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JEAN - LOUIS TOURNÉ Noire Formose

noire formose

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livre, roman

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J E A N-L O U I S TO U R N É

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9 €ISBN : 978-284698-321-1

aiwan, F ormose, la moderne , l ’an-cienne, les Chinois, les Taiwanais, les clans,l’argent,… et Paul qui disparaît, enlev é…

Ce jour de l ’an n’est plus un jour de f ête,c’est devenu un cauchemar dont il va bienfalloir sortir. Laurence Albertini et SébastienRison, plongés vifs au milieu d ’un universdont ils ne c onnaissent ni la langue ni lescodes, enquêtent aux côtés de la polic etaiwanaise. Retrouver Paul, leur hôte, cousinde Laurence et jeune agent c ommerciald’une société très particulière, et retrouvermonsieur Lee, président de la Chips I nc.,puissant industriel avec lequel il réveillon-nait, voilà le défi lanc é aux deux enquê-teurs touristes venus de Corse.

Entre lumières scintillantes et vieilles lunes,dans les noir es entrailles du dragon asia-tique, une c oupe sang-de-bœuf brille del’éclat étrange des objets pr écieux etmaudits…

JEAN-LOUIS TOURNÉ aiguise son goût de l’intrigue dans les milieux les plus secrets de la planète : ceux de la haute finance mondiale.

Argent, puissance et pouvoir... le crime y trouvenaturellement sa source.

NoireFormoseT

En couverture : Ph. J.-L. Tourné

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Avant-propos

Les Taiwanais ont vécu de nombreuses occupa-tions dont celle des Japonais (de 1870 à 1945) puis,lorsque l’île fut reprise par la Chine et qu’ils pensaientenfin souffler, ils assistèrent à l’arrivée du généralchinois vaincu par Mao Zedong, Tchang Kaï-chek.Celui-ci pensait faire de Taiwan une base de résistancepour un jour reconquérir la Chine communiste. Il n’en-tendait pas être dérangé dans ses projets et réprimaplusieurs émeutes dans le sang.

À son arrivée, le général emmenait avec lui lestrésors artistiques de toute l’histoire chinoise. Et unmillion de Chinois dotés de leur propre langue (le manda-rin), de leurs coutumes et même de leurs habitudes culi-naires. Ils arrivèrent ainsi, en quelques années, via leport de Keelung, au nord de Taipei alors que la popula-tion de l’île n’atteignait que 6 millions d’habitants.

Taiwan vit encore dans le contrecoup de ce boule-versement. Il ne s’agissait pas de la première immigra-tion chinoise, loin de là : les habitants du Sud-Est de laChine, qui fuyaient la dictature de l’Empire du Milieu,avaient commencé à coloniser l’île dès le XVIe siècle (enrepoussant, de ce fait, les tout premiers habitants, lesaborigènes). Mais, si elle n’était pas la première, cetteinvasion fut la plus importante et les descendants des

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anciens soldats ne sont pas toujours intégrés, surtoutdans le Sud de l’île où la population continue de se battrepour préserver ses traditions et regarde les « envahis-seurs » d’un mauvais œil. Le combat n’est pas gagné.

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Nanjing, décembre 1937

Durant l’hiver à Nanjing, les brouillards envahis-sent la ville tandis que la pluie déferle sur les maisonsde brique. Elle fait cr ever les canalisations, fuir lesanimaux des campagnes et friser les cheveux des femmes.L’humidité pénètre les os et la nature se recroquevillesur elle-même pour affronter le déluge.

Une femme, à sa toilette, contemplait ainsi sonjardin dénudé par la tempête. Elle reposa impatiem-ment une épingle à cheveux sur le plateau de marque-terie importé à grands frais d’Italie.

« Ces boucles ne tiendr ont jamais », se ditMadame Yang, en contemplant son reflet dans le miroir.À dire vrai, il fallait bien reconnaître que lesdites bouclesn’avaient jamais tenu.

