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Norme et bon usage au XVII è siècle en France Javier SUSO LÓPEZ Universidad de Granada Ce qui surprend au premier abord, quand on se penche sur le XVIIè siècle français, c'est le nombre réduit de grammaires de langue française, dans un siècle réputé pour avoir arrêté les débordements linguistiques incontrôlables du XVIè siècle, et pour avoir fixé la langue, entreprise positive et nécessaire, puisqu'il y avait impossibilité absolue d'arriver à quelque stabilité en tolérant ces apports incessants, incompatibilité complète entre la liberté d'inventer et le régime d'ordre (Brunot 1966: III, 1ère partie, 4). Pourquoi ce petit nombre de grammairiens? Et pourtant, comment s'est faite la stabilisation de la langue? En rapport à quels critères? C'est ce que nous allons essayer de montrer au cours de cette communication, étant la réflexion dans ces domaines loin d'être épuisée. 1 I. NORME ET USAGE L'usage peut être défini comme «la façon dans laquelle les membres d'une communauté langagière utilisent leur langue maternelle». 2 Cet usage n'est en réalité qu'une abstraction qui n'est jamais totalement matérialisée dans la pratique, étant donné que celle-ci est composée de fragments infiniment variables. L'usage n'appelle que certaines parties de ce tout, à un moment donné, à travers la médiation d'un certain nombre de membres de la communauté linguistique, dans une zone géographique déterminée. On revient par là à la distinction entre langue (ou totalité des usages possibles) et parole (réalisation concrète, actualisation de la langue). 1 E t cela, malgré le développement très net des recherches dans ces domaines au cours des dernières années (voir en spécial les articles et ouvrages de Rodis-Lewis, Spillebout, ou Swiggers dans les références bibliographiques). Brunot ne concède qu'une très faible mention aux grammairiens dans son Histoire de la langue française du XVIIè siècle. 2.- «The way in which the members of a speech community use their mother tongue », R.R. K. Hartmann et F.C. Stork (1972): Dictionnary of language and linguistics, London, Applied Sciences Publishers Ltd, p. 246. Emilia Alonso et al (eds.), La lingüística francesa: gramática, historia, epistemología, Tomo I, Sevilla, 1996

Norme et bon usage au XVII siècle en France

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Norme et bon usage au XVIIè

siècle en France

Javier SUSO LÓPEZ Universidad de Granada

Ce qui surprend au premier abord, quand on se penche sur le XVIIè siècle français, c'est le nombre réduit de grammaires de langue française, dans un siècle réputé pour avoir arrêté les débordements linguistiques incontrôlables du XVIè siècle, et pour avoir fixé la langue, entreprise positive et nécessaire,

puisqu'il y avait impossibilité absolue d'arriver à quelque stabilité en tolérant ces apports incessants, incompatibilité complète entre la liberté d'inventer et le régime d'ordre (Brunot 1966: III, 1ère partie, 4).

Pourquoi ce petit nombre de grammairiens? Et pourtant, comment s'est faite la stabilisation de la langue? En rapport à quels critères? C'est ce que nous allons essayer de montrer au cours de cette communication, étant la réflexion dans ces domaines loin d'être épuisée.1

I. NORME ET USAGE

L'usage peut être défini comme «la façon dans laquelle les membres d'une communauté langagière utilisent leur langue maternelle».2 Cet usage n'est en réalité qu'une abstraction qui n'est jamais totalement matérialisée dans la pratique, étant donné que celle-ci est composée de fragments infiniment variables. L'usage n'appelle que certaines parties de ce tout, à un moment donné, à travers la médiation d'un certain nombre de membres de la communauté linguistique, dans une zone géographique déterminée. On revient par là à la distinction entre langue (ou totalité des usages possibles) et parole (réalisation concrète, actualisation de la langue).

1 E t cela, malgré le développement très net des recherches dans ces domaines au cours des dernières années (voir en spécial les articles et ouvrages de Rodis-Lewis, Spillebout, ou Swiggers dans les références bibliographiques). Brunot ne concède qu'une très faible mention aux grammairiens dans son Histoire de la langue française du XVIIè siècle. 2.- «The way in which the members of a speech community use their mother tongue », R.R. K. Hartmann et F.C. Stork (1972): Dictionnary of language and linguistics, London, Applied Sciences Publishers Ltd, p. 246.

Emilia Alonso et al (eds.), La lingüística francesa: gramática, historia, epistemología, Tomo I, Sevilla, 1996

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Quiconque s'occupe des questions du langage doit ainsi définir une méthode de travail pour aller plus loin: soit essayer de recenser non pas la totalité des usages (entreprise éternellement variable) mais des mots, à travers un scrutin empirique: c'est là l'objectif des lexicographes (qu'on peut encore restreindre selon des critères thématiques, diachroniques, normatifs ou sociaux); ou bien, on peut essayer de trouver une organisation à ce tout, objectif des grammairiens, entreprise aussi incomplète puisqu'on ne peut décrire l'organisation que de ce qui se laisse organiser. La langue continue de s'échapper de partout, dans son actualisation de tous les jours, celle du discours.

Le point de départ d'un grammairien consiste ainsi à délimiter un champ d'observation et à définir par rapport à quoi on établit la norme de laquelle déduire la sélection d'un élément langagier comme préférable (ou correct) face à un autre élément compétiteur. Ces opérations président à la naissance de la grammaire: choisir un élément du langage signifie le proposer comme modèle. La grammaire devient par là un art du «recte loquendi etscribendi», qui détermine un bon et un mauvais usage. La description grammaticale est forcément prescriptive.

