Notes sur le geste [Giorgio Agamben] Trafic Nº 1 (Hiver 1991)

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complicedue bourgeoisismequ'ilcroitdnoncer.Leromantisme,detoute a toujourstpleindepoetesroublardsauxplaintesetaux efficaces. Cequirsiste en eux,c'est,croient-ils,leur egod'artiste.Onsait dans eaux de boudiocesposesfinissentsouvent. Restent Wenders et Carax.Qu'est-ce qui resiste en eux ? Nile tvail,ni le cinma,ni l'artiste,maisune ide commune a tout cela,I'ide d'image.une seule image.D'une image juste enfio devenueejuste une image'. Certes,Wenrs n 'y croit plus trop,mais Carax,lui,persiste et signe.Sesamants du Pont-Neuf snt sauvs si la filiea letemps de tendre auune image de qui invera leur destin commun.Le destin delafilieestdeperdrelavue,celuidu tdedeveniraussiminralquele Pont-Neuf.C'estcecroquisdutoutdbutfilmqui,relaypard'autresimages brtilantesetbrtiles(du Rembrandt noctual' affichedumtro),doitdevenir cette image- chrosdenotre temps: celleq. peutracheter son30octobre Enfio vu lePanGoghdeJ1ialat.Etonnant comme les vieilles lunes du naturalisme sont aujourd'hui salubres. Lepreqi'er numrodeTraficestsur lesrails.Comme onne sable paslechampagne sur alamer,nousresteronssobres. TyO-. f GfJ:E1. (HilJeY-ISIJ{) Notessur legeste par GiorgioAgamben 1.DeslafinduXIx"siecle,labourgeoisieoccidentaleavaitdfinitivementperduses gestes. En1886,GillesdelaTourette,ancieninternedesHpitauxdeParisetdela publia chez Delahaye et Lecrosnier ses Etudes cliniques et phyaiologiques sur la marche.Pour la fois,I'un des gestes humainsles plus ordioaires tait analys selondesmthodesstrictementscientifiques.Cioquante-troisansauparavant,aune poqueoulabonneconsciencedelabourgeoisietaitencoreintacte,leprogramme balzaciend'unepathologiegnraledelaviesocialen'avaitaboutiqu'aux cioquante pages, somme toute dcevantes,de la Thoriede la dmarche.De la distance qui spare cesdeuxtentatives,etquin'estpasseulementtemporeIle,ladescriptiond'unpas humain par Gillesde la Tourette constitue lemeilleur indice.Ce qui n 'tait aux yeux de Balzacquel'expressiond'un moralestdsormaissoumsaunregardqui annoncedjalecinmatographe: e La jambeseroantde point le pied droitse souLevedusol ensubissant unmouvementd'enroulement allant dutalondl'extrmil des orteils qui quittent terreen demier lieu; la jambe tout entiere est porte en avant et lepied vienttoucherterrepar letalon.Acelepied gauchequi aterminsa rvolutionetnereposeplus quesurl'extrmitdesorteils,quitteterredsontour;la jambe gauche est porteen passe dctdela jambedroite,dont elle tend dse rapprocher,la dpasse et le pied gauche vient toucher le sol par le talon alors que le pied droitachevesarvolution'. Seul un regarddou d'une telle vision tait susceptible demettre aupoiTItla mtbode dite desempreintes,dont Gillesde la Tourette,qui l'a porte asa perfection,se montre a juste titre si fier.Un rouleau de papier blanc de sept a huit de longsur cinquante delargeestc10uau sol,puisdivisensonmilieu,selonsongrandaxe, d'une ligne au crayon.00 saupoudre alorslesplantes despieds du sujet d'un oxyde de fer qui lesteiote d'une belle couleur rouille.GrAce aux empreintes que le patient laissera, au cours de l' exprience,lelong de la ligne directrice,sa dmarche pourra 8tre mesure.30 31 a la pertectlon selon dlversparametres(amplitude du pas, cart latral, angle d'inclinaison,etc.). Lorsqu' onlescontemple,lesreproductionsd' empreintespubliesparGillesdela Tourette fontirrBistiblement songer aux sries d'instantans que Muybridgeraliseau coursde ces annesaI'Vniversit dePennsylvanie,au moyend'une batterie de 24objectifsphotographiques.L'. hommequimarcheavitessenonnale., 1'.homme quicourtenportantunfusil.,lafemmequimarcheetramasseunecruche.,la femmequimarcheetenvoieunbaiser.sontlesjumeauxheureuxetvisiblesdes cratures inconnues et souffrantesqui ontlaisscestraces. Vnanavantlestudessurlamarcheavaittpubliel'Etudesuruneaffection