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NIETZSCHEdéçu de Jésus

par André DUMAS,

professeur à la Faculté de Théologie Protestante de Paris

l. Phllosophe à coups de marteau

Nietzsche n'a vécu que de 1844 à L900 et les dix der-nières années de sa vie I'on été dans une aliénation douce,mais totale. Pourtant il n'a cessé durant cette brève coursede changer sans cesse d'enthousiasmes et de détestations.Il a été conquis par I'apologie de la volonté chez Schopen-hauer, puis il a hai son pessimisme vital. Il s'est enflammépour Richard Wagner, puis il s'est moqué de son mysti-cisme médiéval et de ses compromissions avec les triomphesbourgeois du pangermanisme. Il a adoré la Grèce, à I'excep-tion de sa décadence qu'il fait remonter déjà à I'intellec-tualisme débilitant de Socrate et au dualisme idéaliste dePlaton. Il a célébré la lucidité courageuse des sciencesmodernes, puis il s'est dégoûté de leur platitude positivisteet de leur indécrottable confiance dans l'éducation, I'ins-truction et le savoir pour améliorer I'homme. Il a cultivéla philologie, la philosophie, I'esthétique et il a, comme unpamphlétaire prophète, sans cesse brisé à coups de marteautout ce que les hommes cherchaient à mettre à la placed'un Dieu, à la fois disparu, assassiné et impuissant.

Nietzsche a passé ainsi sa vie à fausser compagnie à sesamis, à brouiller les pistes, à crier dans le désert, à nierpour affirmer et à renier pour inventer un autre monde,qui ne serait pourtant pas un monde de I'ailleurs, unmonde d'au-delà du monde ou de par-delà la mort, maisnotre monde, vu et vécu autrement. Jusqu'à son entrée dansle brouillard de la vie psychique Nietzsche s'est à la foisinsurgé contre les fausses solutions et arc-bouté pour allerolus loin. Il a consommé les nourritures terrestres et lesêlixirs religieux jusqu'à la grande solitude de I'homme quepersonne ne veut suivre et que nul ne peut plus com-prendre.

Car la vie de Nietzsche est une succession d'amoutsdéçues. Sa plus constante déception sera la prédication deJésus et ses conséquences chrétiennes dans I'histoire de

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I'esprit occidental. Nous ne devons pas trop tenter d'inno-center ici Jésus en chargeant à l'extrême le christianisme,bien que, nous le verrons, Nietzsche ait souvent proclaméaussi fort son affection envers Jésus que son mépris enverssaint Paul, à peu près comme il célébrait les tragiques dela Grèce et méprisait ses philosophes. Car le marteau deNietzsche détruit tous les objets de musée qui sont dans lavitrine. C'est le marteau d'un amant colérique et d'unconnaisseur sarcastique. On doit accepter I'ampleur de sescoups, sans chercher à épargner un secteur préservé. C'està la fin seulement qu'il nous sera permis de dire si ladéception de Nietzsche ne serait pas le ver caché dans sonamour lui-même et si I'annonciation de Nietzsche estindemne de cette déception universelle. A la fin seulement,et en dehors de toute apologétique par I'absurde, nouspourrons nous demander si, comme il l'écrivait: << la meil-leure façon de servir une cause est de I'attaquer, de latraquer avec toute une meute ).

Dans ces quelques notes je m'en tiendrai à la déceptioncroissante que Jésus a provoquée chez Nietzsche. Mais ilest utile de se rappeler, que pour être sa déception ma-jeure, ce procès contre Jésus n'est pas le seul qu'a poursuiviNietzsche avec ses ceuvres et sa vie. Il a parallèlementmené aussi trois autres procès : le procès contre les valeursde la morale, quand elle veut brider la puissance de nosinstincts et nous éduquer à la renonciation; le procèscontre les prétentions de la science, quand elle nous obligeà nous soumettre à la vérité dite objective, alors que cha-cun fait sa vérité à la mesure de ses ambitions et de leurnoblesse ; le procès enfin contre les illusions de I'histoire,qui n'accepte pas que le bonheur et le malheur, la ten-dresse et la cruauté soient toujours, demain comme aujour-d'hui, inextricablement mêlés, si bien que le dualisme entrele présent et l'avenir est aussi stupide que le dualisme entrel'esprit et le corps, entre le bien et le mal, entre le vrai etle faux. Mais je crois bien que ces trois autres procès sonttous liés au procès central contre le mensonge de Jésus.Si Marx faisait de la critique de la religion une sorte de pro-pédeutique, pédagogique mais je crois pour lui marginale,à la critique de l'état bourgeois, puis à la critique de l'éco-nomie libérale, Nietzsche n'a cessé de poursuivre sa que-relle avec Jésus au travers de ses attaques contre les mora-listes, les scientifiques et les idéologues. Ce n'est pas pourrien que les derniers ouvrages, juste avant le krack, enjanvier 1889, portent à l'extrême la condamnation deJésus : < L'Antéchrist, transvaluation de toutes les valeurs,malédiction sur le christianisme > (datée du 3 au 31 sep-tembre 1888). Ce marteau doit briser le Christ, le briser

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par amouf déçu, sans doute, par exaltation dionysiaqueassurément.

Situons d'abord le constat de Nietzsche et le projet desa recherche.

Il. L'homme est un arc tendu

Nietzsche constate d'abord que I'homme moderne necroit pas à ce qu'il prétend enseigner aux autres. Il n'y croitpas, ou plutôt il n'y croit plus, car autrefois il y avait uneimmédiateté vitale entre les principes et les conduites.Autrefois les hommes des civilisations vivantes étaientaffirmatifs, capables d'endurer et de souffrir sans se cul-pabiliser, ni juger. L'homme était alors un animal beau etsauvage, dépourvu de mauvaises conscience. Il forgeait,avec l'élan même des besoins de son corps et des désirs deson âme. les tables des valeurs d'une humanité saine. Ilvivait la plénitude bienheureuse et tragique de I'existencephysique. C'est cet accord de I'esprit avec le corps qui s'estmaintenant rompu et corrompu, en grande partie quandla caste des prêtres a supplanté la caste des guerriers dansI'exercice du pouvoir. Car les prêtres sont des impuissants,avides cependant de conserver la puissance à leur profit.Ils cherchent donc un moyen de se faire croire puissants,bien qu'ils ne le soient point. Et ils le trouvent dans laperversion religieuse dont la perversion métaphysique n'estque I'héritière laicisée. IIs vont donc enseigner aux peuplesque les vraies valeurs sont opposées aux besoins et auxdésirs de la vie. Ils vont inoculer la mauvaise consciencedu remords, qui remplace la bonne conscience primitivede la faute, aussitôt sanctionnée par la salubrité du châti-ment. Du coup, ils engendrent une race d'hommes nonplus affirmatifs, mais réactifs, qui sont voués à la crainteet aux scrupules, hommes malades, qui cultivent le déliceempoisonné de la maladie et qui ont oublié le grand jourde la vie dans la pénombre de la culpabilité. Avant, lescivilisations connaissaient l'élan, les impulsions, toutesordonnées au maintien et à I'expansion de la vie. Mainte-nant, elles végètent dans la paralysie des réactions, quine conservent qu'une existence rabougrie. Nous étions desaigles et des lions. Nous voici devenus des hiboux et destaupes !

Tel est le constat que Nietzsche fait, quand il entreprendl'étude généalogique de nos comportements et quand il serefuse d'admettre une valeur éternelle à ce qui est main-tenant, mais qui n'a pas toujours été ainsi, quand au lieude rechercher un fondement supposé immuable aux va-leurs morales, il entreprend d'étudier leur genèse dans

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I'histoire. Ce faisant, Nietzsche ne cherche nullement àréduire analytiquement le supérieur à I'inférieur, mais toutau contraire à retrouver le supérieur oublié par-delà l'infé-rieur affiché, la santé par derrière la décadence. Carl'aurore devrait être de retrouver la genèse éternelle deshommes et du monde !

Seulement le constat ne suffit pas à guérir I'homme.Il se peut même que le proche avenir soit pire encore quele passé proche. Il est vrai, l'homme moderne ne croit plusà I'origine métaphysique de ses valeurs morales. Kant,quand il a cherché à fonder l'absolu au niveau de la rai-son pratique, faute de pouvoir le connaître au niveau dela raison pure, n'a eu qu'un effet retardateur. La sombrevérité moderne est que I'homme contemporain risque toutsimplement de devenir un arc détendu. Il n'a plus nicroyance métaphysique, ni connaissance de la transcen-dence pour le tendre vers I'illusion, vitale bien que men-songère, des arrière-mondes. Car, réduit à ce seul monde,I'homme peut s'y affadir en devenant < le dernier deshommes >, le produit presque fatal de la fin de la religionet de la sécularisation, produit envers lequel Nietzscheéprouve une aversion encore plus viscérale que face àI'homme de I'illusion métaphysique. Le dernier des hommesse croit guéri, alors qu'il est plus mourant que jamais. Ilse croit au grand jour, délivré des superstitions et del'obscurantisme, alors qu'il a tout simplement perdu lavue du grand style. << Les valeurs supérieures se déprécient,les fins manquent, il n'est pas de réponse à cette question :à quoi bon ? > 1 < La grande angoisse : le monde n'a plusde sens. Dans quelle mesure la morale antérieure s'est-elleeffondrée avec Dieu lui-même, puisqu'ils s'étayaient l'unI'autre ? >> 2

Il est très important de saisir que Nietzsche s'angoissede son constat sur la mort de Dieu, de la métaphysique etde la religion. Car Nietzsche vise non pas tellement àlibérer I'homme de Dieu qu'à tendre à nouveau l'hommevers un but qui soit moins malfaisant et plus créateur quele vieux Dieu. Nietzsche saisit I'homme épuisé, hanté par lenihilisme, abandonné de l'être. Toute son entreprise estune nouvelle affirmation recréatrice et non pas seule-ment une dénonciation critique. S'il en veut à Dieu, cen'est pas tant d'avoir été un être oppressif qu'un << néantcalomniateur de la vie ! > Il va donc annoncer un meilleurévangile, lui qui s'étant reconnu athée, n'a jamais cesséde se proclamer pourtant religieux, lui qui n'a jamais eu

l Volonté de puissance II, 1, 3 par. 1.00.2l 'olonté de puissance II , 1, 3 par. 403.

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que des sarcasmes envers les < libres penseurs > modernes,tout juste capables de se trémousser dans la danse duscalp sur le cadavre du Dieu mort, mais bien incapablesde tendre l'homme vers son propre dépassement.

lll. L'évanglle de la vle, sans le péché

Il y a ici un retournement étrange. Nietzsche, ayantperçu dans les fausses libérations modernes le parfum ter-rible du nihilisme, revient vers le christianisme pour tenterde percevoir où fut sa faute. En effet, le christianismepouvait peut-être agir comme une force capable de libérerI'homme des idoles, sans le détendre vers le néant. Ilpouvait engendrer I'amour de la vie, sans s'abîmer dansla pitié et la compassion destructrices de la santé de cettevie. Il aurait fallu pour cela un christianisme dionysiaque,qui ne cède pas aux attirances du dualisme, dont le plato-nisme lui a fourni le modèle pernicieux, puisqu'en fin decompte le destin du christianisme a été historiquementde populariser le platonisme des élites anémiées auprès desmasses envieuses. Il y a chez Nietzsche un programmesous-jacent de guérison du christianisme historique, à peuprès comme Hegel, sur un autre plan, projeta de confier àl'état cette réalisation de la liberté publique que les égliseshistoriques se sont avérées incapable de promouvoir àcause de leurs divisions entre extériorité catholique etintériorité protestante. Nietzsche souhaiterait un christia-nisme qui en aurait fini avec le dogme sacerdotal du soi-disant péché originel et avec la morale rancunière duressentiment des faibles. Il souhaiterait un christianismeproclamant I'innocence sans culpabilité, ni vengeance. Aaucun moment Nietzsche n'a abandonné la lutte contre latradition judéo-chrétienne. A aucun moment non plus iln'a renoncé à chercher un meilleur évangile.

Tout Nietzsche pourrait se résumer ici dans un change-gement de conjonctions. Il faudrait substituer à l'au-delàde la révélation et de la métaphysique le par-delà de lavie et du devenir : par-delà le bien et le mal, par-delà laloi et la culpabilité, par-delà la création et I'histoire, par-delà le péché et la grâce, par-delà la liberté et la nécessité,par-delà les dualismes qui ont débilité et anéanti I'homme.L'au-delà remplit l'homme d'une fallacieuse nostalgie.Par-delà donne à I'homme une force innocente. L'au-delàest une destination céleste, castratrice et mensongère. Par-delà est un destin terrestre, plénifiant et courageux. L'au-delà promet sans tenir. Par-delà tient sans promettre. Lepremier est ontologiquement métaphysique et historique-ment dialectique. Le second est vitalement tragique.

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C'est ici, je pense, que I'on peut le mieux deviner ce queNietzsche a saisi de vrai dans la foi chrétienne et bienentendu ce qu'il ne pouvait en supporter, à ses yeux, defaux. Car la foi biblique est effectivement à bien des égardsplus une annonce du par-delà qu'une invitation à I'au-delà. La liberté chrétienne est un par-delà de la loi et dupéché, un par-delà de la présomption et du désespoir. LaBible ne convie pas à une ascension de l'âme délestée desa brouille avec le corps, ni à un mépris des instinctsréprimés par la raison, ni à une mauvaise conscienceenfermée dans la méfiance. Nietzsche a clairement perçula malédiction sur la vie que constitueraient de telles défor-mations platoniciennes du message biblique, puisquel'Evangile ne prêche pas la mauvaise nouvelle des dualismesde la terre, mais la bonne nouvelle de la guérison despéchés.

Mais voici lâché le mot qui est pour Nietzsche insup-portable : péché. C'est à ses yeux une invention des mani-pulateurs sacerdotaux de I'angoisse humaine, une fictionprofitable, une astuce de dominateurs. Tout se passecomme si le péché était inoculé et enseigné, mais jamaisrencontré, ni vécu. La faute appartient à la vie. Le péchéà la fiction. La faute est un apprentissage bénéfique, lepéché une maladie vilaine. Car la faute fait partie de ladureté créatrice du devenir, tandis que le péché est uneinvention pour corrompre. Au fond, Nietzsche se ressentlui-même malade de ce christianisme occidental, qui aempoisonné nos consciences, en retournant contre nous-mêmes les forces faites pour se battre et non pour s'accu-ser. S'il en veut à la Réforme, qui n'a pas guéri I'hommede la terreur médiévale, mais qui I'a dangereusement inté-riorisée, c'est pour n'avoir pas su, comme I'aurait pu laRenaissance, faire fleurir la vie. La Réforme, justementavec sa doctrine du péché, a eu pour conséquence de déve-lopper en chacun le souci morbide de sa culpabilité etde déchaîner socialement I'envie et la rancune. A cet égardla démocratie et le socialisme ne sont que des versionssécularisées de cette culpabilité et de cette rancune queNietzsche voit à a racine de tous les maux contemporains.Sécularisme et socialisme, loin de redonner à I'hommedéchristianisé une santé perdue, prolongent, sans mêmel'excuse de la croyance en Dieu, tous les effets pernicieuxde la morale chrétienne. Eux aussi calomnient la vie ensocialisant le péché sous la forme de I'injustice, et larancune sous celle de la revendication. Ils ne guérissent pasla maladie, mais ils la propagent. Ils détendent l'arc et ilsamplifient la décadence. Pas d'espérance donc dans leurspromesses de mensonge.

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lV La déception de Jésus

Mais Jésus savait-il déjà les ravages que feraient sesdisciples ? Ici je vois bien que nous devons demeurer dansune ambiguïté insoluble, puisque Nietzsche lui-même asigné ses toutes dernières lettres paroxystiques, tantôtDionysos, tantôt le Christ crucifié. Certes < I'Antéchrist >>est I'un des pamphlets les plus décidés et par certainscôtés les plus déchirants qu'un homme ait jamais écritsdans sa déception haineuse envers Jésus. Il veut y exercerle courage de l'interdit, en allant jusqu'au bout de I'outrage.C'est Jésus lui-même qui nous a inoculé le microbe deI'amour et s'est ainsi fait le multiplicateur de la misère,misère des faibles qui y justifient leur impuissance, misèredes forts qui y inhibent leur noblesse. Tout est chezJésus travail de faux monnayeur : Dieu devient, à ladifférence de tous les autres dieux, seulement bonté ! Or,cette bonté est le masque avantageux de sa propre impuis-sance. Dieu désormais se niche dans les encoignures dumonde, depuis que celui qui s'est astucieusement fait cru-cifier sur un gibet, prétend être son Fils unique. < Déjàdeux mille ans depuis lui et pas un nouveau Dieu ! > sLa contagion de ce Christ a corrumpu l'humanité. Lamonotonie de ce monothéisme-là s'est étendu comme uneombre pernicieuse sur tous les efforts de I'homme pourdépasser l'homme. Par haine de la vie on a désormaisprôné le sacrifice, par peur de la douleur on a conseillél'amour. Cet avorton a plongé le monde antique dans lahonte et le monde moderne dans la maladie. La rédemptionn'a été qu'une promesse creuse, et la vengeance des faiblesen a été le secret réel. Le christianisme a empiré le ju-daïsme, parce qu'il I'a propagé chez tous les peuples et quedésormais partout les soi-disant saints veulent faire fairepénitence aux véritables nobles. Or la sainteté est unmensonge impudent, car il ne suffit pas d'échouer dansla vie pour prétendre avoir raison contre elle. < La croixserait-elle un argument ? > a Mieux aurait valu pour lemonde que le scepticisme antique des vieux romainsI'emporte sur le fanatisme de saint Paul ! Mieux auraitvalu pour I'Europe le triomphe de César Borgia que celuide Martin Luther ! Nietzsche étouffe de colère, de dégoûtet de déception.

Il y a tout cela dans << l'Antéchrist >. Mais comments'empêcher de penser que seul un amour trahi peut entraî-ner de telles fureurs. Car dans quelques phrases soudaines,Jésus paraît celui qui seul a lui aussi aimé ce que Nietzsche

s L'Antéchrist, paragraphe 19. Collection 10/18, 1968.a L'Antéchrist, par. 53.

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recherche. < Qu'est-ce que le Christ a nié? Tout ce quiaujourd'hui s'appelle chrétien. >> 5 << Le mot de christia-nisme est une mésintelligence. Il n'y a eu au fond qu'unseul chrétien et il est mort sur la croix. >> << Le Royaumede Dieu n'est rien de ce qu'on attend. Il n'a ni hier, niaprès-demain. Il ne vient pas dans un millénaire. Il estune expérience du cæur. Il est partout. Il est là et nullepart. > Dans ces passages qui ne sont nullement isolés,Jésus apparaît, à la différence avant lui de Jean-Baptiste,qui appelle les pécheurs à la repentance, et après lui deSaint-Paul, qui construit l'édifice dogmatique du péchénécessaire à la grâce, comme celui qui aime la vie sanscalculs, sans remords, sans promesses. C'est un Jésusflagellé par les contempteurs de Ia vie, comme I'avaitdéjà été Dionysos. Un Jésus sans morale, sans au-delà,sans église, le Jésus du royaume qui est parmi nous au-jourd'hui et maintenant, si nous sommes capables davan-tage de donner que de prévoir, davantage d'affirmer quede protester, davantage de vivre que de nous venger. Jésusc'est I'amen sacré au monde, c'est le royaume de cette terrepar-delà le bien et le mal des petits jugements de la ran-cune. C'est, comme Nietzsche lui-même, un Jésus quititube sans comprendre pourquoi les hommes préfèrentleurs ténèbres à la lumière éternelle. Peut-être meurt-ilpour n'avoir pas cru à ce péché, auquel les hommesmalades tiennent tellement, car il leur autorise tous lesrepliements. C'est un Christ martyr de la haine humainede la vie. C'est pourquoi écrit Nietzsche : < Christ encroix est le symbole humain le plus sublime et le demeureratoujours. > I

V Chrlstlanisme ou bouddhlsme ?

Depuis la Renaissance, beaucoup de penseurs et derévoltés européens, nés dans l'héritage chrétien, se sontdemandé vers quelle autre école de pensée se tournerpour guérir I'homme occidental des méfaits du christia-nisme. La Renaissance déjà avait rêvé de l'Antiquitéplatonicienne et néoplatonicienne. La révolution françaisecherchera du côté des vertus de la République romaine,après que les philosophes du 18e siècle aient altemative-ment rêvé de l'ironie persane, de la sagesse chinoise et deI'innocence polynésienne. Le romantisme allemand son-gera aux liturgies de la Grèce archaïque. Marx appellera

5 Cité par Paul Valadier, Nietzsche et la critîque du christia-nisme, p. 393. Cogitatio Fidei, 610 p. Cerf Paris, 1974.

6Cité par Pierre Chazel, Figure de Proue, p. 55, Delachaux,7946.

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Prométhée le premier saint de son calendrier philosophiqueet tout notre temps cherche par-delà l'Europe des culturesnon chrétiennes dont la différence à la fois nous humilieet nous enrichisse.

C'est sans doute le bouddhisme qui représente ici lafigure la plus tentante, en tout cas pour ceux qui commeNietzsche se ressentent victimes d'une éducation corrompuepar le dogme du péché et qui aspirent à se guérir aussides fausses promesses de l'histoire. Dans << I'Antéchrist >>Nietzsche consacre plusieurs paragraphes à comparer lebouddhisme avec le christianisme, la tentation de I'Orientavec la décadence de I'Occident. Il trouve le bouddhismeplus réaliste, plus hygiénique, plus tolérant, fondamenta-lement plus honnête puisque chacun y est appelé à réformerson style de vie, sans que personne ne nous y garantisseun salut céleste. Le bouddhisme enfin lui apparaît infini-ment plus civilisé, sans faire usage de ces trompe-l'æil quine peuvent faire illusion qu'aux barbares, que sont lestrois dons spirituels paganisés par saint Paul: la croyanceinvérifiable, l'espérance illusoire et I'amour falsificateur !Pourtant Nietzsche voit dans le bouddhisme aussi le pro-duit d'une grande fatigue de vivre, même s'il lui apparaîtmoins menteur que le judéo-christianisme.

Zarathoustra lui ne vient ni de la Palestine, ni des Indes.Il vient de nulle part, de demain. Il annonce l'éternelretour de toutes choses à ceux qui auront appris, à sonécole, à danser I'aujourd'hui de la terre sans rêver d'unroyaume au ciel. Zarathoustra va seul, sans responsabilitéset sans rancunes. << Partout où l'on a cherché des respon-sabilités c'est I'instinct de vengeance, qui les a cher-chées. >> z Léger, ivre et sage, il dit un oui sacré à touteschoses, puisque par-delà tout dualisme, Dionysos le vraihéros de Zarathoustra est << la synthèse de I'affirmationvitale absolue et de l'éternel retour > 8. La négation esttoujours vengeance cachée. Seule l'affirmation est jubilationinnocente. C'est ainsi que la doctrine de l'éternel retour,qui n'est ni la promesse judéo-chrétienne du royaume deDieu qui vient, ni l'initiation bouddhiste à la dépossessiondu monde. devient un marteau dans la main de I'hommele plus puissant, un marteau pour abattre tout ce quidécevra et pour admettre tout ce qui sera.

Peut-on alors dire que l'éternel retour ne déçoive pas ?Personne ne l'ose car il semble bien que Nietzsche s'en-ferme ici dans une extrême solitude où le dégoût de touset de tout remplit ce que I'amour a déserté ! Nietzsche vit

7 Ainsi parla Zarathoustra, P. 2tO.e lean Granier : Le problème de la vérité dans la philosophîe

de Nietzsche, p, 553, Seuil, 1966'

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une agonie solitaire, après s'être fermé tout recours débi-litant. Nietzsche est dans un Gethsémané sans Dieu quil'abandonne, sans disciples qui le renient, seul avec lesanimaux qui le regardent et le ciel qui l'aspire. Midi.Minuit. Habitant d'un cosmos qui tourne en I'absence dutout autre, quelque peu comme le ciel tourmenté desderniers tableaux de Van Gogh. Il a vraiment été jusqu'aubout. Ce bout est un gouffre. Il le savait depuis l'origine.Mais il lui fallait y aller, par ce courage ou cet orgueil,qui sont eux-mêmes sans doute des vocations et des ten-tations, les tentations de I'amour déçu.

Voici quatre ouvrages remarquables sur Nietzsche :

Karl Lôwith, De Hegel à Nietasche, NRF, 1969.Jean Granier, Le problème de la vérité dans la philosophie de

Nietzsche, Seuil, 1966.Plus particulièrement pour notre sujet :Paul Valadier, Nietzsche et la critique du christianisme, Cerf,

1974.Olivier Reboul, Nietasche critique de Kant, PUF, 1975.

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Lherméneutiqueselon

Rudolf Bulmannpar Henri BLOCHER

En deux articles, M. Blocher, prolesseur à la Facultéde Théologie de Vaux-sur-Seine, nous introduira au pro-blème herméneutique. II présentera non seulement lestravaux de R. Bultmann et de P. Ricæur mais ses propresréflexions sur cette question cruciale.

L'ère post-bultmannienne est-elle révolue ou dure-t-elleencore ? Rudolf Karl Bultmann lui-même, né en 1884,reste un des derniers survivants de la génération des géants,de cette série de penseurs tous nés à la même époque quifont figure de pères de la théologie modeme : les Barth,les Tillich, les Teilhard et bien d'autres 1. Son influence,qui devint dominante après la seconde guerre mondiale,a-t-elle résisté à I'usure du temps ?