II. LA NORME DU BON USAGE

Les réformateurs de la langue française au XVIIè siècle (Malherbe, Vaugelas, Bouhours, Ménage, qui ne sont pas des grammairiens) imposent une série de restrictions à leur domaine de réflexion, quant au public auquel ils destinent leurs remarques, mais aussi quant à leur objet même d'étude. On perd tout à fait la vue universaliste des problèmes de la langue française que possédaient les grammairiens du XVIè siècle.

Le public visé, sujet destinataire de l'oeuvre réformatrice, n'est pas l'ensemble des Français, même pas ceux qui habitent la région parisienne. Il n'est constitué que par l'élite, les «honnestes gens»», qui sont les seuls à qui est imposée l'obligation de suivre le bon usage: «Les honnestes gens ne doivent jamais parler que dans le bon Usage, ny les bons Escrivains escrire que dans le bon Usage » (Vaugelas 1672: VII).3

Vaugelas ne s'occupe pas de vouloir corriger les « fautes grossières qui se commettent dans les Provinces, ou dans la lie du peuple de Paris » (1672: XIV); il se propose comme objectif purifier le langage de la Cour et des bons auteurs, d'où il a relevé toutes les fautes qu'il signale dans ses Remarques. « Honnestes gens» ne veut aucunement dire les gens instruits, mais les « gens de la Cour et de condition» dans leur ensemble: il signale en effet qu'il n'a pas ordonné ses Remarques selon l'ordre des parties de l'oraison des grammaires « pour que les femmes et tous ceux qui n'ont nulle teinture de Langue Latine en peuvent tirer profit» (1672: XII).

De façon correspondante, les réformateurs réduisent la langue en tant qu'objet d'étude à ce même cercle d'usagers dont ils prétendent réformer

3.- Les pages de la Préface des Remarques de Vaugelas ne sont pas numérotées (au moins dans l'édition de 1672 (Paris, Thomas Jolly) que j'ai prise comme référence), mais divisées en chapitres. J'indique donc le chapitre dans lequel se situe la citation signalée.

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certaines habitudes langagières «vicieuses». D'abord, les réformateurs font subir à la notion d'usage une restriction d'ordre chronologique, plus ou moins compréhensible d'un point de vue épistémologique, si ce n'était par leur rigorisme. Ils effectuent une coupure synchronique à la langue, et ils déclarent hors d'usage tout ce qui n'a plus un cours habituel ou ordinaire. L'usage ne comprend que les mots «qui sont dans le commerce ordinaire» des gens.

La Mothe Le Vayer (que Brunot range parmi les «opposants» aux réformes) défend cependant nettement cette position: la première chose que «ceux qui prétendent à l'éloquence » doivent faire, c'est étudier

la valeur des mots et (...) la pureté des dictions, pour sçavoir celles dont ils se peuvent servir et celles qui doivent estre rejettées comme n'étant plus en usage. Car c'est une des premières règles que donnent les maistres de cette profession, d'éviter comme un escueil toutes les paroles inusitées, et de les considérer pour estre de la nature des pieces de monnoie, dont il ne se faut jamais charger si elles n'ont cours (La Mothe 1638: 13-14).

Au nom de cet usage, on condamne l'emploi de mots ou de manières de dire anciens, mais aussi des mots encore utilisés par la génération immédiatement antérieure à la leur. Marie de Jars de Qournay défend, par exemple, l'emploi des diminutifs contre l'avis des «correcteurs»: entre autres raisons, elle invoque la «longue accoustumance de prononcer les diminutifs», et «leur ancien et commode usage» (De Jars 1626:499-510). Son opposition part donc d'une appréciation de l'usage différente: née en 1566, habitant la province, elle n'était pas en mesure d'être au courant des nouvelles habitudes linguistiques de la Cour à Paris. La rigidité avec laquelle certains mots étaient déclarés désuets pouvait donc faire difficilement l'unanimité, puisque les habitudes linguistiques des générations d'usagers qui fréquentaient la Cour étaient différentes, dans leurs productions orales ou écrites. Cependant, il faut dire que La Mothe ou Marie de Jars acceptent le principe général de l'usage ordinaire: ils ne diffèrent que dans l'application du principe à des cas particuliers.

Principe en tout cas pervers qui prendra les auteurs de «la seconde réformation» à leur propre piège. Louis-Augustin Alemand, en 1688, ne considère plus que comme «demi-modernes» des auteurs tels que Guez de Balzac, Voiture, Vaugelas o Le Vayer, qui ne sont plus source d'autorité: certaines des remarques de leur temps n'ont plus cours.4

4.- Ainsi, il admet qu'on utilise aage comme nom féminin « dans le discours ordinaire et familier, surtout avec les dames; mais il est plus seur de le faire toujours masculin dans un livre » ( 1688: 8). Madeleine de Scudéiy, pour sa part ( 1686: 104-108), donne des exemples de mots qui ne sont plus employés (et qui l'étaient au temps de Vaugelas), comme: pieça a, en dementiers (cependant), de grands moyens (biens), ains, ainçois, maints, mainte («qu'on ne souffre plus qu'en grand vers et rarement»»), et d'autres mots ou manières de dire nouveaux qui sont très utilisés. Par exemple: le grand air, le bel air, le bon air; le sçavoir faire; faire attention (au lieu de prester attention), un bon commerce (extension de sens, des marchands aux gens avec qui on peut goûter d'une agréable société), vif («qu'on ne connaissait pas il y a dix ans »), ascendant (terme pris de l'astrologie pour indiquer un esprit supérieur aux autres), manières (fines, nobles, délicieuses, agréables...).

