40
La menuiserie et l’ébénisterie à l’époque de la production industrielle 1. le diable est dans les détails (p. 1) justification d’un point de vue critique 2. remarques d’ordre historique (p. 2) l’organisation des métiers avant le capitalisme industriel 3. apports de la mécanisation (p. 9) le travail avec les machines-outils & la production industrielle 4. la menuiserie tombe dans le panneau (p. 15) la modernisation radicale du métier 5. économie politique de l’industrie du bois (p. 24) le travail mort dans la société industrielle 6. économie politique de la menuiserie (p. 27) pourquoi la machine ne devrait pas tout faire Morceau choisi : Profusion et tapage dans la création contemporaine par Georges Vriz, artiste marqueteur — 1984 page 36 N OTES & M ORCEAUX C HOISIS n°6 — octobre 2004 Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle Tous les ans 5 euros

Notes & Morceaux choisis n°6

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Notes & Morceaux choisis n°6 - Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle - La menuiserie et l’ébénisterie à l’époque de la production industrielle - octobre 2004.

Citation preview

Page 1: Notes & Morceaux choisis n°6

La menuiserie et l’ébénisterieà l’époque de

la production industrielle

1. le diable est dans les détails (p. 1)justification d’un point de vue critique

2. remarques d’ordre historique (p. 2)l’organisation des métiers avant le capitalisme industriel

3. apports de la mécanisation (p. 9)le travail avec les machines-outils & la production industrielle

4. la menuiserie tombe dans le panneau (p. 15)la modernisation radicale du métier

5. économie politique de l’industrie du bois (p. 24)le travail mort dans la société industrielle

6. économie politique de la menuiserie (p. 27)pourquoi la machine ne devrait pas tout faire

Morceau choisi :

Profusion et tapage dans la création contemporaine

par Georges Vriz, artiste marqueteur — 1984page 36

N O T E S & M O R C E A U X C H O I S I S

n ° 6 — o c t o b r e 2 0 0 4

Bulletin critique des sciences, des technologies

et de la société industrielle

Tous les ans 5 euros

Page 2: Notes & Morceaux choisis n°6
Page 3: Notes & Morceaux choisis n°6

1. le diable est dans les détails

Nombre d’analyses sur le travail etla technique s’en tiennent souvent àdes généralités, voire à des clichés,faute de s’attacher à des faits précis,d’entrer dans le détail d’une pratiquedéterminée : quelles techniques sontmises en œuvre, avec quelles consé-quences sur le travail et sur le métier,sur la production et son usage dans lasociété ? Le piège est de faire de “latechnique” une entité abstraite qui seprésenterait à l’esprit comme un objetaux contours et couleurs bien définis,alors que les techniques, le travail, lesmétiers et la société sont avant toutdes rapports entre les hommes, plusou moins médiatisés par des outils,des objets et différentes formes écono-miques et sociales d’organisation.Ainsi, ce qui se présente à nous immé-diatement comme des faits (les outilset machines, les matériaux et métiers,les productions et leurs usages) sontavant tout des produits sociaux et his-toriques, inclus dans un ensemble derelations vivantes. On ne peut donc lessaisir de manière “scientifique”, ausens étroit auquel on entend habituel-lement ce terme, c’est-à-dire en tantqu’ensemble de choses figées etimmuables ; sinon pour en décrirel’état à un moment donné, ce que fontet ont fait la plupart des ouvrages spé-cialisés sur des métiers comme lamenuiserie et l’ébénisterie. Il mesemble pourtant possible de les saisirplus exactement de manière histo-rique, dialectique (2) et critique : il nes’agit pas de voir seulement ce quichange, mais aussi de qualifier et dejuger ces transformations des pra-tiques et du cadre de vie à l’aune denotre humanité elle-même, de montreren quoi elles participent, ou aucontraire ne participent pas, à l’élabo-ration de notre humanité.

Pourtant chacun peut constaterque sur quasiment toutes les activités

et les productions de la société moder-ne, il existe aujourd’hui nombre depublications qui ont des prétentionscritiques : de la critique artistique, lit-téraire ou cinématographique auxmagazines comme 60 millions deconsommateurs en passant par toutessortes de revues pour professionnelsou amateurs sur les sujets les plusdivers et les objets les plus variés.Mais, paradoxalement, alors que destechniques sont à la base de toutes cesactivités et que de plus en plus de pro-duits de la technologie envahissentleur pratique autant que la vie quoti-dienne de tout le monde, ces ouvragesne présentent que très rarement unpoint de vue ou une analyse critiquedes matériaux et des conditions deleur usage. La plupart du temps, ilsrestent purement descriptifs, se réfu-giant derrière la neutralité supposéede l’objectivité de la technique, et secantonnent strictement à un domaineou à un procédé précis en l’isolant deson contexte. En fait d’analyse cri-tique, il serait plus juste de dire qu’ilscomparent les performances de tels outels artistes, auteurs, machines ouproduits industriels les uns avec lesautres. Lorsqu’ils s’aventurent à fairedes commentaires sur les moyensemployés pour arriver à ces résultats,on y trouvera, invariablement, l’apolo-gie de toutes les évolutions technolo-giques, de l'industrialisation desmétiers, des matériaux nouveaux et lavalorisation a priori de toutes lesinnovations comme source d’auda-cieuses transgressions et de néces-saires améliorations : l’idée généraleest que toujours nous avons affaire àun progrès inéluctable qui ne sauraitapporter que plus de liberté dans lacréation et la vie sociale. A l’opposé, ilsfont preuve d’un silence assourdissantquant aux bouleversements, destruc-tions et nuisances inédites qu’engen-drent ces évolutions, ces nouveauxprocédés et matériaux.

C’est ainsi que concernant lamenuiserie et l’ébénisterie, tout lemonde trouve l’évolution du métierextraordinaire, personne ne voit (enréalité, ne veut voir) que chacun, litté-ralement, scie la branche sur laquelleil est assis. Il y a là une collusion évi-dente des auteurs et des éditeurs d’ou-

vrages techniques avec l’industrie quiest leur principal client et commandi-taire. Mais il ne faut pas non plusnégliger le scientisme propre aux ingé-nieurs et la fascination pour la puis-sance de la technologie propre aux pro-fessionnels ; ensemble, ils en viennentainsi naturellement à considérer « l’ac-croissement indéfini des forces produc-tives » (comme le disait autrefois larhétorique stalinienne) comme un pro-grès en soi. Et pour soutenir cet élogede la modernité, rien de tel que deconvoquer la tradition la plus ancien-ne dont, justement, les métiers du boisétaient si riches :

Nous sommes bientôt au XXIe siècle, etsi nous voulons que notre métier vive,nous ne devons plus nous enterrer dansdes conceptions de meubles qui ne corre-spondent plus aux besoins de nos contem-porains. Étudions les techniques passées,pour nous en servir, pour les dépasser.Ouvrons-nous aux techniques actuelles.Les métaux, les matières plastiques, est-ce une hérésie de les employer dans lemeuble ? Quelle a été l’hérésie de Boullelorsque, s’inspirant des dessins de Berain,il décora ses meubles de cuivre, d’étain,d’écaille… Nous avons des artistes créa-teurs, nous avons de nouveaux maté-riaux, inox, alu, etc. Certaines matièresplastiques thermoformables et même for-mables à froid, sont splendides. (3)

Comme si ces matériaux n’étaientpas produits en masse et que leuremploi pour une production industriel-le n’avait par ailleurs aucune espècede conséquence sociale : pourquoi y a-t-il de moins en moins de véritablesmenuisiers et ébénistes ? Pourquoi,malgré des matériaux disponibles àmoindre coût, plus faciles à mettre enœuvre et des machines qui n’exis-taient pas par le passé, les ouvrages demenuiserie et plus encore d’ébéniste-rie deviennent-ils de plus en plus desproduits de luxe ? Bref, pourquoi cesmétiers sont-ils en train de mourir ? On

La menuiserie et l’ébénisterieà l’époque de

la production industrielle« À présent, faut faire de la boîte à savon

dans de la betterave si on veut se nourrir. » (1)Pierre Perret, Le parler des métiers, 2002.

1. Dans l’argot du métier : la boîte à savondésigne des meubles dont la construction estproche de la simple caisse, en particulier lesmeubles industriels jetables ; la betterave est dumauvais bois. Cette phrase, y compris par soncaractère absurde au premier abord, résumeassez bien, à notre avis, l’état actuel du métier…

2. C’est-à-dire en faisant ressortir les contra-dictions qui animent l’évolution historique.

3. François Germond, L’Ébéniste, éd. Dessain& Tolra, 1982 (p. 82). Il est étonnant de constaterà quel point on retrouve des arguments simi-laires dans divers domaines de la productionpour justifier l’innovation technologique. Ainsi,récemment, pour justifier l’emploi des orga-nismes génétiquement modifiés (OGM) dansl’agriculture, les semenciers arguaient que lesmanipulations génétiques par lesquelles ils obte-naient ces semences dans leurs laboratoiresn’étaient que le prolongement du travail de sélec-tion empirique que les agriculteurs effectuaientdans leurs champs depuis des millénaires…

— 1 —

Page 4: Notes & Morceaux choisis n°6

préfère ne pas y penser : « la maisonbrûle, et nous regardons ailleurs » (4),tel a été depuis 50 ans et tel sera enco-re, à n’en pas douter, la politique, làcomme ailleurs…

Acceptée comme une évidence ouplutôt comme un dogme — c’est-à-direjamais vérifiée, jamais discutée —,cette idéologie progressiste, avec sonaveuglement sur les conséquences deses actes et de ses choix, entérine par-tout la perte de l’intelligence de ce quel’on fait, l’incompréhension grandis-sante des rapports vivants que sonactivité entretient avec le reste de lasociété et de la nature. Cette perterenforce à son tour le fatalisme devantl’évolution technologique et l’accepta-tion des nuisances qui en découlent.La boucle est bouclée, et tout va biendans le meilleur des mondes technolo-gique possible puisque l’on serait bienen peine de dire « au nom de quoi » ilfaudrait critiquer tous ces merveilleux“progrès”.

Pour aller là-contre, je commence-rais par dire très simplement que l’his-toire du dernier siècle a suffisammentmontré que le progrès technique étaitbien loin d’entraîner automatique-ment un progrès dans la conditionhumaine : le système industriel ducapitalisme a atteint les limites de laplanète, et fait maintenant peser desmenaces sur la survie et l’avenir del’humanité qui valent bien lesangoisses de la guerre froide liées à lacourse aux armements nucléaires.L’accroissement de la production etdes rendements, l’abondance dansl’ordre matériel, s’ils sont certaine-ment importants, ne doivent pas occul-ter les transformations d’ordre écolo-gique, social, culturel et psychologiquequ’elles ont engendrées et qui vien-nent relativiser ces résultats : un “pro-grès” qui saccage les conditions de lavie présente et qui hypothèque l’avenirn’est qu’une sinistre farce. Évaluer lesprogrès techniques à l’aune des trans-formations globales qu’ils ont induitesest bien moins simple, assurément,que de répéter les dogmes progres-sistes et les prières scientistes. C’estpourtant ce que je me propose d’es-sayer de faire ici en ce qui concerne lamenuiserie et l’ébénisterie.

Le texte qui suit ne prétend donc àl’objectivité que dans la mesure où il sefonde sur des faits réels et vérifiables.Il expose à partir de là un point de vueparticulier — assez peu répandu dansces métiers —, mais qui n’en a pasmoins une portée que je veux croireplus universelle en ce qu’il s’attache à(dis)cerner la mesure des besoins etaspirations humaines. Ce qui suit estcertainement très imparfait du pointde vue de l’enquête, et très sommaire

par rapport à l’ensemble des donnéeset études à faire pour avoir un aperçuvéritable sur l’histoire et la réalitéactuelle du métier. Malheureusement,il n’existe que fort peu d’ouvrages his-toriques sur ces sujets — il y a unefloppée d’ouvrages sur les styles etl’histoire du mobilier, mais quasimentrien sur l’histoire du métier et de ceuxqui l’ont pratiqué. Et il faut dire aussiqu’à partir du moment où l’on ne s’entient pas à l’examen des seules tech-niques mises en œuvre mais que l’onessaie d’apercevoir les relations queces métiers entretiennent avec lesautres activités et la société — ce quej’appelle peut-être un peu impropre-ment économie politique —, les sujetsqu’il serait nécessaire d’aborder semultiplient considérablement. J’aidonc choisi de parler plus spéciale-ment de certaines choses qui meparaissaient importantes et d’en évo-quer quelques autres en passantlorsque j’ai pu disposer de quelqueséléments significatifs ; n’ayant pas leloisir de faire mieux pour le moment.

La seule originalité que reven-dique ce texte, par rapport à toute lalittérature existante, est donc d’expri-mer un point de vue critique… et detenter de faire saisir les raisons qui lemotivent. L’idéal social qui l’inspiren’a rien à voir avec une utopie dogma-tique ou avec la nostalgie d’une époquepassée, mais plutôt avec une concep-tion de la société comme ensemblevivant de rapports humains (5). Defait, il a assez peu d’affinité avec lasociété actuelle où, de plus en plus, le« travail mort » de la technologie et del’industrie domine toute la vie socialeet étouffe toute possibilité de « travailvivant ». Dans ce qui suit, je vais doncessayer de montrer comment un cer-tain nombre d’innovations technolo-giques ont non seulement transforméun métier au point de le détruirepresque entièrement, mais aussitransformé l’environnement social etle rapport du public à ses productionsau point de rendre désirable la pour-suite de cette destruction. Enfin, j’es-saierai de montrer quelles sont les rai-sons de mon attachement, malgré unetelle évolution, à ces savoirs-faire et cequ’il me semble encore possible d’enfaire aujourd’hui.

Je travaille depuis environ six anscomme menuisier d’agencement ; j’aiappris sur le tard ce métier, ainsi quel’ébénisterie, par les cours du soir de laVille de Paris. Si mon expérience n’estcertainement pas celle d’un “profes-sionnel” au sens habituel de ce terme,le peu de choses que j’ai pu fairedurant ces années m’a permis d’avoirun certain aperçu sur les pratiquesmodernes. Dans les pages qui vont

suivre, je n’en propose pas une étudeexhaustive, je veux seulement endégager les grandes lignes et engagerune réflexion sur leurs conséquences.

Toutes les contributions, commen-taires ou critiques qui pourraient mepermettre de compléter et d’améliorercette ébauche d’enquête sont donc lesbienvenus…

2. remarques d’ordre historique

Le but de ce chapitre n’est pas defaire l’histoire de la menuiserie et del’ébénisterie en particulier, mais plu-tôt d’évoquer un certain nombre d’as-pects historiques propres à la pratiqueet à l’organisation générale desmétiers avant l’avènement du capita-lisme industriel. Il s’agit de faireapparaître quelques éléments essen-tiels afin de permettre la comparaisonavec la situation d’aujourd’hui et sur-tout de mieux faire comprendre laperspective qui est la mienne ici. Iln’est pas non plus question par là deprétendre que « c’était mieux avant »et encore moins de faire des corpora-tions ou du compagnonnage un modè-le, mais plus simplement, en montrantque d’autres formes d’organisation ontexisté avec des buts assez différents,inciter à la réflexion sur celles d’au-jourd’hui et peut-être encourager àimaginer autre chose…

les corporations d’arts et de métiers

C’est à partir du XIIIe siècle que lesartisans et travailleurs libres vivantdans les villes commencent à s’organi-ser en corps de métiers.

Le métier proprement dit conservait cenom jusqu’au jour où il devenait assezimportant pour obtenir des statuts et seconstituer en communauté. Les membresd’un métier restaient indépendants lesuns des autres et étaient tenus seulementde se conformer à des règlements de poli-

4. Déclaraction de Jacques Chirac à propos del’état de la planète au sommet de la Terre deJohannesbourg en 2002.

5. Voir Bertrand Louart, Quelques élémentsd’une critique de la société industrielle, juin 2003.Disponible sur demande à Notes & MorceauxChoisis.

— 2 —

atelier de menuiserie au XVe siècle

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 6

Page 5: Notes & Morceaux choisis n°6

ce, qui ne visaient en général que leursrapports avec le public. Il est clair quetoute corporation a commencé par être unmétier. (6)

Par ouvrier, on désignait alorsindistinctement les différentes classesde personnes qui travaillaient de leurmains, « ouvraient, faisaient ouvrage »,c’est-à-dire autant les maîtres, les arti-sans dirigeant un atelier, que leursvalets, les employés embauchés à lajournée, à la semaine ou au mois, ouencore leurs apprentis. A l’origine, lesdifférents métiers liés au travail dubois (huchiers, huissier, lambrisseur,charron, etc.) sont compris dans lecorps des charpentiers qui est proba-blement un des premiers métier à seconstituer en corporation. C’est en1290 que se constitue la communautédes huchiers, appelés plus tard menui-siers. La huche, ou pétrin, est un coffrequi servait à faire le pain, puis à leconserver ainsi que d’autres denréesalimentaires ; c’est le meuble le pluscourant au Moyen Âge. Menuiserievient du verbe menuiser, travailler àde menus (petits) ouvrages, par oppo-sition aux grands ouvrages de char-pente.

La corporation était conçue commeune communauté à part entière, ras-semblant des gens de métier unis, sousla foi d’un serment prêté sur lesreliques et les évangiles (d’où lestermes jurés pour désigner sesmembres et jurandes pour désignerl’association), par le respect des règle-ments qu’elle s’était donnée à elle-même et dont les pouvoirs publics,royauté ou municipalité, ne faisaientque reconnaître et avaliser les statuts.Ces derniers déterminent assez préci-sément l’organisation de la commu-nauté de métier :

On aurait jadis bien étonné un com-merçant si on lui eût dit qu’un jour vien-drait où aucune solidarité n’existeraitentre les personnes exerçant la même pro-fession ; que tout individu aurait le droitd’ouvrir boutique et de se dire son confrè-re, sans fournir aucune garantie d’aptitu-de, ni d’honorabilité ; que chacun pourraitétablir à sa guise les produits de sonindustrie, en dissimuler les défauts,vendre du vieux pour du neuf, du mauvaispour du bon, du faux pour du vrai, sansqu’il fût permis au corps qu’il compromet-tait ainsi de lui infliger aucune peine,aucun blâme même.

Celui qui voulait se livrer à une indus-trie ou à un commerce devait, avant tout,être accepté par ceux dont il allait devenirl’allié. Il lui fallait prouver qu’il étaithomme de bien, ensuite qu’il avait fait unapprentissage sérieux et acquis une ins-truction professionnelle complète, enfinqu’il possédait les capitaux nécessaires aunégoce qu’il désirait entreprendre. Cesconditions remplies, il était solennelle-ment admis, comme maître ou patron,

dans ce que l’on nomma d’abord le com-mun du métier, le métier juré ou le corpsdu métier, et plus tard la communauté oula corporation.

On entendait par ces mots l’associa-tion, reconnue par l’État, d’individusexerçant la même profession. Le corps demétier avait ses privilèges, ses charges, sahiérarchie. Il réglait lui-même sa discipli-ne, exposée dans des statuts rédigés encommun, et auxquels chaque membre del’association jurait obéissance ; ces sta-tuts, une fois approuvés par le souverainou son représentant avaient force de loivis-à-vis de tous les citoyens. La corpora-tion constituait ainsi une personne mora-le, capable d’acquérir, d’aliéner, de fairetous les actes de la vie civile.

(Franklin, op. cit.)

Une communauté de métier étaitune fédération des maîtres dont lesateliers constituaient en fait uneextension de l’organisation domes-tique, une sorte d’association familia-le. Ainsi, les apprentis travaillaientpendant plusieurs années dans unmême atelier et étaient logés et nour-ris par la famille du maître. Les valets,ouvriers et plus tard compagnons, quiaprès avoir achevé leur apprentissageétaient admis dans le corps de métieraprès avoir juré obéissance à ses règle-ments, étaient nourris et souvent logéségalement dans la famille du maître.

La corporation détenait le monopo-le de l’exercice d’un métier :

Esprit général du corps de métier — Lecorps de métier consacre et sauvegardeles droits du travail. Ce n’était pas alorsdes droits généraux que la loi garantit àtout citoyen. C’était des droits particu-liers que certains groupes obtenaient etqui, par cela seul, tenaient moins de l’éga-lité que du privilège. Tel était, en général,le caractère ordinaire des droits au MoyenÂge ; le corps de métier, comme les autresinstitutions, en portait l’empreinte.

Groupés souvent dans le même quar-tier, les gens d’une même professionavaient été amenés, quelque fut la causepremière du groupement, à penser qu’ils

avaient intérêt à s’entendre pour sedéfendre contre ceux qui pouvaient leurnuire : contre leurs seigneurs d’abord,parce qu’il valait mieux obtenir d’eux desstatuts qui équivalaient à un contrat qued’être livrés à leur merci et à celle de leurssubalternes : c’est le motif qui poussait lesbourgeois à demander des chartes de com-munes ; contre les marchands et artisansdu dehors qui auraient pu venir leur faireconcurrence ; habitants de la ville, ils pré-tendaient avoir le privilège de travaillerseuls ou presque seuls pour cette ville ;contre les mauvaises fabrications et lesproduits falsifiés qui étaient domma-geables au public et qui nuisaient à laréputation du métier ; contre leurspropres concitoyens qui compromettaientaussi le métier lorsqu’ils s’en mêlaientsans l’avoir appris et qui d’autre part,augmentaient le nombre des concurrents ;contre l’intrusion par l’apprentissage d’untrop grand nombre de membres dans lemétier. Ainsi, deux sentiments les ani-maient : assurer la bonne police du métieret s’assurer pour eux-mêmes, autant quepossible, le monopole du métier. […]

Au Moyen Âge, on ne pouvait guèreélever que privilèges contre privilèges.Sous la sauvegarde de cette institution lesgens de métier dans les villes, ou plusexactement dans un certain nombre devilles, sont sortis de la condition où lestenaient le servage et la féodalité pouratteindre à la hauteur où nous les voyonsdans la première moitié du XIVe siècle.

(Levasseur (7), vol. I, p. 271)

Au début, n’importe quel ouvrierayant les fonds nécessaires, pouvaitprétendre accéder à la maîtrise etainsi participer à l’organisation ducorps de métier.

L’artisan du XIIIe siècle, plus libre quecelui du IVe [époque du servage], avait deplus fortes raisons d’aimer sa corporation.Il ne s’y sentait pas enchaîné par la maindespotique d’un maître. Il avait conquisses grades ; il faisait parfois remonter àune haute antiquité les franchises de saprofession ; il était fier de ses droits etéprouvait ce sentiment d’orgueil qui s’at-tache à la possession d’un privilège. Si sonseigneur nommait dans certains cas sesmagistrats, dans d’autres l’artisan leschoisissait lui-même. Il faisait observerles règlements, il jugeait ses pairs, il rédi-geait dans ses assemblées les statuts dumétier, que sanctionnait ensuite le magis-trat de la cité ; enfin, dans beaucoup devilles qui n’étaient pas aussi directementsoumises que Paris à l’autorité royale, ilprenait une part au gouvernement desaffaires, sa corporation étant pour ainsidire une subdivision politique de la muni-cipalité. L’artisan devait avoir un attache-ment sincère pour une institution qui lerelevait ainsi à ses propres yeux. Laconfrérie en était le complément.

(Levasseur, op. cit., vol. I, p. 295)

Chaque communauté avait saConfrérie, œuvre toute de charité et d’as-sistance, dont faisaient partie tous lesgens du métier. C’était une sorte de socié-té religieuse et de secours mutuels, ali-mentée surtout par les amendes, les parts

— 3 —

6. Alfred Franklin, Dictionnaire historique desarts, métiers et professions exercées dans Parisdepuis le XIIIe siècle, art. Corporations, 1906.

7. Emile Levasseur, Histoire des classesouvrières et de l’industrie en France avant 1789,1900.

charron au XVe siècle

l a m e n u i s e r i e & l ’ é b é n i s t e r i e

Page 6: Notes & Morceaux choisis n°6

de droits d’entrée, d'apprentissage etaussi par les dons volontaires. Elle secou-rait les orphelins, les vieillards pauvres,les veuves et, au besoin, faisait les fraisdes mariages et des funérailles. (8)

Nous sommes donc devant uneorganisation sociale des métiers. Sonbut n’est pas exclusivement écono-mique et technique, il n’est pas ques-tion de produire le plus possible aumoindre coût (les ouvrages sont alorsréalisés uniquement sur commande),mais avant tout de permettre auxmembres de la communauté de vivredignement de leur travail et d’assurerainsi l’existence de leur famille. Lemonopole sur un métier est alors lemoyen pour la communauté d’assurerune répartition de l’ouvrage à effec-tuer et ainsi de garantir la maîtrisedes conditions de son exercice àl’échelle de la ville ; le nombre d’ap-prentis détermine par la suite lenombre d’ouvriers, puis de maîtres, etla communauté décide à chaque étape,en fonction des besoins, qui pouvaitaccéder à quel statut.

Bien que chaque maître produisepour des particuliers, chaque ouvrageengageait l’honneur et la réputation,la responsabilité collective de la corpo-ration toute entière. Ainsi, il y avaitune émulation autour de l’œuvre plu-tôt qu’une compétition économique.Par œuvre, il faut entendre non passeulement une œuvre d’art, mais plusgénéralement l’ensemble des objets,des ouvrages qui constituent le cadrede la vie quotidienne et de la vie socia-le, au sens où Hannah Arendt a définitce terme dans Condition de l’hommemoderne :

L’œuvre fournit un monde « artificiel »d’objets, nettement différent de tout lemilieu naturel. C’est à l’intérieur de sesfrontières que se loge chacune des viesindividuelles, alors que ce monde lui-mêmeest destiné à leur survivre et à les trans-cender toutes. La condition humaine del’œuvre est l’appartenance au monde. (9)

Demander à un artisan d’alors defabriquer un « meuble fonctionnel »n’aurait eu aucun sens, pas plus quede lui demander de réaliser un ouvra-ge sans ornementations. Nombreuxétaient les objets qui étaient ornés, ycompris les outils que les artisansfabriquaient alors eux-mêmes. WilliamMorris en explique très simplement laraison :

La décoration des objets utilitairesrelève d’une double intention : embellir,d’abord les productions du travail humainqui seraient sinon fort laides et, ensuite,rendre agréable le travail lui-même quiserait sinon pénible et rebutant. Cessonsde nous étonner de ce constat : leshommes se sont toujours évertués à orner

les ouvrages qu’ils avaient façonnés deleur mains et qui constituaient leur envi-ronnement immédiat et quotidien, commeà transformer en plaisir le fardeau dulabeur, chaque fois que cela semblait pos-sible. (10)

L’ornementation n’était pas unsuperflu ajouté, mais bien une partieintégrante de l’ouvrage qui lui donnaittout son sens dans le contexte de lasociété. L’objet devait refléter le statutsocial de son propriétaire et donc indi-quer son appartenance à une commu-nauté, à une culture et au mondequ’elle façonnait. Le mobilier étaitcher, mais sa durabilité et sa trans-mission de générations en générations— il fait partie des dots et des héri-tages, constituant ainsi une partie nonnégligeable de la richesse des famillesbourgeoises, puis des artisans et pay-sans aisés — à la fois symbolisait etparticipait à cette permanence et sta-bilité du monde, renforçait le senti-ment d’habiter un lieu et d’être enraci-né dans une culture. La difficulté destransports et des communications surde grandes distances avait d’ailleursentraîné une différenciation des stylesselon les régions, que la tradition per-pétuait d’autant plus aisément que leschangements techniques étaient lentset progressifs.

On peut imaginer qu’à cette époquele sens de la communauté était certai-nement aussi développé que le sens del’individu peut l’être aujourd’hui ;l’unité de base de la collectivité étaitd’ailleurs moins l’individu que lafamille ou le foyer, c’est-à-dire l’en-semble de personnes vivant autourd’un même feu, sous un même toit. Cen’était pas seulement dans le domainede la production qu’il fallait tout faireà la main, mais bien dans toute la viesociale que les personnes devaient col-lectivement prendre leurs affaires enmain, sur la base d’associations tellesque les corporations. C’est donc autourdes ces rapports interpersonnels quela production s’organise, dans le cadreque déterminent à la fois les commu-nautés de métiers et les autoritésreprésentant les valeurs chrétiennes— ce qui donne alors à ces statuts uneforme assez paternaliste. L’objectif dela corporation et de la confrérie n’estpas d’assurer à chacun de sesmembres la liberté individuelle, maisplutôt l’indépendance par rapport à ladomination du pouvoir féodal. Il s’agit« d’être son propre maître » par oppo-sition à la condition de serf, esclavepropriété d’un seigneur. L’artisancherche avant tout à garantir lesconditions de son autonomie au sein dela collectivité, et c’est à travers l’asso-ciation avec ses pairs qu’il édicte etfait admettre ses propres lois aux auto-

rités locales et royales. Ils n’atten-daient nullement que ces dernièrescoordonnent ou organisent leurs acti-vités — cela était leur affaire —, maisqu’elles reconnaissent leur légitimitéaux yeux des autres communautés etassure leur sécurité publique.

À de nombreux égards, cette situa-tion est complètement à l’opposé de lanôtre aujourd’hui : comme il n’existeplus d’association ni de communautéqui, en rassemblant des personnespour des objectifs communs, consti-tuent des forces sociales, parce qu’iln’existe plus que des individus atomi-sés vaguement agglutinés dans desorganisations abstraites —les coquillesvides des partis et des syndicats, ou les« systèmes automates », les grandesindustries, entreprises et administra-tions —, tout le monde réclame l’inter-vention de l’État pour prendre en char-ge les problèmes que plus personnen’imagine pouvoir résoudre en com-mun (d’autant que la dimension desorganisations est telle que les pro-blèmes qu’elles engendrent ne sontplus à échelle humaine).

Si sous l’Ancien Régime les popula-tions disposaient d’une autonomiesans liberté, aujourd’hui nous n'avonsplus qu’une liberté sans autonomie.Cela ne vaut guère mieux, et c’est sansaucun doute pire, puisqu’entre-tempss’est perdue la capacité des personnesà s’assembler et à mettre leur volontéen commun — comme l’a illustré ledéclin et la disparition du mouvementouvrier dans la seconde moitié du XXe

siècle.

le compagnonnageLe paradoxe des corporations est

qu’après s’être libérées du pouvoir féo-dal, et à mesure que ce dernier décline,elles s’enferment dans leur propresstatuts et traditions. La guerre deCent ans, en plongeant une grandepartie de la France dans la misère,contribuera à renforcer l’esprit d’asso-ciation, donnant ainsi aux corpora-tions et aux confréries leur forme défi-nitive. Ce faisant, elle entérinera éga-lement l’esprit de privilège en accrois-sant l’inégalité entre ses membres, enhiérarchisant plus strictement les dif-férences de statut social.

Si la guerre [de Cent ans] avait dimi-nué la richesse, elle n’avait pas arrêté ledéveloppement des institutions. Les privi-lèges s’étaient fortifiés ; les associationss’étaient multipliées, complétées ets’étaient fortement empreintes de formesreligieuses.

En premier lieu, c’est l’association ducorps de métier qui se resserre et se fermedavantage aux étrangers, qui limite lenombre de ses apprentis, qui relègue lesouvriers à un rang inférieur, qui rend l’ac-cès de la maîtrise plus difficile par le chefd’œuvre et par les places réservées auxfils de patrons, qui enferme le travail des

8. François Husson, Les menuisiers, étude his-torique, ch. II, 1902.

9. Condition de l’homme moderne, 1958, éd.Calmann-Lévy, 1961.

10. L’âge de l’ersatz et autres textes contre lacivilisation moderne, éd. de l’EdN, 1996, confé-rence Les arts appliqués aujourd’hui, 1889.

— 4 —

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 6

Page 7: Notes & Morceaux choisis n°6

maîtres dans des règlements plus rigou-reux et plus minutieux.

En second lieu, ce sont les associationsdu compagnonnage, de la franc-maçonne-rie, des merciers qui étendent leur actionau-delà des murs de la ville et qui ras-semblent dans de vastes sociétés ceuxauxquels le corps de métier ne suffisaitplus ; elles sont l’œuvre d’une civilisationplus mouvante dans laquelle on sent lebesoin de voyager et de nouer des rela-tions d’affaires plus étendues.

