Non-musulmans en Pays Dislam

  • Upload
    zino

  • View
    167

  • Download
    0

Embed Size (px)

DESCRIPTION

nom musulmans en pays d´islam

Citation preview

  • Centre de droit arabe et musulman

    Zentrum fr arabisches und islamisches Recht Centro di diritto arabo e musulmano

    Centre of Arab and Islamic Law

    NON-MUSULMANS EN PAYS D'ISLAM

    Cas de l'gypte

    Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh

    Ce livre peut tre acquis auprs de l'diteur www.amazon.com

    2e dition, 2012

  • 2

    Le Centre de droit arabe et musulman

    Fond en mai 2009, le Centre de droit arabe et musulman offre des consultations

    juridiques, des confrences, des traductions, des recherches et des cours concernant

    le droit arabe et musulman, et les relations entre les musulmans et l'Occident.

    D'autre part, il permet de tlcharger gratuitement du site www.sami-aldeeb.com

    un bon nombre d'crits.

    L'auteur

    Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh: Chrtien d'origine palestinienne. Citoyen suisse.

    Docteur en droit. Habilit diriger des recherches (HDR). Professeur des universi-

    ts (CNU-France). Responsable du droit arabe et musulman l'Institut suisse de

    droit compar (1980-2009). Professeur invit dans diffrentes universits en

    France, en Italie et en Suisse. Directeur du Centre de droit arabe et musulman.

    Auteur de nombreux ouvrages dont une traduction franaise, italienne et anglaise

    du Coran.

    Note au lecteur

    Cet ouvrage est une reproduction mise en forme et corrige de ma thse de docto-

    rat publie aux ditions universitaires de Fribourg en 1979.

    ditions

    Centre de droit arabe et musulman

    Ochettaz 17

    Ch-1025 St-Sulpice

    Tl. fixe: 0041 [0]21 6916585

    Tl. portable: 0041 [0]78 9246196

    Site: www.sami-aldeeb.com

    Email: [email protected]

    Tous droits rservs

  • 3

    Aux opprims de la Palestine

    Libres penseurs,

    Chrtiens,

    Musulmans,

    ou Juifs

    "Et n'enrobez pas de faux la vrit, ni ne cachez le droit, alors

    que vous savez"

    Mahomet, le Coran, II, 42

    "Quand vous priez, ne faites pas comme les hypocrites qui, dans

    les synagogues et les coins des places, aiment se mettre bien

    en vue pour prier, afin de se faire voir des hommes. En vrit, je

    vous le dis, ils ont dj leur rcompense. Pour toi, lorsque tu

    veux prier, entre dans ta chambre, ferme la porte et prie ton Pre

    qui habite dans le secret, et ton Pre, qui voit dans le secret, te le

    rendra"

    Jsus, Matthieu, VI, 5-6

  • 4

    Remerciements

    Je remercie en premier lieu MM. les professeurs A. von Overbeck et R. Bystricky

    qui ont dirig mon travail. Sans leur encouragement continuel, ce travail n'aurait

    jamais vu le jour.

    Je remercie l'uvre St. Justin et la Commission fdrale des bourses de leur aide matrielle laquelle m'a t ncessaire pour terminer mes tudes universitaires. Je

    ne veux pas oublier ici de remercier les responsables du Centre d'Accueil de Fri-

    bourg: M. le Professeur Lucchini, Mme. Bindschedler-Aeby et Mme. Etienne.

    tous ceux et celles qui ont rvis le manuscrit, je dis ma gratitude pour leur dis-

    ponibilit.

    Les responsables et le personnel des bibliothques et centres de recherches Fri-

    bourg, Genve et au Caire ne doivent pas tre oublis. Il en est de mme des

    personnalits gyptiennes qui se sont prtes aux questions que je leur avais po-

    ses. Leur courtoisie et leur gentillesse m'ont facilit la comprhension de la situa-

    tion enchevtre de l'gypte.

    Enfin, je dois remercier ceux qui ont contribu la publication de cette tude; leurs

    noms sont mentionns au bas de cette page1.

    Afin de dgager la responsabilit de ceux qui m'ont aid moralement ou matriel-

    lement, je tiens rappeler au lecteur que je reste l'unique responsable de cette

    tude et des opinions qui y sont exprimes.

    1 Son Altesse le Prince de Liechtenstein, son Altesse le Prince de Monaco, son Excellence l'vque

    de Lausanne, Genve et Fribourg, son Excellence l'vque de Ble, Action de carme des catho-

    liques suisses, Entraide protestante suisse, Commission fdrale des bourses, M.F. Bugnion, Unis-

    to (Horn), Loterie de la Suisse Romande, la Placette de Fribourg et de Genve, les Nouveaux

    Grands Magasins, Polysar International et Polytype.

  • Sommaire

    Prface par le Prof. Alfred E. von Overbeck .......................................................... 9

    Avant-propos ........................................................................................................ 11

    Introduction .......................................................................................................... 13

    Partie I. Transition des systmes confessionnels aux systmes laques:

    tude historico-juridique ...................................................................................... 15

    Sous-partie I. La transition aux systmes laques en Europe ................................ 15

    Chapitre I. Impact de la religion dans la socit grco-romaine avant

    Constantin ............................................................................................................. 15

    Chapitre II. De l'tat-religion aprs Constantin l'tat-nation laque ................. 28

    Sous-partie II. La transition au systme laque en pays d'islam ........................... 53

    Chapitre I. Du systme tribal prislamique au systme religieux islamique ........ 55

    Chapitre II. Le statut juridique des non-musulmans ............................................. 64

    Chapitre III. De l'tat-religion l'tat-nation laque ............................................ 93

    Partie II. L'ordre juridique confessionnel en gypte et son avenir ..................... 119

    Sous-partie I. Caractre confessionnel de l'ordre juridique gyptien ................. 119

    Chapitre I. Les courants idologiques en gypte ............................................... 119

    Chapitre II. Conflit des systmes laque et confessionnel partir

    du XIXe sicle .................................................................................................... 130

    Sous-partie II. Impact de la religion sur les conflits de lois et de juridictions .... 167

    Chapitre I. Domaine d'application des lois confessionnelles:

    le statut personnel ............................................................................................... 168

    Chapitre II. Application des lois religieuses non-islamiques:

    conflits internes .................................................................................................. 177

    Chapitre III. Extension du systme interne aux conflits internationaux ............. 212

    Chapitre IV. Conflit mobile: problmes poss par le changement de religion ... 225

    Chapitre V. Conflits de juridictions .................................................................... 270

    Sous-partie III. Impact de la religion sur la condition juridique ......................... 285

    Chapitre I. Droit public ....................................................................................... 285

    Chapitre II. Droit civil ........................................................................................ 314

    En guise de conclusion ....................................................................................... 347

    Annexes .............................................................................................................. 359

    Bibliographie ...................................................................................................... 397

    Table des matires .............................................................................................. 413

  • Abrviations

    AG Assemble gnrale des Nations Unies

    CC Code civil gyptien de 1949

    CCI Code civil indigne de 1883

    CCM Code civil mixte de 1875

    CI Code de Justinien

    CNU Charte des Nations Unies

    CT Code de Thodose II

    DIP Droit international priv

    DUDH Dclaration universelle des droits de l'homme

    EI Encyclopdie de l'islam, nouvelle dition

    H. Hgire, re musulmane

    LGDJ Librairie gnrale de droit et de jurisprudence

    PIDCP Pacte international relatif aux droits civils et politiques

    PIDESC Pacte international relatif aux droits conomiques, sociaux et cul-

    turels

    POC Proche-Orient Chrtien (revue)

    PUF Presse universitaires de France

    RCADIH Recueil des cours de l'Acadmie de droit international de La Haye

    TA Tribunal d'appel

    TC Tribunal de cassation

    TM Tribunal mixte

    TPI Tribunal de premire instance

    NB:

    1. Pour les livres de la Bible nous employons les abrviations de la Bible de Jru-

    salem.

    2. Les rfrences sans autres indications renvoient au Coran selon la numrota-

    tion canonique islamique.

    3. Pour les renvois aux annexes, nous nous servons de la pagination de l'original

    arabe (en gras dans le texte).

  • Prface

    par le Prof. Alfred E. von Overbeck

    la diffrence de la France, il n'est pas d'usage en Suisse de prfacer des thses de

    doctorat. Le prsent ouvrage nous parat mriter une exception. Cela moins parce

    qu'il a t accept comme thse, par la Facult de droit et des sciences cono-

    miques et sociales de Fribourg (Suisse), avec le prdicat summa cum laude, qu'en

    raison de son originalit et des mrites exceptionnels de son auteur.

    Le livre de M. Sami Awad Aldeeb Abu-Sahlieh reprsente la somme d'un travail

    inlassable et passionn. Chercheur au vrai sens du mot, l'auteur a t entran au-

    del de son projet primitif d'tudier "le statut personnel en droit international priv

    des pays arabes" vers une analyse beaucoup plus approfondie et qui prcisment

    pour cette raison s'est concentre sur un seul pays. Situe au carrefour des civilisa-

    tions et des religions, reprsentative des oppositions entre monde arabe et monde

    occidental, entre Islam et Christianisme, l'gypte constituait certes le terrain de

    recherche le plus appropri pour l'tude pntrante sur les relations entre droit et

    religion dans l'optique musulmane vers laquelle l'auteur s'est achemin.

    Mettant les questions de technique juridique un peu l'arrire-plan, sans d'ailleurs

    les ngliger, l'auteur russit nous faire pntrer dans le vif mme de toutes les

    tensions qui divisent l'gypte. L'intrt particulier de son travail consiste dans le

    nombre de renseignements de premire main et de documents indits sur lesquels

    il se base.

    Les vnements rcents ont montr combien exceptionnel est encore dans le

    monde l'esprit de tolrance religieuse qui a fini - aprs combien de guerres de reli-

    gion - par prvaloir en Occident. Les intgristes de tout crin sont toujours vivants,

    mais l'on frmit tout de mme lorsque l'on lit que dans un pays mditerranen l'on

    songe srieusement rintroduire la condamnation du voleur l'ablation de la

    main et surtout la peine de mort pour l'apostasie de la part d'un Musulman.

    L'auteur, aprs avoir jet les bases historiques, dcrit combien, malgr leur galit

    thorique, les minorits chrtiennes font en fait l'objet de discriminations dans tous

    les domaines o les lois musulmanes et les lois chrtiennes entrent en conflit. Tout

    en dcrivant objectivement les divers points de vue, il n'entend pas rester neutre; il

    s'assigne au contraire expressment comme but de promouvoir le mouvement de

    lacisation. son avis, le seul secours rsiderait dans l'abandon de l'intolrance, le

    respect des principes des droits de l'homme dfinis par l'ONU et la lacisation de

    l'tat. Il n'hsite pas prendre le contre-pied de ce qui parat tre l'volution ac-

    tuelle et dans ce sens son ouvrage est vritablement une "thse".

    n'en pas douter, le prsent ouvrage suscitera de la contradiction, voire de l'irrita-

    tion chez tous ceux qui ne partagent pas les apprciations de l'auteur, ni surtout son

    appel la tolrance. II ne saurait laisser indiffrentes les personnes qui s'intressent

    au choc des civilisations, que ce soit sur le plan juridique, religieux ou politique.