Les années soixante ont vu se déployer des critiquestrès dures, celles de Pannenberg et de Moltmann, quiparaissent rompre avec la problématique même du vieuxlion de Marbourg. La vague du structuralisme, partie deFrance, éloigne les lecteurs aux antipodes des préoccupa-tions bultmanniennes. Mais on relève aussi la protestationd'André Malet - il est, bien sûr, à la fois juge et partiepuisqu'il sert de prophète français à Bultmann - laprotestation : Bultmann n'est pas périmé 2. Les anciensélèves qu'on peut appeler post-bultmanniens fidèles, occu-pent encore des chaires prestigieuses. Surtout, le débat surI'herméneutique continue de se référer aux thèses de Bult-mann, même quand on espère le dépasser; I'analyse struc-turale, quant à elle, s'intéresse à tout autre chose, et neprétend pas se substituer à la théorie de l'interprétation.

lK. Barth est né en 1886, et P. Tillich également ; P. Teilhardde Chardin en 1881; parmi les < autres >, notons J. Maritain (1882),E. Gilson (1884), C. H. Dodd (1884), F. Gogarten (1887), E. Brun-ner (1889), A. Nygren (1890), R. Niebuhr (1892), H. Dooyeweerd(1894), C. van Til (1895).

e Préface de sa traduction de Bultmann, Foi et CompréhensionII : Eschatologie et démythologisation (Paris: Seuil, 1969) p. 8(abrégé dorénavant FC II).

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Nous proposons donc de dire notre décennie << post-post-bultmannienne >> : l'actualité de Bultmann pâlit mais per-siste, avec cette conséquence qu'on ne peut pas, simple-ment, l'ignorer.

Pour les théologiens de langue française, le retard éton-nant apporté à la traduction de Bultmann contribue à saprésence dans notre présent : le premier livre n'a paruqu'en 1950 (Bultmann avait donc soixante-six ans !) ; lebultmannisme n'a fait sa percée qu'après 1960, tandis quel'édifice barthien se désagrégeait et le nouveau catholicismes'enhardissait ; la publication de l'Histoire de la traditionsynoptique, de L921, est toute récente ; celle du Commen-taire de Jean seulement annoncée. Nous ne pouvons pasfaire l'économie de l'examen et du discernement.

C'est l'herméneutique de Bultmann qui retiendra notreattention. Elle constitue à nos yeux la part la plus instruc-tive de son æuvre, même et surtout pour celui qui n'est pasd'accord. Bultmann se signale, en effet, parmi ses pairs enérudition, historiens et philologues, par son effort de luci-dité principielle. Il est I'homme de la réflexion méthodolo-gique, et pré-méthodologique : celui qui s'interroge sur laconceptualité à mettre en ceuvre, celui qui remet en causeles notions premières. L'intelligence tranchante comme lebistouri d'un chirurgien, il se montre radical non seule-ment au sens courant d'extrême (dans la critique des inter-prétations traditionnelles), mais au sens propre : c'estI'homme qui cherche les racines. Qui veut I'appréciersérieusement doit devenir radical à son tour.

La démythologlsatlon

Le grand public chrétien connaît d'abord Bultmanncomme le champion de la démythologisation. Sa conférencede L94!, < Nouveau Testament et mythologie >s, a faitl'effet d'une bombe théologique, comparable pour AndréDumas, à l'effet du Rômerbriel de Barth en 1919 r. Bult-mann, auquel nul ne reprochera d'user de circonlocutionsdiplomatiques, affirme dans le même souffle que I'universdu Nouveau Testament est tout entier mythique ; qu'un telunivers s'accepte ou se rejette totalement ; qu'il serait< impossible et insensé )) pour nous de tenter d'en main-tenir I'image ; que ce serait contradiction irréductible detout notre comportement de modernes. < On ne peut.utiliserla lumière électrique et les appareils de radio, réclamer

r Trad. par O. Laffoucrière dans le recueil bien composé,L'interprétation du Nouveau Testament (Paris : Aubier-Montaigne,195s) pp. 139-183 (abrêeê INT).

a < Rudolf Bultmann : Foi et Raison > Foi et Vie 65" année.n' 3 (maijuin 1966) pp. 5 s.

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en cas de maladie des moyens médicaux et cliniques mo-dernes et, en même temps, ctoire au monde des esprits du\ouveau Testament. > Dans les controverses déclenchéespar ce texte explosif, et que reflètent les volumes dekerygma und Mythos, Bultmann n'a pas arrondi les angles.It ciiiique ceux qui ne démythologisent qu'à moitié et sansméthodè, tels Thielicke ou Reinhold Niebuhr 5' Dans saréponse au philosophe Karl Jaspers, qui lui prêtait un tropgrànd reste d'orthodoxie, Bultmann proteste que Jaspersét lui pensent exactement de même sur le sort du cadavrede Jésùs dans son tombeau : impossible qu'il ait repris vie 6.

Aucun < Mirakel >> n'est plus tolérable pour un hommequi pense au XX' siècle 7.

Frappé par les références à l'homme moderne, et ce qu'ilpeut a-dmettre, le lecteur pourrait prendre Bultmann pourun apologète. I1 pourrait voir en lui un passionné de lacomÂuniéation, un évangéliste prêt à tous les sacrificespour mieux persuader, un émule de Paul se faisant toutà tous, scientiste avec ses contemporalns pour en gagnersi possible quelques-uns. Bultmann exprime en effet plu-sieurs fois sdn désir d'éliminer le faux scandale de la con-ceptualité mythologique, -auquel s'achoppent aujourd'huiceux, qui avec raison, refusent le sacrilicium intellectuss'Karl Bàrth discerne un aspect apologétique dans I'entre-prise bultmannienne - mais c'est pour reconnaître aussi-iôt qu" c'est un aspect secondaire e. Car c'est là ce qu'ilfaut souligner : I'homme moderne dont parle Bultmann,c'est lui-;ême avant d'être un interlocuteur possible ;Bultmann n'est pas mû par le souci de persuader, mais lesouci de rigeur intellectuelle, de conséquence théologique'On peut méme te demander si la conception scientifiquede lâ nature commande, en dernière instance, la démytho-logisation, ou si elle ne dépend pas à son tour d'une con-viètion plus déterminante. Si Bultmann avait été un apo-logète, il aurait pu s'inquiéter devant _le succès mitigé dela-prédication dé ses disciples: elle n'a guère fait affluerdans les églises ces hommes modernes enfin libres decomprendre l'Evangile... Mais la démythologisation n'avait

5 /NT PP. 191 s.6 Etudei- Théologiques et Religieuses 1954, no l, p,. -79. -^ -? < A propos du-pioblème du miracle >,. trad. A. Mtlet, FC I ;

L'historiôité'de I'homme et la révélation (Paris : Seuil, 1970) pp'

240-257.E P. ex. < Jésus-Christ et la mythologie > trad. de Ch. Payot, dans

lésus, mythologie et démythologisalioz (Paris: Seuil, 1968) pp'

205, 191 (abrégê lésus).Tu ludàlf Bïtmann, un essai pour le comprendre > trad. G'

Cottier dans I'ouvrage collectif Ôomprendre Bultmann (Paris :Seuil, 1970) p. 178 (abrégé CB).

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pas vraiment cette fin, qu'elle n'a pas atteint ; elle ne prendson sens que comme mise en æuvre de l'herméneutiquebultmannienne.

L'antlthèse premlère

Nous n'avons pas à chercher très longtemps ce qui est àla fois le point de départ et le fil d'Ariane. Tout dépendchez Bultmann d'une opposition qu'il évoque de diversesmanières : opposition de la nature et de l'histoire (espritou liberté); opposition des sciences de la nature, où ils'agit d'expliquer, et de l'interprétation de I'histoire, oùil faut comprendre - s'gsf l'antithèse de Wilhelm Dilthey(1833-1911), le philosophe que Bultmann veut prolongerdans sa théorie herméneutique to ; opposition de la raisonthéorique, avec le savoir qu'elle accumule, ses véritésgénérales et objectives, et ce qui concerne I'existence deI'homme, sa spécifité humaine. L'exégèse selon Bultmann( commence par distinguer clairement, parmi les énoncésdes textes, ceux qui ont trait aux phénomènes naturels,aux événements spatiaux et temporels, et ceux qui mettenten question l'être de l'homme > 11. A tout moment, Bult-mann rappelle : < ce qui est en jeu, c'est de décider com-ment I'homme peut et veut se comprendre: comme essen-tiellement naturel ou essentiellement historique ? >> r2.L'homme moderne, spécialement, se comprend < tout entiersoit comme nature, soit comme esprit - tout en étant dansson ipséité authentique différent de la nature > 13.

Ainsi se décide quelle idée de révélation Bultmann re-tiendra. Guidé par le < ou bien - ou bien > kierkegaardien,il pose qu'il n'y a que deux possibilités : << communicationd'un savoir ou événement qui nous atteint ), et il insistesur leur exclusion mutuelle : < Si la révélation doit nousfaire atteindre notre être authentique, elle ne peut être quel'une des deux possibilités et l'une ou l'autre des deux com-préhensions doit être fausse, doit être une mauvaise inter-prétation. >> 14 La conclusion d'une enquête ainsi orientéene peut surprendre:

Qu'est-ce donc qui est révélé 2 Absolument rien tant quela quête que I'on fait de la révélation est la recherche dedoctrines auxquelles aucun homme n'aurait pu arriver etde secrets qui, quand ils ont été communiqués, sont susune fois pour toutes. Mais tout a été révélé en tant que

10 L'antithèse de Dilthey est évoquée, p. ex. dans FC II : Escha-tologie et démythologisation trad,. A. Malet (Paris : Seuil, 1969)p. 385.

11 lNT p. 99 (trad. d'4. Malet voisine dans FC I, p. 136).t2 lbid. p. 77 (FC I, p. 468). LE lbid. p. 144.taFC II, p. 16.

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.e révélation éclaire l'homme sur lui-même et qu'il peutde nouveau se comprendre lui-même 15.

Ce qui vaut de la révélation vaut évidemment pour laParole de Dieu et sa vérité. La Parole de Dieu ne commu-nique aucun contenu informatif, elle est pur événement,pure interpellation, elle < n'est jamais vraie que commeapostrophe > 16. Cela vaut aussi pour Jésus-Christ comme laParole, selon Jean 1?, et Bultmann plaide que cette notionde parole prolonge celle de I'Ancien Testament : < Ce quiest ici déterminant pour la notion de parole c'est le laitqtt'elle est proférée, ce n'est pas sa signification. > te

La force du contraste doit être perçue. Pour la nature,et la science de la nature, vaut un déterminisme sans fis-sure : il faut supposer <( un monde clos et un cercle decauses et d'effets >> que rien ne peut ébrécher ts ; l'histoiremême << est considérée comme une totalité sans failles etqui se suffit à elle-même > lorsqu'on adopte le point devue de I'objectivité explicative 20. A I'opposé, pour I'esprit,et pour I'interprétation selon I'historicité, l'indéterminismeest âussi rigoureux : < Ce que nous comprenons par I'his-toricité du Dasein humain, c'est que son être est un pou-voir-être )) 21 ; non seulement I'interférence des < esprits >>est exclue, mais la grâce ne saurait être infusée et produireune qualité constatable dans l'être du croyant 22 ; même1'objectivité d'un devoir édicté par une instance supérieureserait incompatible avec << I'acte libre > qui doit < jaillirde notre être existentiel > 23 ; la personnalité historico-temporelle, << n'est stable qu'en tant que possibilité qui doittoujours se réaliser >> 24 - la seule constante, c'est qu'iln'y en a pas !

L'affirmation de Dieu ne remet-elle pas en cause I'absolude cette opposition, et la pureté de ce pur possible quedevient l'être de I'homme ? En un sens, elle le fait, et nous1' reviendrons. Bultmann prêche avec éloquence I'exigenceabsolue de Dieu - la constitution d'une << vision dumonde )) est pour lui fuite devant cette exigençszr - sl,simultanément, la nécessité d'un don fait à I'homme pourqu'il accède à la vraie liberté 26. Il peut même écrire que

t5 lbid. p. 44 (cl. pp. 45, 46).1o/Nr p. 97 (FC I, p. t33).tz lbid. p.235 (FC I, pp.653 s.; cf. p. 291).18 Fc 1 p. 301. 10 INT. p. 185.20 Jésus p. 190. 2t INT. p. 98 (FC I, p. I34).22 lbid. p. 97 (FC I, p. I33).23 FC I p. 44.2a Histoîre et eschatologie, trad. R. Brandt (Neuchâtel-Paris :

Delachaux et Niestlé, 1959), p. 126 (abréeê HEL25 FC I, p.326.26 P. ex., HE, pp. 128 s. ; FC II' PP. 92 s,

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la vraie liberté << n'est possible que si le comportementhumain est déterminé par un motif qui dépasse les limitesde I'instant présent, c'est-à-dire par une loi >>, la loi deDieu, et que << la foi est une sécurité > zz. Mais il ne fautpas se méprendre sur la portée de ce langage - à la pagesuivante, Bultmann dit de la vraie liberté : < elle est uneliberté dans l'insécurité >>, et il faut discerner que I'exigenceet le don de Dieu sont pensés de façon originale, de façonà convenir à I'antithèse principielle. La loi de Dieu n'im-plique aucune < directive concrète ,, ze ; la foi qui lui obéitn'est que < la disponibilité pour l'avenir inconnu que Dieudonnera rr, ,. le fait d'être ouvert au futur de Dieu en facede la mort et des ténèbres >> 2e. C'est I'indéterminationmême. Le rôle de la grâce n'atténue pas cette indétermina-tion, mais les deux se disent ensemble, dans un paradoxeirréductible 30. Le sens même de la référence à Dieu sequalifie si bien que I'antithèse fondamentale reste intacte :Dieu est tellement Tout-Autre qu'il ne la menace plus, iln'est ni un donné ni une tâche, on ne peut parler de luiqu'en parlant de soi-même, < parler de Dieu par énoncésscientifiques, c'est-à-dire sous forme de vérités générales >>est pire qu'erreur et il lusion: c'est péchéar. L'oppositiondu déterminisme et de l'indétermination commande iciencore.

On saisit, dès lors, la portée de la définition très per-sonnelle que Bultmann donne du mythe. Sous sa forme laplus brève, elle se lit : < Le mythe objective I'au-delà enici-bas ,, 0z ; il mondanise et naturalise ce qui se rapporteà la liberté, il traite l'histoire (Geschichte, celle des déci-sions existentielles et non des faits observables) commele produit de causalités pseudo-naturelles. Il faut démy-thologiser parce que le mythe contredit ainsi au déter-minisme naturel, mais il faut démythologiser surtout parcequ'il mélange ce que I'antithèse sépare, parce qu'il insultela compréhension de l'être de l'homme comme pouvoir-être, et parce qu'il offense la compréhension de Dieu quilui est liée. C'est pourquoi les formules les plus fracas-santes de la conférence de 1941 n'expriment que le bult-mannisme superficiel. C'est pourquoi, aussi, Bultmann nefait pas de la démythologisation le simple rejet de repré-sentations pré-scientifiques : ( Son but n'est pas d'éliminer

27 Jésus, p. 209. C1.. p. 243.28 lbid. p. 95 ; cf. HE, p. 34.20 lésus, p, 201. Etre : pouvoir être signifie que I'homme est

perpétuellement futur: < La futurition (Zukùnftigsein) est la réalitémême de I'homme > FC II, P, 387,

30 < Grâce et liberté >> FC I, pp. 534-547.3r FC I, pp. 27, 37, 36.3t INT, p. 189 ; Jésus, p. L93.

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les énoncés mythologiques mais de les interpréter )) ; ( lamythologie exprime une certaine compréhension de l,exis-tence humaine >, il faudra la dégager 38. En effet, si le mythetrahit la liberté, il y avait une liberté qui tentait de s'expri-mer, et il faudra en retrouver la démarche, en la traduisantdans une langue non-objective u.

Rejoindre la liberté dans la trace des textes, c'est lebut de toute interprétation, que ces textes soient ou nonmythologiques. Quel sera le chemin ?

Les étapes de l'lnterprétationUne fois terminé le travail de la raison objective, avec

son point de vue déterministe, sur les énoncés des faits.il reste à comprendre les énoncés d'existence (purs ouenglués dans le mythe). Cette tâche requiert, dit Bultmann,une précompréhension.' < toute interprétation est néces-sairement portée par une certaine précompréhension de lachose dont on parle ou qui est en question > 35 ; << Je nepuis manifestement comprendre un texte de cette sorteque si j'apporte déjà avec moi une précompréhension dece dont il parle. > so

Bultmann désigne lui-même les grands ancêtres dont ilfait fructifier l'héritage. Schleiermacher le premier a vul'importance d'une affinité préalable, d'une parenté entrel'auteur et I'interprète : << Chaque homme a une Empfiing-lichkeit, une sensibilité semblable à celle des autreshommes et, de ce fait, il peut comprendre ce qu'ils ontdit. > 37 Dilthey a développé cette conception : pour lui,c'est la participation commune à la Vie, dont les ceuvresculturelles sont ( expressions caractéristiques >, qui permetla communion herméneutique des esprits aa. Bultmannrattache lui aussi la précompréhension à un < lien vital >>(LebensverhàItnis) 30, mais il ne s'agit plus tant de vie qued'existence et d'histoire : < L'histoire n'acquiert de sens quelorsque I'historien vit dans I'histoire et qu'il prend part.> 40Nous interpréterons les sources, promet Bultmann,

à partir de la présupposition qu'en elles se trouvent ets'expriment autant de possibilités de I'existence humaine.C'est pourquoi nous ne comprendrons définitivement untexte que si nous sommes définitivement au clair sur lespossibilités de I'existence humaine 11.

ss lésus, pp. 192 s.s Troisième langue, après celle des sciences et celle des mythes,

/.VT p. 193; langue analogique, Iésus pp.203 et 23L.35 lNT p. 59 (FC I, p. 617).36 FC I, p. I42. sI HE p. 94.æ lbid. pp. 94, 105.ss lbid. p. 95; INT p. a9 @C / p. 605) ; Jésus p. 216.ao HE p. LOt. 41 FC I p. 135 (/N1 p. 98).

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Comment accéder à cette clarté définitive ? Intrépide,Bultmann ose ( poser la question de la ' juste ' philoso-phie > 42. De l'audace, encore de l'audace ! Il n'hésite pasiur la réponse à faire au XX" siècle. Martin Heidegger,dans l'æuvre célèbre qu'il rédigeait alors qu'il était col-lègue de Bultmann à Marbourg, dans Sein und Zeit (192-7)-l prolégomènes à une nouvelle ontologie phénoménolo-gique -- Heidegger a développé en toute leue-g, la pré-éompréhension nécessaire à I'interprète. Il suffit de luiempiunter son analytique du Dasein, sa définition desexistentiaux, que Bultmann traite comme des structuresformelles de l'existence (ma décision concrète est existen-tielle, que je doive toujours me décider est existential). Onaura ainsi un inventaire des possibles qui servira de grillede lecture. Et qu'on ne craigne rien pour I'indéterminationdu < pouvoir-être > (c'est Heidegger qui a parlé du pouvoir-être) : I'analyse existentiale reste purement formelle, quandelle met en lumière les catégories de souci, de l'être-dans-le-monde, de l'être-pour-la-mort, de l'être-avec, etc..., ellese borne à décrire I'indétermination même du pouvoir-êtredans le monde. Bultmann adopte donc tout ce pan deI'æuvre de son collègue non chrétien, et il le fait pour leNouveau Testament même 43 avec deux justifications :d'une part < il s'agit d'une recherche philosophique qui seveut phénoménologie, qui veut amener les phénomènes àse môntrer eux-mêmes ) 44 - garantie contre une défor-mation éventuelle ; d'autre part ( l'analyse existentiale duDasein de Martin Heidegger semble n'être qu'une représen-tation profane et philosophique de ce que le Nouveau Tes-tament avait perçu de la réalité humaine > as. L'affinitépeut s'expliquer d'ailleurs par I'hérédité spirituelle : Hei-degger pourrait dépendre du Nouveau Testament via Kiet-kegaard le luthérien.

Une difficulté surgit pourtant. Faut-il admettre une pré-compréhension de Dieu ? Peut-on comprendre sans elle ?Et pourtant Heidegger ne paraît pas la donner. Deux ma-næuvres agiles permettent à Bultmann d'éviter cet écueil.Oui, < il est possible d'analyser le Dasein humain sansconsidérer le rapport homme-Dieu > 46. Il le faut, même, sila connaissance de Dieu doit rester événement concret,existentielle. Mais de précompréhension on peut parlerquand même, au sens < augustinien > de I'inquiétude du

az lésus p. 220.as Pas dé différence entre le N. T. et les documents historiques

en général, FC I p. I45.44 INT p. It9. 46 lbid. p. 163. Cf. lésus p. 22L.46/N? p. 20].. Semblablement, Jésus p.222'

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Jùur, au sens non du savoir, mais de la question de Dieu +2.Dieu n'est pas nommé, mais c'est lui qu'on cherche commela vérité dans un monde énigmatique, ou la délivrance de.a mort 48. < Saisir I'existence humaine dans sa relation àDieu, cela ne signifie pas autre chose que saisir mon exis-ience personnelle > 4e, et c'est bien de la possibilité de leiaire que s'occupe Heidegger.

La précompréhension assurée, il faut s'engager dans lelexte. Comment Bultmann décrit-il la première démarchede I'interprète, inauguration stratégique ? Le poids dupréalable se fait encore sentir. Le lien vital est premier ;

à partir de cet intérôt à la chose, s'éveille la manière deposer la question,le'sLtr euoi' - Woraulhin - de I'inter-,ogation, et donc, le principe herméneutique > 50. Bultmann:ait remarquer qu'il ne s'agit pas seulement du choix d'unroint de vue qui laisserait intact I'objet à connaître, etresterait accessoire dans la compréhension ; ( l'objet dela recherche historique dit-il avec E. Frank, n'est pas une.'hose en soi, indépendante de I'esprit qui le contemple > rt.L'interogation du texte est application de I'analyse exis-rentiale, qui permet de discerner, souvent mieux que I'au-teur lui-même, la possibilité d'existence qu'il a choisi deréaliser 52.

Ce stade n'est pas encore le stade de la compréhension.Il faut passer de I'existential à I'existentiel, du possible ài'actuel, de la précompréhension à la décision. Placé devantun possible qui est mien comme humain, je ne comprendsqu'en choisissant. La fonction du texte, c'est d'ouvrir desoossibilités, d'appeler I'auteur < hors de lui-même, c'est-à-dire de son ipséité inachevée, pesante, et sans cesse aupéril de sombrer dans le durcissement > ; < la compréhen-sion ne s'accomplit que dans I'affirmation et la négationmêmes >, elle < est donc toujours en même temps résolu-tion, décision >. << L'exégète réalise chaque fois son pou-çoir-être. > 53

47 lbid. pp. 64,70. ee FC II p. 174.ae Jésus p. 222. Cf.. FC I p. 466.50 1NT p. 59 (FC I p.617). Cf. lésus p.216.sl HE p. L0-l-.32 FC I p. 75 : Bultmann exhorte Barth à reconnaître qu'ils inter-

prètent tous deux Paul < de façon critique >, ce qui < signifie le.'omprendre mieux qu'il ne s'est compris >. C'est une formule dil-:heyienne que Bultmann n'a jamais reniée, et qui correspond à sarratique. Paul Ricæur, dans sa < Préface >> an Jésus, p. 18, veutopposer sur ce point Bultmann et Dilthey, mais il ignore cette.éférence, Ce qu'on peut relever, c'est que chez Dilthey ce flou,ie la Vie dissout la frontière entre l'écrivain et le lecteur, alors;ue dans la netteté bultmannienne des décisions, auteur et inter-:rète restent bien distincts.

53Voir /NT pp. 58, 98, 107, ou FC I pp. 615, I35,144.

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Cette compréhension de la compréhension s'accorde avecle rejet de toute idée d'enrichissement théorique quandil ne-s'agit pas des sciences de la nature. T'interprétationhistoriquè permet < I'auto-connaissance de I'esprit vi-vant > 50, or, comme Bultmann dit plus souvent : la com-préhension de soi ( Selbstv erstiindnis ). La plus grande -sub-jectivité y est la plus grande objectivité, au sens de méthoderigoureusement appropriée 5s.-Qu'arrive-t-il

d'unique dans l'éxégèse du Nouveau Testa-ment ? Il semble qu'on puisse ainsi répondre : la compré-hension de soi què Bultmann y détecte a été choisie enréponse à l'événement du kérygme, par des hommes-,queI'interprétation divine avait touchés. Or cette compréhen-sion ôe soi, ouverture totale à I'avenir, n'est accessiblequ'en un tel événement. Placés devant le texte, nous lesbmmes donc aussi sous I'interpellation dont ils font en-tendre l'écho ; nous pouvons nous décider comme I'a faitPaul, comme I'a fait Jean. Une ambiguïté, cependant,obscurcit à nos yeux le rapport de l'événement à la déci-sion. D'ordinaire il y a compréhension dans le non commedans le oui, dans le refus comme dans l'adhésion: est-ceencore vrai en face du kérygme ? Surtout, est-ce l'événe-ment de l'interpellation qui permet la décision libérée,ou cette décision qui fait l'événement ? Bultmann sembleaffirmer la première thèse, comme il le fait ordinairement :par I'interpellation, << l'homme est placé devant la déci-iion r, et voici que trois lignes plus bas, il dit de la parole-:<< c'est à I'auditeur qu'il appartient de la faire devenir évé-nement > 56 ! Il ne s'agit pas du paradoxe fréquemmentinvoqué, mais d'une imprécision gênante' qui pourraittrahif la difficulté d'articuler la théorie herméneutique etla notion du kérygme. Indice qui avertit peut-être contrela tentation d'un excessif respect... Mais n'anticipons passur la nécessaire critique ; il faut encore déployer les pres-tiges bultmanniens.

La cohérence de I'euvle

Sans contredit, quand on jette un coup d'æil sur le rap-port de I'herméneutique à toute l'æuvre de Bultmann, ilèst difficile de réprimer son admiration. Rarement ontrouve atteinte parèille convergence, pareille coincidence,entre la méthodè et les résultats, comme les prolongementsdonnés par Bultmann aux inspirations qu'il a reçues : ila butiné sur bien des fleurs, et c'est toujours le même miel !

Quel est le sens des grands thèmes du Nouveau Testa-ment, une fois que Bultmann les a purifiés d'une concep-

5a HE p. lO3. 55 lbid. et souvent ailleurs.

