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Nouveaux cahiers d’Ethos

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Nouveauxcahiersd’Ethos

LesNouveauxcahiersd’Ethosontpris,en2015,lerelaisdesCahiersd’Ethosqui,de1987à

1997,ontassuréladiffusiondestravauxderecherchedesmembresduGroupederechercheEthos.Près de 20 ans après la parutiondu dernier numéro desCahiers d’Ethos, le besoind’un outil dediffusion s’est fait à nouveau sentir pour publier dans des délais raisonnables les travaux desmembresduGroupederechercheEthosetlesfaireconnaître.Parailleurs,entantquechercheur.e.senéthique,ilnousestapparuimportantdecontribueraumouvementScienceouvertequifavoriseladiffusionde et l’accès lesplus largespossiblesà la rechercheuniversitaire. LesNouveaux cahiersd’Ethossontdoncdescahiersderecherche,sanspériodicitéfixe,accessiblesenlignesurSémaphore,le dépôt numérique de l’UQAR (http://semaphore.uqar.ca/). Ils prendront autant la forme denuméros varia rassemblant un ensemble d’articles sur des sujets différents, que de numérosthématiquesoud’actesdecolloques.

UnepublicationduGroupederechercheEthosUniversitéduQuébecàRimouski300AlléedesUrsulines,Rimouski(Québec),Canada,G5L3A1No2/2021Conceptiongraphiquedelapagecouverture:GéraldineRondeauetMireilleDesgagnésMiseenpage:EstherCôté

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QuelquesenjeuxéthiquesassociésàlapandémiedeCOVID-19

Prèsde6ansaprèslaparutiondupremiernuméro,voicienfinle2enumérodesNouveauxcahiers d’Ethos. Les cinq textes qui composent la première partie portent sur quelques enjeuxéthiquesliésàlapandémiedeCOVID-19.Cestextesontétérédigéspardesétudiant.e.senéthiquedel’Université du Québec à Rimouski dans le cadre du cours ETH65405 Introduction auxproblématiquesdel’éthiquedonnéàl’automne2020.

Dans«Lavaccinationobligatoiredes travailleursde lasantécontre laCOVID-19»,Marie-HélèneCormier,médecind’urgence,soulèvelaquestionpresquetabouedelavaccinationobligatoirecontrelaCOVID-19destravailleur.euse.sdelasanté,qu’ellesoumetàl’approchedeladélibérationéthique.Compte-tenudelaréponseàlavaccinationjusqu’àprésentmitigéechezlestravailleur.euse.sdelasanté,ilestfortprobablequeletauxdevaccinationchezcegroupeprioritairen’atteignejamaiscelui de l’immunité collective. Or, leur vaccination constitue unmoyen important pour limiter latransmissiondanslesmilieuxdesoinsetpourprotégeràlafoislaclientèleetlepersonnel.

ArianeMailhotproposeun texte intitulé«Leséthiquesde lavulnérabilitéetducarepouraborderlasituationdestravailleur.euse.sessentiel.le.sentempsdeCOVID-19».Danscetexte,elles’intéresseauxtravailleur.euse.sessentiel.le.sentempsdeCOVID-19,enrelevantquecespersonnes,dontletravailestpeuvaloriséetreconnu,ontpourtantmaintenulesystèmeàboutdebraspendantlapandémie.Elleenanalyselasituationparticulièreàpartirdeséthiquesdelavulnérabilitéetducare.

Dans son texte «Prendre soin de l’itinérance en temps de pandémie», Benoît Le Pape,travailleurde rue, analyse les impactssur lespersonnesde laVieille-Capitale vivant en situationd’itinérancedesdirectivessanitairesprisesparlegouvernement.Ilmontrecommentcesmesuresn’ontpaspris en compte la réalitédespersonnesen situationd’itinérance et ont contribué à lesmarginaliserencoredavantage.

IsabelleLavioletteanalyselecasfictifd’uneinfirmièreencongédematernitéquidélibère,enpleinepandémie,sursonretourautravaildansuncentrehospitalierdesoinsdelongueduréeoùplusde lamoitié des résidents et plusieurs employés sont infectéspar le SARS-CoV-2. Son texte, «Leservicepublicencontextedepandémie:ledilemmedeJeanne,infirmière»analysecettesituationàpartirdel’approchenarrativeetcelledel’éthiqueducare.