  • Avant-propos

    Autant que le nationalisme, la religion reste un facteur important dans les guerres

    qui dchirent le monde.

    Le problme religieux se pose surtout dans des pays dont la population n'a pas

    acquis une assez forte unit nationale: Liban, Philippines, Irlande, Iran, Inde,

    gypte. On ne peut dtruire ce qu'on ne remplace pas. Mais les pays dvelopps et

    fortement unifis gardent aussi un certain clivage religieux. La religion reste ainsi

    une frontire verticale aussi tranche que la frontire horizontale. Peu importe que

    l'on appartienne la mme race, la mme nation ou au mme tat, que l'on parle

    la mme langue et que l'on ait la mme culture, on reste en quelque sorte tranger

    la cit si l'on ne partage pas les mmes convictions.

    La contradiction laquelle nous assistons rend le problme religieux plus com-

    plexe encore. L'Occident, qui a souffert de l'intolrance religieuse, soutient Isral,

    tat thocratique anti-historique. De l'autre ct, les Palestiniens, peuple oriental,

    vivant dans un milieu thocratique pur, rclament un tat dmocratique et laque.

    Et on peut multiplier les exemples contradictoires.

    Sans aucun doute, la solution palestinienne reprsente un lment de premire

    importance dans un Orient o l'aspect odieux de la religion se manifeste de faon

    trs vidente. Mais cette solution est rejete aussi bien par les juifs que par les

    Arabes.

    Le Professeur Friedlander de l'Universit hbraque de Jrusalem, tout en se quali-

    fiant de libral1, affirme que pour Isral, "rester un tat souverain, matre de sa

    destine, un Isral sioniste", reprsente "une prcondition absolue toute solution"

    du problme proche-orientale2. Aussi, rejette-t-il l'ide d'tablir un "tat dmocra-

    tique et laque dans le cadre duquel les communauts juives et arabes vivraient sur

    pied d'galit'''3.

    Pour la grande majorit des musulmans arabes, la solution palestinienne constitue

    une capitulation devant Isral. C'est l'opinion exprime par la revue islamique Al-

    Da'wa finance par l'Arabie soudite mais dite en gypte4. Cet organe des Frres

    musulmans reprend l'ide dominante de l'islam face la notion de la lacisation5.

    Et actuellement l'OLP n'insiste plus sur la notion de la lacit de l'tat palestinien

    futur. Le poids financier de l'Arabie soudite est sans doute la base de cette nou-

    velle position: Qui paie, commande.

    Quant nous, nous considrons la lacisation comme une condition au respect des

    droits de l'homme. Elle signifie la rglementation des rapports des individus entre

    1 Hussein, Friedlnder et Lacouture, p. 118. 2 Ibid., p. 90. 3 Ibid., p. 32. 4 Al-Da'wa, avril 1977, p. 53. 5 Ibid., fvrier 1977, p. 2-4; mars 1977, p. 8; juillet 1977, p. 2; v. aussi les livres suivants: Al-

    Sha'rawi; Mohammad: Avenir de la civilisation; Khalil: La dcadence de la lacisation (tous en

    arabe).

  • 12

    eux et leurs rapports avec l'tat sans tenir compte de leur appartenance religieuse.

    Pour dmontrer la ncessit de cette transformation au Proche-Orient, nous avons

    choisi l'gypte, le plus important tat de cette rgion, centre de la culture arabe et

    islamique. Il compte la plus grande minorit non-musulmane au Proche-Orient

    (sept millions de Coptes), seule subsister en Afrique du Nord islamise aprs la

    conqute arabe. Nous y avons effectu un sjour d'tude, du 1er novembre 1976 au

    30 octobre 1977 pour runir la documentation de cette thse.

  • Introduction

    la lumire des ides mises dans l'avant-propos, nous avons divis notre tude

    en deux parties. La premire est historique. Elle traite de la transition des systmes

    religieux aux systmes laques en Europe et en Pays d'islam. Selon Batiffol, la

    fonction de l'histoire est de "montrer comment les exigences de la vie et des faits

    ont progressivement, ou par -coups ou violemment dmantel et limin des con-

    cepts, des constructions, des principes qui avaient paru indispensables une

    poque antrieure''1. Pour dtruire une tradition avec succs, crit un autre minent

    juriste, Meijers, il faut chercher ses sources et dmontrer que "les raisons d'tre

    d'autrefois n'existent plus"2. L'tude de la transition aux systmes laques en Pays

    d'islam acquiert une importance particulire en raison du courant atavique qui se

    manifeste partout dans le monde musulman.

    La deuxime partie est consacre l'tude de l'ordre juridique de l'gypte. Elle se

    divise en trois sous-parties. La premire trace les grandes lignes du contexte socio-

    politique et de l'volution de l'ordre juridique partir du XIXe sicle. Nous rele-

    vons les tapes conduisant la rcupration par l'tat de ses comptences lgisla-

    tives et juridictionnelles, parfois mme l'encontre du systme islamique. On se

    trouve devant un conflit de systmes laque et confessionnel qui semble tourner,

    ces dernires annes, l'avantage du courant atavique.

    La deuxime et la troisime sous-parties traitent de l'impact de la religion sur

    l'ordre juridique gyptien actuel.

    La religion sert avant tout de critre pour dterminer la loi applicable en matire de

    statut personnel dans les conflits de lois internes et internationaux. Les problmes

    qui se posent sont complexes en raison de l'existence de seize systmes juridiques

    gyptiens: un tatique, un musulman, deux juifs et douze chrtiens. Les change-

    ments multiples de religion accentuent encore ces problmes.

    La religion joue actuellement un rle minime dans les conflits de juridictions en

    raison de la suppression des tribunaux confessionnels en 1955. Par contre, en ma-

    tire de condition de la personne, elle exerce une influence assez importante. En

    effet, il ne suffit pas d'avoir la nationalit gyptienne pour jouir et exercer un grand

    nombre de droits; il faut de plus tre musulman. Il s'ensuit des restrictions en ma-

    tire de droit public (nationalit, libert de conscience et de culte, droits politiques,

    fonctions publiques, droits socio-culturels) et en matire de droit civil (mariage,

    succession, garde des enfants, tutelle et tmoignage).

    Dans la conclusion, nous avons confront la ralit gyptienne avec les normes

    prconises par les documents des Nations Unies.

    La thse est suivie de huit annexes dont sept sont indites. Ces documents sont

    traduits et analyss pour la premire fois. Ils permettent de mieux comprendre les

    problmes qui se posent en gnral au Proche-Orient, et en particulier en gypte.

    1 Batiffol: Aspects philosophiques du D.I.P, p. 22. 2 Meijers, p. 672.

  • Partie I.

    Transition des systmes confessionnels aux systmes laques:

    tude historico-juridique

    Cette partie historico-juridique vise tracer rapidement les grandes lignes de l'vo-

    lution de la socit en dpistant le rle jou par la religion. Nous commenons par

    la socit europenne laquelle nous consacrons la premire sous-partie. La deu-

    xime sous-partie sera consacre la socit islamique.

    Sous-partie I.

    La transition aux systmes laques en Europe

    Les systmes laques de l'Europe sont le rsultat d'une volution de la socit en

    deux tapes. Le point de dmarcation se situe l'entre sur la scne politique, de

    l'glise, sous Constantin.

    Chapitre I.

    Impact de la religion dans la socit grco-romaine avant Cons-

    tantin

    Section I.

    La socit primitive et le rle de la religion

    1. Le critre de sang

    Nous ne prenons pas ici la terminologie marxiste concernant les divisions de l'his-

    toire. La socit primitive dsigne ici le type de socit qui a prcd la formation

    de la cit dont l'origine remonterait jusqu'au dbut du Ville sicle avant J.-C.1.

    La socit primitive se faisait une ide imparfaite de l'lment territorial. Le

    groupe socio-politique tirait son nom des hommes qui le composaient. Ce fut

    mme le cas des socits plus avances. Ils ne se nommaient pas la Perse, l'gypte,

    la Grce, mais les Perses, les gyptiens, les Grecs2. La patria n'est que la terra

    patrum3. D'aprs Glotz, c'est le clan patriarcal qu'on appelait patria ou plus sou-

    vent genos, dont les membres descendaient du mme aeul et adoraient le mme

    Dieu4.

    1 Tnkids, p. 491. 2 Isay, p. 429, Tnkids, p. 501502. 3 Fustel de Coulanges, p. 154. 4 Glotz, p. 14.

  • 16

    Cette socit primitive tait domine par le paterfamilias1 qui avait la fonction de

    lgislateur sur un groupe compos d'tres "tous nourris du mme lait"2. C'est la

    premire frontire qui reste la base de toute distinction entre un groupe et un

    autre.

    Tant que la socit primitive pouvait se suffire elle-mme, elle restait cloisonne.

    Et lorsqu'elle sentait le besoin de s'largir, elle ne le faisait que dans le cadre de ses

    besoins. Elle ne tardait pas se refermer. "Se suffire soi-mme, crit Aristote, est

    un but auquel tend toute production de la nature et cet tat est aussi le plus par-

    fait"3.

    Pour Marx, la socit primitive menait un rapport pacifique avec l'extrieur4. Mais

    on relve ordinairement que la xnophobie est largement dominante dans l'histoire

    de l'homme5. Le sentiment social des primitifs ne concerne que le cercle plus ou

    moins troit dans lequel ils vivent. "Au dehors, il existe un monde hostile, souvent

    mystrieux, envers lequel les hommes primitifs prouvent de la crainte, du mpris

    et de la haine"6. Ibn-Khaldoun va jusqu' crire que l'agressivit est dans la nature

    des tres vivants et pour ce fait "Dieu a donn chacun d'eux, un organe dfen-

    sif''7.

    2. La religion renforce le critre de sang

    Quelle est la raison de l'agressivit de l'homme face l'extrieur? Selon certains,

    elle dcoule de l'attitude gnrale qu'a l'homme face ce qu'il ne connat pas8.

    Une autre explication part de la mtaphysique. Pour le primitif, tout ce qui vient de

    l'tranger est charg de puissance ou de force magique qui peuvent apporter mort,

    malheur ou maladie9. Selon Fustel de Coulanges, c'est la diffrence de religion

    entre le citoyen et l'tranger qui empche de nouer un contact pacifique avec

    l'tranger10

    .

    Pour comprendre la base du cloisonnement de la socit primitive, il faut connatre

    la nature de son Dieu. Ce Dieu est un Dieu domestique, propre la famille, ne

    protgeant qu'elle. Il repousse l'tranger. L'entre de son temple lui est interdite et

    1 Fustel de Coulanges soutient que le pater est un titre honorifique et pouvait tre donn un

    homme n'ayant pas d'enfants, ni mme mari ou capable de contracter mariage. Il est synonyme

    de rex et contenait en lui l'ide de puissance et non de paternit (Fustel de Coulanges, p. 97-98). 2 Aristote: La politique, p. 15. 3 Ibid., p. 16. 4 En raison de l'inexistence de la proprit prive qui est le point de dpart de l'oppression de

    l'homme par l'homme. 5 Gilissen, p. 32. 6 Dorsinfang-Smets, p. 60. 7 Ibn-Khaldoun, vol. I, p. 89. 8 Batiffol adopte le point de vue thomiste. "L'aversion pour ce qui est tranger est un sentiment

    profondment ancr dans la nature humaine; [...] on n'aime que ce qu'on connat", crit-il (Ba-

    tiffol: Aspects philosophiques, p. 153). Le proverbe arabe dit: L'homme est hostile ce qu'il

    ignore (al-insanou adouo ma yajhalou). 9 Dorsinfang-Smets, p. 60. J'ai pu entendre en gypte des paroles qui refltent cette conception. Un

    musulman dit: Vous les mcrants chrtiens (koffar massihiyyin), vous tes la cause de notre mal-

    heur. Que Dieu vous extermine". 10 Fustel de Coulanges, p. 230.