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tualité périmée, objectivante ? Comme par un merveilleuxhasard, la justification par la foi ne signifie rien d'autreque la compréhension de l'existence qui est au cæur del'herméneutique. L'antithèse des ceuvres et de la foi répondà celle de la nature et de la liberté: chercher la justifica-tion des æuvres de la loi, c'est demeurer dans I'existenceinauthentique où la liberté oublie son risque essentiel, oùelle se mondanise, où elle se traite elle-même comme unobjet naturel et s'asservit aux déterminismes de la nature ;la justification par la foi, c'est l'ouverture à I'avenir. Admi-rable coïncidence : c'est aussi le sens de l'eschatologie !On sait l'importance de l'eschatologie dans le NouveauTestament, depuis la double révolution de Joh. Weiss etd'A. Schweitzer; il n'est pas question pour Bultmannd'attendre un événement cosmique futur - ce serait de lamythologie - mais il dégage l'intention de I'eschatologie :elle veut exprimer que l'accès à I'existence authentiqueest la négation du monde (de la nature avec ses détermi-nismes) ; si le monde est nié, c'est la fin du monde ; lafin du monde arrive à chaque instant dans la décision dela foi, et la vie chrétienne est eschatologique parce qu'elleest << démondanisée > (Bultmann aime parler d'Entwelt-lichung). Encore une fois I'antithèse première ! L'éthiquede l'agapé se traduit de façon parallèle : elle ne demandeque la pure disponibilité, I'ouverture. Ces quelques traitssuffisent à montrer la cohérence exceptionnelle entre lesprincipes herméneutiques et les conclusions obtenues auterme de leur application. On ne s'étonne pas trop quepour Bultmann Paul ait démythologisé en partie, et Jean,tout à fait (Bultmann excise dans le IV' évangile les quel-ques versets gênants).

Si I'on passe aux traditions dont Bultmann se réclame,et aux fruits qu'il leur fait porter, c'est la même conver-gence !

Bultmann se voit et se veut luthérien : il plaide que << ladémythisation radicale est le parallèle de I'enseignementpaulinien et luthérien de la justification par la seule foi,sans les æuvres de la loi. Or, plutôt, elle n'est que sonextension logique au domaine de la connaissance > 57. L'arr-tithèse accentuerait le dualisme luthérien des deuxRoyaumes, de la vue et de la foi, tandis que l'accent sur1a subjectivité retrouverait le fameux ( pour moi > de laDiété luthérienne: Bultmann se délecte de la fameusesentence de Mélanchthon : << Hoc est Christum cognoscere,beneficia ejus cognoscere, non ejus naturas, modos incar-nationis intueri > 58. Karl Barth lui-même ose suggérer que

5r lésus, p. 180.51 INT p.217. s8P. ex. FC I pp.299,539.

2t

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la clé luthérienne est celle qui ouvre le mieux la compré-hension de Bultmann rs.

L'inspiration philosophique de Bultmann est connue.On doit relever qu'il estime lui-même que la pensée deHeidegger << fait droit, en radicalisant son projet, aux véri-tables motifs de l'idéalisme allemand > 60. Georges Cottiera raison de voir dans le discrédit jeté sur la raison théo-rique, et I'opposition entre raison et existence, un avatar< radical > du motif kantien, la limitation du savoir (raisonpure) et la séparation rigoureuse de la croyance (raisonpratique) 61. Marbourg était d'ailleurs la citadelle du néo-kantisme.

Et, ce n'est pas seulement la philosophie critique maisaussi la critique biblique libérale qui aboutit à Bultmann(entre les deux, il y a bien sûr plus qu'une affinité cultu-relle ; il y a une véritable communication historique). Ladisjonction de la foi et de Ia Parole de Dieu d'un côté, dela Bible et des faits sur lesquels elle prétend informer, del'autre, devient une nécessité vitale dès lors que la Bibleest soumise à une critique rationnelle autonome, à unecritique dominée par la < vision du monde >> moderne.A. Ritschl I'avait compris, qui séparait rigoureusement lesjugements de fait et les jugements de valeur pour reléguerla foi dans la seconde catégorie. Mais la disjonction atteintchez Bultmann une violence paroxystique, en même tempsqu'une transparence cristalline ; dans ce sens on peut direqu'il est le libéral qui pousse le plus loin la logique du libé-ralisme, la logique de la séparation foi/faits, Parole deDieu/Ecriture. On a pu remarquer que la Formgeschichtedont Bultmann fut le pionnier, et qui renouvelait la mé-thode de l'école de I'Histoire des religions, va comme ungant au projet disjoncteur : elle traite les évangiles commeI'expression de la loi de la communauté, et non pluscomme le rapport des lails de I'histoire de Jésus 62. Il vautla peine de souligner la conscience qu'a Bultmann de re-cueillir I'héritage libéral. Dans une esquisse auto-biogra-phique, Bultmann rappelle que sa sympathie pour la théo-logie de la crise ne lui a jamais fait condamner simplementle libéralisme ; < au contraire, écrit-il, j'ai tenté dans monæuvre entière, de développer la tradition de la recherche

ss CB gp. 181 ss.80 Cité par René Marlé, Bultmann et I'interprétation du Nou-

veau Testamenr (Paris : Aubier-Montaigne, 1956) p. 80,61 <'Jésus-Christ et la mythologie' : Analyse des présupposés

épistémologiques>>, in CB p,96; nous estimons cet essai le plusperspicace, sur Bultmann, de toutes les analyses parues en français.

o2 C'est le maniement bultmannien de la Formgeschichte ;d'autres auteurs l'ont utilisée de façon plus conservatrice, surtoutV. Taylor (cf. aussi O. Cullmann).

, J

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historico-critique telle que la pratiquait la théologie 'libé-

rale'... ) 68. Il n'a jamais pu voir dans les efforts ortho-doxes que compromis peu honnêtes. Il s'écrie: < Loué soità tout jamais >> l'auteur d'un article selon lequel << la voca-tion de la théologie consiste à faire courir des risques auxâmes, à conduire au doute, à ébranler la foi naive >> 64. Il semoque de ses collègues plus conservateurs, alarmés par ladestruction des données de fait : < Je laisse tranquillementbrûler tout cela, car je vois que ce qui brûle c'est toutesles chimères de la théologie-deJa-vie-de-Jésus, c'est-à-direle Christ kata sarka en personne. > ô5 Les théologies duJésus historique étaient libérales, mais Bultmann se donnele droit de les dédaigner en radicalisant Ia critique qu'ellesimpliquaient déjà: son néo-libéralisme est le libéralismele plus rigoureux.

C'est une force - et c'est une faiblesse, si le libéralismea pris le mauvais aiguillage. Les reproches qu'on adressele plus communément à Bultmann touchent, le plus sou-vent, tout le libéralisme ou modernisme - mutatis mutan-dis !

L'appauvrlssement du message

Avant de sonder les présupposés d'une interprétation, ilest légitime de juger I'arbre à ses fruits, d'apprécier lesrésultats. Un privilège doit rester au sens commun, à lalecture naïve: arrière-fond sur lequel se détachent toutesles entreprises scientifiques. Confrontée à cette lecture,I'exégèse existentiale donne-t-elle I'impression d'une éluci-dation libératrice (ce que veut être toute exégèse) ou d'unemutilation malheureuse ? Beaucoup d'auteurs pèsent Bult-mann dans cette balance, et le trouvent plus léger queBelchatzar. Le grand reproche qu'on lui fait, c'est d'avoirréduit, appauvri, rétréci, desséché; son interprétation serévèle, en fin de compte, déperdition. Bultmann ne faitpas mieux que les libéraux, décapant un < noyau >> seuldigne de préservation 00. Prétend-il restituer la véritable

os Ce texte a paru d'abord en anglais, traduit par SchubertM. Ogden qui I'avait demandé ; nous citons d'après sa collection,Existence and Faith: Shorter Writings ol Rudolf Bultmann (Meri'dian Book ; Cleveland et New York: World Pub. Co., 1960) p. 288.

6a FC I p. Ll.s5 lbid. p. 116. Bultmann fait allusion à 2 Co. 5. 16 en faisant

du < Chrisi selon la chair > le Jésus historique. On est consternépar un tel contresens dans ce verset: kata sarka ne qualifie pas lenom ( Christ > mais le verbe << connaître > ; connaître selon lachair (n'importe qui, v. 16a), c'est connaître selon une optique trophumaine (selon I'homme, 1 Co. 3.3), selon le monde, ou le siècleprésent avec leurs présupposés.

ooCottier, CB p. IL7. ozK. Barth, CB pp. 161 ss.

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intention ? C'était déjà le cas de Schleiermacher ou deBiedermann I sz La précompréhension joue le rôle du litde Procuste : on coupe tout ce eui dépasse ! oa

Il faudrait, pour le montrer, tout reprendre ! Tout com-mence avec la conceotion de la Parole de Dieu: RenéMarlé proteste à bon'droit que << la Parole de Dieu, telleque la contient la Bible et telle qu'elle ne cesse de retentirdans l'Eglise, en même temps que l'acte sauveur da Dieuvivant se présente aussi comme le d.iscours que le Dieude vérité a tenu et continue de tenir aux hommes... > 6e ;rien ne subsiste de I'autorité des Ecrits, que le NouveauTestament ne cesse d'invoquer. La notion biblique de foiest pareillement tronquée, voire truquée : croire, dans laBible, c'est prendre appui sur les faits, c'est s'établir surle rocher et non pas sauter dans le vide d'un avenir indé-terminé ; avec Vy'. Pannenberg, enfin un Allemand degrand renom académique qui ose le dire et rompre lecharme kantien ! Il dénonce bien le cliché qui loge I'es-sence de la foi dans le risque et sépare la signification dufait 70. C'est Karl Barth, cependant, qui s'indigne de laplus énorme absence, celle de l'incarnation : après avoirmontré que les échos qui subsistent chez Bultmann dumessage néo-testamentaires sont moins fidèles qu'on lecroirait à première lecture zr, Barth conteste puissammentla définition du mythe : plutôt que l'objectivation de l'au-delà, le mythe n'est-il pas divinisation des forces ter-restres ? Au contraire, la proclamation du Nouveau Tes-tament, originale, n'est-elle pas qu'<< il a plu à Dieu des'humilier lui-même et, par conséquent, de devenir... tem-porel, terrestre, matériel et - horribile dictu - da-table ? > 72. Jésus-Christ est poussé en marge < dans cettesingulière obscurité d'un simple 'point de départ' (lYo-her) >> 7s, dont il est difficile, en effet, de tirer le Jésus deBultmann. Bultmann tient à rattacher le kérygme au faitde Jésus (le pur dass de son existence), mais c'est unetangence en un seul point: < Du point de vue du contenu,il n'y a donc besoin d'être instruit de rien concernant Jésussinon de ce Dass qui a son commencement dans la vie his-torique (historisch) et qui devient sans cesse événementdans la prédication de la Communauté. > z4 Bultmannreconnaît que pour la foi chrétienne, la mission et la venue

s K. Barth Dogmatique IV, I'**, trad. F. Ryser (Genève : Laboret Fides, 1967) p.125.

6e Bultmann et la loi chrétienne (Foi vivante n" 40 ; Paris :Aubier-Montaigne, 1967) pp. 108 s.

70 Esquisse d'une christologie, Irad. A. Liefooghe (Paris : Cerf,1971) pp. 128 ss.

71 CB pp. 145 ss. z2 lbîd. p. L66.78 lbid. p. t5O 74 FC I p. 326.

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du Sauveur constituent un événement historique, mais ilajoute : << Toutefois on ne saurait y attacher une grandeimportance. > 75 Jusqu'aux disciples de Bultmann qui ontsenti le danger de docétisme (on sait manier l'euphé-misme !) 20. t.r autres critiques pâlissent quelque peu àcôté de la critique christologique. Une des plus impor-tantes se trouve soulignée par P. Barthel : il manque aussile Saint-Esprit, confondu lui aussi avec l'événement dukérygme : il manque ce que Barthel appelle < I'agir deDieu 'in Spiritu Sancto ' >> dont le caractère ontologiquene peut être escamoté zz. Les champions des nouveauxcourants théologiques lui reprochent son indivualisme qua-siment piétiste et son désintérêt pour l'histoire du monde 78.Tous les non-bultmanniens, enfin, déplorent la réductionanthropocentrique : on n'arrive jamais, chez Bultmann,qu'à une compréhension de soi, Selbstverstiindnis, qtll- a laitpenser à la Selbstbewusstsein de Schleiermacher 7e. Tellen'a jamais été la visée du << pour moi > luthérien, quirepose sur l'action objective de Dieu dans I'histoire 80 ;tel n'a jamais été le sens de Mélanchton - Barth se faitun malin plaisir de montrer I'orthodoxie sur I'Ecriture duprécepteur de la Germanie 81.

Bultmann affectionne deux expressions bibliques : il lescite souvent, et elles paraissent résumer, pratiquement,la nouvelle compréhension de soi suscitée par le kérygme.Ce sont le dennoch, < pourtant >, < quand même >>, duPsalmiste dont le pied allait glisser (Ps. 73 :23), et lehôs më, << comme ne... pas >, de I'apôtre Paul prescrivantaux Corinthiens d'user du mariage, et de toutes choses'comme n'en usant pas (7 Co. 7 :29-37) 82. Le dennoch

76 Le christianisme primitif dans le cadre des religions antiques,trad. P. Jundt (Petite Bibliothèque Payot no 131: 1re éd. chezPayot,1950) p.220.

?t Motivati,on de la nouvelle quête du Jésus historique, à vraidire, bien timide encore. Cf. J. M. Robinson, tr. E' de Peyer, Lekérygme de I'Eglise et le lésus de l'Histoire (Genève : Labor etFidd, 1961) pp. Z3 s. Voir la critique excellente de Kan Ha-baeu The New Quèst for the Historical lesus > Themelios vol. 6 n" 2(1969) pp. 25-40.

77 Inlelprétation du langage mythique et théologique biblique(Leyde: E. J.8ri l1,1963)' p.366 et ai l leurs (voir pp..115 ss. qnbon résumé de critiques faites à Bultmann, en particulier cclle deF. Mussner qui reconnaît la ressemblance avec le gnosticisme).-

z8Voir J. Moltmann, Théologie de I'espérunce, trad. F. et J. P.Thêvenaz (Paris : Cerf-Mame, 1970) pp. 69 s.

ze Similitude notée par Thielicke, suivi par A' N. Wilder <Mytho-logy and the New Testament: A Review of Kerygma und Mythos >,toirnal ol Biblical Literature LXIX (lûn 1950) p. 121.

8oPannenberg, Esquisse.,., p. 50, avec appui sur lwand.81 CB p. 186. 82 P. ex. Jésus pp. 229 et 244.88 lbid. p. 228.

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marque la négation de la vue, de la raison théorique, dudéterminisme, qui caractérise la décision libre : < Lorsqueje parle de Dieu, je dénie dans sa totalité cet enchaîne-ment mondain. > 83 Le hôs më exprime la portée de la< démondanisation > : celle-ci n'est pas littérale, elle doitêtre reconquise à chaque instant - elle permet une prisede distance, un détachement que ne connaît pas I'existenceinauthentique, engluée dans le monde. A chacun de jugers'il retrouve ici I'Evaneile.

Jolntures grlnçantes

Que certains s'émeuvent de ne plus reconnaître, de laVérité qui est leur vie, qu'un pâle résidu - Bultmann nes'émeut guère de leur émotion. Il garde sur cet aspect deson æuvre, une assez terrible lucidité. Une autre critiquedoit donc relayer la première, et peut I'embarrasser davan-tage: une critique interne, qui désigne les tensions, lesambiguités, les invraisemblances.

Les connaisseurs trancheront sur le droit qu'avait Bult-mann de découper la doctrine des existentiaux dans lapensée de Heidegger, en les traitant comme des catégoriesvides. Plusieurs l'ont contesté, et même Ricæur avertit :< Là je ne dis pas du tout que Bultmann ait bien comprisHeidegger. > 8a Des indices le suggèrent. Malgré le méprisdont les bultmanniens écrasent ceux qui confondent exis-tential et existentiel, H. Bouillard relève des flottementsdans I'usage par Bultmann de ces deux termes 85. Surtoutc'est le thème de l'authenticité qui fait à nos yeux diffi-culté s0 : chez Heidegger, c'est un existential, mais est-ceencore le cas chez Bultmann ? Bultmann forgerait-il, enfait, un concept d'authenticité authentique, accessible à laseule foi ? Plus profondément : si une décision existen-tielle, qui met Dieu en jeu, est nécessaire pour que laliberté ne soit pas < illusoire >, il faut bien que la libertédans sa structure ontologique (existentiale) soit orientéevers Dieu. Qui dit < illusoire > suppose un manque decorrespondance, donc déjà une orientation dans I'exis-tential. Ou la structure est neutre - et un comportementne peut être dit plus authentique qu'un autre, ou ellene I'est pas, et Dieu est en cause ! De toute façon, Bult-mann est en difficulté.

84 < Foi et langage. R. Bultmann > Foi-Education XXXWI : n" 81(oct.-déc. 1967) p.30.

85 Karl Barth.- Parole de Dieu et existence humaine, t. II (Paris :Aubier-Montaigne, 1957) p. 59 n.

86 Bultmannlst aux prises avec elle dans sa réponse à G. Kuhl-mann, lNT pp. 114-138 ; la critique que nous formulons rejointcelle de G, Cottier, CB p. 126.

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C'est l'énergie, c'est I'entêtement passionné, avec les-quels Bultmann maintient le paradoxe du dass qui ontsoulevé le plus de controverses. Pourquoi la compréhensionde foi chrétienne se réfère-t-elle at dass de I'existence etde la mort de Jésus ? L'interpellation est sans contenu :Pourquoi ce lien sans épaisseur à un seul fait contingent,sans signification propre ? D'anciens élèves de Bultmann,comme F. Buri, I'ont exhorté à éliminer cette étrangeté,à dékérygmatiser ; d'autres, les post-bultmanniens, reve-vant au Jésus historique, essaient de mieux étoffer le lien.Chez Bultmann, l'observation de G. Cottier touche unpoint sensible : < on ne voit pas ce qui relie le 'Jésus deI'histoire' au ' Jésus de la foi ', sinon I'affirmation qu'il,v a un 'paradoxe '. >> 87 Le seul élément supplémentaireque Bultmann introduise parfois, c'est l'idée que la parolede la réconciliation a son origine historiquc en la mort deJésus (2 Co. 5 : 18 s.) ee ; l'historien peut constater queI'exécution dc I'obscur rabbin apocalyptique a déclenchécette prédication qui devient sans cesse événement. Maispourquoi cette origine aurait-elle plus pour nous qu'unintérêt anecdotique ? Bultmann en reste à I'affirmation duparadoxe, du scandale, et dans le maintien du dcss, on nepeut que discerner le vestige exténué, minuscule, de lagrande priorité biblique : la priorité de I'ceuvre objectivede Dieu sur notre foi, dans I'histoire.

Ce que les critiques, à notre avis, n'ont pas assez vu,c'est que le bultmannisme entier tient ou tombe avec lathèse sur le dass. La résistance de Bultmann aux sugges-tions de ses disciples prouve une fois de plus sa luciditésupérieure. Si Bultmann supprime le lien au fait contingent,le kérygme devient une vérité gênérate, il verse dans I'idéa-lisme ; I'antithèse se brouille ; plus rien de décisif nesépare plus Bultmann de Heidegger ; et s'il s'appelleencore chrétien, cette appellation se vide de sens. Si Bult-mann << étoffe, le lien à la manière des post-bultman-niens (Jésus a été le pionnier de la foi, le premier à donnerI'exemple de I'existence authentique, de I'ouverture à I'ave-nir) Bultmann retombe dans la solution précédente, car lekérygme perd son lien nécessaire à Jésus, on peut fort bienI'en détacher ; P. Barthel a fort judicieusement noté dubultmannien Ernst Fuchs qu'il réduit < la foi chrétienne àune version de la foi juive > 8e. Bultmann résiste et refuse,en relevant que le Nouveau Testament n'appelle jamaisà croire comme Jésus, mais en Jésus. Il ne resterait àBultmann qu'une issue : élargit le dass en fondant la foi

87 CB p. 110. ea FC II p. 36.80 Interprétation... p. 103.

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sur un fait historique de salut, mais ce serait détruireI'antithèse bultmannienne, ce serait commencer à glissersur une pente qui aboutit, devinez où ? dans I'abîme dufondamentalisme ! Bultmann résume son dilemme: quirefuse sa position < ou bien est un fondamentaliste, oubien fait de la révélation une idée > e0. Bultmann est donccontraint d'affirmer le dass, rien de plus et rien de moins,il est < coincé > : conclusion inconfortable mais inéluc-table.

Un autre problème interne s'apparente au problème dudass.La Parole de Dieu selon Bultmann est pure interpella-tion, sans contenu informatif. S. U. Zuidema, le fin philo-sophe réformé d'Amsterdam, s'allie avec Kâsemann pourconclure : Bultmann ne parvient pas à maintenir cetteposition et. Quand Bultmann parle du kérygme, il ne peuts'empêcher d'y laisser un contenu résiduel, un < tes péchéssont pardonnés > qui est aussi une proposition objective,avec le nom de Jésus. La pure interpellation serait inef-fable. Beaucoup de lecteurs passent sans la voir sur cetteinconséquence de Bultmann, parce qu'il paraît souventdire: La révélation n'est pas seulement communicationd'un savoir objectif - tout le monde est prêt à l'admettre,avec joie ! Mais il s'exprime aussi, sans équivoque, defaçon exclusive : aucun savoir, rien d'objectif. C'est lànécessité stricte s'il veut maintenir I'antithèse : or, admettezqu'il y a aussi savoir, et commence la glissade vers le< fondamentalisme >. Bultmann n'a pas ici fait front avecle même courage que pour le dass; il a usé d'ambiguité,mais il ne s'est pas tiré d'affaire.

La pure interpellation serait ineffable... Récemment,plusieurs auteurs ont reproché à Bultmann de superbementignorer le problème du langage ou de s'imaginer qu'il I'arésolu en deux phrases. Bultmann rejette le langage objec-tivant, mais le remplace par les analogies empruntées audomaine inter-personnel. G. Cottier s'étonne de I'arbitrairede ce choix, et de l'étroitesse, aussi, du champ de la per-sonne pour Bultmann : de quel droit exclut-il le politique

00 < Entweder ein Fundamentalist, oder er macht die Offenba-rung zu einer Idee >, dans sa critique de C. H. Dodd, <' The BibleTo-Day' und die Eschatologie >, in W. D. Davies et D. Daube, ed.,The Background of the New Testament and its EschatologX QnHonour ol C. H. Dodd) (Cambridge: University Press, 1956)p. 407.

Les auteurs les plus divers mentionnent souvent le fondamen-talisme: pôle de répulsion dont ils ne paraissent pas pouvoir sepasser. Il serait intéressant d'analyser pourquoi !

01 < Existence and the Content of Revelation in the TheologicalHermeneutics of Rudolf Bultmann r, E. R. Geehan, ed., Ierusalemand Athens (Presbyterian and Reformed Pub. Co., t97t) p. 2t7.

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et le juridique qui appaitiennent éminemment aux rapportsdes personnes ? e2 Paul Ricæur, pourtant amical, s'inter-roge : < peut-on éviter une réflexion critique sur,l'usagede-l'analogie... ? ... Bultmann semble croire qu'un langagequi n'est plus 'objectivant' est innocent. Mais e! quoiésçil encôre un langage ? > er Bultmann, suggère-t-il'tombe dans l'insuffisance symétrique de celle du structu-ralisme: quand celuici ne considère que ta langue, Bult-mann voudrait concevoir une parole privée de langue oa.

L'échec était inévitable.Si Bultmann reste superficiel quand il << résout > le

problème du langage, serait-ce pout en dissimuler unàutre, encore plus sérieux ? Quand il nomme Dieu, qluel estle sens ? Il parle constamment comme s'il était théiste(avec un Dieu personnel, distinct du monde), comme s'iln'avait pas, hôi më / répudié le théisme avec toute penséethéoriqùe sur Dieu. Mais comment en garde-t-il le droit ?Quel référent donne-t-il au mot < Dieu > ? Paul Ricæur asondé ce manque : < Certes, rien n'autorise à dire que, pourBultmann lui-même. Dieu soit seulement un autre nom del'existence authentique (...). Mais, si I'intention de Bult-mann n'est pas douteuse, se donne-t-il les moyens de p9n-ser cette origine autre ? > e5 Autrement dit, I'antithèsepremière pousse Bultmann dans une position intenable' OnÎe trouve-dans l'embarras chaque fois qu'il veut désignerun au-delà de la décision humaine I'avons notéà propos du rapport entre la décision de la foi et l'événe-mênt du kérygme. Si l'on ne peut pas douter de la < pro-fession de foi personnelle > de Bultmann, estime G. Cottier,< on saisit mal comment elle s'articule avec la pensée quinous est exPosée >> e6.

Ici encore, certains disciples ont voulu lever l'équivoque.A. Richardson estime qu'il était inévitable qu'un HerbertBraun, allant plus loin que Bultmann, propose une inter-prétation athée de l'Evangile e7. Mais Bultmann sembleâvoir compris que l'athéisme rendrait vaine la liberté quilui tient tant à cceur; peut-être a-t-il vu que la natureeneloutirait cette liberté, si elle n'avait pas un au-delàauluel en appeler pour dire son dennoclr ? Bultmannn'eit-il pas plus profônd que Braun ? Le voilà de nouveau

cz CB pp. Ll8-122. s3 lésus PP. 23 s.or lbid: p. 25. Christian Payôi o Les infortutres de la t!éologie

biblique et^ de I'herméneutiquê > Revue de théologie et de philo'soohie o968-lY) p. 234, juge que les post-bultmanniens ont encoreeiârÀi tè fossé îùi scpârê inel Bultmann I'exégèse, de la sciencede la langue.

05 lbid. p. 26. oo cB p. 101.0z Richaidson Le proôès de la religion trad. M. Tadié (Cas-

termann, 1967) pP. 55'57.