Autrefois, une armée de caméristes s’employait,avant chaque soirée diplomatique, à courber, apaiseret apprivoiser cette masse brune, luxuriante et brillante.Madame Yang aurait aimé ressembler aux élégantes deShanghai. Les belles émergeaient de leurs fourrures,coiffures à cran et sourcils épilés, telles des hybridesde femmes et d’or chidées, livrées à l’admiration

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d’un parterre d’officiels chinois en costumes rayés etborsalinos.

Nanjing avait beau être la capitale, le cœur de lamode demeurait à Shanghai.

Autrefois… Madame Yang s’arrêta un instant, uneépingle à cheveux dans la main, assise à sa coiffeuse.Dans son miroir français, elle regarda un instant le lentbalancement des érables et des bouleaux dans l’après-midi d’hiver. Madame Yang se souvint du moment oùson défunt mari avait importé à grands frais ces arbresdu Canada, lors de leur emménagement à Nanjing,pensant qu’ils donneraient un côté cosmopolite à leursréceptions. Elle revit la foule des ambassadeurs se pres-sant à l’entrée de leur maison, elle revit les lustres encristal de V enise dans les salles de bal du r ez-de-chaussée, elle revit ses caméristes aussi. Madame Yangse sentit seule. Elle avait pris la bonne décision ; elleavait renvoyé chacune dans sa famille, augmentant ainsileurs chances de survie, loin de cette maison que lesJaponais ne manqueraient pas de visiter, lorsqu’ils enauraient fini avec le centre de la ville. Elle eut froid.Quelle idée d’avoir endossé cette robe de soirée alorsqu’elle était à présent seule dans cette maison, maridécédé, fils placés au loin, l’un dans l’armée et l’autreà Taiwan ! Elle se remit à sa coiffure.

Soudain, des coups retentirent à la porte d’entrée,si violents qu’elle les entendit de l’étage, grimpant l’es-calier comme des loups, se heurtant aux murs, violantles objets de la maison silencieuse.

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Étaient-ils déjà là ? Elle regardait l’épingle danssa main. Autrefois, il était grand temps ; maintenant, ilest déjà trop tard. Tout juste temps d’abandonner. Elleretira un à un les peignes, les bracelets et les bijoux etles replaça dans la petite coupe placée devant elle sursa coiffeuse.

Les coups redoublèrent.Madame Yang prit la coupe dans ses mains et la

contempla. Elle lui venait de sa mère et, avant elle, desa grand-mère, et de la mère de sa grand-mère et detoutes les femmes de la famille. La chaîne des généra-tions avait ainsi préservé comme lien vivant du passécette coupe que l’on disait remonter aux époques Soonget qui, en tout cas, exhibait ce rouge si particulier qu’ai-maient les empereurs. Ce rouge que l’on nommait sang-de-bœuf : sombre, sensuel, presque cruel comme s’ilexprimait, sans recours aux mots, des choses cachéesque l’on ne trouve que dans les entrailles des animauxet dans les mensonges des hommes.

Sur le pourtour de la coupe, un phœnix et un dragoncombattaient depuis l’éternité, un affrontement à l’is-sue changeante selon l’angle sous lequel on contem-plait l’objet. Et aujourd’hui, alors qu’elle regardait lacoupe et son reflet dans le miroir, le combat semblaitplus que jamais incertain. Madame Yang surprit ainsison image dans la glace, décoiffée mais en tenue desoirée. Présentable, en quelque sorte. Elle reposa lacoupe et se sourit.

En bas, la porte craquait déjà sous la violence descoups.

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Parc industriel de Hsinchu, Sud-Ouest de Taipei,Taiwan, 31 décembre

C’était l’heure où les Chinois se mettent à rougeoyer.Le banquet se tenait au sommet d’un hôtel chic de

Hsinchu, un parc industriel qui regroupait toutes lesentreprises électroniques de Taiwan. De la terrasse seméede bambous, on avait une vue imprenable sur un grandnombre de bâtiments industriels, de parkings et d’en-trepôts. En général, les convives préféraient donc secalfeutrer dans la grande salle de bois sombre et luisant,décorée de grands miroirs, brillants comme des mirages.D’ailleurs, c’était là que se déroulait l’événement :le dîner.