neroeusecaractrisepardel'incoordinationmotriceaccompagned'cholalieetde coprolaliequidevaitfixerlecadreeliniqued'une affectionconnuepar lasuite sousle nomdesyndrome deGillesdelaTourette.La miseadistancedugesteleplus quotidien par laquelle la mthode desempreintes tait devenue possible est ici applique ala description d'une impressionnante prolifration de ties,de spasmes,de saccadeset demanirismesquinepeutdfinieque commeunecatastrophe gnralisedela spheredelagestualit.Lepatientn'estplusenmesuredecommencernidemenera termelesgesteslesplussimples;apeineesquiss,lemouvementestinterrompuet disloqupardessecoussesincohrentesetpardestremblementsOUlamusculature parHitdanser(chore)sansaucunefinalitmotrice.Charcotnousalaiss,dansses clebresLet;onsdumardi(11,16),unedescriptionexemplaire de l'quivalentd'untel dsordre au niveau locomoteur: Levoildqui s'/ance,soncorps pench enavant,ses membresmfrieursraidis,enextension,collspourainsidirel'undl'autre,prenant appui surla pointedes pieds;ceux-ci glissent enquelquesortesur lesol,et la progressions'effectue par uneespecederapidetressautement[...J.Une foislesujetainsi lanc enavant,il sembled chaqueinstant menacer des'abattre; illui estentoutcasd peu pres impossible des'arreter delui-meme.!llui estle plus souvent ncessairedes'accrocher d uncorps voisin.Ondirait unautomate ma par un ressort,et dans ces mouvements de progressionrigides,heurts,et comme convulsifs,il n'estrienqui rappellelasouplesse delamarche[...J.Finalement,apres plusieurs tentatives,levoildet conformment aumcanismeindiqu,il glissesur lesol plut6t qu 'ilnemarche,avecles jambes raides ou dumoms ne flchissant qu 'd peine,tandis que les pas se voient remplacs en quelque fat;onpar autant debrusquestressautements l. Le plus extraordinaire, c' est qu' apres avoir t diagnostiqus a des milliers de reprises des1885,detelstroublescessentpratiquementobservsdanslespremieres annesdu vingtiemesieele - jusqu' acettejoume deI'hiver 1971OUOliver Sacks,au coursd'unepromenadedanslesmesdeNewYork,crutpouvoirrelevertroiscasde tourettismeenI'espace dequelquesminutes.Pour expliquer une telledisparition,l'on pourraitsoutenir,entreautreshypotheses,qu' ataxies,tiesetdystoniestaiententre tempsdevenuslanonne;qu'aunmomentdonn,touteunegnrationaperdule contrale desesgestespoursemettre agesticuleret adambuler frntiquement.Telle estdumoinsI'impressionquel'onprouvedevantlesfilmsqueMareyetLumiere commencent atourner prcisment acette poque. n.Danslecinma,unesocitquiaperdusesgestescherchedserapproprierce qu'elleaperdu,et enconsigneenmemetempslaperte. Vne poque qui aperdu sesgestesen estducoup obsde ;pour deshommes dpourvusdetoutnaturel,chaquegestedevientundestinoEtpluslesgestes,sous l'action depuissancesinvisibles,perdaient leur dsinvolture,plus la vie devenait indbchiffrable.C'est au cours de cette priode que la bourgeoisie,qui tait encore, quelques dizainesd'annesauparavant,solidementassuredelapossessiondesessymboles, succombe aI'intriorit etselivreala psychologie. Danslaculture europenne,Nietzscheincarnelepoint00cettetensionentredeux p61es,I'un d'effacement et de perte du geste,l'autre detransfigurationdu geste en une fatalit,touche a son comble. Car l'ternel retour ne se laisse penser que comme un geste, danslequelpuissanceetacte,natureletmaniere,contingenceetncessitdeviennent indiscernables(enderniereanalyse,donc,uniquementcommethAtre).Amsi parlail Zarathoustraestleballetd'unehumanit quiaperdusesgestes.Et lorsque l'poque s' enaperplt,alors(troptard1)latentativeprcipitedercuprerm extremislesgestesperdus.Ladansed'lsadoraDuncanetdeDiaghilev,leroman proustien,la grande posie du Jugendstilde Pascoli aRilke - enfin,de lala plus exemplaire,lecinmamuet- tracentlecerelemagiqueauseinduquell'humanit chercha pour la derniere foisavoquer cequiachevaitdeluichapper ajamais. A la mme poque,AbyWarburg inaugure un type de recherches que seule la