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pressé de deux côtés. A la fin de I'article qui démontrequ'on ne peut pas parler de (ilber) Dieu, que c'est là illusionet péché, il se rend bien compte qu'en disant cela, il faitlui-même ce qu'il condamne: < Même le présent discoursest un discours sur Dieu. Comme tel il est, si Dieu existepécheur, et si Dieu n'existe pas, il est absurde. ) e8 Elé-gante pirouette ? Sans doute, mais aussi tragique aveu : lacohérence de cette pensée est moins certaine qu'il n'yparaissait; on entend grincer les jointures.

Vitium originale

L'analyse des tensions internes fait incriminer, à foisrépétées, le motif fondamental de Bultrnann, I'oppositionde la nature et de I'historicité humaine : avec cette dispo-sition étrange que I'opposition exige pour ne pas se dé-truire un minimum de l'objectivité chrétienne ou théolo-gique par elle d'abord exclue ! Il est temps de mettre surla sellette le motif qui décide tout ; Bultmann est un tel< systématicien > que chez lui < tout est finalement lié àla validité de ces axiomes > ee.

Frappe d'emblée la manière de Bultmann : L'antithèseest posée par principe. Bultmann n'essaie môme pas de lajustifier. G. Cottier se montre justement sensible à cetarbitraire : Bultmann n'a fait aucune critique préalable deses critères, non plus que de I'héritage philosophique qu'ils'est choisi 100. S'il avouait que chacun doit bien donnersa lol à un motif fondamental, antérieur au travail de pen-sée, le débat se déplacerait et concernerait la légitimationa posteriori du choix initial. Mais Bultmann amène,assène, ses présupposés comme allant de soi ! La seuleconsidération qu'il fasse valoir, c'est leur appartenance àla modernité : ils sont donnés avec notre existence dansle monde 101. Le fait est déjà très contestable; la soumissionau fait (la transformation du fait en critère) I'est encoredavantage. Dois-je gober le mensonge parce qu'il est dansI'air du temps ? On préférerait que soit écartée toute appa-rence de terrorisme intellectuel.

La pétition de principe est d'autant plus gênante queBultmann nous demande d'admettre un paradoxe d'unerare violence. Il ne demande pas - c'est sa grandeur -qu'on aménage dans la nature une clairière d'indétermi-nation, pour la liberté. Il demande qu'on pose un déter-

sa FC I p. 47.ooKarl Barth, Dogmatique llt, 2.", trad. F. Ryser (Genève:

Labor et Fides, 1961) p. 130.roo CB pp. 93, 97.101 P. ex. FC I p. 241, ; INT p, 144. L'argumentation d.e HE

pp. L27 s., n'est qu'une réaffirmation du présupposé.

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minisme Total, et puis qu'on le nie totalement toz. (Cetaccent sur la négation rapproche à nos yeux Bultmannde J. P. Sartre...). Mais qui peut vivre dans cette antithèse ?L'expérience ne la révèle-t-elle pas artificielle, forcée,inhumaine ? Les embarras de Bultmann en sont lessymptômes éloquents. J. Moltmann porte une botte impa-râUtè quand il souligne que l'antithèse entre u compré-hension de soi > (authentique du moins) et < vision dumonde > est très exactement une vision du monde | 10s

Ces difficultés démentent que le motif de base aille de soi.De nombreux critiques ont accusé Bultmann de scien-

tisme, périmé, dans sa conception de la nature 104. Il estpeut-êtie moins vulnérable de ce côté qu'on l'a cru, dansia mesure où il tend à subjectiviser parfois I'objectivitéscientifique elle-même : première façon de se comprendre(qu'il faut ensuite nier). Cependant, quand on considèreia situation historique de Bultmann, on ne peut interpréterle retrait de la foi hors du champ du vérifiable que commeune démission trop facile, comme ( un repli de la foi...devant les représentations incroyantes du monde > 105.

Le jugement de Moltmann sur Kierkegaard vaut plusencore de Bultmann : il associe paradoxalement sa piétésubjective à un athéisme théorique 100.

Cottier touche juste :Il y a quelque chose de dramatique, presque de déses-

péré, dans cette conception de la foi. Elle représente unesorte de sursaut ultime, une fois qu'on a livré la raison àl'incroYance roz.

Ce n'est pas seulement quand on considère le pôle de lanature et dè la raison qu'on discerne un recul de la foidevant I'incroyance commune. Il faut éclairer la genèsehistorique de toute l'antithèse. C'est la scission kantienneradicalisée. avons-nous dit. Il faut remonter plus hautencore. Pratiquant une << archéologie > de la pensée plusrigoureuse, et plus complète que celle d9 M. Foucault,Hérman Dooyeweerd a montré que le motif Nature-Libertégouverne l'évolution de la pensée humaniste, depuis laÉ.enaissance r08. t(21f est le penseur médian de cette évo-lution : il a construit de I'humanisme la version la pluspure, la plus solide comme la plus austère, la plus sobre,ia plus équilibrée. Mais le père du criticisme n'a pas cri-

102 lésus p. 228. losThéologie de I'espérance p. 69-1oa Encore G. Cottier, CB p. L05.105 lbid. p. 108.na 7ftl6l6gie de I'espérance p. 181-.roz CB p. 1.08.ne a NJ-svr Critique of Theoretical Thought, vol. I, trad.,D, fI'

Freeman et W. S. Young (Presbyterian and Reformed Pub. Co.,1953) ; Revue Réformée n' 39 (L95913) ch. IV.

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tiqué le dogme de I'autonomie de la pensée humaine, dontDooyeweerd dissipe I'illusion. En réalité, ce dogme faitpartie du projet idolâtrique - autolâtrique - de I'hommede la Renaissance, qui se campe coûlme un petit dieu.Aucune pensée n'est autonome ; toutes procèdent d'unchoix religieux. (L'origine du dogme de I'autonomie démentce dogme : c'est la religion idolâtrique de l'homme créa-teur.) Et I'humanisme démontre une seconde fois la pré-sence de racines religieuses en tirant de la religion chré-tienne les autres éléments de son projet. Dans ce sens ilest post-chrétien. Nature et liberté (autonomiste) sont Iemonde de la Bible et l'homme de la Bible sécularisés, main-tenus après suppression de Dieu.

C'est la Bible, en effet, qui a désenchanté le monde parson monothéisme rigoureux, et qui a montré dans lanature un réseau de lois stables, intelligibles pour I'homme:c'est la Bible qui a permis la science moderne. C'est laBible qui élève I'homme, comme image de Dieu, au-dessus de la création visible et I'invite à la dominer ; c'estla Bible qui valorise I'histoire. Mais cette dualité ne tientque par Celui qui I'a fondée : le Seigneur, le SEIGNEURdont la crainte est principe de la sagesse. Se vantant d'êtresage par lui-même, I'homme moderne a progressivementéloigné Celui dont il usurpait le droit de priorité, et àmesure que la figure de Dieu s'estompait, le déterminismese fermait sur lui-même, absolutisé, et la liberté s'exaltaitet se concevait comme spontanéité absolue. L'Absolu créa-teur exilé, s'il reste deux absolus, c'est un de trop ! L'auto-nomie engendre I'antinomie. Nature et liberté se découvrentsæurs ennemies. Les premières versions de I'antinomiesont douces, synthétiques, rationalistes - on croit à lacoexistence harmonieuse des deux ; mais les versionsdeviennent antithétiques, irrationnalistes, la liberté s'op-pose de plus en plus violemment à la nature. Quand on avu vieillir, au fil des siècles, le motif Nature-Liberté, onne peut pas ne pas voir que le bultmannisme illustre un deses derniers et plus désespérés soubresauts. Depuis, on lesait, sont venus des hommes qui ont proclamé la mort deI'humanisme, en diagnostiquant fort bien la cause : lamort de Dieu entraîne la mort de I'homme.

La correspondance entre I'existentialisme et le NouveauTestament ? Elle n'a plus tellement de quoi nous émer-veiller ! En effet, I'humanisme exacerbé procède de lavision biblique. En < traduisant > comme il le fait le mes-sage biblique, Bultmann n'est pas si original qu'on lepensait; il répète le processus de sécularisation qui aengendré I'existentialisme.

L'attrait de I'extrémisme bultmannien sur beaucoup

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d'esprits ? Ce n'est pas une énigme, si Bultmann a seule-ment poussé plus loin la logique du motif principal denotre culture. Même ses résistances inconfortables, sur ledass, sur la réalité de Dieu, cessent de nous intriguer :Bultmann a pressenti mieux que d'autres qu'on fait niourirI'antinomie lorsqu'on arrache toutes ses racines, bibliques.

Il l'a pressenti, mais il ne s'est pas repenti. L'antithèseantinomique domine. Le dogme de I'autonomie de lascience (entre autres de la méthode historico-critique)reste préjugé intangible ; Dieu est éliminé de la nature, cequi oblige à dissocier, contre la Bible et toute la traditionchrétienne, Ecriture et Parole de Dieu. La liberté aussiest sans règle : la proclamation de l'exigence absolue deDieu ne peut donner le change ; Bultmann pense sincè-rement honorer sa transcendance en refusant toute détermi-nation concrète hors de I'Instant, mais il ne reste qu'unmot. On ne se fait pas sans mystification plus royalisteque le roi, plus jaloux de la seigneurie de Dieu que I'Ecri-ture ! Que tout se résolve en Selbstverstiindnis montre assezI'anthropocentrisme, et peut-être n'est-il nulle part plusnet et plus déterminant que dans la mise en place desopérations herméneutiques : la première démarche her-méneutique, dit-il, c'est le questionnement, né de la pré-compréhension. Ainsi, I'initiative est à I'interprète : c'estlui qui est actif, et le texte passif. A partir de là, tout estjoué, malgré les déficits de l'interprétation, et autresdéboires.

Etre plus radical

La leçon de Bultmann, c'est une leçon de lucidité radi-cale. Si nous voulons bien I'entendre. il nous faut creuserplus profond que lui encore : jusqu'aux racines qu'il n'apas su déterrer. Bultmann aura rendu un service de théo-logien, si grâce à lui, nous discernons qu'il faut convertirradicalement le mouvement de son herméneutique : révo-lution copernicienne, de I'anthropocentrisme au théocen-trisme concrètement déterminant.

Certes, nous pouvons nous accorder avec Bultmann surquelques points : I'importance de l'engagement existentiel,mais sans l'exclure des sciences de la nature. et sansréduire l'objectivité à la subjectivité ; la nécessité de lapré-compréhension, liée à la révélation générale, maisen comprenant qu'elle est toujours pré-mécompréhension,compréhension tordue, mauvaise réponse et non pas seu-lement question, refoulement de la vérité au sens deRomains 1. 18, dans le besoin le plus urgent d'une réformepar la Parole de Dieu.

Cependant, pour I'essentiel, il faut renverser la direc-

4 aJ J

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tion bultmannienne. Dans le dialogue, I'initiative appar-tient à celui qui parle ou qui émet un message écrit. Leprincipe herméneutique, c'est lui qui le détermine : il choi-sit un langage, une présentation de son discours, quiatteignent d'abord l'interprète et doivent orienter sonécoute ou sa lecture. L'auditeur ou exégète est second: ilreçoit, humblement (akouein implique hupakouein). Lors-que les hommes échangent leurs propos, de vive voix oupar écrit, c'est déjà le cas, mais dans un deuxième temps,I'interprète peut et doit juger (décision) : la parole n'estque de son pareil. Quand le SEIGNEUR parle, I'initiativequ'il concrétise par son discours est toute-déterminante ;le deuxième temps, c'est celui de la repentance et de laconfession : Amen ! Je dis comme toi (homologoumai),Père ! Chez Bultmann, le texte est privé de sa priorité,de sa puissance interpellatrice, et on la retrouve artifi-ciellement décollée, fonctionnant à vide, comme < événe-ment du kérygme >. Il faut recevoir le texte commekérygme, et I'on connaîtra que sa détermination est lesalut de I'exégèse !

L'exigence de radicalité entraînera du même coup laremise en question des présupposés dont Bultmann a étévictime : I'antinomie Nature-Liberté, le dogme de I'auto-nomie, la dissociation de I'Ecriture et de la Parole deDieu. Le motif du Dieu créateur, Souverain et Trinitaire,devra remplacer le motif idolâtrique et apostat ; le théo-centrisme se vérifiera dans la réalité de I'interprétationcomme soumission à I'Ecriture. Mais ce n'est pas, à lafin de cette étude, le temps de reconstruire. Qu'il suffisede conclure : Une saine herméneutique remet l'homme àsa place, et rend la priorité à la Parole qui se présente;ainsi elle peut devenir une herméneutique de la repentanceet de la confession.

La crainte du SEIGNEUR est le principe de la sagesseherméneutique !

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La sagesseet la

crainte de Dieupar Franck MICHAELI, professeur honoraire

de la Faculté de Théoloeie Protestante de pariset professeur associé à la Fac-ulté de Théolosie Réformée

d'Aix-en-Provence

La littérature sapientale de l'Ancien Testament, c'est-à-dire celle dont le thème central est la saqesse. connaît uneformule caractéristique qui apparaît coÀrne une sorte declef pour la compréhension de ces textes : La crainte dudu Seigneur est le commencernent de la sagesse. Avec quel-ques variantes dans le vocabulaire ou dans la structure dela phrase, cette formule se rencontre dans le livre desProverbes (1.7 ;9.10; 15.33), dans le l ivre de Job (28.28) et dans les Psaumes (111. 10). Pour en comprendrela véritable signification, il est nécessaire de pénétrerquelque peu dans le vocabulaire habituel aux écrits desagesse et de se demander, en particulier, quel est le sensdes deux termes qui constituent I'essentiel de cette affirma-tion : la sagesse et la crainte de Dieu. Nous traçons, par làmême, une limite étroite à ce bref exposé, car il faudraitnaturellement envisager le vocabulaire sapiential danstoute son étendue et sa richesse: or les mots sagesse etcrainte font partie d'un ensemble de termes plus ou moinssynonymes dont les nuances sont souvent difficiles à pré-ciser et même à connaître. C'est ainsi que la formule quenous venons de citer d'après Prov. 9. 10 se trouve expri-mée un peu autrement dans Prov. L. 7 où le mot: con-naissance, science (da'at) remplace le mot : sagesse(hokhma). Il existe donc une analogie étroite, ou mêmeune équivalence, entre les deux mots: connaissance etsagesse. De même, le terme traduit par i commencement,est différent dans les deux textes, et nous reviendrons surcette différence un peu plus loin. Mais nous laissons délibé-rément de côté la multiplicité des mots semblables, dontnos traductions n'arrivent pas à exprimer les nuances :science, intelligence, instruction, discernement, réflexion,

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savoir, bon sens, habileté, etc... et nous nous bornons àexaminer les deux mots déjà signalés, sagesse et crainte deDieu, pour rechercher ensuite la relation qui s'établitentre eux r.

La sagesse

Parmi tous les mots que nous rencontrons, par exempledans les six premiers versets du chapitre premier des Pro-verbes, celui qui est habituellement traduit par sagessecorrespond au verbe hébreu Hakham.' être sage, dont lesubstantif esL Hokhma.' sagesse. C'est probablement leplus typique du vocabulaire sapiential, puisque la statis-tique montre que sur 3L8 emplois du mot (et de ses déri-vés) dans tout I'Ancien Testament, il y en a 196 dans leslivres des Psaumes, des Proverbes, de Job et de l'Ecclé-siaste, ou encore 102 (soit le tiers) dans le seul livre desProverbes.

Que faut-il entendre par sagesse ? Est-ce une attitudemorale qui établirait une différence entre I'homme quiferait le bien et le fou qui se plairait dans le mal ? Est-ceune qualification intellectuelle qui serait réservée au pen-seur, au philosophe (philo : celui qui aime, et sophia: lasagesse, en grec) ? Ni l'un ni l'autre de ces deux aspectsne correspond au sens que l'Ancien Testament donne à lasagesse.

En fait, les textes bibliques nous apprennent qu'il y aplusieurs notions de la sagesse qu'il est utile de distinguer,sans vouloir toutefois les séparer complètement l'une del'autre. Une classification risque toujours de simplifier lesproblèmes de façon excessive, mais elle reste utile néan-moins pour tenter de clarifier les idées sans trop les mélan-ger et les confondre. C'est pourquoi, nous pourrions direque trois notions distinctes de la sagesse se rencontrentdans les textes bibliques.

1. Une notion pra,tique et expérlmentale de la sagesse

Citons G. von Rad: < Comme les autres peuples, Israëlentendait par 'sagesse' une connaissance toute pratiquedes lois de la vie et du monde fondée sur l'expérience. )) 2

Etre sage, c'est savoir se comporter dans I'existence

1 Il n'est pas utile de donner ici un aperçu de la vaste biblio-graphie relative à la sagesse et aux livres sapientiaux dans I'AncienTestament comme dans la littérature générale de I'ancien Orient.Signalons seulement les récents ouvrages accessibles à tous : A. M.Dubarle: Les Sages d'IsraëI (1946) - L. Derousseauxi La craintede Dieu dans l'Ancien Testament (1970) - Gerhard von Rad:Israël et Ia sagesse (1971).

zThéologie de I'Ancien Testament (éd. franç. 1963) t. I p.361.

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quotidienne, savoir résoudre les multiples petits problèmesde la vie journalière, dans tous les domaines : relationsfamiliales, profession, rapports avec les voisins, respectdes lois, comportement personnel. Un des termes employésdans Prov. 1. 5 est remarquablement typique pour exprimercette notion : c'est un dérivé du mot qui signifie : corde,câble, et qui s'applique au pilotage d'un bateau, à I'artde gouverner (le grec traduit ce mot pat:- Kubernesls, actede diriger avec un gouvernail). En somme, la vie est unenavigation au milieu des récifs, avec les risques des tem-pêtes ou du calme plat, avec les rochers ou les bancs desable à éviter, et celui qui est sage sait piloter et manæu-vrer avec habileté, pour éviter les dangers, se tirer desmauvais pas et arriver à bon port. D'ailleurs, I'un des sensdu même mot s'applique couramment à I'habileté profes-sionnelle de I'expert qui connaît son métier et utilise avecart sa technique. Les ouvriers qui construisent le templede Salomon sont sages (1 Rois 7.74) de même que ceuxqui avaient fait le Tabernacle (Exode 31..3 - cf. aussiProv. 22.29 etc.\.

Une telle notion a évidemment un aspect populaire,réaliste et un peu ( terre à terre >. Elle reflète le bon senscommun que I'on trouve dans le peuple, et elle s'exprimele plus souvent dans des formules simples, brèves, pitto-resques, comme le sont les proverbes populaires dans toutesles nations. Il suffit de relire des chapitres comme Pro-verbes tO à 2I pour en avoir de bons échantillons :- Comme le vinaigre pour les dents et la fumée pour les

yeux,tel le paresseux pour ceux qui I'emploient (1,0.26).

- Un anneau d'or au groin d'un porc,telle la femme belle mais dissolue (L1.22).

- Une réponse douce fait rentrer la colère,mais une parole blessante fait monter l'irritation (15. 1).

- Mieux vaut un plat de légumes là où il y a de I'amourqu'un bæuf gras assaisonné de haine (15. 17) r.

D'autres formules sont aussi utilisées : des comparaisons,des paraboles, des énigmes, où I'humour apparaît souvent.Est-ce une sagesse << profane >, comme certains l'ont sou-ligné ? Il est vrai que la mention de Dieu y est rare, etque de telles sentences proverbiales ont une valeur univer-selle, au delà des frontières des peuples et des religions.Mais nous verrons cependant que rien n'est réellementprofane dans I'Ancien Testament, même si Dieu n'est pastoujours nommé.

g Nous citons d'après la nouvelle Traduction Oecuménique dela Bible C[OB).

3 t

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2. Une notlon dldactlque de la sagesse

A côté de la sagesse pratique acquise par l'expérience, lasagesse donne lieu à un véritable enseignement, à uneéducation qui conduit à I'acquisition de connaissancesdans tous les domaines, c'est-à-dire à ce que nous appelonsla culture. Nous touchons ici à un domaine qui concernetrès particulièrement la responsabilité de certaines per-sonnes, comme les parents vis-à-vis de leurs enfants, lesmaîtres vis-à-vis de leurs disciples, les < sages ) ou con-seillers qui pouvaient exercer une grande influence sur lesrois. les ministres et les hauts fonctionnaires de la nation.Des textes nombreux montrent que dans les pays voisinsd'Israël (Egypte, Mésopotamie) un tel enseignement exis-tait de la part de personnages instruits et expérimentés etque la sagesse qu'ils enseignaient avait un aspect politique,puisqu'ils conseillaient les responsables de la vie politiquede la nation. Une figure biblique bien connue est celle deJoseph dans les chap. 39 à 50 de la Genèse, qui fut unconseiller écouté du pharaon, et qui, à cause de sa sagesse,parvint aux plus hautes responsabilités.

Mais I'aspect le plus courant est celui de l'enseignementdes parents, dont le livre des Proverbes nous donne debons exemples :- Mon fils, observe la discipline que t'impose ton père

et ne néglige pas I'enseignement de ta mère (1. 8).- Mon fils, si des mauvais garçons veulent t'entraîner,

n'accepte pas (1. 10) !- Ecoutez, fils, la leçon d'un père,

appliquez-vous à connaître ce qu'est I'intelligence (4. 1).Ce ne sont plus alors des proverbes populaires, faciles à

répéter, mais un développement didactique, des explica-tions, des arguments, des démonstrations, des exhortations.Un terme utilisé souvent et difficile à bien traduire et celuiqui correspond au mot : correction (mousar,), avec sesdeux aspects : d'abord I'enseignement de la voie correcte,ou le retour à ce qui est la voie correcte, et ensuite, s'ille faut, la punition parfois nécessaire pour celui qui neveut pas comprendre. Ce même mot est traduit en grecpar le mot qui a donné en français : pédagogie. L'enseigne-ment de la sagesse est la véritable pédagogie.

Cette sagesse a évidemment un contenu plus systéma-tique, plus intellectuel, on pourrait dire aussi plus scienti-fique que la notion populaire expérimentale. Elle a éga-lement un contenu plus visiblement religieux, puisque lecommencement de cette sagesse est la crainte du Seigneur,comme il sera précisé plus loin.

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3. Une notlon théologlque de la sagesse

La notion de sagesse deviendra, dans le judaisme d'aprèsI'exil, de plus en plus théologique. Non seulement elleapparaîtra-comme le seul chemin qui conduise à Dieu,mais elle jouera le rôle d'intermédiaire entre I'homme etDieu. Pai elle seule, I'homme pourra connaître la voiequi conduit à Dieu, et I'on arrivera ainsi, peu à peu,-à uneoersonnification de la sagesse. Elle sera comme une femmequi appelle tous les hoirmes à suivre ses conseils, pouréviter- ia stupidité et la folie, et connaître I'intelligence,le bon sens, le bonheur:- Près des portes qui ouvrent sur la cité,

sur les lieux de Passage' elle crie:C'est vous, braves gens, que j'appelle ;ma voix s'adresse à vous, les hommes > (Prov. 8. 3-4).

Personnifiée ou non, la sagesse est finalement identifiéeà Dieu lui-même. Dieu seul est sage. Dieu seul peut donnerla sagesse aux hommes. La sagesse pourrait être commeune sôrte d'aspect particulier de Dieu, comme une < hypos-tase >, selon ie môt employé par les théologiens, c'est-à-dire une manière d'êtrè de Dieu, comme la Parole deDieu. la Loi de Dieu. Un seul texte, dans le livre des Pro-verbes, peut donner lieu à une interprétation de cettenature, Cest c"lrri de Proverbes 8.22-31, avec la difficultéde ffaâuction du v. 30, où I'on parle de la sagesse, crééecomme la première des æuvres de Dieu (y. ZZ1, enfantéeavant que Îe monde existe (v. 24) et < maître d'æuvre >> àcôté dè Dieu, lors de la création (ou < architecte >, ou< enfant chéri >>, etc). Il y a donc une participation de lasagesse à la création de Dieu, comme il y en a une pourle Verbe, d'après Jean 1. 1-3. On comprend facilementcomment ce tèxte fut interprété par de nombreux thfolo-giens et pères de l'Eglise, comme se rapportant so]! ?uSaint-Esprit (Irénée, Àdv. Hæreses IV 20), soit au Christlui-mêmè (St Basile, Lettres VIII, 8 ; St Augustin, DeTrinitate Livre I. 12,24).

Reconnaissons toutefois que I'Ancien Testament ne vapas jusque-là, et qu'il se borne à parler de la sages-seèomtire présente au moment de la création du monde,parce qu'elle était en Dieu lui-même et la ,première detoute chose. Seul un texte d'un livre deutérocanonique(qui n'a jamais figuré dans le canon hébraïque de l'A. T.)identifie tlairement la sagesse avec la Loi de Dieu donnéeà Moise (Siracide 24.23). Or on sait que dans le iu$açme,la Thora a étê élevêe à un rôle analogue à celui d'unehypostase divine.-'Corn-t

on le voit, la notion de sagesse est, dans I'Ancien

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Testament, d'une grande richesse. Pourtant, malgré lesdifférences que nous avons pu relever, il serait faux dene pas teconnaître les caractères communs de ces diffé-rents aspects de la sagesse. Notons seulement que lecaractère qui prédomine est sans doute celui de I'univer-salité. La sagesse concerne tous les hommes, quels qu'ilssoient, et pas seulement tous les Israélites appartenant aupeuple de Dieu. Même dans la notion théologique la plusévoluée de la sagesse, nous retrouvons l'universalisme dela création, et non pas le particularisme de I'alliance deDieu avec un peuple. Bien qu'il ne faille pas distinguertrop profondément une théologie de la création d'unethéologie de I'alliance dans l'Ancien Testament, c'est unfait que la littérature sapientiale laisse fort peu de place àla seconde et est orientée essentiellement vers l'homme,I'individu, donc la créature de Dieu plutôt que le peuplede Dieu. C'est peut-être une des raisons qui explique laparenté qu'il est facile de relever entre la littérature sapien-tiale de l'Ancien Testament et les textes de sagesse quel'on a retrouvés dans les autres pays du Proche-Orient,voisins d'IsraëI. L'Egypte en a fourni un bon nombre,comme l'Assyrie et la Babylonie. Certains textes sont sisemblables parfois qu'on ne peut pas éviter de penser àdes contacts de pays à pays, de culture à culture, et à desinfluences réciproques, bien que les données chronolo-giques ne permettent pas toujours de situer ces textes avecassez de précision pour tirer des conclusions.