  • 17

    sa prsence pendant les crmonies est un sacrilge. Ceci s'est gard trs tard

    Rome. Le Pontife, lorsqu'il sacrifie en plein air, doit avoir la tte voile, parce que,

    d'aprs Virgile, "il ne faut pas que devant les feux sacrs, dans l'acte religieux qui

    est offert aux Dieux nationaux, le visage d'un tranger se montre aux yeux du Pon-

    tife; les auspices en seraient troubls"1.

    Un exemple trs clair de l'hostilit qu'prouvaient les Dieux primitifs est celui que

    nous donne la Bible. Yahv est un Dieu guerrier combattant avec son peuple2.

    C'est une sorte d'agence immobilire qui distribue la terre son peuple3 et lui in-

    terdit de la vendre4. Il interdit aussi le mariage avec l'tranger

    5. Il ordonne de mas-

    sacrer tous ceux qui se trouvent sur le territoire accord son peuple6.

    Est-ce vraiment le caractre du Dieu qui agit sur le groupe ou est-ce le caractre du

    groupe qui se reflte sur le Dieu? Les marxistes soutiennent plutt cette dernire

    thse. Marx crit: "Les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublima-

    tions rsultant ncessairement du processus de leur vie matrielle que l'on peut

    constater empiriquement et qui se repose sur des bases matrielles. De ce fait, la

    morale, la religion, la mtaphysique et tout le reste de l'idologie, ainsi que les

    formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitt toute apparence

    d'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de dveloppement; ce sont au

    contraire les hommes qui, en dveloppant leur production matrielle et leurs rap-

    ports matriels, transforment, avec cette ralit qui leur est propre, et leur pense et

    les produits de leur pense"7.

    Qu'on soit d'accord avec Marx ou non, il est cependant incontestable que le Dieu

    des hommes s'est adapt aux circonstances des hommes. Nous le constaterons dans

    le cadre de la cit.

    Section II.

    La cit et le dveloppement du rle de la religion

    1. L'largissement des groupes et la formation de cits

    1. Maintien de l'autonomie interne

    L'homme seul ne peut subvenir ses besoins; il est oblig de faire appel d'autres.

    Le rapport commence par tre agressif. Le faible est soumis la servitude8. En cas

    1 L'admission de l'tranger dans la cit tait un acte compliqu pour la mme ide, car d'aprs D-

    mosthne il faut penser aux Dieux et conserver aux sacrifices leur puret (v. Fustel de Coulanges,

    p. 228-229). 2 Nb 10:35; Jg 3:31; Ex 23:22; Dt 28:7; Za 9:8; Ps 77:53. 3 Gn 15:7, 18. 4 Lv 25:23 5 Ex 34:16; Dt 7:3; Pr 5; Jg 3:6. 6 Dt 20:10-14; Nb 31; I S 27:9; II S 12:31. 7 Marx: Idologie allemande, p. 51. 8 Aristote voit dans un tre faible une vocation la servitude que "la nature a imprime [...] jusque

    dans les habitudes corporelles". Il y aurait ainsi selon lui "des hommes faits pour la libert et

    d'autres pour la servitude, et par justice et par intrt, il [leur] convient de servir". (Aristote: La

    politique, p. 23).

  • 18

    d'quilibre des forces, le rapport devient pacifique. De hostis, l'tranger devient

    hospes et le protg du Dieu: l'accueillir est une obligation; et le maltraiter est une

    faute religieuse1. C'est ainsi que les cits ont pu se former.

    Le contact et l'largissement des groupes n'ont pas fait clater leur autonomie.

    Aristote crit: "Ceux-l se trompent qui s'imaginent que le pouvoir d'un roi ou d'un

    magistrat de rpublique ne s'loigne de celui d'un pre de famille et d'un matre que

    par le nombre plus ou moins grand des sujets et qu'il n'y a aucune diffrence spci-

    fique entre leurs pouvoirs''2. C'est que le roi ne gouverne pas des individus dans la

    cit, mais des groupes. La cit est un ensemble de gns, de tribus formes par des

    phratries: il s'agit d'une superposition d'units existantes avant elle3. C'est une con-

    fdration respectant l'indpendance civile et religieuse des groupes4. Le roi n'est

    qu'un primas inter pares ayant pour ennemis naturels les petits rois des tribus et des

    phratries; il ne fait rien sans les consulter5.

    Ce roi n'a qu'un pouvoir d'arbitre et sa juridiction est facultative. Lorsque cette

    juridiction deviendra obligatoire, il sera assist par des rois des tribus6 et ce ne

    seront gure que les diffrends entre groupes, meurtres, violences, vols, qui feront

    l'objet de procs. La loi applicable est la Thmis, notion qui semble se rfrer une

    expression de la volont des Dieux7.

    La fonction du roi de Rome tait conservare libertatem, ce qui signifie protger

    chacune des tribus contre les empitements des autres. Il ne peut agir ni contre le

    chef d'une gens, ni l'intrieur de celle-ci, devant respecter son organisation in-

    terne8.

    2. Rapports entre cits et processus d'assimilation

    La guerre tait l'tat naturel des relations entre cits. Les traits de paix n'taient

    que des suspensions d'armes9. Cette guerre avait pour base leur amour de l'auto-

    nomie. Lorsqu'elles se fdraient, c'tait aussi pour dfendre leur autonomie contre

    l'extrieur. Pour cette raison, il n'existait pas d'organisation centrale. La ligue io-

    nienne qui groupait douze cits avait comme organe commun les runions de dl-

    gus des cits au temple du Cap Mycale. Elle ne disposait pas d'organe excutif

    propre, ni d'une arme fdrale, encore moins de finances communes, chaque cit

    conservant sa propre monnaie10

    . Lorsque l'quilibre des forces penchait en faveur

    d'une cit, celle-ci n'hsitait pas assujettir les autres. Et cela se comprend: les

    1 Gaudemet: Institutions de l'antiquit, p. 142; v. concernant le Dieu des juifs: Dt 10:18; Jr 2:25;

    Ex 22:20; 23:9. 2 Aristote: La politique, p. 13. 3 Glotz, p. 48-49. 4 Fustel de Coulanges, p. 144. 5 Glotz, p. 71. 6 Ibid., p. 103; Gaudemet: Institutions de l'antiquit, p. 139. 7 Gaudemet: Institutions de l'antiquit, p. 140. La personnalit des lois a empch la formation de

    magistrat qui prend l'initiative d'une poursuite, un ministre public qui soutienne la cause de la so-

    cit, mme pour le cas d'homicide qui doit tre dnonc par les plus proches de la victime.

    (Glotz, p. 242, 244). 8 Imbert: Le droit antique, p. 58. 9 Glotz, p. 273. 10 Ibid., p. 280 et 284; Gaudemet: Institutions de l'antiquit, p. 177.

  • 19

    intrts conomiques et militaires taient prcaires avec des cits aussi exigeantes

    pour leur autonomie. "Il tait plus facile une cit d'en assujettir une autre que de

    l'adjoindre", crit Fustel de Coulanges1. C'est alors le passage la territorialit de

    la loi qui s'effectue. La cit dominante imposait ses lois et ses juridictions l'en-

    semble de la population. C'est ce que fit Athnes dont l'Ecclesia faisait les lois aux

    villes, et les tribunaux taient comptents pour tout procs politique et tout contrat

    conclu Athnes; toute condamnation la peine de mort devait faire l'objet de

    recours leurs instances2.

    Il en est de mme pour Rome. Elle a commenc par la confdration, puis l'assujet-

    tissement tout en gardant la personnalit des lois, et a termin par l'assimilation

    travers la romanisation. Le principe de laisser chacun sa loi cda la place la

    territorialit. Le processus de l'assimilation tait caractre individuel, en accor-

    dant le droit de citoyennet des particuliers; ou collectif, en tablissant des colo-

    nies qui portaient avec elles le mode de pense romaine3, ou en accordant la ci-

    toyennet romaine des villes autonomes; ou enfin en formant une division admi-

    nistrative unique d'un territoire diffrentes entits4. Le couronnement de toutes

    ces mesures fut l'dit de Caracalla en 212 qui accorda la citoyennet tous les

    prgrins5. L'octroi de la citoyennet, il est vrai, n'tait plus d'un grand intrt vu le

    pouvoir absolu de l'empereur de ce temps-l, mais il permettait, entre autres, des

    personnes d'origines diverses de contracter des mariages reconnus par le droit ro-

    main, lment fondamental dans tout processus d'assimilation6. Diocltien conti-

    nua ce processus d'assimilation par la codification, c.--d. la coordination des lois

    des diffrentes priodes et la suppression d'une quantit de structures dsormais

    surannes7.

    2. Sparation du pouvoir politique et de la religion

    La religion a chang d'aspect chaque fois que sa base matrielle s'est transforme.

    Elle a pass d'une religion de famille, une religion de cit, une religion indivi-

    duelle et ceci conformment aux trois tapes des luttes des forces composant la

    socit: chef de famille, cit et individu.

    Le chef de famille tait le personnage dominant de la socit primitive. Il exerait

    trois fonctions: le sacerdoce, le commandement de l'arme et la juridiction. Lors-

    que la socit s'est dveloppe en cit, ces pouvoirs sont passs au roi dont le pou-

    1 Fustel de Coulanges, p. 240; v. aussi Glotz, p. 370-372, 389. 2 Glotz, p. 285 et 290; Gaudemet: Institutions de l'antiquit, p. 179-181. 3 Ellul, vol. I, p. 422. 4 Ibid., p. 452-456. 5 Gaudemet: Institutions de l'antiquit, p. 528-530. V. sur le caractre progressif de cette assimila-

    tion qui a abouti cet dit: De Visscher, p. 195-208. 6 Gaudemet: Institutions de l'antiquit, p. 531-532. 7 Il fit rdiger un code Beyrouth en 291. Ce code a permis d'galiser, niveler, unifier le droit et

    liminer les particularismes. Il essaie de faire disparatre les droits locaux qui subsistaient dans

    l'empire et d'imposer partout la lex romana (Ellul, vol. I, p. 488; Gaudemet: Institutions de l'anti-

    quit, p. 534).

  • 20

    voir dcoulait des Dieux. Il se disait issu de Zeus ou recevant son pouvoir de

    Zeus1.

    Bien longtemps on a gard un certain respect ce personnage en raison de l'origine

    divine de sa fonction. On lui a enlev son pouvoir temporel, mais on n'a pas touch

    sa fonction religieuse2. Il tait interdit de mettre mort une personne de race

    royale3. C'est le roi qui connat la volont des Dieux dont dcoule la loi

    4.

