24
N OTES & M ORCEAUX C HOISIS n°4 — juillet 2001 L’idéologie des “sciences de la vie” Extraits adaptés commentés et illustrés d'exemples tirés des événements récents du chapitre III ( Causes and their effects ) du livre de Richard C. Lewontin, Biology as Ideology , 1990. page 1 Le modèle mécanique de la vie ou de la vision mécaniste du monde à l’autonomie de la technique page 13 morceau choisi : La valeur du progrès par E. Dupréel, professeur à l'université de Bruxelles, 1928 page 20 seconde édition 2005 Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle Tous les ans 3 euros

Notes & Morceaux Choisis n°4

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Notes & Morceaux Choisis n°4 - Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle - L’idéologie des “sciences de la vie” - juillet 2001.

Citation preview

Page 1: Notes & Morceaux Choisis n°4

N O T E S & M O R C E A U X C H O I S I S

n ° 4 — j u i l l e t 2 0 0 1

L’idéologie des “sciences de la vie”Extraits adaptés commentés et illustrés d'exemples tirés des événements récents

du chapitre III (Causes and their effects) du livre de Richard C. Lewontin, Biology as Ideology,

1990.

page 1

Le modèle mécanique de la vieou

de la vision mécaniste du mondeà l’autonomie de la technique

page 13

morceau choisi :

La valeur du progrèspar E. Dupréel,

professeur à l'université de Bruxelles,1928

page 20

seconde édition2005

Bulletin critique des sciences, des technologies

et de la société industrielle

Tous les ans 3 euros

Page 2: Notes & Morceaux Choisis n°4
Page 3: Notes & Morceaux Choisis n°4

LA BIOLOGIE MODERNE se caractérise par lefait qu’elle dépend d’un certain nombre de préju-gés, lesquels façonnent sa façon d’expliquer leschoses et la manière dont les recherches sont effec-tuées. Un de ces préjugés majeur porte sur lanature des causes. On recherche généralement lacause d’un effet, ou, si l’on concède l’existence d’uncertain nombre de causes, on suppose qu’il y a unecause prépondérante et que les autres ne sontqu’accessoires. Dans tous les cas, ces causes sontséparées des autres, elles sont étudiées à part,manipulées et mises en relation de façon indépen-dante. De plus, ces causes ne sont étudiées quedans une perspective particulière : on examine legène ou l’organe défectueux d’un individu détermi-né, considéré comme l’hôte ou le réceptacle decauses biologiques internes et soumis à d’autrescauses externes provenant d’une nature autono-me.

[Autrement dit, la biologie moderne ne consi-dère pas l’être vivant comme une totalité orga-nique, où chaque phénomène ne peut être comprisqu’en relation avec l’unité que constitue l’organis-me, mais plutôt comme une accumulation de fonc-tions, indépendantes les unes des autres et subis-sant des modifications suivant les circonstances,tout comme les éléments d’une machine (voir plusloin l’article Le modèle mécanique de la vie).]

Nulle part cette vision n’est plus évidente quedans nos théories relatives à la santé et à la

maladie (1). N’importe quel manuel de médecinedira que la cause de la tuberculose est le bacilletuberculeux (bacille de Koch) qui nous apporte lamaladie au moment où il nous infecte. La médeci-ne moderne dira que c’est grâce à la médecinescientifique (c’est-à-dire à elle-même) que nous nemourons plus de maladies infectieuses, grâce auxantibiotiques, aux traitements chimiques, et auxméthodes high-tech avec lesquelles on s’occupe desmalades ; que c’est grâce à tout cela que cette bac-térie a été vaincue.

Quelle est la cause du cancer ? Une proliféra-tion illimitée de cellules, conséquence du fait quecertains gènes n’arrivent plus à réguler la divisiondes cellules. Donc, nous avons un cancer parce quenos gènes ne font pas leur travail. Auparavant, lesgens pensaient que les virus étaient une des caus-es principales du cancer, et on a dépensé beaucoupd’argent et passé beaucoup de temps à chercher,sans succès, les causes virales du cancer chez l’êtrehumain. Mais aujourd’hui, l’explication par lesgènes est à la mode.

L’idéologie des “sciences de la vie”

« Il faudra que certains aient le courage d’intervenir sur la lignée germinale[humaine] sans être sûrs du résultat. De plus, et personne n’ose le dire, si nous pouvionscréer des êtres humains meilleurs grâce à l’addition de gènes (provenant de plantes oud’animaux), pourquoi s’en priver ? Où est le problème ? »

Déclaration de James Watson, – codécouvreur de la structure en double hélice de l’ADN en 1953 –

lors d’une conférence à l’université de Californie en 1998.

Nota Bene : Ce qui suit est un ensemble d’extraits adaptés et commentés du cha-pitre III (Causes and their effects) du livre de Richard C. Lewontin, Biology as Ideology(1990). Les passages que nous avons réécrits, parce que Lewontin considère que son lecteurpossède déjà des connaissances en biologie, sont entre points (•…•) et les commentaires quenous avons ajoutés, parce qu’il ne va pas toujours au bout de ses raisonnements, sont entrecrochets et en italiques ([…]) ; toutes les notes de bas de page ont été ajoutées par nous.Lewontin, en tant que scientifique, emploie le “nous” pour parler des travaux et des activi-tés des chercheurs. Dans nos commentaires et nos corrections, notre point de vue étant dif-férent, nous avons employé d’autres tournures.

1. Dans d’autres domaines, qui ont trait d’une manièregénérale à ce que l’on appelait autrefois les “sciences natu-relles”, il est aisé de retrouver le même type de démarche. Parexemple, en ce qui concerne le changement climatique, deschercheurs tentent très sérieusement d’évaluer la part (en %)de responsabilité humaine dans ce phénomène et la part dechangement que l’on pourrait qualifier de “naturel”. Il devraitpourtant être évident que le climat forme une totalité vivanteoù chacun des éléments réagit à tous les autres, créant ainsi unéquilibre dynamique dans lequel il est impossible d’isoler telleou telle influence.

— 1 —

Page 4: Notes & Morceaux Choisis n°4

Il existe aussi d’autres théories sur les causesdu cancer, liées à l’environnement. On nous dit queles cancers sont causés par l’amiante, les PCB oupar des produits chimiques naturels sur lesquelsnous n’avons aucun contrôle, et auxquels noussommes exposés toute notre vie, même si leurconcentration est très minime. Donc, tout commenous éviterons de mourir de la tuberculose en nousoccupant du microbe qui en est la cause, nous évi-terons le cancer en débarrassant notre environne-ment des produits chimiques particulièrementnocifs qui s’y trouvent.

Certainement, il est exact que l’on ne peutattraper la tuberculose en l’absence du bacilletuberculeux, tout comme on ne peut avoir un can-cer du mésothéliome sans avoir ingéré de l’amian-te ou des produits similaires. Mais cela ne veuxpas dire que la cause de la tuberculose est le bacil-le tuberculeux, ni que la cause du mésothéliomeest l’amiante (2). Qu’elles sont les conséquences decette façon de penser pour notre santé ? Supposonsque nous remarquions que la tuberculose était unemaladie extrêmement répandue dans les misé-rables ateliers et usines du XIXe siècle, et que lepourcentage de tuberculeux était bien plus faiblechez les ruraux et les membres des classes supé-rieures. Il serait peut-être alors justifié de pré-tendre que la cause de la tuberculose est le capita-lisme sauvage et industriel, que si nous nousdébarrassons de ce système social nous n’auronsplus de soucis à nous faire avec le bacille tubercu-leux. Si nous jetons un œil sur l’histoire de lamaladie et de la santé dans l’Europe moderne,cette explication vaut bien celle du bacille (3).

Quelle est la preuve des avantages de la méde-cine moderne ? Il est certain que nous vivons bienplus longtemps que nos ancêtres. Aux USA, en1890, l’espérance de vie d’un petit Blanc était de45 ans (à la naissance), aujourd’hui elle est de 75ans. Mais cela ne vient pas du fait que la médeci-ne moderne ait prolongé l’existence des vieillardset des gens malades. Pour une part importante, cechangement de durée de l’espérance de vie vient del’extraordinaire réduction de la mortalité infantile.Avant le début du XXe siècle, et surtout au débutdu XIXe siècle, un enfant avait peu de chances d’at-teindre l’âge d’un an. En 1860 le taux de mortalitéinfantile était de 13% aux USA, l’espérance de viemoyenne de toute la population était donc considé-rablement réduite. Les pierres tombales des per-sonnes mortes au milieu du XIXe siècle indiquentpourtant qu’un nombre considérable de gens mou-raient vieux. En fait, la médecine moderne n’a pasfait grand’chose pour ajouter des années de vie auxpersonnes ayant déjà atteint l’âge de la maturité.Ces 50 dernières années, l’espérance de vie d’unepersonne de 60 ans ne s’est accrue que 4 mois.

Nous le savons tous, dans l’Europe moderne,les femmes vivent plus longtemps que leshommes ; mais ce ne fut pas toujours le cas. Avantle début du siècle, les femmes mouraient avant leshommes, et la médecine moderne nous expliquecouramment que la cause principale de la mortali-té féminine venait des accouchements. Selon cetteconception, la médecine antiseptique moderne etl’hôpital ont grandement contribué à sauver la viedes jeunes femmes en âge d’enfanter. Mais si l’onregarde les statistiques, on se rend compte que lesinfections liées à l’accouchement n’ont pas été ungrand facteur de mortalité au XIXe siècle. Presquetout l’excès de mortalité venait de la tuberculose,et lorsque celle-ci cessa d’être un fléau majeur, l’es-pérance de vie des femmes cessa d’être inférieureà celle des hommes. Une cause très importante demortalité des enfants était l’eau bouillante et lesbrûlures, et cela concernait particulièrement lespetites filles, qui passaient beaucoup de tempsdans les cuisines (près du feu, donc). Leurs jeunesfrères passaient beaucoup de temps hors de lamaison, dans des ateliers qui, même s’ils n’étaientpas des modèles de bonnes conditions de travail,étaient un peu moins dangereux que le foyer fami-lial.

Revenons maintenant à la tuberculose et auxautres maladies infectieuses qui tuèrent tant depersonnes au XIXe siècle et au début du XXe siècle.Un examen des causes de mortalité, répertoriéespour la première fois vers 1830 en Grande-Bretagne et un peu plus tard en Amérique duNord, montre qu’en fait la plupart des gens mou-raient de maladies infectieuses, en particulier demaladies respiratoires. Ils mouraient à cause de latuberculose, de la diphtérie, de la bronchite, depneumonies, de la rougeole (les enfants essentiel-lement), et de la variole. À mesure que l’on avancedans le XIXe siècle, ces maladies ont régulièrementdécliné. Les avancées de la médecine ont traité lavariole, mais on ne saurait prétendre qu’il s’agisselà des avancées de la médecine moderne, le vaccinayant été découvert au XVIIIe siècle et ayant com-mencé à être largement utilisé au début du XIXe

siècle. Le taux de mortalité dû à la bronchite, lapneumonie et la tuberculose diminua assez régu-lièrement pendant le XIXe siècle, sans raison évi-dente. La théorie microbienne avancée en 1876 parRobert Koch n’eut aucun effet sur le taux de mor-talité. Le taux de mortalité lié à ces maladiesinfectieuses continua à décliner, comme si Kochn’avait jamais existé. Et au moment où fut intro-duite la thérapie chimique contre la tuberculose,au début du XXe siècle, le taux de mortalité dû àcette maladie avait déjà chuté de 90%.

L’un des cas les plus éclairant est celui de larougeole. Aujourd’hui les petits Américains etCanadiens ne l’attrapent plus beaucoup, car ils ontété vaccinés ; mais tous les écoliers de la généra-tion précédente la contractaient, et pourtant trèspeu en mouraient. Au XIXe siècle, la rougeole étaitun fléau mortel et aujourd’hui en Afrique, ellereste la cause la plus importante de mortalité

2. Pas plus que le prion n’est la cause de la maladie de lavache folle. Voir de Guy Kastler, Vache folle, à quand la pro-chaine crise ?, éd Nature & Progrès.

3. Pour une approche légèrement différente et complémen-taire de la question, voir Ivan Illich, Némésis Médicale, 1975(éd. Seuil, coll. Points).

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 4

— 2 —

Page 5: Notes & Morceaux Choisis n°4

infantile. La rougeole est une maladie que tout lemonde attrape, contre laquelle il n’y a pas de trai-tement médical et qui, dans les pays avancés, acessé d’être fatale.

