc.) ont abusé de cette initiative grandiose, comme si

elle sanctionnait la rationalité de l’ordre établi. »35

 Hegel pose en effet l’Etat rationnel comme

la personnification de la Totalité : « L’idée de l’Etat […] est l’idée universelle, comme genre

et comme puissance absolue sur les Etats individuels, l’esprit qui se donne sa réalité dans le

progrès de l’histoire universelle. »36

  Comme le note Jean Hyppolite dans sa préface aux

Principes de philosophie du droit , d’après Hegel, « La philosophie du droit naturel, c’est-à-

dire rationnel, sera donc la pensée de l’Etat, de la belle totalité […] au sein de laquelle

l’individu, se dépassant lui-même en tant que partie, actualise son destin »37

 Hegel considère

31  Ibid ., § 252, p. 249.

32 G. W. F. Hegel, Principes de philosophie du droit , trad. Kaan, Paris, Gallimard, 1989, § 257, p. 270.

33  Ibid ., § 258, p. 270.34  Id., p. 272.35

  La volonté …, t. I, op. cit ., § 83, p. 60.36 G. W. F. Hegel, op. cit ., § 259, p. 275-276.37

 G. W. F. Hegel, op. cit ., Préface, p. 15.

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28

donc que le concept d’Etat est une réalité ou plutôt, « en lui le concept est réalisé, c’est-à-dire

qu’au sens hégélien, nous avons en lui l’Idée, accord de la réalité empirique et du concept. »38

 

Dès lors, comme l’a démontré avec une grande clarté Georges Burdeau, « […] le concept

d’Etat n’est, au fond, que la rationalisation d’une croyance qui ne saurait être avouée dans un

milieu intellectuellement évolué », une « construction intellectuellement rationnelle »39

.

Nietzsche dresse le même constat pour contester l’absoluité et l’infaillibilité de l’Etat : « Nous

croyons à la raison ; mais c’est la philosophie des concepts gris. Le langage est construit sur

les préjugés les plus naïfs. »40

 L’Etat rationnel est donc une pure abstraction créée par l’esprit

et née de la confusion de la logique avec le principe du réel. Son existence idéelle ne peut être

tangible puisqu’elle relève de l’esprit : l’Etat n’est que la transcription d’une pensée abstraite

et insaisissable n’ayant d’autre réalité que conceptuelle. Nous vivons donc dans un monde

entièrement métaphysique que nous cautionnons comme le plus réel car appuyé sur la logique

discursive. Aussi, l’Etat est-il une certitude fondée sur la croyance en la logique causale. Or,

« […] nous croyons à notre croyance, à ce point que nous imaginons de toutes pièces, à cause

d’elle, la “vérité”, la “réalité”, la “substantialité”. »41

 Dès lors, le cogito cartésien est une pure

fiction mathématique fondée sur un édifice aux pieds d’argile : « Par la voie cartésienne, on

n’arrive pas à une certitude absolue, mais seulement à constater une très forte croyance. »42

 

Quand Hegel affirme que « […] l’intention même de concevoir l’Etat introduit […] des

déterminations universelles […] », il conçoit son préjugé rationaliste comme une vérité

établie, et assimile, à l’inverse, l’apparence à l’erreur. Pourtant, l’objectivité, l’unité, la

substance, la durée… ne sont que purs mensonges : « C’est la “raison” qui est cause de ce que

nous falsifions le témoignage des sens. […] Le monde “apparent” est le seul. Le monde “vrai”

n’est qu’un mensonge qu’on y rajoute… »43

 Dans la perspective nietzschéenne, l’objectivité

n’existe pas car il est impossible de prouver aucune sorte de réalité sur un autre plan que le

sujet lui-même ; il y a autant de réalismes et de vérités que d’individus et de perspectives :

« on a édifié le “monde vrai” en prenant le contre-pied du monde réel : c’est en fait un monde

38  Ibid ., p. 22.

39 Georges Burdeau, L’Etat , Paris, Seuil, coll. « Points politiques », 1970, p. 77 (nous soulignons).40  La volonté …, op. cit ., § 102, p. 67.41

  Ibid ., § 150, p. 83.42  Ibid ., § 147, p. 82.43

 Crépuscule des idoles (1888), trad. fr., Paris, Gallimard, Folio/Essais, 1988, p. 26.

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29

d’apparence, dans la mesure où c’est une illusion d’optique et de morale. »44

 Dans un ouvrage

paru en 1956, Eric Weil reformule cette objection pour mieux la rejeter. D’après lui, l’Etat

doit être considéré d’abord comme un système formel et organisé du pouvoir politique. Or,

n’étant qu’une simple abstraction issue de notre imagination, il relève donc exclusivement de

la « métaphysique » : « L’Etat selon cette conception, ne peut former le sujet d’aucun

 jugement valable, car il n’y a pas d’Etat à proprement parler. »45

 Ainsi, l’institution étatique

en tant que fiction juridique et produit de l’intellect humain ne peut imposer sa décision à

l’homme puisqu’elle n’a de réalité que par notre esprit : « L’Etat n’agit pas, seul des individus

agissent. »46

. Dès lors, l’Etat n’étant qu’une idée dénuée de toute matérialité, l’individu qui

croît lui obéir se soumet de facto  à ses semblables qui usent de l’artifice étatique pour

ennoblir cette domination. Toutefois, Eric Weil démonte ce raisonnement en le qualifiant

« […] d’atomisme dogmatique, non démontré et non démontrable, aussi métaphysique que

tout ce qu’il combat, moins conscient de ses propres présupposés que ce qu’il prend pour des

croque-mitaines : se fiant à une abstraction naïve, il ne voit que des abstractions là où la

réalité est devant ses yeux. »47

  La remarque est caustique mais pertinente : contester le

rationalisme au moyen d’un raisonnement discursif possède, en effet, le charme burlesque du

cercle carré. Mais le raisonnement irrationnel n’existe pas ! Cependant, on peut ici mettre au

crédit de Nietzsche sa volonté de substituer à la logique causale, l’instinct, les sensations et

émotions qui constituent le langage de l’art, celui de l’être intuitif. Mais opposer rationalisme

et pensée intuitive, n’est-ce pas, du même coup, adopter une logique binaire, donc

rationnelle ? En fait, pour Nietzsche, le discours n’est qu’un moyen d’exprimer sa philosophie

et non la construction d’un système conceptuel achevé destiné à emporter l’assentiment du

lecteur. Pour lui, l’adhésion est une forme de lâcheté qui empêche d’avancer. Adhérer c’est

arrêter de penser et donc, rompre avec soi-même pour s’abandonner totalement à une pensée

commune, celle qui se noie dans l’erreur par sa quête du « vrai » et de la connaissance

absolue.

44  Ibid ., § 6, p. 29 (soulignés dans le texte).45 Eric Weil, Philosophie politique, Paris, Vrin, 1996, p. 133.46

  Id .

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30

SECTION IILE REJET DE LA « VOLONTE DU VRAI », CONNAISSANCE ABSOLUE

La critique de la pensée moderne – et de son produit génétique, l’Etat

contemporain – se traduit, sous la plume acérée du philosophe allemand, à la condamnation

d’une pensée exclusive et unipolaire : la recherche de la vérité, fondement de tous les

dogmatismes. Cette quête du vrai et du réel conduit, selon lui, à la classification, à la

systématisation de la pensée. La « bonne conscience » implique le système ou mieux, la

hiérarchie des valeurs car l’accès à la certitude en dépend. Plus le système est logique, ferméet fini, plus le sujet croit   être dans le vrai : l’ « orgueil métaphysique acharné à tenir une

position perdue […] préférera toujours une poignée de “certitude” à une charretée de belles

possibilités »48

. Le réalisme issu de la pensée rationnelle correspond à un système achevé,

structuré et cohérent : la vérité est assimilée au rationnel qui se confond lui-même avec

l’intelligibilité du réel. La systématisation dénote, selon le philosophe de l’incertain, le

manque d’intégrité et de probité de la philosophie rationnelle : « Je me méfie de tous faiseurs

de systèmes et m’écarte de leur chemin. L’esprit de système est un manque de probité. »49

 A

cette aune et comme le note Pierre-Yves Bourdil dans son introduction à la Seconde

considération intempestive, vérité rime avec inutilité dans la philosophie nietzschéenne

puisqu’elle prétend que « Dans l’histoire de la philosophie, des “opinions très certaines”

luttent entre elles en permanence. Plus elles obtiennent l’assentiment des consciences, plus

elles méritent   qu’on les combatte »50

. Aussi, la philosophie de la connaissance est-elle

rassurante dans la mesure où elle tisse le fil d’Ariane d’une pensée systématique, d’un

échafaudage conceptuel où tout est lié de manière cohérente et harmonieuse. L’écheveau du

rationalisme occidental constitue donc un système parfaitement logique qui tend à apporter

une solution à toutes les questions que l’homme se pose : « Ramener quelque chose d’inconnu

à quelque chose de connu, cela soulage, rassure, satisfait, et procure en outre un sentiment de

47  Id .48

 Par-delà…, op. cit ., § 10, p. 37.49 Crépuscule…, op. cit ., p. 15.50

 Pierre-Yves Bourdil, Introduction, Seconde considération…, op. cit ., p. 9 (souligné dans le texte).