Enfin, William Lahaye propose une réflexion critique et tout à fait originale sur ledocumentaireHold-upréaliségrâceàunfinancementparticipatifetaccuséderelayerdesthéoriescomplotistesetdesinformationsfaussessurlevirusetlesdonnéesetétudesscientifiquespubliéesparlaSantépubliquefrançaise.Sontexte,«Hold-up:lesenjeuxéthiquesdufinancementparticipatif

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à l’épreuve du contexte de la pandémie de COVID-19», s’intéresse aux enjeux éthiques dufinancementparticipatiflorsqu’ilcontribueàladésinformation.

La2epartiedunuméro comprend trois textes. Lesdeuxpremiers sont issusdes journéesd’étudesduGroupederechercheEthosquisesonttenusenjuin2018surlethèmedelavulnérabilitédanslecadred’unfinancementobtenuduFondsderechercheduQuébec–Sociétéetculture(FRQSC).Dans «Angles morts écologiques, maîtrise et déni de vulnérabilité», Laurie Gagnon-Bouchardprésente la thèse voulantque la logiquede lamaîtrise soità l’originede l’incapacitédes sociétésoccidentales à s’avouer vulnérables de manière permanente par rapport à la nature et àl’environnement physique. Elle le fait à partir des théories de l’épistémologie de l’ignorance, del’écoféminisme,etdeséthiquesducareetdelavulnérabilité.

Marie-NoëlleAlbertetNadiaLazzariDodelerexplorentpourleurpartlesnotionsd’insertion,d’intégrationetd’inclusionprofessionnelleàpartird’uneenquêteportantlasituationdesimmigrantsquis’installentenrégionéloignéeauQuébecdansuntexteintitulé«Duprocessusd’insertionsocialeà l’inclusion sociale oude la vulnérabilité à la résilience-reliance». Leurs résultatsmontrentunerelationentrel’inclusionetuneconceptiondelarésiliencecommereliance.

CenuméroseclôtsuruntextedeChristianToupinintitulé«Portraitéthiqueetidentitéduprofessionnel dans l’environnement de recherche publique fédérale». Dans ce texte, l’auteurprésentelesrésultatsd’unebrèveenquête,réaliséeen2016,visantd’abordàrecenserlesoutilsetdispositifs éthiques mis en place dans deux organisations de recherche publiques fédéralesafind’établirletypedenormativitéimpliquéedanscesorganisations.Cetteenquêtevisaitégalementàrépondreàlaquestiondesavoirqueltyped’identitéprofessionnelleprévautchezleschercheursdelafonctionpubliquefédérale.

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Tablesdesmatières

1ÈREPARTIE-QUELQUESENJEUXÉTHIQUESASSOCIÉSÀLAPANDÉMIEDECOVID-19 5

Marie-HélèneCormierLavaccinationobligatoiredestravailleursdelasantécontrelaCOVID-19 5

ArianeMailhotLeséthiquesdelavulnérabilitéetducarepouraborderlasituationdestravailleur.euse.sessentiel.le.sentempsdeCOVID-19 15

BenoîtLePapePrendresoindel’itinéranceentempsdepandémie. Réflexion éthiquesurl’impactdesdirectivessanitairesauprèsdespersonnesvivantensituationd’itinérance. 24

IsabelleLavioletteLeservicepublicencontextedepandémie :ledilemmedeJeanne, infirmière 37

WilliamLahayeHold-up:lesenjeuxéthiquesdufinancement participatifàl’épreuveducontextedelapandémie deCOVID-19 45

2EPARTIE-VARIA 60

LaurieGagnon-BouchardAnglesmortsécologiques,maîtriseetdénidevulnérabilité 60

Marie-NoëlleAlbertetNadiaLazzariDodelerDuprocessusd’insertionsocialeàl’inclusionsocialeoudelavulnérabilitéàlarésilience-reliance 69

ChristianJ.ToupinPortraitéthiqueetidentitéduprofessionneldansl'environnementderecherchepubliquefédérale 82

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1ÈREPARTIE-QUELQUESENJEUXÉTHIQUESASSOCIÉSÀLAPANDÉMIEDECOVID-19

LAVACCINATIONOBLIGATOIREDESTRAVAILLEURSDELASANTÉCONTRELACOVID-19

Marie-Hélène Cormier – Détentrice d’un baccalauréatendroitetd’undoctoratde1ercycleenmédecine,Marie-Hélène Cormier est membre du barreau du Québec etmédecin d’urgence au Centre hospitalier régional deRimouski. À l’été 2020, elle a débuté le programme demaîtriseenéthiqueàl’UniversitéduQuébecàRimouski.