    Cette loi divine, en raison de ses caractristiques, offrait un instrument maniable

    pour dvelopper un absolutisme incontrlable. Elle est immuable et indiscutable,

    sans considrants. La loi divine, crit Fustel de Coulanges, n'est pas tenue de don-

    ner ses raisons: elle est, parce que les Dieux l'ont faite. Elle ne se discute pas, elle

    s'impose, elle est une uvre d'autorit''5. Mais ce systme tait incapable de se concilier avec le dveloppement de la socit.

    Tant que le chef de famille, ou le roi, tenait le sacerdoce, et que le sacerdoce tait

    la base des lois, les familles restaient renfermes et cloisonnes. Tant que les

    Dieux dictaient les lois et que ces lois taient autant de frontires que de sources

    diffrentes, ces frontires persistaient. Une sparation du pouvoir politique et de la

    religion apparut comme une ncessit.

    La premire manifestation de la sparation s'est produite par la rpartition des

    comptences. Aristote dit que les rois "soit qu'ils aient abandonn d'eux-mmes

    une partie de leur autorit, soit qu'ils en aient t dpouills par le peuple, [...] ont

    t rduits, dans quelques tats la simple qualit de souverains sacrificateurs ou

    pontifes"6. Plutarque, motivant ce changement, dit: "Comme les rois se montraient

    orgueilleux et durs dans le commandement, la plupart des Grecs leur enlevrent le

    pouvoir et ne leur laissrent que le soin de la religion7. Il fut de mme Rome o

    le roi tait rduit un simple rex sacrorum8. Solon, choisi par la classe moyenne

    pour arrter la guerre civile, enleva le pouvoir du roi9; il assista ainsi l'clatement

    des structures anciennes.

    L'conomie n'est pas trangre ce mouvement. Sous le rgne de la classe aristo-

    crate et oligarque, les Dieux ont perdu face la richesse au nom de laquelle ces

    classes exeraient le pouvoir10

    .

    Le pouvoir tant pass en de nouvelles mains, au profit d'une nouvelle classe, fon-

    de sur d'autres critres, la loi changea de nature. Solon dicta la loi; c'est la loi

    crite qui s'oppose la loi non-crite, la thmis. Cette nouvelle forme de loi est

    connue par tous et chappe ainsi l'arbitraire de la personne qui prtendait tre le

    meilleur connaisseur ( comparer avec la rticence de l'glise la traduction de la

    1 Glotz, p. 52; Gaudemet: Institutions de l'antiquit, p. 137. 2 Fustel de Coulanges, p. 284. 3 Gaudemet: Institutions de l'antiquit, p. 137. 4 Fustel de Coulanges, p. 221; v. aussi Bentwich, p. 37-41. 5 Fustel de Coulanges, p. 223. 6 Aristote, La politique, p. 100-101. 7 Fustel de Coulanges, p. 284 8 Ellul, vol. I, p. 266. 9 Fustel de Coulanges, p. 324. 10 Glotz, p. 74, 77.

  • 21

    Bible, et celle des chefs religieux de l'islam la traduction du Coran)1. Et lorsque

    la plbe de Rome est devenue plus puissante, elle rclama un code commun qui ne

    soit plus gard secrtement par les prtres; elle fut ainsi la base du code des d-

    cemvirs2.

    La religion, dans ce mouvement de lacisation, perdit sa fonction en tant que norme

    fondamentale, pour employer la terminologie kelsenienne3. C'est l'intrt public

    qui la remplaa. C'est elle dsormais qui dcide des institutions et des lois et c'est

    cela que se rapportent tous les actes importants des cits4.

    La loi, qui rgit la socit, devient laque, car sa source n'est pas mtaphysique,

    mais l'expression avoue de la volont du groupe dtenant le pouvoir. Elle est rela-

    tive, ni immuable, ni infaillible. Solon, rpondant quelqu'un qui lui demandait s'il

    croyait avoir donn sa patrie la constitution la meilleure, dit "non pas, mais celle

    qui lui convient le mieux". Il aurait souhait, tout au plus, que les lois fussent ob-

    serves pendant cent ans5.

    La respublica, ou la res populica, reflte bien ce changement. Le peuple est le

    souverain, le pouvoir est sa chose par opposition la res privata, le regnum. La

    potestas passe au peuple6. La politique, la chose de tous, prend le pas sur la reli-

    gion, la chose d'une minorit infime. La vox populi remplace la vox Dei dans le

    choix de ses dirigeants desquels on ne demande pas pit, mais habilit. Le peuple

    ne veut plus tre li par la prtendue volont des Dieux7. Le suffrage se trouve

    ainsi institu.

    La loi, qui rgit la socit, devient laque, car elle est applique tous sans distinc-

    tion de religion. Cette tape tardive est intimement lie la premire. Elle est le

    rsultat de l'branlement des cloisonnements renforcs par la religion. On tablit

    une juridiction tatique aprs que la tyrannie, l'aristocratie et l'oligarchie aient af-

    faibli le pouvoir des gentes et des paterfamilias. On proclama la responsabilit

    individuelle8. La vengeance prive est remplace par la dcision des juges publics

    9.

    Les personnes sous la patria potestas se sont vues accorder le droit de se

    plaindre10

    . On prit mme des mesures favorables l'esclave11

    . La plbe a pu rejeter

    le principe patricien nefas plebeium consulem fieri, le consul n'tant plus le charg

    de la fonction religieuse: lustration des citoyens12

    . Un des deux consuls leur revient

    dsormais. Ils pntrent au Snat. Les patriciens ne gardent que les fonctions pu-

    1 Ellul, vol. I., p. 57-60. 2 Ibid., p. 274-275; Fustel de Coulanges, p. 356-357. 3 Kelsen dfinit la norme fondamentale comme tant "la source commune de la validit de toutes

    les normes qui appartiennent un seul et mme ordre; elle est le fondement commun de leur vali-

    dit" (Kelsen, p. 257). 4 Fustel de Coulanges, p. 376. 5 Ibid., p. 377. 6 Ellul, vol. I, p. 263-264; Gaudemet: Institutions de l'antiquit, p. 356. 7 Fustel de Coulanges, p. 379, 389. 8 Glotz, p. 116. 9 Ellul, vol. I, p. 26, 33, 43, 60. 10 Ibid., p. 483. 11 Gaudemet: Institutions de l'antiquit, p. 547. 12 Fustel de Coulanges, p. 359-360.

  • 22

    rement religieuses dnues de tout pouvoir: le rex sacrorum, les flamines, le col-

    lge des Saliens, le princeps senatus et l'interrex1.

    Nous franchissons ainsi une tape-cl dans l'volution de l'intelligence humaine.

    Nous passons de la rflexion mtaphysique la rflexion rationaliste. Les philo-

    sophes de l'antiquit y ont contribu.

    La loi divine est qualifie de "reflet de l'arbitraire et du caprice des Dieux2. Elle

    prend l'allure d'une ncessit brutale et mchante, impose aux hommes par les

    Dieux'. On s'est attaqu tant au cloisonnement religieux qu'au cloisonnement de

    sang.

    Ces libres penseurs de l'antiquit ont fait sauter le principe du Dieu domestique ne

    veillant que sur la cit. Les Dieux appartiennent au genre humain et protgent

    l'univers. Pythagore ddaigna les cultes locaux. Anaxagore trouva le Dieu-

    Intelligence. Les sophistes engagrent une lutte contre tout ce qui tenait au pass.

    On les accusa de n'avoir ni religion, ni morale, ni patriotisme. Mais en ralit ils

    n'avaient pas une doctrine bien arrte sur toutes ces choses. Ils "croyaient avoir

    assez fait quand ils avaient combattu les prjugs". "Ils enseignaient aux Grecs que

    pour gouverner un tat, il ne suffit pas d'invoquer les vieux usages et les lois sa-

    cres, mais qu'il fallait persuader les hommes et agir sur des volonts libres"3.

    Le cloisonnement de sang saute aussi. Platon met dans la bouche d'un sophiste ces

    propos: "Vous tous qui tes ici, je vous regarde comme parents entre vous. La na-

    ture, dfaut de la loi, nous a fait concitoyens. Mais la loi, ce tyran de l'homme,

    fait violence la nature en bien des occasions"4. Les stociens ont opt pour le

    rationalisme et l'universalisme. Ils voyaient dans tous les hommes des conci-

    toyens5.

    On comprend alors l'aventure de St. Paul avec les Corinthiens imbibs du dsir de

    rationalit, ce qui n'tait pas le propre des paroles de St. Paul qui "n'avaient rien

    des discours persuasifs de la sagesse''6. Il eut la mme msaventure avec les philo-

    sophes picuriens et stociens Athnes qui refusrent de lui prter oreille. "Les

    uns se mirent ricaner, les autres lui dirent: nous t'entendrons une autre fois l-

    dessus"7. C'est le reflet de la lutte acharne entre la philosophie et la religion

    8.

    La philosophie stocienne devint la philosophie officielle de l'empire romain, sur-

    tout sous Marc-Aurle. Elle fournit la motivation une loi universaliste base sur

    1 Ibid., p. 262-263; Gaudemet: Institutions de l'antiquit, p. 297. 2 Parole d'Euripide, cite par Gaudemet: Institutions de l'antiquit, p. 189. 3 Fustel de Coulanges, p. 417, 419. 4 Ibid., p. 419. 5 Ibid., p. 422-423. 6 I Co 2:4. St Paul ragit devant les courants philosophiques auxquels il s'est heurt: "O sont les

    sages parmi vous? o sont les lettrs? [...] Dieu n'a-t-il pas rendu folle la sagesse du monde? [...]

    Car ce qui est folie en Dieu dpasse la sagesse des hommes" (I Co 1:20-25). Il voulait les con-

    vaincre en leur prchant "la sagesse mystrieuse de Dieu, qui tait reste cache" (I Co 2:7). 7 Ac 17:16-33. 8 Chatelet, p. 24-28.

  • 23

    la loi naturelle qui drive du principe suprme de la raison. Cette loi prit le nom de

    jus gentium, expression juridique positive des principes philosophiques stociens1.

    C'est un vritable cosmopolitisme qui se dveloppe dans les crits de Cicron, de

    Snque et de Marc-Aurle. Mais en plus de l'ouverture vers l'extrieur, nous assis-

    tons une revalorisation de la personne: deux ides qui se compltent. Cette philo-

    sophie est la base de la thorie de la personnalit qui a jou un rle dterminant

    dans la rupture de la structure de la famille et des classes2. Cette thorie tournait

    autour de l'ide que mme l'esclave pouvait se masquer pour jouer le rle d'un

    homme libre dans le thtre. Elle inculqua le principe de l'galit juridique, liant la

    qualit de personne la qualit d'individu humain, acquise ds la naissance et ne

    prenant fin qu'avec la mort. Marc-Aurle concrtisa cette ide en exigeant vers 170

    que la naissance et le dcs soient enregistrs3.