myopie psychologisanted'unecertainehistoiredel'artapudfinircomme seiencede I'image., alors qu'elles avaient en fait pour centre le geste en tant que cristal de mmoire historique,leraidissementqui lefigeen destin,etl'effortinlassable desartistes etdes phil080phes(confinant selonWarburg ala dmence)pour l'en dlivrer au moyen d'une polarisationdynamique.Commecesrecherchestaientmenesdaosledomainedes images,l'onacmquecelle-cienconstituaitgalementl'objet.Enfait.Warburga transfonnl'image(dontJungferaencorelemodeledelaspheremta-historique des archtypes)enun lmentr801umenthistorique et dynamique.A cetgard,Mnemos-me,l' atlasaux millephotographies qu'il devait laisser inachev,loin den' qu'un immobilerpertoire d'images,offreunereprsentation amouvementvirtueldesgestes de l'humanit occidentale,de la classique jusqu'au fascisme(c'est-a-dire quelque ch08equis'apparentedavantageaDeJorioqu'aPanofsky);al'intrieurdechaque section,chacunedesimagesestenvisagemoioscornmeralitautonomeque comme photogramme(dumoinsau seos 011Benjamin eut une foisacomparer l'image dialectique acespetits carnets,prcurseurs du cinmatographe,dont on fait dfilerrapidement 1_ 321.Texterettaduit de la vel'llionitalienne(NdT).lespagespour produire l'impressiondu mouvement). 53 , _34 III.Lecinmaa pour LmentLegesteetnonL'image. Comme I'a montr Gille Deleuze,lecinma ruine la fallacieuse distinction psychologique entre I'image comme ralit psychique et le mouvement comme ralit physique.Les imagescinmatographiques. nesontnides posesternelles.(telleslesformesdu mondec1assique),nides(coupesimmobilesdumouvement,mOOsdescoupes mobiles"desimageselles-memesenmouvement,queDeleuzeappelledes(imagesmouvement'.11 fautprolongerI'aoalysedeleuzienneetmontrerqu'elleconcerne,de gnrale,lestatut deI'image daoslamodernit.Or,celasignifiequelarigidit mythiquedeI'images'esticivuedisloque,etqu'Aproprementparlercen'estpas d'images devraitetrequestion,maisdegestes.Defait,touteimageestanime d'une polarit antinomique: elleestd'une part rificationet annulationd'un geste(il s'agit alorsdeI'imagocommemasque de ciremortuaire oucomme symbole),dont elle conserved'autrepartladynamisintacte(ainsidaoslesinstaotaosdeMuybridgeou dansn'importequellephotographie sportive).Lepremier pole correspond au souvenir donts'empare lammoirevolontaire;lesecond,AI'imagequiJOOllitcommeun clOOr dansI'piphaniedelammoireinvolontaire.Ettaodisquelapremierevitdaosun isolementmagique,la seconderenvoietoujoursau-delAd'elle-meme,versun tout dont ellefaitpartie.MemelaJoconde,memelesMninespeuventetreenvisagesnonpas commedesformesimmobilesettemelles,maiscommedesfragmentsd'ungesteou comme des photograrnmes d'un filmperdu, qui seul pourrait leur restituer leur vritable sens.Cartoujours,entouteimage,estA I'reuvreunesortedeLigatio,unpouvoir paralysaot qu'il faut exorciser;et c'est comme si de toute I'histoire de I'art s'levait un appelmuetArendrel'imageAlalibertdu geste.Leslgendairesstatuesgrecquesqui rompentleursentravespour commencera semouvoirneveulentpasdireautrechose - maistelle est aussiI'intention dont la philosophie chargeI'ide,laquellen'est pas du tout,commelevoudraituneinterprtationrpandue,unarchtypeimmobile,mais plutotune constellation OUlesphnomenes se composent en un geste. Le cinma reconduit lesimages ala partie du geste.Traumund Nacht,de Beckett,en propose implicitement une belle dfinition : il est lereve d'un geste. Introduire en ce reve I'lment du rveil,telle est latAchedu cinaste. IV.Ayant pourcentreLegesteetnonl'image,Le cinmaappartientessentieLLementd L'ordrethiqueet poLitique(etnon pas simpLementdL'ordreesthtique). Qu' estocequele geste?UneobservationdeVarronnousfournituneindication prcieuse.Tout en inscrivant le geste daos la sphere de I'action, ille distingue nettement de l' agir (agere)et du faireIjacere).