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23 22 Nourritures terrestres et spirituelles au menu des francs-maçons 22 23 PAR PHILIPPE WENDLING* PHOTOS JEAN-CHRISTOPHE DORN L’agape maçonnique répond à un rituel de table laissant une large place à la symbolique et à la fraternité. Reportage au cœur de la Grande loge nationale française.

Nourritures terrestres et spirituelles au menu des francs ... · travaux et rituels, l’idée est venue de faire maçons les dits professionnels. Cette initiative révolutionnaire

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Nourritures terrestres et spirituelles

au menudes francs-maçons

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PAR PHILIPPE WENDLING*PHOTOS JEAN-CHRISTOPHE DORN

L’agape maçonnique répond à un rituel de table laissant une large place à la symbolique

et à la fraternité. Reportage au cœur de la Grande loge nationale française.

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de la Grande loge nationale française. Libre à lui, en revanche, d’être chrétien, juif ou musulman », confi e Alain Brau, le Grand Maître Provincial d’Austrasie, secteur qui pour l’obédience englobe l’Alsace, la Lorraine et le Territoire de Belfort. Le moment de recueillement achevé, tous les frères s’asseyent dans un mouvement quasi synchronisé. Le Vénérable s’empresse dès lors de rompre du pain puis de le distribuer dans une chaîne d’union. Le geste n’a rien d’anodin. Il symbolise « la rupture entre le temps profane et le temps sacré, rappelant le retour au temps de l’Origine, au temps de la Création, c’est-à-dire le temps du premier partage entre le Grand architecte de l’Univers et l’Homme », pointe un maçon.

Après un nouveau coup de maillet, le Vénérable demande aux Surveillants de s’assurer que « les canons sont chargés et alignés », soit en langage profane si les verres sont remplis et disposés sur la ligne dorée matérialisée sur la table. Si pour «boire un canon» certains maçons optent alors pour de la «poudre», comprendre du vin, d’autres préfèrent de la «poudre faible», de

l’eau. Les conversations s’interrompent. « Tout est chargé et aligné sur les colonnes », confi rment les Surveillants avant de jouer à leur tour du maillet. Le moment est solennel : les initiés s’apprêtent à porter un toast, «à tirer un santé» comme ils disent. Le bénéfi ciaire de leurs bons sentiments ? Le Président de la République française ainsi que tous les souverains et chefs d’Etats qui protègent la franc-maçonnerie. « Nous saluons une fonction pas une personne. La politique n’a pas de place chez nous. Il est interdit d’en parler, au même titre que la religion et l’argent », souligne un maçon. Comme ses « frangins », l’homme présente fi èrement son verre de la main droite et son «glaive» (couteau) de la main gauche. Côté gauche toujours, une serviette posée sur son avant-bras fait offi ce de drapeau. « Feu », lance-t-il puissamment et en chœur avec les autres convives. « Le maçon est viril et sage », sourit Alain Brau avant de préciser que ces principes de table puisent directement

leurs racines dans les us séculaires de loges militaires.

Au cours de l’agape, « le vin se rapporte à la vie contemplative, au miracle de la transformation de l’eau en vin. Il est du domaine du qualitatif. C’est le symbole de l’intelligence. Il élève l’esprit », estime-t-on dans la franc-maçonnerie. Pour autant, si les nectars de Bacchus ont toute leur place dans les rituels, leur consommation doit être modérée. Convivialité, oui ; débauche, non ! « Pourquoi un jour nos pères ont décidé de dresser les bonnes pratiques de nos banquets ? C’est tout simplement parce qu’au XVIIIe

siècle, quelques décennies seulement après l’organisation de la maçonnerie en obédiences, nobles et bourgeois avaient tendance à faire de ces repas un moment de ripaille. Il a fallu leur rappeler les raisons pour lesquelles ils se

réunissaient », explique un Dignitaire de la Grande loge nationale française. « L’agape n’a pas pour fi nalité de faire bombance dans un festin démesuré. Au contraire », poursuit un autre.