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La position de restreindre l'usage à ce qui avait cours ordinaire prêtait le flanc par là à une critique sérieuse: on ne pourrait jamais fixer la langue; la langue française n'aurait jamais les merveilleux ouvrages des Grecs et des Latins... Contrairement à la position maintenue par les grammairiens du XVIè siècle, qui essayent de fixer la langue pour en arrêter la «corruption », les réformateurs du XVIIè siècle acceptent -paradoxalement- le principe d'évolution et de chan-gement de la langue comme un fait auquel on ne peut s'opposer.

La Mothe le Vayer affirme ainsi: « Les mots changent si souvent que les feuilles des arbres ne tombent point plus ordinairement » (1638: 14). Vaugelas, pour sa part, examine longuement cette objection et avance une série d'arguments qui nous démontrent qu'il possédait, à défaut de solides connaissances grammaticales, un énorme bon sens linguistique (1672: Préface, X).

En fin de siècle, Alemand admet, non sans une certaine peine, que

Il est vrai que l'usage, le maistre des langues, change tous les jours: nous serons apparemment à ceux qui viendront après nous la mesme chose que les auteurs du siecle passé à nôtres égard; notre langue changera, et quelque parfaite et bien qu'elle nous paraisse, elle deviendra peut-être barbare (1688: 5).

LES LANGUES CHANGENT: C'EST LEUR NATURE; ON N'Y PEUT RIEN.

La seconde restriction affecte le coeur même de la notion d'usage, et possède par là une portée plus significative. L'usage qui doit être pris en compte, pour servir de fondement normatif, n'est pas l'usage de la majorité, du peuple, la « populace » comme le nomme Lamy. Le critère normatif s'appuie non pas dans la quantité (ou fréquence, pour employer un terme actuel) d'attestations, mais dans la bonté du discours, la qualité.

La bonté du discours n'est plus à confondre avec son caractère naturel ou « naif » dont se réclamait Henri Estienne au XVIè siècle. Jean Godard distingue « deux sortes de langage en une même langue (...) J'appelle le premier celuy que chacun parle en son pays et qui vient de nature et d'usage » (1620: 29-31). C'est le langage commun, ou vulgaire, qu'on apprend dès la naissance, sans peine, « par l'oreille et la bouche de la nourrice ». « J'appelle le second celuy qui joint l'art à la nature, d'autant qu'il n'est qu'un langage naturel luy-même, que le soin et l'art ont rendu plus parfait ». Ces réflexions sont contenues significativement dans un chapitre intitulé: « Parler françois par usage, ce n'est pas savoir la langue françoise».

Vaugelas ( 1672: II) reprend la même idée: il existe deux usages de la langue; le premier c'est « la façon ordinaire de parler d'une nation dans le siège de son empire », de telle façon que « ceux qui y sont nez n'auront qu'à parler le langage de leurs nourrices et de leurs domestiques ». Cet usage naturel de la langue, tel que le peuple ou les provinces le pratiquent, non seulement ne fournit aucune garantie de correction, mais au contraire, il est source d'erreurs et de vices.

Pour Vaugelas, «le peuple n'est le maistre que du mauvais usage » (1672: VIII); si de nombreux bons auteurs commettent des fautes, c'est à cause des « vices du terroir » qu'ils n'ont pas totalement éliminés. À la fin du siècle, Bernard Lamy reprend mot pour mot le même raisonnement de Vaugelas:

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Quand nous élevons l'usage sur le trône, et que nous le faisons l'arbitre souverain des langues, nous ne prétendons pas mettre le sceptre entre les mains de la populace. Il y a un bon et un mauvais usage (1688: 72).

On assiste ainsi à un déplacement du fondement de la norme, du domaine de la correction au domaine de la morale (le bien) ou de l'esthétique (le beau), ce qui entraîne une inversion des données dans lesquelles s'était posée jusque-là la question de la norme: chez les grammairiens grecs et latins, la correction est donnée, en dernier terme, par la généralité d'un emploi, extraite des auteurs. Au XVIé siècle, c'est par contre la globalité de l'usage à l'intérieur d'une zone géographique qui fonde le critère de correction, quoiqu'on commence déjà à réaliser certaines distinctions, dans son intérieur, de type social (la Cour, le Parlement, la Chancellerie, la Chambre des Comptes) et de type interne à la langue (certains emplois de courtisans et du peuple ne sont pas corrects ou purs).5

Avec Vaugelas, les termes de l'équation sont invertis: «Le mauvais (usage) se forme du plus grand nombre de personnes >; «le bon au contraire est composé, non pas de la pluralité, mais de l'élite des voix». Ce n'est pas le critère de la globalité, géographique ou sociale (la région parisienne, Paris, la Cour dans son ensemble ou les écrivains) qui fonde la norme, mais une minorité. Le bon usage, celui qui est pris comme modèle normatif, est réduit à «la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d'écrire de la plus saine partie des autheurs du temps» (Vaugelas 1672: II). Ce n'est donc pas non plus la Cour dans son ensemble qui a l'apanage du bon usage, mais une minorité à son intérieur.