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31

puissance. »51

 Ce sentiment explique les « impressions désagréables » en les classant comme

impressions « […] déterminées par la foi, la charité, l’espérance, les vertus chrétiennes. »52

 

Tout comportement est déterminé inéluctablement par une cause qui seule permet de

l’expliquer. C’est alors la connaissance de cette cause qui absout la faute, l’erreur et donne

bonne conscience. Le pendant nietzschéen de cette philosophie de la connaissance est le

 perspectivisme  qui oppose au « néant certain » une vision multiple du réel et donc une

« incertaine réalité »53

. Le réalisme est un leurre puisqu’il ne représente que la transposition

du contenu de l’intellect humain dans le « réel ». En d’autres termes, la réalité est plurielle et

mouvante puisqu’elle se sépare du réalisme rationaliste, de l’architecture conceptuelle ancrée

sur la pensée rationnelle et distincte de l’essence des choses en tant que phénomènes (au sens

kantien). A cette quête d’une vérité absolue qui aliène la pensée, doivent se substituer, selon

Nietzsche, l’intrépidité et l’eccéité du philosophe-psychologue grâce à la méthode

généalogiste qui consiste, par-delà les valeurs morales54

, à ébranler l’édifice de la pensée

nouménale pour saisir au plus près le phénomène : « Là même ou tu te trouves, sonde ! La

source est au fond ! Laisse donc brailler les cafards : Toujours au fond se trouve –

l’enfer ! »55

. C’est dans le tréfonds de l’abîme qu’apparaît la flamme, cette lumière sublime

expurgée du fardeau logicien. L’effort perpétuel et le rejet du rationalisme rassurant sont donc

les préalables nécessaires de la liberté de l’esprit : « Ne pas admettre plusieurs sortes de

causalité tant qu’on n’a pas essayé de tout résoudre au moyen d’une seule, sans l’avoir

poussée à ses dernières limites […]. »56

 Le renversement des fausses valeurs systématisées

par l’équation « raison=vertu=bonheur »57

  se matérialise par l’équation symétriquement

opposée : force=puissance=hiérarchie. Le remède dépasse ainsi le symptôme en s’inscrivant

par-delà les valeurs universalistes et absolutistes qui érigent le Bien en dogme suprême.

51 Crépuscule…, op. cit ., p. 42.52

  Ibid ., p. 44.53 Par-delà…, op. cit., § 10, p. 37.54

 « Généalogie veut dire à la fois valeur de l'origine et origine des valeurs. Généalogie s'oppose au caractère

absolu des valeurs comme à leur caractère relatif ou utilitaire. Généalogie signifie l'élément différentiel des

valeurs dont découle leur valeur elle-même. Généalogie veut donc dire origine ou naissance, mais aussi

différence ou distance dans l'origine. », Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F., 1962, p. 3.55

  Le gai savoir , trad. fr., Paris, Gallimard, Folio/Essais, 1985, § 3, p. 31.56 Par-delà…, op. cit ., § 36, p. 76-77.57

 Crépuscule…, op. cit ., p. 24.

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32

SECTION III

LA CRITIQUE DE LA PENSEE SCIENTIFIQUE

Le XIXème

  siècle est celui du triomphe des certitudes où la science définie

selon le Robert comme « la connaissance exacte universelle exprimée par des lois » établitdes règles qui ne laissent plus de place pour l’incertitude : le fait scientifique érigé en vérité

absolue balaie le doute. Dès lors, l’incertain se limite aux domaines obscurs qui n’ont pas été

explorés à la lueur de la recherche scientifique. Ces domaines se rétrécissent au fur et à

mesure des progrès de la science puisque la perception du réel est réduite à la connaissance

scientifique. Nietzsche s’inscrit à contre-courant de cette pensée scientifique qu’il considère

comme une nouvelle idole, succédané de la religion : « Dieu est mort » proclame

Zarathoustra58

  en constatant la faillite du christianisme et la crise morale dont souffre

l’Occident à la fin du XIXème

 siècle. La foi scientifique et déterministe ainsi que la déification

de l’histoire comme une nécessité implacable ne sont donc, pour Nietzsche, que les palliatifs

de la Providence.

§ - I – La critique du déterminisme

« Dans un monde du devenir où tout est conditionné, l’hypothèse de

l’inconditionné, de la substance, de l’être, de la chose, etc., ne peut être qu’une erreur. Mais

comment l’erreur est-elle possible ? »59

  L’erreur, selon Nietzsche, c’est de vouloir transposer

les règles qui s’appliquent au domaine de la matière, du mesurable, à celui de l’esprit  qui par

58  Ainsi parlait Zarathoustra (1883), Gallimard, 1947, Prologue, § 2, p. 31.

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33

essence est incommensurable. Le scientisme qui tend ainsi à introduire la méthode logico-

mathématique dans le domaine de la pensée est rejeté avec véhémence par Nietzsche qui, dès

1872, conteste « la prétention de la science à une valeur et à des fins universelles » par

laquelle « notre esprit s’illusionne quand il se croît capable, en se fondant sur la causalité de

pénétrer jusqu’au cœur du réel. »60

  Dès lors, l’optimisme s’appuyant sur des « vérités

éternelles » est une illusion lorsqu’il prétend que « toutes les énigmes de l’univers sont

susceptibles d’être connues. » « L’espace, le temps et la causalité » ne sont pas des « lois

absolues d’une validité universelle ». En véritable précurseur de la phénoménologie,

Nietzsche poursuit : « Kant montra que celles-ci ne servaient au fond qu’à ériger le

phénomène […] en réalité unique et suprême, à le mettre à la place de l’essence intime et

vraie des choses. »61

 Aussi, s’en prend-il au déterminisme en l’assimilant à une théologie :

« De ce qu’une chose se produit régulièrement et peut être prévue, il résulte qu’elle n’arrive

pas nécessairement . » D’ailleurs, « la contrainte n’est nullement démontrable dans les faits »

puisque « La nécessité n’est pas un fait mais une interprétation. »62

 Nietzsche dénonce ainsi la

prétendue évolution  de la science et sa quête du savoir absolu : « Pas plus qu’il n’y a de

“chose en soi”, il n’est permis de concevoir la “connaissance en soi”. Illusion trompeuse du

“nombre” et de la “logique”, illusion des “lois”. » Dès lors, le père de la sociologie et du

positivisme, Auguste Comte, est-il lui-même mis au ban des accusés par sa volonté

d’introduire dans le domaine de la connaissance les principes et les méthodes qui gouvernent

les sciences dites exactes  : « L’histoire de la méthode scientifique équivaut presque pour

Auguste Comte, à la philosophie elle-même. »63

 Ce dernier est, en effet, l’un des premiers à

dégager l’existence de faits sociaux et à exiger pour eux un traitement de caractère

scientifique. Nietzsche vocifère avec la verve qui le caractérise contre cette scientification de

l’esprit : « Illusion de croire qu’une chose est connue, parce que nous en tenons la formule

mathématique. La chose est désignée, décrite, rien de plus. »64  Il analyse lucidement

59  La volonté …, t. I, op. cit ., § 128, p. 74.

60  La naissance.., op. cit ., § 18, p. 119.61

  Ibid ., p. 119-120. V. en outre Par-delà…, op. cit., § 54, p. 99 : « Kant, au fond, a voulu démontrer que, du

point de vue du sujet, le sujet ne pouvait être démontré, ni l’objet non plus ; l’idée que le sujet individuel pût

n’avoir qu’une existence  purement phénoménale  ne lui a peut-être pas toujours été étrangère […]. » (c’est

l’auteur qui souligne).62

  La volonté …, t. I, op. cit ., § 159, p. 86.63  Ibid ., § 183, p. 93.64

  Ibid ., § 203, p. 100.

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34

l’élévation par Comte de la  physique sociale au rang de religion : « La sociologie d’Auguste

Comte, avec sa logique romaine des instincts, quel relent de catholicisme elle exhale ! »65

De

même Nietzsche exècre la théorie darwinienne de l’évolution. Par une lecture a contrario, il

la renverse littéralement en postulant que ceux qui sont aujourd’hui au sommet de la pyramide

sont de facto  les plus faibles. En effet, en 1859, Charles Darwin publie  De l’origine des

espèces au moyen de  la sélection naturelle. Il révolutionne la biologie en posant le principe

selon lequel l’évolution biologique est dirigée par la loi de la sélection naturelle, à savoir : « la

persistance du plus apte à la conservation des différences et variations individuelles

favorables et à l’élimination des variations nuisibles. » Ainsi, depuis Darwin, l’approche de la

transformation progressive des êtres vivants, plantes animaux ou hommes, est fondée sur le

concept de la lutte pour la vie, de la victoire des plus forts, de l’élimination des plus

incapables, du développement au fil des générations des traits les plus favorables. Nietzsche

inverse le système darwinien en considérant que l’histoire de l’humanité est une involution,

elle sélectionne les plus faibles aux dépens des plus forts : « Ce n’est pas en perfection que

croissent les espèces. Les faibles l’emportent de plus en plus sur les forts : – c’est qu’ils ont

pour eux le nombre et c’est aussi qu’ils sont les plus intelligents… Darwin a oublié l’esprit

(c’est bien anglais !), or les faibles ont davantage d’esprit. […] Par esprit, on le voit, j’entends

la prudence, la patience, la ruse, la dissimulation, l’empire sur soi. »66 Herbert Spencer qui, à

la fin du XIXème

 siècle, à l’instar de Comte, identifiait la vie sociale à la vie physique fait lui

aussi l’objet de vives critiques de la part de Nietzsche qui qualifie sa pensée de « philosophie

mercantile »67

. En effet, dans Principes de sociologie et de l’homme (1876-96) , Spencer tente

de fonder scientifiquement le libéralisme. Selon lui, la vie sociale constitue une structure

soumise aux mêmes règles que la matière vivante. Son « darwinisme social » s’appuie ainsi

sur la loi de l’évolution qui découle elle-même du principe d’adaptation : seuls les organismes

utiles se développent, alors que les organismes inutiles dégénèrent. Cette loi d’airain justifie

par la science les inégalités sociales en prétendant que par l’adaptation au milieu se réalisera

le plus grand bonheur du plus grand nombre (utilitarisme). C’est justement cet optimisme que

Nietzsche récuse en le considérant sinon pire, à tout le moins aussi décadent que le

65 Par-delà…, § 48, p. 94.

66 Crépuscule…, op. cit., p. 66.67

  La volonté…, t. I, op. cit., § 285, p. 133.