En troisième lieu, c’est la confrérie quiavec ses réunions, ses fêtes religieuses ouprofanes donne un aspect particulier auxassociations de maîtres et parfois de com-pagnons.

Il y a progrès à certains égards, mais iln’y a pas une constitution nouvelle desclasses industrielles ; c’est un développe-ment de germes préexistants. Aussi ren-contre-t-on les défauts de l’époque précé-dente que le temps a même exagéré. Lecorps de métier se fortifie davantagecontre la concurrence, au moment mêmeoù les barrières élevées contre le travailpar la féodalité semblent être moinsnécessaires dans la France plus unie sousle pouvoir royal : les digues s’élèventquand elles pourraient sans dangers’abaisser. Le compagnonnage est jalouxet querelleur ; il poursuit ceux qui ne sedonnent pas à lui, et voue sa haine à ceuxqui appartiennent à une compagnie riva-le. Le roi des merciers rend des servicesau commerce ; mais il les lui fait payercher, et il impose aux négociants des rede-vances onéreuses.

(Levasseur, op. cit., vol. I, p. 615)

En fait, le compagnonnage sembleêtre une association ouvrière trèsancienne, née avec les cathédralesautour de la transmission de l’art dutrait, mais dont le caractère semi-clan-destin et secret n’a laissé que peu detraces écrites de ses origines. La pre-mière citation dans un document offi-ciel date de 1420, une ordonnance deCharles VI concernant les cordonniersde Troyes mentionne : « plusieursCompagnons du-dit mestier, de plu-sieurs langues et nations [provinces deFrance], alloient et venoient en villeouvrer pour apprendre, congnoistre etsavoir les uns les autres » (11). Vers lafin du XVe siècle, en réponse à l’évolu-tion des corporations, le compagnon-nage a pris une plus grande extensionà travers le pays et ses institutions ontreçu leur forme définitive :

Les compagnons aimaient mieux avoirdes associations à eux dans lesquelles ilsétaient indépendants et qui prirent dès ledébut, ou de très bonne heure, un carac-tère différent de celui du corps de métierdans lequel le patron était attaché à saville par un établissement fixe. Lesouvriers que les statuts condamnaient àun stage de plusieurs années ou que leurpauvreté réduisait à rester compagnonstoute leur vie aimaient mieux souventaller de ville en ville s’instruire en voyantdu pays que de demeurer confinés dans lemême atelier. […] Des lois générales,

quoiqu’encore mal observées, proté-geaient dans tout le royaume de laManche à la Méditerranée, celui qui quit-tait sa ville natale. On ne rencontraitplus, pour travailler dans une ville, lesmêmes obstacles qu’au temps des com-munes ; on pouvait s’établir comme com-pagnon-maître presque partout. Les com-pagnons en profitèrent et commencèrentà faire leur Tour de France. […]

Plus ils voyagèrent, plus il leur devintnécessaire d’avoir des confréries, consti-tuées avec des cadres plus larges et s’éloi-gnant d’avantage du type primitif ; […]comme les confréries étaient une sorted’association mutuelle contre les patronset qu’elles se trouvaient par conséquenten dehors de la législation régulière, ellesse dérobèrent au grand jour et prirent lecaractère d’associations secrètes. […]

Les mystères n’étaient que la forme ducompagnonnage ; le fond était plussérieux. C’était en réalité une associationde secours mutuels, non moins utile aucompagnon du XVe siècle, errant de villeen ville, que ne l’avait été au XIIIe siècle,le corps de métier à l’artisan.

(Levasseur, op. cit., vol. I, p. 601-604)

Voyageant de ville en ville, les com-pagnons avaient en effet besoin designes de reconnaissance connusd’eux-seuls pour se faire admettredans les antennes locales de leur asso-ciation. Mais peu à peu, les cérémo-nials d’initiation, les signes de recon-naissances, les processions d’accompa-gnement des membres de la confrérieau départ des villes, tout cet ensemblecomplexe de rites particuliers occupeune place grandissante, étant à la foisle ferment et le produit de la rivalitéentre les différentes compagnies ; laforme prit le pas sur le fond. Le com-pagnonnage, en tant qu’organisationouvrière, est certes puissant et s’oppo-se parfois violemment aux maîtres etaux pouvoirs publics, allant jusqu’àorganiser le boycott de villes lors decertains conflits. Mais il reste avanttout une association de secoursmutuelsans avoir pour autant des buts poli-tiques : il ne cherche nullement à ten-ter de seulement réformer le régimedes corporations, qui face à ces agres-sions se retranche d’avantage derrièreses privilèges.

Opposition des patrons au compagnon-nage — Le compagnonnage se trouvaaussi en lutte avec le corps de métier.Depuis que les maîtres et les ouvriersavaient des associations distinctes, lesquerelles étaient fréquentes ; dès que lescompagnons croyaient avoir à se plaindre,ils se mettaient en grève, ou frappaientd’interdit une ville, un patron, et tousétaient tenus d’obéir au mot d’ordre. Dansles grèves générales, les fonds communset le crédit de la mère permettaient aucompagnon de prolonger le chômage. Lapuissance de l’association donnait auxouvriers les moyens de lutter contre leurspatrons. Les patrons, de leur côté, sup-portaient avec peine ces associations quiéchappaient à leur autorité et qui étaientsouvent en opposition avec les règlementsde la corporation officielle des maîtres. Ils

invoquaient leurs statuts, ils les complé-taient au besoin et ils demandaient auxpouvoirs publics d’interdire ces pratiquesillégales. (Levasseur, op. cit., vol. I, p. 605)

les manufactures

Les premières manufactures appa-raissent sous l’impulsion de Colbert,ministre de Louis XIV. Ces établisse-ments sont peu nombreux et en trèsgrande partie soutenus financière-ment et juridiquement par l’État (sub-ventions, monopole sur la fabricationet la vente, privilèges sur l’embaucheet le statut des ouvriers). Ils produi-sent des articles de luxe (porcelaines,tapisseries, draps fins, etc.) ou pou-vant être réalisés en masse et demanière concentrée avec profit (forges,fonderies, verreries, ferblanteries,etc.).

Ce sont les premières tentativespour organiser la production du seulpoint de vue économique et technique,c’est-à-dire pour « extraire » — ou plusexactement « abstraire » — le proces-sus de fabrication des biens des rela-tions sociales dans lesquelles ellesétaient jusque-là naturellementinclues. Cela ne va pas sans difficultés: à Bourges et Alençon, par exemple,l’opposition populaire à l’établisse-ment de manufactures de dentelles futtrès violente, car nombre de foyers quivivaient de cette industrie (12) jusque-là domestique risquaient de se voiramputer d’une source de revenu quiles maintenaient hors de la misère.Dans les manufactures, les règlementsintérieurs cherchent, visiblement sansgrand succès, à instaurer une discipli-ne de caserne : interdiction de chanter,

11. cf. revue Métiers d’Art n°35, LeCompagnonnage, juillet 1988 (revue publiée parla Société d’Encouragement aux Métiers d’Art).

— 5 —

l a m e n u i s e r i e & l ’ é b é n i s t e r i e

12. Par le terme industrie, on entendait alorsd’une manière générale toute les activitéspropres à la production des biens, qu’elles soientartisanales ou industrielles, au sens moderne deproduction de masse.

Page 8: Notes & Morceaux choisis n°6

de raconter des histoires, de discuterou de voyager d’un atelier à un autre,etc. ; toutes ces de dispositions,constamment réitérées et complétées ycompris à l’intention des contre-maîtres, témoignent de l'absence chezles ouvriers de discipline du travail ausens moderne.

À ce propos, l’hypothèse la plus cré-dible est que le rythme du travaildevait être plus lent qu’aujourd’hui,bien que certains statuts stipulaientque le travail devait être effectué de lalevée à la tombée du jour et les condi-tions dans lesquelles il pouvait parfoisêtre effectué de nuit. Comme tout étaitfait à la main, aucune machine nevenait imposer sa discipline et sonrythme. Le caractère artisanal du tra-vail impliquait le plus souvent lacoopération de plusieurs personnes,les ateliers étaient situés au cœur desvilles et généralement ouverts sur larue, et de ce fait les occasions derompre la monotonie des tâchesdevaient être plus nombreuses. Cescirconstances avaient induit chez lesouvriers des habitudes qui se retrou-vaient naturellement dans les manu-factures et étaient peut-être mêmeamplifiées du fait d’une concentrationplus grande de personnes en un mêmelieu.

Enfin, les volumes de matière pre-mière que les manufactures absor-baient et de marchandises qu’ellesproduisaient étaient sans communemesure avec le caractère très localisédes marchés de l’époque :

Lorsque l’entrepreneur fait les achatsdes matières premières, tout le pays enest informé, et se tient ferme sur le prix.Comme il ne peut guère acheter parpetites parties, il achète presque toujoursde la seconde main. […] Celui qui a rédi-gé [cet article] a vu sous ses yeux lespetites fabriques faire tomber lesgrandes, sans autre manœuvre que cellede vendre à meilleur marché. Il a vu ausside grands établissements prêts à tomber,par la seule raison qu’ils étoient grands.Les débitants les voyant chargés de mar-chandises faites, et dans la nécessité pres-sante de vendre pour subvenir ou à leursengagements, ou à leur dépense courante,se donnoient le mot pour ne pas se presserd’acheter ; et obligeoit l’entrepreneur àrabattre son prix, et souvent à perte. Il estvrai qu’il a vu aussi, et il doit le dire àl’honneur du ministère, le gouvernementvenir au secours de ces manufactures, etles aider à soutenir leur crédit et leur éta-blissement.

(Encyclopédie, art. manufactures, vol. IX, 1765)

L’absence de moyen de transportsrapides et fiables ne permettait d’écou-ler que difficilement une production demasse et concentrée, et par consé-quent de la rentabiliser autrement quepar des commandes d’État, pour lesbesoins de la cour ou de l’armée.L’Encyclopédie, à la fois pour ces rai-sons économiques et pour d’autres

motifs d’ordre sociaux, en conclut dansce même article à la supériorité de l’in-dustrie domestique paysanne et artisa-nale sur les « manufactures réunies » ;cette forme d’organisation de la pro-duction, n’ayant aucune autonomie, nepeut se soutenir sans l’aide du gouver-nement.

naissance de l’ébénisterie

L’ébénisterie apparaît au XVIe

siècle, avec l’importation des bois exo-tiques (et notamment l’ébène, boisnoir, très dense et plus dur que lesfeuillus européens comme le chêne oule noyer). Alors très rares et précieux,ces bois sont débités en fines planches(8 à 12 mm) et utilisés uniquementcomme parements moulurés et sculp-tés, le reste de l’ouvrage étant réalisédans des bois de moindre valeur. Ceprocédé « économique » donnera nais-sance à une manière originale deconstruire le mobilier qui prendra sonessor au XVIIe et XVIIIe siècle, parti-culièrement en France. Ce mobilierd’apparat emploie dans sa construc-tion peu de pièces en bois massif, maisplus souvent des éléments reconsti-tués à partir de lamelles (lattés etalaises) et de feuilles de bois (placageset marqueteries) afin d’utiliser labeauté naturelle du matériau dans lacomposition décorative. Ce type deconstruction, beaucoup plus élaboréque celui de la menuiserie, demandeun travail considérable, qui en réserveles ouvrages aux princes et à la nobles-se. À Paris, les ateliers des ébénistesles plus réputés ne faisaient pas partiedes corporations de métiers et exer-çaient leur art par privilège royal.

La différence entre ces deuxmétiers pourtant si proches ne s’arrêtepas là. Contrairement à l’ébéniste quidevait diviser les tâches au sein de son

atelier et déléguer l’exécution de cer-taines parties de son ouvrage à descorps de métiers spécialisés (marque-teur, bronzier, vernisseur, etc.), lemenuisier avait une maîtrise person-nelle de toutes les parties de sonmétier, de la conception à la finition.Ce n’est qu’avec les manufactures du

XIXe siècle et plus encore avec l’intro-duction des machines-outils qu’il yaura dans la menuiserie une divisiondu travail qui n’existait auparavantque dans les ateliers d’ébénistes. Maisl’approfondissement considérable decette division du travail tient à laconcentration en un même atelierd’une production de série, alors quedans le cas de l’ébenisterie elle est liéeà la complexité des ouvrages.

de l’abolition des corporationsau travail-marchandise

Au XVIIIe siècle, le monopole descorporations sur les métiers étaitdevenu une sorte de tyrannie. Lesjurandes n’avaient fait, environ depuisle XVIe siècle, que se retrancher der-rière leurs privilèges et se hiérarchiserplus strictement. Même chez lesmaîtres l’égalité avait disparu : unehiérarchie entre jeunes, modernes etanciens était établie qui correspondaità une inégalité de pouvoir sur lesaffaires de la communauté. L’acces-sion à la maîtrise était devenue encoreplus difficile, sauf pour les fils demaîtres à qui elle était réservée parprivilège ; au contraire, les difficultésdu chef-d’œuvre et les frais prohibitifsse multipliaient pour les personnesqui n’étaient pas déjà bien introduitesauprès des dirigeants de la corpora-tion. Les procès entre jurandes pour ladélimitation précise de leurs privilèges

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 6

— 6 —

débit du placage au XVIIIe siècle

Page 9: Notes & Morceaux choisis n°6

se multipliaient ; de leur côté, les par-ticuliers ayant à se plaindre de malfa-çon étaient souvent déboutés par lesjurés du métier. La rivalité entremaîtres et compagnons ne faisait ques’accroître du fait des obstacles plusnombreux mis ainsi à l’exercice desmétiers. Les autorités, et notammentla royauté, ne se sont pas opposées àune telle évolution, qui leur permettaità la fois de retirer des revenus des pri-vilèges et d’avoir, par l’intermédiairede quelques jurés, la haute main surles corporations. Le monopole n’étaitplus un moyen pour la communauté demaîtriser les conditions de son autono-mie, mais plutôt une propriété privéevis-à-vis du public.

La nécessité d’une réforme desassociations de métiers était donc àl’ordre du jour, ce qui à l’époque signi-fiait une réorganisation de grandeampleur de la société. Le XVIIIe siècleest traversé par des débats sur lesmesures à prendre pour effectuer cebouleversement (Levasseur qualifiecette période de « siècle des écono-mistes »). L’Encyclopédie de Diderot etd’Alembert, dans son article Maîtrises(1765) énumère les défauts bienconnus des corporations, exagère leurinutilité en prétextant leur prétendueabsence dans d’autres nations, maischerche néanmoins à les réformerdans un sens qui leur redonnerait cecaractère d’association et de certifica-tion des savoir-faires pour les per-sonnes exerçant un même métier. Parquelques dispositions d’encourage-ment économique et de validation dela maîtrise des techniques, il y est sur-tout question d’augmenter le commer-ce, de favoriser l’industrie et de per-mettre à tout le monde d’exercer sestalents où il le juge bon. L’abolition dumonopole des corporations sur l’exerci-ce des métiers et la liberté du travailsont conçues comme les conditionsindispensables à la prospérité écono-mique de la nation, c’est-à-dire identi-quement du bonheur de tous lescitoyens.

L’esprit dans lequel Turgot,ministre de Louis XVI, rédige enfévrier 1776 l’Édit du roi portant sup-pression des jurandes et communautésde commerces d’arts et métiers estquant à lui bien plus rigoureux et sys-tématique ; son réquisitoire contre lesjurandes est implacable :

Nous voulons en conséquence abrogerces institutions arbitraires, qui ne per-mettent pas à l’indigent de vivre de sontravail ; qui repoussent un sexe à qui sontravail a donné plus de besoins et moinsde ressources, et qui semblent, en lecondamnant à une misère inévitable,seconder la séduction et la débauche ; quiéteignent l’émulation et l’industrie, etrendent inutiles les talents de ceux queles circonstances éloignent de l’entréed’une communauté ; qui privent l’État etles arts de toutes les lumières que les

étrangers y apporteraient ; qui retardentles progrès de ces arts par les difficultésmultipliées que rencontrent les inven-teurs, auxquelles différentes communau-tés disputent le droit d’exécuter desdécouvertes qu’elles n’ont point faites ;qui, par les frais immenses que les arti-sans sont obligés de payer pour acquérirla faculté de travailler, par les saisiesmultipliées pour de prétendues contra-ventions, par les dépenses et dissipationsde tout genre, par les procès intermi-nables qu’occasionnent entre toutes cescommunautés leurs prétentions respec-tives sur l’étendue de leurs privilègesexclusifs, surchargent l'industrie d'unimpôt énorme, onéreux aux sujets, sansaucun fruit pour l’État ; qui, enfin, par lafacilité qu’elles donnent aux membres descommunautés de se liguer entre eux, deforcer les membres les plus pauvres àsupporter la loi des riches, deviennent uninstrument de monopole et favorisent desmanœuvres dont l’effet est de hausser, au-dessus de leur proportion naturelle, lesdenrées les plus nécessaires à la subsis-tance du peuple.

(préambule de l’édit de 1776)

À côté de ces récriminations parti-culièrement sévères se dessine en fili-grane une conception très moderne dela société : il s’agit manifestementd’anéantir l’organisation sociale desarts et métiers au profit d’une organi-sation strictement économique et tech-nique de la production, encadrée etgarantie par l’État. En effet, Turgot nemet pas seulement en cause le mono-pole des corporations :

Ces abus se sont introduits par degrés.Ils sont originairement l’ouvrage de l’inté-rêt des particuliers, qui les ont établiscontre le public. C’est après un long inter-valle de temps que l’autorité, tantôt sur-prise, tantôt séduite par une apparenced’utilité, leur a donné une sorte de sanc-tion. La source du mal est dans la facultémême accordée aux artisans d’un mêmemétier, de s’assembler et de se réunir en uncorps. (op. cit., souligné par nous)

En conséquence de quoi « tous lescorps et communautés de marchands etartisans ainsi que les maîtrises etjurandes » sont abolis, leurs privilèges,statuts et règlements abrogés (art. I) etavec eux l’apprentissage ; il est égale-ment interdit aux ouvriers (maîtres,compagnons ou apprentis) « de formeraucune association ni assemblée entreeux sous quelque prétexte que ce puis-se être » et toutes les confréries, lescompagnonnages ou autres associa-tions de secours mutuels sont suppri-més (art. XIV).

Dans le préambule qui justifie cesarticles, Turgot introduit plusieursidées nouvelles en contre-point des cri-tiques faites aux corporations. Le« droit de travailler [est] la propriétéde tout homme, et cette propriété estla première, la plus sacrée et la plusimprescriptible de toutes », c’est un« droit naturel » qui s’oppose donc auxprivilèges des jurandes.

Ceux qui connaissent la marche ducommerce savent aussi que toute entre-prise importante, de trafic ou d’industrie,exige le concours de deux espècesd’hommes, d’entrepreneurs qui font lesavances des matières premières, desustensiles nécessaire à chaque commerce,et de simples ouvriers qui travaillent pourle compte des premiers, moyennant unsalaire convenu. Telle est la véritable ori-gine de la distinction entre les entrepre-neurs ou maîtres, et les ouvriers ou com-pagnons, laquelle est fondée sur la naturedes choses, et ne dépend point de l’insti-tution arbitraire des jurandes. (op. cit.)

A la liberté du travail vient doncs’ajouter en complément tout aussi« naturel » la liberté du commerce et del’industrie. On remarquera au passagele glissement progressif qui est effec-tué dans le vocabulaire entre lesmaîtres et les marchands (qui étaientalors des professions distinctes) etl’idée nouvelle, dissimulée en étantamalgamée avec ces formes anciennes,de l’entrepreneur, qui avance les capi-taux, achète le travail et les matièrespremières, organise la production et lavente des marchandises — organisa-tion économique et technique de laproduction directement inspirée desmanufactures — et qui est, à traversce décret, subrepticement étendue àtoute la société comme étant dans « lanature des choses » ! Enfin, l’articula-tion entre le travail et le capital se réa-lise grâce à la concurrence :

Dans les lieux où le commerce est leplus libre, le nombre des marchands etdes ouvriers de tout genre est toujourslimité et nécessairement proportionné aubesoin, c’est-à-dire à la consommation.

L’État ne jouant plus qu’un rôle depolice, d’enregistrement administratifet de règlement des litiges entre parti-culiers. Nous sommes là en présencedes principaux éléments de ce fameuxmarché libre et autorégulateur (13)dont la tâche est d’assurer, en quelquesorte automatiquement, l’ordre dansla production et la distribution desbiens et que maintenant nous connais-sons bien.

Une réforme des corporations étaitassurément nécessaire. Si Turgot forcele trait pour les besoins de sa causelibérale, les corruptions et les abusqu’il pointe n’en étaient pas moins trèsréels, bien qu’il passe sous silence lerôle social de ces associations. Dupoint de vue des populations

l a m e n u i s e r i e & l ’ é b é n i s t e r i e

— 7 —

13. Tel que l’avait théorisé Adam Smith dansson ouvrage La richesse des nations (1776).Turgot avait rencontré Smith à Paris en 1765 etavait exposé ensuite sa propre conception del’économie politique, encore plus libérale et idéo-logique, dans la brochure intitulée Réflexions surla formation et la distribution des richesses en1766. Il participera à la rédaction de l’Encyclo-pédie, dont les positions, plus modérées sur cepoint (notamment chez Diderot, voir son Apologiede l’abbé Galiani), montrent à la fois la diversitédes opinions et les ambiguïtés propres à la pério-de des Lumières.

Page 10: Notes & Morceaux choisis n°6

ouvrières, le principal défaut desjurandes était le monopole desmaîtres, transformé avec le temps endomination, sur les affaires de la com-munauté et non pas le principe de l’as-sociation en elle-même. Par contre, dupoint de vue du pouvoir de l’État, cesont bien ces associations qui consti-tuaient un obstacle à l’accroissementde sa puissance à travers la croissancede l’économie : elles immobilisaient etdilapidaient au profit de leursmembres des ressources (argent et tra-vail) qui de ce fait n’étaient pas réin-vesties dans l’économie, qui n’étaientpas mobilisées en permanence pour laproduction. Bref, ces associations, parles formes d’entraide, de réciprocité etde redistribution qu’elles encoura-geaient, permettaient que les revenusdes artisans et des ouvriers se formentautrement que par la seule et uniquevente de biens (ouvrages ou travail)sur le marché ; parce qu’elles organi-saient les rapports économiques à tra-vers les rapports sociaux, elles garan-tissaient à chacun de ses membres uneautonomie matérielle à l’intérieur de lasociété — mais au détriment de saliberté individuelle, comme on l’a vu.Néanmoins, dans certaines grandesvilles, il existait les ouvriers menui-siers et ébénistes travaillant libre-ment, constituant une communautéplus informelle que les corporations. AParis, ils étaient établis le long du fau-bourg Saint-Antoine depuis le XVe

siècle, tandis que les maîtres s’étaientinstallés dans le quartier Bonne-Nouvelle.

L’édit de 1776 tente donc de poserles bases, en ce qui concerne le travailet la production, de ce qui deviendra auXIXe siècle le capitalisme industriel :l’économie et la technique ne sont plusaux mains de la société, elles ne sontplus une partie intégrante de l’organi-sation sociale en son ensemble, maisdeviennent des sphères séparées enétant d’abord aux mains et à la discré-tion d’entrepreneurs privés ; le travailn’est plus inséré dans un ensemble derapports interpersonnels et sociaux,mais il devient une marchandise quel’on peut acheter et vendre commen’importe qu’elle matière première,une chose dont le propriétaire peutfaire littéralement n’importe quoi.L’abolition des corporations en Francemanifeste la volonté politique dedéposséder la société de la maîtrise deson économie et de sa technique ; exac-tement comme en Angleterre les enclo-sures, la mise sur le marché des terrescommunes, allaient complètementdétruire l’économie paysanne tradi-tionnelle au profit des entrepreneursprivés ruraux (monoculture et élevageextensif) et urbains (main-d’œuvrenombreuse et à bas prix pour lesmines et les filatures). Il fallait, pourque le marché autorégulateur fonc-tionne, que tout soit produit pour la

vente, et exclusivement pour la ventesur le marché ; il fallait donc anéantirtoutes les structures sociales qui, enmaintenant la production et lesmétiers aux mains des producteurseux-mêmes, assuraient aux personnesun minimum d’autonomie.

Mais le travail n’est rien d’autre queces êtres humains dont chaque sociétéest faite, et la terre que le milieu natureldans lequel chaque société existe. Lesinclure dans le mécanisme du marché,c’est subordonner aux lois du marché lasubstance même de la société.

Karl Polanyi, La grande transformation, 1944.

Cet édit fut accueilli avec enthou-siasme par le peuple, parce qu’il met-tait fin aux privilèges des maîtres surles métiers. Mais il fit l’objet de nom-breuses critiques qui voulaient, plutôtqu’une abolition pure et simple, uneréforme en profondeur des jurandes ;pour toute réponse Turgot tenta envain d’interdire ces écrits et brochures— le libéralisme a tout de même deslimites ! Aussi, sous la pression duParlement, d’une partie de la noblesseet évidement des maîtres, cet édit futrévoqué dès le mois de mars 1776. Lesjurandes furent rétablies, et lesdiverses tentatives de réformes n’eu-rent guère de suite. Ce fut manifeste-ment ce texte qui inspira l’abolitioncomplète des corporations durant laRévolution Française, à la suited’autres tentatives infructueuses deréforme : le 14 juin 1791, la loi LeChapelier interdit toute espèce d’asso-

ciations ouvrières en huit articlesd’une rare férocité, qui seront invo-qués durant une partie du XIXe sièclepour s’opposer à la formation des syn-dicats ouvriers :

Art. 1 : L'anéantissement de toutesespèces de corporations des citoyens dumême état ou profession étant une desbases fondamentales de la constitutionfrançaise, il est défendu de les rétablir defait, sous quelque prétexte et quelqueforme que ce soit.

La désorganisation des métiers quis’ensuit est profonde :

Après l’abolition des corporations, iln’y avait plus d’association familiale ; lesgens de métier étaient isolés. Les nou-veaux maîtres, affamés de gain, se sou-ciaient fort peu des travaux de luxe quipeuvent donner, il est vrai, du renom,mais offrent en général peu de profit, etne se livrèrent qu’à la confection de tra-vaux courants, dépourvus de toute diffi-culté, n’exigeant aucune recherche intel-lectuelle et rapportant, avec moins depeine, d’avantage d’argent. Les archi-tectes de ces temps où l’inspiration dispa-raît, aidèrent à cet anéantissement del’art par la froideur et la sécheresse deleurs conceptions.

C’est ainsi que la menuiserie décorati-ve s’éclipsa devant l’esprit d’individualis-me nouveau et le mercantilisme. Et ce nefut pas là un fait isolé : toutes les indus-tries qui touchaient de près ou de loin àl’idéal, se virent réduites à n’être plus quedes suites d’opérations matérielles desplus vulgaires. (Husson, op. cit., ch. VI.)

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 6

— 8 —

scie à ruban pour bois en grume

Panhard & Levassor1906

Page 11: Notes & Morceaux choisis n°6

Voilà qui résonne étrangement denos jours…

Seul le compagnonnage, qui n’étaitpas une organisation avec des statutsofficiels et reconnus par les autorités,survécut. Au début du XIXe siècleAgricol Perdiguier, compagnon menui-sier du Devoir de Liberté (14),remarque la perte de qualité desouvrages, la qualification moindre desnouveaux ouvriers et patrons du faitde la disparition de l’apprentissage etde l’accroissement rapide de la deman-de à cette époque. Il essaiera en vainde réformer le compagnonnage pourlui faire abandonner ses rivalités ettraditions stérilisantes, et tentera deréaliser sa liaison avec la classeouvrière moderne qu’il voit apparaîtrecomme une nouvelle force sociale puis-sante, pour essayer d’y apporter lemeilleur des anciennes associationsouvrières.

Le syndicalisme réalisera un peuplus tard les structures nécessaires àl’entraide, à la solidarité et à la défen-se économique et sociale de la classeouvrière, mais ne réalisera pas ce quePerdiguier avait souhaité, à savoir ladéfense du métier et le renouvelle-ment de la tradition grâce à des for-mations accessibles à tous ceux dési-rant se qualifier et organisées par lesouvriers eux-mêmes. À défaut, l’ap-prentissage du métier se fait sur le tasdans les ateliers. Les ouvriers quiauraient pu renouveler et enrichircette tradition, notamment en y inté-grant l’usage des machines-outils, enabandonnant la transmission dumétier au hasard, puis à l’État — doncaux intérêts de l’industrie —, commen-cent par là-même à abandonner lamaîtrise de l’évolution technique deleur travail au profit des patrons, desingénieurs et plus tard des bureauxd’étude.

Le compagnonnage conserveradonc ses traditions et ses rivalités enrestant très fermé. Aujourd’hui, à côtéde conditions d’enseignement quasi-militaire (ce n’est qu’en 2003 que lesfilles ont été admises dans certainesécoles de compagnonnage), le respect

scrupuleux de certaines traditionss’accompagne d’une adhésion sansexamen critique ni retenue aux procé-dés, matériaux et réalisations les plusmodernes (TGV, ponts autoroutiers,etc.).

3. l’apport de la mécanisation

l’introduction des machines-outils

Jusque dans la seconde moitié duXIXe siècle tous les ouvrages de menui-serie et d’ébénisterie ont été réalisésde bout en bout à la main, c’est-à-direen mettant en œuvre la force muscu-laire des hommes, leur habiletémanuelle et leur patience — on peutmême aller jusqu’à dire leur abnéga-tion. Il n’est pas très facile aujourd’huidans les nations industrialisées — oùles machines sont omniprésentes etnous « facilitent la vie » au point deparfois la vider de son sel — de sereprésenter la somme de travail consi-dérable que nécessitait le plus modes-te ouvrage de menuiserie en un tempsoù il fallait faire tout, mais absolu-ment tout, avec des outils à main.

Sans parler de l’abattage desarbres ni du débit des grumes (15), ledébit des planches, le rabotage et lamise à dimension des pièces, lesassemblages, les moulures, le ponçageet autres finitions, l’ensemble de cestâches demandait un travail patient etlong, une habileté manuelle dévelop-pée à force de répétition des mêmesgestes. Ainsi, les apprentis des ateliersde menuiserie et d’ébénisterie, enmême temps que l’entretien et l’affûta-ge des outils, apprenaient à rabotercorrectement des pièces de bois pen-dant plusieurs années et, suivant leurhabileté, étaient promus à des tâchesde plus en plus élaborées. Aujourd’hui,

avec une raboteuse-dégauchisseuse unapprenti dresse une pièce de bois enquelques minutes et sa mise en œuvrenécessite un apprentissage de base dequelques jours à peine.

Avant la Révolution Industrielle, ilexistait quelques machines-outils,mais les conditions de leur emploiétait très particulières. Un certainCornelis Corneliszoon d’Uitgeest enHollande avait déposé, en décembre1593, une licence pour un moulin-à-vent scierie (16). Ce type de moulinpouvait débiter une grume en pla-teaux en un seul passage à l’aide d’unensemble de scies montées sur unchâssis animé d’un mouvement alter-natif créé par un arbre à cames. Cemoulin était très répandu sur lesbords de mer, près des chantiers deconstruction navale et des ports decommerce de Hollande, là où le volumede bois à débiter était fort importanttout au long de l’année. Il existe enco-re de tels moulin-scieries, appelés pal-trokmolen, à Zaandijk ; cette inventionn’ayant, semble-t-il, pas quitté laHollande. Sur le reste du continent, àl’intérieur des terres, on trouve desmoulins à scier près des cours d’eau,essentiellement dans les régions trèsboisées. Il n’est pas certain, en effet,que dans les campagnes ces machines— ouvrages de charpente et de méca-nique remarquables —, aient alors puremplacer avantageusement lesscieurs de long. Les moulins à vent età eau sont pourtant restés jusque dansla seconde moitié du XIXe siècle laprincipale source d’énergie mécaniquedans les campagnes, où ils étaientemployés essentiellement à moudreles grains (farines et huiles). Lesscieurs de long, rompus à la tâche pas-sablement pénible et répétitive dedébiter les planches à la seule force deleurs bras 10 à 12 heures par jour,étaient bien plus mobiles que de tellesmachines qui, étant spécialisées dansune tâche, exigeaient un volume deproduction, et donc une centralisationimportante, peu compatible avec l’éco-nomie domestique et artisanale descampagnes d’alors. L’usage d’uneinvention technique est alors propor-

l a m e n u i s e r i e & l ’ é b é n i s t e r i e

— 9 —

14. Agricol Perdiguier, Mémoires d’un compa-gnon, 1854 (éd. Imprimerie Nationale, 1992).

dégauchisseuse Guilliet 1950

16 Cf. Alain Mercier, Le portefeuille deVaucanson, éd. CNAM, 1991

15. Une grume est le tronc d’un arbre abattu,ébranché et encore couvert de son écorce.

Autres références bibliographiques :• Jean Pierre Bayard, Le compagnonnage

en France, éd. Payot, coll. Histoire, 1977. • Steven L. Kaplan, La fin des corporations,

éd. Fayard, 2001.