Moinsd’unanaprèsl’apparitiondespremierscasdemaladieliéeauSARS-CoV-2(«COVID-19»),audétourdeprouessesscientifiquesd’unerapiditésans précédent, Santé Canada a approuvé le9décembre2020 un premier vaccin contre laCOVID-19. Au moment d’écrire ces lignes1, lavaccinationad’ailleursdébutéauQuébecchezlesrésidents et le personnel de certains Centreshospitaliersde soinsde longue durée (CHSLD).Or, suivant la réponse mitigée chez lestravailleursde la santé jusqu’à présent, ondoitsérieusement envisager que le taux devaccinationchezcegroupeprioritairen’atteignejamais celui de l’immunité collective. Dans lescirconstances, le gouvernement du Québecdevrait-il imposer la vaccination obligatoirecontrelaCOVID-19auxtravailleursdelasanté2?Nous aborderons la question sous forme dedélibérationéthiqueennousinspirantdumodèledeLegault(Legault,1999).Nousdébuteronsparuneprisedeconsciencedelasituationetparlaclarificationdes valeurs en jeu, et poursuivronsaveclajustificationdesvaleurspriorisées.Nousconcluronsententantdecréerundialogueentrelesacteursimpliqués,parunargumentairefinalbasé sur la justice expliquant pourquoi noussommes plutôt favorables à l’imposition de la

1Cetexteaétérédigéendécembre2020.2Notiondetravailleurdelasantéausenslargevisanttouslesindividusayant,danslecadredeleuremploi,unerelationdirecteaveclaclientèleduréseaudelasantéquébécois,incluantlesressourcesintermédiaires(RI)etlesrésidencesdepersonnesâgées(RPA).Parexempleseraientincluslesmédecins,infirmières,infirmièresauxiliaires,préposésauxbénéficiaires,professionnelscliniques(ergothérapeute,physiothérapeute,orthophonistes,travailleurssociaux,etc.),incluantlesstagiairesenformationdanslesmilieuxdesoins.

vaccination obligatoire dans le groupe destravailleursdelasanté.

1. PRISEDECONSCIENCEDELASITUATION

a. Positionnementdeladiscussion

Contexted’urgencesanitaireIl importe de débuter la réflexion en rappelantuneévidence:toutcequiconcernelagestiondelapandémiedeCOVID-19nousplongedansunesituation sans précédent, sans réel comparatifcontemporain.Cettesituationd’urgencesanitaireforce les dirigeants de toutes les nations àprendredesdécisionsrapides,malheureusementbasées sur des données empiriques souventfragmentaires,etenconstanteévolution.Dansuntelcontexte,ilfautcertess’assurerd’unecertaineapplicationduprincipedeprécaution,maisaussiquedesactionspositivespourrontêtremisesenœuvremalgrétoutpourassurerlasécuritédelapopulation et la maîtrise éventuelle de lapandémie.

Les vaccinsont certes étédéveloppés etétudiés dans l’urgence. Par contre, les résultatspréliminairesetlaqualitédesétudesquilessous-tendent sont encourageants, et passent jusqu’àprésentassezfacilementl’épreuvedelarevueparlespairs.Ildemeurebienentendudenombreusesinconnues.Notamment, lapuissancedes étudesnepermettoujourspasd’affirmeraveccertitudesilavaccinationréduitbeletbienlatransmission,ousiellene faitqueprotégerl’individuvacciné

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contreuneformegravedelamaladie.Nousavonsaussi peu de recul face à d’éventuels effetssecondaires très rares, que les études actuellesauraientpusous-estimer.

C’est donc à la lumière de ces données,malheureusement incomplètes, mais dans lecontexte de l’urgence sanitaire, que nousabordonscetexercicededélibérationéthique.