HAGGIS ET WHISKIES Outre l’agape, les maçons partagent parfois d’autres

formes de banquets pour des occasions bien spécifi ques. Ainsi, ceux respectant les codes établis par les premières loges écossaises ont entre autres coutume de dîner en la mémoire de Robert Burns vers le 25 janvier, jour de sa naissance en 1759. « Si en Ecosse, son pays natal, il est toujours fêté en tant que poète nous, nous lui rendons hommage parce qu’il était lui-même maçon, explique un frère. Au cours de cette soirée, qui est rythmée par un joueur de cornemuse, nous assistons à la préparation d’un haggis, un plat à base de panse de brebis farcie. Nous buvons également trois whiskies, récitons des poèmes de Burns et entonnons « Auld Lang Syne », une chanson traditionnelle qu’il avait adaptée en son temps. Sa traduction est souvent reprise en France, notamment à la fi n de repas festifs, sans que les gens ne fassent forcément le lien avec la franc-maçonnerie. Et pourtant, ses paroles sont sans équivoque : « Ce n’est qu’un au-revoir, mes frères, ce n’est qu’un au-revoir. Oui, nous nous reverrons, mes frères, ce n’est qu’un au-revoir. Formons de nos mains qui s’enlacent au déclin de ce jour, formons de nos mains qui s’enlacent une chaîne d’amour… »

L’agape n’a pas pour fi nalité de faire

bombance dans un festin démesuré

Dans la salle dite «humide» du Temple strasbourgeois de la Grande loge nationale française, les frères attendent

patiemment l’autorisation de s’attabler pour l’agape. Sur les tables disposées en U pour reproduire la forme du Temple, les couverts sont dressés en forme de compas. Les verres et les bouteilles sont alignés sur une bande dorée « pour respecter une certaine rectitude ». Le décorum est planté, le silence de mise, l’improvisation bannie. Pas question pour les francs-maçons de s’installer n’importe comment. Les places ne sont pas nominatives mais fi xées en fonction du chemin déjà effectué vers la Lumière, comprendre l’ancienneté et le grade de chacun dans la loge.

Les apprentis ou derniers arrivés en maçonnerie s’asseyent du côté nord, tandis que les compagnons plus avancés dans leur travail spirituel se retrouvent au midi. Les maîtres de la loge se positionnent, eux, de part et d’autres des colonnes, comprendre sur la table du milieu. En leur centre, le Vénérable maître et les Dignitaires. Garant de la soirée, ce

dernier veille au respect de la tradition et à la bienséance des participants. Aux extrémités de la tablée, deux Surveillants le secondent dans sa tâche. « Le déroulement de l’agape est précis et immuable mais il diffère légèrement selon le rite observé par la loge. Nous, nous appliquons le rite français, glisse un initié. Le Vénérable, fonction qui tourne entre les frères chaque année, doit faire respecter ce rite mais il est libre d’y appliquer le rythme qu’il souhaite et d’instiller un peu de sa personnalité. Néanmoins, quelle que

soit leur façon de faire, tous les «Véné» sont guidés par la même envie : celle de voir les «frangins» rentrer chez eux en se disant qu’ils ont passé une bonne soirée grâce autant aux travaux menés durant la Tenue

qu’à la communion permise par l’agape. »Brisant le silence ambiant par un

retentissant coup de maillet, le Vénérable ouvre le repas. Toujours debout, les frères récitent une version du Bénédicité dans laquelle le «Seigneur» est désigné sous le vocable de «Grand architecte de l’Univers». « Avoir foi en Dieu est une obligation pour tout postulant qui frapperait à la porte

Avoir foi enDieu est une

obligation pour tout postulant

Le déroulement de l’agape est rythmé par des « santés » obligatoires. Ces toasts visent à rendre hommage, entre autres, à l’ensemble des frères et aux chefs d’Etat protégeant la maçonnerie, à l’instar du président de la République française.

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« C’est pour cette raison que nous ne parlons pas d’« agapes » au pluriel mais d’« agape » au singulier, terme utilisé pour les repas fraternels des premiers chrétiens, ajoute pour sa part un troisième frère. L’agape vient du mot grec agapè qui signifie «amour, amitié fraternelle» et par extension «accueillir avec amitié». Cet amour fraternel éprouvé entre maçons ne doit pas être confondu avec l’amour profane qui trouve son origine dans le mot éros et se rapporte à l’emprise des sens. »

Conformément aux valeurs intrinsèques de solidarité et de fraternité de l’agapè, le partage du repas se veut un rite d’alliance à travers lequel les maçons communient « dans une même pensée » car, disent-ils, « nous vivons tous au même rythme et partageons la même expérience, le même mystère ». Ce banquet « contribue à nous souder davantage encore après nos travaux en loge, lors de la fête d’un saint-patron ou encore lors des Saint-Jean, c’est-à-dire les solstices d’hiver et d’été, commente un frère. Il permet d’échanger avec son voisin de table des aléas de la vie

quotidienne, de s’enquérir de la santé ou de la situation de l’un ou de l’autre, ce que l’on ne peut pas faire pendant les Tenues. Les liens qui nous unissent se renforcent à cette occasion d’autant plus que le statut que chacun a dans la vie profane est occulté. Nous sommes tous égaux quelles que soient nos origines sociales, nos différences. Un ouvrier est autant l’égal

d’un chef d’entreprise que d’un médecin ou d’un avocat. »