La question se pose alors pour nous: Y a-t-il un carac-tère spécifique de la sagesse israélite par rapport aux textesdes civilisations voisines ? La sagesse biblique a-t-elle unaspect propre à elle-même, et dans ce cas, quel est-il ?Il semble bien que le principal élément de réponse setrouve dans le second mot que nous voulons étudier : lacrainte du Seigneur.

La cralnte de Dleu

Une remarque préalable identique à celle que nous avonsfaite au début doit être indiquée ici : plusieurs mots duvocabulaire biblique sont équivalents au mot crainte deDieu, mais nous ne gardons que ce dernier mot, dans lecadre de cet article forcément très limité.

Le verbe craindre (yaré') et ses dérivés sont largementutilisés dans les textes bibliques de I'Ancien Testament(435 fois). Le substantif: crainte (yir'a) apparaît 45 fois,dont 27 fois dans les Psaumes. Proverbes et Job. et 14 foispour le livre des Proverbes seul. C'est donc dans ce livrequ'il apparaît le plus souvent.

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Sans doute, les notions comprises dans ce vocabulairede la crainte - et spécialement de la crainte de Dieu -sont-elles multiples et variées, selon les livres de I'AncienTestament et selon les époques. Si le verbe craindre peutparfois s'appliquer à la peur, ou à la terreur du sacré,comme réalité, redoutable (l'adjectif redoutable, en hébreu,est un dérivé du verbe craindre: nora'), ce sens est relati-vement rare dans la Bible (Exode 20.20). Le verbe ou lesubstantif, surtout lorsqu'ils ont Dieu comme complément,n'ont pas ce sens de terreur, mais - d'après ceux qui ontspécialement étudié cette notion 4 - plusieurs sensproches I'un de I'autre: un sens cultuel (la fidélité auDieu de I'Alliance, et la vénération du culte), un sensmoral (un comportement personnel), et un sens nomiste(l'obéissance à la loi).

Or le substantif ; crainte du Seigneur, dont I'emploi estsurtout fréquent dans le livre des Proverbes, a pour ainsidire toujours le sens moral. La crainte du Seigneur est lecomportement de celui qui a une conduite conforme à laà la volonté du Seigneur. C'est en somme I'obéissance àla volonté de Dieu. Ce serait donc une erreur de com-prendre cette expression comme une peur de Dieu. C'estau contraire un sentiment et une volonté de respecter lavolonté de Dieu et de lui obéir. On pourrait dire - siI'on veut parler de peur - que la crainte de Dieu est lapeur de désobéir au Seigneur et de lui déplaire. Dans cesens, cette expression contient aussi un élément de respect,de fidélité. d'attachement et de confiance en Dieu. Il estregrettable qu'en français le mot crainte soit toujoursemployé dans la traduction de ces textes, créant ainsi dansI'esprit de certains lecteurs une idée fausse ; aussi est-ilindispensable d'en donner une explication qui soit plus con-forme au sens réel du texte biblique.

Il faudrait évidemment faire une étude d'ensemble detous les textes relatifs à la crainte de Dieu, ce qui dépas-serait les limites de notre étude ici-même. On y verraitque la crainte du Seigneur est la haine du mal (Prov. 8. 13),qu'elle prolonge la vie (10. 27), qlu'elle est une source devie (14.27), qu'elle a plus de valeur qu'un grand trésor(15. 16), qu'elle détourne du mal (16. 6), qu'elle estrichesse, honneur et vie (22.4), etc. En dehors du livredes Proverbes, cette étude s'élargirait bien davantageencore. Mais notre but est d'examiner surtout la relationqui existe entre la sagesse et la crainte du Seigneur, cequ'il faut faire maintenant.

aVoir L. Derousseaux La crainte de Dieu dans I'A.1. p. 100et ss.

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La cralnte du Selgneur est le commencement de la sagesse

Revenons donc à la première formule dont la forme laplus habituelle est celle de Proverbes 9. 10. On pourraitaussi I'exprimer en d'autres termes, comme par exemple :l'obéissance au Seigneur est le commencement de la con-naissance (voir Prov. 1. 7). Que signifie cette affirmation ?Nous le préciserons dans les remarques suivantes.

1. Le mot commencement - nous I'avons dit - cor-respond à deux mots hébreux différents. Dans Prov. 1. 7,c'est le mot: réshit (qui vient du mot : tête), c'est-à-direce qui vient en tête. C'est le même mot qui commence laGenèse : Au commencement, Dieu créa... (Gen. 1. 1).Mais ce terme peut avoir parfois un sens différent. Il peutsignifier: ce qui est I'essentiel, ce qui est I'important, cequi est le principe, et non pas forcément ce qui vient aucommencement (l'important d'une chose n'est pas obli-gatoirement ce qui est au début). On aurait alors unephrase qui dirait: I'essentiel de la sagesse, c'est la craintedu Seigneur. Mais cette interprétation n'est pas probable,si I'on tient compte de Prov. 9. 10 où apparaît un autremor (tehillat) qui signifie bien le début, le point de départ,le commencement d'une chose. Il convient donc de garderce sens pour le premier terme qui est dans 1. 7.

La crainte du Seigneur est donc le point de départ, l'ori-gine, le début du chemin qui conduit à la sagesse. Celle-cine peut pas commencer autrement, et il n'est pas possiblede trouver un autre commencement pour cette sagesse.Vouloir connaître la sagesse à partir d'une autre origineque cette crainte de Dieu serait une illusion et une trom-perie.

2. D'après Prov. 15. 33, on peut faire un pas de plus :la crainte du Seigneur est l'enseignement (ou la pédagogie,mousar) de la sagesse 5. Le point de départ ne suffit pas ;il existe une véritable formation, une instruction pédago-gique que I'homme peut recevoir pour atteindre la sa-gesse, grâce à I'obéissance à la volonté de Dieu, autrementdit à la crainte du Seigneur. Certes, cet enseignement sefait pratiquement par I'intermédiaire d'autres hommes quiont déjà acquis la sagesse par le moyen de cette craintede Dieu : les parents, les maîtres, les sages, les conseillers,depuis le père vis-à-vis de son fils, jusqu'au conseillerpolitique qui est consulté à la cour royale. Mais, mêmesans ces intermédiaires, la crainte du Seigneur, I'obéis-sance à Dieu, n'est pas seulement le vrai point de départ.Elle est aussi le pédagogue qui accompagne tout le long

5 La traduction grecque a lu : esf enseignement et sagesse, cequi exprime une idée un peu différente.

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du chemin, qui instruit et fait découvrir la vérité, la vie,le bonheur. Ce n'est pas le coup d'envoi ou le pistolet dustarter, c'est aussi le moniteur qui accompagne ou précède,I'accompagnateur qui entraîne et encourage, le chefd'équipe qui lance le jeune sportif. En d'autres termes, lacrainte du Seigneur n'est pas seulement une attitude ini-tiale qu'on oublierait lorsque la marche en avant est bienengagée. Elle est une orientation permanente à laquelleon se réfère à chaque pas et qui augmente à chaque instantnotre expérience et notre acquit.

3. Les textes vont encore plus loin, puisque nous lisonsdans un très beau chapitre de Job (chap. 28), cette parolequi va bien dans le sens de la notion théologique de lasagesse que nous avons mentionnée précédemment: Lacrainte du Seigneur, c'est la sagesse. Il y a une sorted'identification entre la crainte du Seigneur et la sagesse,au point que les deux termes sont pratiquement inter-changeables. Parler de la crainte de Dieu, c'est parler dela sagesse, et réciproquement. On pourrait presque direque la crainte du Seigneur est le commencement, le milieuet la fin de la sagesse. Bien entendu, I'homme ne peut pasatteindre, dans sa plénitude, la sagesse de Dieu, surtoutsi I'on pense à la notion d'une personnification de lasagesse, ou d'une hypostase divine existant avant même lacréation du monde. Mais par ailleurs, I'homme ne peutse tromper lui-même en croyant pouvoir acquérir unesagesse qui ne viendrait pas de Dieu. Cette sagesse neserait qu'une folie, basée sur une fausse crainte de Dieu :

... La crainte qu'il me témoigne n'est que précepte hu-main, leçon apprise... si bien que la sagesse des sages s'yperdra et que I'intelligence des intelligents se dérobera(Esaïe 29.73-74).

Et encore :- Malheur à ceux qui sont sages à leurs yeux,

et qui se croient intelligents (Esaïe 5.21).4. Nous arrivons ainsi à une affirmation fondamentale

dans la pensée biblique: il n'y a pas de sagesse sans lacrainte du Seigneur. En développant ces mots, nous pou-vons dire: il n'est pas possible d'avoir une connaissance,une culture, une expérience de la vie sans commencerpar l'obéissance à Dieu. Il n'y a pas de sagesse laique, decomportement moral athée, de culture humaine sans uneréférence à Dieu. C'est en cela que la sagesse biblique,malgré les apparences, n'est jamais pensable en dehorsd'un fondement théologique essentiel. Cette vérité noussurprend, sans aucun doute, aujourd'hui, où la séparationla plus complète est soulignée entre le domaine de lascience et de la culture, et celui de la foi en Dieu. La

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garantie d'une objectivité scientifique repose même, leplus souvent, sur cette séparation absolue. L'éducationdes jeunes, la formation de tout homme à sa vie socialeet professionnelle, l'instruction et I'apprentissage d'unmétier comme d'un comportement moral dans la vie sont,radicalement et par principe, séparés d'une instructionreligieuse et d'une formation spirituelle. Comment ne pasêtre surpris devant ce que dit la Bible : toute science,toute connaissance, toute culture, toute sagesse ne peuventque commencer par une relation personnelle avec Dieu,une obéissance confiante à sa volonté ?

C'est peut-être par le témoignage simple et essentiel decette vérité au milieu du monde d'aujourd'hui que tousceux qui croient à la Parole de Dieu sont appelés à expri-mer leur foi aujourd'hui, comme I'ont fait les << sages >d'autrefois.

5. Une dernière remarque peut être ajoutée. Le livre desProverbes utilise toujours I'expression: la crainte du Sei-gneur (en hébreu, la crainte de Yahweh, le nom du Dieud'Israël), alors que dans les autres livres de I'Ancien Tes-tament, on trouve souvent : la crainte de Dieu (élohim).N'est-ce pas la réponse à la question que nous posions :quel est le caractère spécifique de la sagesse israélite parrapport aux autres peuples ? La sagesse israélite est fondéesur I'obéissance au Dieu d'IsraëI, au Dieu d'Abraham,d'fsaac et de Jacob, au Dieu de Moïse et des prophètes,bref au Dieu de I'Alliance avec son peuple. Toute autredivinité ne serait qu'un faux dieu ou une idole, et par con-séquent ne conduirait qu'à une fausse sagesse.

Et en même temps, c'est la preuve - comme nous ledisions aussi - qu'il serait faux de séparer complètementune théologie universaliste de la création, d'une théologiede l'alliance avec le peuple de Dieu. L'aspect universelde la sagesse biblique, et par conséquent son aspect indi-viduel pour tout homme, ne peut se comprendre qu'àpartir de la crainte, c'est-à-dire de I'obéissance à Yahweh,Dieu d'Israël, qui s'est révélé à Abraham comme à Moïse,qui a libéré son peuple d'Egypte et lui a donné sa Loi,qui a parlé par ses prophètes ei qui a annoncé la venuede son royaume et du roi messianique qu'il enverraitpour le salut du peuple et de tous les peuples. Nous rejoi-gnons par là les paroles de I'apôtre Paul, dans 1 Corin-thiens 1 et 2, se défendant de prêcher une sagesse humaine,mais proclamant la vraie sagesse de Dieu, manifestée enJésus-Christ crucifié, << scandale pour les luifs et lolie pourles païens, mais puissance de Dieu et sagesse de Dieu pourceux qui sont appelés, tant luifs que Grecs > (I Cor. 1.23-24\.

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L'Ancien Testamentétudié dans son contexte

Dans ce deuxième article, M. Kitchen, professeur àl'(Jniversité de Liverpool, poursuit son survol de la com-position des écrits ùibtiqres dans leur contexte proche'oriental.

D'Egypteau Jourdain

K. A. KITCHEN

1. Structure de l'Exode

Contrairement à la Genèse, au Lévitique et au Deuté-ronome, l'Exode et les Nombres n'ont pas de profil litté-raire caractéristique explicitement structuré. Cepgqdanl'on peut distinguef les parties principales du livre de l'Exodeen fonction de leur contenu, comme sult :

1. Marche d'Egypte au Mont Sinaï, 1. l'19.25.Contenu prin-cipalement narratif, mais compre-nant desdonnées fénéalôgiques (6. 14-28), les rites de la Pâque(ch. 12

"i t:; ef tê Caritique de la Mer (15. 1'-18,2L)-

2. Institution de I'alliance au Sinaï, 20.1- 31. 18.Alliance à base historique, avec de nombreux traitsdistinctifs.

3. Rupture de I'alliance, 32. l ' 33.?3..Reôit Oe I'idolâtrie et de la punition d'Israël ; inter-cession de Moise.

4. Renouvellement de I'alliance, 34.I - 36. t.Sous forme de récits et de stipulations.

5. Mise en place des institutions cultuelles'?6.2,- 40' 35'Récit de

-la construction et de l'érection du tabernacle'

6. Notes additionnelles : a) 1'6. 34-36 ; b) 40. 36-38'La manne pendant quarante ans ; la nuée guidant lepeuple.-Gs

sections 1-5 de ce plan sont toutes liées au Sinai'Elles ne présupposent rien d'ultérieur au séjour des. Hé-breux à cet en^droit. Tout le matériel de base qu'elles

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contie_nnent pounait avoir été écrit au Sinaï r (cf. $ 5, plusbas). La section 6 pourrait dater au plus tôt de i,arrivéed'Israël dans les plaines de Moab. EIle appartiendrait ainsià la phase post-sinaïtique de l'histoire du livre de I'Exode(cf. g 5, plus bas).

2. Structure du Lévltique

Le Lévitique complète l'Exode et son alliance (voir ci-dessous), tout en demeurant une entité séparée, structuréecomme suit:1. Rituel des sacrifices, 1. 1 -7.38.

L'holocauste, l'offrande végétale, le sacrifice d'actionsde grâces, le sacrifice d'expiation et de culpabilité, ceque le peuple offre (1. 1- 6.7) et comment les prêtresofficient (6. 8 - 7. 38).

2. Investiture des prêtres ; rituel et ordonnances, 8. 1 - 10.20, concernant les prêtres (ch. 8), les holocaustes (9);ordonnances pour les prêtres (10).

3. Instructions sur le pur et I'impur, 1,1". 1, - 15. 33.En cinq sections (une par chapitre actuel).

4. Rituel du jour des expiations (ou du grand pardon),16. L-34.

5. Injonctions au peuple et aux prêtres ; fêtes et jubilé,1 7 . 1 - 2 5 . 5 5 .Règles sociales et religieuses, fêtes nationales, jubilé.

6. a. Bénédictions et Malédictions, 26."1.-46,b. Appendice concernant les væux, 27.l-34.Le tabernacle et le sacerdoce commandés dans I'Exode

entrent en fonction dans le Lévitique, une fois les diffé-rentes offrandes prescrites (1-7). Les prescriptions d'Ex.28-29 sonl. accomplies dans Lév. 8-9 par la consécrationdes prêtres et l'inauguration des sacrifices. Dans la deu-xième moitié du livre, les prêtres et le peuple sont placésdevant les lois sur la pureté et l'impureté (11-15) et la loide sainteté (17-22), le tout gravitant autour du rituel dujour des expiations (16). Les fêtes, les autres règles et lejubilé occupent la dernière partie des prescriptions dulivre. Celui-ci se termine à vrai dire par les bénédictionset les malédictions (26), les væux du ch. 27 étant laissésen dehors (parce que volontaires ?) des prescriptions obli-gatoires du reste du Lévitique.

Le Lévitique apporte un supplément et un.complément

r Notons les références au fait que Moïse écrit (Ex. L7. L4 ;24.4 ;34.27); cf. R. K. Harrison, IOT, p. 569. Cf. également E. I. Young,IOT, pp. 42-45, qrui ajoute d'autres références bibliques concernantle rôle de Moise.

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à I'Exode dans les domaines religieux et sociaux, en parti-culier les aspects religieux et rituels de l'alliance faite,rompue et renouvelée au Sinaï ; cela pourrait se refléterdans les bénédictions et les malédictions finales de Lévi-tique 26. Il n'y a rien dans le Lévitique qui doive êtrerattaché à une phase de I'histoire d'Israël ultérieure auSinai; il pourrait avoir été écrit n'importe quand dès aprèsSinai.

3. Structure des Nombres

Les Nombres ont très peu de structure formelle. En fonc-tion du contenu, on peut reconnaître trois sections:1. Dernières dispositions avant de quitter le Sinai, L. 1 -

10. 1.0.2. Les étapes du voyage jusqu'aux plaines de Moab, 10.

t l - 2 r . 3 5 .3. Dans les plaines de Moab,22. l-36. 'J.3.

Des récits, des lois et divers documents (par ex. deslistes de recensement, une description de I'itinéraire, etc')se combinent pour retracer I'histoire d'Israël jusqu'à Moab,au travers des quarante ans de punition.

4. Structure du Deutéronome

1. Les chapitres 1,-33 rapportent le renouvellement deI'alliance sinaïtique dans les plaines de Moab' Ils por-tent pleinement les traits d'une telle alliance : préambule,prolôgue historique, stipulations (générales et détaillé€s),déposition et lecture du texte, témoins, cérémonie solen-nelle, bénédictions et malédictions.

2. Le chapitre 34, le seul chapitre indubitablement post-mosaïque, est le récit de la mort et de I'ensevelissementde Moïse (34.1.-12).

5. Gontenu, composltlonet rôle d'Exode-Lévltlque-Nombres'Deutéronome

a. ContenuLa Genèse contient l'héritage historique des Hébreux et

la promesse qui leur est faite d'un pays. Son contenu pré-cède leur soitie d'Egypte 2. L'Exode et le Lévitique seplacent au milieu de leur voyage d'Egypte en Palestinepour entrer en possession de la terre promise. A partir duSinaï, Israël n'est plus seulement une famille nombreuse,il devient une nation tribale. Par I'alliance sinaitique, il est

2 Cf. HOKHMA, No 1/1976, p. 35.

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placé sous l'autorité d'un Suzerain divin. Cette alliancemanifeste les caractéristiques essentielles d'une alliance dela fin du deuxième millénaire (cf. $ 7 c, plus bas), mais,contrairement à un simple traité politique requérant destroupes et un tribut, elle énonce les normes de vie socialeet religieuse auxquelles Israël doit obéir pour se conformerà la volonté de son Suzerain.

Le récit d'Exode 1-19 relie les lointains patriarches àleurs descendants opprimés, et il relate la sortie d'Egyptevécue par tous ceux qui sont au Sinaï. L'alliance rapportéepar I'Exode et le Lévitique pose les fondements de la viequotidienne et du service du Suzerain, le culte. Les Nom-bres, comme nous I'avons déjà remarqué, relatent la pé-riode qui va du Sinai à Moab, et le Deutéronome est lerenouvellement de I'alliance avec certaines données sup-plémentaires appropriées.

b. Composition

Nous avons déjà indiqué (fin du g 1 et note 1") le faitque MoTse a écrit certaines choses, tant au Sinaï qu'avant ;Deut.31.9,24 et Nombres 33.1,,2 rapportent son activitédans les plaines de Moab. Quand, où et par qui exacte-ment Exode-Lévitique-Nombres-Deutéronome ont-ils étéécrits ?

Il n'y a bien sûr pas de réponse mécaniquement prou-vée. Cependant, tcr-lt au long de ces quatre livres, Moïseest incontestablement au premier plan. Il est associé étroi-tement non seulement au déroulement des événements,mais aussi à de vastes portions de leur contenu. Peut-ilen être I'auteur ? Cela dépend, en fait, d'une part de lanature de sa relation avec ces vastes portions dont nousparlons, et d'autre part, du sens à donner au fait qu'ilapparaisse habituellement à la troisième personne (trèsrarement à la première personne en dehors du Deutéro-nome, sauf dans des citations < historiques u) 3. A ce sujet,il y a place pour des estimations variables de son rôleprobable (très étendu ou très limité) en tant qu'auteur deI'un ou de tous les livres allant d'Exode à Deutéronome.

Ainsi, bien qu'il soit techniquement impossible d'affir-mer dogmatiquement et précisément tout ce que Moïse aécrit (< tout ceci, ni plus, ni moins >), on peut cependantsuggérer des limites supérieures et inférieures à son activité

3 Je ne m'excuse nullement de considérer Moïse comme un per-sonnage historique (de même que les patriarches), tout comme laplupart des gens acceptent I'existence réelle d'un David ou d'unSalomon, d'un Hésiode ou d'un Hérodote, bien qu'aucun de ceshommes ne soit attesté de façon plus directe (par des inscriptionscontemporaines, etc.) que Moise ou les patriarches.

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éventuelle. Son activité réelle se situe probablement quelquepart à l'intérieur des limites ainsi déterminées.

A. Voyons tout d'abord le minimum requis par les indi-cations vétéro-testamentaires a. A ce sujet, il y a deuxcatégories de données. Premièrement, les références spéci-fiques au fait que Moise écrit : Exode 17.14 mentionnequ'il écrit la punition future d'Amalek dans un document 5;Exode 24.4,7 rapporte qu'il écrivit < toutes les parolesdu SEIGNEUR >>, dans ce contexte, certainementBx.20. 1.-17,22-26 et Ex. 21..2-23.33 (c.-à-d. la plupart deséléments fondamentaux de l'alliance sinaitique) : Exode34.27,28 semblent ordonner à Moise d'écrire le renou-vellement de l'alliance qui précède immédiatement ce pas-sage (34. 10-26) et de consigner I'inscription sur de nou-velles tables du décalogue originel. Ainsi, dans l'Exode,le minimum à attribuer à Moise semble être au moinsune partie d'un document extra-biblique (concernant Ama-lek), la partie principale de I'alliance sinaitique (20-23)et son renouvellement. Le Lévitique ne contient aucunedonnée de cette catégorie. Nombres 33.1.-2 indiquent queMoise a écrit un itinéraire des déplacements d'Israëld'Egypte jusqu'au pays de Moab, un document qui < sous-tend > l'intinéraire de Nombres 33.3-40. Ensuite, Deuté-ronome 37.9,24 indiquent que Moïse écrivit un ensemblede < loi > ou d'<< instruction > pour IsraëI, se référant pro-bablement à ce qu'il a prononcé directement, Deut. 1,. 1 àa. a0 (y compris le < colophoî >, 4. 44-49) ; 5. 1 à 26. L9 ;27 (sauf les titres narratifs, versets la, 9a, 1,Ia) ; 28. t à31.8 (y compris le < colophon>>,29.1, mais pas les titresnarratifs). Et Deutéronome 31. 19,22 indiquent que Moisea aussi écrit Deut. 32. I-43,1e < cantique de Moise >. Ainsi,I'ensemble de Deutéronome L à 32 serait attribuable enpremier lieu non seulement à la bouche mais aussi à laplume de Moise, à I'exception d'une petite poignée d'élé-ments narratifs à la troisième personne (p. ex. 4.47-43 ;31. 9-30 passim ; 32.44-52) et d'autres titres introductifssemblables (spécialement dans le chap. 27).

a On trouve un excellent résumé de ce qui peut être attribuéà Moïse dans Young, IOT, pp. 42 ss., ou NBD, p. 849 b.

5 Le mot spr, tant en hébreu biblique qu'en sémitique occidentalen général, peut signifier non seulement un ( livre >, mais aussiune lettre, une liste, ou quasiment n'importe quelle sorte de docu-ment, long ou bref ; pour I'hébreu, cf. Brown, Driver et Briggs,Hebrew and English Lexicon of the Old Testament, (Oxford, 1907et réimpr.) pp. 706-707 ; pour I'ugaritique et d'autres langues sémi-tiques occidentales, cf. C. H. Gordon, Ugaritic Textbook (Pont.Bibl. Institute, Rome, 1965), p. 451, no. 1793, et C.-F. Jean et J.Hoftijzer, Dictionnaire des Inscriptions Sémitiques de l'Ouest(Brill, Leiden, t965) pp. L96-L97.