Pourquoienvisagerlavaccinationobligatoiredestravailleursdelasantéspécifiquement? AuQuébec,lestravailleursdelasantéontétéciblésenprioritépourrecevoirlevaccin,toutjusteaprèslesrésidentsdesCHSLD.Alorsqu’onparledesemainesavantquelestravailleursdelasantéaientaccèsauvaccin,ilestprobablequelapopulation en général doive attendre plusieursmois avant de bénéficier de cette opportunité.Depuis le début de la pandémie, la capacité deréponseduréseaudelasantéestundesfacteursinfluençant l’application de mesures plus oumoinscontraignantesdedistanciationsociale.

En vaccinant les travailleursde la santé,onsouhaited’abordlimiterlatransmissiondansles milieux de soins, pour protéger à la fois laclientèleetlepersonnel.Deplus,enimmunisantle personnel de la santé, on cherche aussi àassurer l’efficacité du réseau en limitant lesabsences du personnel qui aurait contracté lamaladieouauraitétéencontactétroitavecdesgensmalades,autantdansleurmilieudetravailque dans leur vie personnelle. Ultimement, onsouhaite assurer la qualité des soins donnés etéviterdedevoirdélesterdesactivitésmédicalesetchirurgicalesmoinsurgentes.

Pour que la mesure soit réellementefficace, il fautatteindreunseuilvaccinalparmile personnel qui permette une immunitécollective,soitenviron75à80%destravailleursimmunisés (doncprèsde100%devaccinationdes travailleurs ne présentant pas de contre-indicationmédicale)(Steckel,2007).Bienqueletoutnesoitpas(encore)confirméparlesétudes,

auxfinsdelaprésentediscussion,noustiendronspour acquis que le vaccin permet de limiter latransmission, et donc qu’il s’agit d’un outilpermettantd’atteindrel’immunitécollective.

Nousavonscertestrèspeudereculfaceàla campagnedevaccination contre laCOVID-19chez les travailleurs de la santé. Bien que lacomparaison soit imparfaite, on peut toutefoiss’appuyer sur la réponse des travailleurs de lasanté lors des campagnes de vaccinationsaisonnière contre l’influenza. Historiquement,même avec les meilleures campagnes desensibilisation en place dans les milieux detravail,lacouverturevaccinaledépasserarement35 à 45% annuellement (Saluja, Theakston etKaczorowski, 2005). Or, en imposant lavaccination obligatoire, le taux avoisinerapidement les 100% (Blank, Gemeinhart,Dunagan et Babcock, 2020). Dans le contexteprécisduréseaudelasanté,qu’onysoitfavorableoupas,onnepeutnierl’efficacitéd’unemesuredevaccinationobligatoire.

Finalement,àcestadedelagestiondelapandémie, il importe de mentionner qu’unepanopliedemesuresalternativesdepréventiondesinfectionsontétédéployéesdansleréseaudela santé, demême que desmesures sévères dedistanciation sociale dans la population engénéral.Sousréservedufaitqu’ilpeuttoujoursyavoir des améliorations quant au respect desrègles, il restepeudemesures alternatives à lavaccination qui peuvent être déployées pourcontrôler la transmission de la COVID-19. Lavaccination apparaît donc comme un outild’autantplusprécieuxetessentielpour lasuitedeschoses.

b. Principaux acteurs impliqués etconséquencespotentielles

EnnousinspirantdelaméthodedeLegault,nousnous attarderons aux principaux acteursimpliquésetauxconséquencespotentiellesdelavaccination obligatoire chez ces individus. Aux

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finsdelaprésentedélibération,nousavonsciblétroisgroupesprincipaux.

TravailleursdelasantéD’emblée, la première conséquence pour lestravailleurs de la santé est une entrave à leurliberté de choix. Par contre, les réels impactsnégatifsdecetteatteinteàlalibertédechoixneconcernent sans doute que ceux qui sontfermementopposésàlavaccinationsurlabasedecroyances personnelles ou religieuses, parcontraste avec ceux qui n’auraient pas étévaccinés dans une campagne volontaire parsimplepassivitéounégligence.Ànotreavis,cetteconséquence est d’ailleurs négligeable chez lestravailleursquiauraientvolontairementchoisidesefairevacciner.

Les travailleurs vaccinés sont aussi àrisquededévelopperdes effets secondaires. Lamajoritédeseffetssecondairessontbénins,maisdésagréables.Deplus,bienqu’ilsoittrèsfaible,ilexistetoujoursunrisqued’effetsecondairegraveàlavaccination,qu’ilfautconsidéreravecencoreplusdeprécautionsdanslecasd’unecampagneobligatoire. Ces risques peuvent toutefois fairel’objet de méthodes de compensation pour enatténuer partiellement les conséquences, tellesquenouslesdécrironsplusloin.