Au centre de la salle se trouvait un plateau tour-nant proposant des amuse-gueule bruns et rouges (œufssombres, piments écarlates, petits poissons ar gentésqu’on avale d’une bouchée, etc.) ; autour du plateaus’étendait une vaste table ronde et autour de la table setrouvaient Paul Albertini et une vingtaine de Chinois.Rouges, pourpres et rubiconds.

La capacité des Chinois à rougeoyer au premierverre d’alcool a naturellement intéressé les scientifiques.De doctes esprits ont ainsi tenté de mettre en évidence

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une origine génétique pour les populations en prove-nance de la Chine du Sud. Les Taiwanais ont écoutépoliment, puis se sont remis à leurs affaires et ont recom-mencé à lever le coude, ce qu’ils savent très bien faire,avec ou sans coloration de peau.

Paul Albertini sentit à ses côtés le petit Murphy,représentant du Whisky Glengold, qui s’agitait.

« Celui-là va nous faire du mal, je le sens », annonçaMurphy d’un ton inquiet.

« Celui-là » était un sémillant octogénaire, rondouil-lard et arborant une superbe chevelure poivre et sel,drue et coupée court. À l’autre bout de la table, le petithomme jovial leur lança un grand sourire. Le souriredu loup qui se lèche les babines. « Celui-là » était égale-ment le fondateur, président et actionnaire majoritairede Chips Inc., l’un des plus grands fabricants de pucesélectroniques mondiaux. Et le plus gros client dePaul Albertini et de sa compagnie GazPro.

« Mais non, mentit Paul. C’est un ami. Il est gentil. »Et il vit le président Lee porter le premier toast.« À Monsieur Paul ! À GazPro ! Pour que nous

travaillions encore dans les mille ans à venir ! »Toute la table leva son verre.

Autant énoncer tout de suite les règles du dîner.Officiellement, il s’agissait d’un festin au whisky.

Paul savait que le président Lee apprécierait son idée :dégustation de whiskies choisis pour accompagner unrepas chinois traditionnel sous les commentaires du représentant Glengold à Taiwan. À chacun des plats, un

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nouveau breuvage était ainsi proposé et l’on passait dudix ans, au douze, dix-huit puis, une fois la majoritéfranchie, on abordait le vingt-cinq, le trente, ainsi desuite jusqu’à la carte vermeille. Au dessert, on tentaitde rattraper le retard et Murphy fourguait alors ses whis-kies finish.

Paul, en voyant le président Lee lever son premierverre, se livra à un rapide exercice de calcul mental. Unrepas comportait en général sept ou onze plats mais lebanquet, ce soir, était exceptionnel. Certes, il ne s’agis-sait pas du début de l’année chinoise, la plus grande réjouissance à Taiwan et le seul moment où les boutiquess’autorisaient deux jours consécutifs de fermeture. Maisla fin de l’année civile constituait malgré tout un momentspécial, un peu exotique, à la manière des Français quicélèbrent Halloween, et donc une occasion tout à faitpropice pour déclarer amitié et amour éternel à des étran-gers. On faisait donc un effort spécial. Treize plats. Donctreize whiskies sans compter le bouquet final du dessert.Paul se sentit découragé.

Passons donc au véritable objectif du banquet. Ils’apparentait d’assez près à une chasse au sanglier oùles Taiwanais constituaient la meute et Paul Albertini,le gibier. En gros, on dira ceci : lors d’un dîner, il seraitimpensable de boire seul. Chacun, lorsqu’il est assoiffé,lève donc son verre pour porter un toast. Inutile d’ail-leurs de proférer une parole, il suffit d’échanger un regardavec un autre participant, de lever son verre en le tenantavec le pouce et deux doigts tandis que l’annulaire vientsoutenir le fond du récipient, puis on avale une gorgée.