    3. La conception de la tolrance

    La tolrance religieuse a deux aspects, l'un interne et l'autre externe. L'aspect in-

    terne consiste permettre aux membres du groupe d'avoir les opinions religieuses

    et les pratiques qui en dcoulent. L'aspect externe consiste permettre aux

    membres d'un autre groupe, ou au groupe dans son ensemble, de ne pas avoir les

    mmes opinions religieuses, et les pratiques qui en dcoulent, que celles du groupe

    qui tolre.

    Toute socit primitive tait absolutiste et rejetait toute libert l'intrieur de ses

    frontires sur le plan interne. Se rebeller contre la religion signifie s'opposer aux

    lois qui proviennent de Dieu. Cela apparat comme la contestation de la lgitimit

    des lois en sapant la base de ces lois. Le cas de Socrate est loquent. Il fut accus

    de fonder une religion nouvelle et de ne pas adorer les Dieux de l'tat et, partant,

    d'attaquer les coutumes et les croyances des anctres4. L'Athnien de 18 ans jurait

    sur l'autel de respecter les cultes de ses pres et de combattre pour ses Dieux, seul

    ou avec d'autres5.

    Quant l'aspect extrieur de la tolrance, la socit primitive, avons-nous dit, tait

    ennemie de tout ce qui tait tranger. Il n'y avait donc aucune possibilit de tolrer

    les autres. Cela ne se posait pas.

    Cette situation cependant devint intenable. Une fois la socit largie, il tait n-

    cessaire d'admettre les Dieux des autres groupes qui font partie de la nouvelle so-

    cit. Ces Dieux se voyaient obligs de cohabiter et de s'accepter mutuellement

    puisque c'tait l'intrt de leurs groupes. Les Dieux faisaient partie intgrante de la

    cit. Athnes, au temps de St. Paul, tait "encombre d'idoles". Il trouva mme un

    1 Ellul, vol. I, p. 462-463; Russell, p. 83. Sur la confusion dans le sens du droit naturel, Guggen-

    heim, p. 6-11, ainsi que Jones, p. 98138. 2 Le stocisme ordonne l'homme de se renfermer en lui-mme, trouver en lui le devoir, la vertu, la

    rcompense. Il demande l'homme de s'occuper des affaires publiques mais sans oublier que son

    principal travail doit avoir pour objet son amlioration individuelle, et que, quel que soit le gou-

    vernement, sa conscience doit rester indpendante. Selon Znon, l'homme a une dignit, non en

    tant que citoyen, mais en tant qu'homme. (Fustel de Coulanges, p. 423). 3 Ellul, vol.. I, p. 472. 4 Fustel de Coulanges, p. 420. 5 Glotz, p. 145.

  • 24

    autel consacr au Dieu inconnu et crut que les Athniens taient "les plus religieux

    des hommes"1. Souvent un Dieu commun venait s'ajouter aux autres Dieux

    2, et trs

    tt les Grecs et les Romains comprirent que pour conqurir les peuples il faut aussi

    assujettir leurs Dieux et leur donner la citoyennet3. Une condition est impose au

    nouveau venu, qu'il "se contentt de sa part d'hommages, sans chercher dtrner

    ses voisins''4.

    Cette cohabitation des Dieux n'aurait pas t possible si chaque Dieu admis pou-

    vait s'arroger le droit d'dicter les lois ses adhrents. La socit allait dans la di-

    rection de l'assimilation des entits qui taient soumises aux mmes lois et aux

    mmes juridictions. En d'autres termes, les Dieux admis taient sans importance et

    sans impact sur les normes qui rgissaient la socit.

    Cette ouverture de la socit vers les Dieux des autres tait en interaction avec la

    situation interne des groupes. Les Dieux perdaient en fait la valeur qu'ils avaient.

    Cicron douta de tout, Lucrce nia tout; et on ne leur en fit pas le plus lger re-

    proche. On chantait sur le thtre de Rome: Post mortem nihil est, ipsaque mors

    nihil. Le grand principe du Snat et du peuple romain tait: Deorum offensae diis

    curae5.

    Deux restrictions sont mentionner ici. Pour adorer un Dieu en public il fallait

    l'autorisation du Snat, selon les XII tables6. La deuxime restriction concerne le

    culte officiel et l'honneur l'gard des empereurs diviniss que chacun devait res-

    pecter. Mais de telles pratiques, faut-il le signaler, ne furent tablies que dans des

    situations qui taient trs dures pour l'empire. Elles visaient subvenir au dsarroi

    des esprits livrs au hasard des luttes civiles. Elles avaient aussi un caractre natio-

    naliste7. C'est surtout sous

    Auguste que ces pratiques furent raffermies. On constate cette poque une recru-

    descence de l'irrationalisme8.

    4. La socit grco-romaine face aux deux religions monothistes

    1. Statut juridique des juifs

    Parmi tous les Dieux de la socit grco-romaine, le seul qui ait refus de cohabiter

    avec les autres est le Dieu des juifs. Ce Dieu ne cesse, tout au long de la Bible, de

    mettre en garde contre les autres Dieux. Il est le Dieu, et le seul; il se nomme le

    Dieu jaloux9, le Dieu des Dieux

    10. Il est interdit de prononcer le nom des autres

    1 Ac 17:16, 22-23. 2 Fustel de Coulanges, p. 148. 3 Ibid., p. 431. 4 Petre, p. 7. 5 Voltaire, p. 117. 6 Bentwich, p. 49. 7 Bayet, p. 174-175. 8 Ibid., p. 174. 9 Dt 4:39; 5:7; 6:4; 7:9; Ex 20:2. 10 Dt 10:17.

  • 25

    Dieux1. Il ordonne de purifier toute terre conquise de tous les monuments religieux

    des autres nations qui s'y trouveraient et de casser leurs Dieux2.

    Ce Dieu a commenc par tre domestique, comme les Dieux des autres socits

    primitives. On peut le constater dans les cinq livres de la Torah ainsi que dans les

    livres historiques. C'est un Dieu tribal ou national, propre un peuple et attach

    un territoire3.

    Au dbut, la religion des juifs n'tait pas monothiste. Ils ne niaient pas l'existence

    d'autres Dieux, mais ils leur sont indiffrents. Leur pense tait hnothiste ou

    monoltre. Ce n'est qu'aprs la cration d'un tat juif, aux environs de l'an 1000

    avant J.-C., que le Dieu des juifs devint exclusiviste et universaliste4. La religion

    juive s'est dresse en religion monothiste et universelle: tout le monde doit adorer

    le Dieu juif et adopter ses concepts5.

    Un programme semblable aurait ncessit une force incomparable. Or, leur petit

    nombre ne permettait pas la ralisation de ce programme ambitieux. Mme les

    nations qui les dominaient ne voyaient pas d'inconvnients leur accorder la tol-

    rance. Isae loue le grand Cyrus pour avoir respect les juifs jusqu' promettre la

    construction de la ville de Jrusalem et de son temple6. C'est Babylone que le

    Pentateuque fut rdig. Ils y vivaient selon leurs lois. Certains mme tiraient vanit

    de l'exil prfrant Babylone la Palestine7.

    Dans l'poque hellnistique, nous rencontrons une communaut juive Alexandrie.

    L aussi, nous nous trouvons en face des caractristiques de la socit antique: "Il

    ne s'agit nullement d'une sorte de ghetto''8.

    Josphe nous rserve un texte de Strabon o il est dit des juifs d'Alexandrie: "Ils

    ont un ethnarque qui administre leur peuple, qui rend la justice, qui s'occupe des

    contrats et des ordonnances comme le ferait le magistrat d'une cit autonome9. Les

    juifs y avaient une assemble qui s'occupait des affaires juives et disposaient d'un

    bureau spcial pour la rdaction et la conservation des contrats10

    . Ils avaient leur

    propre juridiction qui s'exerait l o la loi mosaque diffre du droit grec11

    . Le

    grand Sanhdrin de Jrusalem constituait pour eux une cour suprme pour cer-

    taines matires12

    . Mais leur juridiction n'est pas obligatoire et on ne peut y recourir

    que si les deux parties sont juives et en matires ayant des liens avec le culte et les

    1 Ex 23:13. 2 Dt 12:1-3. 3 Bentwich, p. 59-62. 4 Bultmann, p. 15-16. 5 Bentwich, p. 62-65. Sur la controverse du caractre particulariste ou universaliste du judasme v.

    Simon et Benoit, p. 76, 207-209. 6 Is 44:28. 7 Poliakov, vol. I, p. 4-9. 8 Gaudemet: Institutions de l'antiquit, p. 247. Pour une bibliographie v. Praux, p. 158 note 1. 9 Praux, p. 160. 10 Ibid., p. 161. 11 Ibid., p. 168. 12 Loc. cit.

  • 26

    coutumes ancestrales1. Leur ethnarque a, en plus, une autorit lgislative: faire des

    rescrits interprtatifs et des dcisions de police intrieure2.

    Rome n'tait pas moins tolrante leur gard3. La Jude garda son gouvernement

    et ses juridictions nationales connaissant de tout litige, relatif ou non la religion,

    avec, pour conseil suprme, le grand Sanhdrin4. Csar va mme jusqu' les

    exempter du service militaire, soit en raison de l'incompatibilit de l'observation du

    sabbat avec les exigences de l'tat de soldat, soit par volont de mnager leurs sen-

    timents monothistes en leur pargnant le serment des lgionnaires et la vue des

    enseignes auxquelles s'attachait un caractre religieux5.

    Dans les alliances judo-romaines une clause garantissait aux juifs la libert de leur

    culte dans tout l'empire6. Tant les juifs prgrins que les juifs citoyens romains ont

    pu bnficier des mmes privilges de ne pas adorer les Dieux romains7. Mme le

    proslytisme juif n'tait pas puni bien que la conversion au judasme posait des

    srieux problmes en raison de la circoncision qui tait interdite dans la loi ro-

    maine, et l'adoration des Dieux romains dont ne pouvait tre dispens que celui qui

    bnficie de privilges8. Bref, on traita les juifs comme tous les autres groupes

    ethnico-religieux en leur permettant de vivre selon leur loi9.

    Mais les juifs n'ont pas chapp au processus d'assimilation juridico-politique qu'a

    connu la socit romaine. Aprs la lex antonina de civitate, les distinctions entre

    juifs citoyens et juifs non-citoyens ont disparu, tous sont considrs cives10

    .

    2. Statut juridique des chrtiens

    Les vangiles ne nous renseignent pas clairement sur la personnalit et les inten-

    tions du fondateur du christianisme. Des contradictions flagrantes frappent les

    chercheurs quand ils dsirent "atteindre par del le Christ de la foi le Jsus de l'his-

    toire".Bultmann crit qu'il n'y a pas une seule de ses paroles dont on puisse dmon-

    trer l'authenticit11

    .