La régression progressive du taux de mortaliténe fut pas une conséquence de l’hygiène moderne,car les maladies les plus mortelles du XIXe siècleétaient véhiculées par l’air et non par l’eau. Tout ceque l’on peut dire, c’est que l’amélioration de l’ali-mentation et l’augmentation des salaires réelssont la raison principale de cette régression de lamortalité. Aujourd’hui, dans un pays comme leBrésil, la mortalité varie en fonction du montantdu salaire minimum. Au XIXe siècle, et enAngleterre jusque tard dans le XXe siècle, leshommes qui travaillaient étaient mieux nourrisque les femmes au foyer. Souvent, dans une famil-le urbaine de travailleurs anglais, s’il y avait de laviande, on la gardait pour les hommes. Il y a donceu des changements sociaux complexes, dont lerésultat est que les salaires de la grande masse dela population ont augmenté ; cela s’est traduit parune alimentation de bien meilleure qualité, laquel-le est à la base de l’augmentation de notre longé-vité et de la diminution du taux de mortalité causépar les maladies infectieuses. Aussi, bien que l’onpuisse dire que le bacille tuberculeux provoque latuberculose, il est plus exact de dire que les caus-es de la tuberculose étaient le capitalisme sauvagedu XIXe siècle, non tempéré par les exigences dessyndicats et de l’État. Mais l’origine sociale despathologies ne relève pas des compétences de labiologie, et les étudiants en médecine continuentdonc d’apprendre que la cause de la tuberculoseest un bacille.

Ces vingt dernières années, en raison juste-ment du déclin des maladies infectieuses en tantque cause importante de morbidité, d’autres expli-cations monocausales aux maladies ont été avan-cées. Il ne fait aucun doute que les produits pol-luants et les déchets industriels sont les causesphysiologiques immédiates de cancer, de la silicosedu mineur, des problèmes pulmonaires desouvriers du textile et de tout un tas d’autres dom-mages. De plus, il est tout aussi vrai qu’il se trou-ve des traces de diverses substances cancérigènesmême dans la meilleure nourriture et dans l’eaunon contaminée par les pesticides et les herbicides– lesquels rendent malades les agriculteurs qui lesrépandent. Mais dire que les pesticides causent lamort des agriculteurs ou que les fibres de cotonengendrent des maladies pulmonaires chez lesouvriers du textile revient à transformer des objetsinanimés en fétiches. Il nous faut faire la distinc-tion entre agents et causes. Les fibres d’amiante etles pesticides sont les agents de maladies et d’in-validités, mais c’est une illusion que de supposerque si nous éliminons ces polluants particuliers,les maladies s’en iront. Car d’autres polluantsprendront leur place. Aussi longtemps que les gensseront prisonniers de besoins économiques ou de larégulation étatique de la production et de laconsommation de certains biens, un polluant rem-

placera l’autre. Les agences de régulation ou lesservices de planification centrale calculent desrapports coût/bénéfices dans le cadre desquels lamisère humaine est évaluée au cours du dollar.L’amiante et les fibres de coton ne sont pas lescauses du cancer. Ce sont les agents de causessociales, de formations sociales qui déterminent lanature de nos existences de producteurs et deconsommateurs, et ce n’est finalement qu’en trans-formant ces forces sociales que nous pouvonsprendre le problème de la santé à la racine. Fairerésider la puissance causale dans des agents inani-més qui paraissent posséder un pouvoir et uneexistence propre, plutôt que dans les relationssociales est une des principales mystifications dela science et de ses idéologies.

[Pour pertinente qu’elle soit, cette distinctionsi tranchée entre agents et cause n’est pas pleine-ment satisfaisante, dans la mesure où elle n’estpas complètement développée : en effet, les agentspathogènes de la fin du XXe siècle différent radi-calement de ceux du XIXe siècle. Si le bacille deKoch n’est, en effet, qu’un agent de la tuberculoseet qu’il est possible de remédier à ses causessociales en relevant les salaires des ouvriers, il estplus difficile, par contre, de soutenir le même rai-sonnement en ce qui concerne la quasi-totalité despolluants d’aujourd’hui. À supposer qu’une trans-formation radicale de la société puisse en arrêterdemain la production, les quantités déjà pro-duites et disséminées d’amiante, de produits chi-miques, de radioéléments, ou encore de gènes bri-colés, continueront à nuire encore pour unmoment – dans le cas de la pollution radioactive,pour prendre un seul exemple, pendant plusieursgénérations. Les responsables du système saventbien qu’ils ne peuvent empêcher l’empoisonnementgénéral par quelque réforme ou réglementationque ce soit, aussi se contentent-ils plus modeste-ment de le gérer, c’est-à-dire d’en encadrer leseffets en planifiant le nombre de victimesannuelles selon des normes « d’acceptabilité socia-le ».

Il faudrait donc compléter le raisonnement deLewontin en disant que notre époque se caractéri-se, et c’est ce qui la distingue des siècles précé-dents, par le fait que les agents continuent d’agirmême si les causes de leur incidence ont dispa-rues, c’est-à-dire que les agents qu’elle produitdeviennent à leur tour des causes qui, aux yeuxdu public, justifient non pas la réforme ou l’arrêtdu système industriel qui en est à l’origine – etdonc un changement social radical –, mais aucontraire son renforcement, son amélioration etson perfectionnement, c’est-à-dire la fuite en avantdans le développement technologique et la crois-sance économique. Ainsi, comme le suggèrent insi-dieusement les publicités des grands groupesindustriels en vantant le monde « plus propre,plus sain et plus sûr » que paraît-il leurs départe-ments en « sciences de la vie » nous préparent,demain, il faudra par exemple des thérapies géné-tiques pour nous adapter à un environnement de

L ’ i d é o l o g i e d e s “ s c i e n c e s d e l a v i e ”

— 3 —

Page 6: Notes & Morceaux Choisis n°4

plus en plus pollué par les produits industriels etdes OGM pour adapter les plantes et les animauxaux conséquences du dérèglement climatiqueengendré par le développement industriel, etc. Parles désastres qu’il engendre irrémédiablement, lesystème justifie le maintient – voire la dégrada-tion – des rapports sociaux en même temps que lafuite en avant technologique et la poursuite de lacroissance économique. L’industrie de la dépollu-tion est ainsi présentée comme le seul remède à lapollution industrielle…

Par conséquent, il n’est plus forcément réfor-miste de lutter contre la dissémination des agents,puisque c’est ainsi s’opposer à ce qui a toutes leschances de devenir par la suite une justificationsupplémentaire du renforcement du système, aunom de la protection de la santé du citoyen-consommateur. Au contraire, une telle lutte doitêtre comprise comme relevant du “conservatismeontologique” tel que le définissait GüntherAnders :

Il y a la célèbre formule de Marx : « Les philo-sophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diversesmanières, ce qui importe, c’est de le transformer. »Mais maintenant, elle est dépassée. Aujourd’hui, ilne suffit plus de transformer le monde ; avant tout,il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le trans-former, beaucoup, et même d’une façon révolution-naire. Mais avant tout, nous devons être conserva-teurs au sens authentique, conservateurs dans unsens qu’aucun homme qui s’affiche comme conserva-teur n’accepterait. (4)

Être conservateur, au sens révolutionnaireque suggère ici Anders, consiste d’abord à lutterpour la préservation des conditions qui permet-tent la vie humaine sur Terre. Par là, il fautentendre évidement la préservation des conditionsbiologiques de la vie (par l’opposition à l’indus-trie, à l’armement et à la guerre nucléaire, à lapollution chimique et génétique de la nature, à ladestruction de l’environnement par l’industriali-sation et l’urbanisation de la vie sociale) à partirdesquelles, en fait, aucune liberté et aucune auto-nomie humaines ne sont possibles. Partout où lesconditions biologiques de la vie sont dégradées –que ce soit dans les grands centres urbains, lesbanlieues dortoir ou les campagnes industriali-sées ou muséifiées – les hommes sont étranger àcet environnement menaçant et la vie sociale estelle-même appauvrie et corrompue. On voit doncque le problème dépasse de loin les jérémiades éco-logistes ou citoyennes qui demandent plus de“contrôles” et de “transparence”, c’est-à-dire uneplanification plus rigoureuse du nombre des vic-times et de l’étendue des dégâts par la participa-tion de tous à l’établissement des normes « d’ac-ceptabilité sociales ».

L’industrie produit les marchandises enmasse, mais aussi le salariat et la pollution, c’est-à-dire les conditions sociales et environnemen-tales qui font que l’on ne peut plus faire autrement

que d’y avoir recours, qui les rendent indispen-sables à chacun, et avec l’aide de l’État, elle dis-pense en plus les compensations psychologiques etdistractions subjectives (télévision, jeux vidéos,culture en toc, participation citoyenne, etc.) quipermettent de faire oublier la misère de cette exis-tence.

Être conservateur au sens révolutionnaire,aujourd’hui, alors que la rationalisation de l’exis-tence par les prothèses technologiques tend àimposer dans tous les domaines la dépossessiondes facultés humaines et la soumission à la néces-sité économique et industrielle, nous semble pou-voir consister dans la préservation de ces facultéshumaines par leur mise en pratique autonome. Ilne faut évidement pas entendre ici les mots de“conservation” et de “préservation” dans un sensmuséographique, qui consisterait à retrouverintactes et à maintenir figées les connaissances,les savoir-faire et les pratiques qui ont permis parle passé aux hommes de construire ce qui futd’abord leur monde – si plein de “défauts” et “d’ar-chaïsmes” fût-il. Ce que la paysannerie et l’artisa-nat, notamment, ont réalisé à la fois comme pro-ductions, rapport à la nature, rapports sociaux etmodes de vie contient des éléments dont ont peututilement s’inspirer aujourd’hui pour commencerde se sauver de la société industrielle, pour sortirun tant soit peu de la dépendance au salariat et àla marchandise à quoi tous ses moyens sontemployés à réduire tout le monde.

Il est moins nécessaire en ces questions d’in-nover radicalement que de re-produire, c’est-à-dire de produire à nouveau, les conditions d’uneexistence moins soumise à la marchandise encommençant par prendre en main les conditionsmatérielles de sa propre existence (et l’oppositionaux nuisances industrielles peut en être l’occasionet le point de départ (5)) et sur cette base trouverd’autres personnes avec qui s’associer.]

Tout comme la pollution est la version la plusmoderne et la plus à la mode des forces extérieureshostiles du monde physique auxquelles nousdevons, paraît-il, nous mesurer, de simples forcesinertes, les gènes, sont maintenant tenues pourresponsables, non seulement de la santé humaine

4. Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vousque j’y fasse ?, interview de 1977 (éd. Allia, 2001).

5. Voir Christian Fons, OGM – Ordre Génétique Mondial,en particulier le chapitre final A suivre…, éd. L’EspritFrappeur, 2001.

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 4

— 4 —

Page 7: Notes & Morceaux Choisis n°4

L ’ i d é o l o g i e d e s “ s c i e n c e s d e l a v i e ”

au sens médical du terme, mais de toute une varié-té de problèmes sociaux, comme par exemple l’al-coolisme, la criminalité, la dépendance auxdrogues et les dérangements mentaux (6). D’où leprojet de séquençage du génome humain, un pro-gramme représentant plusieurs milliards de dol-lars qui prend la place du programme spatial pourdépenser l’argent public.

• Il y a plusieurs choses à savoir sur les gèneset sur la manière dont les scientifiques en parlent.L’ensemble du matériel génétique d’un être vivantest présent dans chacune de ses cellules, et c’estdonc d’abord à ce niveau que la biologie moléculai-re fait ses recherches. Le noyau de la cellule abri-te plusieurs long brins d’ADN roulés en des sortesde pelotes qui constituent les chromosomes.Chaque brin d’ADN est une longue séquence d’élé-ments nommés nucléotides, dont il n’existe quequatre sortes, désignés par les lettres A, T, C et G.L’ADN est un long cordon constitué de milliards deces nucléotides placés dans un certain ordre (parexemple: AATCCGATT…), dont seulement unepartie constitue les gènes proprement dits. Quantau reste de ces séquences qui ne sont pas desgènes, les chercheurs l’appellent « l’ADN poubelle »(junk DNA). Selon eux, il serait qu’un résidu del’évolution génétique, quoiqu’il représente unegrande partie du matériel génétique chez l’hommeet qu’ils ignorent s’il a une fonction précise ou non.