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Deuxièmement, il y a une autre catégorie de donnéesconcernant le rôle littéraire minimal de Moise. Il s'agit dematériaux dont il est dit explicitement que Moïse les a pro-noncés ou donnés à Israël etlou aux prêtres. Il s'agit lcplus souvent de commandements de Dieu. Le statut deces matériaux est très proche de celui de la premièrecatégorie, mais pas tout à fait identique. C'est-à-dire qu'ilsaurqient pu êfie écrits par Moise, mais qu'il n'en est pasfait mention. Ils peuvent, par conséquent, avoir été mispar écrit directement par quelqu'un d'autre (au momentoù Moïse les a prononcés), ou transmis oralement et écritsplus tard (peu après la mort de Moise ?). Ce secondgroupe de données qui ont Moise pour origine comprendles textes suivants : dans Exode l, à 11, une bonne partiedes matériaux doit provenir de la mémoire et des lèvresde Moïse, de ses parents (l ; 2. 1-10) et de ses associés ;les instructions pour le peuple (12-L4, passim) ; le Can-tique de la Mer (15. 1-18) ; les instructions cultuelles(25 à 31) ; les relations de Dieu avec Moïse, etc. (32 à34) ; et les paroles de Moïse en Ex. 35.1.-1.9 ; et 35. 30 à36. 1. Dans le Lévitique, I'ensemble des chap. L à 7 ; deséléments de 8 à 10 ; l 'ensemble de 11 à 23; une bonnepartie de 24 et I'ensemble de 25 à 27 (y compris les < colo-phons > de 26.46 et 27.34). Dans les Nombres, on re-trouve des données semblables (le SEIGNEUR parle àMoïse et Moïse le transmet à Israël ou à Aaron) dans5 . 5 à 6 . 2 7 ; 8 e t 9 ; 1 5 ; 1 . 9 ; 2 8 à 3 0 ; 3 4 . I - L 5 e t 3 5 . 9 -33 ; ici, les paroles mêmes adressées à Israël sont repro-duites dans le document existant. Il y a d'autres matériauxdont I'origine remonte à Moise mais dont la forme actuelleremonte moins clairement aux événements eux-mêmes ;il s'agit des paroles que Dieu adresse à Moïse et dontnous n'avons pas de compte rendu direct, sinon le sujetqu'elles concernaient et les événements annexes. C'est lec a s d e N o m b r e s 1 . 1 à 5 . 4 ; 1 0 . 1 - 1 0 ; 1 3 ; 1 . 4 ; 1 6 ; 1 7 ;6.20 ; 2l ; 25. 10 ss. ; 26 ; 27 ; 31. ; 32 ; 34. t6 à 35. 8 ;et 36. Dans le Deutéronome, d'autres paroles de Moise(sans qu'il soit spécifié qu'il les écrivit) sont rapportées en32. 46-47, ainsi que sa < bénédiction > dans le chap. 33 ;34. 4 rapporte les dernières paroles que Dieu lui adressa.

On pourrait donc résumer ainsi le rôle minimal deMoise comme auteur:

- Dans I'Exode, il écrit I'alliance fondamentale etson renouvellement ; il est à I'origine de l'histoire despremières années de sa vie ; il a probablement composéle Cantique de la Mer et donné les instructions concer-nant les rites de la Pâque et les premiers-nés (avantl'exode), de même que les détails du tabernacle, du culte

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et du sacerdoce (à la suite de l'alliance sinaïtique). Con-cernant ceux de ces matériaux qui ne mentionnent pasexplicitement leur auteur, on peut suggérer soit qu'ils ontété écrits à l'époque de Moise par un associé, soit qu'ilsont été transmis oralement pour être mis par écrit plustard et combinés avec les écrits de Moïse lui-même (peuaprès sa mort ?), soit qu'ils ont aussi étê écrits par Moïse(en particulier toutes les instructions adressées à Israël ouaux prêtres et citées comme paroles de Moise).

- Tout le Lévitique prétend être donné au peuple parI'intermédiaire de Moïse (sauf quelques éléments narratifsdes ch. 8-10 ; 24, ainsi que les titres à la troisième per-sonne). On peut donc suggérer soit qu'il a été écrit parun contemporain de Moise, soit qu'il a été transmis orale-ment pour être rédigé ensuite, soit qu'il a été écrit aussibien que prononcé par Moise (avec ou sans les titres ;en tout cas sans les récits [post mortem ?]).

- dans le livre des Nombres, on remarque que Moisea écrit un document qui est à la base de 33. 3-49. De plus,l'équivalent de dix ou onze chapitres d'instructions pro-viennent directement de lui (soit oralement, soit parécrit) et l'équivalent de seize à dix-sept chapitres remontqntà Moise ou à des événements précis de sa conduited'IsraëI. Il pourrait donc en être I'auteur.

- La quasi-totalité du Deutéronome prétend avoir étéprononcé par Moise. On peut donc suggérer que la plupartde 1. L à 31. 8, le Cantique de 32.'L-43 et la Bénédictiondu ch. 33 (plus certains éléments mineurs) proviennentde lui, soit oralement, soit par écrit. On n'a pas d'indica-tions d'auteur pour certains éléments narratifs @. a1-43 ;certaines parties des ch. 3"i.,32,34). Seul 34. 5-12 est indu-bitablement post-mosaique (écrit immédiatement après samort, ou plus tard).

Ainsi, et spécialement si la Genèse (qui n'indique passon auteur) était de lui, Moise serait, selon les indicationsdu texte, I'auteur d'une quantité considérable du contenuactuel du Pentateuque, dont la proportion de matériauxécrits ou oraux peut être diversement estimée. On pourraitencore augmenter la proportion de matériaux mosaiquessi on lui attribuait tout ou partie des sections narrativesde ces livres qui n'indiquent pas leur auteur.

En dehors du Pentateuque, il a écrit la malédictioncontre Amalek (Ex. L7. I4), et on lui attribue le Psaume90 (soit oralement, soit par écrit).

B. Peut-on déterminer de façon réaliste une conceptionmaximale du rôle de Moise comme auteur 6 ? Cela tourne

0 Par < réaliste >, j'entends une conception qui ne suppose pas

5L

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en fin de compte autout du fait que Moïse apparaisse àla troisième personne dans les récits d'Ex.-Lév.-Nb.-Deut.Pour les uns, cela indique qu'il faut tout naturellementcomprendre que ces récits sont de la plume de quelqu'und'autre (qu'il ait écrit dans les plaines de Moab ou à uneépoque ultérieure) ; pour les autres, Moïse aurait pu écriretous les récits, etc., à la troisième personne. Young seréfère à ce sujet à I'exemple de << La Guerre des Gaules >>de César 7. Dans ce cas, les éléments non-mosaiques deces livres I se réduiraient virtuellement aux seuls élémentsindubitablement post-mosaïques et à quelques révisionstextuelles mineures (p. ex. en orthographe) o.

Est-il possible, sur ce point précis, de passer de la purediscussion dans le vide au domaine des données objectives ?Oui, dans une certaine mesure. On peut considérer séparé-ment deux aspects distincts de cette question. Tout d'abord,les titres et les < colophons >. Les titres à la troisièmepersonne sont d'un usage fréquent dans le Proche-Orientbiblique et dans la littérature sapientale. Par exemple enEgypte, les textes auto-biographiques commencent cou-ramment par les titres et le nom de l'homme en question,suivis de d jed ou d ied-el, ( (il) dit >, puis d'un récit à lapremière personne 10.

La louange des dieux par des individus commence pardes titres comme: < Louange (de telle ou telle divinité)par tel et tel (titres, nom) ; il dit : - Salut à toi... > (ouquelque chose d'approchant, une louange ou une prièreà la deuxième personne) tt. t"r livres sapientiaux com-mençaient par: < Commencement de I'instruction faitepar... (titre, nom) ; il dit : - ... )), que ce soit au troisième,

que Moïse ait écrit d'avance le récit de sa mort et I'appréciationde sa grandeur, et cela au passé, comme nous le trouvons dansDeut. 34. 5-12.

TYoung, IOT, p. 86.8 C.-à-d. des données autres que pré-mosaiques, utilisées par

Moïse et donc siennes au deuxième degré.e Des éléments indubitablement post-mosaiques (à part Deut.

34.5-L2) sont très rares et très difficiles à prouver ; dans la Genèse,on peut penser à Dan (14.14) et à la phrase sur les rois d'Israël(36. 31b) ; dans Ex. à Deut., il y a peu de chose qui résiste à unexamen serré : (cf. PCI, pp. 4l-47 passim, avec des références àYoung et à d'autres).

10 P. ex. Khnumhotep II, env. 1900 av. J.-C., dans la MoyenneEgypte (texte : A. de Buck, Egyptian Readingbook, I, Brill, Leiden,L948, pp. 67 ss. ; traduction: J. H. Breasted, Ancient Records ofEgypt, I, Chicago U. P., 1906, SS 622-624) et d'innombrables autresdans toutes les époques de I'histoire.

11 Cf. A. Barucq, L'expression de la louange divine et de laprière dans la Bible et en Egypte (IFAO, Le Caire/Paris, L962),spéc. pp. 47 ss.

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I

deuxième ou premier millénaire 12. Et ceci n'est pas parti-culier à I'Egypte seule ; des phénomènes semblables seretrouvent dans diverses classes d'écrits en Mésopotamie,avec les Hittites et en Syro-Palestine également. Il suffitde mentionner par exemple les titres qui ouvrent habituel-lement les lettres en cunéiformes (pendant le deuxième mil-lénaire av. J.-C., la période qui nous intéresse) dans lestrois régions utilisant des formules comme : < Ainsi parleX > (nom etlou titre) 13. Il en va de même pour les titresde traités et d'alliances de cette période et dans cette mêmerégion la. Les titres très formels comme par exemple, Deut.1. 1 ou 33. L, sont de nature identique et je les attribueraisà Moïse tout comme j'attribue les titres formels proches-orientaux à leurs auteurs respectifs. On pourrait aussi trai-ter ici les innombrables titres du Pentateuque qui se pré-sentent sous cette forme: < Et le SEIGNEUR parla àI\4oïse, en disant... >>, mais ce n'est pas nécessaire.

Les << colophons > jouent un rôle considérable dans lesdocuments du Proche-Orient biblique. Il s'agit d'énoncésajoutés, comme un appendice, au texte (ou à des partiesdu texte, sur des tablettes), donnant le sujet ou le titre del'ouvrage, ou le nom du scribe responsable, ou souventles deux. Ils contiennent parfois d'autres détails (date,collation, original, dictée, etc.) 15. Ils sont systématique-ment écrits à la troisième personne lorsqu'un auteur ouun scribe sont nommés ; voici un < colophon > typique:< Première tablette du rituel de I'impureté et du rituel dela rivière ; c'est (les rites) par Tunnawia, la vieille femme.Complète ; (le scribe) Pikku (l')a écrite > 16. C'est préci-sément ce genre d'usage que nous avons relevé dans lepremier article sur la Genèse, concernant la fin d'unesection ou d'une sous-section 17. On le retrouve dans Ex.-Lév.-Nb.-Deut. Par exemple, Ex. 6.26,27 est un < colo-phon > terminant le document généalogique d'Ex. 6. L4-27.Conformément à I'usage des scribes proches-orientaux, lefait qu'il se réfère à Moïse et à Aaron à la troisième per-

12 Plusieurs exemples dans INET, pp. 412 ss.1s Les exemples sont légion. Pour une sélection, cf. ANET, pp.

480. 482 ss.1a P. ex. ANET, pp. 202a,203b, pour ne citer que les plus acces-

sibles.15Pour des exemples: - accadiens, cf. H. Hunger, Babylonische

und assyrische Kolophone (Kevelaer, Neukirchen, 1968) ; - hittites,cf. E. Laroche, Archiv Orientalni 17 (1949) pp.7-9 ; - ougaritiques,cf. C. H. Gordon, Ugaritic Literature (Pont. Bibl. Institute, Rome,1949) pp. 49, 83.

to En hittite, publié par A. GoetzeHittite Ritual ol Tunnawi (Amer. Or.pp. 24-25.

et E. H. Sturtevant, Î&eSoc., New Haven, 1938),

t7 Cfl. HOKHMA, No 1/1976, pp. 35, 36.

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sonne n'implique pas qu'ils soient morts depuis longtemps,comme certains Alttestamentler l'en ont parfois déduit :c'est simplement la façon courante d'identjfier I'auteur ta.C'est dans le Lévitique qu'on voit le mieux de tels < colo-phons >, où ils terminent certains rites, ou des sectionsentières, ou même le livre entier. L'ensemble des chapitres1 à 7 est résumé par le < colophon >> de 7.37,38 qui men-tionne les sujets traités et I'auteur de ce qui précède enindiquant les diverses sortes de sacrifices prescrits parMoise. Chacun des cinq motifs rituels sur la pureté etI'impureté (ch. 11-15) se termine par un < colophon >>descript i f approprié (11.45,47 ; 12.7b ; 1.3.59 ; L4.54-57; et 15.32,33). Le livre tout entier et son supplémentsur les væux se terminent par les < colophons >> de 26. 46 et27. 34. La plupart de ces derniers sont exactement sem-blables aux << colophons > attestés dans tout le Proche-Orient. A titre d'exemple :

On trouve une collection de divers rituels ayant le même< colophon )) - comme c'est le cas de Lév.7.37,38, oudu livre entier, comme nous I'avons dit - dans un docu-ment des archives hittites du quatorzième/treizième siècleavant J.-C. 1e. Dans les Nombres, un <( colophon > interne(30. 16) porte sur les lois de 36. 1-16, et le livre tout entierse termine par un << colophon , (36. 13). Deutéronome29.I est probablement le < colophon > de la majeure par-tie de I'alliance renouvelée dans le Deutéronome 20. Ainsi,les titres à la troisième personne et les < colophons > neposent pas de problèmes à la détermination de I'auteurlorsqu'on les considère dans leur contexte.

Le deuxième aspect concerne les récits à la troisièmepersonne. A ce sujet, l'Ancien Testament et le Proche-Orient nous offrent tous deux des indications suffisantes.Dans Jérémie 36.1-3, ce prophète reçoit de Dieu l'ordred'écrire sur un rouleau toutes les paroles que Dieu lui aadressées jusqu'à ce jour. Cependant, Jérémie n'écrit paslui-même, mais il dicte à Baruch qui fait office de scribe,et cela par deux fois : pour le rouleau que Yoyaqîm brûlaet pour celui qu'il fit en remplacement (Jér.36.4,6, 78,27,32). Ainsi, lorsque Moïse écrivit, il aurait aussi pu dicter,en particulier la matière qu'Exode-Lévitiques-Nombres-

18 Cf. Young, IOT, p. 72, avec d'autres remarques sur les versets26 et 27.

18 Tablette en deux morceaux (KUB, VII, 1 plus KBo, III, 8),éditée par H. Kronasser, Die Sprache 7 (1961), pp. 140-167, t69, etibid. 8 (1962) pp. 108-113.

20 Puisqu'il se réfère à ce qui précède; il devrait par conséquentêtre probablement enlevé de la sous-section 1 C de AOIOT, p.96 (c).

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Deutéronome rapportent qu'il prononça, et peut-être aussides récits.

Cependant, Jérémie 36 n'est qu'un cas isolé, et cecisix cents ans après Moïse. C'est là qu'interviennent lesdonnées proches-orientales. Une tablette de l'épopée deBaal provenant de la Syro-Palestine elle-même, d'Ougarit,et datant du 14' siècle avant J.-C., contient le < colophon >>suivant 21 :

< El-melek le Shebnite (l')a écrite ; Attani-puruleni,grand-prêtre et chef des bergers (du temple) (l')a dictée_22 ;Niqmad (II) roi d'Ougarit (plus deux autres titres) (1')adonnée. >

Dans cet exemple, comme chez Jérémie, et à la mêmeépoque que Moïse, I'homme important dicte et un autreécrit. Il tr'y a, par conséquent, aucune raison de croirequ'un Eléazar ou un Josué n'auraient pas pu avoir lamême fonction avec Moïse 23. Lorsque, par exemple, ilracontait le récit de l'exode, on peut concevoir que Moiseparlait à la première personne et que son scribe écrivaità la troisième. Il aurait pu dire : < Je gardais le troupeaude mon beau-père... et je conduisis mon troupeau... àI'Horeb... , alois que son scribe écrivait: < Moïse gardaitle troupeau de son beau-père... et conduisit son troupeau...à I'Horeb... > (cf. Ex. 3.7) ; et cela, passim, pour unebonne partie d'Ex.-Lév.-Nb.-Deut. Pareil scribe aurait puajouter de rares commentaires explicatifs, comme Nombres12.3, que les commentateurs ne désirent pas toujours attri-buer à-Moise. D'autres récits et commentaires à la troi-sième personne peuvent être l'æuvre d'autres personnesqui ne travaillaient pas sous dictée ; par exemple Deuté-ronome 32. 44 s. En faveur du passage de la premièreà la troisième personne en dictée que nous suggérons ici,on peut avancer certains éléments. Ainsi, alors que plusieursrituels hittites, par exemple, rapportent les paroles deleurs auteurs à lâ première personne ?4, d'autres décrivent

21 Meilleure traduction, cf. H. L. Ginsberg, ANET' p. 141 ; cf.aussi Gordon, Ugaritic Literature, p. 49 en-haut.

22 Littéralement : < enseignée >.23 Dans la littérature égyptienne bien plus ancienne (env. 1990

av. J.-C. - l'âge patriarcall), on trouve aussi le récit introductifde la Prophétie dè Neferty, où le roi lui-même va chercher uneplume et un papyrus pour prendre note des paroles du,sage Ngf.erlypendant qu'il lés prononêe (p. ex. ANET, p. 444b, appelé lài. Neferrohu >). Et les rituels hittites qui nomment leurs auteursdoivent dans-la plupart des cas avoir été écrits par des,-scribesiravaillant sous dictéè des auteurs des rituels en question. Cf. aussile colophon mésopotamien cité par E' Nielsen, Oral Ttadition(SCM, Londres, 1954; pp. 28-29 avec la correction apportée parAOIOT, p. 136.

'?a P. êx. ceux de Hatiya (publiés par O. Carruba, Das Besch-

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les activités rituelles de leurs auteurs à la troisième zs. ils'agit certainement d'un transfert dû au scribe originel,comme nous l'avons suggéré plus haut dans le cas deMoise. D'autres rituels apportent des indications peut-être directes en faveur de cette suggestion. Dans ce cas,après le titre à la troisième personne qui identifie I'auteur,il ou elle dit : < Lorsque tel ou tel problème survient,j'agis / je fais un sacrifice comme suit >. Après cette for-mule initiale à la première personne, le texte poursuit enracontant les diverses actions avec I'auteur à la troisièmepersonne 26. En d'autres termes, après la déclaration initiale le scribe a transformé le tout en récit à la troisièmepersonne, de la même façon que nous proposons queMoTse a pu le faire. On peut donc suggérer, dans uneconception maximale du rôle de Moïse, que rien, que cesoit dans le texte de I'AT ou dans le contexte culturelproche-oriental, n'empêche de lui attribuer une bonnepartie des récits à la troisième personne, par I'intermé-diaire d'un scribe, ce que des données - tant bibliquesqu'extra-bibliques - indiquent comme un procédé courantet longtemps pratiqué.

Pour clore cette question de I'auteur du Pentateuque,on peut donc envisager que I'ceuvre littéraire réelle deMoïse se trouve à I'intérieur des limites sénérales - mini-males et maximales - indiquées plus haùt. Quant à la dateet au lieu de rédaction, on peut suggérer que la Genèse(avec ou sans Dan pour Laïsh, 14.14, et sans la mentiondes rois d'IsraëI, 36. 31b) a été composée à la veille deI'exode, avec un emploi abondant des documents et destraditions existants. En route pour le Sinaï, Moïse a obéien mettant par écrit la malédiction d'Amalek (Ex. 17.1,4).Au Sinai, il a écrit I'essentiel du document de I'alliance etde son renouvellement, et peut-être d'autres éléments qui<< sous-tendent > le livre ultérieur de I'Exode. Ce qu'ila écrit au Sinaï (Ex. 24.4,7 ;34.27 s.), complété de cer-tains de ces éléments, on pourrait I'appeler <<proto-Exode>,

wôrungsritual lùr die Gôttin Wishurijang (Ilanassowitz, Wiesba-den, 1966) pp.2ss.) et Pissuwatt is, Goetze in ANET, pp.349-350.

25P. ex. ceux du dieu Tarpattasi (ANET, pp. 348-349) et de la< vieille femme > Tunnawi (Goetze et Sturtevant, Hittite Ritual olTunnawi) dans lequel la < vieille femme > apparaît toujours à latroisième personne ; de même, celui du prèfte hattili Papanikri,dans lequel il apparaît aussi toujours à la troisième pelsonne.(Publ. par F. Sommer et H. Ehelolf, Das hethitische Ritual desPapanikri von Komana (Hinrichs, Leipzig, 1924), pp. 2. ss.).

20 Cela apparaît le plus clairement dans le rituel de Mastigga(ANET, pp. 350s.) et dans celui d'Anniwiyanis (E. H. Sturtevantet G. Bechtel, A Hittite Chrestomathy (Linguistic Soc. of America,Philadelphie, 1935) pp. 100 ss., 106 ss.). De même dans celui deUhhamuwa (ANET, p. 347b).

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et (puisque l'Exode, même dans sa forme actuelle, n'a pasde < colophon >) le considérer simplement comme la pre-mière moitié d'un tout. Egalement au Sinai, on peut sug-gérer que Moïse a écrit (ou dicté ?) ce qui constitue main-tenant Lévitique t à 7 ; 11. à 23; 25 à 27, tout d'aborddans des documents distincts (cf. les < colophons >) puis(alors qu'il était encore au Sinaï) comme un tout, terminépar des << colophons >. Ce serait le < proto-Lévitique > zz.On y conserva aussi sans doute le contenu de Lév. 8 à 10et 24. On ne sait rien d'un autre travail de rédaction effec-tué au Sinaï ou peu après, sinon par I'allusion de Nombres71.26 (< les inscrits ), (< ceux qui étaient sur la liste >).Voilà pour ce qui a été écrit au Sinai.

Pendant le voyage, d'autres éléments se sont accumulésavant I'arrivée à Shittim (contenus dans Nb. 1 à 21), peut-être sous la dictée de Moise, ou de sa propre main, comme5. 5 à 6. 27 ; 8 et 9 ; 1,5 ;19 et I' it inéraire qu'il écrivit (cf.Nb. 33.2). Ces matériaux, plus d'autres éléments du con-tenu des Nombres ont pu constituer un < proto-Nombres >,comprenant également la matière de 28 à 30 ; 34.1-15 et35.9-33, avec le < colophon > final (Nb. 36. 13). A lasuite du renouvellement de l'alliance avec la nouvelle géné-ration d'IsraëI, Moïse avait écrit la majeure partie de Deu-téronome 1 à 30, plus le cantique du ch. 32, et peut-êtred'autres fragments, constituant un <proto-Deutéronome> 28.Il avait écrit également le Psaume 90 et, à Shittim, la béné-diction contenue aujourd'hui dans Deutéronome 33.

Après la mort de Moïse, on peut suggérer que les quatrelivres de << proto-Exode > à < proto-Deutéronome )) ontété mis au point et complétés par Eléazar ou Josué, parI'addition des derniers éléments narratifs servant à expli-quer et à relier les différents matériaux, de façon à pro-duire virtuellement les livres actuels.

D'autres additions mineures ont pu être faites plus tard(Deut. 34.5-9 par Josué ; les versets L0-12 à cette époqueou plus tard ?), y compris peut-être des révisions ortho-logiques ou autres (? Gen. 1"4.14 ; 36. 31b) avant ou pen-dant Ia royauté.

c. RôIe

L'héritage des livres du Pentateuque (ou, si I'on veut,du << proto-Pentateuque >) dans la main des Hébreux à laveille de traverser le Jourdain était à la fois un énoncé deleurs origines et de leur destinée (la Genèse, contenant

27 La deuxième moitié de I'ensemble constitué d'Exode-Lévitique.

28C'est peut-être à cette époque que furent ajoutés Ex. 16.34-36et 40.36-38.

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histoire et promesses) et un fondement normatif définis-sant les limites du bien et du mal en leur qualité de vas-saux du Suzerain divin. Son alliance n'était pas simplementun instrument politique mais une détermination du butet de la conduite de leur vie comme la nation qui doitmanifester la sainteté du SEIGNEUR par une obéissanceet un culte conformes à sa volonté. Sinai et Moab avaientvu la révélation, la cristallisation et la confirmation d'unfondement donné qui devait orienter la façon de vivre decette nation tribale naissante.

6. Autres données

En dehors du Pentateuque et du Psaume 90, d'autrescomptes rendus ont certainement commencé à s'accumu-ler, soit sous forme de documents écrits, soit sous formede traditions populaires. Les généalogies de L Chroniques1 à 8 remontent probablement à de tels matériaux. Il nereste plus rien d'un < Livre des Guerres du SEIGNEUR >,sinon l 'allusion et la citation de Nombres 21.74-16. Etnul ne peut déterminer aujourd'hui tout ce qui est tombédans I'oubli, sans même bénéficier d'une note aussi brèveque celle-ci.

7. L'arrière-plan proche-orientald'Exode-Lévitique-Nombres-Deutéronome

a. IntroductionCertains lecteurs auront peut-ôtre été étonnés, d'autres

exaspérés, qu'on ait accordé tant d'attention aux indicationsdu texte biblique, quasiment sans faire référence aux di-verses conceptions modernes qui considèrent Moise commeune entité obscure (pour autant qu'il ait jamais existé),et ces livres comme une construction bien plus tardive,écrits sur la base de documents très différents qu'on peutdétecter selon divers critères (sans parler des dates bienultérieures de l'ensemble). Il y a à cela deux raisons.

Premièrement, les seuls documents existantJ sont ceuxque nous avons maintenant dans l'Ancien Testament actuel(les autres sont des reconstructions hypothétiques) alorsque les raisons avancées en faveur d'autres versions deI'histoire d'Israël et de différentes histoires de sa littératuresont pour le moins inadéquates. Les conceptions habi-tuelles concernant des < codes > de lois rivaux et leur sé-quence chronologique ont été maintes fois réfutées 2s.

20 Cf. par exemple, A. H. Finn, Unity ol the Pentateuch,(Marshall Bros., London, 1928), pp. t49-254, 294-328, etc.; G. T.Manley, The Book of the Law (Tyndale Press, London, 1957) ;c f . PCI, pp.17ss.

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Les formes conventionnelles de critique littéraire (J, E, P,D, etc. ; la tradition orale ; la Gattungsforschung) ont étémises au point sans tenir suffisamment compte de la façondont les gens écrivaient réellement dans le monde bi-blique so. Le schéma de pensée évolutionniste (souventreteïu dans la pratique, bien que rejeté en principe) parlequel on qualifie de < tardifs > les usages sacerdotauxu élaborés >> est totalement illusoire lorsqu'on le considèredans le contexte de tout le monde biblique proche-oriental.Et ainsi de suite.