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On peut naturellement corser les choses en lançant untonitruant « gang bei », l’équivalent de notre « cul sec ».L’assistance applaudit lorsque les deux buveurs retour-nent leurs verres vides sur la nappe. Bien sûr, les règlesgouvernant le choix de l’interlocuteur varient avec l’avan-cée du repas. Au début, on gratifiera les figures d’auto-rité mais, à mesure que les plats défilent, toute personnelevant les yeux de son assiette fera l’affaire. Sauf, natu-rellement, si un étranger se trouve à la table. Dans cecas, le malheureux sera le choix unique de l’assistance.Et dès qu’il cessera de regarder ses genoux, il se trou-vera quelqu’un, toujours, pour lui proposer un toast.

Paul Albertini se trouvait donc cerné par une meuteet le président Lee venait de lancer le signal de l’assaut.Le jeune homme appliqua les principes que Murphy luiavait mentionnés lors du voyage de Taipei : boire del’eau après chaque gorgée de whisky, respirer profon-dément, manger. Il aurait également dû avaler une cuil-ler d’huile d’olive mais Paul, ne pouvant se résoudre àcette extrémité, comptait tout spécialement sur l’arri-vée des plats pour conforter son estomac. Il fut déçu.

Si Paul avait apporté la boisson, le président Lees’était occupé du dîner. Il avait ainsi sélectionné lesmets les plus rares et les plus exquis : pattes de canard(en gelée), cous d’oie (confits) et concombre de mer(en réalité, chenille de mer). Paul soupira. Sur le visagedu président Lee passa un sourire sardonique. Le jeunehomme comprit qu’il n’avait qu’une alternative : soitgarder les yeux baissés pendant le repas, comme unevierge tremblante, soit relever le défi.

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Le président Lee levait son verre pour un nouveautoast lorsque le téléphone portable de Paul retentit.

« Oui, Stephen ? Non, nous commençons tout justele dîner. Oui, tout va bien. Pas d’inquiétude. Je vousrappelle s’il y a un problème. »

De l’autre côté de la table, le président Lee, coupéen plein élan libatoire, s’énervait.

« Encore lui ? Pas possible. Je dois avoir le direc-teur financier le plus trouillard de la création. Il s’an-goisse sur tout et même sur ce que je mange. Qu’il boucleles comptes et qu’il nous laisse célébrer proprement ! »

Paul profitait de cette interruption pour respirer unpeu. Toutefois, le vieux Lee n’allait pas s’en laisser compter.

« Bon, où en étions-nous ? On s’y remet. Gangbei. »

Alors que le dîner se poursuivait, les discussionsse firent plus éloquentes et les arguments couvrirentbientôt les sonneries du téléphone et les appels de Stephen.D’ailleurs, après avoir trinqué avec le directeur de laproduction, le directeur du marketing, le sous-directeurà la recherche et la contrôleuse de gestion, Paul perditle compte et oublia même qu’il avait eu, un jour, un télé-phone portable.

Murphy ronflait, à présent, sur l’un des canapésverts qui accueillaient les convives éméchés. Paul trou-vait que lui-même ne s’en sortait pas trop mal. Certes,il avait tendance à bafouiller et les objets autour de luisemblaient se déplacer tout seuls mais il était encore

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assis. Dos raide et jambes repliées sous la chaise, à lamanière d’un automate, mais assis. Les autres convivescontinuaient leurs conversations mais ils avaient avaléchacun le vingtième de ce que lui, Paul, avait absorbé.Tout allait donc pour le mieux lorsque Paul vit le prési-dent Lee lever son verre en le fixant des yeux. Le vieuxgrigou, arguant de son âge, était demeuré en retrait desa meute et se réveillait à présent.

« Gang bei, monsieur Paul. »Et là, Paul Albertini se précipita vers les toilettes.

Encore plus tard, Monsieur Paul se séchait dans unpeignoir de bain du grand hôtel de Hsinchu. Le prési-dent Lee, également propriétaire de l’hôtel où se dérou-lait le banquet, avait réservé, bon prince, une suite aujeune Français. Deux de ses employés avaient doncempoigné Paul, recroquevillé dans les toilettes et l’avaienttraîné vers la douche.