Les gènes quant à eux, remplissent deux fonc-tions. Premièrement, une partie de la séquencedes nucléotides qui constitue un gène spécifie, toutcomme un code, quelle sera la composition des pro-téines, c’est-à-dire des molécules dont sont faitstous les êtres vivants. Ces protéines comprennentles éléments structurels de notre corps, les maté-riaux de nos cellules et tissus et les enzymes et leshormones qui font que notre métabolisme peutexister et vivre. C’est dans le cytoplasme quientoure le noyau de la cellule, que le métabolismecellulaire produit toutes les protéines qui consti-tuent la cellule elle-même ou qui sont nécessairesà l’organe ou à l’organisme dont elle fait partie.Une protéine est composée d’éléments simples, lesacides aminés dont il existe 21 sortes, qui sontassemblées les uns à la suite des autres selon unesuccession spécifiée par la séquence des nucléo-tides dans le gène qui code pour cette protéine. Dece fait, si un ou plusieurs nucléotides sont changésdans le gène, cela peut “prescrire” un acide aminédifférent et modifier la protéine, qui alors ne rem-plira pas aussi bien sa fonction physiologique.Dans d’autres cas, un nucléotide peut être substi-tué à un autre, le métabolisme de la cellule auraalors des difficultés à interpréter le code, et uneprotéine déterminée peut être fabriquée en moinsgrande quantité, voire pas du tout.

Deuxièmement, d’autres parties de la séquen-ce des nucléotides du gène forment un code quiactive ou inhibe la production des protéines. Ainsi,

quoique que toutes les cellules de l’organismeaient le même matériel génétique, elles se diffé-rencient en fonction de leur contexte, de l’organedans lequel elles se trouvent, en produisant desprotéines spécifiques adaptés à leur fonction ausein de cet organe. Ce processus d’activation etd’inhibition de la production de constituants cellu-laires est donc sensible aux conditions extérieures.La membrane, qui constitue l’enveloppe extérieurede la cellule, comporte différents récepteurs (desprotéines) qui sont sensibles à la présence d’hor-mones (des protéines également) et d’autres molé-cules ou détectent les récepteurs des autres cel-lules, constituant ainsi un moyen de reconnaissan-ce des cellules entre-elles et de régulation de leurséchanges à l’intérieur d’un organe et plus généra-lement de l’organisme en son entier. Les gènes, enréglant la production de ces diverses protéines,jouent donc un rôle dans la formation et le fonc-tionnement de l’organisme tout entier.

La molécule d’ADN est dotée aussi d’une carac-téristique spéciale, elle est le modèle pour la fabri-cation d’autres copies d’elle-même. Lorsqu’une cel-lule se reproduit, elle se divise en deux et chaquenouvelle cellule hérite une copie complète dumatériel génétique, plus ou moins identique àcelui de la cellule d’origine. La molécule d’ADN estconstituée d’une double hélice sur laquelle se trou-vent les nucléotides assemblés par paires complé-mentaires ; A est complémentaire de T, C est com-plémentaire de G, ainsi lorsque sur une hélice onta, par exemple, la séquence AATCCGATT, surl’autre hélice se trouve la séquence TTAGGCTAA.Au moment de la division cellulaire, les deux par-ties de cette double hélice sont séparées et la par-tie complémentaire peut être reconstituée, enquelque sorte “automatiquement”, pour formerdeux filaments d’ADN presque identiques. En effet,aucune duplication chimique n’étant parfaite, il ya nécessairement quelques erreurs, que les scien-tifiques qualifient de « mutations », qui se produi-sent une fois sur un million. La molécule d’ADN estdonc partie prenante dans le processus de sapropre duplication.

L’exposé que nous venons de faire diffère sub-tilement des exposés de vulgarisation sur ce sujet.Les scientifiques disent assez couramment que lesgènes font les protéines et que la molécule d’ADNest auto-reproductrice. Le problème est que cettemanière de parler est extrêmement simplificatri-ce : avant que le gène “fasse” cela il faut d’abordque le métabolisme aie intégré les signaux ou mar-queurs (aussi des protéines) propres à activer cegène, et ensuite que le brin d’ADN qui le porte soitau contact du métabolisme de la cellule. En réali-té, les gènes ne peuvent rien faire par eux-mêmes.Pas plus que l’amiante n’est la cause du cancer, ungène n’est la cause de la synthèse d’une protéine,il n’est que l’agent d’un processus beaucoup pluscomplexe et à propos duquel les biologistes molé-culaires ignorent encore beaucoup de choses.

[Par exemple : comment dans des séquences deplusieurs milliards de nucléotides, une cellule

6. Aujourd’hui, l’achèvement du séquençage du génomehumain à fait revenir les chercheurs sur ce genre d’explication(mais peut-être pas le grand public qui en a été abreuvé depuis10 ans et plus).

— 5 —

Page 8: Notes & Morceaux Choisis n°4

identifie-t-elle le gène approprié à produire la pro-téine dont elle a besoin en des circonstances et àun instant donné ? La réponse à ce genre de ques-tion impliquerait que les biologistes moléculairesdisposent d’au moins une théorie sur le fonction-nement du métabolisme cellulaire. Or, il n’existepas même une seule théorie sur ce sujet (7), d’oùle recours à des techniques aussi grossières et bru-tales que le bombardement des cellules par desfragments d’ADN afin d’insérer de force de nou-veaux gènes dans le métabolisme cellulaire (8). Labiologie moléculaire en est encore pour l’essentielau stade de la description des composants cellu-laires et arrive à peine à expliquer quelques cyclesconcernant le renouvellement de ses composantsquantitativement les plus importants.

Cette science est donc loin de pouvoir évaluerles effets des modifications qu’elle produit dans legénome, ne serait-ce qu’à l’échelle de la cellule ;les manipulations génétiques actuelles peuventdonc tout à fait légitimement être qualifiée de bri-colage (9).]

Parfois, les scientifiques emploient une autreformule tout aussi équivoque, ils disent que legène est le « schéma directeur » d’une protéine, oula source d’une « information » déterminant la pro-téine. Pourtant, les protéines ne peuvent êtrefabriquées sans les gènes et le reste du métabolis-me cellulaire. Les uns ne sont pas plus importantsque l’autre. Dire des gènes qu’ils sont la « molécu-le maîtresse » de ce processus est un autre enga-gement idéologique inconscient : celui qui placel’esprit au dessus du corps, qui valorise le travailintellectuel par rapport au travail manuel, qui ditque l’information vaut plus que l’action.

De même, les scientifiques disent que la molé-cule d’ADN est auto-reproductrice parce qu’elle estparticulièrement active dans le processus de saduplication. Mais en réalité, c’est le métabolismede la cellule, dans les circonstances très particuliè-re de sa division, qui parvient à mettre l’ADN ensituation d’être dupliqué. Cet abus de langagen’est pas innocent : les chercheurs dotent ainsi lematériel génétique d’un être vivant d’un pouvoirmystérieux et autonome qui semble le placer au-dessus des autres composants ordinaires de l’orga-nisme. Or, c’est justement l’organisme entier desêtres vivants qui est « auto-reproducteur », ou plusexactement qui possède la capacité de se reprodui-re : que ce soit en partie, par le renouvellement destissus constituant les organes grâce à la divisioncellulaire, ou en totalité, en engendrant une nou-velle génération grâce à la reproduction sexuée. •

[D’une certaine manière, cette “auto-reproduc-tion” du brin d’ADN tient lieu pour les biologistesmoléculaires d’explication magique qui leur évited’avoir à étudier et comprendre la capacité desêtres vivants de se reproduire et donc d’avoir à entenir compte, ce qui leur facilite évidement le tra-vail lorsqu’ils visent justement à la limiter ou àl’éliminer comme avec certains OGM et plus par-ticulièrement avec la technologie dite“Terminator” (10).

Plus généralement, le fait que l’ADN est uncode qui détermine la composition et la produc-tion des protéines a amené très tôt les chercheursà avancer l’analogie mécaniste qui considère « levivant comme un gigantesque ordinateur dont legénome serait le programme » (N&MC n°1). Leséquençage du génome humain ne pouvant êtreeffectué sans ordinateurs ni une complexe machi-nerie chimique n’a fait que renforcer la croyanceen la vraisemblance de cette analogie qui ainsi aété élevée sans discussion par tous les biologistesmoléculaires au rang de théorie générale (11). Enréalité, cette analogie entre gènes et programmed’ordinateur est extrêmement limitée : les gènes necodent que pour la fabrication des protéines, pourle reste, à savoir les circonstances qui déterminentl’exécution de ce programme, il n’y a rien de com-mun avec le fonctionnement d’un ordinateur.Dans le métabolisme, il n’y a rien qui, parexemple, s’apparente à un référençage des élé-ments mis en jeu, comme dans les mémoires infor-matiques, qui les rendrait immédiatement dispo-nible à un processeur. Il n’y a pas non plus de pro-cesseur central effectuant toutes les opérationsselon une suite prédéterminée ; les gènes n’ont rienà voir avec un logiciel où les réponses à toutes lessituations sont programmées. L’analogie informa-tique ne permet pas de rendre compte du fait quele métabolisme de la cellule autant que celui del’organisme, est en totalité un processus de pro-duction qui est en même temps son propre objet deproduction, c’est-à-dire encore une fois un proces-sus permanent de re-production de soi-même.]

Le projet de séquençage du génome humain apour but de faire l’inventaire de toutes les

9. La preuve en est que c’est seulement maintenant que cesmessieurs « tentent de relever un nouveau défi: donner du senset trouver des applications au travail effectué » (cf article duMonde sur Genset ci-dessous) ; la méthode est claire : on faitn’importe quoi, et l’on invente ensuite justifications et applica-tions. Voilà comment fonctionne la “science” d’aujourd’hui !

10. Cf. Jean-Pierre Berlan, La guerre au vivant, OGM etmystifications scientifiques, éd. Agone, 2001.

11. Pourtant, le raisonnement par analogie n’est habituel-lement pas considéré comme scientifique. Lorsqu’il y a unedizaine d’années James Lovelock formula l’hypothèse Gaia,selon laquelle la biosphère formerait une totalité organiqueanalogue à celle d’un être vivant, une grande partie de la “com-munauté scientifique” cria au charlatan, alors que cette hypo-thèse semble beaucoup plus près de la réalité que tous les“modèles de simulation numériques” (pour une analyse plusprécise, voir, James Lovelock et l’hypothèse Gaïa, N&MC n°5).

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 4

— 6 —

7 . Cf. André Pichot, La société pure, de Darwin à Hitler,chapitre Génétique et Eugénisme, La résurgence, éd.Flammarion, 2000.

8. Ces méthodes sont directement inspirées de la physiquenucléaire, qui pour découvrir les « composants ultimes de lamatière » (autre variante de la cause originelle) bombarde lesparticules avec d’autres particules de haute énergie.

Page 9: Notes & Morceaux Choisis n°4

séquences de nucléotides de tous les gènes de l’êtrehumain. Avec la technique actuelle, il s’agit d’unprojet immensément ambitieux qui pourrait durer30 ans et mobiliser des dizaines, voire des cen-taines de milliards de dollars. Bien sûr, on promettoujours qu’une amélioration des techniques per-mettra de réduire l’ampleur du travail (12). Maispourquoi veut-on connaître les séquences com-plètes des nucléotides qui composent le génomehumain ?

L’idée sous-jacente est qu’en disposant d’uneséquence de référence provenant d’un individuprétendument normal, en en comparant les par-ties avec celles d’une personne présentant destroubles, nous pourrions alors localiser le défautgénétique à l’origine de la maladie. Nous pourrionsensuite transférer le code génétique de la person-ne malade dans une protéine “malade”, afin de voirce que cette protéine à d’anormal, et ceci nousdirait de quelle manière traiter la maladie. Donc siles maladies proviennent de gènes défectueux, etsi nous savons ce qu’est un gène normal, dans sesdétails moléculaires les plus précis, nous sauronsalors ce qu’il faut faire pour réparer les anomaliesphysiologiques. Nous saurons ce qui va de traversdans les protéines, et cause le cancer, et d’unefaçon ou d’une autre nous pourrions inventer desmoyens de les réparer. Nous pourrions trouver desprotéines particulières endommagées ou man-quantes chez les schizophrènes ou les maniaco-dépressifs, chez les alcooliques et les drogués, et,avec des médicaments efficaces, les soulager deleurs terribles infirmités. Plus : en comparant tousles gènes de l’homme dans tous leurs détails molé-culaires, avec ceux d’un chimpanzé ou d’un gorille,par exemple, nous saurions pourquoi nous sommesdifférents de ces animaux. Cela revient à dire quenous saurions ce qu’est l’être humain.