Page 12: Notes & Morceaux choisis n°6

tionné à la dépense qu’il faut effectuerpour la mettre en œuvre en rapportavec le volume de travail qu’elle estcapable de fournir.

Au XIXe siècle, l’essor de la produc-tion de fer et d’acier permet l’inventionet la généralisation des machines-outils qui transforment profondémentl’organisation des métiers. Mais l’essorde l’industrie du bois restera d’uneampleur bien inférieure à celle ducharbon, de la métallurgie ou du texti-le. La mécanisation facilite le travailmais ne transforme pas la manière deconcevoir et de réaliser les ouvrages.Seule l’organisation du marché et letype de demande évoluent sur la based’un mode de production qui resteessentiellement artisanal.

L’évolution des métiers du bois atoujours été étroitement liée à la maî-trise de la métallurgie. La maîtrise dela dureté des métaux conditionne lafinesse de l’affûtage des outils autantque leur résistance au travail, et donc

par suite la qualité des ouvrages qu’ilspermettent de réaliser. De ce point devue, la Chine, puis le Japon ont étélongtemps en avance sur l’Europe ; leraffinement et la finesse de leuroutillage, des assemblages et de leurmenuiserie en témoigne (17). Les outilsjaponais sont d’ailleurs très recher-chés aujourd’hui en raison de leur qua-lité bien supérieure à celle de l’outilla-ge occidental.

Pendant longtemps les outilsétaient fabriqués à la main, par lesartisans eux-mêmes : le forgeron façon-nait les lames, le menuisier façonnaiten bois dur le fût destiné à les recevoir.A partir de 1740, furent produit enEcosse des rabots d’ajustage à fûtmétallique de très haute qualité. Maisil fallu attendre 1840 pour voir appa-raître une production en grande quan-tité, réalisée par la manufacture deStewart Spiers : « Les meilleursmodèles ont des fûts formés de troisplaques d’acier assemblées à queue

d'aronde — sans soudure — et rivés.Des entretoises métalliques traversentles garnitures en palissandre et sontelles-mêmes rivées pour plus de rigidi-té. Les lumières sont extrêmementfines, ce qui permet un travail précis,y compris dans les bois les plus ner-veux. » Il s’agit là quasiment d’unoutillage de luxe, qui valait à l’époque4 à 6 fois le prix des modèles Stanleyéquivalents, mais d’une qualité incom-parable ; la production, jamais impor-tée sur le continent, fut abandonnéeen 1938. De même, c’est à partir de laseconde moitié du XIXe siècle, enAngleterre et aux USA, que de nom-breux outils sont entièrement fabri-qués en manufacture ; les fût qui por-tent les outils sont d’abord en bois avecune semelle métallique, puis entière-ment métalliques. Il y avait parexemple plus de 150 fabricants derabots à fûts métallique aux USAlorsque, à partir de 1869, la firmeStanley commence à racheter de nom-breux concurrents et de nombreux bre-vets ; la firme Sargent fabriqua desoutils de 1880 à 1940 et fut le principalconcurrent de Stanley. En Angleterre,la firme Preston produisit des outilsd’une qualité remarquable à partir1825, mais le soin qui leur était appor-té amena la firme à sa perte, et elle futrachetée par Record en 1938. « Tousces outils sont de qualité supérieure àceux produits industriellement avecdes machines à commande numérique[tels que les fabriquent aujourd’hui lesgrandes marques comme Stanley,etc.]. En effet, ils sont le résultat d’unvrai travail d’ajusteur où chaque outilpassait dans la main d’un ouvrier.Produire cette qualité aujourd’huimultiplierait le prix par 3 ou 4.L’usinage est de meilleure qualité queles modèles modernes, les lumièresplus fines et les poignées plus confor-tables. » (18). La firme Lie Nielsen(USA) a repris la fabrication artisana-le des anciens modèles Stanley ; ils’agit également d’outillage de trèshaut de gamme, 5 à 6 fois le prix desmodèles de base Stanley. Record, enAngleterre, continue encore à produirede l’outillage de qualité, 3 à 4 fois lespremiers prix du marché.

Si la production manufacturière àapporté une plus grande régularité etune qualité que l’artisan isolé ne pou-vait obtenir, aux environs de la secon-de Guerre Mondiale, la productionindustrielle n’a guère apportée d’amé-lioration. Au contraire, à partir de là letravail manuel commence a être sup-planté par le travail mécanique ettoutes les améliorations se concen-trent sur les machines électroporta-tives, désormais omniprésentes. Lenombre d’opérations à effectuer à lamain a diminué et la production d’unoutillage à main de qualité ne peut

rencontrer qu’une clientèle d’artisansproduisant des ouvrages de grandequalité pour une clientèle aisée.Aujourd’hui, où l’affûtage d’une sciecoûte pratiquement aussi cher qued’acheter une scie neuve, où le prix desciseaux à bois ou des lames de rabotest dérisoire, on peut mesurer dansquelle considération bien des ouvrierspeuvent tenir leurs outils.

C’est également d’Angleterre, lanation alors la plus avancée dans l’in-dustrialisation, que viennent de nom-breuses machine-outils : en 1793,Jeremy Bentham, invente la scie cir-culaire ; en 1801, Marc Brunel (anglaisd’origine française), met au point lamortaiseuse ; en 1846, Newberry,invente la scie à ruban. En France, lesmachines à vapeur et les machinesd’usinage du bois n'apparaissent dansles ateliers que vers 1850 et ne serépandront que fort lentement par rap-port à d’autres secteurs industriels : en1860, par exemple, 22% des machinesà vapeur sont utilisées dans des ate-liers de menuiserie, 56% dans lesusines de textile ; toujours à la mêmeépoque, le débit des grumes est effec-tué dans 82% des cas par des scieursde long, qui ne se feront supplanter

par des machines que vers 1900 (19).Contrairement aux industriesminières (charbon, minerais, etc.) ouaux industries mécanisables (textiles,etc.) le travail du bois ne peut pas êtreconcentré facilement : s’il y a du boisdans toutes les campagnes, ce n’estpas pour autant un matériau dont onpeut accroître la production à volonté ;et puisqu’il y a des artisans partoutsur place pour le façonner, une produc-tion centralisée, qui a pour base unmatériau difficile à traiter en quantitéet mécaniquement, a peu de débou-chés. Aussi pendant très longtemps laprofession restera dispersée.

Les machines-outils ont apporté unincontestable progrès dans la conditionouvrière et artisanale : le caractèreborné du travail artisanal et paysan (20)était essentiellement dû au fait que

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 6

— 10 —

17. Voir : Ming, l’Âge d’or du mobilier chinois,éd. Réunion des Musées Nationaux, 2003.Catalogue de l’exposition au Musée Guimet du 19mars au 14 juillet 2003 ; Wolfram Graubner,Assemblages du bois, l’Europe et le Japon face àface, éd. Vial, 2002 ; Toshio Odate, Outils japo-nais, tradition, esprit et usages, éd. Vial, 2004. 18. source : <http://www.antiquetools.co.uk/>

19. Source des chiffres : L’Atlas du bois, éd. DeMonza, 2001. Cet ouvrage, présenté par l’éditeurcomme une « encyclopédie », ne contient aucuneréférence bibliographique. C’est en fait une gros-se plaquette publicitaire pour l’industrie du bois.

20. « Savetier toute ta vie à ta savate » soulignéencore aujourd’hui par différentes personnes quigénéralement ne semblent pas plus avoir mis lespieds dans un atelier d’artisan que dans uneusine moderne…

guillaumePreston

rabot à moulurerStanley

Page 13: Notes & Morceaux choisis n°6

l’ensemble des opérations d’un métierdevait être effectuée manuellement etque de ce fait, l’apprentissage autantque la pratique courante du métierdemandait une somme de travail répé-titif importante. Au début du XIXe

siècle, par exemple, Agricol Perdiguierétait un des rares compagnons à avoirappris le « trait» (les méthodes de des-sin et de tracé existant avant le dessintechnique) et par la suite à l’enseigner,et il semble que si les ouvrierssavaient alors exécuter bon nombred’opérations courantes, peu savaientconcevoir ou seulement dessiner unouvrage, moins encore tracer les piècesles plus élaborées, et donc en dirigerl’exécution.

Lorsqu’il s’agit d’effectuer desopérations qui ne demandentqu’uniformité et régularité dansle travail, les machines-outilssont tout à fait utiles. En pre-nant en charge l’exécution detoutes ces tâches où le but dutravail est de donner au maté-riau quelques caractéristiquesd’ordre purement physiques(dimensions, forme et état desurface), la machine vient utile-ment assister l’activité humaineet constitue par là un potentiellibérateur en ce qu’elle permet àl’artisan de se concentrer sur lesaspects du travail qui lui permet-tent de donner à l’objet ses quali-tés proprement humaines etsociales (conception, finessed’exécution, richesse de décora-tion et de finition). Mais il s’agitbien d’une potentialité de lamachine-outil : seuls les rapportssociaux qui déterminent lesconditions de son usage peuventl’actualiser ou non. La machinen’est pas en soi un facteur de pro-grès et de libération : il n’y a riende bien exaltant à passer huitheures par jour au cul d’uneraboteuse-dégauchisseuse àdresser des pièces de bois dansune usine de meubles.

Si l’introduction de machines-outils n’a pas entraîné des modi-fications importantes dans lamanière de concevoir les ouvra-ges (la construction est restée tradi-tionnelle jusqu’à il y a peu), par contreelle a entraîné de nombreux change-ments dans l’organisation et dans lamanière d’effectuer le travail. Toutd’abord, comme la machine effectuecertaines opérations de façonnage plusrapidement, le rythme du travail s'ac-croît à mesure que les machines-outilsse diversifient. Ensuite, il y a deschangements liés au principe même dela machine-outil : celle-ci effectue lapartie physique du travail, tandis quel’ouvrier guide la pièce à façonner ; dece fait, il doit être attentif autant à cequ’il fait qu’à la manière dont il faittravailler la machine. Bien sûr, l’usage

des outils demande également uneattention, d’autant plus que les opéra-tions à effectuer sont précises et spé-cialisées, mais à l’inverse d’autantmoins que l’on a pris « le coup de main» sur des opérations répétitives, quel’on effectue donc presque sans y pen-ser. Surtout, la différence réside en ceque l’outil peut être arrêté à tout ins-tant, tandis que l’interruption soudai-ne d’une tâche effectuée à la machine-outil, ou parfois la moindre distrac-tion, représente un danger et peutentraîner des mutilations graves(l’exemple le plus courant étant le tra-vail « au champignon » — façonnaged’une pièce avec la toupie à la volée —

pour les pièces courbes comme lesrampes d’escaliers). La machine chan-ge le rythme du travail, impose uneplus grande rigueur dans l’exécutiondes tâches, une discipline plus strictedans les ateliers et elle exige aussi desouvriers plus qualifiés.

Elle permet également à la produc-tion en série de prendre une plusgrande extension en étant facilitée :une fois la machine réglée (calage) ouun montage d’usinage réalisé, il estpossible de façonner indifféremmentune pièce comme cent. Cela impliquede bien organiser tout le processus deproduction, de calculer précisémentchaque opération, de planifier leur

succession et de concevoir l’ouvrage demanière à réduire le nombre descalages et montages d’usinage. Dansces circonstances, la machine-outil nesupprime pas les travaux répétitifs,elle les facilite, remplaçant la majeurepartie de la dépense physique par unetension nerveuse. Cela signifie passerdu travail artisanal à une productionen série (qui est restée longtempssemi-industrielle en menuiserie), c’est-à-dire à une dimension complètementdifférente du métier où les critèreséconomiques et techniques sont plus àmême de prendre une place prépondé-rante dans l’organisation de la produc-tion.

À mesure que les machines-outils se répandent dans les ate-liers, qu’elles se perfectionnent,effectuent des opérations plusélaborées et plus précises, laproduction de meubles s’orientede plus en plus vers le marché,c’est-à-dire une production desérie pour un « consommateur »abstrait (accroissement depopulation et urbanisationaidant). Par contre, le bâtimentet ses matériaux n’étant quefort peu standardisés, celaimplique encore une productionen grande partie sur mesure(huisseries, façades et agence-ment de boutique, parquets,etc.). Ce sont des métiers essen-tiellement d’artisans travaillantdans de petits ateliers (nom-breux dans Paris) fortementindividualistes et composésd’ouvriers fiers de leur indépen-dance. La menuiserie et plusencore l’ébénisterie restent diffi-cilement industrialisables àgrande échelle, car le bois est unmatériau qui demande pour samise en œuvre et sa finitionbeaucoup de façonnage : lesmachines-outils peuvent effec-tuer de nombreuses opérations,mais chaque pièce doit être gui-dée et chaque étape vérifiée parun ouvrier, ce qui limite le ren-dement de la production desérie par rapport aux autres

productions industrielles mettant enœuvre des matériaux plus homogènes(métaux, textiles, etc.)

La fin du XIXe jusqu’à la moitié duXXe siècle est une période ambiguë oùl’expansion économique et le progrèstechnique, par le perfectionnementdes machines-outils et les progrès dela métallurgie, apportent un réel pro-grès humain — dans le métier par laqualification des ouvriers et dans lasociété en rendant accessible un mini-mum de confort à la grande masse dela population — du moins pour lespays industrialisés, cette expansionétant soutenue par la colonisation.Chez les ouvriers qualifiés, le projet

l a m e n u i s e r i e & l ’ é b é n i s t e r i e

— 11 —

Réclame pour un fabricant de panneaux, 1930

Page 14: Notes & Morceaux choisis n°6

socialiste et communiste n’était alorspas une utopie, mais une possibilitéréelle et à portée de la main : le carac-tère capitaliste de l’économie les empê-chait de tirer le meilleur parti desinventions techniques en les obligeantà produire non pas pour l’utilité, ladurabilité ou l’agrément, mais avanttout pour le marché et pour la vente.Les avantages que les machines-outilsamenaient ne servaient qu'incidem-ment aux ouvriers et aux destinatairesdes ouvrages, mais permettaient sur-tout à l’entrepreneur d’augmenter l’in-tensité du travail, l’utilisation desersatz, la réalisation d’ouvrages peusoignés et moins solides, etc.L’appropriation par les ouvrierseux-mêmes de l’outil de travail,la réorientation de la productionvers une utilité socialement défi-nie (et non plus vers le profitéconomique) et le changementrévolutionnaire dans l’organisa-tion de la société que tout celaimpliquait étaient des possibili-tés bien réelles.

évolution du matériau

L’ébénisterie au XVIIIe siècleproduisait du latté-contreplaquépour réaliser les formes courbeset galbées des meubles Louis XVpar exemple, et utilisait des pla-cages pour la décoration des sur-faces (marqueterie). Ces diversmatériaux reconstitués étaientalors débités et assemblés entiè-rement à la main. À la fin duXIXe siècle les placages sontsciés mécaniquement, mais pourobtenir des feuilles fines, d’uneépaisseur de moins d’un milli-mètre, ce procédé reste encoretrès gourmand en bois puisquela majeure partie est transfor-mée en sciure. Aussi desmachines-outils ont été mises aupoint qui permettent de trancher et dedérouler les grumes (un peu sur lemême principe que le taille-crayon).Les grumes sont écorcées puis étu-vées afin attendrir le bois, et enfinmontées sur les machines qui débitentou déroulent des placages de 0,6 à 3mm d’épaisseur environ avec un mini-mum de pertes. Cette mécanisationpermet l’invention au début du XXe

siècle du contre-plaqué, empilementimpair de feuilles de placages dont lesens du veinage est alterné à 90°. Parsa légereté et sa résistance, il estd’abord employé dans l’aviation lors dela Première Guerre mondiale.Ensuite, les applications furent mul-tiples, notamment pour l’emballage.Parce qu’ils sont composés de lattes etde feuilles de bois collées ensemble,ces matériaux reconstitués sont plusstables que le bois massif, l’alternancedu sens du fil annulant les tensionsdues à la déformation du bois sous

l’effet des changements de températu-re ou d’humidité.

Très tôt, la production de ces nou-veaux matériaux a reposé sur l’impor-tation des bois exotiques (okoumé etayous), dont les grumes sont de plusgrand diamètre, le bois plus tendre etmoins noueux que les feuillus ou rési-neux européens. Aujourd’hui, enFrance, deux-tiers des contre-plaquéssont fait de bois tropicaux. Desmachines peuvent maintenant produi-re en continu des panneaux de contre-plaqué ou de latté-contreplaqué de 250x 122 cm ou de 350 x 153 cm. En conti-nu, c’est-à-dire que le processus deproduction est très largement automa-

tisé, la chaîne de production étantcapable de dérouler les billes, d’effec-tuer les raccords entre les feuilles encas d’interruption, de les encoller et deles assembler avec un minimum d’in-terventions humaines. Ces dernièresse limitent essentiellement à la prépa-ration des billes, à l’entretien desmachines, à la vérification et à lamanutention des produits. D’autresmachines produisent de même desplanches de lamellé-collé en bois mas-sif (les lattes sont visibles et pluslarges que pour le latté-contreplaqué),en sapin, hêtre ou chêne. Une automa-tisation très poussée réalise l’abouta-ge, l’encollage, le serrage, la mise àépaisseur, le ponçage et la finition ;des systèmes optiques peuvent détec-ter les nœuds et déclencher leur élimi-nation ; enfin, certaines machines per-mettent la récupération des chutes depetite longueur (15 à 20 cm) issues desscieries ou des usines de meuble.

Il est à noter que l’utilisation éco-nomique du bois et la récupération desdéchets que permettent ces machines-automates ne se fait absolument pasdans un souci écologique. Bien aucontraire, le volume de bois utilisé parl’industrie n’a cessé d’augmenter et cesmatériaux reconstitués avec leursnouvelles applications ont participé àcet accroissement. En fait, l’aboutage,le panneautage et le placage des sur-faces permettent justement, par l’utili-sation des bois courts issus de l’abat-tage des arbres les plus jeunes, de pal-lier à la raréfaction des arbres de grosdiamètre que cette consommationeffrénée a entraîné et entretient.

L’accroissement continu de lademande de bois risqued’ailleurs de poser des pro-blèmes identiques à ceux del’énergie dans les décennies àvenir :

Les pays développés, avec 30%de la population mondiale, consom-ment 88% du bois utilisé pour l’in-dustrie, et le tiers-monde se conten-te des 12% restants alors qu’il pos-sède 60% des ressources forestièresdu globe. (21)

Tous ces panneaux sont enco-re en bois massif, même s’il sontreconstitués à partir de mor-ceaux de bois. De ce fait leurmise en œuvre, si elle permet desimplifier certains aspects de laconstruction en fournissant dessurfaces planes de grandesdimensions, n’implique pasencore une remise en questionradicale du métier. Ce sont desproduits semi-finis qui simpli-fient l’exécution des ouvrages,mais ils ne se substituent pas aubois massif, n’en étant qu’uneautre forme. Ils demandentencore, pour être insérés dansun ouvrage, des façonnages et

des assemblages et doivent faire l’objetd’une finition identique au bois massif.

Quant à la technique de construc-tion des charpentes en lamellé-collé,qui permet d’atteindre des portéesbeaucoup plus grandes que celles de lacharpente traditionnelle, elle a étéinventée dans les années 1930 maisn’a pu être mise en œuvre que plu-sieurs décennies après, lorsque descolles issues de la chimie de synthèse,seules capables de résister à de fortestensions, eurent été mises au point.

meuble conventionnel de série

Lors de la première GuerreMondiale, en même temps que les pay-sans, un grand nombre d’artisansvivant dans les campagnes ont étédécimés sur les champs de bataille.Après la guerre, l’État français entre-

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 6

— 12 —

21. M. Noël et A. Bocquet, Les hommes et lebois, Histoire et technologie du bois de la préhis-toire à nos jours, éd. Hachette, 1987.

Réclame pour un fabricant de panneaux, 1930

Page 15: Notes & Morceaux choisis n°6

prend les premiers efforts de standar-disation pour la reconstruction deszones dévastées par les combats (22),mais il est difficile de savoir si cettevolonté politique de standardiser lamenuiserie et la charpente tradition-nelle a pu avoir un usage au-delà de lapériode de reconstruction. Pourtant,c’est bien entre les deux guerres mon-diales que la fabrication industrielledu meuble et des menuiseries sembleprendre son essor, sans toutefois évin-cer immédiatement la production arti-sanale. Il existait alors des menuise-ries standardisées en Suède et enNorvège, qui seront après la SecondeGuerre mondiale à la base du dévelop-pement de la firme IKÉA.

Les bureaux d’études se concen-trent plus facilement sur le mobilier,et simplifient la construction dumeuble, souvent en rapport avec lesmatériaux nouveaux d’alors, tel lecontre-plaqué. On trouve encore dansles brocantes de ces meubles visible-ment destinés à une clientèle peu for-tunée (ouvriers ou petits employés).La structure est en hêtre, en châtai-gnier ou en chêne, les panneaux sonten contre-plaqués des mêmes bois, ladécoration est réduite à quelques mou-lures et cannelures arrêtées, le vernisappliqué au pistolet à air comprimé.Tout montre, dans leur construction,une production en grande série. Maismalgré leur aspect très simplifié, celareste tout de même des meubles enbois massif, conçus et construits dansle style de leur époque, que l’on peutencore récupérer, réparer et embellir,et qui de ce fait sont très supérieursaux meubles jetables modernes, enplastique et panneaux de particules.Ils sont d’ailleurs très recherchésaujourd’hui dans les brocantes et surles marchés aux puces. La base decette production de grande série resteles machines-outils, le bois et le travailhumain, mais elle est conçue, dessinéeet organisée intégralement par lesingénieurs des bureaux d’étude. Letravail mécanique ne peut alors sesubstituer complètement au travailhumain, c’est donc l’organisation dutravail qui dépossède le travailleur detoute initiative en transformant entravaux répétitifs et à la chaîne toutesles tâches autrefois réalisées par unseul artisan.

Aujourd’hui, la production des« meubles conventionnels » en bois aété en très grande partie non seule-ment standardisée et rationalisée àl’extrême, mais aussi largement auto-matisée (à l’exception du débit des pla-

teaux et du dressage des pièces). Lesmachines à commande numériquepeuvent être rapidement reprogram-mées pour produire des séries depièces pour différents modèles. Onpeut parler de « meubles convention-nels » dans le sens où ils reprennentdes formes et la construction tradition-nelles (assemblages, moulures, pan-neaux massifs, etc.) et imitent vague-ment l’aspect du mobilier paysan.Mais ils sont en fait produits en usineen grande série ; plusieurs centainesde pièces en différents modèles vendussur catalogue. Les formes, décorationset dimensions peuvent varier à l’inté-rieur de certaines limites, mais pas leprincipe de leur construction qui per-met leur production en masse : c’estune imitation de l’ancien qui donnel’apparence de la diversité en variantseulement les modèles et les détails.Cette imitation va parfois très loindans la grossièreté et le mauvais goût: chevilles aussi apparentes qu’inutiles(les assemblages fait à la machine sontsuffisamment précis et les colles suffi-samment résistantes pour n’avoir pasbesoin d’être ainsi consolidés) ; trousde vers faits-main ; coups et usuresavamment distribués ; et pour parfai-re le tout, un beau vernis polyurétha-ne teinté par-dessus pour que ça aittout de même l’air du neuf !

Depuis quelques années, on voit semultiplier les boutiques de meublesimportés des pays d’Asie du Sud-Est etautres « pays émergents » comme ondit pour ne plus avoir à parler de payspauvres ou de pays du Tiers-Monde.La fabrication est certainement engrande partie « faite à la main », maisn’a strictement rien d’artisanal, carc’est bel et bien du meuble produit engrande série. De fait, l’exécution et lesfinitions sont parfois assez grossières,mais c’est visiblement ce qui donne àces meubles leur cachet « authentique »et « exotique » aux yeux de la clientèlebranchée qui les achète. Les prix sontéquivalents à ceux du mobilier conven-tionnel automatisé. Il ne faut certaine-ment pas être trop regardant sur ladestruction des forêts tropicales qu’im-plique ce mobilier parfois fait d’es-sences rares, ni sur les salaires et lesconditions de travail des « robotshumains » qui font ces meubles ensérie, là-bas, loin des regards des ama-teurs d’exotisme pas cher.

On trouve également des boutiquesde meubles chinois anciens. Ce mobi-lier étant souvent très sobre dans sesformes, il est probable que lorsque cescopies sont en « vrai bois d’arbre »,elles soient issues d’une production ensérie, voire en partie automatisée.Mais on trouve aussi dans ces bou-tiques du mobilier de style, Mingnotamment, fort peu cher alors que sesformes et sa construction ne se prêtentguère à une production de série. Enfait, ce mobilier est fait à partir de

résines synthétiques mélangées à dela sciure et injectées dans un moule.Cela explique qu’ils soient la plupartdu temps « laqués » en noir ou enrouge, le « bois » qui les compose nepouvant être apparent sans dénoncerimmédiatement l’ersatz de copie (23)…

On trouve aussi des boutiques quivendent du meuble de style fort peucher : environ 1 000 euros pour unecommode Louis XV, par exemple. Cesmeubles semblent provenir des paysde l’Est de l’Europe qui paradoxale-ment ont conservé sous les régimesstaliniens un enseignement tradition-nel en ébénisterie. L’assemblage desplacages et des marqueteries est assezapproximatif, la finition de surface estun vernis qui imite très grossièrementle vernis au tampon et les bronzes sontpresque bruts de démoulage. C’est detoute évidence du meuble fabriqué ensérie à la main — c’est là que l’on voitque l’ébénisterie ne se prête absolu-ment pas à ce genre de production. Onse demande qui peut acheter des hor-reurs pareilles, et plus encore quelssont les esprits dérangés qui ont eul’idée non seulement de les fabriquer,mais aussi de les vendre et croiregagner de l’argent ainsi…

IKÉA jacta est : du meuble jetable au style de vie industriel

Après la Seconde Guerre mondiale,l’industrialisation s’est poursuiviedans tous les secteurs d’activité et n’aépargné aucun aspect de la vie sociale.Le mode de vie à profondément étébouleversé avec l’invasion de la viequotidienne par de nouvelles mar-chandises et machines. Aujourd’hui, laflexibilité de l’emploi entraîne desdéménagements plus fréquents, l’ap-pauvrissement des liens sociauxencourage le repli sur la sphère privéeet pousse au renouvellement de l’amé-nagement et de la décoration intérieu-re des appartements, le mouvement etle changement sont valorisés poureux-mêmes, etc. D’une manière géné-rale, tout concourt dans la sociétéactuelle à ce que le mobilier ne soitqu’un décor éphémère et jetable.

Par meuble jetable, j’entends doncle mobilier constitué essentiellementde panneaux de bois restructuré oud’autres matériaux plastiques moulés,et dont la composition dicte les formessimplifiées et dépouillées de touteornementation. Dans le cas des pan-neaux de particules, il s’agit le plussouvent d’une caisse faite d’élémentsde surface assemblés par quincaille-

l a m e n u i s e r i e & l ’ é b é n i s t e r i e

— 13 —

23. Lors d’une livraison devant une de ces bou-tiques, j’ai eu l’occasion de voir une table Mingratée, un peu défonçée et sans finition, laissantvoir en surface et à l’intérieur sa composition.Demandant si beaucoup des meubles en boutiqueétaient aussi des ersatz du même genre la ven-deuse me répliqua sèchement qu’« il en faut pourtous les goûts » — le dégoût n’a en effet pas saplace sur le marché…

22. Cf. Standardisation d’éléments de construc-tion : Charpente et Menuiserie, établie parl’Union de syndicats d’architectes agréés desrégions dévastées, sous les auspices du Ministèredes régions dévastées et de la Confédérationgénérale des coopératives de reconstruction desrégions dévastées, 1922. La préface indique quecet ouvrage a été réalisé à la suite des accordspassés avec l’Allemagne pour les prestations ennature.

Page 16: Notes & Morceaux choisis n°6

ries, sans autre décoration que le des-sin de surface du mélaminé qui lesrecouvre. Ce mobilier est peu coûteux,parfois démontable, mais fragile etimpossible à réparer. Il est fabriqué —on devrait plutôt dire débité — dansdes usines très largement automati-sées. Les panneauteuses à commandenumérique sont directement bran-chées sur les ordinateurs des bureauxd’étude, où il suffit d’entrer les cotesdes pièces désirées et ces machineseffectuent le calpinage (répartitionoptimum des pièces à débiter pourobtenir le minimum de pertes), char-gent d’elle-mêmes les panneaux enstock, débitent et classent les pièces,gèrent les chutes. D’autres machines àleur suite peuvent replaquer leschants des aggloméré-mélaminés eteffectuer les percements. Reste à poserles quincailleries et à monter lemeuble, besogne généralement dévo-lue au client qui acquiert ainsi, pardessus le marché, l’impression passa-gère de ne pas être complètementdépossédé par la production indus-trielle…

IKÉA est devenu l’emblème de cetype de mobilier et l’avant-garde del’envahissement de la vie quotidiennepar les valeurs et les contraintespropres à la production industrielle.Fondée en 1943 par Ingvar Kamprad(24) dans le sud de la Suède, l’entrepri-se se spécialise dans la vente par cor-respondance de mobilier à bas prix àpartir de 1951 ; ce n’est alors qu’undistributeur qui se fournit en ouvragesde série auprès des entreprises localesde menuiserie. Le succès de la sociétérepose sur sa stratégie commerciale,complètement nouvelle à l’époque etbeaucoup plus agressive : au lieu de se

contenter des méthodes classiques devente sur catalogue, elle organise lespremières expositions permanentes(1953), puis crée ses propres modèles,démontables d’abord, puis fournis « enkit » et conditionnés en « paquets plats »(1956) que le client peut facilementemporter dans sa voiture et monterchez lui. L’entreprise économise ainsisur la fabrication, le stockage, lalivraison et le montage, qui passent àla charge du client lui-même au lieud’être assurés par le marchand demeubles comme c’était le cas aupara-vant. IKÉA se concentre sur le design,la promotion et la vente : le premiermagasin ouvre ses portes à Almhut en1958, et avec ses 6 700 m2, c’est alors laplus grande exposition de meubles deScandinavie ; en 1965, s’ouvre lemagasin de Stockholm, l'architecturedu bâtiment circulaire de 45 800 m2

s’inspire du musée Guggenheim deNew York.

Les files s'allongent et pour réduirel’attente des clients on les laisse se servireux-mêmes dans les dépôts. Ainsi IKÉAajoute un élément important à sonconcept.

En fait, très rapidement, IKÉA des-sine son mobilier en fonction de sespropres exigences en matière de pro-duction, de forme, de fonction et deprix, en axant toute sa politique devente autour du design, de la purefonctionnalité et de l’ultra-modernis-me. IKÉA est certainement une despremières entreprises a avoir comprisque la production industrielle nécessi-tait une intégration en un ensemblecohérent de toutes les étapes de la« vie » de ses produits : il ne suffit pasde produire en série à bas prix, nimême de vendre avec un minimum defrais, mais il est plus important encorede formater la demande des consom-mateurs pour l’adapter aux exigencesdu processus de production lui-même.Autrement dit, IKÉA ne produit paspour des clients, ce sont les consom-mateurs qui viennent chez IKÉA ache-ter du mobilier design, élaboré spécia-

lement afin d’écouler rapidement saproduction. À partir du mobilier, lasociété diversifie ses produits et envient à fournir au consommateur, envisant plus particulièrement lesfamilles et les enfants, tous les élé-ments d’un « style de vie » moderne,complètement conçu en fonction descontraintes propres à la productionindustrielle :

Jusqu’à preuve du contraire, lesenfants ne sont pas livrés en versionempilable pour gagner de la place et faci-liter leur déplacement. [La chaise]DAGIS, en revanche, l’est.