    Certains textes vanglistes montrent un Jsus rformateur de la tradition juive. Sa

    rforme est d'tendue ethnique se limitant au judasme et son but est de prparer

    les juifs la Parousie12

    . D'autres textes nous prsentent Jsus prchant une morale

    1 Ibid., p. 170. 2 Ibid., p. 171. 3 Ce sont eux qui sont partis demander l'appui de Rome face au Roi de Syrie, vers l'anne 160 ou

    161 av. J.-C. Ils furent annexs par Pompe en 64 av. J.-C. la suite des querelles religieuses et

    politiques (Petre, p. 8). 4 Ibid., p. 10. 5 Ibid., p. 11. 6 Juster: Les juifs de l'Empire romain, vol. I, p. 215. 7 Ibid., vol. I, p. 245. 8 Ibid., vol. I, p. 255-258. 9 Ibid., vol. I, p. 221. 10 Ibid., vol. II, p. 23-24. 11 Cit par Simon et Benoit, p. 232. Sur le problme de la personnalit de Jsus, v. surtout p. 227-

    233. 12 "Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi et les prophtes; je ne suis pas venu abolir, mais

    accomplir" (Mt 5:17). Dans ses consignes aux aptres il dit: "N'allez pas vers les paens et n'en-

    trez pas dans les villes des Samaritains. Allez plutt vers les brebis perdues de la maison d'Isral

  • 27

    strictement personnelle. L'enseignement de Jsus se limiterait cette phrase de St.

    Paul: "Aime ton prochain comme toi-mme1, l'exclusion de toute institution

    coercitive qui exercerait un pouvoir de jugement sur les autres. St. Paul crit:

    "Chacun de nous aura ses propres comptes rendre Dieu"2; personne n'est ca-

    pable de juger le serviteur de Dieu: "Qu'il reste debout ou qu'il tombe, c'est l'affaire

    de son matre3. Mais, selon certains, ce christianisme idal n'aurait vcu que dans

    fa pense du Matre"4.

    Au dbut, les chrtiens se confondaient avec les juifs et ne prchaient qu' eux. Ce

    n'est qu' Antioche, aprs avoir admis les gentils, qu'ils ont pris le nom chrtiens

    pour se distinguer des juifs5. Ils continuaient cependant observer les lois de

    Mose qu'ils imposaient aux non-juifs, sauf la circoncision6.

    Ce groupe commena par s'isoler formant une unit hirarchise dirige par les

    aptres. On assiste une subdivision des activits de gestion et on distingue les

    clercs et les lacs7. L'vque devient dominant; on parle d'une monarchie pisco-

    pale8. St. Cyprien de Carthage dira: "L'vque est l'glise"

    9.

    Dans les Actes des Aptres, les clercs exercent une autorit disciplinaire10

    . Ils es-

    sayent d'obtenir le pouvoir judiciaire sur leurs fidles. St. Paul demande de ne pas

    s'adresser aux tribunaux paens11

    .

    peine forms, les chrtiens commencent pratiquer l'intolrance l'encontre des

    juifs, des paens et galement l'intrieur du groupe. Ils croient possder l'unique

    vrit; ils rejettent la violence et la guerre et refusent le culte de l'empereur. Rome

    voit en cela une opposition politique12

    . De plus, leurs discussions et leurs contesta-

    tions dgnraient maintes fois en rixes13

    . Claude, qui les confond avec les juifs,

    les menace de graves chtiments s'ils ne cessent pas leurs menes subversives14

    . Il

    les chasse de Rome en 49 en raison des troubles continuels soulevs l'instigation

    de Chrestos15

    .

    (Mt 10:6). Il rpondit la Cananenne: "Je ne suis envoy qu'aux brebis perdues de la maison

    d'Isral" (Mt 15:24). Quant aux versets messianiques, leur authenticit est discute par les ex-

    gtes. Il s'agit des versets Mt 28:19-20 et Mc 16:15-16. (v. ce sujet Simon et Benoit, p. 88-90).

    Marc nous dcrit la prdication de Jsus en ces mots: "Aprs que Jean eut t jet en prison, Jsus

    se 'rendit en Galile, prchant l'vangile de Dieu et disant: Les temps sont rvolus, le royaume de

    Dieu est proche; convertissez-vous et croyez l'vangile" (Mc 1:14-15). 1 Rm 13:9. 2 Rm 14:12. 3 Rm 14:4. 4 Marillier, cit par Matagrin, p. 46. 5 Ac 11:19, 26. 6 Ac 15:1, 19-20. 7 Lebreton et Zeiller, vol. I, p. 375-380. 8 Simon et Benoit, p. 176. 9 Lebreton et Zeiller, vol. II, p. 390-391. 10 Ac chap. 5. 11 I Co 6:1-7. 12 Russell, p. 86-87 13 Matagrin, p. 53. 14 Simon et Benoit, p. 126. 15 Matagrin, p. 50.

  • 28

    Les chrtiens furent perscuts sous l'empire romain. Mais on s'accorde aujour-

    d'hui dire que ces perscutions n'taient pas aussi dures que les dcrivent les apo-

    logistes1. Origne en 248 dit qu'on pourrait aisment compter les tmoins de la foi

    qui ont donn leur foi pour elle2. Ces perscutions taient parfois recherches. Le

    proconsul d'Asie Arrius Antonius renvoya un jour les chrtiens qui s'taient d-

    noncs lui en trop grande foule en leur disant: "Malheureux, si vous voulez mou-

    rir, n'avez-vous pas assez de cordes et prcipices?"3. Dans d'autres cas, la perscu-

    tion tait le rsultat de lutte entre fractions4. Les perscutions subies sous Nron,

    la suite de l'incendie de Rome dont ils furent accuss, ont t provoques ou tout

    au moins alimentes par les juifs jaloux des chrtiens5. Dans ce cas comme dans

    plusieurs autres, la perscution tait prcde de calamits et de difficults de tout

    genre6.

    Cette politique gnralement tolrante de l'empire d'avant Constantin est d'autant

    plus digne d'loge lorsqu'on sait que les chrtiens posaient un problme nouveau:

    ils n'avaient pas de caractre national. On leur reprochait de ne former ni une na-

    tion, ni une race, et d'avoir dlaiss et trahi les traditions religieuses de leurs pres7.

    De plus, certains parmi eux rejetaient tout compromis avec l'tat, et refusaient de

    servir dans l'arme8.

    Les chrtiens, malgr tout, taient admis, sinon lgalement, du moins implicite-

    ment. Le premier texte de tolrance qui nous soit parvenu date de 260. Il est adres-

    s par Gallien des vques gyptiens9. Au dbut du IVe s. se situent les plus im-

    portants dits de tolrance: dit de Maxence en 306, dit de Galre en 311, dit de

    Licinius en 313.

    Chapitre II.

    De l'tat-religion aprs Constantin l'tat-nation laque

    Section I.

    Impact de la religion dans l'empire aprs Constantin

    1. La religion, nouvelle summa divisio personarum

    1. Le revirement

    Gaudemet crit: "On ne peut mconnatre que le Bas-Empire ait introduit une no-

    tion, ignore sous cette forme du monde antique et que depuis 16 sicles tient une

    1 Grgoire, p. 13. 2 Ibid., p. 165. 3 Ibid., p. 29; sur cette question v. Moreau, p. 6. 4 Moreau, p. 45. 5 Ibid., p. 35. 6 Ibid., p. 55. 7 Grgoire, p. 24. 8 Moreau, p. 53-54, 77-79. 9 V. texte in Grgoire, p. 138 note 52.

  • 29

    place importante dans la vie des peuples: la diffrence de croyance, source de dif-

    frenciation juridique, le conflit entre communaut civique, tatique, nationale et

    communaut religieuse, allant parfois jusqu' faire de celui qui ne partage pas la

    mme foi, non seulement un tranger, mais un ennemi''1.

    Dsormais l'empire prend fait et cause pour le christianisme au lieu de demeurer le

    mdiateur entre les adeptes des diffrentes religions et le gardien de l'ordre public.

    "Hi hommes conturbant civitatem nostram", tel tait le chef d'accusation contre

    Paul et Silas2. Diocltien punit les manichens parce qu'ils tentent "populos quietos

    perturbare nec non et civitatibus maxima detrimenta inserere"3. Mais aprs l'entre

    du christianisme sur la scne politique, le seul fait de ne pas tre catholique plaait

    la personne dans une position dfavorise. En fait, la religion chrtienne diffre

    radicalement des religions de la cit antique qui, elles, pouvaient coexister, si l'on

    fait exception de la religion juive. Le christianisme se veut l'unique religion, la

    vraie religion; toute autre n'est pas simplement insanit et erreur, mais reprsente

    un pril social. L'infidle peut attirer la colre de Dieu. Pour ce fait, l'tat soutient

    l'action de l'glise pour extirper toute hrsie.

    On constate alors un revirement important au niveau de la norme fondamentale en

    tant que base de l'ordre juridique. Nous avons vu le rle jou par le concept laque

    intrt public dans la transformation de la socit grco-romaine, concept qui a

    remplac la religion en tant que norme fondamentale. Aprs Constantin, la religion

    est rintgre et mme renforce. L'individu perd devant le croyant, seul citoyen

    part entires4. Les lois, aprs Constantin, se rfrent aux Saintes critures ou la

    patristique dans le but de donner plus de solennit l'acte lgislatif et mme en tant

    que prcdents et inspiration5.

    Ces lois, progressivement, s'attaquent aux fondements du paganisme, imposent le

    catholicisme, extirpent les hrsies et enlvent aux juifs leurs privilges. Il faut

    cependant signaler une exception. Julien l'Apostat a pratiqu une grande tolrance.

    Cet empereur cherchait rtablir la romanit paenne modele sur le stocisme. Il a

    rintgr les prtres paens dans leurs privilges; il a appel aussi les vques exi-

    ls par Constance pour raison de foi. Il observait ironiquement qu'il manifestait

    plus d'gard envers les vques galilens que n'en avaient ses prdcesseurs6.

    2. Statut juridique des juifs

    Aprs Constantin, les coutumes nationales des peuples de l'empire ne sont plus

    respectes quand elles sont coutumes religieuses. Mais on fit une exception en

    faveur des juifs. "Ce que le nouveau principe du droit public leur enleva, la tholo-

    gie chrtienne le leur rendit par ailleurs. Car en dehors du christianisme elle ne

    reconnaissait le droit l'existence qu' un seul culte, au culte juif7.

    1 Gaudemet: L'tranger au Bas-Empire, p. 217. 2 Ac 16:20. 3 Cit par Biondi, vol I, p. 253. 4 Biondi, vol. I, p. 254. 5 Ibid., vol. I, p. 232. 6 Ibid., vol. I, p. 282-289. 7 Juster: Les juifs de l'Empire romain, vol. I, p. 249.

  • 30

    La thologie veut l'existence des juifs pour dmontrer la vracit des prdications

    vangliques, la ralisation de la misre et de la dchance des juifs. On ne leur

    laissera que le minimum strictement ncessaire l'existence de leur religion et on

    apportera des entraves cette existence, on la rabaissera et on l'avilira1.

    Cette conception se reflte dans la faon de dsigner les juifs. Les lois parlent de

    triste et abominable secte, de superstition, de perversit, dont les runions sont

    sacrilges, dont le contact pollue2.

    La tolrance du culte juif et la perscution des juifs deviennent presque un dogme

    pour l'glise. Les lois anti-juives sont une fabrication des docteurs et du clerg

    chrtiens3.

    Les juifs furent frapps sous les empereurs chrtiens de toute sorte de dchances.

    On s'attaque leurs lieux de culte, les synagogues. Il est vrai que les empereurs

    restaient opposs de telle pratique, mais l'glise tait plus forte que les lois de

    l'empire. Les empereurs condamnaient les coupables reconstruire la synagogue

    dtruite, en plus des peines corporelles pour ceux qui participaient ces actes.