Alors qu’il émergeait de la salle de bains, Paul futaccueilli par le sourire radieux des deux acolytes quilui annoncèrent que le président Lee avait été absolu-ment charmé par sa performance et souhaitait l’inviterà poursuivre la soirée. Direction : le karaoké.

Il existe des karaokés tout à fait légitimes à Taiwan.Ce sont d’immenses établissements d’une dizained’étages où de longs couloirs en marbre séparent dessalles pouvant accueillir de deux à cinquante partici-pants. Le répertoire proposé inclut essentiellement deschansons en mandarin, en taiwanais et en cantonais.Hors langues chinoises, le choix se réduit sensiblement

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et se concentre sur le japonais et un peu d’anglais (essen-tiellement les Beatles et Frank Sinatra). Si vous insis-tez pour chanter en français, vous aurez sans doute lechoix entre Les Feuilles Mortes et La Vie en Rose .Toujours est-il que la nourriture (chinoise) y est tout àfait acceptable et que les serveuses, toujours attentivesà votre bien-être, entrent à tout propos pour vous servirdu thé ou de délicieux dim-sum brûlants.

Voilà donc pour les karaokés légitimes. Ensuite, ily a les autres. Paul se trouvait dans un autre.

Le long des murs gris couraient des banquettes deskaï sombres qui avaient connu des jours meilleurs. Aucentre, deux tables basses de marbre noir et juste devantl’écran géant, quelques poufs complétaient une décora-tion sommaire. La salle était assez vaste mais seuls s’ytrouvaient actuellement les cinq membres (mâles) diri-geants de Chips Inc., Paul et le président Lee, toujoursfrais et dispos. Paul avait également eu la surprise d’yretrouver Murphy. Ce dernier avait sans doute fait l’ob-jet du même traitement musclé que le jeune Français,ou alors bénéficiait-il d’une certaine habitude liée à sonmétier ; il accueillit Paul avec un grand clin d’œil.

Un homme mince, vêtu d’un complet élimé etportant aux doigts plusieurs bagues de jade entra et lessalua avec un sourire obséquieux souligné de force cour-bettes. D’après les explications de Murphy, il s’agissaitdu propriétaire de l’établissement. Nouveau clin d’œil.Paul, légèrement inquiet de tous ces signes d’entente,consulta le programme au papier plastifié bleu et jaune,craquelé par les doigts des nombreux clients précédents.

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Il avait le choix entre New York et My Way. La soiréene risquait guère de s’éterniser. Murphy le prit par lebras et, au creux de l’oreille, lui glissa qu’il allait voirce qu’il allait voir mais avant que son compagnon nepuisse s’expliquer, Stephen passa un nouvel appel, cettefois déclenchant les protestations de tous les partici-pants.

Un groupe de six à sept jeunes filles fit alorsirruption dans la salle. Elles étaient habillées, malgrél’hiver, de robes légères et tenaient à la main desbouteilles de champagne. En bonnes professionnelles,elles se répartirent l’assistance, la plus âgée sedévouant pour tenir compagnie au président Lee,tandis que les autres servaient les boissons ou s’es-sayaient à la chanson, le plus souvent à deux ou àtrois. Paul eut juste le temps de noter que la plupartd’entre elles chantaient plutôt bien avant qu’une jeunefille ne se jette sur lui et ne l’embrasse goulûment.

La suite fut noyée dans les vapeurs d’alcool et pourPaul, dans la seconde cuite de la soirée. Les filles avaientretiré leur robe et, toutes nues, caressaient le Français,l’état-major de Chips Inc. et Murphy. Le président Leecontinuait de faire la conversation comme si de rienn’était mais Murphy avait retiré sa chemise et embras-sait les seins de sa partenaire. Lorsqu’on entreprit de ledéshabiller, Paul fit les délices de ces dames, ravies devoir un torse poilu, une originalité appréciée par compa-raison à une population chinoise habituellement imberbe.Elles se relayèrent donc pour caresser les poils et pincerses tétons. Certains hommes firent de même, curieux

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de ces particularités anatomiques des Occidentaux. Ledirecteur de production passa même sa main sur le ventrede Paul sans que celui-ci ne s’y oppose.