Advenant la mise en place d’unprogramme de vaccination obligatoire, il estprobable qu’un travailleur de la santé quirefuserait de participer sans raison valables’exposerait à des conséquencesprofessionnelles,pouvant sansdoute allerde laréassignationde tâcheà lasuspension,voireaucongédiement.

Parmi les conséquences positives, lavaccination obligatoire assureraitvraisemblablement un milieu de travail plussécuritaire, en diminuant significativement lerisque de se contaminer à la COVID-19 dans lecadredesesactivitésprofessionnelles.Deplus,lavaccination optimale devrait entraîner la

diminutiondel’absentéismeliéàl’isolementdesemployés infectés et de leurs contacts. Cecidevrait contribuer à réduire lapression sur leséquipesdetravailliéeaumanquedepersonnel,lerecoursautempssupplémentaire,etc.

ClientèleduréseaudelasantéPour la clientèle du réseau de la santé, laprincipale conséquence serait la diminution durisqued’être infectée lorsd’unséjourdecourteou de longue durée dans un établissement duréseau. Considérant le nombre importantd’éclosionsenmilieudesoins,etconsidérantlefait que les travailleurs de la santé ont été desvecteurs importants, il s’agit d’un enjeuconsidérable.Laqualitédessoinsreçuspardeséquipespluscomplètes,plutôtqueparunréseaului-mêmeencrisedemain-d’œuvre,devraitaussiêtre supérieure. Une meilleure protection duréseau de la santé signifierait aussi unediminution du recours au délestage d’activitésmédicalesetchirurgicalesmoinsurgentes.

PopulationduQuébecPourlerestedelapopulation, lesconséquencesdirectes sont moins claires. Nous croyonstoutefois intéressant de les inclure dans laréflexion globale. En effet, l’imposition demesuresdedistanciationsocialeestdirectementreliée à la capacité de réponse du réseau de lasanté. Ainsi, un réseau mieux protégé, moinsvulnérable,pourrait fortprobablementmeneràunelevéeplusrapidedesmesuressanitaires.Deplus, tout résident du Québec est un potentielclient du réseau de la santé, ce qui rend lesconséquences listées à la section précédenteindirectementapplicablesàtoutunchacun.

On ne peut complètement ignorer lerisque que l’imposition de la vaccinationobligatoire, même aux seuls travailleurs de lasanté,contribueàgénérerunecertaineméfianceface au vaccin dans certains groupes de lapopulation. L’impact réel étant toutefoisextrêmement difficile à quantifier, nous necroyonspasqu’ilsoitréalisted’entenircompte.

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c. Normespertinentes

Le véhicule législatif permettant d’imposer desmesures de vaccination obligatoire au Québecexiste déjà. En effet, en situation d’urgencesanitaire, l’article123 (1) de la Loi sur la santépubliquepermetaudirecteurdelasantépubliqued’ordonnerlavaccinationobligatoiredetoutoupartiedelapopulation.

Au Québec, bien que ce soit fortementencouragé, il n’existe présentement aucuneobligation générale pour les travailleurs de lasantéd’êtrevaccinéspourpouvoirtravaillerdansleréseau.Ilexistetoutauplusquelquesexemplesoù la vaccination peut être une conditiond’embauche.

Une revue exhaustive des normesapplicables impliquerait certainement des’attarderauxchartesdesdroitsetlibertés,auxdifférents codes de déontologie et aux loisentourant les normes du travail. Le présentexercice ne se voulant en aucun cas un avisjuridique complet, nous nous contenteronsd’aborder la législation entourant la situationd’urgencesanitaire.

Ainsi, d’un strict point de vue légal,puisque nous sommes toujours en situationd’urgencesanitaire,ilsembletoutàfaitpossibled’imposer la vaccination obligatoire auxtravailleursdelasanté.