    Mais les vques intervenaient auprs de l'empereur en faveur des coupables4.

    Des lois entravaient la construction et la rparation des synagogues. Une loi de 415

    dit que la synagogue construite sans autorisation doit tre dtruite5.

    Le chrtien qui se convertit au judasme subit une peine arbitraire qui entrane la

    confiscation et l'intestabilit. Celui qui le convertit subit une peine plus grave qui

    est passe progressivement d'une peine semblable celle du converti, la peine

    capitale6. Le mariage des chrtiens avec les juifs tait pnalis. Constance, en 339,

    dclara le mariage d'un juif avec une chrtienne turpis consortium, entranant la

    peine capitale pour les deux poux; mais la loi n'interdit pas le mariage d'une juive

    avec un chrtien. C'est Thodose qui a tendu l'interdiction aux deux cas, assimi-

    lant ce mariage l'adultre et le dclarant passible de la mme peine, c.--d. la

    peine capitale, avec libert pour tout le monde d'accuser. Le mariage est de mme

    interdit entre juifs et hrtiques, ceux-ci tant englobs parmi les chrtiens7.

    En matire de succession, l'omission du descendant juif pass au christianisme

    dans le testament, entrane la nullit de ce testament pour le tout. Son exhrdation

    est impossible mme s'il a commis un crime de droit commun contre le testateur8.

    En matire de tmoignage, le juif ne peut tmoigner contre un chrtien orthodoxe,

    mais il

    peut tmoigner pour lui. Par consquent, le tmoignage juif est exclu quand les

    deux parties sont chrtiennes, car tmoigner pour une partie c'est tmoigner contre

    1 Ibid., vol. I, p. 250. 2 Pour les rfrences v. Ibid., vol. I, p. 252-253. 3 Ibid., vol. I, p. 231. 4 Ibid., vol. I, p. 462 (texte et notes 2 et 3). 5 Ibid., vol. I, p. 469-472. 6 Ibid., vol. I, p. 261-262. 7 Ibid., vol. II, p. 46-49. 8 Ibid., vol. II, p. 90-91.

  • 31

    l'autre. Une seule exception: le juif peut tmoigner contre un chrtien qui essaie de

    se soustraire aux charges de la curie, car il s'agit de tmoigner en faveur de l'tat1.

    Les juifs ont subi aussi des restrictions dans l'exercice des fonctions publiques. Ils

    furent privs de l'accs de l'arme et des fonctions la cour impriale. Puis on les

    exclut des fonctions subalternes. partir de 438, ils sont incapables d'occuper

    toute fonction publique sauf exception expresse, d'ailleurs faite leur dtriment.

    Ainsi on leur impose les charges onreuses de dcurions, de cohortalini, etc., que

    tout le monde fuit2.

    Nous ne pouvons remonter dans l'histoire pour voir le sort rserv aux juifs. Mais

    les bases de leur statut juridique sont jetes dans les deux premiers sicles de l'em-

    pire chrtien. Ce sort ne sera modifi qu'aprs le rejet de l'appartenance religieuse

    en tant que critre de distinction. C'est ce que nous verrons dans la section II de ce

    chapitre surtout en ce qui concerne les juifs franais3.

    3. Statut des chrtiens, des hrtiques et des apostats

    partir de Constantin, l'empire passe de la libert religieuse paenne l'apostolat,

    et de l'apostolat l'intolrance et la perscution. L'empire a dsormais le christia-

    nisme comme religion officielle.

    C'est l'glise qui est la base de la nouvelle politique de l'empire. Ainsi Arcadius

    et Honorius affirment le principe quotiens de religione agitur, episcopos convenit

    agitare. C'est le sens de la phrase secundum canones qu'on rencontre dans plu-

    sieurs dizaines de lois4.

    Cette situation est renforce particulirement partir de 380. Les empereurs tom-

    bent sous l'influence d'Ambroise, vque de Milan. Il crit cinq livres, De fide,

    l'intention de l'empereur Gratien dont il devient le conseiller intime5. Et c'est sous

    cet empereur que fut promulgue le 27 fvrier 380 la loi cunctos populos qui, mal-

    gr l'inscription qu'elle porte, semble avoir pour auteur ce mme empereur6.

    Cette loi est reproduite dans le code de Thodose II sous la rubrique De fide catho-

    lica (CT 16.1.2) et dans le code de Justinien sous la rubrique De summa trinitate,

    et fide catholica, et ut nemo de ea publice contendere audeat (CI 1.1.1), rubrique

    par laquelle commence justement le code de Justinien. Elle comporte deux l-

    ments: l'obligation d'embrasser la religion chrtienne sous une forme particulire,

    et la condamnation de ceux qui s'cartent de cette forme. Elle distingue entre les

    chrtiens catholiques et les hrtiques.

    En ralit, cette loi n'est que l'aboutissement, sinon la formulation en norme gn-

    rale, d'une srie de lois protgeant la foi catholique contre les hrsies. La doctrine

    religieuse qu'elle impose est parfaitement conforme aux dcisions du Concile de

    1 Ibid., vol. II, p. 123-124. 2 Ibid., vol. II, chap. XXI (p. 243-290). 3 Nous renvoyons au livre de Blumenkranz. 4 Biondi, vol. I, p. 225-226. 5 Ibid., vol. I, p. 295-296. 6 Ibid., vol. I, p. 304-305. Accurse s'est servi de ce texte pour rsoudre le problme du champ d'ap-

    plication des lois dans l'espace.

  • 32

    Nice runi par Constantin aprs la controverse arienne et qui finit par la condam-

    nation d'Arius.

    Une anne avant la promulgation de la loi cunctos populos, une autre loi tait pro-

    mulgue interdisant la runion aux hrtiques (CT 16.5.5). Cette loi date du

    20.8.379. Mais dj le 1er septembre 326, une loi dclarait que seuls les catho-

    liques feront l'objet de privilges. Les hrtiques et les schismatiques, par contre,

    ne seront pas seulement privs de ces privilges, mais aussi seront soumis diff-

    rentes charges publiques (CT 16.5.1).

    Une loi du 2 mars 372 prvoit une peine dure contre les prdicateurs manichens

    ou les gens semblables si on les repre dans une assemble. Les locaux o telle

    doctrine profane est enseigne doivent tre confisqus (CT 16.5.3). Une autre du

    10 mars 388 dit qu'il faut chasser les hrtiques des villes (CT 16.5.14). Une autre

    du 17 juin 389 demande de les chasser ex quidem orbe terrarum (CT 16.5.18). Une

    autre du 4 mars 398 somme les clercs eunomiens et montanistes de quitter les

    villes sous peine d'tre dports (CT 16.5.34).

    Plusieurs lois interdisent aux hrtiques de disposer par testament ou d'en rece-

    voir1. Les hrtiques se voient aussi interdire l'accs des fonctions publiques. Mais

    cette interdiction est formule tardivement par le lgislateur et il semble qu'il

    s'agisse de renforcer la lutte contre les hrsies. Il se peut aussi que de telles sanc-

    tions fussent comprises dans d'autres, de faon implicite. La premire loi qui a

    rgl cette question date du 13 mars 395 (CT 16.5.25). D'autres lois l'ont suivie2.

    Une loi du 21 fvrier 410 prcise que les hrtiques seront exclus des fonctions

    publiques l'exception de celles qui ont un caractre contraignant (CT 16.5.48).

    Une loi du 4 mars 398 stipule que les livres des hrtiques soient brls et que

    toute personne qui cache de tels livres subisse la peine capitale, capite esse plec-

    tendum (CT 16.5.34).

    Nous ne pouvons pas inventorier toutes les lois promulgues contre les hrtiques.

    Le seul code de Thodose II runit 66 lois sous le titre De haereticis autres que

    onze lois parpilles dans diffrentes rubriques. Il serait intressant que nous men-

    tionnons ici le fondement de la perscution contre les hrtiques selon l'glise,

    inspiratrice de cette perscution.

    Les Pres de l'glise ont invoqu certaines paroles de Jsus pour justifier la pers-

    cution des hrtiques. Citons quelques-unes de ces paroles. "Tout arbre qui ne

    produit pas de bons fruits, on le coupe et on le met au feu" (Mt 7:19); "N'allez pas

    croire que je suis venu apporter la paix sur terre. Je ne suis pas venu apporter la

    paix, mais le glaive" (Mt 10:34); "Ramassez d'abord l'ivraie, liez-la en paquets

    pour la brler" (Mt 13:30); "Celui qui ne croira pas sera condamn" (Mc 16:16);

    "Quant mes ennemis qui ne voulaient pas de moi pour roi, amenez-les et gor-

    gez-les en ma prsence" (Lc 19:27), etc. On invoque aussi des paroles des aptres

    (Ga 5:9; Rm 1:32; Rm 2:8)3.

    1 CT 16.5.17; 16.5.20; 16.5.25; 16.5.39. 2 CT 16.5.29; 16.5.42. 3 Biondi, vol. I, p. 258.

  • 33

    L'empire a rgl, dans ses lois, le sort des apostats, c.--d. les personnes qui quit-

    tent la religion chrtienne pour retourner leur religion d'origine ou pour adopter

    une autre religion. Le code de Thodose traite cette question sous la rubrique De

    apostates. La premire loi en date rapporte par ce code est du 2 mai 381. Elle

    stipule: "His, qui ex christianis pagani facti sunt, eripiatur facultas ius que testandi

    et omne defuncti, si quod est, testamentum submota conditione rescindatur" (CT

    16.7.1). Une loi du 21 mai 391 dit que l'apostat doit tre coup du reste du monde;

    il ne peut ni disposer par testament ni en recevoir; il ne peut hriter de personne et

    personne ne peut hriter de lui (CT 16.7.4). Une autre loi de la mme date exclut l'apostat des fonctions publiques (CT 16.7.5). Une exception est faite en faveur du

    juif devenu chrtien et qui revient par la suite au judasme. C'est une loi du 24 sep-

    tembre 416 qui tablit cette exception reprise, affirme-t-elle, d'autres lois prc-

    dentes (CT 16.8.23). Juster explique cette exception par le fait que les juifs taient

    encourags au baptme1. Ajoutons ici que CT 16.7.4 susmentionn exclut la possi-

    bilit de repentir pour l'apostat.

    La perscution contre les apostats dcoule des prceptes apostoliques, notamment

    de l'ptre de St. Paul aux Hbreux (6:4-8) et de la deuxime ptre de St. Pierre

    (2:21- 22)2.

    Relevons cependant ici que les lois de l'empire romain chrtien furent moins dures

    que les prceptes apostoliques en matire d'apostasie. Cette remarque vaut aussi

    pour la perscution contre les hrtiques. Cela dcoule srement des vestiges de la

    tolrance traditionnelle de l'empire paen. Nous ne trouvons aucune loi prvoyant

    la peine de mort dans ce domaine, jusqu' Justinien, bien que cette peine soit lar-

    gement prvue pour d'autres faits3.

    4. La lutte contre le paganisme

    La religion chrtienne a remplac la religion paenne de l'empire. Toutes les reli-

    gions sous n'importe quelle forme sont exclues, l'exception de la religion juive.