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35

pessimisme : « Les hommes bons vous enseignent les mauvaises côtes et les sécurités

trompeuses ; vous êtes nés et vous avez été abrités dans les mensonges des bons. Tout est

perverti et falsifié jusqu’à la moelle par les bons. Le monde n’est heureusement pas bâti en

vue des instincts qui permettraient au mouton bonasse d’y trouver son étroit bonheur ; exiger

que tout devienne “brave homme”, mouton du troupeau, œil d’azur, bienveillance et “belle

âme”, autrement dit, comme le voudrait Herbert Spencer, altruisme, ce serait ôter à la vie la

grandeur de son caractère, ce serait châtrer l’humanité et réduire l’existence à une misérable

chinoiserie. »68

  Parallèlement, Nietzsche s’en prendra à Taine et Renan, deux penseurs du

XIXème

 siècle fortement influencés par le positivisme comtien. Au premier, qui, en penseur

rigoureusement déterministe, attachait la plus grande importance à la race, au milieu et au

moment, il en veut de s’être tromper sur la valeur des grands hommes en se faisant disciple de

Hegel69

. Au second, qui dans L’avenir de la science (1848) avait prédit la fin du politique et

de la religion au profit de la science qui, un jour, gouvernera le monde, il adresse un libelle

contre son instinct religieux teinté cependant d’admiration pour son talent d’écrivain : « Et

Ernest Renan, pour comble ! Quel langage inaccessible, pour nous septentrionaux, que celui

de ce Renan, chez qui à chaque instant un rien de tension religieuse vient troubler l’équilibre

d’une âme délicatement voluptueuse et amie de ses aises ! Qu’on essaie après lui de répéter

ses belles phrases, que de malice et d’orgueil s’émeuvent en réponse dans nos âmes, sans

doute moins belles et plus dures, plus allemandes ! »70

 Quelques années plus tard, Nietzsche

ajoute : « La théologie, ou la perversion de la raison par le “péché originel” (le christianisme).

Témoin Renan, qui, dès qu’il risque à dire un oui ou un non de portée générale, tombe à côté

avec une pénible régularité. Il voudrait par exemple que la science  et la noblesse  ne fasse

qu’un. Mais la science va de pair avec la démocratie, cela tombe sous le sens. Il aimerait […]

incarner un aristocratisme de l’esprit mais simultanément, il est à genoux – et même à plat

68  Ecce Homo, op. cit ., p. 148.69

  Ibid ., p. 45.70 Par-delà…, op. cit ., § 48, p. 194. Soulignons que Nietzsche voue une véritable admiration pour la langue, la

culture et le génie français qu’il oppose d’ailleurs à la pensée allemande : « La “grande politique” ne trompe

personne… L’Allemagne passe de plus en plus pour le  pays plat  de l’Europe. […] il est évident que la culture

allemande est en pleine décadence. […] Au moment même où l’Allemagne monte en tant que grande puissance,

la France gagne, en tant que  puissance culturelle, une importance accrue. », Crépuscule…, Ce qui manque aux

Allemands, op. cit., p. 53-54 (soulignés dans le texte). V. également Par-delà…, op. cit., § 254, p. 253 :

« Aujourd’hui encore, la France est le siège de la civilisation la plus spirituelle et la plus raffinée de l’Europe, et

l’école du goût supérieur […]. »

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36

ventre – devant la doctrine contraire, l’évangile des humbles… »71

  Au total, Nietzsche

conteste le dogmatisme du scientisme lequel, selon le Robert, « prétend résoudre les

problèmes philosophiques par la science » et rejette, donc, ipso facto la véracité de tout

discours extra-scientifique. Corrélativement, son rejet de l’historicisme s’inscrit pleinement

dans ce refus de l’absolutisme scientifique.

§ - II – La critique de l’historicisme* 

Elle s’adresse indirectement à l’Etat moderne puisqu’elle vise à contester toute

évolution historique, c’est-à-dire toute théorie prétendant donner un sens déterminé et

intangible à l’histoire. L’Etat est, en effet, considéré par l’historien comme l’aboutissement

d’un long processus historique qui commence à la fin du Moyen Age et voit son apogée au

XXème

 siècle. Ainsi, Joseph R. Strayer défend cette thèse dans un mince ouvrage intitulé  Les 

origines médiévales de l’Etat 72

. Selon lui, l’institutionnalisation du pouvoir politique est issue

d’un processus long et difficile fait de développements rapides et de reculs successifs. De

même, dans un ouvrage remarquable73

, Norbert Elias scrute la formation de l’institution

étatique en opérant une « sociogénèse de l’Etat ». En fait, il interprète la formation de l’Etat

moderne en Europe comme le résultat d’une concurrence « rationnelle » mais aveugle autour

de l’enjeu territorial. Il développe ainsi une sorte de théorie darwinienne de la formation des

Etats : de petites unités de domination vont lutter ensemble pour aboutir ensuite à une unité de

domination plus solide, l’Etat moderne. La critique nietzschéenne de l’historicisme s’oppose à

cette interprétation des événements passés comme obéissant à une logique rationnelle et

linéaire. Selon lui, le temps est un produit de l’imagination, une contrainte que l’homme se

fixe pour puiser dans le passé les éléments qui fortifient sa certitude. En ce sens, la prétendue

science historique n’est en fait qu’une forte croyance qui s’hypnotise sur des interprétations

infinies et étrangères à la vie. Nietzsche dénonce ainsi dans  La seconde considération

71  Ibid., p. 58-59.

* L’analyse se bornera, ici, exclusivement au diagnostic de Nietzsche sur la maladie historique sans empiéter sur

la seconde partie qui, quant à elle, sera consacrée à l’étude des remèdes qu’il préconise.72

  Joseph-R. Strayer,  Les origines médiévales de l’Etat moderne, trad. fr., Paris, Payot, coll. « Critique de la

politique », 1979.

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intempestive l’historien héritier qui idolâtre le passé, la tradition, les monuments aux morts et

répudie l’inédit. Celui-ci, en inventant des lois du devenir s’empêche lui-même d’agir, selon

lui, et se transforme en simple spectateur de sa propre vie. L’histoire étant figée et implacable,

l’avenir reproduira nécessairement ses lois. En devenant une science parfaite, elle enferme

l’individu dans des conventions et interdit le risque en paralysant l’avenir : « Il y a un degré

d’insomnie et de rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir,

qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation. »74

  Dès lors, Nietzsche

s’oppose au système philosophique hégélien qui veut démontrer l’achèvement de l’histoire :

plus rien de nouveau ne peut étonner les hommes puisque le réel se révèle totalement

rationnel et la raison s’incarne intégralement dans la réalité. Il ne reste donc plus aux hommes

qu’à gérer le statu quo ou bien à écrire l’histoire qui fait advenir le « savoir absolu » décrit par

le système hégélien. Etre fonctionnaire de l’Etat rationnel – et bientôt de l’humanité tout

entière – ou bien être historien à la mémoire d’antiquaire, Hegel ne laisse pas d’autre choix :

« L’histoire universelle n’est […] pas le simple jugement de la force, c’est-à-dire la nécessité

abstraite et irrationnelle d’un destin aveugle, mais comme il est en soi et pour soi, raison, et,

comme l’être pour soi de cette histoire dans l’esprit est un savoir, elle est, d’après le seul

concept de la liberté, le développement nécessaire des moments de la raison, de la conscience

de soi et de la liberté de l’esprit, l’interprétation et la réalisation de l’esprit universel. »75 A

l’instar de Hegel, Marx construira une philosophie de l’histoire revendiquant comme

expédient à la théologie le déterminisme historique. L’histoire devient à la fois Providence et

Juge suprême : elle guide les hommes avec la puissance de la nécessité vers une direction

irrésistible qui aboutira à la consécration d’une société juste et rationnelle. Par cette

sacralisation de l’histoire, Marx et Hegel entendent ainsi donner une justification scientifique

à la Providence. On comprend alors aisément le  factum  de Nietzsche adressé contre ces

adorateurs de l’histoire : « Nulle génération ne vit encore un pareil spectacle, spectacle

impossible à dominer du regard, comme celui que montre aujourd’hui la science du devenir

universel : l’histoire. »76

  Plus loin, il poursuit sa critique d’un passé mémoriel qui irrigue,

73 Norbert Elias, La dynamique de l’Occident , Paris, Calmann-Lévy, 1969.74 Seconde considération…, op. cit ., § 1, p. 78.75

 G. W. F. Hegel, Principes de philosophie du droit , op. cit ., § 342, p. 365.76  Seconde considération…, op. cit., § 4, p. 103. C’est évidemment Hegel qui est ici considéré comme le

principal responsable de cette dégénérescence de la pensée allemande : « S’il y a eu des tournants dangereux

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selon lui, la pensée moderne : « toute philosophie moderne est politique ou policière, elle est

réduite à une apparence savante par les gouvernements, les églises, les mœurs et les lâchetés

des hommes. On s’en tient à un soupir de regret et à la connaissance du passé. »77

 En vérité,

l’histoire est, selon Nietzsche, une mer insondable, indéterminée et qui ne répond qu’à une

seule loi : la contingence, le hasard. Elle n’est donc – dans son sens hégélien – qu’une

théologie déguisée qui s’oppose à la vie, à l’agir. Nietzsche distingue ainsi trois types

d’histoire. D’abord, l’histoire monumentale qui, selon lui, trompe par ses analogies : « Par de

séduisantes assimilations, elle pousse l’homme courageux à des entreprises téméraires,

l’enthousiaste au fanatisme. »78

 Ensuite, l’histoire antiquaire qui emprisonne l’individu dans

le passé et « ne s’entend qu’à conserver la vie et non point à engendrer de nouvelle. »79