[Depuis l’achèvement du séquençage du géno-me humain, ce type de forfanterie — directementinspirée de la sociobiologie soutenue par R.Dawkins — a disparu. Les chercheurs se sont faithumbles en remettant à plus tard l’explication dela vie que cette opération magique était senséeleur fournir, et à plus forte raison l’explication desmaladies ou des troubles du comportement. Voirl’article du journal Le Monde page suivante qui,après nous avoir appris que les deux chevaux debataille (progrès de la médecine prédictive et effi-cacité des thérapies géniques) sur lesquels repo-saient toute la propagande en faveur de ce décryp-tage ne sont que des illusions, nous dit que toutcela ne sert finalement qu’a « réinvestir lepatient » (13). En somme, la propagande ne sert

qu’à soutenir la propagande, car ce “soutien psy-chologique” apporté à quelques personnes d’unemanière si dispendieuse, veut en fait signifierpour tout le monde très concrètement ceci :« Continuez à donner pour le Téléthon » et« Continuez à croire dans les progrès de laScience ». Escroquerie et esbroufe ne peuvent sesoutenir sans user des procédés complémentairesdu chantage aux sentiments et du recours à l’ar-gument d’autorité.]

« En quoi cette façon de voir est-elle fausse ? Lapremière erreur est de parler du génome humaincomme si tous les humains étaient semblables. Enfait, une protéine donnée peut exister en diffé-rentes variétés, sans que cela altère ses fonctions,et donc, entre deux individus normaux, il existedéjà de nombreuses variations de la séquenced’acides aminés qui constituent leurs protéines.

De plus, de par la nature même du code géné-tique, beaucoup de changements qui se situent auniveau de l’ADN ne se retrouvent pas dans les pro-téines elles-mêmes. Ce qui veut dire que diffé-rentes séquences d’ADN correspondent à la mêmeprotéine. Pour le moment, nous n’avons pas debonnes estimations au sujet de l’être humain, maissi les humains sont comparables aux animaux delaboratoire, à peu près un nucléotide sur 500 seradifférent dans l’ADN de deux personnes choisiesau hasard. Étant donné qu’il y a grosso modo troismilliards de nucléotides dans les gènes humains,deux personnes auront une différence moyenne d’àpeu près 600 000 nucléotides. Et un gène moyen

L ’ i d é o l o g i e d e s “ s c i e n c e s d e l a v i e ”

— 7 —

Le Monde, 16 février 2001.

Il existe encore plusieurs étapes avant de réaliser le livre de la vie

Nota Bene : Le Monde avait rendu compte, dans sonédition du 8 août 1945, de l’explosion de la bombeatomique américaine sur Hiroshima avec ce sous-titre : « Une révolution scientifique ». Il a qualifié demême le séquençage du génome humain qui n’est,comme la bombe atomique, qu’une prouesse tech-nique qui n’apporte aucune connaissance ni com-préhension supplémentaire comme le montre bien le“scoop” à la fin de cet extrait…

« Après des mois de campagne publicitaire etd’espoir, de débats et d’attente, l’ébauche du sé-quençage du génome humain est aujourd’hui pu-bliée. Victoire scientifique, le décodage des quelquestrois milliards de paires de bases de notre ADN com-plet est, selon certains chercheurs à comparer auxpremiers pas de l’homme sur la Lune, à la scission del’atome et même pour certains à l’invention de laroue.

Souvent qualifiée d’empreinte génétique, ce dé-cryptage constitue surtout une liste informe, plutôthumiliante de surcroît. De quoi l’homme est-il fait ?Apparemment de 10 000 gènes de plus que les 22 000identifiés jusqu’ici (25 000 ont été découverts dans legénome de l’arabette des dames, Arabidopsis thalia-na). A l’évidence, la vie est autre chose qu’une addi-tion de gènes. »

12. C’est bien ce qui s’est produit, et le séquençage n’a fina-lement pris que 10 ans.

13. Le langage de l’économie s’insinue partout, à mesureque les marchandises se substituent aux biens issus de la re-production autonome de la nature et des hommes, et aujour-d’hui, le salarié moderne doit “gérer son capital santé” à l’égalde sont portefeuille d’actions en Bourse. Tous ceux quiemploient ce langage affichent par là leur soumission à ce mou-vement de l’économie qui fait de tous les aspects de la vie unvulgaire matériau exploitable et recombinable à volonté par laproduction industrielle.

Page 10: Notes & Morceaux Choisis n°4

long de disons 3 000 nucléotides sera différent de20 nucléotides entre deux individus normaux.Mais alors quel sera le génome pouvant servir deréférence ? »

[Dans ce passage, Lewontin emploie sansnuance la notion de “normalité”… pour dénoncerl’absence de “génome de référence”, c’est-à-direl’absence d’être humain “normal” ! En tant quescientifique, il ne s’est pas lui-même dégagé entiè-rement de certains présupposés idéologiques dulangage qu’il veut dénoncer. Dans d’autres pas-sages, par exemple, il emploie le terme de “machi-nerie” pour qualifier le métabolisme de la cellule,

c’est-à-dire qu’il emploie encore la métaphoremécaniste qui est à l’origine de ce qu’il dénonce. Ilpointe par-là, très justement, les travers du lan-gage scientifique, mais uniquement par le biaisdes amalgames et des approximations les plusdouteuses de certains de ses collègues, non commele produit du point de vue erroné – mécanique,quantitatif et antihistorique – de la sciencemoderne sur le vivant. Il est vrai que cela impli-querait l’existence, même à l’état embryonnaire,d’une autre forme méthodique et structurée deconnaissance qui ne soit pas fondée exclusivementsur l’expérimentation quantitative, l’analyselogique formelle et la synthèse mathématique…]

Le Monde, 2 mars 2001

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 4

— 8 —

Page 11: Notes & Morceaux Choisis n°4

• Chaque gène est composé de deux allèles,c’est-à-dire de deux séquences de nucléotidescodant pour la même protéine, l’une provenant denotre mère, l’autre de notre père. Les ovules et lesspermatozoïdes ne contiennent en fait que la moi-tié du patrimoine génétique d’une femme ou d’unhomme, les allèles qui les composent étant répar-tis au hasard. Certains allèles sont dit “dominant”et d’autres “récessifs”, mais cela ne correspond quefort imparfaitement à une distinction entre “nor-mal” et “anormal” : un allèle est dit “dominant”parce qu’il s’exprime en priorité face à un allèle“récessif”. Ainsi, si un gène est composé des allèlesA et A (deux dominants) ou A et a (un dominant, unrécessif), la protéine aura la forme A. Par contre sile gène est composé des allèles a et a (deux réces-sifs), la protéine aura la forme a, dont les fonctionsseront légèrement différentes de l’autre. Certainespathologies d’origine génétique sont très souventdites “récessives” : pour qu’un individu en con-tracte une, il faut qu’il hérite de ses parents deuxallèles récessifs (généralement assez rares) don-nant une protéine défectueuse. Une personne nor-male peut donc posséder certains allèles défec-tueux “récessifs”, hérités d’un parent, mais cou-verts par des allèles normaux “dominants”, héritésde l’autre parent.

Tout génome peut donc comporter un certainnombre d’allèles défectueux impossibles à identi-fier, qui une fois séquençés figureront au cata-logue. Quand on comparera l’ADN d’une personnemalade avec celui d’une séquence standard dite“normale”, il sera impossible de déterminer quelledifférence entre les deux ADN, parmi les diffé-rences existantes, est responsable de la maladie.Le caractère “récessif” ou “dominant” d’un gène nepeut être déterminé que par les conséquences phy-siologiques sur l’organisme de la protéine dé-fectueuse et par l’hérédité, la permanence ou nonde ces conséquences ou leur modification dans ladescendance ou l’ascendance de l’individu. Il seraitdonc nécessaire d’étudier une population im-portante de gens normaux et de gens malades,pour voir s’il est possible de trouver des différencescommunes entre eux, quoique même cela ne puis-se ne pas arriver si la maladie étudiée est la consé-quence de plusieurs causes génétiques, car alorsles gens auraient la même maladie pour des rai-sons différentes, même si toutes ces raisons vien-nent de changements génétiques. Il peut en effet yavoir, au sein d’une population, plusieurs “ver-sions” d’allèles récessifs ou dominants qui codentpour une même protéine. •

« Le second problème lié au projet de séquen-çage du génome humain est que l’on prétend qu’enconnaissant la configuration moléculaire de nosgènes nous savons tout ce qui importe à notresujet. C’est considérer que les gènes déterminentl’individu, et que l’individu détermine la socié-té (14). C’est isoler une altération dans un pré-

tendu gène du cancer comme la cause du cancer,même si l’altération de ce gène peut venir de l’in-gestion d’un polluant, lui-même produit par unprocédé industriel, lui-même étant une consé-quence inévitable d’un investissement financier à6%. Une fois de plus, la pauvre notion de causalitécaractéristique de l’idéologie de la biologie moder-ne [et de toute la science moderne], cette notion quiconfond les agents et les causes, nous entraînedans des directions particulières pour trouver dessolutions à nos problèmes. »

[La molécule Famoxin de Genset (cf. article dujournal Le Monde page suivante) illustre bien legenre de “direction particulière” que promeut cettemanière d’aborder les problèmes. A défaut d’avoirpu trouver le gène de l’obésité à la suite du séquen-çage du génome, à défaut aussi de vouloir s’atta-quer aux causes réelles de l’obésité (qui touchemaintenant 25% des Américains et qui est en aug-mentation dans tous les pays industrialisés –juteux marché, donc) qu’ils connaissent parfaite-ment, à savoir ce « régime cafétéria » gras etsucré, nos scientifiques – à moins que ce ne soientdes hommes d’affaires, on ne sait plus très bien –ont trouvé un palliatif technique qui permettraaux gens de continuer à manger n’importe quoi età l’industrie agro-alimentaire de continuer àvendre cette néo-alimentation si adaptée au modede vie moderne.

Remédier aux causes réelles de l’obésité auraitdonc demandé un changement social de grandeenvergure et un effort personnel de la part de ceuxqui se laissent aller à consommer ces ersatz.Toutes choses qui, impliquant l’exercice d’unevolonté politique et humaine semblent bien êtremaintenant totalement hors de portée des sociétéssoi-disant les plus “développées”. Le seul remèdeaux maux qui affectent les hommes dans la socié-té industrielle est donc lui-même un produit del’industrie, en l’occurrence une molécule “miracle”(en attendant qu’après la mise sur le marchésoient découverts ses effets secondaires sur lescobayes humains).

« Il n’y a pas d’autre politique possible. »Ce médicament, comme beaucoup de produits

de l’industrie médico-pharmaceutique, ne permetdonc pas de recouvrer la santé – qui consiste dansun équilibre général des facultés humaines –,mais de masquer les symptômes de la maladie ; ilne s’attaque pas aux causes du déséquilibre quiengendre l’obésité, mais cherche à éliminer sesconséquences. Ce que l’on appelle les “dépenses desanté”, en constante augmentation dans les paysindustrialisés, sont en réalité de plus en plus desdépenses de maladie qui permettent aux gens decontinuer à vivre dans des conditions et d’avoirun comportement de plus en plus pathogène etmorbide. « Plus rien, aujourd’hui, ne doit êtreinsupportable. »

Un tel progrès technique ne peut en aucun casengendrer un progrès humain puisque non seule-ment il n’aide personne à devenir maître de son

L ’ i d é o l o g i e d e s “ s c i e n c e s d e l a v i e ”

— 9 —

14. Là aussi, depuis l’achèvement du séquençage les cher-cheurs ont changé de discours. Plus personne ne soutient detelles simplifications, mais c’est pour réclamer de nouveauxcrédits afin de poursuivre des recherches sur ces matières pluscompliquées qu’ils ne le supposaient.