    Mais cela ne s'est pas pass d'un jour l'autre. Aussi Constantin, une anne aprs

    le Concile de Nice qu'il a convoqu lui-mme, transfre-t-il tous les privilges en

    matire religieuse la religion catholique (CT 16.5.1), mais ne porte pas moins le

    titre de Pontifex maximus, et conformment la tradition ancienne divinis, inter

    divos referri.

    La religion paenne est trait de superstitio, de error, ou mme de crimen et sa-

    crilegium. On essaie de supprimer tous ses vestiges. On s'attaque aux lieux de

    cultes et on interdit les sacrifices. Une loi de 341 stipule: "Cesset superstitio, sacri-

    ficiorum aboleatur insania. Nam quicumque contra legem divi principis parentis

    nostri et hanc nostrae mansuetudinis iussionem ausus fuerit sacrificia celebrare,

    competens in eum vindicta et praesens sententia exeratur" (CT 16.10.2).

    Une autre loi du 1er nov. 346 interdit les sacrifices mais protge les temples des

    attaques pour qu'ils servent aux jeux ou aux spectacles de cirque (CT 16.10.3). Une

    autre du 8 nov. 392 interdit aussi le culte domestique (CT 16.10.12). 1 Juster: Les juifs de l'Empire romain, vol. I, p. 273-274. 2 Biondi, vol. I, p. 336. 3 Ibid., vol. I, p. 259.

  • 34

    Trois mesures importantes furent prises par Gratien: abandon du titre de Pontifex

    maximus, cartement de l'autel de la Desse de la Victoire de la salle du Snat

    Rome, et suppression des subventions du culte paen et de l'immunit des prtres

    paens dont les biens furent confisqus1. Une loi du 5 mai 425 abolit le culte imp-

    rial. Cette loi s'achve sur ces mots: "Excedens cultura hominum dignitatem super-

    no numini reservatur" (CT 15.4.1).

    part les clauses gnrales qui proscrivent le paganisme, le code de Thodose

    reproduit une loi tardive du 7 dc. 416 qui interdit aux paens l'accs aux fonctions

    publiques (CT 16.10.21).

    L'glise n'est pas trangre ces perscutions contre les paens. Lorsque le paga-

    nisme a repris vigueur aprs la mort de Gratien, Ambroise, l'vque de Milan, est

    intervenu nergiquement auprs de l'empereur2.

    2. Rapport de l'glise avec le pouvoir temporel

    Dans l're chrtienne de l'empire romain, la religion devient critre de distinction.

    Cela entrane des conflits de pouvoir. D'un ct, on trouve les reprsentants de la

    nouvelle foi; de l'autre, les reprsentants du judasme tolr; enfin le pouvoir tem-

    porel.

    Les limites entre les comptences de ces trois systmes dpendent des rapports de

    force en prsence. Or, ces rapports de force ont t progressivement favorables

    l'glise qui essaya de dominer le pouvoir temporel.

    Le Bras crit: "Par une pente insensible, le surnaturel glisse au temporel; par un

    lan aussi spontan, le temporel va dvelopper son propre volume et son autono-

    mie. La terre produit des fruits qui, capitaliss, trouveront leur emploi en une autre

    terre; l'autorit sacerdotale appelle la puissance mondaine et l'vque devient faci-

    lement seigneur; le prestige sacr s'panouit en majest profane''3. L'lment ri-

    chesse matrielle a jou un rle important. De Lagarde crit: "Cet accroissement de

    fortune, en consolidant en apparence la position de l'glise, avait prpar, plus

    srement que toutes les usurpations de l'tat, une confusion des domaines''4.

    La non-immixtion du pouvoir temporel dans les affaires de l'glise et de la reli-

    gion, doctrine prne par les Pres de l'glise au IVe sicle, est devenue, un sicle

    plus tard, une troite collaboration entre l'glise et l'tat5. L'empereur cependant

    reste soumis l'glise, comme toute personne, ratio peccati. Cette porte permet

    l'glise d'intervenir en toute chose en invoquant son droit d'assurer le salut des

    mes, y compris de celle de l'empereur. Et pour citer de nouveau Le Bras: "Sa

    comptence s'tendait toutes affaires spirituelles et comme il n'est gure d'acte

    humain qui n'expose au pch, toute affaire a comme une vocation spirituelle"6.

    Apparat alors une curieuse dformation de l'esprit juridique. On croit trouver le

    principe d'une ralit dans l'analyse des images ncessairement trompeuses qui 1 Ibid., vol. I, p. 329-331. 2 Ibid., vol. I, p. 332-334. 3 Le Bras: Prolgomnes, p. 39. 4 De Lagarde, vol. I, p. 19. 5 Sur ces deux notions, v. Gaudemet: L'glise dans l'empire romain, p. 498-505. 6 Le Bras: Prolgomnes, p. 77.

  • 35

    cherchent la rendre. On compare l'glise au soleil et l'tat la lune pour tirer les

    conclusions auxquelles on s'attend1. L'tat est alors considr comme un organe

    quasi ecclsiastique2. St. Ambroise considre l'empereur intra ecclesiam non supra

    ecclesiam3. "Le pouvoir royal ne t'a pas t confi pour le seul gouvernement du

    monde, mais pour que tu protges l'glise", crit St. Lon l'empereur4. Sous Gr-

    goire le Grand, l'glise crera un mlange complet entre le temporel et le spirituel,

    l'tat et l'glise5.

    Depuis Grgoire VII jusqu' Boniface VIII l'glise dveloppera la thorie du pou-

    voir direct de l'glise sur l'tat. Les papes se disent en possession de deux glaives,

    l'un spirituel, l'autre temporel, tous deux au service de l'glise. Celle-ci tient l'un

    de ces glaives, l'autre est tenu par les rois aussi longtemps que le pape le com-

    mande ou le tolre, et les rois doivent le tirer sur un signe du pape6. Boniface VIII

    dit: "Constituit enim nos Deo super reges et regna"; "Summus pontifex judex est

    omnium, tam in spiritualibus quam in temporalibus"7.

    Les papes et les chefs de l'glise se servent de leurs moyens spirituels pour faire

    plier la volont des chefs temporels. Quand la mesure de l'excommunication ne

    suffit pas, ils jettent l'interdit sur le royaume de l'excommuni. Les crmonies du

    culte taient alors suspendues; les portes des glises ne s'ouvraient plus; les cloches

    restaient muettes; les populations exaspres foraient alors les princes de se faire

    absoudre. Le pape pouvait aussi dlier les sujets d'un souverain du serment de fid-

    lit. Il pouvait mme aller jusqu' prononcer la dposition. Ici le pape dpasse son

    pouvoir ratio peccati et exerce un pouvoir de suprieur politique plutt que de chef

    religieux8. Significatif est le couronnement, par le pape, de Charlemagne en 800; il

    montre le sentiment qu'a le pape de son pouvoir.

    Mais l'tat ragit contre cette attitude envahissante de l'glise. L'empereur romain

    s'est considr comme le chef suprme tant au temporel qu'au spirituel. Constantin

    se dclare l'vque du dehors, ce qui signifie qu'il n'est pas seulement l'vque des

    paens, mais aussi des chrtiens9. Il est le 13me aptre, charg d'purer le culte

    paen de ses superstitions, et d'amener les paens au christianisme. Il exerce la

    fonction piscopale sans tre vque10

    .

    Cette conception explique les multiples interventions de l'empereur et des rois dans

    les affaires religieuses. Leur consentement est souvent ncessaire pour la nomina-

    tion des vques et mme des papes. On accorde aux ecclsiastiques des fonctions

    importantes dans l'tat11

    . L'un des missi dominici est un ecclsiastique, car l'tat a

    1 De Lagarde, p. 64-65. 2 Prlot, p. 168. 3 Gaudemet: L'glise dans l'empire romain, p. 500. 4 Ibid., p. 503. 5 Prlot, p. 167. 6 Chnon, p. 144. 7 Cit par Chnon, p. 146, 147. 8 V. les ex. in Chnon, p. 143-144. 9 Esmein: Cours lmentaire, p. 143 note 10. 10 Ellul, vol. I, p. 525. 11 Ellul, vol. II, p. 78.

  • 36

    pour but le salut des mes, et tre sujet, c'est avant tout tre chrtien1. Le roi d'ail-

    leurs ne prend d'engagement dans le serment du sacre qu'envers le peuple chr-

    tien2.

    3. La juridiction de l'glise

    Un conflit continuel a persist entre la juridiction de l'glise et de celle de l'tat,

    conflit rsolu la lumire des rapports de force.

    Parmi les lois de l'glise, il y a les lois d'application gnrale. Il s'agit de normes

    d'ordre public. Elles frappent toute personne qui ne respecte pas les principes chr-

    tiens, de restrictions la jouissance et l'exercice des droits: ce sont les normes sur

    les hrtiques, les apostats et les non-chrtiens. Ceux-ci sont punis pour le seul fait

    de la divergence de conviction religieuse.

    L'glise a eu aussi une juridiction; reconnue par l'tat, s'exerant l'encontre des

    chrtiens: donc une juridiction personnelle. La Constitution de 318 oblige le juge

    sculier de reconnatre la juridiction piscopale3. Celle de 333 prcise que l'vque

    peut tre saisi de toute affaire, mme si le procs port devant le juge sculier est

    dj sur le point de recevoir une solution. Une des deux parties peut s'adresser

    l'vque et l'adversaire doit accepter le juge qui lui est impos et respecter une

    sentence non susceptible de voie de recours4.

    Mais au IVe s. dj, cette juridiction fut limite. Le dveloppement du christia-

    nisme et l'accroissement conscutif du nombre des plaideurs chrtiens causaient un

    prjudice de plus en plus grave aux juridictions sculires. Les vques, de plus,

    furent surchargs de procs et se trouvaient dtourns de leurs fonctions pasto-

    rales5. Enfin, l'existence de juges sculiers chrtiens diminuait le risque de trouver

    des chrtiens plaidant devant les juges paens, ce que St. Paul dconseillait (v. p.

    36). Pour ces raisons les tribunaux sculiers furent chargs des causes criminelles,

    l'exception des litiges de droit civil et des dlits de moindre importance relatifs

    l'observation des prescriptions religieuses6.

    Vers la fin du IVe sicle, seules les causes de religion sont juges par l'vque.

    Une double dcision d'Arcadius en Orient (en 398) et de Honorius en Occident (en

    399) a limit le recours l'vque au seul cas d'un compromis7. Les vques alors

    taient des arbitres privilgis et n'avaient de comptence qu'en matire civile8.

    L'audentia episcopalis appliquait le droit romain, mais les principes chrtiens, les

    dispositions lgislatives des conciles et des papes ou les ordonnances de l'vque

    primaient ou modifiaient les rgles romaines traditionnelles9.

    1 Ibid., vol. II, p. 88. 2 Ibid., vol. II, p. 125. 3 Gaudemet: L'glise dans l'empire romain, p. 231. 4 Ibid., p. 232-233. 5 Ibid., p. 233, 239. 6 Ibid., p. 234. 7 Ibid., p. 235. 8 Ibid., p. 236-237. 9 Ibid., p. 238.

  • 37

    En matire pnale, la juridiction de l'glise ne fonctionnait que