Afin d’obtenir des produits à basprix, IKÉA organise sa production endétournant les procédés industriels lesplus divers : canapé Privat (1969) enpanneaux de particules laqué blanc ;fauteuil Skopa (1974) produit par unfabricant de seaux en plastique ; cana-pé Moment (1985) produit par unfabricant de chariots de supermarché ;rangement Kubist (1994), à partir depanneaux alvéolaires utilisés pour lafabrication des portes ; etc.

Afin de pouvoir proposer des produitsà prix abordable, les designers IKÉA com-mencent le développement des produitssur le lieu de fabrication.

C’est dire que le design, signé pardes architectes et d’autres profession-nels, n’est là que pour faire avaler,rendre prestigieuse et désirable, l’es-thétique industrielle propre à cetteproduction de masse.

Ayant misé dès ses débuts sur uneimage de la modernité accessible àtous, et donc notamment aux« pauvres » des pays développés, IKÉAs’implante maintenant en Chine(1998) et en Russie (2000) pour vendresa pacotille aux “nouveaux riches” deces contrées, désireux d’afficher osten-siblement leur appartenance à l’avant-garde de la destruction de leur pays.Dès les années 1950, IKÉA se fournit làoù la main-d’œuvre est à bas prix,

— 14 —

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 6

24. En avril 2004, le magazine financier sué-dois Veckans Affaere estimant que les biens de M.Kamprad comprennaient non seulement sa fortu-ne personnelle, estimée à 18,5 milliards de dol-lars, mais aussi la valeur d'IKÉA, qui s'élève à52,6 milliards de dollars et qu’il gère à traversdiverses fondations familiales, celui-ci seraitl’homme le plus riche du monde avant Bill Gates,PDG de Microsoft, dont la fortune personnelle estestimée à 46,6 milliards de dollars. Dans ce quisuit, la majeure partie des informations sur IKÉAet des citations sont issues du site internet<http://www.ikea.fr/>.

machine automatique double pour tenons et enfourchements, env. 1950

Page 17: Notes & Morceaux choisis n°6

notamment en Pologne, pour vendredans les pays aux salaires plus élevés,comme par exemple les USA à partirde 1985. En 2003, les 5 pays où IKÉAréalise le volume d’achat le plusimportant sont la Chine 18%, laPologne 12%, la Suède 9%, l’Italie 7%et l’Allemagne 6% ; 33% des produitsIKÉA sont fabriqués en Asie, le resteprovenant de fournisseurs européens,mais les matières premières sont engrande partie importées, certainestâches de fabrication sont sous-trai-tées ailleurs, et le travail effective-ment réalisé en Europe est largementautomatisé. Dans les années 1980, lafirme fut accusée de faire travailler lesenfants dans les pays pauvres, etdepuis elle soigne son image en parte-nariat avec l’UNICEF, en finançantdes programmes d’éducation et delutte contre le travail des enfants.

Il n’en reste pas moins que sa poli-tique commerciale est de rechercherles approvisionnements en main-d’œuvre et en matières premières auxprix les plus bas, ce qui n’est guèrecompatible avec des droits sociauxgénéreux et le respect de l’environne-ment. IKÉA contourne le problème enpassant avec ses fournisseurs descontrats à long terme, portant sur degros volumes (qui abaissent les coûtsde production par unité, mais qui ren-dent également l’entreprise trèsdépendante de son client principalvoire unique), assortis d’une sorte decharte de « responsabilité sociale etenvironnementale » à vrai dire trèsminimaliste (elle demande le respectscrupuleux de la législation locale, cequi ne doit pas être très difficile enChine par exemple) et qui met l’accentdès ses premiers articles sur le secretprofessionnel et la confidentialité desdocuments internes (25). En fait, lemaître-mot du management chez IKÉAest intégration : les 43 bureaux d’achatde la société répartis à travers lemonde ont en charge d’encadrer trèsétroitement les 1 600 fournisseurs, àla fois pour vérifier le respect desengagements, mais aussi pour leurapporter des améliorations techniqueset une aide financière lorsque desmodifications dans la production sontnécessaires ; les industriels des pays« en voie de développement » ne doi-vent pas pouvoir refuser grand’chose ades clients si pleins de sollicitude…

La communication et l’image sonttrès importantes chez IKÉA, elles fontpleinement partie de cette stratégied’intégration de tous les aspects de lavie dans le processus de production etde distribution de ses marchandises.Depuis les années 1990, la sociétésoigne particulièrement son image enmatière de protection de l’environne-ment, faisant passer son souci d’écono-miser les matières premières et de

mieux gérer les ressources vitalescomme un moyen d’économiser lanature tout en abaissant le prix de sesmarchandises. Il faut reconnaîtrequ’IKÉA a fait des efforts importantspour limiter les émissions deComposés Organiques Volatils (C.O.V.,agents cancérigènes issus des maté-riaux restructurés, colles, colorants,vernis, solvants, et autres produitschimiques de synthèse) de ses usineset de ses marchandises. De même, ellea participé à la création du ForestStewardship Council, un organismeinternational à but non-lucratif, quiencourage, à l’échelle mondiale, unegestion durable des forêts sur la basede critères environnementaux, sociauxet économiques. Sous ces divers pré-textes, l’intégration industrielle sepoursuit : fondée en 2001, IKÉA Rail « apour ambition de prendre en chargetoutes les étapes des transports desmatériaux et produits en Europe » ; etpeut-être un jour IKÉA se dotera d’unefiliale de recyclage des déchets afin deréinjecter les matières premières de sapacotille dans son processus de pro-duction. Mais cette « qualité environ-nementale » des produits et ce « souciécologique » de la société servent enfait à occulter l’absence de qualitégénérale de ses productions et à faireoublier qu’elle vend du mobilier jetablepour un « style de vie » fondé sur lesuperficiel, l’éphémère, le renouvelle-ment permanent, etc. Ainsi, l’obsoles-cence de chaque produit est soigneuse-ment planifiée dans les laboratoiresd’essais et de « contrôle qualité » de lafirme, qui calculent la fragilité desobjets et déterminent leur durée de viemoyenne, et ce gigantesque gaspillageest justifié publicitairement comme unsigne d’adhésion au progrès et à lamodernité, un encouragement à laparticipation à la mode et au change-ment dans une société en mouvement.

Bref, IKÉA vend avant tout desimages, des concepts et du design, enessayant de réduire au minimum leursupport matériel, autant pour réduireles coûts de production que pour facili-ter leur écoulement :

La série IKÉA a.i.r. (air is a resource :l’air est une ressource) est composée decanapés et fauteuils gonflables. Le canapéen paquet plat pèse non seulement 6 foismoins qu’un canapé ordinaire, mais il

contient aussi moins de matériaux, tousfaciles à séparer pour le recyclage. Uncanapé IKÉA a.i.r. utilise seulement 15%de matières premières par rapport à uncanapé ordinaire.

IKÉA , par sa volonté d’intégrationtotalitaire du monde dans son proces-sus de production, est le symbole parexcellence de la domestication del’homme par la société industrielle.

4. la menuiserie tombe dans le panneau

Par rapport à ce qui se faisait il y aenviron 50 ans, la menuiserie a subide profondes transformations du faitde l’invention de matériaux nouveaux,de machines légères et faciles à mettreen œuvre et des procédés techniquesalliant les uns et les autres. Loin d’en-richir le métier, de varier le travail etde renouveler les formes — sans par-ler d’inventer un style — ces produitsn’ont fait que les appauvrir tousensemble. La menuiserie est l’exempletype d’une « modernisation » du métierqui n’est pas venue directement desmachines utilisées dans l’exécutiondes ouvrages. Au début des années1930, tous les perfectionnements sou-haitables étaient déjà plus ou moinsréalisés sur la base des machines-outils, et l’automatisation de la pro-duction n’était pas alors technique-ment réalisable — nous allons voirpourquoi. L’industrialisation est venuedu « matériau bois », comme on ditmaintenant.

La grande invention, ce sont lespanneaux en bois dit « restructuré » ;belle inversion publicitaire du langa-ge, puisqu’il s’agit précisément dematériaux qui n’ont plus la structuredu bois, ou qui n’ont même, pour lesplus récents, plus de structure du tout.Il en existe une grande variété, tantpar la composition que par les quali-tés, et je me contenterai donc d’évo-quer les plus connus, tels que l’agglo-méré-mélaminé (ce dernier étant aussiconnu sous le nom commercial deFormica, à qui l’on doit les magni-fiques meubles des années 1950 et 60,et qui est en quelque sorte l’ancêtre dumélaminé actuel), l’O.S.B. (OrientedStrand Board, panneau de copeauxorientés) et dernièrement le M.D.F.(Medium Density Fiberboard, panneaude fibres de moyenne densité, nomméaussi « médium ») qui sont tous fait desciure, de copeaux ou de poussière debois liés avec de la colle. Avec la quin-caillerie qui leur est associée et lesmachines électroportatives, ils consti-tuent un ensemble technologique quise substitue en grande partie, sinon entotalité, au savoir-faire de l’artisan etainsi anéantissent — dans le sens lit-téral du mot : réduisent à néant — lemétier.

panneauteuse à commande numériquefin du XXe siècle

— 15 —

l a m e n u i s e r i e & l ’ é b é n i s t e r i e

25. cf. document IKÉA intitulé IWAY stan-dard, 2002.

Page 18: Notes & Morceaux choisis n°6

principe des panneaux

Le problème de l’industrialisationpour un métier comme la menuiserieest que son matériau de base n’estabsolument pas adapté, non pas à untraitement mécanique, mais bien àune chaîne plus ou moins automatiséede traitements mécaniques. En effet,le bois est un matériau vivant. Mêmecoupé, débité et séché, c’est-à-dire neprésentant plus aucune activité biolo-gique, il reste un matériau vivant dontles qualités spécifiques — précisémentcelles pourquoi il est employé — sonthors de portée des machines.

Les nœuds, le fil, les dessins duveinage, le grain ; la variété desessences et la diversité de leurs pro-priétés ; les déformations et dilatationsqui font dire que le bois travaille ; lesassemblages, la construction et lesfinitions qui viennent mettre en valeurou au contraire dissimuler ses« défauts » (terme pris ici au sensgénéral de manque d’uniformité dumatériau) ; tout cela est trop compli-qué. Il y a dans n’importe quel mor-ceau de bois encore trop de vie, trop deparamètres incertains pour lesmachines. Pire que tout : l’usage quiest fait du bois depuis des millénairesest souvent esthétique ; il sert à embel-lir et enrichir le cadre de la vie humai-ne. Ce qui revient à dire que seule lasensibilité humaine peut appréhendersa complexité et réaliser l’articulationentre les différentes qualités et pro-priétés spécifiques du bois pour enfaire véritablement un ouvrage. Bref,la mise en œuvre du bois implique unegrande part de travail vivant.

Or, l’industrie et l’économie mar-chande se préoccupent avant tout deproduction et de vente ; ces préoccupa-tions impliquent de ramener toutes lesopérations à des procédures normali-sées qui permettent des procédésmécaniques ; rationalisation indispen-sable à une production en série quiseule peut assurer un bon « retour surinvestissement ». Pour le commerce etl’industrie, le bois est le nœud du pro-blème. Les caractéristiques physiqueset techniques que les ingénieurs peu-vent quantifier, appréhender scientifi-quement et manipuler à l’aide demachines, seront donc conservées et lebois lui-même sera supprimé : tropcomplexe, après réduction du problè-me qu’il pose par décomposition de sastructure en éléments simples et uni-formes, il n’en restera que descopeaux, de la sciure, voire de la pous-sière.

En effet, du point de vue étroit del’industrie, la sciure est infinimentplus malléable que le bois. D’abord,elle pousse plus vite. Ainsi, dès 1946,la création du Fond Forestier National(FFN) s’accompagne de dispositions

visant à augmenter les ressources enrésineux par des boisements et reboi-sements ambitieux en conifères, ycompris en essences disparues depuisla dernière glaciation (source : Atlasdu Bois). Cet enrésinement des forêts— dans les pays tropicaux, l’eucalyp-tus joue le même rôle — constitue unerégression au point de vue biologique :elle entraîne la perte de biodiversité,l’acidification des sols et d’autresmodifications hydrologiques dues auxmoindre enracinement des arbres.

Ensuite, contrairement au boismassif, elle est homogène : mélangée àdes colles, pressée à chaud, elle donnedes plaques de grandes dimensions,régulières dans la composition, uni-formes dans l’épaisseur, stables etindéformables ; et voici le panneau departicules ou de fibres. En collant surchaque face une feuille de Formica, demélaminé ou maintenant une simplefeuille de papier ciré (26) sur laquelleon aura préalablement imprimé unephoto de « décor bois » — de préféren-ce de ces feuillus qui justement dispa-raissent de nos forêts ou de cesessences précieuses qui se font rarespar ailleurs — “on” aura tous les avan-tages du bois sans aucun des inconvé-nients ; c’est-à-dire une pauvre chose,un ersatz, un spectacle…

la fabrication des panneaux

Le brevet Novopan, déposé avantla Seconde Guerre mondiale par lesuisse Fred Fahrni, portait sur l’utili-sation de la sciure et des copeaux pour

la fabrication de panneaux de parti-cules qui sont aujourd’hui ce que l’onappelle l’aggloméré. S’il y eut desessais de fabrication dès le début duXXe siècle, il fallut attendre l’appari-tion des résines synthétiques, vers1930, pour que soient réalisés les pre-miers développements industriels dece procédé. La première fabricationindustrielle des panneaux de parti-cules, à base de sciure d’épicéa et derésine phénolique, commença enAllemagne en 1941, et depuis, ce paysest toujours le premier constructeur dematériel pour les usines de panneaux.Après la guerre, la production d’agglo-méré prend son essor partout enEurope sous l’impulsion des besoinsliés à la reconstruction, et c’est seule-ment vers 1956 que les USA importentchez eux le procédé. La construction demaisons en bois y étant plus répanduequ’en Europe, les Américains ontensuite perfectionné le procédé etdiversifié les produits afin de répondreà ces besoins spécifiques. C’est ainsiqu’ils inventèrent, sur la base du pro-cédé aggloméré, les panneaux O.S.B.et M.D.F. dont les procédés de fabrica-tion furent ensuite importés enEurope. Aujourd’hui, alors que lespays industrialisés importent massi-vement du bois de toute la planète, lesagglomérés et le M.D.F. sont devenusd’importants produits d’exportationpour l’Europe et les USA.

• Les panneaux de particulesagglomérées sont fabriqués avec dubois (essentiellement des résineuxtendres) ou d’autres matières ligno-

— 16 —

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 6

26. Cette falsification d’ersatz est vendue dansles supermarchés de bricolage pour du mélaminé !

petite presse à panneaux continue, Dieffenbacher 2001.

sou

rce:

<h

ttp:

//ww

w.p

roce

sssy

stem

s.sa

ndv

ik.c

om/>

Page 19: Notes & Morceaux choisis n°6

cellulosiques (déchets végétaux divers)réduits en particules, puis agglomé-rées à chaud et sous pression avec desrésines thermo-durcissables. Ils sontgénéralement composés d’une ou plu-sieurs couches de particules, le plussouvent trois. Dans ce dernier cas, lacouche intérieure est constituée desparticules les plus grosses et lescouches extérieures des particules lesplus fines.

L’idée de départ est fort simple enapparence : utiliser les déchets de scie-rie ou de rabotage mélangés à de lacolle pour reconstituer un matériauproche du bois et qui de ce fait pour-rait être directement moulé plutôt quefaçonné (27). Mais en fait, la mise enpratique de cette idée s’avère très com-pliquée. La principale difficulté résidedans l’encollage des particules : il fautque la colle recouvre d’une fine pellicu-le la surface des particules et rien deplus afin que lors de la mise sous pres-se, ce soit les jonctions entre les parti-cules qui assurent la cohésion du pan-neau dans son ensemble. Comme pourles assemblages classiques de menui-serie, la colle ne doit surtout pas servirà boucher le jeu éventuel entre lespièces, mais doit avant tout servir àassurer la liaison entre deux surfacesétroitement en contact en pénétrantdans les pores bois pour, en se solidi-fiant ensuite, réaliser ainsi la jonctionentre les pièces (28). Il ne suffit doncpas, comme avec du béton ou du plâtre(où en l’occurrence les liaisons entreles éléments se font à l’échelle molécu-laire, par cristallisation de certainscomposants), de prendre un seau decolle et de le mélanger à cinq seaux desciure, d’étaler le tout sous une presseet d’attendre que la colle sèche pourobtenir un composé dont la solidité etla résistance peuvent être vaguementcomparable à celles du bois.

Un encollage efficace nécessite à la foisle contrôle du débit des particules et celuide la colle afin que chacune des diffé-rentes fractions reçoive la quantité decolle nécessaire. L’idéal serait que chaqueparticule reçoive juste un film de colleafin d’assurer des liaisons efficaces entreparticules voisines. En réalité, la couver-ture de résine est inégale sauf peut-êtreavec les isocyanates dont le pouvoir cou-vrant leur permet de se répandre d’eux-mêmes à la surface des particules. Debonnes liaisons supposent non seulementune bonne couverture de la résine, maisun excellent contact moléculaire afin

d’augmenter les surfaces de contact à lamise sous presse. (29)

Avec ces quelques précisions, oncomprend que cet ensemble de tâchessubtiles et délicates ne sont absolu-ment pas à la portée de la patience etde l’habileté d’un être humain, mêmeexceptionnellement doué. Seule unemachine peut réaliser de tels exploits,seules des colles issues de la chimie desynthèse peuvent avoir les propriétésrequises. Et donc, c’est autour de cetype de solution que sera construitl’appareillage extrêmement complexequi mettra en pratique ce qui audépart était une idée tout simple. Caron pourrait croire que rien ne res-semble plus à un tas de sciure qu’unautre tas de sciure. Mais en fait, pourcette machinerie plus sensible et déli-cate que n’importe quel être humain, iln’en est rien. Et c’est à partir de là quetout un ensemble de problèmes tech-niques se posent et s’enchaînent lesuns à la suite des autres, justifiant destraitements et dispositifs particuliersen aval et en amont de l’encollage.

L’encollage des particules se faitdans une sorte de tambour ou de tur-bine comparable à celle des avions àréaction (30) : c’est-à-dire qu’unevigoureuse ventilation assure la sus-pension des particules dans l’air et lespropulse vers la partie de la turbine oùune résine urée-formol est injectéesous forme d’aérosol, lequel se déposesur leur surface. Comme la dimensiondes particules détermine leur surfaceet donc la quantité de colle à y déposer,il devient nécessaire en amont de cali-brer ces particules afin de pouvoirdoser assez précisément la consomma-tion de colle. Le calibrage est effectuépar une déchiqueteuse qui réduit lesgrumes ou toute sorte de déchets debois en particules dignes de ce nom :

Par particules, il faut entendre des élé-ments plus petits que le copeau ou la pla-quette [ou sciure] classique de scieriemais bien plus grands que la fibre, soit de0,2 à 0,7 mm d’épaisseur et un rapportlongueur/épaisseur de 60 à 1 jusqu’à 150à 1. » ; « Un rapport longueur/épaisseur del’ordre de 150 à 1 est souhaitable car unrapport élevé favorise la résistance et lastabilité du panneau. Par contre, un rap-port plus faible est acceptable pour l’âmedu panneau. La largeur des particules aégalement son importance : trop larges,

elles risquent de se fractionner parallèle-ment à leur longueur.

Ensuite, il est nécessaire de sécherles particules avant de les encoller :

Un séchage poussé est nécessaire afind’éviter que le panneau ne s’ouvre à lasortie de la presse sous l’effet de la pres-sion de la vapeur. De plus, beaucoup derésines sont mixées à l’eau, ce qui relèvele taux d’humidité des particules aumoment de l’encollage. Les copeaux sontdonc séchés, jusqu’à 3 à 5% d’humiditérésiduelle, de façon à ce que la reprised’humidité ultérieure conduise à présen-ter, à l’entrée de la presse, un panneau à10-12% d’humidité. Le séchage est réalisépar la méthode du flash-drying en tam-bour à l’aide d’un courant d’air chaud pou-vant atteindre jusqu’à 850°C à l’entrée dutambour.

Dans la fabrication des panneauxen trois couches (la plus couranteaujourd’hui), les particules sont triéesen fonction de leurs dimensions : lespoussières qui absorberaient trop decolle sont éliminées, les grosses parti-cules employées pour l’âme du pan-neau sont séparées des petites qui ser-vent pour les faces. Enfin, l’encollageest réalisé dans deux filières dis-tinctes, spécifiques pour chacune destailles, selon le procédé précédemmentdécrit. A la sortie des encolleuses, lesparticules sont déposées en différentescouches successives et forment unmatelas non consolidé :

Un ou des silos, disposés au-dessus dela ou des têtes de formation, distribuentpar gravité les particules sur une bandetransporteuse — généralement en tôled’acier ou en toile de laiton — qui alimen-te le système de presse.

Au moment de déposer les parti-cules, un dispositif mécanique permetde les orienter dans différentes direc-tions :

Plus leurs longueurs seront parallèlesau tapis transporteur et mieux le pan-neau sera conformé. Cependant, pour cer-tains types de panneaux [les OSB, voirplus loin], on recherche la perpendiculari-té des fibres par rapport à la surface dupanneau : l’âme de ce type de panneau estplus poreuse, ce qui facilite les transfertsde température et de vapeur d’eau lors dupressage.

Une fois le matelas constitué, il estchauffé avant d’être mis sous pressependant environ 30 secondes, le tempsde prise de la résine :

Lors du pressage à chaud, la chaleurdoit assurer plusieurs fonctions : 1° uneaugmentation de température aussi rapi-de que possible dans tout le volume dupanneau en assurant la prise du liant ; 2°l’évaporation de l’humidité du matelas,celle des fibres et celle due à l’eau de dilu-tion du liant : le transfert d’une masse deplusieurs kilogrammes de vapeur d’eauest le principal véhicule de transport de latempérature dans l’âme du panneau ; 3°être suffisante pour assouplir les parti-

— 17 —

l a m e n u i s e r i e & l ’ é b é n i s t e r i e

27. La production industrielle tend partout àsubstituer à la sculpture et au façonnage des pro-cédés d’empreinte et de moulage pour des raisonsévidentes d’économie de matière, de temps et detravail humain. Cela consacre l’abolition dumatériau et de ses propriétés (et des métiers quileur étaient associés) au profit de la forme et dudécor, c’est-à-dire du simulacre et des ersatz. Lesmatières plastiques, dérivés des hydocarbures,fournissent le modèle de cette simplification dansla production qui a entrainé une banalisation desobjets, un appauvrissement de leurs formes et ungaspillage de ressources considérable.

28. Lorsqu’un assemblage est bien collé, cen’est pas la jonction qui casse, mais le bois.

29. Toutes les citations qui suivent sur le pro-cessus de fabrication des panneaux sont issuesde : A. Bary-Lenger, J. Pierson, J. Poncelet,Transformation, utilisation et industries du boisen Europe, éd. du Perron, Paris 1999 (chapitre7.4 à 7.6). Je n’ai pu consulter un ouvrage plusdétaillé qui contient peut-être des données histo-riques plus précises : F. Kollmann, E. Kuenzi, A.Stamm, Principles of Wood Science andTechnology, Vol. II, Wood Based Materials, éd.Springer-Verlag, Berlin 1975.

30. Le principe de la propulsion à réaction futmis au point lui aussi durant la seconde GuerreMondiale en Allemagne. Il est dérivé de celui destuyères des fusées-bombes volantes V1 et V2mises au point par l’ingénieur Werner vonBraun.

Page 20: Notes & Morceaux choisis n°6

cules de bois afin de leur assurer lemeilleur contact de surface possible quipermettra une bonne consolidation desliaisons.

Les premières presses à panneauxétaient des presses à étages (8 à 20étages selon les modèles) qui pou-vaient former des panneaux de 2,44 x1,22 m. Depuis quelques décennies,pour limiter les pertes de productionet obtenir de plus grandes dimensions,des presses continues sont employées,comparables à un système de laminoir.

[Le matelas] est introduit entre deuxbandes d’acier qui l’entraînent sous lesplateaux de la presse […] Le problèmetechnique à régler est celui de la trans-mission simultanée de la pression et de lachaleur tout en assurant l’avance du pan-neau.

A titre d’exemple, voici les donnéespour une presse continue de 29 m de longsur 2,60 m de large et la production d’unpanneau de particules de 8 mm d’épais-seur : pression 185 à 200 bars ; tempéra-ture 200°C ; vitesse 10 m/min ; humiditéà la sortie 7 à 8 %. Les paramètres depression, température et vitesse sontréglables en fonction de l’épaisseur et dutype de panneau à produire.

Les panneaux sont découpés à lasortie de la presse et immédiatementrefroidis à moins de 50°C pour éviterla dégradation de la résine par lavapeur d’eau résiduelle. Ensuite, unponçage plus ou moins prononcé esteffectué en fonction de la destinationultérieure du panneau : usage brut,panneau à peindre, à laquer, à méla-miner. La pose de mélaminé ou dupapier-ciré décor sur les faces du pan-neau est elle aussi complètement auto-matisée.

• La fabrication des panneauxO.S.B. (Oriented Strand Board) estdérivée de celle des panneaux de par-ticules. Elle a été mise au point à la findes années 1950 aux USA. Ces pan-neaux sont composés de copeaux « spé-cialement tranchés, ce qui exclut toutapprovisionnement sur la base derécupération des produits connexes àd’autres industries » et ils sont orien-

tés, c’est-à-dire que le panneau estconstitué d’au moins trois couches decopeaux orientés, croisées à 90°. Lescopeaux employés ont une largeurcomprise entre 13 à 25 mm, une lon-gueur entre 50 à 75 mm et une épais-seur de 0,75 à 0,90 mm selon le type depanneau. Ils sont produits à partir derésineux essentiellement et de feuillustendres (peuplier, tremble, bouleau).L’intérêt de ce procédé est de produiredes panneaux plus solides et plusrésistants que l’aggloméré, qui peu-vent être utilisés comme éléments destructure dans la construction en bois(planchers, murs, supports de toiture,âme de poutre en I, voire comme élé-ment décoratif (cloison ou plafond).

• Les panneaux de fibres sont nom-breux et existent depuis très long-temps ; les premières fabricationsindustrielles remontent à la fin duXIXe siècle au USA et au Canada. Lesprocédés sont très proches de ceux misen œuvre pour la fabrication du papieret du carton, et ces matériaux sontemployés essentiellement dans laconstruction en bois (isolation et revê-tements de surface). Il semblerait queleur coût et leur manque de solidité ait

limité leur emploi jusqu’à une périoderécente : le M.D.F. (Medium DensityFiberboard) palie ces deux inconvé-nients. La fabrication industrielle aété mise au point aux USA en 1965 etimportée en Europe en 1977 par ungroupe papetier espagnol. La produc-tion de ce matériau est en augmenta-tion rapide depuis les années 1990, etconcurrence non seulement l’agglomé-ré, mais surtout le bois massif dans detrès nombreuses applications. Plusdense que la plupart des bois, presqueaussi résistant, il en possède les quali-tés techniques :

La qualité fondamentale du MDF rési-de dans son uniformité quasi absolueentre la surface et l’âme du panneau, d’oùsa très grande facilité d’usinage, sonexcellente tenue au vissage, sa grandestabilité dimensionnelle, sa parfaite fini-tion en surface et également sur chant.Ces panneaux MDF se laissent usiner,scier, fraiser, profiler et même sculpter

avec la plus grande facilité, mais lespièces tranchantes des outils sont sou-mises à une grande usure par le fait descolles et doivent être souvent affûtées.

Par rapport au procédé de fabrica-tion de l’aggloméré, celui du M.D.F. estun peu simplifié, mais doit être plusétroitement confiné du fait que lamachinerie manipule de la poussièrede bois : contrairement aux précédentspanneaux de fibres et à l’industrie dupapier, la fabrication se réalise à sec. Ilne s’agit plus d’obtenir des particulescalibrées, mais de séparer les fibresqui constituent le bois lui-même, lalignine et la cellulose. De fait, absolu-ment tous les déchets de bois peuventêtre utilisés, y compris les écorcesdans certaines proportions.

Les procédés de défibrage sontproches de ceux employés pour l’obten-tion de la pâte à papier, mais nécessi-tent un moindre raffinage. De fait, iln’y a plus de problème de tri et d’orien-tation des particules ; il n’y a pas depanneau M.D.F. à trois couches, la dif-férence de densité entre l’âme et lasurface est obtenue par une fermeturerapide de la presse.

Les panneaux formés à sec ont tou-jours deux faces lisses. Ils sont pressés à230°C avec une pression de 3,5 à 7 M Paet pendant 60 secondes à pression maxi-male. À la sortie, ils sont immédiatementrefroidis pour éviter tout risque de com-bustion spontanée.

Dans ces gigantesques machines-usines, à toutes les étapes de la fabri-cation, quel que soit le procédé, il y aun réglage extrêmement précis de latempérature, de la pression, de la den-sité et de l’humidité des particules oudes poussières en suspension dansl’air en fonction de leur composition ;de la dimension des gouttelettes d’aé-rosol, de la viscosité et de la diffusiondes résines et autres substances chi-miques qui donnent au panneau sespropriétés finales ; une évaluation del’usure du matériel en fonction desproduits que manipule la machine, etc.Tout est vérifié et analysé en continupar des centaines de capteurs ; enre-gistré, calculé et prévu par les ordina-teurs qui pilotent le processus entemps réel. Les ingénieurs ont soi-gneusement déterminé les « conditionsaux limites », c’est-à-dire les événe-ments qui peuvent entraîner l’obstruc-tion des conduits, l’encrassement desmécaniques, l’incendie ou l’explosiondes mélanges ; ils ont résolu tous lesproblèmes liés à la diffusion de lavapeur, à la polymérisation des résineset aux interactions entres les aspectsmécaniques et thermodynamiques desprocédés, etc. Rien, absolument rienne peut être laissé au hasard, et enco-re moins à l’initiative humaine, chezun tel automate.

— 18 —

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 6

presse à panneaux continue, Dieffenbacher 2001.

sou

rce:

<h

ttp:

//ww

w.p

roce

sssy

stem

s.sa

ndv

ik.c

om/>

Page 21: Notes & Morceaux choisis n°6

Le lecteur voudra bien m’excuserde cette description technique de lafabrication des panneaux, mais elleme semblait indispensable pour bienfaire comprendre de quoi il est ques-tion au juste avec ces matériaux.Encore n’ai-je évoqué ici que lesgrandes lignes de ces processus, il fauten lire la description minutieusementdétaillée et froidement technique, pas-sant en revue les nombreux problèmesà toutes les étapes de la fabrication,qu’en fait l’ouvrage cité sur une qua-rantaine de pages avec des croquissimplifiés des machines : c’est impres-sionnant, on est pris d’une sorte devertige… Cela fait froid dans le dos devoir à quel point les ingénieurs ontdéployé des trésors d’ingéniosité pourdétruire le bois. Car, il n’y a aucundoute à avoir là-dessus, c’est bien ce àquoi ont été employés tant de science,d’intelligence et d’inventivité : à ren-dre mort, à l’aide d’un processusindustriel et d’une organisation écono-mique, quelque chose de vivant et quien tant que tel participait à la vie quo-tidienne et à la vie sociale.

On reproche à notre époque d’êtrepauvre en grandes réalisations artis-tiques, mais c’est qu’on ne les voit pas :les cathédrales de notre temps, les réa-lisations dans lesquelles les hommesont mis tout leur cœur, sont ces usinesautomatiques (peu importe qu’ellesproduisent des panneaux, des ordina-teurs ou des automobiles) qui dévorentla substance du monde et la réduisenten poussière agglomérée, en objetinutiles, nuisibles même, éphémèrescar destinés à se transformer rapide-ment en déchets, et finalement encom-brants — ils envahissent la vie, par-tout on se heurte à eux, et c’est leurcirculation qui finalement paralysetout le monde, anéantit les conditionsde notre autonomie et de notre liberté.

perfection technique des matériaux et procédés

Les panneaux en bois restructurésne sont évidement pas du bois massif,et le changement des pratiques liés àleur mise en œuvre élargie est radical.Avec la suppression des assemblageset des pièces façonnées c’est tout lemétier qui est remis en question. Iln’est pas question de réaliser desassemblages dans de l’aggloméré oudu médium dont la résistance méca-nique est trop faible pour cela ; lefaçonnage des pièces est donc réduit àla simple découpe des panneaux. Laréalisation des « ouvrages » s’en trouvegrandement simplifiée : ils ne fontplus l’objet d’une construction —assemblage de différentes piècesconçues pour constituer un ensemblecohérent —, mais plus simplementd’un montage — liaison de différentséléments de surface à l’aide de tout unsystème de jonctions métalliques ouplastiques. L’usage des panneaux

impose le type de construction et laforme qui lui est spécifique : son prin-cipe général est la caisse ou la boîte àsavon.