( Eneffet,iLest possibLe de faire queLque chose sans L'agir jpar exempLe,Le poete fait un drame,mais ne l'agit pas[ageresignifiaot ici jouer un role. ] ; inversement,l'acteuragitLedrame,maisneLefaitpasoDememe,Ledrame est fait[fit]par Le poete,sans etreagi[agitur]; iLest agi par L'acteur,sans etre faiLEn revanche,l'imperator [magistrat investi du pouvoir supremeJ ,paree qu'onempLoie dans son cas L'expressionresgerere[accomplir quelque chose,laprendre sur soi,en assumer I'entiere responsabilit], ne fait pas ni n'agit : enL'occurrence,iL gerit, c'est-d-dire qu'iL supporte[sustinet]r..}(Varron,DeLinguaLatina,VI,VIII,77). Cequicaractriselegeste,c'estqu'ilnesoitplusquestionenluinideproduireni d' agir,mOOsd' assumer et de supporter. Autrement dit, le geste ouvre la sphere de l'ethos comme sphere la plus propre deI'homme.Maiscomment une action est-elle assume et supporte ?Commentune resdevient-elle resgesta; etun simple fOOt,un vnement ? La distinction varronienne entre facereet ageredrive,en demiere aoalyse,d' Aristote. Daos un passage clebre del'Ethique dNicomaque,illes oppose en cestermes:( [...)LegenredeL'agir[praxis]est autrequeceLui du faire[poiesis][...} Eneffet,tandis queLe fairea une finautre que Lui-meme,iL n 'ensaurait etre dememe pour L'agir : car bien agir est en soi-meme sa proprefin (Eth.Nic.,VI,1140b 3 sqq.). - En revaoche,I'introductiond'untroisiemegenred'actionquineseconfondpasaveclesdeuxprcdents constitue bien une nouveaut: silefaire estun moyen en vue d'une finet I'agir une fin saosmoyens,legesteromptlafaussealtemativeentrefinsetmoyensquiparalysela morale,et prsente desmoyens qui se soustraient commeteLsau regnedesmoyens saos pour autaot devenir desfins. Pour quiveutcomprendre legeste,laplussU.rede sefourvoyerconsisterapar consquentA sereprsenterd'abordunespheredesmoyenssubordonnsA unbut (exemple:lamarche,commemoyendedplacerlecorpsdu point A aupoint B),puis d'en distingueruneautresphere,quiluiserOOtsuprieure:celledugesteentaot que mouvement ayaot en soi sa propre fin(exemple : la daose comme dimension esthtique). Unefinalitsaosmoyensn'gare pasmoinsqu'une mdialitquin'a de sensque par rapportA unefin.Siladaoseestgeste,c'estaucontrOOreparcequ'elleconsistetout entiere Asupporter et Aexhiber le caractere mdial desmouvementscorporels.Le geste consistedexhiberunemdiaLit,drendrevisibLeunmoyencommeteL.Ducoup, I'etre-daos-un-milieudel'hommedevientapparent,etladimensionthiqueluiest ouverte.Maisdememeque,daosunfilmpornographique,unepersonnesurpriseen trOOnd'accomplir un geste quin'est qu'un moyende procurer du plOOsirad'autres(ou Asoi-meme),par leseulfOOt d'etrephotographie et exhibe daossa mdialitmeme, s'entrouvesuspendueetpeutsetraosformerpourlesspectateursenmoyend'un nouveauplaisir(qui serOOtsaos cela incomprhensible); ouencore,dememe que daos lemimelesgestessuhordonnsauxbutslesplusfamilierssontexhibscomme telset maintenus par lAen suspens ( entreLe dsir etL'accompLissement,Laperptration et son souvenir J,daoscequeMallarmappelleun miLieupur: dememe,daoslegeste,c'est laspherenonpasd'unefinensoimaisd'unemdialitpureetsansfinquise communique auxhommes. Cen'est qu'OOnsique I'obscure expression kantienne de finalit saos fin'revet une signification concrete.Elle est,daos un moyen,cette puissaoce du geste qui I'interrompt dans son etre-moyen meme et ne peut I'exhiber, ni faire d'une resune res gesta,que par cebiOOs.Deaoalogue,si I'on considere la parole comme lemoyen de la communi35 cation,montrer une parole nerevieranplus lev(un mtalangage,incommunicahle A1'1O)Apartir duquel faire de celle-ciun objet de communication,I toute traoscendance,daos sa poopre mdialit, dans son proprejustement,la tAche la plus difficile.Le geste est en ceseoscomunicahilit.A proprement parler,iln' arienA dire,parcequl'de l'homme commepuremdialit.M1langagen'estpasquelque ch08e qu pusse nonc en poop'8sence toujours geste de ne pass'y retrouver dans lelangage,tOleacception du terme,qui indique au senspropre cedonton