L'objectif de Vaugelas ne consiste aucunement à définir un bon usage à partir de la Cour et de l'imposer au reste de la société: c'est pour cela que poser les données du problème sous la formule de «révolution totalitaire» (selon Krailsheimer, in P. Rickard 1992:4) est inexact, pour le XVIIè siècle. C'est à partir du XVIIIè siècle, à mesure que les Remarques de Vaugelas, de Bouhours, ou d'autres, seront introduites dans les grammaires, et que l'enseignement du français commencera à s'étendre en France comme matière scolaire, que tous les Français devront s'assujettir à cette norme, à ce français soutenu si différent du français familier.6

Si ce déplacement de la notion de norme se réalise dans les esprits, ce n'est pas par l'imposition d'une minorité de réformateurs, c'est par un accord entre les principes qui devaient régler le langage et le climat intellectuel et esthétique qui commençait à se mettre en place en France au XVIIè siècle: en philosophie, le rationalisme cartésien qui revitalise certaines idées du platonisme; dans le domaine esthétique, le classicisme.

5.- Voir P. Rickard 1968: Préface. 6.- Bernard Lamy fait un pas de plus dans cette direction: il pose comme acquis que les gens de bien possèdent un bon usage de la langue que les autres, le reste de la société, doivent imiter: «comme les gens de bien servent d'exemple à ceux qui veulent bien vivre, aussi la coutume de ceux qui parlent bien est la règle de ceux qui veulent bien parler»» (1688: 72).

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II. 1. CRITÈRES RHÉTORIQUES DU BON USAGE

De notre point de vue, il faut introduire dans le canevas explicatif de ce phénomène -en plus des facteurs socio-politiques suffisamment développés: rôle de la monarchie, de la Cour, de l'Académie, des salons; volonté d'ascension sociale...)- l'épanouissement d'un climat intellectuel et d'une esthétique -préparés tout le long du XVIè siècle- qui gagnent progressivement les cercles cultivés de la société française au XVIIè siècle. Ce climat leur faisait partager les mêmes vues sur des questions générales concernant l'homme, la morale, ou la langue: on part d'une méfiance envers les sens en tant qu'instrument d'un véritable savoir (puisque ce qui construit l'homme c'est sa pensée); il faut donc agir par «art», en connaissance de cause, et non pas suivre ses passions, et ainsi cette philosophie devient une école de comportement, on définit donc une morale (l'honnête homme). De même, certaines idées sur le langage (origine naturelle/divine de la langue, conformité originelle du mot à la chose, conception de la langue comme reflet du monde des idées), dérivées du platonisme, avaient connu un regain de faveur au XVIè siècle et avaient trouvé une place nouvelle dans le rationalisme cartésien.

Quant à l'application à la littérature (la poésie, en principe) des idées du nouveau mouvement esthétique, il existe un accord général sur le rôle de Malherbe et de son école poétique, dont on a souligné suffisamment les caractéristiques: goût de l'ordre, de l'uniformité, de l'équilibre, rejet de ce qui est mal construit, de l'irrégulier, de l'exubérance, de l'idiosyncrasie (donc opposition aux vieux mots, aux néologismes, aux termes dialectaux, à l'expression libre). Face au code esthétique antérieur, cette école retournait à des valeurs classi-ques, à la conception de la beauté comme modération, proportion, harmonie, régularité.

La particularité de ce mouvement réformateur, c'est qu'il ne se limite pas à l'écriture poétique ou littéraire en appliquant un modèle classique (qu'Horace définit dans son Art Poétique: unité, harmonie, ordre, clarté), mais qu'on l'étend à l'ensemble des usages de la langue, en prenant comme modèle un rhétoricien, Quintilien. Les principes sur lesquels doit se fonder le bon usage de la langue sont ainsi: la pureté (emendata oratio, latinitas), la clarté (dilucida oratio), et la bienséance (décorum). Par là, la dérivation qui se produit est de taille: on ne définit pas un modèle pour la poésie, mais pour l'ensemble des productions écrites, dont la prose, et aussi des manifestations orales réglées publiquement (discours, sermons) et non réglées jusque-là (conversations de Cour ou de salons, rapports sociaux). C'est-à-dire, on étend à l'ensemble des productions langagières un modèle d'écriture (ou de diction), y comprise la poésie, issu de la rhétorique.

Appliqués à la langue, ces principes marquaient un idéal esthétique sous fçrme de tendances, mais ne résolvaient pas tous les problèmes qui se posaient: le recours à certains critères grammaticaux (l'analogie et la raison) était donc nécessaire, en certains cas. Il ne manquait pas, non plus, de se produire des contradictions entre des critères rhétoriques, des critères grammaticaux et l'usage fermement établi: il existait un terrain énorme pour le désaccord, les distinctions subtiles, les exemples contradictoires, qui ne doivent pas nous faire perdre de vue, cependant, une acceptation générale de ces principes généraux.

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IL 1.1. La pureté du langage.