Alors que la menuiserie et l’ébénis-terie traditionnelles mettaient unesorte de point d’honneur à réduire aumaximum l’usage du métal dans lesouvrages (qui fut pendant longtempscoûteux), le réservant aux quincaille-ries indispensables aux partiesmobiles ou mécaniques (portes, abat-tants, etc.) ou à la décoration (bronzes,incrustations), la conception du mobi-lier industriel est au contraire entière-ment fondée sur l’usage intensif detout un ensemble de visseries et dequincailleries spécialement conçuespour pallier à l’impossibilité de réali-ser des assemblages dans les maté-riaux restructurés. Il est égalementfait un usage très intensif de la chimiede synthèse : les solvants, les résines,les colles, les vernis, les mélaminés,etc. permettent d’obtenir rapidementdes états de surface et d’effectuer desfinitions techniquement irrépro-chables, en les réduisant le plus sou-vent à la pose d’un décor.

Les stratifiés sont un empilage defeuilles de papier Kraft imprégnées derésines thermodurcissables polymériséessous haute pression (100 bars) et à tem-pérature élevée (150°). La surface estimprégnée de mélamine-formol [d’où leterme de mélaminé]. Ils se présentent enun grand assortiment de coloris unis,d’imitation du bois, de marbres ou métal-liques. Ils ont une finition brillante, sati-née ou mate. Les stratifiés sont générale-ment présentés en feuilles de 3,05 m x1,22 m et 15/10e de mm d’épaisseur. […]Quelques stratifiés sont fournis en rou-leaux de 13 et 43 m en 4/10e et [de 65 à160 cm de largeur]. Il existe des stratifiésavec non pas une photo de bois mais avecune véritable feuille de placage.

(Germond, op. cit., p. 89)

Avec tout cela, on emploie de moinsen moins d’outils à main. Le matérielélectroportatif (perceuse, visseuse,scie sauteuse, défonceuse, rabot élec-trique, etc.) ne se justifie que par rap-port à ces matériaux et procédés qui,ne nécessitant plus guère le travail dubois massif, ne demandent plus vérita-blement d’atelier de menuiserie, maissimplement un hangar ou stocker despanneaux, une panneauteuse pour lesdébiter et la place pour monter lesouvrages. L’outillage électroportatif,qui s’est extrêmement perfectionné cesdernières décennies, permet d’at-teindre le degré élevé de précision(1/10e de mm) et de qualité techniquepropre à ces matériaux qui peuventainsi être mis en œuvre dans les cir-constances les plus diverses, facilitantl’improvisation et le bricolage sur leschantiers, par exemple.

L’évolution est très rapide en cedomaine. Pour prendre un seulexemple, en dix ans, les fraises dedéfonceuse au départ en acier, puisdont les parties tranchantes étaientfaites de plaquettes au carbure detungstène — le métal le plus dur quine s’affûte qu’avec des pierres au dia-mant —, sont maintenant en carburede tungstène massif et l’on ne trouveplus que difficilement des fraises enacier. Cela répond d’ailleurs à l’emploide matériaux eux-mêmes de plus enplus abrasifs.

Incidemment, il en résulte despoussières plus fines qui, théorique-ment exigeraient de travailler soitavec un masque, toujours inconfor-table, soit avec une aspiration directe-ment branchée sur les machines, cequi rend le maniement du matérielélectroportatif plus délicat. En fait, lessystèmes d’aspirations existent sur-tout dans les gros ateliers (et encore).Sur les chantiers de pose, l’urgence nelaisse bien souvent pas le temps de sepréoccuper de ces détails. Enfin,nombre de produits chimiques mis enœuvre dans la construction émettentdes Composés Organiques Volatils(COV) qui se dégagent des panneaux(formaldéhydes) ou des boiseries trai-tées (xylophène) ou finies (solvants desvernis polyuréthane, etc.) et peuventengendrer ou renforcer les réactions

— 19 —

l a m e n u i s e r i e & l ’ é b é n i s t e r i e

matériel électroportatif : défonceuse

Festool2004

matériel électroportatif : mortaiseuse à chaîne pour charpentier

Deshayes1930

Page 22: Notes & Morceaux choisis n°6

allergiques, asthmatiques et cancéro-gènes en cas d’exposition prolongée (31).La plupart des lieux publics (adminis-trations, boutiques, écoles, restaurants,etc.), autant que privés (bureaux, auto-mobiles, appartements, etc.) étantaujourd’hui aménagés massivementavec ces matériaux modernes, lesnormes édictées en la matière sem-blent d’autant moins réalistes quel’ont ne peut attribuer aucune origineprécise, unique et certaine à ces patho-logies généralement reconnues commeétant « multifactorielles » (quoique lapropagande mette plus souvent enavant la responsabilité du consomma-teur, à travers le tabac ou le bronzage,que celle de l’environnement danslequel il évolue, aussi envahi puisse-t-il être par la pollution automobile, lesadjuvants alimentaires, les diversesondes électro-magnétiques, etc.) ;disons plus simplement que les COVsont des agents qui contribuent, parmibien d’autres choses prétendumentdestinées au départ à nous « simplifierla vie », à rendre pathogènes les condi-tions de vie dans la société industrielle.

mobilier jetable et dévalorisation du travail

On a vu avec IKÉA, que l’évolutiondes modes de vie sous les effets de l’in-dustrialisation de la société entre enrésonance avec l’écoulement de la pro-duction industrielle. Quant aux entre-prises, aux magasins et aux commer-çants, en accord avec ce mouvementqu’ils s’efforcent d’encourager tout enl’anticipant, ils demandent pour l’amé-nagement de leurs bureaux et de leursboutiques avant tout un décor, unevitrine qui puisse aisément être renou-velée. Les procédés et matériauxmodernes sont donc mis à contributionpour répondre rapidement et àmoindre frais à cette demande.

J’ai eu l’occasion de travaillerquelques semaines dans une entrepri-se spécialisée dans la construction demobilier et de présentoirs pour lesstands d’expositions commerciales oupour l’aménagement intérieur desboutiques. Ces meubles ou ces aména-gements parfois très grands sont géné-ralement des pièces uniques ou depetite série (moins de 10 exemplaires),fabriqués sur mesure à la commande.L’ensemble du travail est dévolu à unemain-d’œuvre qualifiée peu nombreu-se assistée par les matériaux nou-veaux, la chimie de synthèse et lematériel électroportatif. Ce sont lesbureaux d’étude qui dessinent cemobilier sur ordinateur et visiblementils s’amusent beaucoup en rivalisant

d’audace pour réaliser des formesextravagantes au design ébouriffant.Le but de l’opération étant, de toutefaçon, d’en mettre plein la vue ; tantpour l’entreprise sur les lieux de l’ex-position que pour les commerciaux quivendent ce genre de produit.

À partir du moment où les plansarrivent dans les ateliers, un tel mobi-lier peut être réalisé en une journée detravail par un ou deux ouvriers, pourun ouvrage de dimension moyennecomme un bar par exemple (environ 3à 6 mètres de long). Tous les planshorizontaux ou verticaux sont débitésdans de l’aggloméré-mélaminé sur les-quels on dessine et découpe les formescourbes qu’il s’agit d’obtenir. Leschants des panneaux sont replaqués àl’aide de bandes thermo-collantes, soitpar une machine spécialisée quand il y

a de nombreux mètres linéaires àreplaquer, soit « à la main » pour lereste ; c’est ainsi que le fer à repasserou le sèche-cheveux — selon les écoles— a été promu au rang d’outil demenuiserie… Ensuite on assemble lacaisse et on fixe un contreplaqué cin-trable sur la partie courbe, le tout àl’aide d’une agrafeuse à air comprimé(reliées à un compresseur déservantl’usine entière, ces agrafeuses ressem-blent à des pistolets-mitrailleurs etpeuvent enfoncer profondément desagrafes allant jusqu’à 50 mm de long).Une fois le corps du meuble monté, onprojette sur les surfaces visibles unecolle-contact néoprène à l’aide d’unpistolet à air comprimé et on poseensuite une feuille de mélaminé-décor,fixée en quelques secondes, qu’il resteensuite à affleurer avec une machineélectroportative. Pour toutes les par-ties mobiles, tiroirs (qui existent en kitplastique ajustables à toutes lesdimensions), portes, abattants, pla-teaux, etc. la quincaillerie adaptée se

fixe en quelques minutes pour peu quel’on ait effectué tous les percementsaprès le débit des panneaux. Reste àemballer soigneusement le meuble, enprotégeant avant tout les angles, car lemélaminé éclate sur les bords aumoindre choc.

La perfection technique des maté-riaux ainsi mis en œuvre est telle quetoute intervention humaine présentele risque de l’altérer, qu’il s’agisse de lafabrication elle-même, et plus encorede la manutention, du transport ou dela pose. Toute l’habileté du travailleurau cours des différentes opérations estalors de protéger et mettre en valeurcette perfection technique qui nesouffre d’aucune fantaisie ni initiativeintempestive : en fait, cette perfectionabstraite et froide annihile le travailvivant, le réduit à un pur et simple bri-colage, quelque chose d’effectivementassez honteux, qui ne doit surtout pasapparaître dans le produit fini. Carl’automatisation et l’intégration tech-nologique ne sont pas encore arrivéesau point de pouvoir se passer du tra-vail humain, pour le montage et lapose in situ notamment. Malgré lesprogrès dans le B.T.P., il y a des mursqui persistent à ne pas être plans et àangle droit, et il y a donc encore besoind’effectuer quelques ultimes retoucheset ajustements. Ce bricolage et cemaquillage de dernière minute, desti-nés à rattraper les inévitables erreurs,sera toujours nécessaire ; mais on voitlà à quel point la perfection techniqueconsacre finalement la dévalorisationcomplète du travail humain, l’obsoles-cence de l’homme (32) face à ce dontsont capables la machine et les maté-riaux restructurés.

En effet, à travers cet ensemble deprocédés, les ingénieurs et les bureauxd’étude ont standardisé et rationalisétout ce qui était autrefois du ressort del’intelligence pratique de l’ouvrier,laquelle se développait au contact d’unmatériau vivant et des cironstancesvariées de sa mise en œuvre. Les opé-rations de façonnage, où l’ouvrier pou-vait déployer son habileté et éventuel-lement apporter sa touche personnel-le, sont réduites à rien au profit d’unmontage d’éléments préfabriqués, dejonction entre produits quasi-finis. Laforme du travail est fixée à travers cesprocédés, matériaux et machines et cetravail se trouve ainsi complètementdéqualifié et vidé de tout contenu :toute l’ingéniosité étant dans la néo-matière mise en œuvre, l’activité del’homme ne consiste plus qu’à les com-biner logiquement selon les nécessitésdu moment. Le résultat est certaine-ment parfait au point de vue tech-nique, mais sans intérêt au point de

— 20 —

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 6

32. Cf. Günther Anders, L’obsolescence del’homme, sur l’âme à l’époque de la deuxièmerévolution industrielle, 1956, éd. EdN/Ivréa,2002.

raboteuse-dégauchisseuse

de chantier

Dewalt 2004

31. Voir à ce sujet Georges Méar, Nos maisonsnous empoisonnent, éd. Terre Vivante, 2003. LesCOV peuvent être aisément identifiés par« l’odeur de neuf » qui les caractérise et que l’ontrouve dans les bureaux nouvellement aménagésou les voitures récentes, par exemple. Mais évi-dement, cette constatation sensible n’a aucunevaleur scientifique…

Page 23: Notes & Morceaux choisis n°6

vue humain, tant en ce qui concernel’exécution que l’ouvrage lui-même.

Bref, la menuiserie d’agencementen est maintenant vraiment « réduiteà n’être plus que des suites d’opéra-tions matérielles des plus vulgaires. »

un nouveau système technique

Avec les panneaux et les autres élé-ments techniques qui concourent àleur mise en œuvre, nous sommes enprésence d’un système technique com-plètement nouveau, qui n’a plusgrand’chose à voir avec les métierssous leur forme traditionnelle. Lamécanisation et l’industrialisationd’une grande partie de la productionprimaire au cours du XIXe et de la pre-mière moitié du XXe siècle avait étéréalisée avec le concours d’une classeouvrière nombreuse et dont les effec-tifs s’accroissaient avec la production.La base de la production, même gran-dement assistée par les machines-outils, restait donc le travail vivant,l’activité humaine dont l’efficacitéétait démultipliée par les machines etconcentrée dans les usines. Les scien-tifiques et les ingénieurs de ce temps,sur la base de l’étude des propriétés dela matière, avaient élucidé les ressortsdes pratiques et des procédés artisa-naux pour réaliser, autant qu’il étaitpossible alors, la mécanisation desopérations d’ordre purement tech-nique et physique. Les procédés mis enœuvre dans l’industrie ne sont alors,pour une large part, que l’extension àune échelle plus grande et une ratio-nalisation en conséquence des pra-tiques et procédés artisanaux décou-verts empiriquement au cours des pré-cédents siècles.

Mais la menuiserie d’agencementsur la base des panneaux, est toutautre chose : nulle trace dans ce pro-cessus d’un quelconque héritage desmétiers ; l’ensemble a été conçu ration-nellement et de bout en bout par lesingénieurs sur la base de leursconnaissances scientifiques et de leursanalyses des propriétés et du compor-tement des matériaux. Aucun travailvivant n’a sa place dans le processusde production des panneaux, et celan’est pas dû à la présence desmachines, mais est inhérent à la natu-re de la production elle-même qui nepeut être effectuée que par de tellesmachines. En effet, tant que les auto-mates nécessaires pour effectuer cetravail n’existaient pas, reconstituerdu bois à partir de la sciure était toutsimplement absurde du seul point devue technique et économique : ç’auraitété beaucoup plus compliqué pour unrésultat qui aurait été plus médiocreque les procédés connus jusqu’alors,tels que les panneaux de bois encontre-plaqué ou en lamellé-collé. Ilaurait fallu, pour concurrencer cesproduits reconstitués, atteindre tout

de suite une perfection techniquequ’aucun processus intégrant du tra-vail vivant n’aurait pu réaliser.

On est donc devant un systèmetechnique radicalement différent decelui qui repose sur la base empiriqueet traditionnelle des métiers ou decelui qui s’est développé sur la base dela connaissance et de la maîtrisescientifique de la matière, permettantainsi de réaliser partiellement l’indus-trialisation des pratiques et la mécani-sation des procédés issus des métiers.On ne se contente plus d’utiliser aumieux les propriétés connues de lamatière en composant avec ses« défauts » ou ses « inconvénients » —qui dans la conception de l’œuvre,étaient le signe de l’alliance de l’hom-me et de la nature —, on crée de toutespièces des matériaux spécifiquesayant des propriétés mécaniques etphysiques déterminées, précises etsans ambiguïtés (33). C’est un renver-sement complet de perspective dansl’ordre de la production : les capacitésd’investigations de la science, alliées àla puissance de l’industrie, cherchentà soumettre totalement la nature etles hommes pour créer un mondemanipulable techniquement.

On peut tout à fait légitimementqualifier ce système de technologique :car il est le pur produit d’une allianceentre des connaissances techniques etscientifiques (en grec ancien tekhnê etlogos) très élaborées, qui ont permispar des études et des analyses pure-ment quantitatives et abstraites laréalisation d’une machinerie qui effec-tue un travail, produit des matériauxet des biens qu’aucun être humain nepourrait autrement réaliser.

La mise au point du procédé indus-triel de production des panneaux debois restructuré est loin d’être un phé-nomène isolé ; il n’est possible qu’à l’ai-de, entre autres, de substances chi-miques synthétiques. En réalité, c’estaux environs de la Seconde Guerremondiale que ce nouveau systèmetechnique a commencé à s’imposer

dans les différentes branches de l’in-dustrie. La guerre a été, comme tou-jours, un puissant catalyseur qui apermis à différents éléments technico-scientifiques de se cristalliser et des’articuler en un tout dès le début rela-tivement cohérent, y compris auniveau idéologique, avec la cyberné-tique (34). Outre la chimie de synthèse,qui est la base matérielle de très nom-breuses applications, transformationset créations de matériaux ou sub-stances mises au point en vue d’unusage ou des propriétés spécifiques,sont apparus à la même époque l’élec-tronique et les bases de l’informatiqueet des télécommunications, la cyberné-tique et les bases de l’automatisation,les antibiotiques et les bases de la bio-logie moléculaire, les fusées et lesbases de l’aéronautique moderne ; etenfin le symbole par excellence de cecomplexe technologique : la bombe ato-mique et les bases de l’industrienucléaire.

Ce n’est pas le lieu ici de rentrerdans une analyse générale et plusapprofondie de ce système technolo-gique, de ses causes et origines histo-riques (35). Mais il me paraissaitnécessaire de signaler ce changementtechnique considérable — générale-ment inaperçu — qui inaugure l’èredans laquelle nous vivons encore. Lasignification politique et sociale de cechangement reste encore largementincomprise : il s’agit surtout d’unenouvelle économie politique, où lascience et la technologie deviennentpeu à peu les facteurs dominants d’or-ganisation et de production, qui ten-dent à se subordonner les facteurssociaux et politiques à mesure que lemode de production industriel prenden charge des aspects toujours plusnombreux de la vie sociale et de la viequotidienne. Ainsi, progressivement, ilreformule les problèmes sociaux etpolitiques dans les termes et lesvaleurs qui lui sont propres, c’est-à-dire en termes d’efficacité technique,de souplesse fonctionnelle et de renta-bilité économique. Les anciennesformes sociales se dissolvent et dispa-raissent à mesure que la productionmarchande de masse envahit les diffé-rents aspects de la vie et c’est sur leurrestructuration autour de leurs ersatzmarchands que se constitue ce que l’onpeut légitimement nommer la sociétéindustrielle.

Ce n’est donc pas seulement le boisque ces machines-automates détrui-sent, c’est le monde et nos vies qu’ellesdévorent comme l’avait vu HannahArendt dès 1958 dans Condition del’homme moderne :

— 21 —

l a m e n u i s e r i e & l ’ é b é n i s t e r i e

33. Du moins sur ces plans, car quant à leurnocivité biologique et sociale, c’est seulement l’ex-périmentation grandeur nature, par leur mise encirculation sur le marché et dans la société, qui ladéterminera après coup.

34. Cf. Céline Lafontaine, L’empire cyberné-tique, des machines à penser à la pensée machine,éd. Seuil, 2004.

35. J’avais tenté une esquisse dans Technologiecontre civilisation, N&MC n°3, juin 1999, qui ferapeut-être prochainement l’objet d’une rééditionrevue et complétée.

varlope électrique pour charpentierVirutex 2004

Page 24: Notes & Morceaux choisis n°6

Il ne s'agit donc pas tellement desavoir si nous sommes les esclaves ou lesmaîtres de nos machines, mais si nosmachines servent encore le monde et sesobjets ou si au contraire avec le mouve-ment automatique de leurs processuselles n'ont pas commencé à dominer, voireà détruire le monde et ses objets.

Non seulement ces machines-auto-mates ne servent plus le monde et leshommes, mais au contraire sont deve-nues le principal facteur de leur asser-vissement : leur complexité techniqueet l’intégration dans les réseaux écono-miques qu’elles impliquent, en dépas-sant toute mesure humaine, rendimpossible leur réappropriation et laréorientation de leur production versdes buts socialement définis, contrai-rement aux machines-outils du débutdu XXe siècle.

Mais d’aucun jugeront qu’il s’agitlà certainement d’un délire para-noïaque et que tout va très bien dansle meilleur des mondes technologiquespossible…

l’omerta technologique

Tous ceux qui ont travaillé avec lespanneaux restructurés savent, parleur simple expérience sensible, queces matériaux sont en fin de compte debelles saloperies. Tout le mondeconnaît la nocivité des poussièresqu’ils produisent et des gaz qu’ilsdégagent, tout le monde constate ladévalorisation du travail que leur miseen œuvre engendre ; mais personne nedit rien. C’est même presque indécentd’en parler.

On peut expliquer cette omerta parl’adhésion inconditionnelle au« Progrès » des artisans, comme detout le reste de la société après laSeconde Guerre mondiale ; tout lemonde a cru que le progrès techniqueallait résoudre tous les problèmes eton s’est engouffré dans la voie de l’in-dustrialisation sans trop se poser dequestions. Mais cette explication n’estplus valable que pour les générationsles plus anciennes. La principale expli-cation aujourd’hui est que de toutefaçon ces matériaux sont moins cherset plus faciles à mettre en œuvre quele bois massif et qu’à moins d’avoir uneclientèle fortunée, on est bien obligé defaire avec… Par conséquent, tout lemonde les utilise, tout le monde encroque (l’auteur de ces lignes commeles autres). La constatation sensiblene peut donc avoir aucune conséquen-ce pratique sinon négative : devant laremarque du caractère nocif des pous-sières dégagées par le travail sur lesmatériaux modernes, on s’entendrépondre que l’on a qu’à changer demétier. Le sentiment commun ne peuts’élever au raisonnement et à l’analy-se critique de la situation parce que

cette prise de conscience ne peut setraduire par aucun changement dansla réalité (36).

En effet, on se sentirait coupable,on ferait preuve d’incohérence ou l’oncommettrait une entorse au « senscommun », de critiquer ces technolo-gies tout en continuant à les utiliser.C’est exact, mais y renoncer est secondamner à coup sûr au chômage.Ainsi, on se retrouve dans une « situa-tion morale » étrange où soit — commeje le fais ici — on critique une techno-logie tout en continuant à l’employeret en reconnaissant la contradiction ;soit — comme beaucoup le font — onaccepte de faire coexister en soi cettemême contradiction en faisant tairel’expérience sensible qui rappelle àchaque instant combien ces produits etprocédés sont nuisibles, tout en conti-nuant à les mettre en œuvre. Dans lesdeux cas, on se retrouve dans une posi-tion schizophrénique qui ne laisseguère d’issue : soit on arrête tout sim-plement de travailler dans ces condi-tions, mais alors il faudrait être ren-tier pour avoir le loisir de faire del’ébénisterie le matin et de la critiquesociale l’après-midi, par exemple ; soiton change de métier, mais en réalité cetype de contradiction se retrouve dansn’importe quel secteur d’activité, telleque la société industrielle en détermi-ne les conditions et l’exercice, de l’émi-nent professeur en Sorbonne ausimple menuisier-volant (qui n’ayantpas d’atelier travaille chez le clientavec du matériel électroportatif) ; soitenfin, on s’arrête de penser et l’onanesthésie sa sensibilité au profit desjustifications idéologiques et des pré-jugés progressistes les plus vulgaires.

Plutôt que d’en arriver là, il mesemble quand même plus intéressantd’assumer la contradiction qui consis-te à dénoncer ces technologies tout enessayant de les utiliser le moins pos-sible et de développer à partir de làautre chose par ailleurs. Le numéro dece bulletin, en exposant les raisons decritiquer ces matériaux et procédés,espère ainsi à sa modeste échellecontribuer à ébranler quelque peucette omerta technologique. C’est peut-être sur cette base — plutôt que celled’une rigueur et d’une cohérence aussiintransigeantes qu’actuellementimpraticables si l’on ne désire pas res-ter isolé — qu’il me semble possible defaire plus sûrement des rencontres ettrouver des alliés pour faire autrechose.

Quant à l’enseignement desmétiers, c’est un enseignement tech-nique, qui de ce fait ne peut remettreen question la modernisation, son butétant de former les élèves pour lesinsérer dans le « marché du travail »,les adapter à la « demande sociale » ;c’est-à-dire aux besoins de la grandeindustrie.

Les enseignants sont pourtant desfonctionnaires qui en tant que tels nesont pas soumis à la pression du mar-ché ou aux contraintes des commandescomme le sont les travailleurs indé-pendants ou les artisans, aussi onaurait pu s’attendre à ce qu’ils aientun minimum de recul critique vis-à-visde l’évolution du métier. C’est exacte-ment le contraire qui se produit, parcequ’ils ignorent la réalité sur le terrainet en sont soigneusement protégés parleur statut, et parce qu’ils ne voientque l’aspect technique du métier (spé-cialisation séparée de toute réflexionélargie) et sont la plupart du tempscoupés des conséquences et de l’usagesocial qui résulte de la mise en œuvredes technologies dont ils font la pro-motion (et qui, du temps où ils prati-quaient le métier n’étaient pas aussidéveloppées et intégrées). Ne voyantessentiellement que l’aspect techniquedu métier et adhérant — comme toutle monde — aux présupposés de l’idéo-logie progressiste, ils sont en effet fas-cinés par la puissance des machinesautomatiques qu’ils présentent inva-riablement comme l’avenir, sans son-ger un seul instant que précisémentces machines ne laisseront que trèspeu d’avenir à leurs élèves.

Il est notoire que les filières tech-niques de l’enseignement sont conçuespar l’Éducation Nationale comme des« voies de garage » pour les élèves lesmoins doués, ceux qui ne réussissentpas dans les filières « classiques » —celles qui mènent au BAC puis à l’uni-versité. Cela est certainement moinsvrai pour l’enseignement de l’ébéniste-rie et des autres métiers d’art, maisceux-ci ne concernent qu’une minoritéd’élèves. Les seules critiques que j’aipu entendre, ce fut à l’occasion deréformes destinées à « moderniser »l’enseignement en ébénisterie, c’est-à-dire à l’adapter aux besoins de l’indus-

— 22 —

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 6

porte-outil pour toupie 2004

36. Marx, au temps où la grande industriecapitaliste partait à la conquête du monde, disait« le bon marché de ses produits est la grosseartillerie qui bat en brèche toutes les muraillesde Chine et fait capituler les barbares les plusopiniâtrement hostiles aux étrangers. »(Manifeste du parti communiste, 1848). De nosjours, où elle a envahi les moindres recoins de lavie sociale, elle dresse partout le mur du silenceentre les hommes et rend chacun étranger auxautres aussi bien qu’à lui-même.

Page 25: Notes & Morceaux choisis n°6

trie en simplifiant les ouvrages au pro-fit du travail sur machine. C’est eneffet un métier qui est destiné à dispa-raître presque complètement à plus oumoins long terme, alors que la menui-serie a pu évoluer — on a vu comment.Les ouvrages en ébénisterie, mêmesimplifiés, demeurent des produits deluxe, et l’essentiel du travail aujour-d’hui consiste en la restauration desmeubles anciens ; vient ensuite lacopie des meubles de style, enfin enco-re plus rarement la création d’ou-vrages originaux.

De par son organisation et sonfonctionnement, l’enseignement déva-lorise le travail manuel par rapport autravail intellectuel aux yeux desélèves. Le travail intellectuel étantconçu comme une activité qui met l’ac-cent sur la capacité d’abstraction et lamanipulation de symboles. En fait,c’est une forme bien particulière d’in-telligence qui est développée, uneforme spécialisée qui est valorisée audétriment des autres capacités, cellesfaisant plus appel à la sensibilité et àla subjectivité, mais aussi l’intelligen-ce pratique et la compréhension. C’estmoins ce que l’on apprend qui compteque la tournure d’esprit qui permetd’absorber n’importe quel savoir sansemploi (selon la formule « il fautapprendre à apprendre »), d’assimilern’importe quelles informations sans seposer de questions, afin de mieux pou-voir les manipuler selon des règles for-melles. Ce n’est qu’en fonction de lacapacité, ou de l’incapacité, des élèvesà se plier à ce rituel que les différentesfilières sont hiérarchisées. La plusgrande capacité d’abstraction de cetype étant identifiée avec la plus gran-de capacité de se prêter à toute lesmanipulations, c’est-à-dire à la divi-sion la plus grande du travail abstrait,où la question de la finalité n’a plusd’importance, voire même plus aucunsens.

L’opposition entre travail manuelet intellectuel correspond à la divisionde la société en classes, entre diri-geants et exécutants, et à la divisiondu travail dans la société industrielle,entre la conception dans les bureauxd’études et la réalisation dans les ate-liers. Mais ces divisions ne sont effec-tives que dans ce type de société, oùtout est décidé, planifié, conçu et orga-nisé par des gestionnaires, des mana-gers, des ingénieurs et des bureau-crates à la tête d’organisations extrê-mement vastes et complexes, où eneffet l’employé ou l’ouvrier n’a plusbesoin de penser à ce qu’il fait. Aucontraire, moins il pense, plus il agiten automate discipliné et rigoureux,mieux il s’engrènera avec les autresmachines et automates qui l’entou-rent. Le résultat, ce sont des gens quine pensent plus leur condition ni com-prennent ce qu’ils font.

On fabrique des futurs ouvriers dansdes “écoles professionnelles”. Dans ce lieu,le jeune sera coupé de la vie réelle dumétier. Il “apprend”, on le “forme”, on le“modèle”, pour ce que l’on attendra de lui.En 1980, quand il débouche sur la vie, il aun effort énorme de réadaptation à faire.Il a appris des techniques, on lui a ensei-gné des solutions. Mais rarement il auraété aux prises avec un problème réel.

(Germond, op. cit.) (37)

L’inversion du rapport de l’hommeà la machine est devenue aujourd’huicomplètement « naturelle », en étantinscrite dans la technique elle-même :

Sans doute ces machines sophistiquées[les machines automatiques] par rapportau rabot demandent-elles un apprentissa-ge spécifique et un haut niveau deconnaissance. Mais une fois le réglageeffectué, l’OS peut assister la machine. Etla fabrication de série n’impose pas unemaîtrise universelle du métier commeautrefois.

(Les hommes et le bois, p. 306)

Doit-on conclure de ce commentai-re que servir des automates qui nousdépossèdent de toute maîtrise est lamanière dont la machine libère l’hom-me du travail ? C’est bien ce que nousavons vu, mais il semblerait que lacontradiction dans les termes que celareprésente échappe complètement àces auteurs, qui poursuivent dans lamême veine inconsciente :

Ceci est la rançon de la production demasse : en banalisant le produit en bois,on lui ôte son caractère de bel ouvrage, ondonne la possibilité à tous de fabriqueravec une machine bien réglée. Dans uneperspective de flexibilité de l’emploi, onpeut se réjouir d’une certaine facilité d’ac-cès à la profession, mais les vrais artisansévoqueront encore le temps des outils àmain. (Ibid, p. 311)

Toute réflexion critique sur l’évolu-tion actuelle est ainsi ramenée à uneopposition binaire : la machine auto-matique ou l’outil à main, le modernis-me débridé ou la tradition réactionnai-re, comme autrefois « le nucléaire ou labougie », c’est-à-dire tout ou rien. Lesautomates pensent comme des ordina-teurs (0 ou 1), c’est logique ! Et rassu-rant, puisque cela évite de se poser desquestions métaphysiques sur le sensde ce que l’on fait : la « facilité d’accèsà la profession » pour réaliser du IKÉAsur mesure, la belle affaire !

Dans l’optique qui est celle de l’in-dustrie, des grandes organisations etentreprises, et donc de l’État qui orga-nise l’enseignement dans le but defavoriser la croissance économique, la

division entre travail intellectuel ettravail manuel est indispensable pourdes raisons d’efficacité dans la produc-tion. Mais autant le travail manuel estdévalorisé par l’omniprésence du tra-vail mécanique qui le remplace,autant le travail intellectuel estappauvri par la démesure des organi-sations dans lesquelles il doit prendreplace, qui lui dictent son contenu et levident de sens.

À l’opposé de cet appauvrissementradical de l’activité humaine, le travailartisanal fait autant appel à l’intelli-gence théorique qu’à l’habiletémanuelle, dans la mesure où il s’em-ploie à la conception et à l’exécutiond’un ouvrage dans sa totalité et qu’ils’insère dans les relations sociales quecela implique. Mais on voit que dansles circonstances actuelles, ce type derapport au travail et à la productiontend à disparaître au profit du travailsalarié avec sa spécialisation destâches et bien des enseignants ne sem-blent même plus imaginer qu’il ait puexister. Le sentiment de l’indépendan-ce — être son propre maître — et de lanoblesse du travail artisanal — fairede belles choses de ses propres mains— par rapport au travail salarié enusine n’a plus aucun moyen de s’éleverà la conscience faute de point d’appuipratique dans la société, alors qu’ilreprésente une source de motivationréelle (mais fort peu encouragée) chezles jeunes élèves des CAP de menuise-rie et plus encore d’ébénisterie.