Page 12: Notes & Morceaux Choisis n°4

Le Monde, 2 mars 2001

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 4

— 10 —

Page 13: Notes & Morceaux Choisis n°4

existence et de ses conditions, mais qu’au contrai-re il encourage chacun à renoncer à cette maîtriseau profit d’objets techniques (et donc au profit desentreprises industrielles et commerciales qui lesmettent sur le marché avec l’aide des subventionsde l’État) censées permettre une “liberté sans res-ponsabilité” – ils donnent l’illusion aux individusqu’ils peuvent par là acquérir la capacité de fairetout et le contraire de tout sans jamais avoir à ensubir les conséquences. Cette “liberté de fairen’importe quoi” n’est enréalité qu’une version –magnifiée par la technologie – de la pauvre laliberté de consommer toutes les marchandises, etrien d’autre. Le palliatif technique qui la rendpossible sur le moment et en apparence ne faitjamais que reporter les contradictions qu’il pré-tend éliminer sur une échelle plus étendue, c’est-à-dire en engendrant des nuisances et un abais-sement des hommes qui atteint tout le monde.]

« Alors pourquoi tant de scientifiques puis-sants, célèbres, prospères et extrêmement intelli-gents veulent-ils séquencer le génome humain ?C’est en partie parce qu’ils sont si attachés à l’idéo-logie de la cause unique qu’ils croient aveuglémenten l’efficacité de leurs recherches et ne se posentpas de questions plus compliquées. Une autre par-tie de la réponse est plus grossière. Participer etcontrôler un projet de recherches de plusieurs mil-liards de dollars et qui durera peut-être 30 ou 50ans, qui va impliquer le travail quotidien de mil-liers de techniciens et de petits scientifiques est,aux yeux d’un biologiste ambitieux, une perspecti-ve extraordinairement attirante. De grandes car-rières vont s’ouvrir, avec à la clef des prix Nobel etdes diplômes honorifiques. Ceux qui dirigeront ceprojet et qui produiront un volume important dedonnées informatiques à partir du séquençage dugénome humain disposeront de postes importantsdans l’enseignement et d’immenses laboratoires.

De la prise de conscience des importantesrécompenses à venir, en terme de statut social etd’économie, pour les participants à ce projet estnée une puissante opposition. Elle provient dumonde de la biologie même, de chercheurs qui pra-tiquent un autre type de science et dont la carriè-re et les recherches sont menacées par le détour-nement vers le séquençage du génome humain del’argent et des énergies, et de la prise de conscien-ce du public.

Des biologistes qui réfléchissent sur le longterme ont mis en garde contre la terrible dés-illusion du public qui fera suite à l’achèvement du

séquençage. Le public découvrira qu’en dépit desprétentions des spécialistes de la biologie molécu-laire, les gens meurent toujours de cancers, demaladies de cœur, d’apoplexies, que les institu-tions sont toujours pleines de schizophrènes et demaniaco-dépressifs, que la guerre aux drogues n’apas été gagnée. Beaucoup de scientifiques redou-tent qu’en promettant trop de choses, la science nedétruise son image publique et que les gensdeviennent cyniques, tout comme, par exemple, ilsle sont devenus à propos de la guerre au cancer oude la guerre à la pauvreté.

Les chercheurs ne sont pas impliqués dans cecombat uniquement en tant qu’universitaires.Parmi les professeurs de biologie moléculaire desuniversités, un grand nombre sont également lesscientifiques ou les actionnaires principaux defirmes de biotechnologie. Cette technologie est uneindustrie et une source importante d’espoir de pro-fits pour le capital risque. Le projet de séquençagedu génome humain, dans la mesure où il crée denouvelles technologies au frais de l’État fournirades outils très puissants aux firmes de biotechno-logie, qui leur permettront de mettre au point denouveaux produits à mettre sur le marché. Deplus, le succès du projet suscitera une foi plusgrande dans les capacités des biotechnologies àproduire des choses utiles.

Les “produits émergents” issus du projet deséquençage du génome humain ne sont pas lesseules sources d’immenses profits pour l’industriedes biotechnologies. La mise en œuvre du projetlui-même va consommer des quantités impor-tantes de produits chimiques et de matériels. Desmachines qui fabriquent de l’ADN à partird’échantillons sont produites par des entreprises,et ce sont elles qui séquencent automatiquementl’ADN. Elles consomment toutes sortes de produitschimiques, vendus avec des profits énormes par lessociétés mêmes qui fabriquent ces machines. Leprojet de séquençage du génome humain est du bigbusiness. Les milliards de dollars qu’on y dépensevont entrer dans une proportion importante dansles dividendes annuels des entreprises concer-nées. »

Traduction et adaptation

Renaud Garel et Bertrand Louart — avril 2001.

L ’ i d é o l o g i e d e s “ s c i e n c e s d e l a v i e ”

— 11 —

Sur le même sujet :Richard C. Lewontin,

Le rêve du génome humain, 1992.

Page 14: Notes & Morceaux Choisis n°4

Le Monde, 27 février 2001.

Des biologistes de San Francisco ont créé des souris «humanisées»

Une équipe de biologistes américains a révélé,dimanche 25 février à San Francisco, avoir réussià créer des souris dont une fraction importante ducerveau — le quart environ — avait été colonisépar des neurones provenant de cellules issuesd’embryons humains. Les souris ainsi “humani-sées” ne semblent pas avoir, selon leurs créateurs,un comportement très différent de leurs congé-nères strictement animales. […]

Pour sa part, le professeur Weissman expliqueque la prochaine étape de ce travail devrait consis-ter à fabriquer des souris au cerveau entièrementou presque composé de cellules humaines. Unmodèle expérimental est dores et déjà au point,mais le scientifique californien souhaite que l’onouvre auparavant un large débat éthique. Il aime-rait en effet savoir à partir de quel pourcentage decerveau de souris constitué de cellules humaines ildevrait commencer à s’inquiéter et pourquoi, aujuste, il conviendrait de s’inquiéter.

Le Monde, 8 juin 2001.

Le clonage humain au secours des extraterrestres

Les raéliens s’approchent-ils de l’immortalitéqu’offre, à leurs yeux, la pratique du clonage ? «Cette idéologie, les moyens financiers non négli-geables dont dispose le mouvement mais aussi etsurtout son caractère sectaire sont en l’occurence desérieux atouts », souligne le professeur […]

« Je frémis (et je ne suis sûrement pas le seul) àl’idée qu’un jour la grande presse puisse annoncerla naissance du premier clone humain et présentercet événement comme un éclatant succès de la secteraélienne – et, quelque part, comme une preuve deses théories délirantes et une incitation à leuraccorder crédit », conclut le professeur Jordan.

Il n’y a évidement rien à craindre de la secte des biologistes moléculaires qui ne semble pas très bien savoir, au juste, « où est le problème »…

« Je ne peux pas vivre dans un pays oùles droits élémentaires sont bafoués auprofit d’une compagnie privée. » Massif etcarré, comme ses ancêtres vikings quicolonisèrent l’Islande, SteindorErlingsson a quitté en mars 2000 son îlenatale, qui ne figure pourtant pas parmiles Etats peu respectueux des droits del’homme. A l’heure où l’ensemble du géno-me humain vient d’être décrypté, il a pré-féré se “réfugier” au Royaume-Uni, où ilprépare un doctorat au centre d’histoirede la science, de la technologie et de lamédecine de l’université de Manchester.

Etudiant en histoire des sciences àl’université d’Islande, SteindorErlingsson s’est opposé dès 1998 aux acti-vités de la société de génomique améri-caine DeCode Génétics, qui s’est implan-tée dans le pays avec le projet de réunirsur une seule base de données les infor-mations généalogiques, médicales etgénétiques de la totalité de la populationislandaise (270 000 habitants), afin demieux cerner les gènes responsables de laschizophrénie, des maladies cardio-vas-culaires, etc. Le président de DeCode,Kari Stefanson, islandais d’origine, a

trouvé au sein du gouvernement et desmédias des appuis qui lui ont permisd’obtenir des modifications législativesafin de lancer son opération. Cette“connivence” a rendu Steindor Erlingsson« malade d’être citoyen islandais ».

Au départ, De Code s’est contenté deconstituer une base de données à partirdes arbres généalogiques de la popula-tion, pieusement conservés par toutes lesparoisses depuis le Xe siècle. Pour croiserces données publiques avec l’état sanitai-re de la population, DeCode a obtenu, endécembre 1998, le vote par le Parlementislandais du Medical Database Act. Ilautorise le gouvernement à mettre, pen-dant douze ans, à la disposition du privéles données médicales contenues dans lescarnets de santé détenus par tous lesislandais depuis le début de ce siècle. Enjanvier 2000, c’est bien sûr DeCode qui aobtenu ce droit.

Ce vote a suscité de vives polémiquespubliques, mais la suite du feuilleton apeu mobilisé les médias internationaux.Pour compléter sa base de données,DeCode a désormais besoin d’échan-tillons de tissus, de cellules et de sang.

Jusqu’ici, la firme avait fait appel à desvolontaires (20 000 environ), la loi islan-daise exigeant le « consentement éclairé »des donneurs. Mais en avril 2000, leBiobank Act a remplacé ce principe parcelui du « consentement présumé » : toutindividu est potentiellement donneur,sauf s’il signifie son refus.

Cela a conduit le gouvernement à dres-ser une liste de 20 000 personnes qui,comme Steindor Erlingsson, ont rejoint lefront du refus. Un fichage jugé inadmis-sible par ce militant de l’associationMannvernd (Association des Islandaispour une éthique scientifique), auteurd’articles tels que Science et savoir : cin-quième pouvoir ou nouvelle institutionreligieuse ? dans le principal quotidiendu pays, Morgunbladid. SteindorErlingsson affirme avoir été victime depressions sur sa future carrière universi-taire. Voilà pourquoi, en avril 2000, il a« choisi l’exil » avec sa femme et ses deuxenfants. Eux non plus ne figureront pasdans la base de DeCode.

Antoine Reverchon

Le Monde, 16 février 2001.

Steindor Erlingsson, réfugié à Manchester, fuit le fichage génétique islandais

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 4

— 12 —

Page 15: Notes & Morceaux Choisis n°4

— 13 —

Le modèle mécanique de la vieou

de la vision mécaniste du mondeà l’autonomie de la technique

« Les deux automates à figure humaine réaliséspar Vaucanson sont des musiciens. […]

Dans ces automates, la dimension artistique estindissociable de la visée scientifique. Il est par-venu, par le biais de son Flûteur automate et deson Joueur de flageolet, non seulement à repro-duire le mécanisme de la respiration mais les “coupde langue” qui sont nécessaires à la production dechaque note. En tentant de mettre au point cettereproduction mécanique d’un joueur de flageoletprovençal, Vaucanson ne se contente pas d’appli-quer ses connaissances médicales en matière de res-piration, il met à nu, avec une précision extrême, lefonctionnement physiologique des organeshumains produisant le souffle nécessaire à l’utili-sation de cet instrument à vent. […]

Cet automate réalisé par Vaucanson s’avèredonc suffisamment proche du phénomène physio-logique humain qu’il reproduit mécaniquementpour permettre d’en découvrir le fonctionnement invivo, ce qu’aucune dissection ne pouvait autoriser.Dans son ambition de mettre au jour le fonction-nement mécanique de certains organes vivants, lareproduction mécanique du vivant s’avère doncheuristique. Mais elle va beaucoup plus loin.

A travers son automate, ce que Vaucansondécouvre, c’est la “fatigue” du joueur de Flageolet àlaquelle ses auditeurs ne pouvaient être sensibles.Où l’on voit bien que le mécanisme, loin de corres-pondre à l’image simpliste qui le présente comme

une déshumanisation abjecte du vivant par saréduction au caractère inerte d’une machine, nonseulement donne à voir le fonctionnement de sonmouvement, mais permet même de découvrir ce quece corps humain éprouve, physiologiquement, cettesensation de fatigue, voire de souffrance qu’aucunemachine, précisément, ne pourra jamais ressentir,parce qu’elle est le propre du vivant. […]

On est aux antipodes de l’automation indus-trielle ou des créatures bioniques chez lesquelles lafatigue des composants vivants n’est tolérée quecomme une phase nécessaire à la reproduction dela force de travail. C’est un moment, peut-êtreunique, et qui doit être noté comme tel, non seule-ment dans l’histoire des automates, des androïdes,mais dans celle de la reproduction artificielle duvivant. Peut-être parce qu’elle se joue avec l’art, lascience ne met pas en jeu la mécanisation du vivantcomme une forme de standardisation ni mêmed’instrumentation. La “technê biomécanique” deVaucanson est fondamentalement respectueuse nonseulement du vivant, mais de l’humain, et c’est unfait qu’il importe de ne pas oublier tant les déve-loppements ultérieurs de l’alliance du technique etdu biologique sont loin, très loin, de cettedémarche. »

Isabelle Rieusset-Lemarié, La société des clones à l’ère de la reproduction multimédia,

éditions Actes Sud, 1999.