2. CLARIFICATIONDESVALEURSENJEU

Plusieurs valeurs interviennent au momentd’envisager la vaccination obligatoire destravailleurs de la santé contre la COVID-19(Galanakis et al. 2013). La première valeur encause est certainement l’autonomie destravailleursdelasantéfaceàleurchoixdesefaireoudenepassefairevacciner.Onfaitaussiappelà la valeur de responsabilité professionnelledes travailleurs de la santé à l’égard de leurclientèle. Ceci implique un aspect de non-

malfaisance,puisque la vaccination diminue lerisquedecontaminationd’unclientduréseauparun travailleur de la santé, et aussi debienfaisance, soit d’offrir les soins les pluscompletsetde lameilleurequalitépossibleàlapopulation.

Lavaleurdejusticeestaussiimportante.Les travailleurs de la santé auront accès à lavaccination bien avant que la population engénéral ne puisse être immunisée et, dansl’intervalle, la clientèle du réseau n’auraassurément pas l’opportunité de choisir lestravailleurs avec qui elle aura des contacts enfonctiondeleurstatutvaccinal.

Nouscroyonsquelatensionprincipalesesitue entre l’autonomie des travailleurs de lasanté et la responsabilité professionnelleenverslaclientèle,lescollèguesetlapopulationengénéral.

3. PRISEDEDÉCISIONPARRAPPORTAUXVALEURS

ENJEU

a. Valeurpriorisée

Dans nos sociétés libérales, l’autonomie estassurémentunevaleurcentrale,incontournable.Il s’agit d’une manifestation de la liberté, droitfondamental universellement reconnu. Ainsi, ilest fréquent que l’autonomie soit priorisée lorsd’une délibération éthique. Par contre,l’autonomie ne peut être absolue. Dans lasituationactuelle,nouscroyonsquelavaleurderesponsabilitédoitêtrepriorisée.

b. Argumentationappuyantladécision

L’atteintedel’immunitécollective,quiestenfaitl’objectifultimedetoutecampagnevaccinale,seveut une responsabilité collective, mais quidépend complètement de multiples actionsindividuelles.Dansuntelcontexte,existe-t-iluneobligationmoralepourlestravailleursdelasantéde se faire vacciner?Nous croyons qu’une telle

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obligationmorale existe, et qu’il s’agit d’un desargumentsfavorisantlavaleurderesponsabilitéprofessionnelleaudétrimentdel’autonomiedestravailleurs.

Afind’appuyernotredécisiondefavoriserla responsabilité professionnelle, nousproposons un argumentaire dérivé de certainsaspectsdestroisgrandesthéoriesmorales,soitleconséquentialisme,ledéontologismeetl’éthiquedelavertu(OgienetTappolet,2008).

Approcheconséquentialiste/utilitaristeDans «The moral obligation to be vaccinated:utilitariasnism, contractualism and collectiveeasy rescue» (Giubilini, Douglas et Savulescu,2018),Giubilinietsescollèguess’inspirententreautresde la théoriedu conséquentialismede larèglepourappuyerleurargumentairefavorisantla vaccination obligatoire. On s’intéresse au«conséquentialismecollectif»,oùcequiimporteest la résultante de l’application pour tous decertainesrègles.Parexemple,commel’illustrentOgien et Tappolet, «la question cruciale danscette perspective est celle de savoir ce qui sepasseraitsitoutlemondeagissaitdetelleoutellefaçon–ne pas payer ses impôts, par exemple»(Ogien et Tappolet, 2008, p. 141). Le bien estmaximisésitoutlemondeparticipe.

Enmatièrede vaccination, tout individuvacciné est mieux qu’aucun, mais le bénéficecollectif sera maximal avec l’atteinte del’immunitécollective,quiimpliqueque«tous»sefassentvacciner.Danslemêmeordred’idée,unindividu non vacciné n’est probablement pasproblématique, mais, si «tous» refusent, alorstoutlemondeestperdant.

De plus, même si la contribution dechaqueindividuestaufinalminime,l’obligationmorale d’agir prend naissance dans l’impactcollectifquidépendd’unagirindividuel.Chaqueindividu se doit de faire sa contribution pourfavoriserlebiencollectif.C’estcequelesauteursqualifientdeprincipedebienfaisance collective

(principleofgroupbeneficience) (Giubilinietal.,2018).