L'étude de la pureté des mots faisait l'objet de la grammaire (latine, puis française), dans la partie étymologie. On voulait indiquer par là la valeur intrinsè-que au mot, la considération du mot «nuement», isolé d'un contexte quelconque. Du choix du mot juste dépendait tout l'édifice de l'éloquence: ainsi La Mothe Le Vayer défend que les rhétoriciens, «maistres en éloquence» qui apprennent à « discourir» (utiliser les mots dans le discours), interviennent dans cette question, fondamentale: « Il faut aussi que ceus qui prétendent à l'éloquence facent leur premiere estude de la valeur des mots et de la pureté des dictions» (1638: 13). C'est par là que nous considérons la préoccupation pour la pureté du langage (aussi propriété) comme une affaire de la rhétorique, puisqu'il s'agit non pas de le connaître de façon théorique, dans le domaine de la langue, mais d'en régler l'usage dans le discours, ou dans l'actualisation de la langue en parole.

Cette entreprise se fonde en dernière instance sur l'idée platonicienne de l'origine naturelle de la langue et de la correspondance du mot à la chose: épurer le vocabulaire, c'était retrouver l'harmonie originelle entre le mot et la chose: si à chaque chose correspondait un mot, pourquoi maintenir l'existence de plusieurs mots pour signifier une même chose ou idée?; il fallait donc éliminer les mots qui n'apportaient pas une idée nouvelle par rapport à un autre mot existant. La perfection d'une langue était octroyée non pas par l'exubérance de vocabulaire (la quantité), mais par son ajustement à la réalité extérieure, donc la restauration de l'ordre primitif. L'épuration du vocabulaire était par là une entreprise de retour à un stade linguistique perdu: de là l'intérêt pour les études lexicographiques et sémantiques (L'Académie fixe comme priorité celle de composer un dictionnaire; F. Brunot souligne l'importance du travail sémantique quant aux synonymes).

Cet effort de clarification du sens «nu » et en contexte de chaque mot était ainsi une question capitale: si on trouvait qu'un mot répondait à une idée, un sentiment ou une nuance, ou bien à un style (registre de langue), il avait droit de cité. Ainsi, Madeleine de Scudéry admet l'emploi de air(«que la nature donne », sans y penser) manières («la raison y a sa part»), façons (il y a «un penchant à être prises en mal », affectation, minauderies) puisque ces termes ne sont pas identiques et interchangeables. Elle défend que «raisonner sur la politesse de nostre langue», chercher la définition de chaque mot, son emploi, c'est contribuer à la recherche des fondements de la propriété de chaque terme. On garde aussi, par exemple, chaudet chaleureux, délimitant l'emploi de chaque adjectif (chauddoit être référé aux objets, au climat, tandis que chaleureux est réservé aux personnes); sinon, on tombe dans des emplois impropres (1686: 104-108). Si par contre il existe des mots qui n'apportaient aucune nuance de sens, ils étaient superflus: il était clair qu'il s'agissait d'inventions dues aux «caprices des particuliers» qui ne répondaient pas à la pureté de la langue, dont elle n'avait pas besoin. Ainsi, sont rayés les mots moult (en faveur de beaucoup), aucune fois (en faveur de quelquefois).

Quant aux significations en contexte, ou acceptions, n'étaient admises que célles qui supposaient une extension de sens (le sens extensif, cf. Fontanier) ou dérivaient de l'emploi d'une figure du discours.7 La frontière entre emploi propre

7.- Cela donnait droit à utiliser le mot dans un registre de langue différent de celui qui lui était assigné: par exemple, utiliser le terme ascendant, propre à l'astrologie pour marquer

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et impropre était donc très floue, et, pour qu'une acception fût acceptée, on devait voir qu'il s'agissait d'un emploi artistique reconnu comme tel; aussi, certains puristes manifestent des critères très étroits, et condamnent de façon rigoureuse une utilisation large des acceptions. Face à eux, s'élève La Mothe Le Vayer, qui invoque plutôt le bon sens et les droits de l'éloquence: il est exagéré de dire que «si vous vous servez d'une diction qui entre dans le style d'un notaire, il n'en faut point davantage pour vous convaincre que nous n'estes pas dans la pureté du beau langage ». Et il cite Cicéron qui se moquait de ceux qui avaient une telle peur de tomber «dans le vice d'ambiguïté et d'amphibologie »» qu'ils ne prononçaient pas leur nom (1638: 30-41). Le discours s'installe dans une tension continuelle, entre la peur de ne pas rencontrer le mot juste (propre, ou clair), et la recherche d'une formulation qui lui donne une valeur esthétique et le justifie.

Un concept modérateur de la pureté est celui du gallicisme, qui correspond à Vhellenismos, ou à la latinitas: «on appelle gallicisme une manière de parler particulière à la langue française, et qui a quelque chose contre les réglés de la grammaire des autres langues», selon la définition qu'en donne Nicolas Andry de Boisregard (1693: 113). Chaque langue doit rechercher sa manière de parler propre, ce qui constitue son essence, même si ce sont «des façons de parler irrégulières»», du point de vue des critères grammaticaux. Ainsi, la recherche de pureté ne doit pas tomber dans des exagérations qui contredisent fortement l'usage: même si c'est parler improprement de dire ii est midy et demi (cela veut dire en réalité: il est dix huit heures, et il faudrait dire: il est demie heure après midy), il faut l'accepter puisque c'est la manière de dire consacrée par l'usage.