Soudain une voix retentit dans le système audio et,d’un coup, Paul cessa d’être le centre de la soirée. Les jeunesfilles le délaissèrent et se précipitèrent, encore nues, sur depetits cartons bleus et blancs dont elles cochaient les cases.Paul se tourna vers Murphy, lui aussi abandonné.

« Qu’est-ce qui se passe ?– Loto.– Quoi, loto ?– Oui, elles jouent au loto. Elles ont bien le droit

de se distraire un peu, elles aussi. »Les filles semblaient en tout cas se passionner pour

les résultats qu’une voix féminine annonçait aux haut-parleurs. Elles avaient abandonné les hommes et, separtageant les poufs de skaï noir, elles plaisantaient encommentant les résultats. Leurs pépiements couvraientle pauvre Sinatra qui se mourait dans son coin. Paul eutune dernière vision de ces grappes de filles nues etréjouies. Puis il s’endormit.

Lorsque le Français se réveilla, il devait être si tardque la nouvelle année, la journée de travail et probable-ment le déjeuner étaient sérieusement entamés. Les fillesétaient parties, sans doute pour célébrer leur succès auloto. Les hommes, demi nus, dormaient sur les banquettesde skaï. Seul le président Lee demeurait assis, vaillantet l’œil égrillard. Il partit d’un grand rire lorsqu’il vitles mouvements patauds d’un Paul échevelé.

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« Bon, je crois que nous vous avons suffisammentfait souffrir pour ce soir. Merci pour cette soirée. Etencore merci pour ce que vous faites pour ma compa-gnie. »

Paul se redressa sur son siège et se frotta les yeux.Il n’était pas encore capable de composer une phrase.Le président Lee continua donc.

« Dans l’état où vous vous trouvez, il est hors dequestion de conduire. Je vous ai fait affréter une limou-sine pour vous ramener chez vous, à Taipei. Mon chauf-feur vous ramènera votre voiture plus tard dans la journée.Je vous conseille d’ailleurs de remettre votre panta-lon. Cela vous sera plus facile pour marcher. »

Paul jeta un coup d’œil et vit ef fectivement sonpantalon lové à ses pieds. Il le remonta immédiatementsous le sourire indulgent du président Lee. Paul préférane pas demander ce qui avait bien pu se passer, avec ousans pantalon.

« Allez, on y va. Venez, je vais vous aider ».Paul s’appuya donc sur l’énergique octogénaire et

claudiqua en quittant l’établissement.

La pluie tombait. Les lampadaires répandaientencore une lumière jaune sur le macadam luisant maisl’aube ne tarderait plus. Le parking était entièrementdésert et seul résonnait le bruit des gouttes venant gros-sir les flaques. Le président Lee poussa un soupir.

« Le chauffeur est certainement en train de dormirquelque part. Je l’appelle. »

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Il glissa quelques mots secs au combiné, en hommepoli mais pressé.

« Cinq minutes. »Quelques secondes plus tard, une limousine noire

s’arrêtait devant eux. Alors que le président Lee pous-sait Paul vers le véhicule, le Taiwanais eut soudain uninstant d’hésitation.

« Attendez, je ne reconnais pas… »Ensuite, tout alla très vite.Deux hommes cagoulés sortirent de la voiture et

se jetèrent sur eux. Avant que Paul n’ait pu crier, l’unedes figures en noir lui mit un morceau de scotch sur labouche puis lui passa un masque sur le visage. Paul eutjuste le temps d’apercevoir le président Lee qui se débat-tait mais subissait le même traitement. Puis l’inconnule hissa sur son dos et le jeta dans un coffre de voiture.Immédiatement, un autre corps vint le rejoindre. Leprésident Lee ? Impossible à savoir. Paul tenta de sedébattre. Alors, il sentit des coups. On le frappait avecun bâton.

Puis tout devint noir.

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