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MARDI 17 MARS 2020 NOTRE QUOTIDIEN DE LA QUARANTAINE #1

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MARDI 17 MARS 2020

NOTRE QUOTIDIENDE LA QUARANTAINE #1

E n quittant la ferme-auberge du nord de la France, on s’était bien étonné de voir tant de jeunes Anglais. Le

propriétaire se prenait la tête sur le service des petits-déjeuners : la veille, la fermeture totale des bars et restaurants avait été an-noncée. Les Anglais avaient précipitam-ment les stations de ski et attendaient de traverser – mais quand ? – le tunnel sous la Manche, à quelques kilomètres de là.

Dimanche, on est rentré à Paris voter pour ces drôles d’élections municipales aux enjeux soudainement floutés par le Covid-19. À Montmartre, au pied de la ba-silique et de ses jardins où les promeneurs prenaient le soleil, se trouve la Halle Saint-Pierre qui abrite deux bureaux de votes, n° 20 et n° 21. Vers 17 heures, l’affluence est faible. Gel disponible, certains asses-seurs sont masqués, d’autres non. Pas de marquage au sol mais les électeurs gardent leurs distances. Conviés à dépouiller à 20 heures, nous revenons alors que la nuit tombe. Chez Raphaëlle, la boulangerie de la rue André-del-Sarte, on tire le rideau sur les quelques baguettes restantes. Dépouil-lement étrange pour élections lunaires. Ta-blées de quatre : la mienne est entièrement masquée, je ne vois que les yeux de mes ca-marades d’un soir. Des habitués qui n’ont visiblement pas envie d’y passer la soirée. Le président du bureau passe, à découvert. « Lejoindre », « Bournazel », les noms des candidats à la mairie du XVIIIe arrondisse-ment se succèdent. Je ne connais rien des gens qui m’entourent : pas même leur vi-sage. Une fois les derniers papiers signés, chacun part rapidement dans la nuit noire.

Le lendemain matin, retour à la boulan-gerie. Il est 9 heures. Trois clients maximum en même temps, annonce l’ardoise posée sur le trottoir. Il y a tout ce qu’il faut, ba-guettes, pains au levain, miches qui durent une semaine (on en prend une demie, au cas où). Les jardins du Sacré-Cœur

Pendant ce temps-là…...à Montmartre, du dépouillement au confinement. Texte Pierre Groppo

sont fermés. La rue de Steinkerque, nor-malement bondée de touristes, est vide. Un  joggeur, un chien en laisse, c’est tout. La rumeur du confinement vient de commen-cer à réveiller les écrans de smartphones. Ce n’est qu’un début. Être enfermé chez soi, c’est pénible. Mais quand on vit sur cour, c’est la double peine : impossible de voir ce qu’il se passe dehors. Quand on res-sort vers midi, tout a changé. « Tu espères pouvoir faire tes courses ? Tu vas être sur-pris », rigolent deux voisins chargés de li-tière pour chat. Devant Carrefour Market, des dizaines de personnes font la queue, s’efforçant de garder leurs distances. Chez Leader Price, certains rayons sont entière-ment vides – à l’exception d’une boîte de soupe lyophilisée. À Pigalle, le Bio C Bon n’a plus ni riz, ni pâtes, ni légumineuses, ni huile. Heureusement, il reste deux paquets de graines à faire germer. Des vitamines en stock, c’est toujours ça de pris. À mi-che-min, un grand supermarché : personne de-vant. La queue commence en réalité dès l’entrée. Une heure et demie pour repartir avec ce qu’il reste encore de conserves de foie de morue ou de bocaux de tripes à la mode de Caen. Caissières et caissiers pla-cides, un peu hallucinés, mais plutôt ras-surants. Une ambulance passe, les gens se regardent bizarrement. Rentrer : ça trotte dans la rue, chou ou bières sous le bras. À 21 heures, après les annonces du président, les rares passants pressent le pas. La façade de la gare du Nord a quelque chose de fée-rique, le parvis est quasi vide. À 22 heures, le ministre de l’intérieur prend la parole. Il n’y a plus un chat dehors.