II. 1.2. La clarté du langage

La correspondance du mot à la chose institue la propriété des termes, et celle-ci transmet la clarté au langage. On appelle à l'autorité d'Aristote, pour établir, par le biais d'une philosophie du langage, un modèle esthétique: La Mothe Le Vayer indique en effet que

Aristote a fort bien remarqué en quelque lieu de ses Topiques, que toute diction inusitée ne peut éviter qu'elle porte en soi l'obscurité; car puisque nous ne parlons et n'écrivons que pour estre entendus, d'où vient que la premiere perfection de l'oraison consiste en ce point d'estre claire et intelligible, il s'ensuit que son principal défaut procédera de l'ambiguïté s'il s'y en trouve (1638: 15).

l'astre que préside à la naissance de quelqu'un, dans une phrase telle que: il a de l'ascendant sur ses camarades (dans le sens de: il manifeste un esprit supérieur, une influence sur eux) est correct. Il s'agit d'une extension de sens par analogie, et donc aussi une figure du discours où l'on ne prend pas le terme (technique) dans son sens propre. Par contre, sont condamnés les usages qui ne possèdent pas un support stylistique; ainsi Vaugelas censure les dictions: quitter l'envie (pour perdre), ennuis cessez (finis, terminés), eslever les yeux au ciel {lever), supplier Dieu (prier), vénération (au lieu de révérence)...

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Par conséquent la manière de parler et d'écrire ne peut pas s'opposer aux intentions de la Nature: si celle-ci nous a donné la langue, et si l'art de l'écriture nous a mis la plume dans la main, c'est «pour expliquer nettement et faire comprendre facilement nos intentions ». L'esthétique, la considération du beau, ne peut se fonder sur des critères allant à rencontre de ces principes philosophi-ques. Soit dit en passant, on n'est pas loin de la grammaire de Port-Royal, qui donne un pas de plus: non seulement la langue a été donnée à l'homme pour qu'il exprime sa pensée, mais aussi la langue reflète, dans son organisation même aussi, la pensée humaine.

Là encore, le terrain normatif était instable: l'obscurité pouvait venir non pas du texte, ou de l'auteur, mais de l'ignorance de récepteur; ce n'était pas une notion absolue, mais relative.

Cette notion de clarté s'applique à tous les éléments de la langue, dont certains étaient compris comme éléments de la grammaire:

- mots isolés, et ainsi sont interdits les mots inusités, les néologismes, les mots étrangers («sic fugias inauditum verbum atque insolens (rare) verbum», selon la maxime d'Aulus Qellius): Vaugelas, dans ce sens, fait figure de modération face à Malherbe qui avait déclaré -par boutade-qu'on ne pouvait utiliser de mots ni construire des phrases que les « crocheteurs du Port-au-Foin» ne fussent pas capables de comprendre.

- manières de dire -qui ne soient pas considérées comme des gallicismes-, et donc condamnation des pléonasmes;

- syntaxe, au sens grammatical strict de l'époque (« arrangement et liaison régulière des mots », Irson 1562:85): Vaugelas déclare nécessaire l'emploi du pronom régime direct -dans la terminologie actuelle- en composition avec l'indirect, et il faut dire: «j'ay dit au roi que j'avais le plus beau cheval du monde, j e le fais venir pour le luy donner»; l'expression du pronom sujet devient obligatoire...

D'autres éléments qui faisaient l'objet de l'étude de la rhétorique sont également concernés par cette recherche de la clarté dans l'expression: à la clarté des mots doit correspondre une netteté dans la construction du discours:

- la construction des phrases doit suivre l'ordre sujet-verbe-objet, domaine que la grammaire fera sien très bientôt et intégrera à la syntaxe;

- la composition générale du texte doit manifester de même l'organisation de la pensée.

II. 1.3. La bienséance

Au XVIIè siècle on continue d'appliquer le critère littéraire et rhétorique classique de correspondance (déco rum) des mots au genre de style et au sujet: on catalogue les mots en classes ou niveaux (style bas, style bienséant ou normal -aujourd'hui standard-, style soutenu), et aussi selon les registres (emplois familiers, rapports sociaux, et aussi liés à l'exercice d'une profession ou d'une science). Mais aussi, la bienséance devient ainsi un concept plus vaste, où l'on ajoute au sens rhétorique ancien -valable pour l'écriture littéraire- une composante sociale (dérivé de l'emploi des mots selon les classes sociales), morale (il y a une bienséance à éviter des mots contraires à la pudeur) et esthétique (on doit éviter des cacophonies).

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Par exemple, La Mothe Le Vayer indique que l'orateur doit prendre garde aux qualités sonores dans le choix des mots:

il y a aussi une considération du mauvais son, et du peu de satisfaction que reçoit l'oreille quand elle est touchée de quelque mot que l'usage n'a pas encore poli ni approuvé (1638: 18). Si La Mothe Le Vayer partage le critère central de la bienséance (il n'admet

pas les opinions des stoïciens selon lesquelles on de doit jamais «tenir aucun mot ni aucune action pour indigne de nous, qui soit conforme à la nature », et ainsi il faut éviter qu'un «mot juste tombe dans un sens deshonnête»»), il s'oppose, là encore, aux éxagérations dans ce domaine, aux «gousts extravagants», aux « bagatelles»»: il tache de «grande bassesse d'esprit» «cet examen scrupuleux de paroles, et j 'ose dire de syllabes ». Ces personnes «donnent des lois injustes au langage français », et «ne sont pour réussir noblement aux choses sérieuses, ni pour arriver jamais à la magnificence des pensées ».8 II oppose à ces «superstitions puériles » l'opinion de Cicéron et défend une plus grande liberté dans l'utilisation de la langue, au nom de l'éloquence («qui est ennemie des grandes contraintes où nous portent ces vaines subtilités» ), étant donné que c'est «la richesse de toutes les langues de pouvoir diversifier non seulement les paroles, mais encore ce que les Grecs ont nommé phase, les Latins élocution, et nous façons de parler » (1638: 30-41).