Appliquéàlavaccination,onopposealorslecoût individueldelavaccinationàceluidelamaladie qu’elle tente de prévenir pour justifierl’obligation individuelle de se faire vacciner.L’argument se décline ainsi: 1) toute personnenon vaccinée risque d’infecter une autrepersonne; 2) le coût à payer par individu pouréviter de contaminer une autre personne estassez petit, considérant la sécurité globale desvaccins; mais 3) la maladie peut entraîner desconséquencesdésastreuses,voiremortelles,chezla personne infectée. Nous partageons l’avis deGiubilini à l’effet que l’argument utilitariste telqu’exposé est particulièrement intéressant,lorsqu’appliquéaugroupedes travailleursdelasanté,quisonthautementàrisqued’êtreexposésàdesmaladiesinfectieusesetdelestransmettreà d’autres. Dans le cas de la COVID-19particulièrement, lestravailleursdelasantéontd’ailleurs été identifiés comme un importantvecteurdetransmission.

L’approcheutilitaristetellequeprésentéepar Giubilini et ses collègues supporte uneobligation morale d’être vaccinée, à l’exceptiondes cas où le coût individuel de la vaccinationserait tellement important qu’il outrepasse lebénéfice collectif. Les auteurs parlent alors devaccination à coût élevé (high cost), qui inclutassurément les contre-indications médicales,mais aussi dans une certaine mesure lesobjections religieuses ou idéologiques. Nous yreviendronsdanslasectionvisantàpréciserlesmodalitésd’action.

Finalement,dans le recueilTheEthics ofPandemics (Schwartz, 2020), les auteurs sequestionnent,brièvement,àsavoirsilanotiondeprotection des personnes vulnérables pourraitjustifier,danslecasdelaCOVID-19,desmesuresdevaccinationobligatoire.LavulnérabilitédelapopulationfaceàlaCOVID-19etsadépendanceau réseau de la santé génèrent-elles une

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obligationmorale,pourlessoignants,desefairevacciner?Nouscroyonsqu’ilfaillerépondreparl’affirmative.Bienqu’ilexisteplusieursécolesdepensée concernant l’éthique de la vulnérabilité,nous prioriserons ici la vision de Goodin sur laprotectiondespersonnes vulnérables(«PPV»),tellequerapportéeparRondeaudanssontexteLa vulnérabilité engendre-t-elle une obligationmorale?(Rondeau,2019).

La PPV, chez Goodin, génère uneobligationmorale d’agir qui se décline en troisniveaux, soit 1) la responsabilité individuelled’agir; 2) la responsabilité collective, incluantl’obligation de s’organiser collectivement pouragir; et 3) une responsabilité individuelle desmembres de la collectivité de s’acquitter desresponsabilités qui leur sont individuellementdévolues.Cecirejointenquelquesortelesproposde Giubilini. Goodin traite des vulnérabilitésrésultant d’une relation d’exploitation, qu’ildécritcommeétantcelledanslaquelleilya«uneasymétrie de pouvoir entre deux parties: lapartievulnérableabesoindecequiestfourniparlapartiedominante,lapartievulnérablen’aaccèsàcedontelleabesoinqu’àtraversunerelationaveclapartiedominante,etlapartiedominantecontrôle ces ressources et puisse les retenir»(Rondeau,2019,p.32).

Lequidamayantbesoindesoinsdesantéau Québec se retrouve assurément dans unepositiond’asymétriedepouvoirfaceau«systèmedesanté»ausenslarge.Danslecontexteprécisde la COVID-19 et de la vaccination, même s’ilsouhaitaitseprotéger, iln’apasaccèsauvaccinpour l’instant, puisqu’il ne fait pas partie despriorités. Ces décisions (légitimes) depriorisation dans la distribution du vaccinmaximisent la responsabilité collective du«système» d’assurer un accès continu etsécuritaireauxsoinsdesantéàlapopulation.Ceci

3Latraductionfrançaise«obligationfiduciaire»réfèresurtoutàunconceptjuridiquequin’apaslamêmesignificationendroitcivilqu’encommonlawetqui,ànotreavis,nereflètepastoutàfaitl’espritdel’auteur.Nousassumeronsdonclechoixdumaintiendel’anglaisdansletexte.

génère donc d’abord une responsabilité ditecollective,dévoluedanscecasàl’État,consistantà coordonner une campagne de vaccinationefficaceauseindes travailleursde lasanté.Parcontre, nous croyonsque ceci génère aussi uneresponsabilitéindividuelledestravailleursdelasanté à titre de membres de la collectivitépriorisée,soitcelledeposerl’actionindividuelledesefairevacciner.