Ce matin, tout Montmartre a changé. Queues fabuleuses devant les supermar-chés. À la boucherie, une dame demande une dizaine de poulets. Midi approche, la tension monte. Et puis voilà: au pied du Sacré-Cœur, comme partout en France, le confinement vient de commencer. �

LA TENTATION EST LÀ. Premier jour de confinement, une fois les provisions faites, l’angoisse des rayons vides du supermarché passée, le laisser-aller pointe le bout de son nez. Le pantalon de jogging nous fait de l’œil, on ressort les chaussons fourrés-troués-jamais-jetés et le vieux sweat délavé. Résistez ! Il peut paraître vain de se soucier de futilités lorsque notre président nous serine que « nous sommes en guerre ». Pourtant, s’habiller correctement chaque matin permet de maintenir un rythme « normal », voire un rythme tout court. Rien n’oblige à enfiler un costume trois pièces ou des cuissardes douloureuses. On peut pratiquer le homewear élégant en sortant son plus beau cachemire ou, si l’on n’en a pas encore, en craquant (sur Internet) pour une merveille de douceur chez Loro Piana, Éric Bompard ou Alexandra Golovanoff. Un bon vieux Levi’s brut est toujours plus sympathique qu’un legging détendu. Et si l’on tient à ses pantoufles, on choisit de chics charentaises, on recycle ses Birkenstock avec de grosses chaussettes de laine. En somme, on écoute Sonia Rykiel : « Ce qui est important, c’est de trouver une allure et de s’y tenir. » �

LE CONFINEMENT CHIC Alors que débute le grand enfermement, voici quelques conseils avisés pour ne pas se laisser totalement aller. Par Elvire Emptaz

Voyages autour de nos chambrespar Joseph Ghosn

Il est 5 heures, je me réveille et je ne suis plus certain que Paris s’éveille aussi à cette même heure. Je m’inquiète pour mes proches, mes amis, mes collègues, pour leur santé. Je pense aussi à ceux qui nous lisent. Je garde en tête le nombre exponentiel de ceux qui sont infectés par le coronavirus, de ceux qui en souffrent, de ceux qui en meurent… Je n’attends qu’une chose : le moment où ces chiffres vont s’inverser. Ce matin, j’entendais que la Chine allait mieux. J’ai respiré, moi aussi, un peu mieux.En attendant, nous passerons les semaines qui viennent chez nous, mais ce n’est pas une raison pour ne rien faire. Au contraire. Rien n’est plus excitant que ce nouveau voyage autour de nos chambres : chaque jour, Vanity Fair publiera un quotidien en PDF, une poignée de pages, pour partager ce que nous vivons, ce que vous vivez et comment nous allons imaginer le monde qui vient, le monde d’après. Parce que nous sommes sans doute de cette fratrie qui préférera toujours les after aux before, nous avons eu envie de comprendre ce qui va se dérouler chez les uns et les autres, le partager et surtout tenter de dessiner, par croquis, le monde qui vient. Qu’al-lons-nous en faire ? Tout est à imaginer. De nos chambres aujourd’hui. Dans un monde à recon-quérir demain. Suivez-nous, lisez-nous, appe-lez-nous, écrivez-nous, donnez-nous de vos nouvelles, nous sommes là. Réinventons nos vies.PS : en écrivant ces mots, j’écoute une émission sur la radio en ligne NTS. Ça s’appelle « Le Jardin », c’est programmé par la musicienne Sarah Davachi. Écoutez-la, c’est vraiment bien.www.nts.live/shows/sarah-davachi

NOTRE CRISE DE LA QUARANTAINE #1

FOOD Il n’y a pas que des pâtes et du riz dans un menu pour confinés. Les choux sont des bombes vitaminiques qui se gardent des semaines. En version choucroute (ils ont sauvé bien des marins du scorbut), râpés en salade (et arrosés d’un peu de sel pour une lacto-fermentation expresse qui dopera votre intestin) ou juste blanchis, arrosés d’un trait de sauce soja ?