Deuxièmement, lorsqu'on compare les écrits de l'A. T.et leurs reconstructions théoriques aux données visibleset tansibles du Proche-Orient - le monde de I'A' T. -

"e soit les documents existants qui cadrent avec leur

contexte proche-oriental, et non pas les reconstructionsbasées sur de fausses prémisses et de faux critères. Dansce qui suit, je présenterai brièvement une partie de cetarrière-plan tout en donnant des références pour d'autreséléments que je n'ai pas la place de traiter ici.

b. L'oppression et I'exode (Ex. 1 à 19)

Le théâtre de I'oppression des Hébreux dans le deltaégyptien oriental est indiqué par Pitôm- et Ramsès (Ex' 1'tïi. pitOm n'est pas encôre fixée de façon définitive surla carte I c'est peut-être le site qu'on appelle aujourd'huiTell er-Retaba'(ou Rotab), ou alors tout simplemelt l-enom religieux (.i Domaine du [dieu], Atum >) de Tell el-Maskhutâ, l'ancienne Soukkoth, T jèku en égyptien. loqtce qui est de Ramsès, il est quasiment certain qu'il s'agitde Ëi-Ramesse, la fameuse réiidence des rois Ramsès (le< Domaine des Ramsès >) située dans le delta. Après biendes discussions, il semble aujourd'hui qu'il faille situerPi-Ramesse / Ramsès non pas à Tanis, mais plus au sud,dans la région de Khata'na-Qantir, qui convient géographi-quement bîeaucoup mieux st. Il faut se rappeler que depuis

30 Pour les faits et les principes fondamentaux en question, cf'AOIOT, pp. tr2-138; PCI.

sl Poûi ïne bibliographie et une présentation des conceptionsprincipales, cf. AOIOT, p. SS, V compris notes 5-9. De la régionàe Khata'na-Qantir proviennent les ruines d'un palace, de maisons de hauts magistiats de Ramsès II et de règnes ultérieurs, d'qncolosse royal, de petits objets in situ, etc., évidence suffisante de laprésence â'oir t.èt grand centre < ramesside >. Par ailleurs, la

Àrande quantité d'orivrages << ramessides > en pierre retrouvés àlanis (stêles, statues, obélisques, murs et colonnes) sont tous, desmatériàux ré-utilisés, récupéiés et ré-employés par les rois de laXXI' et XXII" dynasties ;- on n'a pas encore trouvé à Tanis uneseule ruine originàle de fondations < ramessides >. Cf. J. Van Seters,The Hyksos (Yale Univ. Press, New Haven, 1966) pp. 128-t37 ;cf. Uphill, INES 27 (1968)' P. 314 s.

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env. 1100/1080 av. J.-C., avec la chute de la dynastie desRamsès, Tanis remplaça Pi-Ramesse en tant que résidenceroyale dans le delta. Ainsi, la mention de Ramsès dansEx. 1. 11 reflète de façon précise la situation du treizièmeou, au plus tard, du douzième siècle avant J.-C. Déjà àl'époque de la royauté hébraique, l'équivalent correct auraitété < les campagnes de Tsoan )), comme dans le Psaume78.t2,43, identique à l'égyptien Sekhet-Dja'net, << campa-gnes de Tanis >.

Les norrs des sages-femmes (Ex. 1. 15), loin d'être< purement artificiels >> 32, sont tous deux des noms sémi-tiques de I'Ouest authentiques et anciens (quatorzième/treizième siècles avant J.-C. et plus tôt). On trouve déjà< Shipra >> aux environs de 1750 dans une liste égyptienned'esclaves asiatiques, c'est-à-dire bien avant I'Exode 38.On trouve également une attestation de Poua (P'gt) dansles textes d'Ougarit, à la fois comme un nom signifiant< jeune fille > et comme un nom propre 3n. Les papyruségyptiens du treizième siècle nous offrent plusieurs réfé-rences bien connues aux corvées de briques ou au manquede paille et de main-d'æuvre 3r. Il en est de même pourla façon de faire des briques avec de la boue du Nil et dela paille 36. On a aussi suffisamment montré ailleurs toutI'arrière-plan concernant les étrangers et l'éducation dansI'Egypte du Nouveau Royaume par rapport à l'éducationde Moïse 37. Les comptes rendus de surveillance des tra-vailleurs royaux ainsi que de congés pour raisons cul-tuelles ou autres donnent aussi un arrière-plan vivant àExode 5 (cf. Deir el Medineh ostraca) 38. Les fléauxd'Exode 7 à 12 correspondent étroitement à la séquencede phénomènes provoqués par une trop haute crue du Nilet leur récit forme un ensemble uni 3e.

Le Cantique de la Mer (Ex. 15) est un hymne de victoiresur les Egyptiens, utilisant précisément ce genre littérairedont les pharaons du quinzième au douzième siècles seservaient si fièrement a0. Le premier jour de marche, de

az M. Noth, Die Israelitischen Personnamen, t928, p. I0.ssPapyrus Brooklyn 35, 1446; cf. W. F. Albright,'JAOS 74

(1954) pp. 229,233.s'tAlbright, op. cit. p. 229, n. 50; Gordoq Ugaritic Textbook,

p. 469, no 2081.c5Cf. AOIOT, p. 156; et R. A. Caminos, Late-Egyptian Miscel-

lanies (Oxford, 1956) p. 493.36 Cf. NBD, p. 168a.37 Cf. NBD, pp. 343 s., 844-846 ; pour les Sémites en Egypte, cf.

W. Helck, Die Beaiehung Aegyptens zu Vorderasien (Harrassowitz,Wiesbaden, 1962) pp. 369 ss.

38 Cf. AOIOT, pp. t56-157.30 Cf. NBD, pp. 1001-1003 (à la suite de Hort).aoPour des références, cf. PCI, p. 48 (ii), (a), 9, i-iii.

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Ramsès à Soukkoth (Ex. 12.37), correspond à la mêmedistance, parcourue en un jour, du << Palace > (de Pi-Ramesse) à la u citadelle > de Soukkoth (T jeku) dans lePapyrus Anastasi V,19.3-8 de la fin de la XIX' dynastie,aui'environs de 1220 avant J.-C. ar. L'itinéraire des Hé-breux suivait grosso modo le sud-ouest, est-sud-est, jusqu'àSoukkoth, puis I'est jusqu'à Etham, de là remontait vers lenord (Ex. t+. 1 ss.) et finalement à I'est par la < Mer desRoseaux >> (Yam Soul) où périrent les troupes de Pha-raon a2 ; il longeait ensuite la péninsule du Sinai sur sonflanc occidental, avant de la traverser pour aller au MontSinai. Un tel itinéraire est entièrement compatible avecnotre connaissance encore limitée de la géographie et dela topographie historiques du Delta oriental rs.

c. L'alliance et son renouvellement au Sinaï, et dans lesplaines de Moab

La forme et le contenu de I'alliance du Sinai/Moab ontété étudiés attentivement à la lumière des données proches-orientales depuis que Mendenhall (en 1955) a attiré l'at'tention sur des afiinités entre I'alliance sinaïtique et desformules de traités du quatorzième et du treizième sièclesavant J.-C. na. Ce critère de datation objectif ne s'appliqueoas seulement à I'Exode (ou, ici, à Exode-Lévitique) et ààes données de Josué 24 (renouvellement à Sichem)' maisde façon encore plus frappante au Deutéronome.

Compte tenu du fait que les formes de traités du.premiermillénaire sont entièrement différentes, dater Deutéronomed'environ 621 avant J.-C., ou l'ensemble d'Exode-Lévitiquedu temps de la royauté (J, E) et de I'exil (P, H) apparaît

41 Traduit dans Caminos, Late-Egyptian Miscellanies' p' 255 ; c9.uppJti concerne deux esciaves en fuite, se dirigeant vers le sud-esi.^ puis remontant au nord, comme Moïse I'a peut-être fait (Ex'z.iS\. et comme les Hébreux I'ont certainement fait (F;x. 12'37;t3.zi(i - 14.2 etc.).

a2Comparez les 600 chars d'Ex. 14.7 aux chiffres concernantd'autres airmées proches-orientales (TSFB 4l (printemps 1995)'- p.18 0 auxquels ii faut ajouter les 2500 chariots hittites à la ba-taillé de Qaadesh, environ 1300 avant J.-C' (Sir A. Gardiner, Zy'rekadesh lisuiptio'ns ol Ramesses 11 (Oxford, 1960) pp. 9' 19,-i2)et les 924 chais cananéens pris par Tuthmosis TII (ANET, p.237b),plus les 730 et L032 chars capturés par Amenophis II (ibid. pp'246b, 247b).

rsVoir kitcheu sub verbo <Exodus, The>, dans ZondewznPictorial Encyclopêdia of the Bible; la solution, de critique litté-raire proposéé pai H. Cazelles, Revue Biblique 62 (L955) pp' 32I-364, est superflue.

4'4 G. E. -Mendenhall,

Biblical Archaeologist 17 (1955)' pp. 26-46. 50-76.

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conlme une grave erreur. On trouvera ailleurs plus dedétails à ce sujet rs.

Cependant, I'alliance sinaïtique ne contient pas tant untraité politique ordinaire que les normes fondamentalesd'un peuple (lois coutumières, etc.) et les rites de leurculte (le tabernacle et ses rituels). Depuis la découverte, ily a près de soixante-dix ans, de la collection babyloniennedes lois d'Hammourabi, on a souvent remarqué diversesaffinités entre les lois du Pentateuque et celles des collec-tions proches-orientales (Ur-Nammu, Lipit Ishtar, loisd'Eshnunna, d'Hammourabi, lois hittites et assyriennes) no.Ce qui est remarquable, c'est que quatre de ces collectionssont de la période patriarcale, voire antérieure, alors queles lois hittites datent d'environ 170011600 avant J.-C.et que seules les lois assyriennes sont aussi tardives quel'époque de Moise. Ainsi, par de telles comparaisons 47,les parties légales des livres du Pentateuque sont déjà d'ori-gine archaique à l'époque de Moise rs.

d. Religion et rituel

Il n'est nullement nécessaire de considérer le tabernaclecomme le produit de l'imagination sacerdotale ultérieure ;ses techniques de construction étaient connues en Egyptedéjà plus de quinze siècles avant Moïse et Bezalel ae. L'énu-mération détaillée des matériaux et des objets (Ex. 25 à30 ; 36 à 40) n'est nullement trop < avancée > pour letreizième siècle avant J.-C. Bien avant, au troisième mil-lénaire avant J.-C., nous trouvons des inventaires complets(détaillés et récapitulatifs) des biens du temple dansl'Egypte de la V" dynastie, soigneusement catalogués àl'encre rouge et noire 50. Aux quatorzième et treizièmesiècles avant J.-C., les Hittites ont produit de nombreux

asYoit AO|OT pp. 90-702, 128. On y trouvera également lesréférences complètes ; cf. aussi NPOT, pp. 3-5.

ao Pour une introduction à ces collections, cf. R. Haase, Ein-fiihrung in das Studium Keilschriftlicher Rechtsquellen, (Harras-sowitz, Wiesbaden, 1965).

az Cf. p. ex. les notes concernant Exode ou Deutéronome dansANET, pp. 166ss. ainsi que les tables dans Manley, Book ol theLaw, passim.

a8 Suggéré dans Christianity Today l2lL9 (1968), p.92L; cf. W. F.Albright, Yaweh ant the Gods of Canaan (Athlone Press, Londres,1968), pp. 88-92. Pour les différences d'attitude entre les lois vétéro-testamentaires et proches-orientales, cf. Greenberg, cité dansAOIOT, p. 148, et Manley, Book of the Law, p.81 etc., concernantKornfeld.

ae Kitchen, THB 516 (avril 1960), pp. 7-t3.50 Textes hiératiques transcrits dans P. Posener-Krieger et I.-L.

de Cenival, Hieratic Papyri in the British Museum, 5th Series (Br.Museum, Londres, 1968) planches 20-32, cf. pp. xiv, B, 8-13.

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inventaires de ce genre (spécialement le roi Tudkhalia IV,au XIII" s.) 51. Comme exemple de telles listes à I'intérieurd'un document plus grand (comme dans Exode), on peutciter le rituel d'Ulippi pour installer la Déesse Noire dansun nouveau temple 52. Il énumère longuement ($$ 2-5,6-8) environ quarante objets rituels pour le nouveau templede la déesse, ainsi qu'une série de choses à présenter pourle premier jour des rites. Quant au caractère éIqboré d'uncéiémonial pour un nouveau sanctuaire, Lévitique 8-9rapporte que la consécration du sacerdoce d'Aaron devaitdurèr sepi jours (seuls les rites du premier jour sont indi-qués ; pôur les sept jours, cf. F.x. 29.35-37), avec-.finau-guration de I'autel le huitième jour. I.e rituel d'Ulippipour un nouveau temple durait, lui, six.à,sept jours, avecune activité cultuelle beaucoup plus élaborée dans sondéroulement. Le Lévitique est bien < sacerdotal > de parla matière qu'il contient, mais il n'est pas, nécessairementplus < tardif > que les innombrables rituels hittites du quin-,ièm" au treizième siècles avant J.-C., sans parler desrituels ouragitiques de la même époque, ni des matériauxégyptiens eimésopotamiens qui sont encore plus élaborés

"i-ptrrt anciens. Ce même rituel d'Ulippi démontre aussi

I'ancienneté d'usages et de conceptions qu'on rencontreégalement dans le Lévitique. Il contient l'holocauste d'unu!n"o.r dont le sang servait à asperger la nouvelle statue,là nouveau temple et les objets du culte de la DéesseNoire. comme rite final 53 ; après le sacrifice de plusieursautres animaux dans les rites précédents 54.

Comparez à cela les sacrifices sanglants - sacrificed'expiaiion et holocausts - dsn5 Lévitique B et 9, passim'D'une manière générale les offrandes et les rites sacrificielsdes Hébreux sont simples et non élaborés en comparaisonde la plupart des rites connus de tout le Proche-Orientdes trois derniers millénaires avant J.-C. C'est particu-lièrement vrai du calendrier des fêtes. On peut par exemplecontraster la petite douzaine de fêtes annuelles (chacune

51 Cf. E. Laroche, < Catalogue des textes hittites, III > RHA15160 (1957), pp. 30-33, nas. 292-307.

5'z H. Kronasser, Die Umsiedlung der schwarzen Gottheit(Bôhlaus, Vienne, 1963). A la suite de Riedel, il a déjà loté descomparaisons possibles avec des éléments d'Exode (pp. 57-8), entreautrès I'usage d'une tente à côté du nouveau sanctuaire, commedans Ex. 3t.7-II (cf. Finn, Unity of the Pentateuch, pp. 275-6).

53 Kronasser, op. cit., pp. 31-33.54 lbid., pp. 15, 17, 19.55Pour Ëcalendrier hebraïque cf. p. ex. NBD, p. 177, tableau

avec références. Le calendrier Medinet Habu a été publié dans Iecompte rendu épigraphique, Medinet Habu 11l (Chicago,,Univ.Press, 1934), textei trierogtyphiques seulement. Pour des détails,

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ne durant jamais plus de sept ou huit jours) prescrites dansExode-Lévitique-Nombres avec plus de soixante fêtes an-nuelles dans le calendrier du temple Medinet Habu deRamsès III à Thèbes. C'est un document de près de millecinq cents lignes prescrivant des fêtes durant de un à treizejours (Sokar) et même vingt-sept (<Opet-festival of Amun>),y compris les provisions nécessaires, parfois des milliersde pains, des centaines de gâteaux et de cruches de bièreplus toute une variété d'animaux 55. Le reste de I'Egypteet le Proche-Orient en général témoigneraient du mêmecontraste général56. Pour ce qui est des conceptions par-ticulières, celles de péché et de culpabilité sont suffisam-ment attestées, non seulement à l'époque de Moïse (Egypte,Ougarit, Hatti, etc.) 57, mais bien avant. Le principe desubstitution symbolique manifesté par I'imposition desmains et la confession des péchés sur un bouc qui estensuite envoyé au désert (cf. Lév. 1.6.20-23) est solide-ment attesté pour le quatorzième et treizième siècles avantJ.-C. dans les rituels hittites d'llhhamuwa et Ashkhella separ lesquels on détourne un fléau ou la mort (respective-ment) en présentant à la divinité, puis en chassant au loin,une brebis (ou une brebis et une femme captive) pour sedébarrasser du fléau (ou de la mort) en territoire ennemi.De même, la clause humanitaire qu'on trouve plusieursfois dans le Lévitique (p. e*. 5.7, L1.;1.2.8) et qui auto-rise une personne pauvre à offrir un sacrifice plus petitse rencontre à la même époque dans des documents hittitesoù un pauvre peut offrir une seule brebis à la place deneuf 5e. Ce qui a une tare n'est pas plus agréé là 60 que,par exemple, dans Lévitique 22. 17 ss. Reporter tous lesusages -t les conceptions de ce genre de 700 ans ou plus,jusqu'à I'Exil ou même après, est erroné.

cf. H. H. Nelson, U. Hôlscher et S. Schott, Work in WesternThebes, I93I-33 (Chicago, U. P., 1934), spéc. pp. 2, L8-23 et 52-90passim. Concernant Sokar, voir également G. A. Gaballa et K. A.Kitchen, Orientalia 38 (1969), pp. I-76.

58 Fêtes égyptiennes, cf. S. Schott, Altiigyptische Festdaten(Steiner, Wiesbaden, 1950) ; pour Ougarit, cf. Gordon, UgariticLiterature, pp. 107-1.1.5, passim. Pour les fêtes hittites, cf. les listesde textes, Laroche, RHA 75/60 (1957), pp. 65-77, nos. 473-532(également, p. 63 s., nos. 463-7).

5?Voir, p. ex. ANET, p. 381b (Egypte); Gordon, Ugaritic Lite-rature, pp. 109-111 (offrandes pour le péché); pour Mursil ll(hittite) et autres, cf. TSFB 4I (L965), p. 11, et NPOT, p. 18 et réfs.

58ANET, p. 347b, ou Friedrich, Der Alte Orient, 2512 (L925),pp. 10, 11-13.

5s Goetze, lournal of Cuneilorm Studies 6 (1952) p. 101., et Kro-nasser, Die Sprache 7 (196I), p. L52.

00P. ex. ANET, pp.207-10 (spéc. SS 7, t9); sur I'exclusiond'étrangers, comme en Lév. 22,25, cfl. ANET, p. 208, S 6.

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e. La marche dans le désert

Différents traits du compte rendu de cette période cor-respondent directement à des éléments et des phénomènesconnus des régions en question, par exemple le ravitaille-ment en eau, les étendues de boue, les migrations decailles, etc.61. Les nombres d'Israélites peuvent paraîtreélevés 62 mais ils manifestent une cohérence interne 63 :quelle que soit leur origine, ils ne sont pas purement arbi-traires. Des détails comme I'emploi de longues trompettesd'argent (Nb. 10. 1-10), un camp rectangulaire autour dutabernacle (Nb. 2) et des chariots tirés par des bæufs (Nb.7.3, 6,7) trouvent parfaitement leur place dans le con-texte du quatorzième au douzième siècles avant J.-C. 6a.Des itinéraires comme celui de Nombres 33 ne sont pasplus < tardifs )) que les listes de parcours syro-palestiniennesdu papyrus Anastasi I (XlI" siècle avant J.-C.) ou queles itinéraires des marchands assyriens se rendant en AsieMineure qui sont aussi anciens qu'Abraham 65.

f. Aspects littéraires et linguistiques

La combinaison de plusieurs genres littéraires en uneseule æuvre, comme c'est le cas d'Exode et de Nombres(récits, alliance, lois, poèmes, listes, généalogies, etc.) estcaractéristique du Proche-Orient ancien; on ne peut doncen faire un critère pour en déterminer I'auteur 66. En lin-guisitque, il est insuffisant de qualifier un mot ou uneconstruction de < tardif > simplement parce qu'il apparaît(même uniquement) dans des passages qualifiés de < tar-difs > sur la base d'a priori, Et de nombreux éléments ainsiqualifiés sont maintenant attestés comme anciens, oucomme apparaissant pendant une très longue période. A cesujet, on trouvera ailleurs des exemples ainsi que les prin-cipes essentiels 87. L'ensemble du texte et du contenu deslivres du Pentateuque demande à être ré-étudié dans toutle contexte du monde dans lequel ils ont été écrits.

61 Cf. NBD, pp. 1328-30 et les remarques de Manley, Book olthe Law, pp. 92s.

02 Pour des interprétations possibles, cf. p. ex. J. W. Wenham,TB 78 (1967), pp. 27-40.

os Cf. Finn, Unity ol the Pentateuch, pp. 264-274.64Cf. NBD, p. 847 et Harrison, IOT, pp. 622-623.05Cf. respectivement ANET, pp. 476-8, et réfs. dans AOIOT,

p. 50 n. 75.00Cf. p. ex. AOIOT, pp. t25 s. pour deux exemples parmi tant

d'autres..7 Cf.. AOIOT, pp. 139-146 pour des principes adéquats.

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Liste des abréviations utilisées

ANET J.B. Pritchard (édit.) Ancient Near Eastern Textsrelating to the Old Testament (Princeton Uni-versity Press, New Jersey, L950155/69).

AO/OT K. A. Kitchen, Ancient Orient and Old Testa-ment, (Tyndale Press, Londres, 1966).

IOT Introduction to the Old Testament, a) par E. J.Young, 3" édit., 1964, b) par R. K. Harrison,1970 (tous deux Tyndale Press, Londres).

JAOS Journal ol the American Oriental Society.

JNES Journal of Near Eastern Studies.

NBD J. D. Douglas et alii (édit.), The New Bible Dic-tionary (Inter-Varsity Press, 1962 et réimpr.).

NPOT J. B. Payne (édit.), New Perspectives on the Old.Testament (Word Books, Waco, L97O).

PCI K. A. Kitchen, Pentateuchal Criticism and Inter-pretation, Notes, Déc. 1965 (TSF, Londres,1966 et réimpr.).

RHA Revue Hittite et Asianique.

T (H) B Tyndale (House) Bulletin.

TSFB Theological Students' Fellowship Bulletin.

Cet article est tiré du Bulletin de la Theological Students'Fellowship (TSF: Association des Etudiants en Théolo-gie) No 60, L971. Il a été traduit par M. le pasteur G.Berthoud de Lausanne.

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Courrier des lecteurs

La documentation de I'auteur est importante et doit être prisetrès au sérieux. Voilà un adepte de la méthode comparatiste quis'efforce de replacer les textes bibliques dans leur milieu cultureld'origine, et je m'en réjouis car cela nous sort du < splendide iso-lement > de la Bible dans les milieux littéralistes. Ne nous lassonspas de comparer les textes pour en déceler les influences mutuelleset les originalités !

Mais I'abondance de la documentation conduit M. Kitchen à unrésultat tout à fait étonnant pour le ( comparatiste > que je veuxaussi être: les textes de la Genèse ressembleraient si fort à la lit-térature du IIe millénaire que rien n'empêche de les dater de cetteépoque, du moins Gen. 1. 11 pour l'époque d'Abraham, Gen. 12. 50pour l'époque de Joseph, et le livre complet pour le temps deMoïse en Egypte (ou seulement après I'Exode ? cf. p. 35). Conclu-sion tout à fait hâtive, car la forme littéraire peut être exploitéependant des siècles ! Ce n'est pas parce qu'une liste généalogiqueroyale existe au IIe millénaire en Mésopotamie que les généalogiesde la Genèse ou des Chroniques remontent au IIe millénaire.

Ce qui me manque le plus dans I'exposé - mais on ne peuttout dire, et il faudrait aller voir les ouvrages de I'auteur cités ennote - c'est un examen sérieux des textes bibliques eux-mêmes,.. les documents existants qui sont à notre disposition > (p. 17). Orles quelques observations sur le lexte font apparaître la rapiditédu jugement, pour ne pas dire les simplifications :

Les questions de style (pp. 23-26) sont un point importantdans le débat, vous le savez; or elles sont examinées de manièresi générale qu'elles ne permettent pas de voir les textes tels qu'ilssont. Par exemple, les remarques additionnelles aux listes stéréo-typées ne prennent nulle part I'ampleur qu'elles ont dans laGenèse, signe du caractère composite du texte biblique, où I a étécombiné avec les listes de P. Il est inexact de dire que < on peutdiscerner la même unité dans la Genèse "

(p. 24). Mais on n'a pasinterdit à P de faire, lui aussi, ses combinaisons entre listes etremarques.

Quant aux répétitions de style, si frappants dans les épopéesmésopotamiennes et à Ugarit, il faut les distinguer à la fois des< couplets jumeaux >, parents du < parallélisme des membres > enpoésie, et des doublets littéraires contenus par le récit du délugepar exemple, où il ne s'agit justement pas de répétitions ni deparallélismes, mais de deux manières différentes de représenterles événements qui obéissent à des intentions théologiques siintéressantes.

S. Amsler, prof. d'AT à Lausanne

Réponse à M. Amsler:Merci pour votre lettre qui nous amène à préciser la démarche

de M, Kitchen. Son travail montre, comme vous le remarquezaussi, que < rien n'empêche > de dater les textes de la Genèse duIIe millénaire, ni la façon dont ils sont écrits, ni leur contenu. Lefait que des formes littéraires puissent être < exploitées pendantdes siècles > n'infirme pâs cette conclusion, car ce ne sont pas lesformes littéraires elles-mêmes qui amèûent M. Kitchen à dater lestextes de la Genèse de cette époque, mais la relation de la Genèse

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avec le reste du Pentateuque (que les indications bibliques attri-buent en grande partie à Moise ; cf. I'article de M. Kitchen dans cenuméro).

Voilà, en bref, la démarche de M. Kitchen, du moins telle quenous I'avons comprise: 1) des indications précises des textes reven-diquent Moïse comme origine (et parfois même explicitementcomme auteur) d'une bonne partie du Pentateuque; 2) notre con-naissance actuelle du Moyen-Orien ancien (bien supérieure à celledes pionniers de I'hypothèse documentaire) nous autorise à penserque < rien n'empêche > que Moïse en ait été I'auteur ; 3,) en con-clusion, pourquoi ne pas accepter I'hypothèse qu'il en soit effecti-vement I'auteur ?