 A ces

deux types d’histoire Nietzsche ajoute l’histoire  critique : « Pour vivre, l’homme doit

posséder la force de briser un passé et de l’anéantir et il faut qu’il emploie cette force de

temps en temps. Il y parvient en traînant le passé devant la justice, en instruisant sévèrement

contre lui et en le condamnant enfin. »80

 Aussi, faut-il trier les éléments du passé qui sont

utiles pour vivre dans le présent et construire l’avenir et rejeter, au contraire, ceux qui

détruisent la vie et empêchent d’envisager le futur81

. L’histoire n’a donc de valeur que dans

son utilité   qui consiste à trouver l’équilibre entre la mémoire et l’oubli. Ainsi, opposant à

l’historicisme les aléas de l’histoire, « Nietzsche, note Werner J. Dannhauserl, affirme que le

processus historique n’est ni terminé ni terminable, que l’accomplissement de l’histoire est

non seulement impossible, mais indésirable parce qu’il aboutirait à une dégradation de

l’homme, et que l’histoire n’est pas un processus rationnel mais est pleine d’aveuglement, de

dans la civilisation allemande de ce siècle, je crois qu’il n’y en a pas eu de plus dangereux que celui provoqué

par une influence qui subsiste encore, celle de cette philosophie, la philosophie hégélienne. La croyance que l’on

est un être tard-venu dans l’époque est véritablement paralysante et propre à provoquer la mauvaise humeur,mais quand une pareille croyance, par un audacieux renversement, se met à diviniser cet être tard-venu, comme

s’il était véritablement le sens et le but de tout ce qui s’est passé jusqu’ici, comme si sa misère savante équivalait

à une réalisation de l’histoire universelle, alors cette croyance apparaîtrait terrible et destructive. », ibid.,

§ 8, p. 147-148.77

  Ibid ., § 5, p. 116.78

  Ibid ., § 2, p. 92.79  Ibid ., § 3, p. 98.80  Id ., p. 100.81

 « La connaissance du passé, dans tous les temps, n’est souhaitable que lorsqu’elle est au service du passé et du

présent, et non point quand elle affaiblit le présent, quand elle déracine les germes vivaces de l’avenir. », ibid.,

§ 4, p. 103.

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folie et d’injustice. »82

 C’est donc la science et précisément la philosophie hégélienne « dont

la fumée emplit encore les esprits d’un âge moyen »83

, qui a contaminé la pensée, cette

philosophie de l’histoire issue, selon Nietzsche, « d’une conception théologique et chrétienne,

héritée du Moyen Age, à savoir l’idée d’une fin prochaine du monde […]. »84

 

Pour finir et comme le note Pierre-Yves Bourdil dans son introduction précitée

à la Seconde considération intempestive, cette critique de la société allemande de la fin du

XIXème

 siècle qui vise à démystifier le despotisme de l’histoire n’a aucunement perdu de son

actualité. Si elle tend, en effet, à détruire les représentations infligées par le travail

d’uniformisation de la presse à cette époque, elle peut aussi servir contre la médiatisation et

les artefacts du XXème

 que sont les images et les discours de la télévision. Ainsi, la maladie

historique tue l’espérance et nous impose de rester « spectateurs de nous-mêmes » au lieu de

devenir « les acteurs de notre vie. »85

 Nos préjugés transforment nos actes et les médiatisent

en questions d’histoire pour les classifier comme justes ou injustes. Aussi, la recherche du

sensationnel, l’information, la médiatisation deviennent-elles notre « nouveau stimulant au

gosier fatigué de l’homme avide d’histoire. »86

 Ce constat peut être rapproché de la sociologie

de Pierre Bourdieu tendant à démontrer, par une analyse quasi similaire, que la télévision, en

recherchant l’exclusivité aboutit à l’uniformisation et la banalisation. Ainsi, il dévoile le

principe de sélection motivé par « la recherche du sensationnel, du spectaculaire. La télévision

appelle à la dramatisation, au double sens : elle met en scène, en images, un événement et elle

en exagère l’importance, la gravité, et le caractère dramatique, tragique. »87  Il constate, en

outre, avec lucidité que « paradoxalement, le monde de l’image est dominé par les mots. »88

 

82 L. Strauss et J. Cropsey (dir.), Histoire de la philosophie  politique, op. cit ., p. 922.

83 Seconde considération…, op. cit ., § 7, p. 133.

84  Ibid ., § 8, p. 143.85 Pierre-Yves Bourdil, Introduction, Seconde considération…, op. cit ., p. 36.86

 Seconde considération…, op. cit ., § 5, p. 113.87 Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Liber éditions, 1996, p. 18.88

  Ibid ., p. 19.

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Après Nietzsche, Bourdieu relève donc qu’a force d’éprouver son enracinement, de célébrer

les sources de son identité présente, on en vient à ne plus s’étonner de rien, à ne plus chercher

et à perdre le sentiment de dépaysement. La culture reflète du même coup cette absence

d’innovation décadente qui juxtapose et homogénéise les idées et les événements, les œuvres,

les opinions. Au total, les projets de Nietzsche et de Bourdieu se dirigent vers le même but en

voulant éveiller l’homme, et du même coup, le désaliéner de sa condition de dominé.

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CHAPITRE II : GENEALOGIE DE L’ETAT-MENSONGE 

L’enquête généalogique constitue, pour Nietzsche, l’antithèse de la méthode

discursive et des philosophies de l’histoire. A ces théories fumeuses et superficielles, il

oppose donc la solitude et la témérité du nouveau philosophe qui doit creuser sans cesse et se

demander « […] s’il n’y a pas en lui, nécessairement derrière chaque caverne une autre qui

s’ouvre, plus profonde encore, et au-dessous, de chaque surface un monde souterrain plus

vaste, plus étranger, plus riche, et sous tous les fonds, sous toutes les fondations, un tréfonds

plus profond encore. »89  Par ce biais, Nietzsche dénonce empiriquement les traits

caractéristiques de l’Etat contemporain et ses composantes réelles. De plus, il veut mettre à

 jour la nature pernicieuse de la pensée moderne où règnent, selon lui, le nihilisme et la morale

des esclaves qui portent la négation à son degré suprême.

SECTION I

LE DEVOILEMENT DU PROCESSUS DE NORMALISATION ETATIQUE

§ - I – La critique de l’Etat-machine

« Il y a encore quelque part des peuples et des troupeaux, mais pas chez nous, mes

frères : chez nous il y a les Etats.

Etat ? Qu’est-ce que cela ? Allons ! ouvrez vos oreilles, je vais vous parler de la mort

des peuples.

L’Etat, c’est le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froidement ; et voici le

mensonge qui s’échappe de sa bouche : « Moi, l’Etat, je suis le peuple. »

C’est un mensonge ! Ce sont des créateurs qui ont formé les peuples et qui ont suspendu

au-dessus des peuples une foi et un amour : ainsi ont-ils servis la vie.

89 Par-delà…, op. cit ., § 289, p. 298-299.

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Mais ce sont des destructeurs, ceux qui tendent des pièges au grand nombre et qui

appellent cela Etat : ils suspendent au-dessus d’eux un glaive et cent appétits.

Partout où il y a encore du peuple, il ne comprend pas l’Etat et il le hait comme un

mauvais œil, comme une atteinte aux coutumes et aux lois. »90

 

Ainsi, pour Nietzsche celui qui se donne pour le garant du peuples est en fait

une idole effroyable en quoi tout est mensonge et entreprise d’abrutissement. L’Etat est donc

le symptôme le plus criant de la maladie moderne puisqu’il révèle à lui seul la théologie de la

mort de Dieu. Il est un monstre, non un Dieu, un monstre menteur et usurpateur. Il n’est que

l’émanation d’un compromis qui, pour Nietzsche est déjà une compromission. Sa naissance a

provoqué la mort de l’Etat primitif présocratique qui représentait la puissance, l’inégalité, la

hiérarchie. Dans l’Etat moderne, tout dit Nietzsche est imposture et ce mensonge est viscéral :

il n’est pas seulement quelque tromperie ou usurpation du pouvoir ; il est un mensonge

métaphysique. Dès lors, la démystification de l’Etat bourgeois opérée par Marx n’est-elle pas

suffisante dans le sens où cette subversion philosophique – qui prend le contre-pied de Hegel

en affirmant que c’est la société bourgeoise qui fonde l’Etat et non le déploiement de l’Idée

dans l’Histoire – ne fait que démonter une dialectique pour en construire une autre. Nietzsche

ne veut pas ériger de nouvelles idoles, il veut renverser « le monde-vérité », c’est-à-dire le

monde inventé   et devenu réel, le mensonge de l’idéal qui ruine la « modernité ». Aussi,

l’accusation marxienne de l’idéalisme au nom de la rigueur scientifique ne peut être que

rejetée par Nietzsche qui conteste toute forme de rationalisme et donc, a fortiori, le

matérialisme pseudo-scientifique. Celui-ci en opposant la praxis (i. e.  la science réelle

assimilée à l’existence matérielle) à l’Etat-Idée de Hegel ne fait qu’imposer une nouvelle

version du réel unique et dogmatique. De même, pour Nietzsche, l’histoire ne peut se lire à

l’aune de la lutte des classes car elle n’est ni un processus rationnel, ni un nouveau démiurge

implacable, mais un mythe virtuel et intemporel. Cependant, Nietzsche se rapproche de Marx

en constatant le caractère instrumental du monstre étatique qui aveugle le peuple au profit des

dominants. Ainsi, dans L’Etat chez les Grecs, il montre que la substitution de l’Etat moderne