Et ce ne sont pas des crédits sup-plémentaires qui permettront deremédier à cet état de fait…

— 23 —

37. Il est d’ailleurs assez comique de voiraujourd’hui les fruits de cette politique qui duredepuis des décennies, à savoir une pénurie demain-d’œuvre vraiment qualifiée, capable d’unminimum d’autonomie dans le travail, et lapanique des « professionnels » qui pour y remé-dier voudraient en quelques trimestres « revalo-rise » le travail manuel…

l a m e n u i s e r i e & l ’ é b é n i s t e r i e

raboteuse - dégauchisseuse d’atelierHolztech 2004

Page 26: Notes & Morceaux choisis n°6

5. l’économie politique de l’industrie du bois

pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué

et l’art d’accommoder les restes

Comment se fait-il que les pan-neaux restructurés en viennent à êtremoins chers que le bois massif aupoint de concurrencer l’usage de cedernier dans les ouvrages les plusmodestes ? Cela est dû à l’économieindustrielle du bois. Les panneauxrestructurés sont produits avec lesdéchets de foresterie et de scieries :branchages, grumes déclassées,copeaux, sciures, dosses et bientôt boisde récupération. La production de cespanneaux étant presque entièrementautomatisée, le faible coût de l’énergie(transport de la matière première etdes produits finis ainsi que la produc-tion elle-même), c’est-à-dire du travailmécanique, entre aussi en ligne decompte. En tout état de cause, les pan-neaux ne peuvent à ce point concur-rencer l’usage du bois massif que parceque le volume de bois mis en circula-tion dans le processus général de l’in-dustrie est considérable (par exemple,du fait de la fabrication des palettes etemballages) et avec lui la quantité de

ses déchets. En effet, suivant lesdébits, le sciage et le rabotage trans-forment 50% à 75% du volume de boisen dosses, sciure et copeaux. C’estainsi que les déchets d’un secteurindustriel peuvent devenir la matièrepremière d’un autre secteur industriel.

Il est certainement tout à fait sou-haitable que les usines ne déversentpas leurs déchets dans la nature, enengendrant ainsi pollution et nui-sances et parviennent au contraire àles remettre dans le cycle de la pro-duction ; comme on dit, à les « valori-ser ». Mais le problème, avec les pan-neaux aussi bien qu’avec l’agro-ali-mentaire, est que la démesure de laproduction conduit à une intégrationet une rationalisation grandissantesdans tous les secteurs, et, avec les pro-duits finis en bout de processus,jusque dans la vie quotidienne desindividus. De par les volumes de pro-duction et de déchets qu’elle met enjeu, la logique industrielle est obligéede s’étendre progressivement à tousles aspects de la vie sociale et indivi-duelle ; dans une optique de croissan-ce indéfinie, cette logique devientimpérialiste et totalitaire en cher-chant à intégrer dans son système et àcontrôler étroitement tous les flux dematières premières et de déchets, deproduits et de sous-produits, et elle envient naturellement à façonner lesbesoins et les désirs, l’imaginaire et lesconnaissances des consommateursafin d’écouler plus facilement l’en-semble de ses marchandises et quetoute la machinerie qu’elle représentepuisse tourner avec le moins de heurtspossible — comme on l’a vu avec IKÉA.

Ainsi, les panneaux, conçus audépart notamment pour « valoriser »les déchets de l’industrie du bois, sontdevenus maintenant un des produits-phare de cette même industrie du faitdes transformations opérées par leurproduction et leur usage généralisé.De ce fait, le « déchet-bois » devientrare en regard de la consommationgrandissante qui en est faite pour laproduction de panneaux qui viennentremplacer le bois massif dans de nom-breux ouvrages et secteurs indus-triels : on envisage donc maintenantl’usage de fibres végétales (pailles descéréales, bagasse issue de la canne àsucre, anas de lin, bambou, etc. — avecpour conséquence un accroissement del’usage des engrais et fertilisants dansces cultures), la récupération des boisd’œuvre et d’emballage (cageots,palettes — mais cela ne risque-t-il pasde diminuer le rendement des inciné-rateurs de déchets qui fournissent enélectricité les grandes villes ?). Maispar exemple, ces derniers contiennentdes clous, vis et agrafes métalliquesdifficiles à extraire et séparer du boiset qui risquent d’endommager lesbroyeurs : faudra-t-il en amont que

l’industrie de l’emballage modifie sesprocédés de fabrication pour adapterses produits à ce recyclage ?

C’est fort probable, et il y aura cer-tainement des « écologistes » pour seréjouir de ce grand progrès qui, à n’enpas douter, va dans le sens du « déve-loppement durable » de l’industrie engénéral. En aval, l’industrie forestièrea déjà réussi à modifier la proportiondes résineux par rapport aux feuillusen quelques décennies en Europe pourrépondre aux besoins grandissants del’industrie papetière. Pourquoi ne pascontinuer dans ce sens et mettre encoupe réglée tout le territoire, la natu-re, la vie sociale et individuelle pourrépondre aux problèmes que rencontrel’industrie dans le recyclage indéfinide ses déchets ? Cela s’appelle l’écolo-gie industrielle, nouvelle discipline quitraite l’industrie avec ses flux dematières comme un « écosystème » àpart entière et cherche à en optimiserla gestion et a assurer leur intégrationà tous les niveaux, de la nature à lasociété en passant par le consomma-teur. Où est le problème, tant que cedernier pourra choisir librement seschaînes de télévision sur le câble, lamarque et les programmes de sonhome-cinéma, la puissance du four à

Le bois peut être utilisé pourproduire de la nourriture

pour animaux.

Le bois peut être utilisé pour produi-re de la nourriture pour animaux. Lesanimaux peuvent digérer la cellulose etl’hémicellulose, mais non la lignine. Ilest donc nécessaire de séparer la ligninede la cellulose et des hémicellulosesavant d’utiliser le bois comme fourrage.

En règle générale, les ruminantsdigèrent mieux les bois de feuillus queceux des résineux. Des tests effectuéssur le peuplier faux-tremble indiquentque ce serait l’essence la plus digestibledes bois canadiens testés jusqu’à main-tenant.

La pâte [à papier] au bisulfite [quisert à la fabrication du papier journal]et la pâte Kraft [qui sert à la fabricationdu papier du même nom] représententde bonnes sources de nourriture pourles animaux. Cependant, le coût trèsélevé de le délignification des bois selonles procédés au sulfite et Kraft, fait obs-tacle à la rentabilité de la productionindustrielle. Il serait possible d’utiliserde façon économique des déchets depâte de papeterie et de bois partielle-ment délignés, car il n’est pas nécessai-re d’extraire toute la lignine du boispour le rendre digestible. Une délignifi-cation partielle de 30 à 50% rend lafibre digestible et permet de consacrerjusqu’à 50% de fibre de bois au régimealimentaire des ruminants sans produi-re d’effets néfastes à leur santé et à leurdéveloppement.

Hervé Deschênes, Utilisation et trans-formation des bois, Modulo Éditeur

(Canada), 1987.

— 24 —

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 6

Des arbres génétiquementmodifiés pour lutter contre

l'effet de serre

En 2004, le Ministère japonais del'Education, de la Culture, des Sports,de la Science et de la Technologie(MEXT) lancera un programme de 5 ansvisant à développer des arbres généti-quement modifiés capables d'absorberde fortes quantités de dioxyde de carbo-ne. Des arbres, comme l'eucalyptus,pourraient voir leur capacité d'absorp-tion de CO2 augmentée de 20% par rap-port à un arbre ordinaire. Les eucalyp-tus, riches en cellulose, sont largementutilisés dans l'industrie du papier etplusieurs entreprises japonaisesavaient déjà développé des eucalyptusgénétiquement modifiés pour améliorerle pourcentage de cellulose. Cet été, lasociété Oji Paper a également annoncéqu'elle avait mis au point des eucalyp-tus pouvant pousser sur les sols acidesen absorbant les substances nocives etqu'elle poursuivait des recherches surd'autres types de sols stériles. S'il estprouvé que les arbres modifiés généti-quement ne présentent aucun danger,notamment pour l'environnement, cetype d'arbres pourrait donc bientôt colo-niser des terres autrefois incultivables,aider à alléger la quantité des gaz àeffet de serre, avant d'être finalementtransformés en papier.

ADIT BE Japon, 26 octobre 2003.

N&MC : Papier qui, une fois trans-formé en journaux, prospectus publici-taires ou emballages, sera incinéré,rejetant le CO2 et les métaux lourdsqu’il aura fixé. Et tout sera à recom-mencer…

Page 27: Notes & Morceaux choisis n°6

micro-ondes, l’assaisonnement des piz-zas surgelées qu’il va mettre dedans etle décor-bois du meuble en panneauxde particules dans lequel il va encas-trer toutes ces merveilles de la techno-logie moderne ?

Mais le recyclage a lui aussi seslimites. Cela semble en effet une espè-ce de loi de la production industrielleque plus un produit fini est élaboré etsa production complexe, plus ce pro-duit est fragile, difficilement réparableet que les matériaux qui le composentsont très difficiles, voire impossibles àrécupérer et recycler, y compris pourl’industrie elle-même. Plus l’ingéniosi-té et l’énergie qu’il a fallu déployerpour mélanger, faire tenir ensembletous ces matériaux et assembler ceséléments disparates est importante,plus celle qu’il faudra déployer à l’ave-nir pour les séparer sera considérable.Donc, en attendant la pénurie dedéchets moins complexes, ces produitssont incinérés ; et les « déchetsultimes » qui en résultent sont encoreplus nocifs que les autres. C’est unecaractéristique incontournable pourdes produits d’une haute technologieque de contenir une nocivité immédia-te ou latente du fait des très nombreuxproduits chimiques qu’ils intègrentdans leur mise en œuvre et leur usageet dont les « synergies » sont impos-sibles à prévoir.

domination du travail humain par le travail mécanique

Avec la mécanisation puis l’indus-trialisation du métier, on se trouveégalement devant un paradoxe trèstroublant : alors que le coût de latransformation du bois a considérable-ment chuté en étant effectué par untravail mécanique de plus en plus effi-cace, produire de beaux ouvrages demenuiserie ou d’ébénisterie — sansmême chercher à imiter les meublesde style — semble devenu plus diffici-le que par le passé : le prix desouvrages les plus simples et de bonnequalité est rapidement inabordablepour le communs des mortels. La partde travail humain que nécessite cesouvrages, si elle est encore importanteet concerne surtout des opérationsdélicates et qualifiées, s’est pourtantconsidérablement réduite par rapportau XVIIIe siècle où tout était fait à lamain. Pourtant ce n’est pas encoreassez.

Il me semble possible d’apporterune explication à cela, elle-mêmeparadoxale : d’autant plus l’activitéhumaine est socialement dévalorisée,d’autant plus le travail humain se ren-chérit. Je m’explique :

Dans les pays industrialisés, lamajeure partie du travail est mécani-sée. Même les cantonniers, ou plutôtles « agents d’entretien de la voirie »,ne ramassent plus les feuilles mortes

au râteau et à la pelle. Ce serait cer-tainement trop long, trop fatiguant oupeut-être même trop dangereux (selonles normes d’hygiène et de sécuritéédictées par la Commission Euro-péenne) : ils ont une souffleuse pourpousser les feuilles et un gros aspira-teur pour les charger dans leurcamionnette qui ensuite les emmèneraà la décharge municipale. L’existence,le fonctionnement de ces engins etplus encore une telle généralisation dutravail mécanique qu’ils supposent estétroitement liée à tout un système deproduction industriel capable de four-nir des pièces détachées et desmachines en abondance et pour pascher. Au point qu’il est souvent pluséconomique de jeter un appareil défec-tueux que de le faire réparer en rem-plaçant une pièce. D’ailleurs, il est deplus en plus difficile de réparer soi-même les appareils modernes, bourrésd’électronique, quand ils ne sont pastout simplement impossibles à démon-ter. Le coût de ce travail mécaniquepeut s’abaisser par des perfectionne-ment techniques et technologiques,une rationalisation et un aménage-ment de l’environnement où évoluentles machines, ou encore des transfor-mations sociales qui en rendent l’usa-ge indispensable — on a vu ici com-ment les panneaux restructurés ont àleur manière encouragé tout cela.Mais ce qui rend le travail mécaniquesi peu cher, c’est surtout le coût del’énergie, source de tout mouvementmécanique, « travail mort » par excel-lence.

A cet égard, le coût très bas descarburants fossiles est ce qui détermi-ne de manière particulièrement écra-sante la dévalorisation sociale dont estl’objet tout le « travail vivant » dans lasociété industrielle. Car sauf à tuer lamain-d’œuvre à la tâche, les frais liés

à la mise en œuvre du travail humainsont, quant à eux, incompressibles ; ilsauraient même plutôt tendance à s’ac-croître démesurément, sous prétextede « sécurité sociale », dans une socié-té extrêmement bureaucratiséecomme celle où nous vivons.

Dans les pays peu industrialisés,qui n’ont pas encore la maîtrise tech-nique de l’ensemble d’un systèmemécanique (une grande part desmachines et des pièces nécessairessont donc importées) et où l’organisa-tion sociale vit encore au rythme lent,informel et approximatif des hommeset de leurs relations interpersonnelles,le coût du travail humain est plus basque celui du travail mécanique.L’utilisation des machines n’est pasforcement économique : on peut aisé-ment faire effectuer des tâches répéti-tives par une main-d’œuvre nombreu-se, d’où bien des délocalisationsd’usines vers ces contrées où la main-d’œuvre est peu exigeante. Là-bas,l’activité humaine n’est pas sociale-ment dévalorisée par le travail méca-nique, car les individus trouvent dansles relations sociales et l’environne-ment naturel de quoi subvenir à leurexistence, et ils ne sont pas assujettisaux faux besoins induits par l’omni-présence des machines. Tant que sub-sistent ces moyens d’existence autono-me, ils permettent aux individus de nepas être totalement dépendants dumarché du travail ; et ce sont en effetles plus démunis qui y ont souventrecours. Pour la population locale, leprix des ouvrages artisanaux — issusd’un travail vivant traditionnel —reste élevé, quoique de qualité supé-rieure aux produits industriels. Maisbien souvent cette production artisa-nale peut-être délaissée pour des rai-sons de prestige social : la consomma-tion des produits industriels étant un

— 25 —

magazine Travailler pour l’économie sociale et solidaire (TESS) n°7, mars 2004.

La société industrielle peut recycler TOUS ses déchets !

l a m e n u i s e r i e & l ’ é b é n i s t e r i e

Page 28: Notes & Morceaux choisis n°6

signe de richesse et une marque d’ad-hésion à la modernité.

Au contraire, dans les pays indus-trialisés, le travail vivant est dévalori-sé par l’omniprésence des machines etles conditions sociales très particu-lières que leur généralisation et leurfonctionnement ont engendrées (il estimpossible de vivre à la campagnesans automobile, par exemple), et ilcoûte de plus en plus cher. Non pasparce qu’il est rare, mais bien aucontraire parce qu’il n’a pas sa placedans un tel environnement : les fraisliés à sa mise en œuvre, son entretienet son renouvellement, en exigeantune grande quantité de marchandiseset de machines, sont très élevés. Il esttoujours de trop, par conséquent oncherche d’autant plus à l’éliminer de laproduction qu’il est moins qualifié.

Par ailleurs, la bureaucratisationde la vie sociale, la socialisation obli-gatoire à travers le racket des « orga-nisations professionnelles », les taxeset charges qui pèsent aussi lourde-ment, sinon plus encore, sur le tra-vailleur indépendant que sur l’entre-prise industrielle alors que leur pro-ductivité n’a aucune commune mesu-re, tendent même à mettre le travailvivant hors-la-loi : faire une partie deschantiers au noir est indispensable sil’on ne veut pas être écrasé par ce sys-tème de prétendue « redistribution » etd’illusoire « sécurité sociale » quisemble avoir été conçu pour encoura-ger la croissance du chiffre d’affaire audétriment de la stabilité et de l’équi-libre des comptes. Ainsi, beaucoupd’artisans et de travailleurs indépen-dants pris dans cet engrenage en vien-nent à travailler sur plusieurs chan-tiers à la fois, bâclant partout leur tra-vail avec l’aide des procédés et desmatériaux technologiques, avec unedurée de travail par semaine très lar-gement au-dessus des 40 heures. Dansun système économique où la croissan-ce et la compétitivité sont la loi, soit ontravaille comme un cinglé, soit on estau chômage… Dans ces circonstanceson peut se demander quel peut encoreêtre le sens du “droit au travail”lorsque sa productivité est mise encompétition avec celle des machines etde l’industrie ; et en quoi consistecette « liberté du travail » lorsque sonexercice, ses conditions et son contenusont tellement encadrés, réglementés,normalisés et contrôlés par une tech-no-bureaucratie. C’en est au point oùl’on peut se demander, lorsque l’onparle de « travailleur indépendant »,de quoi il est indépendant au juste…

Certains s’alarment d’un retour dulibéralisme pur et dur ou du capitalis-me sauvage semblable à celui du XIXe

siècle, mais cela est complètement fan-tasmatique : la liquidation des struc-tures de l’État providence, qui avaientservi dans les années 1950 et 60 a per-

mettre la modernisation industrielleet sociale des pays dit « développés »,s’effectue au profit d’une mainmiseindustrielle, technocratique et bientôtécolocratique sur l’ensemble des res-sources et des activités vitales (eau,semences, terres, etc.). C’est justementcette modernisation d’après guerrequi, par l’extension conjointe du sala-riat, des services et du rapport deconsommateur-spectateur à la produc-tion sociale, a réalisé la dépossessiongénérale des individus sur tous lesaspects de leur vie. Sur cette base etavec le renfort de tous les gadgetstechnologiques, l’atomisation des indi-vidus s’est approfondie au point de lesempêcher d’imaginer seulement re-mettre en question leur mode de vie etl’ordre social qui va avec, c’est-à-direde se constituer en forces sociales (38).Cette évolution a rendu possibleaujourd’hui ce mouvement de que l’onpourrait qualifier de « privatisation »,dans le sens où des ressources autre-fois communes deviennent la propriétéprivée d’administrations et sontgérées par des d’entreprises. Car ceprétendu « néo-libéralisme » s’appuieen fait sur un appareil réglementaireaussi détaillé que contraignant qui apour but de mettre en concurrencetoutes les ressources et les activitéssur un marché mondial abstrait. C’estprécisément parce que le marché estdéjà très majoritairement devenu l’in-termédiaire obligé de toutes les activi-tés, fournissant la subsistance et lecadre de vie de la grande majorité,c’est parce que toutes les activités etpratiques autonomes qui permettaientde s’en passer ont presque totalementdisparues et avec elles les formessociales (de la paysannerie à l’artisande quartier) d’entraide, de solidarité,de réciprocité et de redistribution, queces normes et règlements peuvents’imposer sans rencontrer granderésistance ; les biens industriels et lesproduits technologiques des grandesentreprises peuvent seuls alors se sub-stituer, remplacer ces activités et lesbiens qu’elles fournissaient et offrirdes compensations à l’appauvrisse-ment de la vie qui en résulte. Cetteperte d’autonomie qui touche tout lemonde en vient à vider la liberté deson contenu, la réduisant à la libertéde choix entre des marchandisestoutes également frelatées.

Plus de deux siècles après Turgot,l’abolition du monopole des corpora-tions, à savoir cette fois les bureaucra-ties et les technocraties qui réglemen-tent les métiers à la recherche de« l’équivalence en substance » detoutes les activités et productions,reste à l’ordre du jour…

— 26 —

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 6

38. Cf. Mattieu Amiech et Julien Mattern, Lecauchemar de Don Quichotte, sur l’impuissancede la jeunesse d’aujourd’hui, éd. Climats, 2004.

Chaque jour l’économie mondialeingurgite 80 millions de barils de pétrole.Un baril contient 159 litres. Rapporté à lapopulation mondiale, cela fait deux litrespar personne. Vu que les 20% des habi-tants les plus riches pillent 80% des res-sources de la Terre, nous arrivons aurésultat suivant : un riche s’enfile 8 litresde pétrole par jour, un pauvre sous-déve-loppé, lui, n’en boit que 50 centilitres.

La Décroissance n°3, juillet 2004.

illustration tirée du bimensuelLa Décroissance n°3, juillet 2004.

« Savoir résister » ouLes trois phases du refus désarmé :

1. révolte sans perspective (au centre),2. isolement par la misère (à gauche),

3. mort (à droite).

une autre forme d’omerta technologique :la conjuration par la dénégation

La décroissance, le journal de la joie devivre (sic !), bien que popularisant cer-taines idées proches, ne semble pas biensaisir quels en sont les implicationssociales et politiques : la « résistance » enreste au niveau de la désaliénation psycho-logique et des gestes individuels pour éco-nomiser la nature. Le problème est qu’il nesuffit pas de faire « comme si » l’industrie,l’économie, l’État et le monde qu’ils ont créén’avaient aucun pouvoir ni réalité pour lesvoir disparaître.

Page 29: Notes & Morceaux choisis n°6

On peut faire l’hypothèse que si lesénergies fossiles étaient payées beau-coup plus cher par les nations indus-trialisées (comme il serait logique sil’on prenait en compte le fait qu’ellesne sont pas renouvelables) énormé-ment de choses aujourd’hui effectuéesà l’aide de machines ne seraient toutsimplement plus viables économique-ment (39). À commencer par le trans-port de marchandises sur de longuesdistances qui rend possible cet enva-hissement de la vie par les machineset leurs produits. La mondialisation del’économie n’est possible que dans lamesure où le coût de l’énergie se main-tient à un niveau très bas, sinon l’éco-nomie locale, les relations socialesinterpersonnelles et les rapportsdirects avec la nature (tels que culti-ver son jardin) peuvent redevenir desressources où les individus pourraienttrouver leur subsistance via une acti-vité autonome — à condition toutefoisque subsistent encore les savoir-faires,les conditions psychologiques et l’espa-ce nécessaire ce qui n’est plus force-ment le cas dans les mégapoles etleurs mégabanlieues. Outre l’efficacitétechnique, qui dépend elle-mêmeétroitement de l’accessibilité de l’éner-gie, c’est ce dumping énergétique (del’agriculture intensive au transportsinternationaux en passant par la pro-duction industrielle) qui permet auxmarchandises des nations indus-trielles de passer par-dessus les rela-tions interpersonnelles des organisa-tions sociales traditionnelles, de lesenvahir et ainsi de les détruire en ren-dant inutiles, ou en dévalorisant consi-dérablement les relations sociales etles activités qui assuraient la subsis-tance de chacun.

L’Atlas du Bois, qui ne rate pas uneoccasion de démontrer que ce maté-riau peut toujours être utile à n’impor-te quoi pour l’industrie, nous apprendque la xylochimie pourrait se substi-tuer sans trop de difficultés à la pétro-chimie, mais qu’elle ne serait concur-rentielle que si le prix du pétroleatteint 40$ le baril.

La France utilise environ 5 millions detonnes de pétrole par an pour la chimie et,selon l’équivalence en carbone entre lebois et le pétrole, cela correspond à prèsde 10 millions de tonnes de bois, soit 20millions de m3. Ce volume est égal à celui

utilisé aujourd’hui en bois de feu, ou enco-re à la différence entre la productionannuelle de la forêt et la récolte pour lebois d’industrie, la pâte à papier et le boisde feu. Il n’y a donc aucun souci à se fairepour la matière première. (p. 154-155)

En cas de pénurie nos technocratesont tout prévu : pour continuer à fairetourner la machinerie industrielle, ilsuffira de mettre la nature en couperéglée, quoi qu’il en coûte par ailleurs.

Peut-être ces dernières considéra-tions nous ont-elles quelque peu éloi-gné de notre sujet, mais si je les aiexposées, c’est parce qu’elles montrentque la menuiserie et plus encore l’ébé-nisterie telles qu’elles ont été tradi-tionnellement pratiqués n’ont stricte-ment plus aucun avenir dans la socié-té industrielle, sinon peut-être commecuriosités muséographiques pour lestouristes et signes de prestige pour lespersonnes fortunées…

6. Économie politique de la menuiserie

Tout montre qu’il est impossibled’avoir en même temps une productionde masse, à plus forte raison automa-tisée, et des produits de qualité. Plusexactement, la production industriellepeut réaliser des produits parfaits dupoint de vue technique qui lui est spé-cifique, mais sans valeur et sans âmedu point de vue humain. La recherchede « qualité » dont les nouvelles tech-niques de management de l’entreprisene cessent de parler (cercles de quali-té, contrôle qualité, normes ISO, etc.),n’est rien d’autre que cette perfectiontechnique dont tous les paramètressont rigoureusement quantifiés etcontrôlés à toutes les étapes de la pro-duction ; il s’agit d’une rationalisationtechnique de la production qui n’a rienà voir avec une amélioration des pro-duits dans l’ordre humain.

Au contraire, cette production fonc-tionnelle, abondante et bon marché nepeut que corrompre tout le reste. Onne rappellera jamais assez qu’une telleproduction est fondée sur l’exploita-tion à grande échelle et le gaspillagegigantesque de ressources vitales etvivantes provenant de toute la planè-te. À partir de là, c’est l’ensemble desvaleurs humaines qui fondent unesociété qui se trouvent peu à peu rui-nées par le suréquipement technolo-gique. Celui-ci rend possible et effectif

un tel mépris de la vie, en devenant labase matérielle, et par conséquent leprincipe unificateur, de cette organisa-tion sociale (selon le principe « uncrime commis en commun fonde unecommunauté »). C’est d’abord l’activitéhumaine vivante dans son ensemble,les arts et les métiers, qui sont détruitsà cause de contraintes économiques ettechniques induites à la baisse, commeon l’a vu ici. Ensuite, dans la mesureoù ce n’est pas un secteur isolé de laproduction qui est ainsi industrialisémais l’ensemble des activités produc-tives, le goût et le jugement sont pro-gressivement altérés chez tous lesmembres de la société. Enfin, l’omertatechnologique tend à paralyser toutediscussion sur le fond, laissant ainsi laporte ouverte à la mise en œuvre élar-gie de tels procédés. L’esthétiqueindustrielle, froide et fonctionnelle,géométrique et dépouillée de touteornementation, devient la norme ;envahissant tout l’espace social, onfinit par la trouver « belle » faute depoint de comparaison, mais aussi etsurtout pour des raisons idéologiques,parce qu’elle est le symbole de laModernité et du Progrès que rien n’ar-rête, comme on sait, et auquel il fautdonc se soumettre (40). Maintenantqu’elle a envahi tout l’espace social,que chacun en dépend dans son exis-tence, rares sont ceux qui osent toutsimplement exercer leur jugement surautre chose que les qualités écono-miques et techniques de ce que produitpour nous (en fait contre nous) lamégamachine industrielle.

Ainsi, la production en masse et laperfection technique des produitsindustriels supplante de manière sys-tématique sur le plan économique lesouvrages artisanaux et les valeursqu’ils pouvaient véhiculer. La produc-tion artisanale dans ce contexte nepeut subsister que de manière complè-tement marginale, comme productionde luxe ou comme hobby pour ama-teurs (41), du fait du renchérissementdu travail vivant. Dès lors qu’elle s’ap-plique à produire des matériaux, des

39. Lorsqu’un G.W. Bush déclare, lors de négo-ciations du protocole de Kyoto sur la réductiondes gaz à effet de serre, que « le mode de vie amé-ricain n’est pas négociable », on comprend aise-ment que le fait de ne pas mettre en perce conve-nablement le second réservoir mondial de pétroleque constitue l’Irak est une insupportable attein-te à la sécurité des consommateurs de tous lespays industrialisés, et qu’une croisade s’imposaitpour libérer ces milliards de barils de pétrole. Etce n’est certainement pas un slogan comme « Pasde sang dans le pétrole ! », que l’on croirait inven-té par des automobilistes essayant ainsi d’exorci-cer leur mauvaise conscience (ce répugnant slo-gan était sur des affiches de Lutte Ouvrière), quipouvait prétendre aider à faire comprendre lecaractère dément de cette économie politique.

40. Ainsi certains écologistes trouvent « belles »les éoliennes industrielles que les grands entre-prises leur jettent en pâture pour se refaire unevirginité écologique. Ils refusent par là de porterun jugement sur le sens que portent cesmachines, sur la dépossession qu’elles symboli-sent. Voir « Silence, on tourne ! lettre ouverte à larevue écologiste Silence ! et aux admirateurs deséoliennes industrielles récemment construites enFrance », Notes & Morceaux Choisis n°5, juillet2002.

41. Il existe diverses revues pour les amateursdu travail du bois, mais toutes traitent essentiel-lement de questions techniques. Il est difficiled’évaluer le nombre de personnes qui fabriquentainsi leur meubles eux-mêmes et ceux de leurentourage, ce qu’ils représentent par rapport auxartisans déclarés et dans quelle mesure ces deuxcatégories se confondent. Par exemple, une revuecomme Le Bouvet, la lettre technique des amou-reux du bois (10, av. Victor Hugo, 55 800 Revigny)qui a presque 20 ans, revendique 15 000 abonnés.Il est certain que ces bénévoles et amateurs plusou moins éclairés contribuent grandement à lasurvie de ces métiers.

— 27 —

l a m e n u i s e r i e & l ’ é b é n i s t e r i e

fraise à roulement pour défonceuse

Page 30: Notes & Morceaux choisis n°6

objets ou des biens qui ne sont pasappréciés pour leurs seules qualitésphysiques et techniques (tels que lesoutils, les machines ou des matériauxde base pour d’autres productionscomme des produits semi-finis), maisqui entrent directement et en tant queproduits finis dans la constitution dela vie sociale et dans le cadre de la viequotidienne, la production industriellese révèle incompatible avec les valeurspropres à ce contexte.

On peut constater qu’à mesure quela production industrielle prend encharge de nouveaux aspects de la viequotidienne et de la vie sociale (del’alimentation à l’urbanisme) on assis-te à la prédominance des valeurs d’ef-ficacité technico-économique au détri-ment des valeurs humaines, esthé-tiques, culturelles et socio-politiques.En imprimant à cette base matérielleses valeurs propres, l’industrialisationdévalorise et élimine toutes les activi-tés autonomes, étrangères à son systè-me de valeurs. L’emprise du systèmeindustriel est aujourd’hui telle quelorsque des individus prétendentcontester des produits industriels oul’imposition des faux besoins, ils met-tent en avant l’efficacité écologique,technique ou économique de leurs pra-tiques alternatives — certes impor-tantes — et au second plan des valeursd’ordre humain, social ou esthétique,plus rarement encore politique. Ainsi,ils conçoivent la solution de la criseécologique essentiellement dans lestermes mêmes du système qui en est àl’origine. Ils veulent « économiser laplanète », sont prêts à se faire le relaisdes mesures technico-écolocratiquesqui vont dans le sens d’une « meilleu-re gestion » et qui en réalité renforcentla mainmise du système industriel surles ressources vitales. C’est pourtantcette vision gestionnaire, cette instru-mentalisation de la nature et du com-portement humain à des fins opposéesau renouvellement et à l’enrichisse-ment de ces ressources qui est le cœurdu problème.

Hannah Arendt avait déjà soulignécette tournure d’esprit induite par lapolarisation trop exclusive des rap-ports sociaux autour de la fabrication :

Les Grecs, sinon les Romains, avaientun mot pour le philistinisme, et ce mot,assez curieusement, dérive d’un mot dési-gnant les artistes et artisans, banausos ;être un philistin, un homme d’espritbanausique, indiquait, alors commeaujourd’hui, une mentalité exclusivementutilitaire, une incapacité à penser et àjuger une chose indépendamment de safonction ou de son utilité. […] La princi-pale méfiance envers la fabrication soustoutes ses formes est qu’elle est utilitairepar sa nature même. La fabrication, maisnon l’action ou la parole, implique tou-jours des moyens et des fins ; en fait, lacatégorie des moyens et des fins tire salégitimité de la sphère du faire et du

fabriquer, où une fin clairement recon-naissable, le produit final, détermine etorganise tout ce qui joue un rôle dans leprocessus — le matériau, les outils, l’acti-vité elle-même, jusqu’aux personnes qui yparticipent ; tous deviennent de simplesmoyens pour la fin et sont justifiés en tantque tels. Les fabricateurs ne peuvents’empêcher de considérer toutes chosescomme moyens pour leurs fins ou, selon lecas, de juger toutes choses d’après leurutilité spécifique. Dès que ce point de vueest généralisé et étendu à d’autresdomaines que celui de la fabrication, ilproduit la mentalité banausique.