Vous répondrez peut-être que certaines particularités des textes(par exemple, les questions de style que vous mentionnez) nousernpêchent de recevoir cette hypothèse, A ce sujet, nous recon-naiisons bien que l'article de M. Kitchen n'offrait pas une étudeassez fouillée de ces questions et qu'il faut aller voir dans sesautres publications. Nous ajouterions qu'il faudrait également con-sulter lès autres auteurs cités par M. Kitchen, car il n'est pas le seulà avancer I'hypothèse de la mosaïcité plus ou moins grande-duPentateuque. I\l-ous tenterons, dans un prochain numéro, de publierune étudé détaillée d'un des problèmes littéraires que vous soule-levez.

HOKHMA

Dans sa conclusion, M. Kitchen arrive à I'hypothèse que Moiseaurait pu utiliser des sources existantes : < On peut occasionnelle-ment trouver des traces de passages précis de la tradition qu'ila reprises u (p. 36). Cela me rappelle le titre de I'ouvrage qui' il ya plus de deux siècles, a inauguré l'ère de la recherche littérairecritique : Jean Astruc, < Conjectures sur les mémoires originluldont il paraît que Moïse s'est servi pour composer la Genèse >,1753 ! M. Kitchen admet que Moïse s'est servi de certains docu-ments (entre autres des traditions rapportées par Abraham et lessiens de Mésopotamie), et c'est exactement ce que la critique lit-téraire a toujours affirmé: I'auteur de la Genèse s'est servi decertains documents plus anciens. La critique littéraire dit exacte-ment cela, et rien d'autre : l'auteur de la Genèse n'a pas tiré deI'air les choses qu'il raconte, il a au contraire < repris des passagesprécis de la tradition >, pour employer le langage de M. Kitchen.Le différend entre la critique et M. Kitchen porte uniquemett surle nom de I'auteur de la Genèse: la critique I'ignore, elle secontente de parler de l'< auteur > ou du < rédacteur > ; pour M.Kitchen, I'auteur s'appelle Moïse, mais M. Kitchen admet qu'il nepeut avancer <( aucune preuve ) en faveur de son hypothèse, qu'ilpeut simplement dire qu'elle n'est pas exclue. Alors pourquoi cettequerelle ? En fin de compte, on se bat pour rien. Messieurs ! dequi dépend votre salut ? de Moise ? du fait de connaître le nomde l'auteur de la Genèse ? Entre vous (à supposer que vous ayezpublié l'étude de M. Kitchen parce qu'elle exprime votre proprepoint de vue) et le critique le plus irréductible, il n'y a qu'unedifférence de nuance: vous volls accrochez tous les deux à desnoms. Qu'importe-t-il après tout que ce soit Moise ou quelqu'und'autre qui ait réuni des documents et des traditions, étant donnéque la Genèse elle-même ne dit pas le nom de son auteur ? Il fautdépasser cette alternative stérile; le salut est en Dieu seul, dans leDieu vivant qui nous sauve par Jésus-Christ. Des traditions, desdocuments, des habitudes littéraires ont existé ; quelqu'un (Moiseou un anonyme) a collectionné et édité des documents; il y a

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tout un arrière-plan politique, économique et culturel à explorer- sur ces points, M. Kitchen est manifestement en parfait accordavec tous les critiques. Mais tous les critiques, y compris M.Kitchen, seront bel et bien obligés à un moment donné de dépassertout cela et de saisir - mieux: de se laisser saisir par - laRéalité du Dieu Vivant, du Dieu éternel qui vit maintenant et quifes cherche maintenant.

CarI-A. Keller, prof. d'AT à Lausanne

Réponse à M. KellerMerci de nous rappeler que notre salut dépend de Dieu seul et

de relativiser par là I'importance du débat. Mais est-ce une raisonde minimiser les problèmes historiques ou littéraires de la Bible ?

Si nous avons jugé bon de publier cet article de M. Kitchen,c'est qu'il nous semble que I'enjeu n'est pas qu'une question denom (Moïse ou un anonyme), mais une question de date et d'au-thenticité.

Dans I'hypothèse soutenue par M. Kitchen, la majeure partie duPentateuque daterait du XIIIe siècle alors que, pour I'hypothèsedocumentaire, Ia première synthèse écrite daterait du Xe siècle (J)et la dernière du VIe siècle (P). Pour I'hypothèse documentaire,ces siècles de tradition supplémentaires viennent rendre problé-matique toute transmission historiquement fidèle (cf. von Rad quiparle de < I'impénétrable obscurité de la préhistoire israélite > enparlant des événements rapportés par le Pentatetqte. Théol. deI 'AT,l , p. L9).

Par exemple, les trois récits d'un patriarche faisant passer safemme pour sa sceur sont généralement interprétés comme troisversions différentes d'un même événement rapporté dans diffé-rentes sources, ce qui remet radicalement en question la fidélité dela tradition, puisque le même événement serait rapporté sous desformes où les divergences sont bien plus nombreuses que les con-cordances. Pourquoi ne pas prendre au sérieux Gen. 20.13 etreconnaître la possibilité de trois événements différents ?

Ce qui, en fin de compte, est en jeu, c'est I'historicité des maté-riaux du Pentateuque. Et I'importance de I'historicité n'est pasuniquement une obsession de I'homme moderne ! Il semble bienque I'AT lui-même lie la vérité de I'enseignement théologique à lavérité historique (cf. J. Goldingay, < That You May Know ThatYahweh Is God >, A study in the relationship between theologyand historical truth in the Old Testament, Tyndale Bulletin No 23(1972), p. 58-93.

Il se peut que les matériaux qui constituent aujourd'hui lePentateuque aient été véhiculés par la tradition pendant des siècles,après comme avant MoÏse. Le mérite, à nos yeux, de I'article deM. Kitchen est de montrer qu'il est possible que, conformémentaux indications bibliques, Moïse soit I'auteur d'une bonne partiedu Pentateuque. Par ailleurs, la fidélité dans la transmission desdonnées culturelles (démontrée par exemple par les études surles patriarches) nous autorise à croire à une transmission égale-ment fidèle des événements.

HOKHMA

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M. Kitchen a désiré ajouter ce qui suit à nos réponses :

Les fondements de la critiquelittéraire de I'Ancien TestamentQuelques brèves réflexions de K. A. KITCHEN

On espère toujours obtenir des éclaircissements mutuelsdans une discussion franche, honnête, constructive, parti-culièrement si elle est basée sur un fondement solide,étayé par des faits tangibles. C'est donc avec plaisir queje réponds ici à Messieurs les professeurs Amsler et Kellerqui s'intéressent si vivement aux questions vétéro-testa-mentaires touchées par mon étude publiée dans HOKHMAno 1.

Une réponse < encyclopédique > n'est pas possible dansle format nécessairement restreint de HOKHMA. Lesréflexions ci-dessous portent sur quelques points essentiels,sans exclure la présentation ultérieure d'autres aspects oudétails.

Généralement, c'est avec Jean Astruc t (I7 53) que l'onfait commencer I'histoire moderne de la critique littérairefondée sur le style, le vocabulaire, etc... Cet auteur a poséune question fondamentale qui demeure valable aujourd'huiencore. La Genèse contient des récits d'événements quidatent de bien avant l'époque de I'auteur ou des compila-teurs du livre existant (qu'il s'agisse de Moise ou de quel-qu'un d'autre).

Comment le rédacteur final a-t-il obtenu ses récits surle déluge, Abraham ou Joseph, par exemple ? Les réponsesde base demeurent les mêmes, aujourd'hui comme en 1753:soit par inspiration directe émanant de Dieu, soit par l'in-termédiaire de traditions orales ou écrites, ou même desdeux 2. Sans nécessairement nier, par pur principe, lapremière de ces deux possibilités, tout le monde - depuisAstruc jusqu'à nous-mêmes - choisit de préférence laseconde solution : le livre de la Genèse semble être unecomposition utilisant des matières transmises (et peut-être adaptées) des époques antérieures.

l Il a eu un devancier possible en la personne de H. B. Witter(1711), mais les efforts de celui-ci ont été sans lendemain.

2 On peut suggérer, aussi, que l'écrivain a fabriqué le tout,comme un produit exclusif de sa seule imagination ; mais pour demultiples raisons, une telle solution ne suscitera que peu de parti-

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Jusque-là, Messieurs Astruc, Amsler, Keller, moi-mêmeet 99 0lo des intéressés seraient d'accord, je crois. Lesdivergences commencent plus tard. Le grand pionnierJean Astruc a écrit son mémoire élêgant il y a 223 ans. Acette époque, les textes de I'Ancien Testament consti-tuaient le seul témoin accessible de toutes les grandeslittératures du Proche-Orient ancien. En cherchant descritères propres à étayer les < mémoires > qu'il a supposéêtre incorporés à la rédaction de la Genèse, M. Astruc achoisi des phénomènes (noms divins, vocabulaire censéêtre associé, etc.) dont la validité en tant que critère n'étaitsusceptible d'aucune preuve ou réfutation absolue. Sesrésultats étaient entièrement théoriques, possibles en prin-cipe, peut-être même exacts (qui sait ?), mais invérifiablesen L753.

Cette question de vérification persiste toujours avec lamême acuité.

I. Au cours des deux siècles qui nous séparent de JeanAstruc, les savants n'ont pas retenu tous ses résultats ; lessigles J, E, P, D, recouvrent des < documents > qui neco*rrespondent plus qu'en partie aux solutions précisesqu'il Jvait préconisées 3. Les analyses divergenles des deuxsiècles derniers ne peuvent pas toutes passer pour exactes:si ceci est vrai, céla a de fortes chances d'être faux. Siune seule solution représente la vérité, toutes les autressont plus ou moins fausses, en fonction de leur correspon-dancô ou de leur divergence avec la solution réputée vraie.Mais il est également possible que toutes soient fausses,partiellement ou totalement : la vérification fait encore-défaut.

Le style est un instrument de travail dont lemaniement est toujours délicat ; il a fallu un siècle entier,1753 (Astruc) - 1853 (Hupfeld), pour que l'on songeà distinguer P de E.

II. Après deux siècles de découvertes étonnantes surtoute l'éiendue du monde biblique, - MSS des monastèresou des grottes de la mer Morte, papyri de l'Egypte an-cienne. tablettes cunéiformes de I'Asie occidentale, etc. -après tout cela, on a encore fait des < trouvailles > de MSSde livres bibliques connus, ou de compositions non-cano-niques, comme celles de la mer Morte. Mais a-t-on jamaisdéôouvert la moindre miette du MS des < documents >>J, E, P, ou D, ou de leurs semblables ? Produits de tant desiècles, porteurs si fidèles et vivaces des grandes traditions,pourquôi ne trouve-t-on aucune trace de ces compositions

3 On doit noter en marge ici les < sources u L, S, N, etc..., pr,é-conisées par Pfeiffer, Eissfeld, Fohrer, etc. Ainsi naît un conflitentre les

-hypothèses strictement < documentaires > et celles qu'on

peut définir comme < supplémentaires >.

7 l

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vénérables ? Quel comité, secret et tout-puissant, a puordonner l'élimination totale des vieux << ouvrages ,, J, E,P, D entre environ 400 et 1,50 av. J.-C. ? Et a pu lesoblitérer totalement ? Autrement dit, les << documents >>de la critique littéraire classique demeurent jusqu'à aujour-d'hui entièrement théoriques, comme d'ailleurs leurs pré-curseurs de 1753. Pas une seule attestation manuscritevenant valider leur existence réelle de façon définitive.

III. Il est vrai aussi que l'âge d'aucun manuscrit connu deI'Ancien Testament ne dépasse le deuxième siècle av. J.-C.,époque des premiers MSS de la mer Morte et du papyrusNash. Ainsi, à l'instar des < documents >> J, E, D, P, nousne possédons encore aucun des MSS bibliques provenantsde l'époque vétéro-testamentaire proprement dite (deAbraham à Esdras environ). Si les archéologues pouvaienttrouver un exemplaire de la Genèse, par exemple, datéd'une manière certaine du temps de Salomon ou des Juges,les résultats de la critique classique auraient alors peu dechance de survivre dans leur forme habituelle. De même.si I'on parvenait à mettre la main sur un manuscrit de cetteépoque renfermant un texte réel et irrécusable de J ou deE, I'hypothèse renommée passerait du niveau théorique auplan des réalités.

Nous manquons de manuscrits vraiment anciens, c'est-à-dire de l'époque vétéro-testamentaire elle-même.

C'est pourquoi on doit se reporter aux méthodes com-paratives. Quels sont les canons de style dans le mondebiblique (et quelles variations d'une époque à une autre) ?Quels sont les procédés de compositions des æuvres litté-raires anciennes ? Que pouvons-nous savoir de l'histoiretextuelle (et rédactionelle) au travers des siècles d'uneæuvre donnée, basée sur des papyri ou des tablettes éma-nant des divers stades de transmission ?

En1753, il n'existait aucune possibilité de répondre à cesquestions. Aujourd'hui nous disposons des richesses lit-téraires du Proche-Orient ancien des trois derniers millé-naires av. J.-C. Nous possédons beaucoup d'æuwes dontplusieurs jalons de leur histoire textuelle et rédactionnellesont à notre disposition sous forme de MSS subsistants.I-es procédés du type de ceux qui auraient produit et J, E,D, P, et leurs amalgames bibliques n'apparaissent pas.

Réciproquement, les < phénomènes stylistiques >> 4 semanifestent même dans des inscriptions historiques quin'ont aucune < préhistoire littéraire > 5 et donc sans rap-

a Termes multiples pour Dieu/les dieux, pour d'autres person-nes, des localisations géographiques et des choses ordinaires; desmélanges de statistiques, narrations, poésie, etc.

5 Quelques exemples parmi beaucoup d'autres: moû ouvrage

1',)

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port quelconque avec des << sources > supposées. Les < phé-nomènes >> du texte hébraïque doivent être classés avec ceuxdes autres textes du même monde biblique et ancien. Lerécit du déluge (Gen. 6. 8) forme une unité stylistique enlui-même, selon les canons de style du monde ancienproche-oriental. Les < contradictions > et < doublets > sisouvent allégués doivent leur existence à une analysetortueuse et aux erreurs d'interprétation 6. On n'a pasbesoin de ces procédés dans le monde ancien. Au con-traire, on peut déceler dans les textes triomphaux despharaons Sèthos Ier et Ramsès II (13e siècle av. J.-C.)des éléments constituants établis non par quelque conjec-ture. mais basés sur I'évidence offerte par les hymnestriomphaux que l'on trouve sur les stèles originalgs !9Thouimosis lil (env. 1450 av. J.-C.) et de Aménophis ftl(env. 1390) 7. Les critères d'Astruc (ou d'Eissfeld, etc"')n'ont ici aucune valeur.

De même, le < texte définitf >> de I'Invocation au Nil deRamsès II, Ménéphthah et Ramsès III est une compositionbien équilibrée s ; on n'y trouve aucune trace de I'excisiondes passages ayant fait antérieurement partie de cetteæ.rvrè soui Sethos ler, comme cela nous est prouvé' sansconjecture, par sa stèle. Pour faire I'histoire littéraire d'une..uure, on doit posséder des MSS réels ; les procédés con-jecturaux ne sauraient le remplacer.

En conclusion de ces quelques remarques trop brèves,j'espère que les considérations ci-dessus (basées sur desiaitr tangittes) serviront à dégager avec clarté un certainnombres de principes essentiels soit pour l'étude de laGenèse, soit pour des perspectives plus vastes: pour celaI'orientaliste dispose à la fois des documents vétéro-testa-mentaires et des abondants écrits du Proche-Orient anciensi analogues.

L'article original paru dans HOKHMA no 1 et qui a sus-cité I'intérêt de Messieurs les professeurs Amsler et Kellerne doit pas être isolé de son contexte. Je vous prie donc de

Ancient Orient f' OId Testament, Londres, 1966' pp. 121 ss. (cinqtermes pour le dieu Osiris sur la stèle modeste d'Ikhernofret' etc.'etc.).

ûLes répétitions supposées ont été réfutées maintes fois; pourles paires d'animaux, éf. op. cit. p' 120 (entre-autre)'

z-Pour ceci, voir G. A. -Gaballa

et K. A. Kitchen, -Zeitschrifttûr Aesyptische Sprache 96 (1969), pp' 23'?8, spéc' pp. ?7-?8. - .'

8 Publié par P.'Barguet in Bulletin de l'Institut lrançais d'arc,héo-Iogie orieniale 50 $95D, pp. 49-63; Nq p. 50 et note 2. Ces docu-mënts (cités aux nôtes 7' ê{ Ù, comme beaucoup d'autres, n'ont ja-

mais été utilisés par les < Alttestamentler >, tout spécialement. ence qui concerne les procédés littéraires du monde biblique ancien'

I J

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le considérer dans la suite des autres articles, dans I'en-semble d'autres ouvrages traitant plus en détail des ques-tions de méthodologie, et aussi dans la ligne suggérée par ladocumentation étavant le dit article.

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vuetques ouvragesconcernant la mosaicité du Pentateuque

AALDERS G. Ch., A Short Introduction to the Pentateuch,Londres, Tyndale Press, 1949.

ALLIS Oswald T., The Five Books of Moses, Philadelphie, ThePresbyterian and Reformed Publ. Co., 7943.

ARCHER Gleason L., A Survey ol OId Testament Introduction,Chicago, Moody Press, 5' éd., 1968. Prochainement en fran-çats.

CASSUTO Umberto, La Questione della Genesi, 1934.The Documentary Hypothesis and the Composition of thePentateuch, Jérusalem, The Magnes Press, 1941.Plusieurs volumes de commentaire sur la Genèse et I'Exode.

DOUMERGUE 8., Moïse et la Genèse d'après les travaux de M.Ie prol. Edouard. Naville, Paris, Editions de Foi etYie, 1920.

FINN C. H., Unity of the Pentateacft, Marshall Bros., Londres, 1928.

HARRISON R. K., Introduction to the OId Testament, Londres,Tyndale Press, 1970.

KITCHEN K. 4,, Pentateuchal Criticism and Interpretation (poly-copié), Londres, TSF, 1969.Ancient Orient and the Old Testament, Londres, TyndalePress, 1966.

KôNIG F. + EBERLE !., Die Bibel im Lichte der Weltliteraturund lVeltgeschichte, Das Alte Testament, Vienne, 1949.

KtjLLING Samuel, Zur Datierung des < Genesis-p-Sti)cke >,Kampen, J. H. Kok, 1964.

LAMORTE André, < Le Problème du Pentateuque et I'Hypothèsede1 Sources >, Revue de Théologie et d'action évangélique,Aix-en-Provence, Fac. Libre de Théol. Prot., 1942 / No 1.

MANLEY G. T., The Book of the Law, Londres, Tyndale press,1957.\êdil.) Le Nouveau Manuel de la Bible, Nogent/Marne, IB,3 êd., L972.

MARTIN W. J., ,Sty/isfic Criteria and the Analysis of the penta-teuch, Londres, Tyndale Press, 1955.

y[1rER Wilhelm, Grundriss fiir Ahtestamentliche Einleitung,Berlin, Evang. Verlagsanstalt, 1958.

1 1

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NAVILLE Edouard, La Haute Critique dans le Pentateuque,Paris et Neuchâtel, Ed. Victor Attinger' 1921.Les Deux Noms de Dieu dans Ia Genèse, Revue de I'Hist'des Religions, Paris, Ernest Leroux' 1918-.La Coiposit'ion et les Sources de Ia Genèse, Revue deI'Hist. des Religions, id.' 1918.La Loi de Miise, Extrait de la Revue de Théol' et de

Fhilosophie No 36, Lausanne, Bureau de la Rédaction, t920'

ORR James, Le Problème de I'Ancien Testament considéré dans--"- -iàiitâtion avec Ia critique mod'erne, Le Pentateuque, Genève'

H. Robert, 1908.

RICHARD-IMER F. B', L'origine mosaique du Pentateuque, Neu-châtel, Delachaux et Niestlé, s. d.

SEGAL M. H., The Composition ol the P.entateuch - a Fresh------Èio*t"aîion, in: Scripta Hierosolymitana VIII, 1961'

UNGER M. F., Intoductory Guide to the OT, Michigan, Grand

Rapids, 2 êd., 1956.

YOLING Ed. 1., An Introduction to the Old Testament' Londres'

Tyndale Press, 2" êd.' 1956'À'icientific livestigaiion of the OT, Chicago, R' D' Wilson'

1959.

Sommaire du N' 1

Hegel et la théologie, Par Jean Brun

Des origines à ta veille de I'exode : la Genèse,

par K. A. Kitchen

La recherche du !ésus historique, par Colin Brown

Des exemplaires du N" 1 sont encore disponibles à I'adresse

suivante: HOKHMA, Revue Théologique,

Case postale 242, 1000 Lausanne 22.

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Bibliographie

Nous signalons à nos lecteurs la récente parution auxéditions Desclée du dernier ouvrage de M. Jean BRUN :Les Vagabonds de I'Occident, L'expérience du voyageet la prison du moi, Col. L'Athéisme interroge (224 p.):

Le Voyage est au centre de l'expérience humaine toutentière, car l'homme est essentiellement l'être qui, bienqu'il transforme saw cesse le milieu dans lequel il vit,

demeure toujours pour ainsi dire en marge de lui-même

et de son environnement.

L'homme a l'exigence du Pèlerin et le visage de l'Homme

Errant, c'est pourquoi il est le seul vivant qui possède une

histoire. Que Ie Voyage s'appelle Connaissance, Art,

Passion, Technique ou Politique, il exprime touiours le

désir de I'homme de s'évader de la sphère du moi et

d'ouvrir largement les portes de I'Ailleurs.

Tout au long de cet ouvrage sont étudiés les dillérents

archétypes du Voyageur : Ulysse, Ie luil Errant, le Che-

valier du Graal, le Conquérant, ainsi que les démarchesqui, telle I'entreprise socio-politique, cherchent à décou-vrir de Nouvelles Atlantides. Une lumière nouvelle estainsi projetée sur la technique, la science, l'engagementpolitique et l'histoire, conçus comrne autant de Voyagesverc un port dont I'homme attend qu'il lui ollre Ia paix

le guérissant de lui-même.

De telles démarches séculaires viennent déboucheraujourd'hui dqns les conduites de I'homme occidentalcontemporain qui, malgré toutes les ressources que luipromettent les prophètes de Ia connaissance ou ceux d,el'histoire, ressent de plus en plus intensément ce que MaxWeber appelait << le désenchantement des sociétés techni-ciennes >> pour lesquelles la ladeur de la vie est d'autantplus intense que sont nombreux et puissants les appa-reillages techniques et socio-êconomiques d.ont elless'entourent. Car aujourd'hui plus que jamais, I'hommeregorge de moyens et se sent lrustré de buts.

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Spiritualité

Théologieet Prière

par Edouard BURNIERancien professeur à la Facultéde Théologie de Lausanne

3 octobre

A chaque étudiant en théologie je voudrais dire ceci'qui est mà plus intime conviction, exprimée sans aucune

Juit" tét.*è que cetle de rnon incapacité à la dire assez

simplement.Entre l'étudiant et ses professeurs, s'il y.,a quelque dif-

fér"tt"" dans le degté dei connaissances, il n'y e{t a qafàans cetui de la cbnnaissance ; il y a, parfois, diversité

Ë-4"^; au sens où I'entend I'Ecriture, c'est-à-dire de

"ttuiit-ét (<< les uns sont apôtres, d'autres p-roplètes'

d'autres doôteurs, etc. >). Maia il n'y a aucune différencede vocation ni de méthode. Maîtres et élèves, nous avonsi"c" uo seul et même esprit, sans le-quel,notre ceuvre n'estpas seulement vaine, màis impossible (ou alors, elle estune imposture). C'est I'esprit de prière-

Il v à une icience de là prière ; mais elle n'appartientà auéun maître ni à aucun âocteur. Elle est à Dieu et àlui seul. Et c'est aussi pourquoi elle est la seule < sciencede Dieu > qui ne soit pas une prétentieuse illusion.

La prière est la condition, I'objet, la méthode et la finde touie théologie. Sans elle, nous ne pouvons rien savoir ;par elle le savoir devient pouvoir.'

Le théologien qui ne priè pas, en joignant < la supplica-tion à I'actiôn de grâces >, peut bien conserver les appa-rences d'une méthode et d'une doctrine : elles sont sansobjet. Il peut encore parler de Dieu (et les démons le fontaussi...) ; il vit hors de la foi.

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Il ne s'agit pas pour nous de parler de la foi, mais deparler le langage de la foi; et ce langage, toujours nou-veau, toujours personnel et toujours commun, c'est laprière seule qui le parle.

La Bible nous dit de prier : mais c'est la prière qui nousapprend à lire la Bible, et cela au sens le plus strict : lethéologien est I'homme qui prie la Bible ; de cette < prièrede I'intelligence > dont parle le premier théologien chré-tien.

La science théologique est donc pleinement accessibleà quiconque débute dans son étude en se mettant àgenoux. C'est ce geste qui constitue le théologien. Chaquefois qu'il le refait, devant sa table de travail, Dieu agréele travail de son intelligence et le met au rang des ministresde sa parole, sans attendre aucune autre consécration.

Il n'est pas un seul instant, parmi ceux que cet étudiantpasse à prier, qui ne procure à la science théologiquequelque affermissement ou quelque avancement. Aucunenseignement d'un maître - fût-il le plus éloquent et leplus savant peut ôtre de quelque profit pour celuiqui travaille sans prier. Toutes les discussions d'écoles surI'objet et la méthode de la théologie sont au fond secon-daires, ou plutôt relatives. Relatives à ce seul point déci-sif : la primauté absolue de la prière dans I'humble etjoyeux labeur de la pensée.

Quelle sécurité, pour ceux qui sont chargés d'enseigner,de savoir que Dieu veille ainsi à bien disposer I'intelli-gence de leurs compagnons de travail, fidèle à sa propreparole : Vous n'avez qu'un seul Maître.

Tiré de < Dans des Vases de Terre r, Ed. de l'Eglisenationale vaudoise, 1945 - épuisé.

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