à l’Etat présocratique a provoqué « […] des affaiblissements de la sphère politique aussi

dangereux qu’inquiétants pour l’art et la société. » En effet, selon lui, à l’exception des

hommes que leur naissance placerait à l’écart des instincts du peuple et de l’Etat, « Tous les

autres citoyens dans l’Etat ignorent quelles prétentions la nature et son instinct de l’Etat

90  Ainsi parlait …, op. cit ., De la nouvelle idole, p. 63.

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nourrissent à leur égard et ils les suivent aveuglément . Seuls ceux qui sont à l’écart de cet

instinct savent ce qu’ils* veulent de l’Etat et ce que l’Etat doit leur accorder. C’est pourquoi il

est tout à fait inévitable que de tels hommes acquièrent une grande influence sur l’Etat

puisqu’ils veulent le considérer comme un instrument *, alors que tous les autres sont soumis àces desseins de l’Etat dont ils sont inconscients et ne sont peut-être que les moyens de ces

fins.»  91

 Dès lors, Nietzsche met ici à jour le processus par lequel l’Etat opprime les peuples

en imposant une domination aveugle. Il veut révéler comment ce fonctionnement clinique,

celui d’une machine institutionnelle, s’est imposé et a permis à ces forces de s’unifier pour

prendre pas sur la puissance de la vie et de la créativité. Aussi, cette démarche s’inscrit-elle

dans une tradition récurrente de la pensée politique en recherchant les origines de la

domination politique, et donc, corrélativement, les conditions d’apparition du pouvoir

politique. Cette tradition est inaugurée par La Boëtie qui, dans le  Discours de la  servitude

volontaire composé en 1546-48, dénonçait l’état de servitude et de passivité des sujets imputé

au dévoiement de la nature humaine. Il démontre, en effet, pour la première fois, que cette

domination n’est pas un fait inéluctable et irréversible mais qu’elle correspond à une

dénaturation de l’homme qui a perdu sa liberté et sa lucidité originelles. Nietzsche dénonce

aussi cette normalisation de la domination que met en œuvre l’Etat qui, selon lui, range

chaque individu à une place déterminée hiérarchiquement de tels sortes qu’il devienne

inagissant : obéir, c’est accepter la norme établie et uniformisée. Dès lors, l’Etat, selon

Nietzsche, poursuit le travail d’abolition des différences préparé par le christianisme qui aurait

conduit à la dégénérescence de l’esprit et inciterait à l’inaction. Comme l’écrit Gilles Deleuze,

« Nietzsche décrit les Etats modernes comme des fourmilières, où les chefs et les puissants

l’emportent par leur bassesse, par la contagion de cette bassesse, et de cette bouffonnerie. »92

 

A l’instar de La Boëtie, il cherche ainsi les raisons qui incitent les sujets à accepter et même à

rechercher le pouvoir du Maître. Commentant le  Discours, Georges Riera démontre

indirectement cette similarité lorsqu’il écrit que « Le Maître ne parvient à exercer son pouvoir

que si le sujet y consent », c’est-à-dire, s’« il est conditionné par la coutume, les “drogueries”,

le  panem et  circenses bref le contrôle idéologique. »93

 La Boëtie et Nietzsche se retrouvent

ainsi dans ce constat de l’endormissement idéologique qu’institue l’Etat. Le rapport de

domination constitue donc, pour Nietzsche, l’élément essentiel du pouvoir politique. Ce ne

sont ni la valeur, ni l’efficacité ou la légitimité des pouvoirs qui sont pertinents à ses yeux

91  L’Etat chez les Grecs, op. cit ., p. 183 (sauf * c’est nous qui soulignons).92 Gilles Deleuze, Nietzsche, op. cit ., p. 27.93

 Georges Riera, « Réflexions désordonnées sur l’Etat », R.D.P. , 1983, p. 318.

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pour caractériser l’institution étatique moderne, mais l’obéissance, ce besoin inné d’obéir qui

caractérise la majorité des sujets au profit d’une minorité de maîtres. Mais dans l’Etat

moderne, la hiérarchie est inversée puisque « […] les esclaves s’appellent des maîtres, les

faibles s’appellent des forts, la bassesse se nomme noblesse. »94

 Ainsi, l’involution opérée parle socratisme, puis le christianisme suit son cours avec l’Etat moderne. Celui-ci, même s’il

prétend incarner la vie n’est en vérité qu’« […] un service rendu à tous les prédicateurs de la

mort ! »  95

  S’imposant comme une nouvelle idole, il murmure aux hommes sa grandeur

suprême et universelle pour tranquilliser leur conscience. Mais cette conscience, c’est l’Etat

qui l’a formatée par son discours providentiel en prétendant se dévouer pour le peuple : « Oui,

il vous devine, même vous, vainqueurs du Dieu ancien ! Le combat vous a lassés et

maintenant votre fatigue sert la nouvelle idole ! »96

  Le monstre froid hypnotise les âmes

inconscientes en les guidant droit vers la mort : « L’Etat, dis-je, est partout où tous sont

empoisonnés, les bons comme les mauvais : l’Etat où tous se perdent eux-mêmes, les bons et

les mauvais : l’Etat, où le lent suicide de tous s’appelle – “la vie”. »97

  Ses rouages

impitoyables écrasent les individus abêtis par la vénération mystique qu’ils lui portent : « Elle

veut tout vous donner pourvu que vous l’adoriez, la nouvelle idole : aussi s’achète-t-elle

l’éclat de votre vertu et le regard de vos yeux fiers. »98

 Le refus de l’Etat contemporain est

donc mené au nom de la liberté de l’esprit pour promouvoir et délivrer l’homme de cette

domination.

Michel Foucault poursuivra et approfondira cette généalogie en élargissant le

domaine d’étude au « foyers de pouvoir » qui sont, d’après lui, autant d’Etats dans l’Etat,

autant de pouvoirs locaux et régionaux (usines, écoles, hôpitaux psychiatriques, prisons…).

Ainsi, il tend à démontrer que la physiologie politique ne saurait limiter les lieux de pouvoir à

l’intérieur de l’Etat : l’analyse du pouvoir implique un déplacement de l’attention sur des

objets, des institutions jusqu’alors épargnés. Comme l’indique François Ewald, Foucault veut

« démembrer » l’Etat pour analyser les relations et interactions verticales ou horizontales que

constituent les « micropouvoirs » avec l’Etat.99

 Aussi, faut-il abandonner l’idée d’un centre 

94 Gilles Deleuze, op. cit ., p. 29.95  Ainsi parlait …, op. cit ., p. 64.96

  Id. 97  Id .98  Id .99

 Dans Dictionnaire des œuvres politiques, op. cit ., p. 360.

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pour celui d’un réseau de pouvoirs : l’Etat n’est pas centralisé car la centralisation ne peut être

un état de fait, le pouvoir de l’Etat se situant dans des lieux disséminés par des croisements de

réseaux complexes. Dès lors, ces pouvoirs localisés uniformisent et moralisent à la fois en

imposant des normes intangibles qui différencient et hiérarchisent les individus. Ces règlesarbitraires vont ainsi distinguer le « pathologique » du « normal » en créant par cette

classification des intégrés et surtout des exclus : le marginal, le fou, le fainéant. Ceux-ci

devront alors être pris en charge par les appareils légaux (police, justice, santé…) qui se

chargeront de les rééduquer pour les normaliser. Foucault considère ainsi le juge de

l’infraction comme le juge de la normalité qui impose ce standard. Le fonctionnement de ces

micropouvoirs est décrit comme une combinaison de réseaux sur lesquels s’articule le jeu de

l’Etat et de ses appareils. De ce fait, Foucault prolonge la généalogie nietzschéenne de l’Etat-

machine par l’étude des mécanismes d’exercice du pouvoir. Approfondissant ainsi le

perspectivisme de Nietzsche, il fait apparaître que la société n’est pas unique, mais divisée en

une  pluralité   de lieux où le pouvoir s’exerce et se joue suivant des modalités spécifiques.

L’Etat n’est pas un tout mais une entité parmi d’autres imbriquées dans le jeu complexe des

mécanismes de pouvoir qui se vouent une bataille perpétuelle faite de grincements, de conflits

et de résistances. Dès lors, l’analyse généalogique initiée par Nietzsche révèle l’existence

d’une multitude d’éléments hétérogènes : « elle ne fonde pas, elle inquiète ce qu’on percevait

immobile, elle fragmente ce qu’on pensait uni, elle montre l’hétérogénéité de ce que l’on

imaginait conforme à soi-même. »100

  Foucault s’inscrit donc dans la continuité de la

philosophie nietzschéenne par l’élaboration d’une philosophie de la complexité refusant

d’accepter l’ordre établi comme allant de soi et tendant à démontrer et mettre en valeur la

diversité du réel.

100 Michel Foucault, Nietzsche, la Généalogie et l’Histoire, dans  Hommage à J. Hyppolite, Paris, P.U.F., 1970,

p. 153.