Hannah Arendt, La crise de la culture, 1961.

Aujourd’hui, la société capitalisteet industrielle est entièrement domi-née par cette logique de la production— elle envisage tout, choses, êtres etévénements, à l’aune de critères éco-nomiques et techniques. Alors que lesmachines effectuent une grande partiedu travail, la mentalité « banausique »n’est plus, loin de là, le propre desseuls artistes et artisans. Elle estdevenue universelle : après la secondeGuerre Mondiale, la mentalité de l’in-génieur et du technicien a été enquelque sorte « popularisée » par lacybernétique et ses différents avatars ;de nos jours c’est plus généralement lamentalité du consommateur-citoyen.Ce dernier ne revendique plus la liber-té et l’autonomie, car à l’intérieur dusystème de valeurs de la société indus-trielle, ils ne sont plus que liberté dechoix entre les marchandises et auto-nomie à l’égard des contraintes phy-siques, sociales et culturelles que lesprothèses technologiques lui permet-tent de dépasser. Il en est réduit àréclamer des marchandises propres,du commerce équitable et de la finan-ce régulée qui assureront le développe-ment durable de sa consommation.C’est dire si le point de vue exclusive-ment utilitaire s’est généralisé à tousles domaines, y compris ceux qui rele-vaient autrefois de l’ordre privé oupolitique (42).

le mythe de l’automatisation

C’est ainsi que l’on en vient àconcevoir la poursuite du développe-ment industriel à travers l’automati-sation de toute la production comme leseul moyen de nous libérer de la néces-sité et de permettre à nos désir des’épanouir sans entraves.

Si par le terme générique de tra-vail on entend avant tout une dépensed’énergie physique et une tension ner-veuse liées à l’exécution d’une tâchequelconque et par conséquent l’« état

d’une personne qui souffre, qui esttourmentée » par une « activitépénible » (définition première donnéepar Le Robert), c’est il me semble tom-ber à nouveau dans cette mentalitéutilitaire qui ne prend en considéra-tion que la peine et la dépense. Onévacue alors les circonstances préciseset le contexte qui donnent sens à cettepeine et par là redéfinissent les cri-tères de l’utile et de l’agréable.

Mais qu’est-ce qui est du travail, etqu’est-ce qui n’en est pas ? Est-ce tra-vailler que de remuer la terre, scier dubois, planter des arbres, abattre desarbres, monter à cheval, chasser, pêcher,nourrir la basse-cour, jouer du piano,prendre des photographies, construireune maison, faire la cuisine, semer, garnirdes chapeaux, réparer des motocyclettes ?Autant d’activités qui constituent un tra-vail pour certains et un délassement pourd’autres. Il y a en fait très peu d’activitésqu’on ne puisse classer dans l’une oul’autre catégorie suivant la manière donton les considère. Le paysan qu’on auradispensé de travailler la terre voudrapeut-être employer tout ou partie de sesloisirs à jouer du piano, tandis que leconcertiste international sautera sur l’oc-casion qui lui est offerte d’aller biner uncarré de pommes de terre. D’où la fausse-té de l’antithèse entre le travail conçucomme un ensemble de corvées assom-mantes et le non-travail vu comme activi-té désirable. La vérité est que quand unêtre humain n’est pas en train de manger,de boire, de dormir, de faire l’amour, dejouer ou de simplement se prélasser sanssouci — et toutes ces choses ne sauraientremplir une vie — il éprouve le besoin detravailler. Il recherche le travail, même sice n’est pas le nom qu’il lui donne.

G. Orwell, Le quai de Wigan, 1936, ch. XII.

C’est ce contexte qu’il s’agirait dechanger pour donner à l’activitéhumaine et à ses productions un senset une finalité qui ne soit pas pure-ment économique et technique. Lechangement du contexte social et cul-turel dans lequel s’inscrit le travail nesupprimerait pas le caractère pénibleet répétitif de certaines tâches, mais iléviterait que certaines personnessoient obligées de s’y consacrer exclu-sivement. La division entre ceux quieffectuent les tâches qu’ils estimentintéressantes et gratifiantes et ceux àqui sont délégués tout le reste pourraitainsi être supprimée.

Bien souvent, l’automatisation estprésentée comme le moyen de suppri-mer les tâches les plus pénibles auprofit des plus gratifiantes. Générale-ment cette division recoupe celle entretravail manuel et intellectuel :

Le jour est certainement arrivé oùnous donneront à la machine les indica-tions nécessaires pour créer un objet […]Et elle la créera pour nous. Pas contrenous. Ce sera un travail de collaborationentre l’informatique et l’ébéniste. Maisl’ébéniste seul pourra exécuter l’offre, leprojet. (43) Germond, op. cit., p. 82

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 6

— 28 —

42. C’est ainsi que lors de la révélation des tor-tures infligées par les soldats américains aux pri-sonniers irakiens, on a pu entendre cette justifi-cation extraordinaire : ces soldats indélicatsn’avaient pas été formés à cette tâche, et c’estpourquoi ils l’avaient si mal accomplie… Ces sol-dats n’étaient donc pas des êtres humainscapables de répondre de leurs actes, mais des ins-truments mal programmés.

Page 31: Notes & Morceaux choisis n°6

On peut se demander à quoi servi-rait encore un ébéniste alors qu’un« système expert » dans lequel onaurait entré toutes les connaissanceset techniques propre au métier pour-rait permettre à n’importe qui de fairen’importe quoi ; l’intervention d’unprofessionnel ayant une véritable com-pétence ne pouvant être au mieuxregardée comme une insupportablelimitation de la liberté de créationpour tous ceux qui s’en remettent auxmachines pour toutes les tâches basse-ment matérielles. Et puis, pourquoiencore construire en bois ? Germondvantait ailleurs la beauté des plas-tiques thermoformables, et à partir dumoment où la main de l’homme nefaçonne plus elle-même la matière,pourquoi continuer à employer le boisqui est si peu malléable ? Dans unecréation totalement détachée de sonexécution, l’essentiel ne réside-t-il pasdans la forme et l’apparence ? De cepoint de vue, le moulage avec desmatériaux plastiques et l’impressiond’un décor photographique sur la sur-face offrent une bien plus grande liber-té formelle de création que tous lesprocédés de menuiserie et d’ébéniste-rie traditionnelle…

C’est là une attitude très classiqueà l’égard de l’automatisation de la pro-duction : on ne veut voir que la toutepetite partie des conséquences qui estcensée procurer un avantage à celuiqui la prône dans son domaine parti-culier, sans envisager toutes les autresconséquences qui transforment com-plètement le contexte général danslequel de telles machines opèrent.Encore Germond ne semble faire cetteallusion à l’automatisation de sonmétier qu’à contre-cœur : peut-êtres’estime-t-il obligé de faire cetteconcession à la modernité pour s’excu-ser d’avoir écrit un ouvrage de référen-ce sur une technique aussi archaïqueque l’ébénisterie.

Quand « être absolument moderne »est une loi spéciale proclamée par letyran, ce que l’honnête esclave craint plusque tout, c’est qu’on puisse le soupçonnerd’être passéiste.

Guy Debord, Panégyrique, 1989.

D’une manière générale, on conçoitencore la machine automatiquecomme une simple machine-outil — unpeu plus perfectionnée peut-être —alors qu’en réalité elle est tout autrechose. Elle n’a plus aucune communemesure avec les machines-outils.

Sans entrer dans les problèmesque soulève déjà à elle-seule la pro-duction des machines-outils les plus

simples, il faut remarquer que la fabri-cation des machines automatiquesrepose sur une infrastructure indus-trielle « classique » très développée —impliquant un haut degré de rationali-sation, normalisation et coordinationdes différents secteurs qui y concou-rent ensemble — et implique parconséquent une maîtrise de la matièreet de la nature beaucoup plus pousséeque tout ce qui a pu être réalisé aupa-ravant par n’importe quelle société. Lerapport avec la nature — et donc lesrapports entre les hommes — prendune dimension complètement nouvelle.

Cette nouveauté se situe plutôtdans la capacité pratique d’instrumen-talisation du monde que dans un quel-conque « changement de paradigme »théorique ou philosophique. L’hommeet la nature ont été comparés à desmachines bien avant la formation dela société industrielle avancée (lamétaphore naît au XVIIe siècle).Cependant, le développement desmoyens techniques qui permettenteffectivement de les manipuler et deles transformer comme s’ils étaient desmachines représente un saut qualita-tif qui fait de la métaphore (au départessentiellement rhétorique) une idéo-logie ayant les moyens concrets de sematérialiser avec une puissance écra-sante et par là de plier la réalité à sonmodèle. C’est là une inversion complè-te du rapport à la réalité que seule unetechnologie avancée, mobilisant unepuissance énergétique considérable,peut réaliser.

Il est caractéristique de toutes lestechnologies que les matériaux, lesproduits ou les machines qu’ellesengendrent tendent à se substitueraux matériaux naturels, aux produitsde l’activité sociale ou au travailhumain en cherchant à réaliser laforme parfaite et singulière, absolue,d’une propriété, d’un bien ou d’unefonction. Du moins, c’est ainsi qu’ilssont conçus et présentés au public.Mais la réalité n’est pas aussi méca-nique et pauvre que les abstractionsdes scientifiques et les laboratoires desingénieurs : tous les paramètres incer-

tains et les conditions inattenduesqu’ils ont écartés, sans parler destransformations de l’environnementnaturel et social que leur mise enœuvre élargie vont engendrer, éten-dent le champ des conséquencespropres à la mise en circulation de cesobjets bien au delà de ce pourquoi ilsavaient été conçus. La pensée scienti-fique et technique et plus encore éco-nomique, n’appréhende les nuisances,les conséquences indésirables, lescontradictions insolubles et les catas-trophes que comme de simples acci-dents, non comme le révélateur de sonindécrotable réductionnisme, de toutce qu’elle a négligé du mouvementautonome et vivant du monde danslequel elle lance ses créations.Incapable de saisir l’unité de sonaction sur le monde, elle tente deremédier aux « inconvénients » de sescréations avec les méthodes mêmesqui les ont engendrés ; cette fuite enavant dans la recherche de réponsestoujours plus spécialisées et spéci-fiques à des problèmes qui ont leursource dans l’absence de réflexiongénérale sur ce que l’on fait et pour-quoi, ne fait que renforcer cette ten-dance à l’intégration globale du mondedans le système technologique.

Ce n’est pas pour rien que la cyber-nétique est apparue en même tempsque le système technologique qui per-met l’automatisation. Cette « sciencedu gouvernement » (44) est et resterale style de pensée propre aux auto-mates qui veulent refaire le monde àleur image afin de le faire entrer dansleurs équations, modèles et calculs etle rendre ainsi malléable par leursmachines. La cybernétique est la théo-risation explicite de la mentalité« banausique » poussée jusqu’à sesultimes conséquences et l’automatisa-tion est la matérialisation de cetteidéologie.

Car on ne construit pas une machi-ne automatique isolée afin de lui faireeffectuer une tâche bien précise et

l a m e n u i s e r i e & l ’ é b é n i s t e r i e

— 29 —

43. L’auteur de ces lignes semble curieusementinverser le sens des mots « création » et « exécu-tion » : il veut dire que l’ébéniste concevrait lesplans de son ouvrage sur ordinateur et qu’ensui-te une machine à bois automatique pourrait leréaliser.

Panhard & Levassor1906

machine automatiqueà affuter et à donner de la

voie aux scies à ruban

44. Cybernétique est issu du grec ancien kuber-nan, qui signifie piloter un navire et dont le motgouvernail est dérivé, d’après Norbert Wiener,Cybernétique et société, éd. UGE coll. 10/18, 1971.

Page 32: Notes & Morceaux choisis n°6

limitée. La complexité technique quereprésente une telle machine l’inter-dit : on édifie bien plutôt tout un systè-me technique capable de produire unemultitude de machines automatiquespour toutes sortes de tâches. On neconstruit pas une usine pour produirela poignée de composants électro-niques et de micro-processeurs néces-saires à la construction de quelquesordinateurs ; on construit tout unensemble d’usines qui les produisenten série et en continu, pour ensuiteperfectionner et automatiser encoreplus le système technique qui produitces machines automatiques. Indépen-damment de la dynamique écono-mique propre au capitalisme — qu’ilvient bien évidement consolider —, cesystème technique est expansionnisteet impérialiste par nature, tout sim-plement pour une raison d’échelle etde complexité des processus qu’il meten œuvre et suppose par construction ;bref, son caractère démesuré ne per-met plus de comparer aucune de sesproductions à une machine-outil etmoins encore à un simple outil et lacomplexité de l’intégration/imbrica-tion des différents secteurs de produc-tion ne permet plus d’appréhender sonfonctionnement avec les catégoriesclassiques, en termes de fins et demoyens. Devant chaque innovationtechnologique, le problème n’est pas desavoir si elle va être « utilisée en bienou en mal », de peser ses « avantages »et ses « inconvénients » ou de calculerson rapport coût-bénéfice. Car celarevient à évaluer un objet particulieret isolé alors qu’il s’agit de juger et dequalifier le système en son ensemblequi seul est capable de produire, d’as-signer une fonction et de mettre enœuvre ce type d’objet.

Une usine de panneaux n’est pascomparable à une machine-outil quel’on met en marche et que l’on arrêtesuivant les besoins et il en est demême pour toutes les réalisationstechnologiques qui impliquent pourleur production et leur fonctionnementdes flux constants et réguliers dematières premières, d’énergie, depièces de rechange, de toute l’électro-nique et la machinerie complexe qui lacomposent et dont l’arrêt plus oumoins prolongé compromettrait lapérénité et l’unité de l’ensemble dusystème. Ce n’est finalement qu’ungigantesque Automate, dont le déve-loppement est sa propre fin et lemonde, la nature et les hommes,constituent les moyens. C’est-à-direune inversion complète de ce quedevrait être la réalité.

L’automatisation ne nous libère derien, et surtout pas de cette mentalité« banausique » ou de l’idéologie cyber-nétique qui réduit le monde à un

immense réservoir de ressources pourson processus. En fait, l’automatisa-tion réalise techniquement la sépara-tion entre le travailleur et le produitde son travail qui est au fondement del’économie capitaliste, tout simple-ment en supprimant le travailleur. Cequi était autrefois une séparation poli-tique (l’État étant le garant de la pro-priété privée), sociale (bourgeois etprolétaires) et économique (capitauxet propriété privée des moyens de pro-duction) est maintenant inscrit dansla technique elle-même : 50 ans dedéveloppement de l’automatisationdans les secteurs industriels « clas-siques » et l’extension parallèle du« secteur tertiaire », des services admi-nistratifs et commerciaux, ont fait dutravailleur un consommateur ; c’est-à-dire un prolétaire encore plus dépossé-dé que celui du XIXe siècle puisquel’abondance des marchandises qu’ilconsomme est la mesure de tout ce quele système capitaliste et industriels’est approprié au détriment des capa-cités humaines et de la société en sonensemble.

Le mythe de l’automatisation estlui-même le produit de cet appauvris-sement de l’imagination, de la dépos-session de toute maîtrise sur sesconditions d’existence engendrée parla perte du contact avec le réel quecrée la dépendance à la technologie. Leconsommateur ne voit en effet que leproduit fini et ses résultats immé-diats : il met en marche ou éteint satélé, son ordinateur, son automobile,

choisis ses chaînes sur le câble, sesconnexions, sa destination et il a doncl’impression de « maîtriser la technolo-gie », mais ce résultat final masque leprocessus général et ce qu’il en coûtepour le faire fonctionner impeccable-ment et à volonté. Sa propre déposses-sion lui est dissimulée par l’efficacitétechnologique qui lui donne le senti-ment infantile de toute-puissance etd’absence de limites — sinon à sapropre volonté, du moins à celle descapacités de la société industrielle. Ilen vient donc naturellement à croireque l’automatisation est à portée de lamain, justement à cause de tout cequ’il ne voit pas (45). D’autre part, lesmachines font partout du travailhumain résiduel (manutention, entre-tient, calage des machines, gestion,promotion, vente, etc.) une corvée,quelque chose de pénible et d’en-nuyeux, aussi les esclaves inconscientde la machine ne voient-ils de solutionque dans la fuite en avant, dans le per-fectionnement total et complet de lamachinerie, vers l’Automate total qui— ultime figure du sauveur et de larédemption — les libérera définitive-ment de tout espèce de « travail » pourles livrer tout entier au « loisir ». Maisle loisir, pour quoi faire ?

C’est une société de travailleurs quel’on va délivrer des chaînes du travail, etcette société ne sait plus rien des activitésplus hautes et plus enrichissantes pourlesquelles il vaudrait la peine de gagnercette liberté. Dans cette société qui estégalitaire, car c’est ainsi que le travail faitvivre ensemble les hommes, il ne resteplus de classe, plus d’aristocratie poli-tique ou spirituelle, qui puisse provoquerune restauration des autres facultés del’homme. […] Ce que nous avons devantnous, c’est la perspective d’une société detravailleurs sans travail, c’est-à-dire pri-vés de la seule activité qui leur reste. Onne peut rien imaginer de pire.

H. Arendt, Condition…, pp. 37-38.

Toute activité productive en vient àêtre assimilée au « travail de notrecorps », tandis que « l’œuvre de nosmains » n’est plus conçue que commepure création intellectuelle dont lamachinerie aurait en charge de réali-

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 6

— 30 —

45. Il est remarquable que ceux qui prônentl’automatisation de la production évoquent tou-jours en passant cette solution-miracle pour nouslibérer du travail, sans jamais et à aucunmoment envisager les problèmes techniques,sociaux et culturels que cela impliquerait. SeulAsger Jorn dans son article Les Situationnistes etl’automation (revue Internationale Situationnisten°1, juin 1958) saisi la contradiction entre le pro-jet culturel lié à l’émancipation humaine (créa-tion libre et infinie) et la « tendance directe » del’automatisation (uniformisation et standardisa-tion de la production). Il souligne : « l’automationne peut se développer rapidement qu’à partir dumoment où elle établit comme but une perspecti-ve contraire à son propre établissement, et si l’onsait réaliser une telle perspective générale au furet à mesure du développement de l’automation. »Une telle quadrature du cercle était-elle et est-elle encore réalisable ? Jorn reportera la réponsedans les limbes du futur, ce qui reste une maniè-re d’esquiver le problème. Mais il faut recon-naître qu’il a su clairement le poser, contraire-ment à bien d’autres.

Oire-nomiciseau à araser

japonais

Nobukuni [forgeron issu d’une famille réputéed’artisans fabricant d’outils] par contre, compritles possibilités des machines pour une meilleurequalité, une efficacité supérieure, avec plus deprécision. Par exemple il approuvait et utilisaitles avantages de puissance et de précision desmachines à marteler les aciers épais. Akiokaconcluait que les connaissance acquises auprésde son maître par Chiyozuru-Nobukuni avaientété améliorées par ses connaissances scienti-fiques et techniques. Son travail transcendaitdonc à la fois le traditionnel et le moderne, pourdevenir unique. Toshio Odate, op. cit., p. 210.

Aujourd’hui,beaucoup de fabri-cants utilisent desmachines pour pro-duire des outils,mais ils le font uni-quement parce quele procédé est plusrapide et largementmoins coûteux. Lerésultat est un pro-duit de moindrequalité. Chiyozuru-

Page 33: Notes & Morceaux choisis n°6

ser l’incarnation — ce qui constitueune reproduction de l’opposition entrele corps et l’esprit du christianisme oude la séparation entre matière et infor-mation de la cybernétique. On en vientdonc à oublier complètement que l’ac-tivité humaine, le travail vivant est lasource de tout ouvrage et de touteœuvre véritable ; que dans « l’œuvrede nos mains » réside précisementcette capacité à s’approprier le monde,à le construire et le transformer enfonction des nécessités et des désirshumains ; et que c’est en cela queconsiste le processus d’humanisationlui-même. Le travail mort, c’est-à-direles machines et leurs productions,dominent aujourd’hui le travail vivantet, en ayant réorganisé l’environne-ment naturel et social selon leurs exi-gences, elles détruisent de plus en pluslargement les conditions nécessaires àl’exercice de l’activité humaine auto-nome.

L’automation de la production estun mythe pernicieux, car on ne voitpas que pour la réaliser est reconduiteet même poussée à son paroxysmecette conception mortifère. On oublieque les machines aussi perfectionnéessoit-elles ne peuvent manipuler quedes choses selon des rapports détermi-nés et que le monde n’est pas (ou dumoins pas encore) une immense accu-mulation d’objets inertes et morts,mais bien un ensemble de choses etd’êtres qui entretiennent des rapportsvivants et qui de ce fait ne peuventêtre appréhendés sans les détruire etles consommer radicalement que parun travail vivant, c’est-à-dire une acti-vité humaine, éventuellement assistéepar quelques machines. Les valeurs etles critères qui nous font apprécierquelque chose, qui nous dirigent dansla construction de notre environne-ment et dans l’élaboration de notreexistence ne sont pas, ou plutôt nedevraient pas être d’ordre exclusive-ment économiques et techniques.L’automatisation est donc réactionnai-re. L’appauvrissement, la dépossessionet l’aliénation qu’elle engendre et pri-vent tout le monde des conditions et dela possibilité de prendre ses propresaffaires en mains.

liberté & autonomie

Les biens qui entrent dans lecontexte de la vie quotidienne et de lavie sociale n’ont pas seulement unefonction utilitaire. Ils ne sont pasappréciés pour leur seule valeur éco-nomique ou efficacité technique, maisavant tout pour des valeurs d’ordrehumain. Évidemment, un ouvrage demenuiserie ou d’ébénisterie, commen’importe qu’elle autre production, estd’abord un objet technique, conçu etréalisé dans le but d’assurer une fonc-tion matérielle précise, comme tel ils’inscrit dans un certain nombre de

relations économiques. Mais il est plusque cela : c’est aussi le produit de rap-ports sociaux et de rapports person-nels, entre l’artisan, ses ouvriers, sesfournisseurs et ses clients. Il s’inscritainsi dans la vie sociale ; l’ouvrage unefois achevé, par sa forme, son appa-rence et la manière dont il répond auxfonctions pour lesquelles il a été conçu,embellit, enrichit et structure la viequotidienne dans laquelle il prendplace. Par ces deux aspects, la fabrica-tion et son usage, chaque ouvrage par-ticipe à l’élaboration d’une sociétéhumaine et d’un monde à la dimensionde l’homme.

Du moins tel devrait être, et tel aété jusqu’à il y a peu, la dimension cul-turelle des ouvrages réalisés par lesartisans ou les artistes. La destructionde l’art tout au long du XXe siècle est lesymptôme le plus flagrant de cettedévalorisation de l’œuvre au profit descritères abstraits de l’économie et de latechnique à mesure de l’envahisse-ment de la vie quotidienne et socialepar la production industrielle et mar-chande.

L’œuvre, au sens que définitHannah Arendt dans Condition del’homme moderne, est un ouvrage faitde main d’homme, durable et partici-pant ainsi à la construction du mondeselon les valeurs qui sont propres à laculture que partagent ceux qui ontcontribué à sa réalisation. Elleimplique donc une forme d’économiepolitique qui lui est spécifique, dont labase est une production essentielle-ment artisanale ou manufacturière,centrée sur l’autonomie des produc-teurs, leur maîtrise individuelle et col-lective de l’outil de travail, de tout leprocessus de production et des condi-tions de sa mise en œuvre. Cela poseimmédiatement le problème de l’équi-libre à trouver entre les domaines del’économie et de la technique par rap-port aux nécessités matérielles, auxaspirations sociales et aux buts poli-tiques que poursuit la collectivité.Pour « réenchasser » l’économie et latechnique dans la société, il y a deslimites à assigner à leurs capacités età leur développement : pour remettreles machines et les échanges à leurplace, celle de serviteurs des hommeset de leurs communautés, on ne peutlaisser croître indéfiniment les besoinsliés à la production et aux échangesavec les autres groupes et la nature etles exigences liées aux techniquesmises en œuvre pour y répondre sansplonger l’organisation sociale touteentière dans une fuite en avant où,justement, le sens et le pourquoi de ceque l’on fait se perd dans cette men-talité « banausique », strictement uti-litaire.

Par le passé, avant l’avènement ducapitalisme industriel, ces limites etcet équilibre s’imposaient d’eux-

mêmes, de manière plus ou moinssatisfaisante, sans empêcher les rap-ports de domination ou d’exploitation.La collectivité était soudée par lanécessité de mettre en commun le tra-vail qui assurait la subsistance de cha-cun. L’efficacité limitée des techniquesemployées maintenait une forte pres-sion de nécessité sur ces rapportssociaux. La notion d’énergie, au sensde puissance matérielle, n’existait pasparce qu’alors toutes ses sourcesétaient naturelles (eau, vent, bois ettraction animale) et étroitement asso-ciées au travail humain et à l’organi-sation sociale (travail et savoir-fairedes artisans et paysans).

Les connaissances nouvelles de lascience et les machines qui en sont issuesne peuvent être mises en œuvre qu’à l’in-térieur des limites imposées par cessources d’énergie qui toutes sont à l’échel-le humaine. Dans ces circonstances, l’in-troduction d’une innovation économiqueou technique implique d’abord un change-ment politique et social, c’est-à-dire queleur mise en œuvre est subordonnée aubon vouloir des travailleurs qui vont yêtre employés, des communautés et despopulations qui vont les accueillir parceque ce sont elles qui sont maîtres, par leurforce de travail et leurs savoirs-faire, desforces naturelles et elles constituent alorspar le fait les seules forces sociales sus-ceptibles de mettre en œuvre (ou pas) cesnouvelles techniques. Les populationstiraient alors leur subsistance de leuractivité combinée à celle de la nature etcela leur assurait ainsi une certaine auto-nomie vis-à-vis des classes supérieures etdes autorités politiques qui dépendaientalors entièrement de cette activité et deses produits.

Le modèle mécanique de la vie,N&MC n°4, juillet 2001.

Le développement technique et ladécouverte de sources d’énergie fossi-le, plus indépendantes des capricesdes éléments naturels, des particulari-tés culturelles et de l’humeur despopulations, ont fait éclater les limitesqui étaient celles des sociétés tradi-tionnelles dans leur rapport à la natu-re. La technique et l’économie, en pas-sant aux mains de la bourgeoisie, puisde la technocratie, se développèrent demanière de plus en plus autonome parrapport à l’organisation sociale, à quiil ne reste que la possibilité de s’adap-ter plus ou moins conflictuellement àcette évolution. Aujourd’hui, le marchémondial rencontre les limites natu-relles à son expansion avec la finitudedes ressources planétaires, mais sansaucune garantie qu’il en tienne comp-te pour s’autolimiter, puisque cetterareté vient au contraire conforter sadynamique fondée sur une raretécréée de toutes pièces et une artificia-lisation croissante des conditions de lasurvie humaine.

S’il n’y a rien à attendre du systè-me, et surtout pas qu’il succombe à ses

l a m e n u i s e r i e & l ’ é b é n i s t e r i e

— 31 —

Page 34: Notes & Morceaux choisis n°6

propres contradictions (on a vu exacte-ment le contraire, à savoir qu’il a tou-jours su utiliser ses contradictions etles contestations partielles qu’ellessuscitaient pour se réformer et se ren-forcer), il y a peut-être plus à attendred’une activité consciente fondée sur lesentiment d’une opposition de plus enplus radicale entre la poursuite dudéveloppement économique et techno-logique, l’artificialisation croissantedes conditions de la vie qu’elleimplique et une vie véritablementhumaine. Mais pour cela, il faut culti-ver et préciser ce sentiment. L’analysede la société industrielle, aussi lucideet précise soit-elle ne peut y suffire àelle-seule ; elle aurait même plutôttendance, me semble-t-il, à renforcerle sentiment d’impuissance et d’inéluc-tabilité qu’elle distille déjà fort bientoute seule. À force de croire que, quoique l’on fasse, on reste de toute façonprisonnier de cette société, on necherche même plus les diverses façonsdont on pourrait s’en émanciper untant soit peu (46).

Il est donc nécessaire non pas dedire « ce que l’on veut mettre à laplace » de ce qui existe, mais de préci-ser plus généralement la nature duprojet que l’on aimerait réaliser, et àpartir de là de déterminer les condi-tions de sa réalisation et suggérer lesdirections dans lesquelles il s’agiraitd’expérimenter. Il me semble déjà pos-sible de déterminer par une démarcheexpérimentale et critique les formessociales qui sont susceptibles de main-tenir cet équilibre dynamique entre lesnécessités matérielles liées à la pro-duction et les aspirations individuelleset sociales liées à sa réalisation encommun.

Ambiance Bois

À ce titre, il est intéressant deciter le collectif autogéré d’AmbianceBois (47), moins comme un exempleque comme l’illustration du type d’ex-périmentation qu’il est possible demener actuellement. Né d’un grouped’amis qui dès l’âge de 20 ans décidentde « vivre et travailler autrement »,c’est-à-dire en « communauté » ou« collectivité » en menant à bien unprojet qui assurerait au groupe sonautonomie matérielle et financière,

Ambiance Bois voit le jour en 1989sous la forme juridique d’une sociétéanonyme à participation ouvrière(SAPO).

La communauté ne peut vivre sansprojet ; […] le seul fait de vivre ensemblene nous suffit pas. » Le projet est conçu audébut, entre autre choses comme « un tra-vail de production […] montrant que lafaçon de produire n’implique pas néces-sairement que le travail soit inhumain.

Lulek, op. cit., p. 20 et 21.

Cette entreprise a d’abord été unescierie débitant les douglas et mélèzesdu plateau de Millevaches enLimousin, puis sur cette base a pro-gressivement diversifié ses produc-tions : lambris, parquets et bardeauxde toiture en résineux, menuiseriesdiverses et enfin construction de mai-sons à ossature bois. Plus un « collectifautogéré » qu’une entreprise au sensclassique du terme, ce groupe a misplusieurs années autant pour élaborerson projet, pour s’installer (achat desterrains, des machines et des loge-ments), que pour trouver ensuite lespersonnes et la forme d’organisationqui lui convenait. Le collectif est pro-priétaire d’un bâtiment où vivent dansdifférents appartements quelquesfamilles des salariés de l’entreprise. Ilabrite aussi les parties communes oùsont pris les repas du midi et parfoisdu soir et où certaines tâches de la viequotidienne sont effectuées en com-mun ou avec les équipement apparte-nant au collectif. D’autres familleslogent ailleurs, et les enfants, presqueaussi nombreux que les adultes, sontscolarisés à l’école locale.

Dans la scierie, l’autogestion s’ef-fectue sur la base de l’égalité dessalaires et de la rotation des tâches.Chacun change régulièrement de

poste, autant en fonction des nécessi-tés de la production que pour varierson activité. Tous les membres dugroupe acquièrent ainsi une maîtriseplus ou moins poussée de l’ensembledes tâches, des différents aspects de laproduction comme de la gestion.

1) Tout le monde prend sa part destâches de production répétitives, en géné-ral plutôt fatiguantes physiquement etguère intéressantes en soi.

2) Chacun acquiert plusieurs compé-tences différentes, qu’il ne sera pas forcé-ment seul à maîtriser, mais qu’il domine-ra suffisamment pour pouvoir assumerun poste assez spécialisé.

3) Les spécialités ne sont pas attribuéesad vitam aeternam. [Ainsi] on peut réin-tervenir ponctuellement sur tel ou tel sec-teur qu’on a déjà pratiqué. […]

4) Chacun doit avoir un pied dans lesateliers et un pied dans les bureaux. […]C’est le moyen d’avoir une vision plus glo-bale de l’entreprise [… de manière à] dis-poser de visions complémentaires de lamême réalité pour pouvoir participer plei-nement aux décisions. Lulek, p. 113.

Tous les jours, des délibérationsinformelles ont lieu durant la pausecafé. Chaque vendredi matin estconsacré aux décisions liées à la répar-tition de tâches et à l’organisation dela semaine à venir.