Afin de gommer encore davantage les différences sociales qui pourraient les séparer, les maçons retirent le tablier et le sautoir arborés durant la Tenue

avant de passer à table. Costumes noirs, chemises blanches, leurs vêtements reflètent « leur uniformité et leur renoncement à la vanité ». Cette volonté d’égalité se traduit également dans la possibilité offerte aux apprentis de prendre la parole durant l’agape, chose qu’ils ne sont pas autorisés à faire pendant les travaux de la Tenue et ce le temps de leur initiation qui demande généralement une bonne année. « Il est de règle que les apprentis soient chargés de préparer les plats

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UN VECTEUR DE DÉMOCRATISATION

« A la fin du XVIIIe siècle, les frères avaient pour habitude de se retrouver dans des auberges pour chanter et partager l’agape, raconte un gradé de la GLNF. Parmi ces maçons, qui étaient des nobles ou des intellectuels issus de la bourgeoisie, certains ont manifesté la crainte de voir les cuisiniers et serveurs, tous profanes, colporter à l’extérieur ce qu’ils pouvaient observer durant les banquets. Afin de garder secret aussi bien la teneur de leurs propos que leurs travaux et rituels, l’idée est venue de faire maçons les dits professionnels. Cette initiative révolutionnaire est à l’origine d’une démocratisation de la maçonnerie, de son ouverture à l’ensemble des classes de la société. »

Agapè signifie

« amour, amitié fraternelle »

Détail de l’étendard de l’Austrasie. Cette province de la GLNF

regroupe l’Alsace, la Lorraine et le Territoire de Belfort. Elle a été créée

en 1954 et non en 1955 comme l’indique la broderie de ce fanion.

Garant de la bonne tenue du repas, le Vénérable joue du maillet pour appeler l’attention des maçons.

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de l’agape, d’assurer le service puis de faire la vaisselle. Ce n’est pas un bizutage mais une façon de leur apprendre l’humilité et la fraternité », justifi e un maçon.

Pour une question organisationnelle, la quinzaine de loges strasbourgeoises de la GLNF, qui comptent chacune d’entre elles au maximum une trentaine de membres, passe par les services d’un traiteur lui-même engagé dans la franc-maçonnerie. Les mets proposés sont divers et seuls certains ont une portée symbolique, à l’instar de l’agneau pascal. Idem pour le vin, chaque loge est libre de retenir le rouge et/ou le blanc qu’elle souhaite. Rien n’oblige non plus les maçons à privilégier telle ou telle cuvée ou encore la production d’un frère. La rumeur veut qu’au moins une dizaine de vignerons et de viticulteurs alsaciens soient membres de l’une ou l’autre obédience maçonnique.

« Le rituel et les échanges sont les ingrédients principaux du repas, martèle encore un «frangin». L’agape n’est pas obligatoire mais les frères s’en font un devoir car ce repas permet de poursuivre le chemin initiatique entamé de par la teneur des propos

échangés. » En fonction des décisions du Vénérable, les convives peuvent prolonger à table les travaux menés quelques minutes auparavant en loge. Ils peuvent aussi aborder tout autre thème philosophique, symbolique ou rituel. En outre, l’un des participants peut aussi lire une planche, comprendre un travail de réfl exion, qu’il aura spécialement rédigée pour l’occasion à la demande du «Véné». « Comme au cours d’un repas de famille, nous

partageons également parfois sur des choses totalement triviales, dixit un maçon. Mais attention, cela ne veut pas dire qu’on se laisse aller. Dans ce cas encore, des codes sont à respecter. La parole ne se prend pas librement. Elle est accordée par le Vénérable. Quand quelqu’un parle, les autres se taisent et surtout ne le contredisent pas. On respecte tous les avis et si

l’on veut réagir on commence par «je pense que». La règle veut aussi qu’on ne parle qu’une fois par sujet et de façon courte, ce qui oblige à bien réfl échir avant. Cette discipline, qui refl ète la droiture du maçon, favorise l’écoute et l’attention de tous. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle est de plus en plus adoptée dans le monde professionnel. »

LA GRANDE LOGE NATIONALE FRANÇAISE

On ne parle qu’une fois par

sujet et de façon courte, ce qui oblige à bien réfl échir avant

« Frères et compagnons de la maçonnerie, sans chagrin

jouissons des plaisirs de la vie… »

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Le Freemasons Hall de Londres en 1809, siège de la Grande Loge unie d’Angleterre et du Suprême Grand

chapitre des maçons de l’Arche royale en Angleterre. Il a été reconstruit au début du XXe siècle dans le style art déco classique.