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§ -II – Le rejet de la culture et de l’éducation d’Etat

Pour Nietzsche, la fin de l’Etat moderne n’est plus l’exaltation et la créationartistiques comme dans l’Etat primitif ou celui de la Renaissance, mais la domination du plus

faible. Celle-ci est d’autant mieux acceptée par les dominés qu’elle est intériorisée, indolore et

inconsciente. C’est pourquoi la légitimité de ce rapport de domination s’explique à la fois par

l’aveuglement des sujets de leur condition et par leur croyance en l’inéluctabilité de celle-ci :

« Tous les Etats et tous les ordres de la société : les classes, le mariage, l’éducation, tout cela

ne tient sa force et sa durée que de la croyance des esprits asservis. » En fait, l’Etat procède

comme le christianisme en exigeant la  foi  pour endormir les consciences, « […] et chaque

père élève son fils de pareille façon : tiens seulement cela pour vrai, lui dit-il, et tu sentiras

comme cela fait du bien. Or, cela signifie que le profit personnel que procure une opinion est

censé en démontrer la vérité , l’utilité d’une doctrine en garantir la certitude et le bien-fondé

intellectuels. C’est comme si l’accusé répondait au tribunal : mon défenseur dit toute la vérité,

car voyez un peu ce qui suit sa plaidoirie : je serai acquitté. »101

  Dès lors, l’uniformisation tue

la créativité et annihile l’ipséité de chaque individu, la richesse de la diversité : « Si nous

songeons aux rapports actuels du citoyen avec l’Etat, nous trouverons là aussi que

l’obéissance inconditionnelle est plus commode qu’assortie de conditions. Le saint se rend

donc la vie plus facile par ce total abandon de sa personnalité […]. Il est en tout état de cause

plus difficile d’affirmer sa personnalité sans trouble ni hésitation que de s’en affranchir de

ladite manière […] »102

 Aussi, l’Etat moderne ne répand-il que la médiocrité de la culture et

de la morale des esclaves. La subordination de la culture à l’Etat amène à l’uniformisation des

esprits et instaure, par ricochet, un nivellement des domaines de création. Force est ainsi de le

reconnaître, selon Nietzsche : « La culture et l’Etat – Que l’on ne s’y trompe pas – sont

antagonistes : l’idée d’un Etat créateur de culture est exclusivement moderne. L’un vit aux

dépens de l’autre, l’un prospère aux dépens de l’autre. »103

  Au-delà de sa formulation

péremptoire, l’assertion fait montre du travail de dépersonnalisation opéré par l’institution

étatique : la prégnance holistique de l’Etat érode le particulier, l’idiosyncrasie.

101  Humain…, op. cit ., § 227, p. 178-179 pour les deux citations (soulignés dans le texte).102  Ibid., § 139, p. 126.103

 Crépuscule…, op. cit ., p. 53-54.

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Dans sa préface à un projet de livre intitulé  Réflexions sur l’avenir de nos

établissements d’enseignement , Nietzsche renie la culture de son temps et exprime son

espérance en celui « […] où des hommes graves, au service d’une culture entièrement

rénovée et épurée, auront aussi au cours d’un travail commun, à devenir à leur tour leslégislateurs d’une éducation quotidienne – de l’éducation qui mène à cette culture. » Et il

prédit : « Peut-être verra-t-on […] la disparition du lycée, peut-être même la disparition de

l’Université, ou du moins une mutation de ce qu’on nomme précisément les établissements

d’enseignement, que leurs anciennes Tables n’apparaîtront plus, au futur, que comme des

reliques de l’époque lacustre. »104

 En fait, Nietzsche dédie ce livre au « lecteur calme » contre

l’homme pressé, à ceux « […] qui n’ont pas encore pris l’habitude de mesurer la valeur de

toute chose au gain ou à la perte de temps : ce qui veut dire à très peu d’hommes. » Cet

homme d’exception qui ne lie pas l’utilité   à la curiosité   et au désir de lire ne doit pas,

cependant, s’interposer « à tout propos à la manière de l’homme moderne », ni interposer

« sa “culture” en guise d’étalon, comme s’il possédait là le critère de toutes choses. Nous

souhaitons qu’il puisse être suffisamment cultivé pour porter sur sa culture un jugement bien

humble, voire péjoratif. »105

  A l’inverse, l’éducation et la culture d’Etat ont provoqué

l’abâtardissement du style en littérature car les gens ont cessé de bien parler et de bien écrire :

le conformisme d’Etat a corrompu l’éducation moderne en fabriquant des spécialistes, des

experts, non des individus car le but de l’éducation moderne, « […] si on l’imagine pur et

élevé, n’est pas du tout l’homme cultivé et libre, mais le savant, l’homme scientifique, plus

exactement l’homme scientifique qui se rend utile aussitôt que possible, qui reste en dehors de

la vie, pour connaître très exactement la vie ; son résultat, […] c’est le philistin cultivé, […]

c’est le grand bavard vieux jeune et jeune vieux qui vaticine au sujet de l’Etat, de l’Eglise, de

l’Art. »106

  Et Nietzsche poursuit : « Que l’on prenne la peine d’examiner les ouvrages

pédagogiques employés dans l’enseignement supérieur […]. On s’apercevra, avec étonnement

et déplaisir, combien […] les intentions générales de l’éducation sont uniformes, combien

l’“homme cultivé”, tel qu’on l’entend aujourd’hui, est considéré, sans hésitation, comme le

fondement nécessaire et raisonnable de toute éducation future. »107

  Ce constat est encore

résumé dans  Humain, trop humain par un aphorisme des plus cinglants : « L’enseignement,

dans les grands Etats, sera toujours tout au plus médiocre, pour la même raison que, dans les

104  Réflexions sur l’avenir de nos établissements d’enseignement , dans les Œuvres philosophiques complètes,

t. I**, op. cit., p. 173 pour les deux citations.105

  Ibid., p. 174.106 Seconde considération…, op. cit ., § 10, p. 170.

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grandes cuisines on ne mijote jamais, en mettant les choses au mieux, qu’une chère

médiocre. »108

 L’université ne fait donc, selon Nietzsche, que servir cette culture d’Etat qui

sape l’entendement, le libre esprit – résumé par Kant dans son fameux « Sapere aude ! » 109

  –

et abêtit les hommes en les maintenant dans un état de servitude et de tutelle : « Le seul intérêtque puisse avoir l’Etat au maintien de l’Université, c’est de dresser, par son canal, des

citoyens dévoués et utiles. »110

  Dès lors le diplôme d’Etat est considéré comme le seul

légitime et d’une valeur incomparable : « La croyance aux examens d’Etat et aux titres

conférés par l’Etat va si loin que, mêmes des hommes qui se sont formés d’une façon

indépendante […] gardent une pointe d’amertume au cœur, tant que leur situation n’a pas été

reconnue d’en haut par une investiture officielle, un titre, une décoration. »111

Par un travail

très docte, Pierre Bourdieu reprend dans La Noblesse d’Etat  cette critique en dénonçant à son

tour l’onction étatique du titre scolaire : « […] l’octroi d’un diplôme s’inscrit dans la classe

des actes de certification  ou de validation  par lesquels une autorité officielle, agissant en

mandataire de la banque centrale de crédit symbolique qu’est l’Etat, garantit et consacre un

certain état de choses, une relation de conformité  entre les mots et les choses, entre le discours

et le réel. »112

 La « magie de l’Etat » procure, selon le sociologue, au nouveau diplômé les

attributs statutaires de l’intelligence, de la culture, en un mot, la reconnaissance. Bourdieu

rapproche ainsi – peut-être un peu rapidement – le titre scolaire de l’ancien titre nobiliaire par

les liens qui l’unissent à l’Etat : « […] comme les titres nobiliaires, les titres scolaires sont des

“privilèges”, au sens de l’Ancien Régime. »113

 Après Nietzsche, c’est cette croyance mystique

et magique en la légitimation étatique du titre scolaire que Bourdieu veut dévoiler ; selon lui,

cette légitimité de la domination ne peut être acceptée que grâce à la « violence symbolique »

exercée par l’Etat : « L’institution scolaire est ainsi une des instances à travers lesquelles

l’Etat exerce son monopole de la violence symbolique légitime. »114

 De même, la similitude

est flagrante dans la dénonciation faite par les deux auteurs de ce que Bourdieu appelle la

« reproduction de l’ordre social » qu’institue l’éducation d’Etat. D’un côté, Nietzsche écrit :

« […] honneurs dans la société, pain pour soi-même, possibilité d’une famille, protection d’en

107  Ibid ., p. 170-171 (nous soulignons).108  Humain…, op. cit ., § 467, p. 276.109

 V. Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières (1784), trad. Jean-François Poirier et Françoise Proust, Paris,

Flammarion, 1991, p. 43.110 Cité dans René-Jean Dupuy, Politique de Nietzsche, op. cit ., p. 150.111

  Ibid., p. 154.112 Pierre Bourdieu, La Noblesse d’Etat , Paris, éditions de minuit, 1989, p. 538 (soulignés dans le texte).113  Ibid., p. 535.114

  Ibid., p. 539.

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haut, esprit de corps chez ceux qui ont été éduqués en commun […]. »115

 De l’autre, Bourdieu

affirme : « la noblesse d’Etat, dont le pouvoir et l’autorité, tant dans leur efficience ponctuelle

que dans leur reproduction, sont fondés, pour une part importante et sans cesse croissante, sur

le titre scolaire, est le produit d’un travail de construction inséparablement pratique etsymbolique visant à instituer des positions dominantes de pouvoir bureaucratique

relativement indépendantes des pouvoirs temporels déjà établis […] et à créer un corps

héréditaire d’agents habilités à occuper ces positions au nom d’une compétence sanctionnée

par des institutions scolaires spécialement aménagées en vue de la reproduire. »116

  Enfin et

comme le note Jacqueline Blandel, Nietzsche a montré avant Bourdieu que « Pour faire

accepter leur domination dans le cadre de la morale grégaire, les mandataires sont […] obligés

de recourir à la stratégie hypocrite du dévouement impersonnel. »117

  L’analyse sociologique

révèle cette mystification – cette croyance en la légitimité de la hiérarchie sociale – qui

masque la réalité de l’esprit de corps derrière la façade du désintéressement pour l’intérêt

public : « La grande noblesse d’école est une noblesse d’Etat. Elle a partie liée avec l’Etat,

dont elle sert les “intérêts supérieurs” – au nom de l’idée de dévouement  au “service public” –

dans la mesure où, elle sert ses intérêts  propres. »118

 

Pour conclure, Giorgio Colli résume de manière cursive mais pertinente

l’exécration par Nietzsche de la culture d’Etat dont le national-socialisme sera d’ailleurs l’un

des plus cruels exemples : « L’Etat ne peut vivre, lutter, accroître sa puissance qu’avec les

moyens que lui offre la culture : il le fait parfaitement. Le chef de tribu dépend viscéralement

du sorcier. »119

 

115 Cité dans René-Jean Dupuy, op. cit ., p. 154 (nous soulignons).

116  La Noblesse…, op. cit ., p. 540.

117

 Dans Dictionnaire des œuvres politiques, op. cit ., p. 765.118  La Noblesse…, op. cit ., p. 537 (soulignés par nous).