Vaugelas étend la bienséance à la langue à partir d'une bienséance mondaine:

Il y a une certaine dignité, mesme dans le langage ordinaire, que les honnestes gens sont obligés de garder, comme ils gardent une certaine bienséance en tout ce qu'ils exposent aux yeux du monde (in Brunot 1966: III, 1ère partie, 50). Les critères de détermination étaient encore là très flous, ou même plus

flous qu'ailleurs: les discussions, avivées par les modes ou les façons d'un Salon ou d'un autre, furent très fréquentes dans ce terrain-là; et on y mêlait des critères de bienséance à ceux de la propriété ou de la clarté du langage: la polémique au sujet de car, pour savoir où le classer (ou bien pour r éliminer en tant que terme inutile) dura plusieurs années. Courtin met en relief la faiblesse des arguments sur lesquels étaient basées certaines dispositions dérivées de ce concept de bienséance: «n'avoir que la conjecture et la cadence de l'oreille pour juge, ce ne sont pas d'assez fortes raisons pour prétendre que tout le monde s'y soumette » (Courtin 1677: 160).

II.2. CRITÈRES GRAMMATICAUX: L'ANALOGIE ET LA RAISON.

La grammaire était sujette aussi aux modifications des «maistres du langage»»: Louis Petit (1688: dialogue XIII) s'emporte contre les membres de l'Académie, qui «métamorphosent » le genre des mots, «ordonnent comme il leur plaît de la conjugaison et du régime des verbes. Ils chicanent sur des relatifs, sur des particules, sur un que, sur un gui»... Il faut dire cependant que ces réformes

8.- Il utilise là une expression condamnée par Vaugelas comme façon de parler très française, mais très basse: être pour.

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ne portent que sur des points concrets, et souvent cherchent à régulariser, selon des critères logiques ou raisonnables, des emplois arbitraires, comme la question du genre ou la formation du pluriel. L'évolution du siècle va se faire dans le sens d'une recherche d'objectivation de la norme, à travers un certain retour au domaine de la grammaire, par les notions d'analogie et de raison, et par une différentiation entre norme désirable et norme prescriptive.

Jean Godard (1620: 29-39) avait déjà marqué la différence entre un usage naturel, commun ou vulgaire, qui se fourvoie fréquemment, et un usage guidé par «les préceptes du jugement (...qui) va toujours le grand chemin de l'art et de la raison ».

Cet usage fondé sur l'art (de la grammaire) et le jugement, Vaugelas le limite à l'éclaircissement des usages douteux, si les bons auteurs ont des opinions partagées. C'est en effet à l'analogie que recourent les «maistres vivants» en langue quand des doutes se présentent:

cette analogie n'est autre chose en matiere de langues qu'un usage général qui est déjà establi; ou bien, c'est une ressemblance ou une conformité qui se trouve aux choses desja establies, sur laquelle on se fonde comme un patron et sur un modele, pour en faire d'autres toutes semblables (1647: IV).

Si l'on dit je vous prends tous à garant, il faut donc dire, par analogie, à partie, à témoin (au singulier); on doit dire ils se font fort de dire cela, car on dit ils demeurerent court (emplois adverbiaux). Pour Vaugelas, l'analogie n'est ainsi qu'une extension de l'usage. Il s'agit, comme on peut voir, d'une analogie différente à celle proposée par Jean Godard, externe, tirée d'exemples similaires rencontrés dans l'emploi des «bons auteurs » vivants, qui n'approfondit pas dans l'histoire de la langue ni dans la raison générale.

Face à cette analogie de type externe, l'invocation à l'analogie interne de la langue va être avancée parmi les réformateurs, dans la seconde moitié du XVIIè siècle. Même subordonnée à l'usage, elle constitue un des moyens qui sont utilisés pour connaître la langue:

Cette manière de connoître l'usage d'une langue par la comparaison de plusieurs de ses expressions et par le rapport que l'on suppose qu'elles ont entre elles s'appelle l'analogie, qui est un mot grec qui signifie proportion. C'est par le moyen de l'analogie que les langues ont été fixées. C'est par elle que les grammairiens, aiant connu les réglés et le bon usage du langage, ont composé des grammaires qui sont très utiles lorsqu'elles sont bien faites, puisque l'on y trouve ces réglés que l'on seroit obligé de chercher par le travail ennuieux de l'analogie (Lamy 1688: 76).

Cette invocation à l'analogie (à l'art de la grammaire) devient ainsi un appel à la raison. Cependant, la place assignée à l'analogie était réservée à l'examen des cas douteux, nullement à servir de fondement à la norme par-dessus le bon usage: la raison indique en effet qu'il est inutile de s'opposer à un usage majoritaire.