LA NATURE était autrefois le modèle de l’ar-tisan, du savant et de l’artiste. Et l’imitation de laréalité permettait alors d’appréhender le monde,c’est-à-dire littéralement, de le prendre en main etdonc de le comprendre. À partir de la Renaissanceet jusqu’aux Lumières, l’habileté, la connaissanceet la conscience humaine se sont développées decette manière. L’homme est ainsi devenu maîtredes forces de la nature auxquelles il était aupara-vant subordonné ; il devient autonome en prenantde mieux en mieux en main ses propres affaires etacquiert plus de liberté dans la production etreproduction des différents aspects son existence.

La machine n’est alors qu’une analogie com-mode (1) parce que c’est celle qui est le plus à laportée de l’activité humaine, alors essentiellementartisanale et manufacturière, dans la créationd’objets animés. Le projet des Lumières s’inscritdans un monde où toute activité, toute productionrepose sur la force musculaire des animaux et deshommes et sur la force plus ou moins domestiquéedes éléments naturels (eau, vent, etc.). Lesconnaissances nouvelles de la science et lesmachines qui en sont issues ne peuvent être mise

1. Analogie qui engendre aussi à cette époque certainsexcès que signale I. Rieusset-Lemarié.

Page 16: Notes & Morceaux Choisis n°4

en œuvre qu’à l’intérieur des limites imposées parces sources d’énergie qui toutes sont à l’échellehumaine. Dans ces circonstances, l’introductiond’une innovation économique ou techniqueimplique d’abord un changement politique etsocial, c’est-à-dire que leur mise en œuvre estsubordonnée au bon vouloir des travailleurs quivont y être employés, des communautés et despopulations qui vont les accueillir parce que cesont elles qui sont maîtres, par leur force de tra-vail et leurs savoir-faire, des forces naturelles etelles constituent alors par le fait les seules forcessociales susceptibles de mettre en œuvre (ou pas)ces nouvelles techniques. Les populations tiraientalors leur subsistance de leur activité combinée àcelle de la nature et cela leur assurait ainsi unecertaine autonomie vis à vis des classes supé-rieures et des autorités politiques qui dépendaientalors entièrement de cette activité et de ses pro-duits (2).

Le perfectionnement de la machine à vapeur etles premières machines-outils vont permettre àl’activité humaine de ne plus être limitée par lesfacteurs naturels et sociaux :

Ce n’est qu’avec la machine à vapeur à doubleeffet de Watt que fut découvert un premier moteurcapable d’enfanter lui-même sa propre force motriceen consommant de l’eau et du charbon et dont ledegré de puissance est entièrement réglé par l’hom-me. Mobile et moyen de locomotion, citadin et noncampagnard comme la roue hydraulique, il permet deconcentrer la production dans les villes au lieu de ladisséminer dans les campagnes. Enfin, il est univer-sel dans son application technique, et son usagedépend relativement peu des circonstances locales.Le grand génie de Watt se montre dans les considé-

rants du brevet qu’il pris en 1784. Il n’y dépeint passa machine comme une invention destinée à des finsparticulières, mais comme l’agent général de la gran-de industrie.

Karl Marx, Le capital, Livre I, s. IV, ch. XV, 1867.

Ce ne sera évidement pas l’activité de tous leshommes qui s’émancipe ainsi des limites imposéesprécédemment par les conditions naturelles, lasociété traditionnelle et ses communautés, maissurtout l’activité économique des propriétaires deces machines. Dès lors, avec l’aide d’une autremachine, d’une institution conçue sur le modèled’une machine, à savoir le marché autorégulateurdes libéraux inspirés par Adam Smith et son ou-vrage La richesse des nations (1776) – où laconcurrence entre les intérêts privés à la base dumécanisme de l’offre et de la demande est senséeréaliser automatiquement un équilibre qui repré-senterait le bien public –, l’activité des entrepre-neurs capitalistes prend la dimension d’une acti-vité sociale en ce qu’elle tend à se subordonner lesforces de la nature, la vie des hommes et boulever-se l’organisation de la société, qui ne sont plus dèslors que des moyens pour la mise en mouvementdes marchandises.

Et de fait, au XIXe siècle, en imposant sonrythme et ses produits à toutes les classes de lasociété, de simple analogie, la machine devient lemodèle. L’activité sociale de la bourgeoisie, démul-tipliée par la machine et le marché, s’affranchitprogressivement des limitations naturelles ethumaines qui la maintenaient autrefois dans leslimites de la société traditionnelle et précapita-liste. Parce qu’elle n’est ni coordonnée ni unifiée –c’est la première activité sociale qui parvient àbouleverser une société de manière délibérée, sansêtre pour autant maîtrisée –, elle se présente alorsface à la société à l’égal d’une “force de la nature”dont dépendent de plus en plus d’individus et qui,à mesure des progrès techniques, subordonne l’or-ganisation sociale à l’organisation de la produc-tion, au fonctionnement de ses machines et àl’approvisionnement de ses marchés. A mesure quele progrès technique mécanise et accroît la produc-tion, l’industrie prend en charge des aspect plusnombreux de l’existence humaine. Et ce qui étaitautrefois des réalisations humaines (le produit dutravail des paysans ou des artisans et de leurscommunautés et qui constituaient le cadre et don-naient une unité à la vie sociale de tous lesmembre d’une civilisation) est remplacée par uneaccumulation de marchandises, c’est-à-direquelque chose fabriqué d’abord pour être vendu, leproduit d’un processus fragmentaire et indépen-dant de ceux qui l’animent. Le capitalisme est uneinversion de la réalité : la (re)production deshommes et de la société n’est plus la fin du systè-me économique et technique, mais de simplesmoyens servant au fonctionnement de ce système.Ce sont les choses qui commandent aux hommes,et l’autonomie du développement technologiqueauquel nous assistons aujourd’hui n’est en fait que

2. On peut trouver divers exemples de ces faits notammentchez Pierre-Maxime Schuhl, Machinisme et Philosophie, éd.Payot, 1937.

— 14 —

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 4

Ce type de moulin à vent a pour origine une invention populaire du XIIIe s. européen.

Page 17: Notes & Morceaux Choisis n°4

— 15 —

L e m o d è l e m é c a n i q u e d e l a v i e

le prolongement et le parachèvement de l’autono-mie de la sphère économique réalisée avec le mar-ché dit “libre et autorégulateur” au XIXe siècle.

Ainsi, dès cette époque, par exemple, la concur-rence commerciale étendit l’ampleur des fraudeset des falsifications alimentaires, mais sur la based’une production alimentaire paysanne, car l’in-dustrie n’avait pas encore les moyens, qui furentdéveloppés au XXe siècle, de produire véritable-ment des ersatz, de modifier à sa convenance lemode de production et la nature même des denréesalimentaires. A la fin du XIXe siècle, Villiers del’Isle-Adam, avait déjà compris les conséquencespolitiques et sociales de ce processus économiqueet technique :

« Daphnis et Chloé, pour mener aujourd’hui leurtrain du passé, leur simple existence champêtre […]et liés d’un amour sans arrière-pensée, auraient dûcommencer par mettre leur chaumière sur un piedd’environ vingt-cinq mille livres de rentes, – attenduque le premier des bienfaits dont nous soyons, positi-vement, redevables à la Science, est d’avoir placé leschoses simples, essentielles et “naturelles” de la viehors de la portée des pauvres. »

Contes cruels, L’amour du naturel, 1888.

Mais si le résultat reste encore aujourd’huiidentique, seule l’échelle à laquelle il se fait sentirs’est étendue : aujourd’hui ce ne sont plus seule-ment les pauvres, mais bien tout le monde qui estdépossédé de ce qui est “naturel” et doit se conten-ter de sa reconstitution industrielle. En témoi-gnent, dans les supermarchés, les emballages quine cessent de vanter “l’authenticité” des saveurs,les recettes “traditionnelles”, et le “terroir” d’ori-gine des produits de l’agro-industrie.

« On n’arrête pas le progrès ; il n’y a plus de frau-de, seulement une industrie des ersatz. » (3)

Un changement radical a été réalisé à partirdes années 1930 dans la nature et les buts de laproduction industrielle et il se poursuit et s’ap-pronfondit encore aujourd’hui. Il ne s’agit plus seu-lement pour le capitalisme de produire des mar-chandises particulières pour en tirer profit, maisaussi de transformer subjectivement les hommeset objectivement le monde afin de rendre obligatoi-re, indispensable et nécessaire en tout et pour toutle recours à la marchandise.

Les systèmes totalitaires avaient découvertque la nature humaine n’était pas quelque chosede d’immanent et d’immuable mais bien une pro-duction sociale, et ils ont façonné des êtreshumains inhumains. Aujourd’hui, la société indus-trielle se contente de façonner les automates dontelle a besoin pour assurer le fonctionnement de samachinerie. La pollution est une source de profitspour l’industrie qui, tout en polluant pour les pro-duire, vend les moyens qui permettent de vivreavec la pollution. C’est donc l’intérêt général de lasociété industrielle que de détruire le monde et cor-rompre les hommes pour mieux nous en vendre lareconstitution synthétique (4).

Ce processus arrive à son aboutissement ulti-me lorsque c’est l’homme et la nature qui vont êtreintégralement transformés en matière à marchan-dise. Le projet global des biotechnologies est defaire de tous les êtres vivants, par recombinaisonsgénétiques (OGM, etc.) ou organiques (xénogreffes,etc.) et reproduction artificielle (clonage, etc.), unréservoir de pièces détachées pour les besoins de laproduction industrielle. Il prépare un mode de ser-vitude, ou plus exactement d’assujetissement, pireque l’esclavage.

Isabelle Rieuset-Lemarié propose une définition originale de l’automate :

« Dans notre société contemporaine, “perdreson temps” est devenu une faute face à l’injonc-tion de la vitesse qui prétend nous soumettre aurythme de l’accélération des techniques. Mais àtenter de suivre sans relâche cette cadenceinfernale, l’homme, dans son angoisse d’êtredépassé, a oublié que c’est précisement cettevitesse qui menace de le déposséder de sonpropre temps. Soumis à la cadence accélérée dela technique, l’homme perd son temps : ildevient un automate.

L’homme qui a perdu son propre temps estcomme l’homme qui avait perdu son ombre etqui la voyait suivre la cadence infernale decelui qui en était devenu le maître. Il se sentdépossédé de son humanité : privé de ce doublequi suit le rythme de ses pas, il n’est plus lui-même qu’un pantin au rythme saccadé quis’agite en suivant la cadence infernale d’unemachine. »

3. Bernard Charbonneau, La gueule bourrée, texte parudans La Gueule Ouverte en 1973 (Disponible sur demande).

4. Certains s’indignent que l’industrie empoisonne leshommes et détruise la nature pour faire du profit. Et si lesgroupes industriels faisaient tout cela pour rien, histoire derigoler un peu, faut-il comprendre que ces personnes trouve-raient tout cela moins grave ? Ce qui nous parait scandaleux etsuscite notre révolte contre ce système, ce n’est pas simplementle profit qu’il accumule, mais aussi et surtout ce qu’il fait dumonde et des hommes, la transformation désastreuse qu’il leurfait subir et qui nous touche directement dans notre vie au seinde ce monde et de ces hommes.

La critique du capitalisme qui ne voit que le côté écono-mique, bien souvent ne voit pas “où est le problème” avec lesnuisances et la technologie et se contente de croire qu’unemeilleure gestion (plus citoyenne, plus éthique, voire révolu-tionnaire) du système pourrait parer les “inconvénients” ou le“mauvais usage” de ses moyens. Elle ne fait donc qu’entretenirla confusion sur la nature de ce système, c’est-à-dire sur lanature de notre ennemi et sur la manière de le combattre effi-cacement.