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SECTION II

LA NATURE PERNICIEUSE DE LA PENSEE MODERNE

Nietzsche rejette en bloc toute la pensée occidentale comme reflétant l’image

antithétique du mythe dionysiaque. La morale des esclaves s’est substituée, selon lui, à celle

des maîtres, elle ne cesse de s’étendre et a triomphé au point de devenir unidimensionnelle.

Dès lors, l’ébranlement de cette architecture intellectuelle détruit par ricochet l’Etat moderne

qui repose sur les mêmes fondations.

§ - I - Le procès de l’Etat démocratique

Nietzsche désigne sous les noms de « morale des esclaves » et « morale des

maîtres » les deux formes principales que la morale a prises et estime qu’il est dans la logique

de la morale des esclaves de miner les fondements de la morale des maîtres. D’après lui, le

principe démocratique qui érige l’isonomia ( i. e. l’égalité devant la loi) en dogme implacableconstitue l’aboutissement de cette morale en faisant régner l’égalitarisme aux dépens de

l’affranchissement du Surhomme. Avec le mot démocratie tombe, en effet, sous sa plume, la

plus grave condamnation qu’il puisse infliger au monde décadent. Tout y est règne des

impuissants et des médiocres, mépris des valeurs rares et aristocratiques, association des

intérêts les plus vils. Rien de grand ne peut en ressortir. Ce qui règne encore sur l’Europe, qui

s’en défend, c’est le christianisme, dont la démocratie n’est qu’un ersatz. C’est, selon

Nietzsche, la croyance évangélique en la valeur de l’âme vertueuse, fut-elle la plus humble,

l’égalité entre les hommes, qui a détruit les hiérarchies et décimé les castes : « Toute morale

altruiste qui se donne pour absolue et s’adresse à tous sans distinction, non contente de pêcher

contre le bon goût, nous incite à commettre des pêchés d’omission ; sous son masque d’amour

de l’humanité elle ne fait qu’égarer et léser une fois de plus les hommes les plus hauts, les

plus rares, les véritables privilégiés. »120

 Aussi, s’en prend-il à Rousseau, ce « fanatique de la

morale » : « […] souterrainement chrétien dans l’appréciation des valeurs ; dogmaticien dans

119 Giorgio Colli, Après Nietzsche, op. cit ., p. 42.120

 Par-delà…, op. cit ., § 221, p. 200.

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l’âme, mais avec un sourd dégoût de ce penchant, voire avec le désir de le tyranniser […]. »121

 

Ce sont la Révolution française, « cette farce sinistre et à tout prendre inutile »,122

  et le

dogmatisme rousseauiste qui, selon lui, ont ouvert la voie vers l’égalitarisme avilissant. La

démocratie est alors le résultat de la quête du vrai et puise son origine, selon Nietzsche, dansle rationalisme post-socratique : « […] l’esclave veut de l’absolu, il ne comprend que ce qui

est tyrannique, même en morale ; il aime comme il hait, sans nuance, à fond, jusqu’à la

douleur, jusqu’à la maladie […]. » C’est donc l’idée même de démocratie qui nivelle

l’individu vers le bas, elle est « […] une forme décadente et diminuée de l’humanité, qu’elle

réduit à la médiocrité et dont elle amoindrit la valeur […]. »123

 Ainsi, Nietzsche rejoint, ici,

Tocqueville124

 sur la critique de la démocratie lorsque celle-ci conduit à égaliser les opinions

et les comportements des gens. La grande rupture introduite, en effet, par la démocratie

grecque, puis, sous une autre forme, par nos démocraties occidentales, est précisément la

conscience explicite que nous créons nos propres lois et donc que nous pouvons aussi les

changer. Dès lors, la notion d’égalité est indissolublement liée au système démocratique : le

pouvoir appartient de manière égale à chaque citoyen. De même, il y a de ce fait autonomie

politique : le citoyen, détenteur de la souveraineté crée ses propres institutions. C’est cette

conception originelle de la démocratie que critiquent les deux auteurs lorsqu’ils dénoncent

l’écrasement de l’individu au profit du citoyen qu’elle met en œuvre. Ainsi, Nietzsche prétend

que le rationalisme démocratique et la liberté de la presse mènent au conformisme et à

l’uniformisation de l’esprit : « La liberté de la presse et la lecture des journaux nous ont mené

à ce résultat que l’esprit ne s’aperçoit plus aussi aisément qu’il est un “tourment”. »125

 

Tocqueville avait déjà fait le même constat dans  De la démocratie en Amérique  (1835) en

montrant le caractère antisocial de l’esprit démocratique qui, selon lui, tend à isoler l’individu,

lequel du fait de son autonomie, n’a plus l’obligation d’entretenir des relations avec ses

semblables : « Je vois clairement dans l’égalité deux tendances ; l’une qui porte l’esprit de

chaque homme vers des pensées nouvelles, et l’autre qui le réduirait volontiers à ne plus

penser. Et j’aperçois comment, sous l’empire de certaines lois, la démocratie éteindrait la

liberté intellectuelle que l’état social démocratique favorise, de telle sorte qu’après avoir brisé

toutes les entraves que lui imposaient jadis des classes ou des hommes, l’esprit humain

121  La volonté …, t. I, op. cit ., § 75, p. 58.122 Par-delà…, op. cit ., § 38, p. 78.123

  Ibid ., § 203, p. 165.124 Toutefois, si cette communauté de vues existe bien chez les deux auteurs, aucune référence à Tocqueville

n’est, à notre connaissance, mentionnée dans les écrits de Nietzsche.125

 Par-delà…, op. cit ., Préface, p. 25.

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s’enchaînerait étroitement aux volontés générales du grand nombre. »126

  Au demeurant,

comme le résume Pierre Manent, l’idée, ici, essentielle de Tocqueville se résume en un mot,

l’influence : « Depuis que les hommes vivent en sociétés, celles-ci ne tiennent ensemble que

par l’influence, par l’action qu’ils exercent les uns sur les autres. Plus cette influence, cetteaction est vive et diverse, plus la société est civilisée, plus l’homme développe ses facultés.

Or, la démocratie, parce qu’elle veut se construire à partir d’individus égaux, c’est-à-dire qui

ne se commandent pas, et même ne s’influencent pas les uns les autres […], sépare les

hommes les uns des autres, sans lien commun. Elle tend à “dissoudre” la société. »127

 

Cependant, si les deux auteurs s’accordent sur ce constat, ils se séparent, en revanche, quant

aux remèdes préconisés. La critique de Tocqueville s’inscrit, en effet, dans le courant libéral :

contre la tradition rousseauiste qui privilégie la conception antique ou agoréenne de la

démocratie, elle veut corriger l’omnipotence de la sphère publique par la garantie des libertés

individuelles sans pour autant remettre en cause le principe démocratique. La critique de

Nietzsche est plus radicale dans le sens où elle entend remettre en cause ce principe par

l’apologie de l’aristocratie, de la « tyrannie » et des « lois arbitraires ».

 A simili, cette critique nietzschéenne de l’esprit démocratique se prolonge

encore par celle du règne de l’opinion publique. Pour Nietzsche, la totalité des gouvernements

de son temps sont intrinsèquement démocratiques car soumis au diktat de l’opinion publique.

Il assimile ainsi les « opinions publiques » à des « veuleries privées »128

 et accuse directement

la presse qui, en avançant une opinion non par souci de vérité ou d’information mais par

intérêt mercantile ou esprit de connivence, crée une opinion commune pouvant entraîner de

graves conséquences : « Comme, moralement, il semble à peu près indifférent d’écrire ou de

ne pas écrire une ligne de plus ou de moins, probablement non signée par-dessus le marché,

quiconque a de l’argent ou de l’influence peut, de toute opinion, faire une opinion publique.

Dès lors, celui qui sait que la plupart des gens sont faibles dans les petites choses et veut les

faire servir à ses propres fins est toujours un homme dangereux. »129

  Partant, le règne de

l’opinion publique est le règne de la paresse, de l’indolence et du conformisme. La démocratie

moderne formalise la pensée dans un moule dégradant. Imprégné par la philosophie

126 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Flammarion, 1981, t. II, p. 18-19.

127 Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1997, p. 227.128  Humain…, op. cit ., § 481, p. 291.129

  Ibid ., § 447, p. 268.