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Où êtes-vous ?Dans la maison où je vis, à 70 kilomètres au nord-est de Paris.Que faisiez-vous avant le confinement ?J’étais confiné. Je travaillais sur deux manus-crits de livres. Le premier au stade des cor-rections d’épreuves (dernière étape avant le livre), le second en cours d’écriture. Il y est question de Rome en 1970 et de la visite à la tombe d’un gigolo mort dans des toilettes pu-bliques en 1947.Qu’est-ce que la quarantaine a inter-rompu chez vous ?Rien, j’ai continué à avancer, je suis en train de faire des recherches sur la musique arabe et les prémices de l’euro-pop, un de mes per-sonnages se trouvant mêlé au milieu des dis-cothèques au début des années 1970. Son fournisseur d’opium l’initie à la musique des derviches tourneurs. Je lis l’intéressant livre de Peter Shapiro, Turn the Beat Around (édi-tions Allia, 2008), ainsi qu’un essai ancien sur la musique arabe.Qu’est-ce que la quarantaine a inventé dans votre vie ?J’ai la joie d’avoir mes enfants Lukas [Ionesco] et Clara [Benador] à la maison. Nous buvons du vin en regardant des films, le soir. Hier, nous avons revu Clubbed to Death (1996) de Yolande Zauberman dont j’ai beau-coup aimé l’excellent dernier film, M, récom-pensé d’un césar [celui du meilleur documen-taire] mérité dont on a moins parlé que ceux des Misérables de Ladj Ly et de J’accuse de Roman Polanski.Quelque chose, du dehors, qui vous manque plus que tout ?Une soirée ou deux à Paris pour rire un peu et voir les plus vivants de mes amis. Les coups de téléphone de Pierre Le Tan [illustrateur de génie, mort en septembre 2019] que le confi-nement aurait sûrement plus gêné que moi. Il aimait les salles des ventes et les restaurants de son quartier.

Comment découpez-vous vos journées ?Le matin, j’écris. L’après-midi, je corrige. En-suite je me promène dans la forêt et le soir, je bois du vin en regardant la télé (des films uniquement).Que faites-vous pour vous occuper ?Rien de plus.Comment vous informez-vous ?Je regarde mon téléphone.Les réseaux sociaux : plus que jamais ? Plus du tout ?Oui, j’aime bien Instagram.Physiquement, un exercice ?Non... Si je suis confiné dans mon jardin, je referai peut-être du jardinage. J’ai beaucoup négligé ce loisir depuis quelques années.Vous êtes-vous fixé des objectifs, une dis-cipline, des horaires ?Je dois sortir un livre en septembre, si la pro-vidence le permet, et écrire deux livres d’ici février 2021. En plus des articles et d’un scé-nario en cours avec Eva Ionesco.Un livre, un disque, un film, une série, un podcast, une radio, un passe-temps dans lequel vous confiner ?La lecture est le plus grand bonheur que je

connaisse. J’ai réuni suffisamment de lectures autour de moi pour pouvoir tenir un siècle de confinement. J’écoute aussi beaucoup de musique romantique allemande avec Lukas. De vieux enregistrements de Beethoven par le quatuor Busch [un quatuor à cordes au-trichien, fondé en 1913 par le violoniste et compositeur Adolf Busch et dissous à sa mort en 1952, considéré durant toutes les an-nées 1920 comme le meilleur d’Allemagne, sinon du monde, par les amateurs de musique de chambre. Le quatuor quittera Vienne pour New York à la montée du nazisme].Comment voyez-vous le monde après le Covid-19 ? Sera-t-il pareil ? Sera-t-il changé ? Repoussera-t-il de la même façon ?Aucune idée... Pas très différent d’avant, sans doute. Je n’ai aucune imagination en ce qui concerne le monde réel. Aucune at-tente non plus. �

Simon Liberati est, entre autres, l’auteur d’Anthologie des apparitions (Flammarion, 2004) ou d’Eva (Stock, 2015). Dernier livre paru : Occident (Grasset, 2019).

« Mon confinement » par… Simon LiberatiLongtemps amoureux de Paris, l’écrivain lui a préféré sa maison où il peut lire et écrire. Premier « journal du confinement » envoyé par un reclus avant l’heure.Entretien Philippe Azoury Photographie Simon Liberati

NOTRE CRISE DE LA QUARANTAINE #1