Page 18: Notes & Morceaux Choisis n°4

Aujourd’hui, pour le scientifique et l’expert unmodèle désigne la simulation informatique de laréalité. Cette inversion du sens recouvre l’inver-sion de la pratique : la science cherche à toute forceà faire entrer la réalité dans le modèle par uneaccumulation de formules mathématiques plutôtque de tenter de la comprendre en tant que totali-té vivante. La conscience humaine est remplacéepar l’art divinatoire des automates numériques.Les grands prêtres en Recherche & Développementfont tourner leurs moulins à prières informatiquesen ne se souciant plus d’expliquer et de com-prendre quoique ce soit mais plutôt en tentant dejustifier ce qui existe et de prévoir ce qui va adve-nir, toutes choses étant égales par ailleurs. Ilsentérinent ainsi le renoncement de toute volontépolitique de transformer consciemment la réalitépropre à la société industrielle. En postulantl’incapacité des hommes à intervenir sur le coursdes choses, c’est-à-dire à peser sur les contrainteset nécessités liées au fonctionnement du marché etde l’industrie, ils ne font que prolonger l’impuis-sance et la dépossession des individus.

L’autonomie, la capacité des êtres vivant à sereproduire, et par là leur capacité autant à s’adap-ter qu’à transformer les conditions, sont l’anglemort de cette science. Partout, chacune de ses réa-lisations la nie, cherche à l’éliminer, car c’est pré-cisement la source des contradictions, des nui-sances et des résistances, qui empêchent encore lasociété industrielle d’en faire tout et le contraire detout. La nature devient ainsi la mauvaise copie(indocile parce que changeante) de son modèleinformatique – n’intégrant que des variables,celui-ci nie le changement qualitatif et donc l’his-toire. L’individu n’est plus que la mauvaise inter-prétation de son programme génétique, de ce àquoi l’industrie voudrait le réduire (*).

Car le modèle informatique, même s’il a pourbut de simuler au mieux la réalité, est en faitconçu et perçu par les scientifiques les experts etles technocrates comme ce qui devrait être selon laconception purement manipulatrice, instrumenta-le et assujettissante de la société industrielle.Cette dernière, dans la mesure où elle peut éva-luer et calculer avec certitude en chaque pointparticulier son action, transforme la réalité surtoute la ligne selon ces modèles, ce qui engendretoujours plus de désordres généraux et de chaos.C’est ce qui nous vaut toutes les brillantes innova-tions sensées remédier à sont incapacité notoire àmaîtriser quoique ce soit d’un peu complexe.Puisque la réalité est trop indocile, il suffit d’enfabriquer une autre : pourquoi se préocuper de cequi ne rentre pas dans le modèle lorsqu’il suffit detransformer la réalité selon ce modèle ? Tellesemble bien être la “méthode scientifique” à l’èrede la transformation technologique du monde (cf.encadré ci-dessus).

Reproduire, pour cette société dominée par laproduction de masse, signifie multiplier à l’iden-tique chaque détail. Son modèle lui-même n’estpas l’original mais bien une copie ; pas même uneimitation mais seulement un simulacre. Cettesociété innove de toutes part… mais seulementdans ses multiples techniques de reproduction(numérisation, clonage, production de série, etc.).Nulle part elle ne crée du nouveau, nulle part ellene reproduit – produit à nouveau – au sens vivantdu terme : à partir de l’imitation ou de l’interpré-tation des éléments plus anciens ou existants,aboutir à ce qui peut devenir une création origina-le. Au contraire, elle récupère et recycle, en les sté-rilisant, toutes les productions précédentes deshommes et de la nature pour se reproduire méca-niquement, pour mettre sur le marché des stylesde vie et des modes, des “concepts” et du “design”,alors que partout ailleurs ses avancées déva-lorisent et finissent par détruire la culture origi-nale des peuples. Jamais on a jamais été aussi sou-cieux de la préservation des œuvres du passé oudes cultures indigènes qu’au moment où on lestransforme en marchandises, c’est-à-dire en biensconsommables et périssables pour l’industrie desloisirs et de la culture.

— 16 —

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 4

Le Monde, 16 février 2001.

Gènes et cellules synthétiques« Comment savoir si le modèle théorique ou

informatique d’une fonction génétique est va-lable ? En le testant sur des cellules simplifiées,taillées sur mesure. En 2000, à Princeton,l’équipe de Stanislas Leibler a eu l’idée de fabri-quer des réseaux artificiels de gènes ayant uneaction réciproque et des fonctions particulières– activer ou arrêter la production d’une protéi-ne, ou faire osciller sa concentration. L’équipe aainsi génétiquement produit des bactériesEscherichia Coli comportant des réseaux degènes synthétiques, et démontré que ces bacté-ries avaient bien le comportement prévu. Plusambitieux encore, Jack Szostak (HowardHughes Medical Institute, Boston), DavidBartel (Whitehead Institute, Massachusetts) etPier Luigi Luisi (Eidgenössiche TechnischeHochschule, Zurich) estiment qu’il est possiblede fabriquer de toutes pièces des “cellules arti-ficielles” très simples, capables de survivre, dese répliquer et même d’évoluer. »

*. Pour approfondir ces thèmes et en particulier la notiond’autonomie, voir les ouvrages de Gérard Nissim Amzallag, Laraison malmenée, De l’origine des idées reçues en biologiemoderne, éd. CNRS, 2002 et L’homme végétal, Pour une auto-nomie du vivant, éd. Albin Michel, 2003..

Page 19: Notes & Morceaux Choisis n°4

L e m o d è l e m é c a n i q u e d e l a v i e

— 17 —

L’autonomisation de la technique, la perte decontrôle de la société humaine sur les moyensqu’elle met en œuvre, est elle-même une produc-tion sociale ; elle est le produit du renoncement deshommes à faire leur propre histoire au profit dusystème capitaliste et industriel. Elle n’est pas leproduit d’une fatalité mais plutôt de la toute jeunehistoire des rapports entre l’homme et la machine.Elle n’est pas inscrite dans la nature de tous lesobjets techniques, quoique, tant qu’elle se mani-feste elle produise effectivement des objets tech-niques qui renforcent et étendent la dépendance,la soumission et le renoncement des hommes.

Avant l’invention de moteurs indépendantspour animer les mécaniques (machine à vapeur,moteur à explosion, etc.) les hommes ne pouvaienttransformer le monde qu’avec leur propres mainset par leurs efforts associés. Cette transformationétait alors immédiatement un problème politiqueet social. Les rapports sociaux déjà existants(communautés, corporations, etc.) imposaient lesconditions et les limites à tout changement d’ordreéconomique ou technique. Mais avec l’apparitiondes moteurs, les outils et les machines, de simplesaides sont devenus des assistants des hommes,c’est-à-dire presque leurs égaux sur le plan de l’ac-tivité productive. La transformation du monde estdevenue une question de plus en plus strictementtechnique et économique à mesure que le fonction-nement des machines requèrait de moins en moinsl’effort et la volonté humaine ; et d’autant plus queces machines étaient d’abord propriété privée d’en-trepreneurs capitalistes ou ensuite sous la direc-tion de spécialistes.

Ces machines ont un pouvoir désintégrateursur les rapports sociaux des sociétés tradition-nelles qui, dès les débuts de leur mise en œuvre,fut perçu par beaucoup comme révolutionnaire –et il l’est effectivement, souvent d’une manièreextrêment violente et brutale. Bourgeois et prolé-taires voyaient dans la machine et le perfectionne-ment inévitable du système industriel la possibili-té de réaliser une révolution encore plus grande etplus profonde qui ammènerait, sur la ruine desstructures traditionnelles, une manière inédite etplus libre de fonder la société (5). Le modèle méca-nique de la vie qui s’est imposé alors, en s’appli-quant à l’histoire humaine a fait accroire que cetterévolution devait être inéluctable et nécessaire àun moment ou un autre du développement des“forces productives”. Se croyant ainsi délivrés de lapeine d’avoir à construire de leurs propres mainset par l’effort de leur volonté propre leur histoire etleur monde, nombreux furent ceux qui remirentleur existence aux bon soins de la machine et seconvertirent à l’idéologie du Progrès. Ainsi, de l’as-sistant, dont on avait du mal encore à comprendre,maîtriser et coordonner l’activité et ses consé-quences, on fit de la machine un sauveur, c’est-à-dire, laissé à ses propres penchants et ne rencon-

trant plus aucune limite autre qu’économique ettechnique, en fait un maître de plus en plus enva-hissant et tyrannique.

Ceux qui se révoltaient contre le système avaientraison ; non pas de se dire que les machines rédui-raient le nombre des ouvriers ; mais de se dire que lesmachines réduiraient le nombre des patrons. Plus derouages veut dire moins de leviers de commande,moins de leviers de commande veut dire moinsd’hommes. La machinerie de la science doit être indi-vidualiste et solitaire. Le spécialiste apparaît et, d’unseul coup, c’en est presque fait de la démocratie.

G.K. Chesterton, Le monde comme il ne va pas, 1924.

Aujourd’hui, pendant que les scientifiques etles experts cherchent à déterminer la cause de ceciou de cela, des hommes d’affaires, des technocrateset des penseurs professionnels cherchent, sur labase des connaissances ainsi acquises, la solutiondu problème de l’homme. Certains voient dans lagénétique la solution des problèmes économiqueset écologiques, d’autres dans les réseaux informa-tiques la solution des problèmes sociaux ethumains.

Mais l’idéologie sous-jacente à toutes ces pro-positions est toujours la même : on cherche à sau-ver les hommes en leur épargnant d’avoir à se sau-ver eux-mêmes ; on cherche ce qui leur épargnerad’avoir à prendre en main personnellement leurspropres affaires et à dévelloper la conscience indi-viduelle de leur condition. Ces conditions en vien-nent donc naturellement, sur cette base, à êtreaménagées de telle sorte qu’est de plus en plus dif-ficile pour eux de s’associer et de s’organiser pourmettre leur forces et leur volonté en commun. Lesmarchandises, les médiations bureaucratiques ettechnologiques envahissent l’espace social et la viequotidienne au point qu’elles les empêchent nonseulement de vivre comme ils l’entendent, maismême les empêchent d’imaginer comment ils pour-raient vivre sans elles. L’Automate, la machine quise meut d’elle-même dans le monde qu’elle trans-forme à son image, est devenu le modèle de la

5. Pour les bourgeois, voir par exemple le discours de 1894de Marcellin Berthelot, En l’an 2000 (publié dans le livre deRené Riesel, Aveux Complets…), et pour les prolétaires, LeManifeste de Marx et Engels.

John von Neumann devant un des premier ordinateurs

Page 20: Notes & Morceaux Choisis n°4

société industrielle. Son autonomie repose sur ladévalorisation de toutes les réalisations humaineset la croyance en la supériorité et la perfectionplus grande du travail mécanisé.

Pourtant, en même temps que cette prodi-gieuse dépréciation de l’homme qui est la consé-quence directe de cette transformation du monde àgrande échelle par le travail des machines, on necesse d’exhorter chacun à devenir un créateur, unartiste et à “se réaliser” à l’aide de ces nouvellestechnologies aux potentialités prétenduementinédites. Mais comment peut-on exprimer ou créerquoique ce soit d’original et de personnel si tout letravail de (re)production est déjà effectué par lesmachines ? Toute œuvre suppose un travail, toutecréation originale suppose la maîtrise – c’est-à-dire la pratique régulière et parfois répétitive,comme en agriculture par exemple – de techniquesde (re)production. La machine peut utilementassister l’homme, mais ne doit pas s’y substituersous peine de l’asservir à son fonctionnement. Ensoumettant à ses nécessités et à son programme,elle empêche la personne d’expérimenter – de fairel’expérience à la fois dans le sens de resentir à nou-veau et d’essayer du nouveau – et par suite ne peutque stériliser son expression, la réduire à unesimple recherche de formes sans autre contenuque son propre égo ainsi isolé du reste du monde.Jamais il n’y a eu autant de personnes qui aujour-d’hui se prétendent créateurs, artistes, etc. qu’aumoment ou le monde s’enlaidi et se désagrège àune vitesse accrue.

Être conservateur dans le sens révolutionnairequ’indiquait Günther Anders, c’est d’abord refuserces innovations qui ne servent que la régression dela conscience et l’asservissement de l’homme encultivant les connaissances, les idées, les valeurset les pratiques qui aujourd’hui sont dévaluées parla puissance et l’emprise de la machine sur la vieindividuelle et sociale. Commencer par reproduire,non pas des des copies ou des simulacres, mais parproduire à nouveau notre condition selon la forme,les besoins et les moyens qui nous sont proprespermet « de renouer avec le processus historique del’humanisation » (6) en envisageant les problèmesconcrets de la vie sur terre à une échelle qui est ànotre portée. Les obstacles que la société indus-trielle oppose à cette démarche, peuvent donner àcette dernière son caractère politique : la dénonca-tion de chacun d’eux en particulier est le point dedépart pour une critique et une condamnation plusgénérale du système et aussi pour l’élaborationd’une conscience plus précise des possibilités etdes nécessités propres à une réappropriation plusélargie du pouvoir des hommes sur leurs exis-tences et sur leurs créations.