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nietzschéenne, Martin Heidegger, philosophe du XXème

 siècle, reprendra cette critique dans

son magnum opus : Etre et Temps (1927) en opposant au « on » impersonnel et abêtissant de

l’opinion publique une phénoménologie du sujet exaltant l’individu. A son tour, il assimile

l’opinion publique130

  à une dictature dans laquelle l’identité et la spécificité du sujets’atrophient pour se réduire à une moyenne, à la « médiocrité » par un phénomène de

nivellement. L’omniscience du social dans lequel vit le sujet, le poids de l’opinion publique,

le privent donc de toute authenticité  et responsabilité : ce n’est plus lui qui pense ou décide,

mais le « on », autrement dit la norme sociale. L’individu devient effacé, désincarné et

conduit à la frivolité, à la facilité de suivre la règle fixée par la norme plutôt que de faire

l’effort de sa propre liberté, i. e.  de devenir ce qu’il est. Par là, Heidegger approfondit la

critique inaugurée par Nietzsche en élaborant une véritable théorie de l’aliénation du sujet au

nom d’un idéal ontologique d’authenticité contre le constat qu’il récuse : « Chacun est un

autre et nul n’est lui-même. »

§ - II - Le procès de l’Etat socialiste

La hantise nietzschéenne du troupeau s’inscrit dans le procès du courant

égalitariste vers lequel l’individu tend à devenir un « avorton sublime », « cette forme

dégénérée et volontairement rabougrie de l’homme […]. »131

 A cette aune, le socialisme est à

l’instar de la démocratie, niveleur et décadent. En voulant tout égaliser  il uniformise et détruit

la vie faite de différences, de la riche diversité . C’est d’abord Rousseau, puis la Révolution

française qui ont créé le mythe socialisant de l’affranchissement des peuples, de la promotion

du citoyen et de l’égalité fraternelle : « Je hais Rousseau, jusque dans la Révolution : elle est

l’expression dans l’Histoire universelle de cette double nature d’idéaliste et de canaille. La

farce sanglante qu’a été le déroulement de cette Révolution, son “immoralité” me touche peu :

ce que je hais c’est sa moralité rousseauiste – Les soi-disant “vérités” de la Révolution, par

lesquelles ses effets se font encore sentir, gagnant à sa cause tout ce que l’humanité compte de

130 V. sur ce point la critique faite par Pierre Bourdieu de la philosophie heideggerienne assimilée à une pensée

élitiste et hautaine qui justifierait l’incapacité des masses de réfléchir et refuserait ainsi de voir dans le lien socialune réponse positive à l’existence de l’homme dans « L’opinion publique n’existe pas », Questions de

sociologie, Paris, éditions de minuit, 1980.131

 Par-delà…, op. cit ., § 62, p. 110.

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plat et de médiocre. La doctrine de l’égalité ! »132

  Or, par un anachronisme délibéré,

Nietzsche impute à la Cité idéale de Platon, lui-même qualifié de « vieux socialiste type »133

,

les germes de ce mouvement égalitariste. Ainsi, le travail d’égalitarisation impulsé par le

platonisme travaille à une dégénérescence de la culture qui ramène l’humanité « […] auniveau du parfait animal de troupeau dans lequel les rustres et les imbéciles du socialisme

reconnaissent leur idéal, “l’homme de l’avenir”, ou, comme ils disent, la “société affranchie”,

la réduction de l’homme au format de l’animalcule à droits égaux, à prétentions égales, tout

cela est possible, nul doute ! »134

 Mais outre cette dénonciation de l’égalitarisme imputé aux

idées modernes dans leur globalité, Nietzsche voit dans le socialisme l’anéantissement de

l’individu au profit d’un Etat omnipotent et totalitaire. Aussi, assimile-t-il socialisme et

terreur comme formant un tout indissociable pour démontrer comment le mythe de la justice

sociale peut justifier tous les despotismes et donne bonne conscience à ceux qui la

proclament : « Le socialisme est le frère cadet et fantasque du despotisme agonisant, dont il

veut recueillir l’héritage ; ses aspirations sont donc réactionnaires au sens le plus profond. Car

il désire la puissance étatique à ce degré de plénitude que seul le despotisme a jamais possédé,

il surenchérit même sur le passé en visant à l’anéantissement pur et simple de l’individu :

lequel lui apparaît comme un luxe injustifié de la nature qu’il se croit appelé à corriger pour

en faire un organe utile de la communauté. A cause de cette affinité, il se montre toujours au

voisinage de tous les déploiements excessifs de puissance […] ; il souhaite […] l’Etat au

despotisme césarien de ce siècle […]. Ce qu’il lui faut, c’est la soumission la plus servile de

tous les citoyens à l’Etat absolu, à un degré dont il n’a jamais existé l’équivalent. » Et il

poursuit la prospective en voyant avec acuité les ravages causés par les totalitarismes pseudo-

communistes du XXème

 siècle : « le socialisme peut servir à enseigner de façon bien brutale et

frappante le danger de toutes les accumulations de puissance étatique, et à inspirer une

méfiance correspondante envers l’Etat lui-même. Que sa voix rauque se mêle au cri de

guerre : “Le plus d’Etat possible”, celui-ci en deviendra d’abord plus bruyant que jamais

[…]. »135

 Néanmoins, le penseur atypique qui refuse viscéralement toute forme d’adhésion ne

peut dans sa mégalomanie opposer à cette dénonciation de l’Etat tentaculaire et absolu un Etat

protecteur des libertés individuelles en se ralliant à la tradition du libéralisme politique.

132 Crépuscule…, op. cit ., p. 93.

133  Humain…, op. cit ., § 473, p. 283.134 Par-delà…, op. cit ., § 203, p. 167 (souligné dans le texte).135

  Humain…, op. cit ., § 473, p. 283-284 pour les deux citations (soulignés dans le texte).

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§ - III - Le procès de l’Etat libéral

Comme la démocratie et le socialisme, le libéralisme s’intègre, selonNietzsche, dans le corpus dégradant que constituent les idées modernes. Ainsi, il est une des

idoles, ces vérités établies dont Nietzsche prophétise le crépuscule et la liquidation. Qu’il soit

autoritaire, libéral ou démocratique, l’Etat ne change donc pas de nature et demeure

l’oppresseur des masses qui avilit et abrutit l’individu. Les institutions, si elles sont libérales

ne sont, en revanche, pas libérantes, dans la mesure où « elles minent la volonté de

puissance. »136

 Dès lors, l’utilitarisme137

 de Jeremy Bentham (1748-1832) et John Stuart-Mill

(1806-1873) – qui postule le principe d’utilité emprunté à Socrate selon lequel le plus grand

bonheur de tous est la seule fin universellement désirable de l’action humaine – ne peut être

que rejeté par Nietzsche qui n’y voit que la reproduction des idées socialistes et

démocratiques issues elles-mêmes du christianisme : « En dehors de la réflexion religieuse et

philosophique, nous retrouvons le même phénomène : l’utilitarisme (le socialisme, la

démocratie) critique l’origine des jugements moraux, mais il y croit  tout comme le chrétien

[…]. »138

  Son anglophobie viscérale impute ainsi à Darwin, Spencer et Stuart-Mill le

nivellement de l’humanité vers la médiocrité : « la vulgarité européenne, la bassesse

plébéienne des “idées modernes” est l’œuvre de l’Angleterre. »139

 Aussi, dénonce-t-il le fléau

de l’optimisme, forme topique, selon lui, d’une dégénérescence de la civilisation européenne :

« Qui sait si, en dépit de toutes les “idées modernes” et des préjugés démocratiques, la

victoire de l’optimisme, le triomphe du rationalisme, de l’utilitarisme  théorique et pratique,

ainsi que de la démocratie leur contemporaine, si tous ces phénomènes ne constituent pas un

symptôme d’affaiblissement, de sénescence, de fatigue physiologique ? Ce que le pessimisme

ne serait justement pas ?»140

 De plus, Nietzsche annonce et conteste tout à la fois par la voix

lyrique de Zarathoustra la société de consommation et, donc, le libéralisme économique. La

clairvoyance et la puissance de la prospective exposée dans ce texte imposent d’ailleurs ici

l’absence de commentaire :

136 Crépuscule…, op. cit ., p. 83.137 Doctrine qui, selon Nietzsche, constitue l’exact et symétrique opposé de la morale des maîtres : « Une morale

d’esclaves est essentiellement une morale de l’utilité. », Par-delà…, op. cit., § 260, p. 270.138  La volonté …, t. I, op. cit ., § 241, p. 118 (soulignés dans le texte).139 Par-delà…, op. cit ., § 253, p. 252-253.140

  La naissance…, op. cit ., Essai d’autocritique (1886), § 4, p. 169 (soulignés dans le texte).

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« Hélas ! Le temps est proche où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Hélas ! Le

temps est proche du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.

Voici ! Je vous montre le dernier homme.

“Amour ? Création ? Désir ? Etoile ? Qu’est cela ?” – Ainsi demande le dernier hommeet il cligne de l’œil.

La terre sera devenue plus exiguë et sur elle sautillera le dernier homme, qui amenuise

tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus

longtemps.

“Nous avons inventé le bonheur”, - disent les derniers hommes et ils clignent de l’œil.

Ils ont abandonné les contrées où la vie était dure : car on a besoin de chaleur. On aime

encore son voisin et on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.

Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance avec

précaution. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres ou sur les hommes !

Un peu de poison de-ci de-là : cela procure des rêves agréables. Et beaucoup de poison

en dernier lieu, pour mourir agréablement.

On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais on a soin que la distraction ne

fatigue pas.

On ne devient plus ni pauvre ni riche : c’est trop pénible. Qui voudrait encore

gouverner ? Qui voudrait encore obéir ? C’est trop pénible.

Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux :

quiconque est d’un autre sentiment va de son plein gré dans la maison des fous.

“Autrefois tout le monde était fou”, – disent les plus fins, et ils clignent de l’œil.

On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : de sorte que l’on en finit pas de se

moquer. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt – de peur de se gâter l’estomac.

On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on révère la

santé.

“Nous avons inventé le bonheur”, – disent les derniers hommes, et ils clignent de

l’œil. »141