Il abrite plusieurs temples maçonniques depuis 1775.

Fondée en 1913, la Grande loge nationale française ou GLNF est « la seule obédience régulière en France à être reconnue par la Grande loge unie d’Angleterre qui est la garante des anciennes règles de la tradition maçonnique », précise Alain Brau, son Grand maître provincial en Austrasie. La province dont il a la charge regroupe, depuis 1954, des loges installées en Alsace, en Lorraine et dans le Territoire de Belfort. Exclusivement masculines, ces dernières comptent environ 550 frères, dont 200 à Strasbourg où la GLNF dispose d’un Temple de 800 m2. A l’échelle nationale, l’obédience est forte de plus de 28 000 maçons. La reconnaissance de sa régularité lui vaut en outre d’entretenir des relations privilégiées avec plus de 170 Grandes Loges de par le monde, que ce soit en Europe, en Amérique ou encore en Afrique. Parmi ses crédos, dixit Alain Brau : « offrir un cadre aux frères ainsi qu’aux postulants afi n qu’ils se réalisent chacun spirituellement et individuellement ». Plus d’infos sur www.regius-glnf.fr.

L’omniprésence de la discipline se traduit aussi, notamment, dans le fait qu’un frère n’ayant pas aligné son verre sur ceux des autres se fait gentiment réprimander par un Surveillant. Sa punition : boire un godet d’eau comme les dieux grecs étaient contraints d’ingurgiter un liquide empoisonné en cas de parjure. Rien de frustrant ou de vexatoire pour autant, selon les membres de la GLNF. Rien d’antinomique non plus avec la convivialité de l’agape qu’insuffl ent notamment les sept santés à obligatoirement effectuer avant la fi n du repas. Pourquoi ce nombre ? Tout simplement parce qu’il s’inspire des sept libations que les Grecs anciens pratiquaient en l’honneur des astres ayant donné leurs noms aux jours de la semaine. Parmi ces libations, l’une était par exemple dédiée à Mercure, planète liée à la surveillance dans la symbolique. Nulle surprise dès lors qu’elle soit reprise dans les loges pour saluer le grade de Surveillant.

« Nous portons également des santés, entre autres, à notre Grand maître provincial et aux offi ciers de notre loge. De même, nous saluons par nos toasts l’universalité de la maçonnerie et l’ensemble de nos frères absents afi n qu’ils bénéfi cient également des retombées divines dans ce monde ou ailleurs », précise un frère. Pour ce faire, les participants de l’agape joignent la voix aux gestes et entonnent «La chanson de l’apprenti» tout en se tenant par la main. « Frères et compagnons de la maçonnerie, sans chagrin jouissons des plaisirs de la vie… » Cassant parfois leur chaîne d’union, les maçons dessinent par trois fois un triangle dans le vide avant de boire une lampée et de se reprendre les mains. Une fois leur chant achevé, tous se rasseyent, certains en profi tant pour fi nir leur dessert ou un café. Ultime coup de maillet de ce repas débuté une heure et demie plus tôt : le Vénérable prononce la clôture des travaux de table. Exit désormais tout rite. Les maçons s’accordent encore quelques minutes de discussions – libres cette fois – avant de quitter le Temple pour rejoindre leur domicile. « Après la Tenue, l’agape nous permet de passer du sacré à la fraternité et ainsi de réaliser que notre vie maçonnique ne se limite pas aux moments vécus dans la loge, résume l’un d’eux. De même, ce repas a valeur de phase intermédiaire pour que nous ne soyons pas trop coupés de la réalité terrestre avant de regagner le monde profane. »

Ph. W.

*Philippe Wendling est journaliste.

La province d’Austrasie de la GLNF, dont Alain Brau est le Grand maître, regroupe environ 550 frères. L’obédience dispose notamment

d’un temple de 800 m2 à Strasbourg pour ses travaux.