Antoine de Courtin (1677: 144-161 ) va avancer un autre concept de raison. Dans sa critique aux nouvelles Remarques de Bouhours, il s'élève contre l'idée

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«qu'il ne faut point raisonner en matière d'usage ». Au contraire, «si cet usage n'est toujours joint à la raison, c'est proposer l'abus pour l'usage ». S'abstenir d'utiliser la raison, ce serait « s'aveugler en quelque façon»». La raison, en effet, «pour ce qui regarde le langage, est le rapport que l'esprit trouve qu'un terme ou une expression ont avec des principes établis, certains et immuables». 11 donne un exemple incontestable: la raison de dire cet auteur va estre drapé et non pas drapée, c'est en raison du principe de l'accord de l'adjectif avec le substantif ( «la syntaxe de convenance est celle par laquelle les mots conviennent et s'accordent entr'eux en Genre, et en Nombre, en Cas, et en Personne », Irson 1656: 87).

IL 3. DU BON USAGE DE LA NORME

Le fondement de la norme était donc multiple et souvent insaisissable ou contradictoire: les nombreuses polémiques sur l'application de la norme à des points particuliers laissaient en fin de compte une impression d'arbitrariété dans les choix: dans certains cas, il ne restait plus aucun fondement justificatif ferme, sauf celui d'une impression subjective: «11 n'y a pas de réglés déterminées et qu'il ne dépend que du consentement d'un certain nombre de gens polis, dont les oreilles sont accoutumées à certaines façons de parler et à les habituer à d'autres » (Callières 1693: 138). Pourquoi préférer beaucoup à moult? Pourquoi s'opposer aux latinismes, si «le français n'est autre chose qu'un latin corrompu? » Si c'est une question de (bon) goût, pourquoi l'imposer comme règle?

Il était en effet très déraisonnable d'imposer comme prescriptif (to prepon, obligation absolue) ce qui ne pouvait être que du domaine du convenable, de l'opportun (to kairori), ou du désirable (to deon). Louis Petit critique par exemple cette attitude arbitraire de l'Académie, qui, dans certains cas, n'a d'autre fondement que le bon plaisir, le «ainsi le voulons, et nous plaist », c'est-à-dire une appréhension d'ordre esthétique.

Bernard Lamy, faisant le point sur les opinions du siècle (1688: 72-77), concède la priorité à l'observation directe, à l'expérience, selon la maxime de Quintilien (non est ¡ex loquendi, sed observatio), obtenue à travers l'examen des conversations des gens qui parlent bien et la lecture des bons livres. C'est bien sûr l'usage des gens qui parlent bien qui continue à être invoqué comme norme: il n'y a plus cependant une tyrannie de l'usage, une imposition dictatoriale. Il admet, bien sûr, la maxime du communis errorfacit jus; un usage erroné peut devenir général et s'imposer (jus), mais ce jus n'est pas lex: aucune loi ne nous oblige à le suivre. L'évolution est importante.

Pour lui, par la connaissance des fondements de la langue (l'art de la grammaire), on peut admettre qu'un certain usage soit fautif ou bien choque la raison ou l'oreille («une méchante manière de parler »). On peut dans ces cas-là «condamner les loix de l'usage qui sont opposées à celles de la nature et de la raison », non d'une manière prescriptive, mais désirable: il n'y a qu'a choisir les expressions justes, étant donné qu'«on a la liberté de ne pas se servir de celles qui sont mauvaises». La conception de la norme a ainsi changé: on ne doit plus l'imposer à travers des moyens prescriptifs et sous forme négative (même dans des cas opposés à la raison), mais par un choix positif, désirable: l'utilisation du bon et bel usage bannira du langage (donc, de l'usage) les expressions corrompues.

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C'est de cette façon que les langues grecque et la latine se sont polies, et sont devenues belles et parfaites.

On peut observer encore que l'Académie, vers la fin du siècle, fera sienne également cette même modération: elle élargira les critères d'emploi face aux archaïsmes: dans le dictionnaire qu'elle édite en 1694, elle les recueille en tant que tels, ne condamnant leur emploi que dans les discours ordinaires et sérieux, et pouvant être utilisables dans les conversations familières (non réglées) ou les genres littéraires ou oratoires bas (burlesque, satyre, raillerie...).

IV. CONCLUSION

Au cours de ces remarques, nous avons vu que la réflexion sur la norme au XVIIè siècle n'était pas simpliste, mais, au contraire, complexe et riche en nuances. Et cette norme s'appuyait, au-delà de l'expression «la plus saine partie de la Cour », sur des critères de type rhétorique (purété, clarté, bienséance) et grammatical (analogie, raison), qui avaient un fondement commun: la recherche d'une parole esthétique. Ces critères ont été formulés par les «réformateurs » du langage pour asseoir leurs propositions, mais étaient largement partagés et ne faisaient l'objet de discussions que dans des applications concrètes. Ce ne sont pas donc les réformateurs qui imposent un usage contre l'opinion générale, comme certaines réflexions laissent entendre: les réformateurs en langue ont eu du succès par le fait qu'ils n'étaient que les porte-parole d'un courant philosophi-que (rationalisme cartésien) et esthétique (classicisme) qui les dépasse lar-gement. Leur mérite, incontestable, est d'avoir appliqué aux questions du langage de leur siècle ces courants idéologiques, d'avoir défini un cadre de réflexion et de débat, d'avoir imposé -ça, oui- l'idée que toutes les manifestations du langage pouvaient, en plus de servir à l'expression d'idées ou de sentiments, faire l'objet d'un «polissage » artistique, d'être une question de (bon) goût.

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