La diversification progressive de laproduction s’est faite avec l’arrivée denouveaux venus et a permis de renfor-cer l’autonomie du collectif. La scieriereste la base qui permet de varier lesproduits et les activités de chacun, évi-tant à l’entreprise de dépendre d’uneseule production et de transformer letravail en une corvée — car le sciagedes grumes et le rabotage des planchesrestent très monotones. La mécanisa-tion de certaines opérations a été effec-tuée de manière à réduire le nombre

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 6

46. Loin de moi l’idée de nier l’extrême dépos-session et dépendance dans laquelle nous tient lasociété industrielle. Mais il faut reconnaître éga-lement que celles-ci ne sont pas encore absolues,contrairement à ce que tente de faire accroire sapropagande qui diffuse à son propos une imaged’omnipotence et d’omniprésence qui ne corres-pond pas à la réalité. Aussi, il me semble que direque nous en sommes prisonniers est employer unterme impropre, et même est une marque d’en-fermement non seulement dans les conditionsqu’elle a créé, mais aussi dans le spectacle qu’el-le veut donner d’elle-même.

47. Ambiance Bois, La Fermerie, 23340 Faux-la-Montagne. Sur l’histoire de ce collectif, voirMichel Lulek, Scions travaillait autrement.Ambiance-Bois, l’aventure d’un collectif autogéré,éd. Repas, 2003.

— 32 —

photographie issue du catalogue de la manufacture d’accordéonsPaolo Soprani & Figli (Italie), début du XXe siècle.

Page 35: Notes & Morceaux choisis n°6

des tâches fastidieuses (évacuationdes déchets, manutention des bois,etc.) ; le collectif comprend un mécani-cien-constructeur capable de concevoiret de construire certaines machines.Ainsi, pour une fois, la maîtrise tech-nique et l’amélioration des machinesne sont pas mises exclusivement auservice de l’accroissement des rende-ments et d’une intensification du tra-vail. En effet, les vingt salariés decette entreprise semi-industrielle limi-tent volontairement le volume de pro-duction, le temps de travail (la majori-té travaille à mi-temps) et l’aire deconstruction des maisons en bois (leschantiers éloignés demandent untemps de transport qui allonge ladurée de la journée de travail) demanière à pouvoir se consacrer à leurfamille, au collectif ou à d’autres acti-vités sociales.

La tentation de faire « une petiteentreprise sympa » n’a pas toujours étéabsente :

Par moments nous réfléchissionsdavantage en « développeurs » qu’en« expérimentateurs ». Certes nous n’avonsjamais oublié le pourquoi de la scierie, savocation essentielle à nos yeux d’être lelieu d’un « travailler autrement ». Maisnous avions tendance à ne voir dans l’en-treprise stricto sensu qu’un objet tech-nique, qui, en soi, était indépendant parsa taille, sa technologie ou la structure deson financement, du « projet social » quenous voulions y développer. Peu importel’usine, l’important c’est la manière donton y travaille. Avec le recul, nous voyonsbien l’illusion qui se dissimule derrièrel’apparente neutralité de l’infrastructure.Nous n’y avons pas sombré, mais plusd’une fois elle nous a frôlés et sans doutemême n’y avons-nous pas échappé totale-ment. Lulek, pp. 57-58.

Sans doute avions-nous, nous aussi,[…] cherché à aménager les choses, lesrendre plus humaines, plus justes, plusvivables… sans pour autant se dire quec’est en fait cette vision même qu’il fautremettre en cause si l’on veut vraimentchanger le monde. Refuser l’impérialismede la production, ne pas soumettre nosvies à la “création de richesses”, bref, sor-tir de l’économique. Cette pétition deprincipe, nous l’avons non pas décrétée unbeau jour, mais plutôt reçue, découverte,apprivoisée au fur et à mesure que nousavancions dans notre histoire.

Lulek, p. 129.

C’est donc en découvrant par l’ex-périence que « les questions tech-niques d’organisation se révélaientêtre des questions sociales » (48), queles membres du collectif ont réussiprogressivement à subordonner lesnécessités économiques et techniquesde la production aux rapports sociauxliés à leur forme d’existence commu-nautaire et aux activités des per-

sonnes, c’est-à-dire à des critères indé-pendants du fonctionnement de l’en-treprise. Il faut également mentionnerl’importance du milieu associatif,“bio/écolo” et “alternatif” sur le plateaude Millevaches qui a fini par consti-tuer une bonne partie de la clientèled’Ambiance Bois, bien que les fonda-teurs de ce collectif ne soient pas àl’origine liés à ces milieux et que lespréoccupations écologiques ne fai-saient pas au départ partie de leurprojet. Même s’il arrive à l’entreprisede prendre et de livrer des commandeshors du Limousin, elle s’approvisionneen bois et vend sa production essen-tiellement sur le marché local.

La genèse et la réalisation de cecollectif autogéré autour d’une scierie-raboterie sont assez peu liées à desprises de position politiques ou à uneapproche théorique de la critique radi-cale de la société moderne, et encoremoins le fruit d’une appartenance àune idéologie quelconque, mais sim-plement au refus paisible des modèlesdominants et à la volonté tenace etpatiente de construire autre chose. Lesprincipaux membres fondateurs ducollectif, nés au début des années1960, ont même plutôt acquis leurgoût pour l’autonomie lors de leurenfance dans un mouvement de scou-tisme d’une paroisse protestante auxtendances « libertaires ». Ce refus rai-sonné, sans être puriste ni intransi-geant, s’explique avant tout par larecherche des conditions pratiques deson existence et n’a trouvé sa « théo-rie » (cf. encadré) que lorsque son pro-jet était déjà bien en route.

Le collectif autogéré d’AmbianceBois a su réaliser une réappropriationrelative de ses conditions d’existenceen utilisant les ressources de sa régionet en répondant à la demande localetant pour ses produits que pour sessous-produits (sciure et copeaux sontutilisés pour le chauffage des locauxde la municipalité et des bâtiments ducollectif, le surplus est revendu à uneusine de panneaux de particules ins-tallée non loin). La recherche de l’au-tonomie a poussé le collectif à limitervolontairement l’emprise descontraintes économiques et techniquesqu’impose la production et la forme-entreprise. C’est un équilibre délicatqui est à renouveler devant chaquesituation et qui pousse à des compro-mis plus ou moins provisoires et plusou moins heureux, en attendant depouvoir trouver ou élaborer d’autressolutions aux problèmes rencontrés.Même si en Limousin le marché n’estpas « hautement concurrentiel » et queles pouvoirs publics locaux sont plussoucieux de « maintenir et de dévelop-per le tissu social » que de le normali-ser, on ne peut que saluer cette volon-té de se maintenir ainsi à contre-cou-

rant de tout ce qu’encourage parailleurs l’État et l’Économie marchan-de.

Michel Lulek insiste bien sur lefait qu’aucune recette organisationnel-le n’est généralisable à partir de l’ex-périence d’un petit groupe commecelui d’Ambiance Bois. Ce qui fonde lacohésion du collectif est le produit desparticularités individuelles, des rela-

l a m e n u i s e r i e & l ’ é b é n i s t e r i e

48. Ante Ciliga, Dix ans au pays du mensongedéconcertant, 1926-1936 (éd. Champ Libre, 1977,p. 264). Ciliga en vient à cette conclusion endécouvrant que la politique de Lénine avait pré-paré la confiscation de la Révolution Russe par labureaucratie.

— 33 —

Naissance d’une alternative

Que ces expériences soient politique-ment ambiguës, cela ne fait aucundoute. C’est d’ailleurs bien parcequ’elles sont sans portée politique appa-rente et qu’elles peuvent, au moins dansune faible mesure réduire les tensionssociales et le chiffre du chômage, que lesgouvernements, notamment enAllemagne fédérale et en France, aprèsles avoir combattues, les laissent vivreet se développer, parfois même les favo-risent en les subventionnant. Mais il nefaut peut-être pas s’attacher à cequ’elles sont aujourd’hui ou à ce qu’ellesprétendent être. Elles constituent unensemble hétérogène de réalisationsque l’évolution du système a suscitéesou rendues possibles. L’évolution sepoursuivant, certaines disparaîtront, enparticulier parmi celles qui sont les plusintégrées à l’économie et donc au systè-me capitaliste (comme les Lip ont prati-quement disparu). D’autres verront lejour. Elles devront alors s’adapter à uncontexte encore dégradé, de sortequ’elles seront peu à peu amenées àredécouvrir la dimension économiquede la vie sociale. […]

Aujourd’hui, encore trop peu nom-breuses, dispersées, sans territoirepropre, non coordonnées, ces expé-riences ne peuvent constituer une enti-té économique composée d’activités suf-fisamment diversifiées pour assurerl’existence d’une société marginale.Mais elles préfigurent déjà la basesociale qu’exige l’autonomie. En effet,elles privilégient la qualité des rapportsinterpersonnels et sociaux aux dépensde l’efficacité économique : elles inver-sent les priorités. Elles refusent toutrapport de domination, toute relation depouvoir, de sorte qu’elles s’obligeront, lemoment venu, à imaginer des condi-tions de production et d’échange qui évi-tent les contradictions d’intérêts, puis-qu’aussi bien celles-ci sont à l’origine dela plupart des rapports de dominationinstitutionnalisés. Elles affichent desambitions individuelles et collectives àl’opposé de celles que le système, du faitde sa dynamique compétitive, exige dechacun et de tous : produire davantage,consommer d’avantage, l’emporter surautrui, en particulier par la possession(l’argent conférant un pouvoir), s’affir-mer socialement par la consommation…En bref, elles postulent un nouveau sys-tème de valeurs, qui rend possible lamise en forme d’un nouveau systèmeéconomique [social et politique].

François Partant, La fin du développement, 1982.

.(éd. Babel, 1997, ch. IX, pp. 208-221)

Page 36: Notes & Morceaux choisis n°6

tions interpersonnelles et de leur his-toire, qui entretiennent des habitudesde vie collective et une volonté decoopération dans un état d’espritmoins individualiste que dans le restede la société ; ce n’est pas une idéologieou une doctrine qui peuvent réalisercela, mais plus subtilement un accordsur les aspirations de chacun au seinde la collectivité. Le recrutement denouveaux membres se fait moins surles compétences techniques — qui peu-vent toujours s’acquérir par ailleurs —que sur le caractère de la personne etsa capacité à vivre et s’entendre avecles autres membres.

Ce collectif ne se veut en aucun casexemplaire, mais veut simplementdémontrer par sa seule existence cequi est possible et ainsi encouragerd’autres à en faire autant. AmbianceBois fait ainsi partie du Réseau d’É-changes et de Pratiques Alternativeset Solidaires (REPAS) qui organiseune sorte de « compagnonnage » avecun « tour de France » des entreprisescoopératives qui a pour but moins detransmettre des savoir-faires, unmétier ou une qualification techniqueque de faire partager les valeurs etfaire connaître les expériences propresà un certain nombre de collectifs dansle but d’encourager la création de nou-veaux projets de coopératives et detrouver de nouveaux « partenaires »pour les coopératives déjà existantes.

On peut espérer que c’est de cecôté-là — la multiplication et la coor-dination de ces initiatives — que lacroissance et le développement de cegenre d’entreprise se poursuivra…

réaliser l’art dans l’art de vivre

Ce qui m’a frappé par ailleurs chezAmbiance Bois, c’est l’absence derecherche esthétique. La beauté natu-relle du bois est utilisée de manièrebrute, dans des ouvrages d’aspectessentiellement fonctionnel — notam-ment les maisons en bois qui parfoisne se distinguent guère par leur archi-tecture de pavillons « en dur ».Probablement, le collectif n’a pas eu leloisir pour le moment de faire desrecherches et des expérimentations dece côté — pas plus qu’il n’en n’avaitfait à l’origine sur le côté écologique desa production. Je ne songe par-là nul-lement à le lui reprocher, mais j’en faitseulement le constat. Car j’ai égale-ment travaillé pour des gens quin’avaient pas forcément bon goût et,plus souvent encore, les contraintes detemps et d’économie qui me sont impo-sées m’empêchent de me préoccuperoutre mesure de l’aspect esthétiquedes ouvrages que je suis amené à exé-cuter. Ces contraintes, alliées auxastreintes techniques, déterminentnos ouvrages au point d’en dicter trèslargement la forme et l’aspect.

Je reproduit en morceau choisi letexte de Georges Vriz (p. 36), parcequ’il est un des rares textes critiquessur l’ébénisterie contemporaine. S’ilcerne bien les causes immédiates dudéclin esthétique des productionsmodernes, il ne les analyse pas en pro-fondeur parce qu’il veut entretenir lafallacieuse espérance que les origineshistoriques de ce déclin — la politiquede l’État et des pouvoirs publics, lechoix des élites et des industriels, laformation des styles et la transmissiondu goût dans la société — pourronts’annuler d’elles-mêmes ; c’est-à-direque les « responsables » pourront, parune énergique détermination, empê-cher que se manifestent plus long-temps les conséquences de ce qu’ils onttoujours encouragé par ailleurs, souscouvert de modernisation économiqueet technologique.

S’il est exact que l’ébénisterie,depuis le XVIIe siècle, a toujours étéun métier très dépendant de l’État, dela noblesse et des classes dominantesen général, le point de vue de Vriz n’enest pas moins très courant aujourd’huidès qu’il s’agit de trouver un remède àun quelconque « dysfonctionnement »de la société industrielle : on demandeaux puissances ayant engendré lesdestructions de modérer leurs ardeurssans faire le rapport entre leurs acteset les conséquences de ces actes, parceque l’on ne veut pas analyser leursintérêts réels (la liberté du commerceet de l’industrie), et enfin parce quel’on ne peut pas reconnaître qu’avecleur puissance démesurée ils ontconfisqué toute décision politique, neserait-ce qu’en imposant à chacun dese mettre à la place des dirigeants, deraisonner en leurs termes, de parlerleur langage. La notion d’autonomie,l’idée même de penser d’abord à partirde sa propre situation, est devenuetrès largement étrangère.

Si le diagnostic de Vriz est judi-cieux par certains aspects, les perspec-tives que je défend sont complètementopposées aux siennes. Les élites ontcomplètement intériorisé les valeursde la société industrielle et sont àl’avant-garde de la destruction desformes sociales qui portaient autrefoisles valeurs et les vertus liées à l’idéaldémocratique (49). Et pour « restaurerles autres facultés de l’homme » que ladomination du travail mort sur le tra-vail vivant a anéanties, on ne peut querepartir de la base, des aspirations élé-mentaires des individus dans unedémarche de reconquête des condi-tions de l’autonomie.

Contrairement à l’époque de laRenaissance, où le renouvellementdans la représentation du monde avait

amené une nouvelle manière de l’ap-préhender et de le transformer par latechnique, le renouveau artistique nepourrait aujourd’hui provenir que dudémantèlement raisonné d’une grandepartie de l’appareil industriel et dudéclin correspondant de l’emprisetechnologique sur la vie sociale. Carc’est bien l’omniprésence de la machi-ne et de ses produits — qui sont tousdeux le fruit d’une manière particuliè-re d’appréhender le monde (50) — quientrave partout l’expression autono-me. Le renouvellement technologiqueincessant a depuis longtemps fait de laprouesse technique et de la transgres-sion tapageuse la signature des « créa-teurs », parce qu’il rend impossible larecherche et l’élaboration d’un styleissu de la maîtrise de techniquesayant fait leurs preuves et dont l’usa-ge est stabilisé (51). Les artistes etartisans contemporains sont donc prisdans la contradiction créée par la pro-duction industrielle, qui donne auxobjets qui nous entourent soit ce« style fonctionnel » sans âme, dont laperfection technique dévalorise, endevenant banale, toute productionfaite de main d’homme, soit l’extrava-gance « artistique », sans contenu àforce de chercher à fuir par le dépasse-ment et la subversion cette banalitéqui s’étend partout.

Aussi, sauf à copier les stylesanciens, il ne reste plus qu’à donner àleurs ouvrages des formes sobres etdes lignes épurées, avec un minimumd’ornementation (voire aucune). Cesont les conditions, en effet, pour nepas renchérir trop leurs ouvrages (quisubissent toujours la concurrence de laproduction de masse) et pour trouverune clientèle dont le goût, s’il n’a pasété corrompu par les extravagancesmodernistes, n’en aura pas moins étélargement « formaté » par la produc-tion industrielle, omniprésente dans lavie quotidienne depuis des décennies.

Vriz dit que « l’artisan doit redeve-nir un artiste ». Il me semble que cetteséparation doit complètement dispa-raître, le véritable artiste devant êtreavant tout un artisan : mêlerl’agréable à l’utile, trouver l’équilibreentre les exigences de la technique, dela fonctionnalité et de l’esthétique, estle point de départ d’une démarche quis’attache en premier lieu à larecherche d’une simplicité raffinée (àcet égard, le mobilier Ming ou les inté-rieurs et menuiseries japonaises tradi-

N o t e s & M o r c e a u x C h o i s i s n ° 6

— 34 —

50. « Dans la machine Hegel voit avant tout“l’inquiétude du subjectif, du Concept, posée endehors du sujet”. La machine comme angoissematérialisée et automatisée : peut-être est-ce làla définition la plus pertinente que l’on ait jamaisdonnée de la technique. » Kostas Papaioannou,La Consécration de l’histoire, éd. Ivréa, 1983.

51. Sur le déclin des arts dans une sociétédominée par le renouvellement technologique,voir les analyses de E. Dupréel, La Valeur du pro-grès, 1928, ch. Le conflit de l’art et de l’industrieprogressive. Copie disponible sur demande.

49. Voir à ce sujet l’ouvrage de ChristopherLasch, La révolte des élites et la trahison de ladémocratie, 1995, éd. Climats, 1996.

Page 37: Notes & Morceaux choisis n°6

tionnelles, peuvent être des sourcesd’inspiration intéressante). Rien detout cela n’est aisé, le plus difficileétant certainement de surmonter la« honte prométhéenne » (cf. G. Anders,op. cit.) qu’inspire inévitablement laperfection des produits technologiqueset de retrouver la valeur et le sensdans l’« imperfection » — le manque derégularité mécanique — des ouvragesfaits de main d’homme.

Il n’est pas facile de se libérer descontradictions où tente de nous enfer-mer la société industrielle : lesmachines et les matériaux technolo-giques sont là et apportent des avan-tages très réels, mais relativement à lasituation qu’ils ont créés partout dansla société, à savoir le manque de tempset d’argent dédié à des matériaux et autravail vivant. Pourtant, il est encorepossible de faire de beaux ouvrages àcondition de partir de ce que l’on estcapable de faire pour les personnes quinous entourent et non pour un mar-ché, des consommateurs abstraits oudes clients lointains. C’est ce quedémontrent souvent les personnes quifont de la menuiserie et de l’ébéniste-rie en « amateurs » ; ou plus exacte-ment en « non-professionnels ».

Comme le montre le collectif auto-géré Ambiance Bois, il n’y a pas de

recette pour la reconquête des condi-tions de l’autonomie à l’échelle d’unepersonne ou d’un petit groupe.Autrement dit :

Trouvez ce que vous aimez et prati-quez-le, vous ne serez pas isolé et voustrouverez sans peine de l’aide pour réali-ser vos désirs. En développant vos goûtspersonnels, vous développerez la viesociale.

William Morris, La société de l’avenir , 1887. (in L’âge de l’ersatz, éd. EdN, 1996)

Mais ce que montre aussiAmbiance Bois, c’est que les conditionsde la production ne peuvent être uneaffaire séparée des conditions d’exis-tence du collectif. L’exigence de la déli-bération démocratique ne se pose passeulement à propos de la gestion del’appareil productif, mais aussi et sur-tout à propos de l’organisation qu’ilimplique, des exigences que les formeséconomiques et techniques font pesersur la vie des personnes et leurs rap-ports sociaux. La revendication del’autogestion de l’appareil productifn’est pas suffisante à établir une véri-table autonomie, c’est aussi la naturemême de cet appareil qui doit fairel’objet d’une délibération et d’uneconstruction parallèle à celle de l’orga-nisation sociale qui en assure le fonc-tionnement.

Ce qui est de l’ordre de la produc-tion ne devrait pas être jugé à l’aunede critères strictement économiques ettechniques, mais avant tout en termessociaux et politiques : on ne peut trou-ver belle, intéressante ou utile uneinvention, une machine, des maté-riaux ou un ouvrage qui par les condi-tions requises pour sa fabrication, samise en œuvre ou son usage porteatteinte à la liberté et à l’autonomiedes personnes. Évidement, toute pro-duction implique une destruction, et ilne s’agit pas de porter un jugementdans l’absolu, mais relativement à uncontexte historique et social.Certaines œuvres du passé ont exigéun travail servile et ont été réaliséesen effectuant de grandes destructions,mais il s’agit là de cas exceptionnels etisolés, qui n’ont pas mis en péril lereste de la société, contrairement aufonctionnement de l’économie et del’industrie aujourd’hui.

Périclès (Thucydide, II, 40) dit quelquechose comme : Nous aimons la beauté àl’intérieur des limites du jugement poli-tique, et nous philosophons sans le vicebarbare de la mollesse.

H. Arendt, La crise de la culture, 1961.

l a m e n u i s e r i e & l ’ é b é n i s t e r i e

— 35 —

wastringue

C’est autour de la production des conditionsnécessaire à notre existence que s’articulent tous lesproblèmes et les questions d’ordre politique : com-ment les hommes s’organisent-ils pour vivreensemble ? La liberté a été et est encore la principa-le revendication politique. Sous prétexte d’en établirle règne absolu, comme on l’a vu avec Turgot, on l’avidée de son contenu au point qu’aujourd’hui noussommes réduits à une liberté sans autonomie.

La revendication de l’autonomie n’est pas nou-velle. Les révolutions mexicaines (1919) et espa-gnoles (1936), entre autres, se sont faites au cri de« Terre et Liberté ! », soulignant ainsi que vivre libresignifie être son propre maître en tirant les subsis-tances nécessaires à la vie quotidienne de sa propreactivité ou de la vente des produits de son travail etnon d’un salaire — le salariat, par la soumissionqu’il implique, a toujours été considérée comme unecondition à peine supérieure à l’esclavage danstoutes les sociétés précapitalistes. Mais la portée

politique de cette revendication n’a généralementpas été perçue, ou plutôt a été plus ou moins rapide-ment occultée par les intérêts propres à la représen-tation politique des classes propriétaires : bourgeoi-sie, bureaucratie et aujourd’hui technocratie quitoutes trois vivent du travail des autres et tirent leurpouvoir de la délégation, de la dépendance et de lasoumission.

La revendication de l’autonomie est pourtant plusque jamais à l’ordre du jour dans une société où ladépendance à l’égard de l’Économie et de l’État necesse de croître et avec elle la dépossession des indi-vidus, la perte de tout pouvoir sur les conditions desa propre existence. À partir des difficultés et desobstacles rencontrés dans la réappropriation dessavoir-faires, par la critique de l’économie politiqueactuelle et l’opposition à la mainmise de l’industriesur les ressources naturelles et les conditions de pro-duction, elle peut prendre enfin toute sa dimensionpolitique.

Page 38: Notes & Morceaux choisis n°6

Au dernier Salon des ArtistesDécorateurs, une place importante aété réservée au mobilier sélectionnépour décorer l’Elysée. Belle occasionpour présenter au public la santé de lacréation contemporaine… Sansremettre en question le talent créateurd’un Wilmotte ou d’un Stark, la froi-deur technique de leur ouvrage, mêmesi elle présage tristement de l’avenir,ferme le public à toute sympathie.

Alors que le mobilier destiné auplus bas niveau, représentant la cultu-re et la tradition française, ambassa-deur dans le monde entier de notrehéritage prestigieux, devrait être lereflet du savoir-faire de nos artisans,du savoir-vivre réputé de notre pays etde son patrimoine de créateurs, on nevoit dans le mobilier d’aujourd’huiqu’une déviation intellectuelle où lasensibilité a disparu. Cette déficienceest rédhibitoire : la nouvelle collectionde meubles pour l’Elysée ne tarderapas à rejoindre, dans je ne sais quelleréserve du Mobilier National, celle quel’on a commise sous l’époque pompido-lienne.

Pour des raisons économiquesimmédiates, on ne crée plus que pourl’éphémère. Curieuse gestion du patri-moine ! Lorsque Boulle concevait unmeuble, c’était pour traverser le tempset les mémoires, selon l’éthique desartistes. Pâle comparaison, la créationcontemporaine piétine et sombre dansla médiocrité commode et fugace.

Plusieurs raisons à cela, dont troisprincipales :

1. L’aspect économique

L’industrie, conditionnée par lesproblèmes économiques, impose aucréateur un cahier des charges si lourdque la richesse de la technique artisa-nale est gommée, le privant ainsi de cenécessaire apport de sensibilité et decontinuité culturelle. Comme le ditGeorges Mathieu, « les techniques devente obtiennent scandaleusement lapriorité sur la fabrication ou la créa-tion ».

La preuve est faite que le public,resté sensible malgré la tendancetenace, ne se résoud pas à considérerles inconfortables délires qu’on lui pro-pose.

L’industrie produit encore et sur-tout (80% du chiffre d’affaires) desmeubles qui ont été dessinés il y a centou deux cents ans pour les grands de

ce monde. Les fabricants ont su adap-ter ce mobilier de haut de gamme àleurs techniques, faisant ainsi baisserles coûts et par la même rendantaccessibles au plus grand nombre lesmeubles destinés, à l’origine à uneélite. L’exemple devrait être suivi dansle mobilier contemporain.

La création doit s’exercer toutd’abord dans le haut de gamme,(entendons-nous bien : je parle dupatrimoine artisanal et non pas de lapromotion artificielle que confère unenotoriété montée en épingle), et redes-cendre naturellement.

Est-il besoin de préciser que l’onfait le contraire ?

2. La gestion des fonds publics

Grassement subventionnée par laprofession et les pouvoirs publics, lapartie influente de la création contem-poraine s’exprime à tour de bras, dansdes réalisations médiocres, et compen-se son indigence dans la profusion et letapage.

L’hiver dernier, la sélection de lacréation mobilière chez Bloomingaleaux États-Unis a fait sourire plus d’unAméricain : aucune trace de notreréputation de savoir-faire, naguère siprisée à l’étranger.

Comment un créateur isolé peut-ilse faire connaître du public ? Par lesmédias, me direz-vous ! Hélas, lerédactionnel est étroitement lié à lapublicité. Seuls les produits promuspar les annonceurs suscitent l’intérêtdu journaliste et réveillent en lui ledésir d’informer. Un exemple de ceconditionnement : imaginons qu’unRoche/Bobois cesse toute promotionpublicitaire dans les journaux spéciali-sés, les créations de Hoppner ne béné-ficieront plus de l’attention ni des com-mentaires d’aucun journaliste — bienque le talent du créateur reste ce qu’ilest. A l’inverse, le battage que l’on faitautour du groupe Memphis — qui se

contente de reprendre et de réactuali-ser la production la plus ingrate desannées 1950 — montre combien l’in-fluence de la promotion sur la presseest déplacée par rapport au public.

Autres types de médias, les décora-teurs (qui ne sont plus, pour la plupartque des gestionnaires et des mar-chands) tournent le dos aux valeurstraditionnelles et se laissent séduireavec légèreté par les tendances anar-chiques d’une fausse mode.

Les médias sont conscients de leurpouvoir, peut-être moins de leur res-ponsabilité…

3. La formation artistique

Point essentiel : l’artisan doit rede-venir un artiste. Il est vrai qu’en pério-de de modernisation industrielle, ilfaut investir dans la technique ; maisune société sans culture artistique estune société malade. L’innovation et lacréation, dans tous les domaines, s’ap-pauvrissent dès lors que la sensibilitéau monde de l’art n’a pas été entrete-nue. Si l’époque fantastique de laRenaissance a été une époque d’avan-ce technologique, c’est parce qu’elleétait fondée sur un renouveau artis-tique.

Prenons un sujet qui m’est cher :les marqueteurs de la Renaissancevoyaient avant tout, dans cette disci-pline, un moyen d’expression. Depuisle siècle dernier, il ne s’agit plus qued’une spécialisation mineure etdépourvue de tout esprit créatif. Quelssont aujourd’hui ceux des artisansd’art qui peuvent se vanter d’unebonne formation artistique ?

Il est indispensable de restaurer,avant qu’il ne soit trop tard, l’ensei-gnement des arts dans les écoles, dèsle primaire, et de sensibiliser l’opinionà l’importance de cette réforme.

D’autres causes pourraient contri-buer à expliquer notre malaise, maisla prise en compte de celles que j’expo-se me paraît urgente.

Les responsables sauront-ils réagiret agir avec célérité et compétence ?

Souhaitons que cet espoir ne soitpas, comme il le fut et risque de l’êtreencore, un vœu pieux…

Georges Vriz, artiste marqueteur.

Tribune libre publiée dans la revue Métiers d’Art n°26/27, octobre 1984

(revue éditée par la SEMA, Sociétéd’Encouragement aux Métiers d’Art).

Morceau Choisi :

Profusion et tapagedans la création contemporaine

— 36 —

Tarabiscot

Page 39: Notes & Morceaux choisis n°6
Page 40: Notes & Morceaux choisis n°6

N O T E S & M O R C E A U X C H O I S I SBullet in cri t ique des sciences , des technologies et de la société industriel le

52, rue Damrémont – 75018 ParisCCP: SCE 38 182 28N (chèques à l’ordre de Bertrand Louart)

email : [email protected] — http://netmc.9online.fr/

Abonnement de soutien et participation aux frais d’envoi pour les deux numéros à venir : 8 euros

Les ventes sont la seule source de financement de cette publication

précédentes livraisons :

N°3 – juin 1999Technologie contre Civilisation

1. Genèse de la technologiefeuille A4, 8p. (2 euros)

N°4 — juillet 2001L’idéologie des “sciences de la vie”

Extraits illustrés et commentés du livre de R.C. Lewontin, Biology as ideology, 1990.

Le modèle mécanique de la vieou de la vision mécaniste du monde à l’autonomie de la technique.

Brochure A4, 22p. (4 euros)

N°5 — juillet 2002James Lovelock et l’hypothèse Gaïa

L’hypothèse Gaïa aurait été l’occasion d’un renouvellement de la méthode scientifique et d’une réflexion plus unitaire pour l’écologie politique.

Mais James Lovelock, avec sa vision étroitement cybernétique de la vie, l’utilise au contraire pour promouvoir les intérêts du despotisme industriel.

suivi de quatre autres articles — fascicule A4, 28p. (4 euros)

brochure — juin 2003Quelques éléments d’une critique de la société industrielle

suivi d’une

Introduction à la réappropriation…

brochure A5, 48 p. (3,60 euros)

« Une réappropriation devrait avoir d’abord cette dimen-sion politique : son but est la maîtrise des hommes sur leurspropres activités et créations, la domination de la société sur satechnique et son économie. Car chacun doit devenir maître desmachines et des choses, de l’ensemble des créations humainesafin de les mettre au service du développement de la vie et nonen subir l’évolution, courir derrière leur renouvellement inces-sant, être asservi à leur fonctionnement.

Ce ne sont donc pas toutes les machines et réalisationshumaines qui peuvent faire l’objet de cette réappropriation. Ilest en effet nécessaire « de séparer, dans la civilisation actuelle,ce qui appartient de droit à l’homme considéré comme individuet ce qui est de nature à fournir des armes contre lui à la collec-tivité, tout en cherchant les moyens de développer les premierséléments au détriment des seconds », autrement dit, il est néces-

saire d’effectuer un tri, sur la base de « l’inventaire exact de cequi dans les immenses moyens accumulés, pourrait servir à unevie plus libre, et de ce qui ne pourra jamais servir qu’à la perpé-tuation de l’oppression. »

Il ne faut donc pas se cacher qu’un tel projet politiquesignifie la remise en cause radicale des bases de la sociétéactuelle, c’est-à-dire l’arrêt du développement économique et ledémantèlement d’une grande partie du système industriel ettechnologique. Cela seul peut permettre ensuite le retour à desformes techniques et économiques à l’échelle humaine afin quela reprise du développement humain et social à partir de cesbases simplifiées puisse être réalisée par des communautés oudes collectivités, organisées selon le principe de la démocratiedirecte, qui seront ainsi réellement maîtres de leurs activités etde ce qui détermine les conditions de leur existence. »