Bertrand Louart – juillet 2001.

« Marx disait que les révolutions sont la locomotive de l’histoire universelle. Mais peut-être en est-il tout autrement. Peut-être les révolutions sont-elles

le recours au frein d’urgence pour le genre humain embarqué sur un tel train. »Walter Benjamin.

— 18 —

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 4

6. René Riesel, Aveux Complets des véritables mobiles ducrime commis au CIRAD le 5 juin 1999 (éd. EdN, 2001).

Page 21: Notes & Morceaux Choisis n°4

— 19 —

L i s t e d e s P u b l i c a t i o n s

Bertrand Louart — juin 2003

Quelques éléments d’une critique de la société industriellesuivi d’une

Introduction à la réappropriation…

brochure A5, 48 p. (3,60 euros)

« Une réappropriation devrait avoir d’abordcette dimension politique : son but est la maîtrisedes hommes sur leurs propres activités et créa-tions, la domination de la société sur sa techniqueet son économie. Car chacun doit devenir maîtredes machines et des choses, de l’ensemble des créa-tions humaines afin de les mettre au service dudéveloppement de la vie et non en subir l’évolution,courir derrière leur renouvellement incessant, êtreasservi à leur fonctionnement.

Ce ne sont donc pas toutes les machines et réa-lisations humaines qui peuvent faire l’objet decette réappropriation. Il est en effet nécessaire « deséparer, dans la civilisation actuelle, ce qui appar-tient de droit à l’homme considéré comme individuet ce qui est de nature à fournir des armes contre luià la collectivité, tout en cherchant les moyens dedévelopper les premiers éléments au détriment desseconds », autrement dit, il est nécessaire d’effec-

tuer un tri, sur la base de « l’inventaire exact de cequi dans les immenses moyens accumulés, pourraitservir à une vie plus libre, et de ce qui ne pourrajamais servir qu’à la perpétuation de l’oppression. »

Il ne faut donc pas se cacher qu’un tel projetpolitique signifie la remise en cause radicale desbases de la société actuelle, c’est-à-dire l’arrêt dudéveloppement économique et le démantèlementd’une grande partie du système industriel et tech-nologique. Cela seul peut permettre ensuite leretour à des formes techniques et économiques àl’échelle humaine afin que la reprise du développe-ment humain et social à partir de ces bases simpli-fiées puisse être réalisée par des communautés oudes collectivités, organisées selon le principe de ladémocratie directe, qui seront ainsi réellementmaîtres de leurs activités et de ce qui détermine lesconditions de leur existence. »

Brochures publiées par nos soins :

M. Amoròs, Où en sommes-nous ?, 1998.I. Pour servir à éclaircir la pratique critique. II. Le parti de l’État. III. Considérations sur le thème de la technique.— brochure A5, 28 p. (2 euros)

V. Brisset, Tant qu’il est encore temps…, 1998.Libre opinion sur l’agriculture, l’Etat et laConfédération paysanne suivi d’une Lettre ouverteà José Bové.— brochure A5, 16 p. (1,50 euros)

J.P. Courty, En arrière toute !, 1997— brochure A5, 16 p. (1,50 euros)

R.C. Lewontin, Le rêve du génome humain, 1992.— brochure A5, 48 p. (3,50 euros)

B. Louart, L’ennemi, c’est l’homme, 1993.critique du scientisme de l’Appel de Heidelberg— brochure A5, 24 p. (2,50 euros)

Vous avez dit “autonomie” ?, 2005.introduction croisée aux conceptions de l’autono-mie chez Castoriadis et Illich— brochure A5, 12 p. (1 euro)

Autres brochures :

Textes et documentschoisis pour instruire le public et ceux qui fontmétier de l’informer sur la deuxième campagne contre le génie génétique, avril 2002.— brochure A4, 36 p.

ACNM, Du mensonge radioactif et de ses pré-posés, mars 2004.Nouvelle édition augmentée — brochure A5, 36 p.

CNRS, États généraux de la servitude. Irresponsabilité et ignominie du milieu scienti-fique suivi de Totem et Tabous, mars 2005.— brochure A5, 40 p.

Tracts :

ACNM, Aux larmes citoyens !, décembre 2002.Autopsie d’un montage : le Téléthon.— feuille A4, 4 p.

Henriette Charbonneau, Pédagogie des catas-trophes ?, octobre 2001.à propos des attentats du 11 septembre 2001.— feuille A5, 4 p.

T.-J. Kaczinsky, La nef des fous, octobre 1999.fable sur la société industrielle et son avenir.— feuille A5, 4 p.

Zoé Wasc, Pourquoi faut-il être absentd’Evian…, mars 2003.réflexion autocritique sur les mobilisations anti-globalisation et leur rôle dans les démocraties occi-dentales — feuille A5, 4 p.

Page 22: Notes & Morceaux Choisis n°4

On le voit, une courte réflexion sur lesconclusions de nos analyses nous a menés surle terrain de la morale. De ce point de vue,notre critique des idées banales sur le progrèsapparaît comme préliminaires d’une libéra-tion de l’esprit et de la conscience. Croire quetout évolue vers le mieux en vertu d’une loinécessaire, a pu servir jadis à secouer des ins-titutions et des coutumes devenues plustyranniques que bienfaisantes ; mais à sontour, cette croyance est devenue une attitudespirituelle toute faite et qui ne se justifie pluspar les mêmes bienfaits.

Un idéal réfléchi de mieux-être universelaperçu sous les formes les plus nobles, faitplace à une idolâtrie du progrès matériel,entretenue par les intérêts de quelques-uns etsoutenue par les passions de la plupart.

L’argument du progrès est un instrumentde réclame et un lieu commun oratoire. Il sertà justifier des entreprises lucratives contredes scrupules. C’est au nom du progrès qu’unutilitarisme hypocrite supprime les restes dupassé qui tiennent trop de place, ou profane labeauté des sites naturels. L’invoquer sertaussi à obtenir des pouvoirs publics, dont lesreprésentants redoutent beaucoup de se voirrefuser le titre d’hommes de progrès, des sub-sides en faveur des nouveautés techniques, etde ceux qui en vivent ou qui s’en amusent,l’aviation par exemple.

On vante de nos jours le progrès, on l’in-voque, on endort les méfiances, exactementcomme on soignait jadis le culte des famillesrégnantes. Les historiens ont depuis long-temps relevé le rôle important que jouait ceculte dans la vie de nos pères. Il sous-tendaitl’activité sociale comme la croyance au pro-grès à stimulé la vie politique et économiqueau siècle dernier. Les deux cultes sont égale-ment naïfs, mais inégalement touchants. Lesprocédés sont les mêmes. Par exemple, il fal-lait bien, jadis, expliquer les insuffisances durégime et les déceptions qu’il n’évitait guère.On disait, le roi est bon, le roi veut notre bien,mais les courtisans sont la cause de notremisère, les conseillers sont corrompus, lesministres sont incapables, etc… Il s’était ainsicréé un système d’échappatoires au moyend’une distinction entre le système monar-

chique foncièrement excellent et la dynastiefoncièrement bonne d’une part, et de l’autre cedéplorable accident qui survenait, hélas, tou-jours : la perversité affreuse des gens de courou l’insuffisance des intermédiaires entre lemonarque et ses bien-aimés sujets.

Nous rions de cet expédient ingénieux,mais nous ne voyons pas que pour soutenirl’optimisme progressiste vulgaire, la penséecourante ne recours à rien de mieux. On croitfermement à la bienfaisance intégrale de laproduction accrue, des inventions, des appli-cations techniques de toutes les véritésconnues, de tout triomphe effectif de l’hommesur la nature; nonobstant bien des maux sub-sistent tandis que des calamités nouvellesapparaissent, le bonheur attendu se dérobe.Comment expliquer cela ? En dénonçant l’avi-dité des financiers, l’immoralité des capita-listes, la férocité des militaires, et tout aussibien le machiavélisme des meneurs ou ladépravation des politiciens. On ne voit pasque s’il était illégitime de dissocier l’action desrois et celle de leur entourage nécessaire, iln’est pas plus permis de méconnaître le rap-port essentiel qui rattache notre organisationéconomique et sociale, y compris les typesd’hommes qu’elle suscite, au régime de renou-vellement indéfini des moyens techniques.

En vain mettra-t-on d’un côté l’âpreté desgens d’affaires et de l’autre la hauteur de vuedes savants… le bien et le mal ne s’isolentpoint ainsi; ils est impossible de répudier toutde l’un en retenant tout de l’autre. Ce quientraîne désormais le torrent des nouveautésaccumulées ce n’est pas une haute philosophiede progrès, c’est l’intérêt immédiat, l’appâtdu gain mis d’accord avec celui de lagloire.

La critique esquissée dans ces lignes tend àpurger notre esprit d’une doctrine toute faite,de moins en moins bienfaisante et qui ne sesoutient désormais que sur les béquilles tropvisibles des intérêts particuliers. Elle nousrend la liberté de choisir en connaissance decause des principes d’action et des fins direc-trices. On ne démontre pas une forme d’idéalni la nécessité d’adopter un but, mais on peuten éclairer le choix.

E. Dupréel, La valeur du progrès, 1928.

— 20 —

m o r c e a u c h o i s i

La valeur du progrès

Page 23: Notes & Morceaux Choisis n°4
Page 24: Notes & Morceaux Choisis n°4

N O T E S & M O R C E A U X C H O I S I SBulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle

52, rue Damrémont – 75018 ParisCCP: SCE 38 182 28N (chèques à l’ordre de Bertrand Louart)

email : [email protected] — http://netmc.9online.fr/

Abonnement de soutien et participation aux frais d’envoi pour les deux numéros à venir : 15 euros

Les ventes sont la seule source de financement de cette publication

précédentes l ivraisons :

N°3 – juin 1999Technologie contre Civilisation

1. Genèse de la technologiesuivi de deux articlesfascicule A4, 16 p. (3 euros)

N°4 — juillet 2001L’idéologie des “sciences de la vie”

extraits illustrés et commentés du livre de R.C.Lewontin, Biology as ideology, 1990

Le modèle mécanique de la vieou de la vision mécaniste du monde

à l’autonomie de la techniquefascicule A4, 22p. (3 euros)

N°5 — juillet 2002James Lovelock

et l’hypothèse GaïaL’hypothèse Gaïa aurait été l’occasion d’un renou-vellement de la méthode scientifique et d’uneréflexion plus unitaire pour l’écologie politique. Mais James Lovelock, avec sa vision étroitementcybernétique de la vie, l’utilise au contraire pourpromouvoir les intérêts du despotisme industriel.

suivi de quatre articlesfascicule A4, 28p. (4 euros)

N°6 — octobre 2004La menuiserie et l’ébénisterieà l’époque de la production industrielleTout montre qu’il est impossible d’avoir en même tempsune production de masse, à plus forte raison automati-sée, et des produits de qualité. Plus exactement, la pro-duction industrielle peut réaliser des produits parfaitsdu point de vue technique qui lui est spécifique, maissans valeur et sans âme du point de vue humain.

aperçus sur la destruction des arts et métiersfascicule A4, 36p. (5 euros)

N°7 — décembre 2006Les États-Unis avant la grande industrie

par Matthieu Amiech

Raison et démocratiechez Christopher Lasch

par Julien Mattern

La décroissance, l’Économie et l’État

par Catherine Tarral

et d’autres articlesLivre 14 x 21 cm, 160 p. (10 euros)

prochaines l ivraisons :

N°8 — septembre 2008Remarques laborieuses sur lasociété du travail mort-vivant

Liberté privée, intensité collec-tive et autonomie politique

À propos de L’Histoire d’un Allemand, de Sebastian Haffner

ITER ou la fabrique d’AbsoluIndustrie nucléaire et tyrannie de la puissance

et d’autres articlesLivre 14 x 21 cm, 160 p. (10 euros)

Technologie contre Civilisation genèse et unification de la technologie

[actualisation du n°3]

L’autonomie du vivantles enjeux politiques, sociaux et écologiques de la biologie

Toutes les contributions, commentaire ou critiques, sur ces sujets ou sur d’autres,

sont les bienvenues