ApprochedéontologiqueEnmatièredevaccinationobligatoire,l’argumentdéontologiquestrictseul,sansaucunégardpourlesconséquences,noussemblepeuconvaincant,etsurtoutpeuapplicable.CertainsélémentschezGiubilinietsescollègues,citésci-haut,etchezLee(Lee, 2015) nous apparaissent toutefoiscomplémentairesaurestedel’argumentationetdignesd’êtresoulevés.

Lee s’appuie sur la notion de fiduciaryduty3 destravailleursdelasanté.Cetteobligationnaîtdelarelationdeconfiancequisecréeentredeuxindividuslorsquelarelationentrelesdeuxpartiesestinégale,etimposeaufiduciaired’agirdans l’intérêt supérieur du bénéficiaire. Cecirejointlavaleurderesponsabilitéprofessionnellenomméeci-haut.Ainsi,enmatièredevaccination,l’intérêt supérieur du patient demande que letravailleurdontildépendpoursessoinsdesantéfassetoutcequiestensonpouvoirpouréviterdelui transmettre une maladie contagieusepotentiellementmortelle.

Giubilinietsescollèguesvontencoreplusloineninvoquantunecertaineformedecontratsocial, basé notamment sur le concept decontractualismtelquedécritparScanlon.«Anactis wrong if its performance under thecircumstanceswould be disallowed by any set ofprinciplesforthegeneralregulationofbehaviourthatnoonecouldreasonablyrejectasabasisfor

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informed,unforced,generalagreement.»Dansuntel cas, le respect de la règle ne s’évalue passeulementen fonctiondel’action,maisaussienfonctiondesmotifs qui influencent l’action. Parexemple,ondoitsedemanderquelsseraientlesmotifs globalement acceptables pour qu’untravailleur puisse risquer de transmettre laCOVID-19àunpatientvulnérable.

Limite des approches déontologiques etconséquentialistesSurlabasedecequiprécède,nouscroyonsqu’ilexisteeffectivementuneobligationmoralepourles travailleurs de la santé de se faire vaccinercontre la COVID-19. Par contre, on peut sedemander si ces approches offrent un appuisuffisantpourjustifierlavaccinationobligatoire,etpourquelamesureprésenteuneacceptabilitésociale suffisante. Les approchesconséquentialistesetdéontologiquesprésententunelimiteimportanteencequ’ellesexigentquel’on adhère aux théories morales qui les sous-tendent. Il s’agit aussi d’approchespotentiellement très exigeantes à l’égard destravailleurs de la santé, particulièrement en cequiconcernelesargumentsdéontologiquescitésci-haut.

ApprochedelavertuGiubilini et ses collègues, conscientsdes limitesnommées ci-haut, proposent un argumentalternatif, soit celui du easy rescue. Selon cettethéorie,sijepeuxposeruneactionquireprésenteunfaiblecoûtpourmoi,maisapporteraungrandbénéficeàautrui,j’aiuneobligationmoraledelefaire.Certes,cettethéoriepourraits’argumenterd’un point de vue conséquentialiste oudéontologique, mais plus simplement, l’actiondoit être posée, car c’est ce qu’une personnevertueuse ferait dans les circonstances. Selonnotre compréhension, ceci est tout à fait dansl’espritdelarègleditedu«bonsamaritain»,soitl’incarnation même de l’agent vertueux, unprincipelargementreconnuensolquébécoisau

4Chartedesdroitsetlibertésdelapersonne,RLRQ,chapitreC-12,article2.

point d’avoir été inscrit dans la loi4. En ce quiconcerne la vaccination, Giubilini étend ceconceptàuneresponsabilitécollectivederéaliserl’immunitécollectivepourlaprotectiondetous.Ainsi, dans la mesure où le coût collectif etindividuel est faible, les individus composant lacollectivitéontl’obligationmoraled’agir,doncdesefairevacciner.Ànoterquel’oninsisteencoreunefoissurlaconditiondufaiblecoût,etnousyreviendronsplusbas.

Nousavonsabordéplushautlanotiondevulnérabilitéd’unpointdevuepopulationnel.Onnepeut ignorerqueplusieurs travailleursde lasantésetrouventeux-mêmesdansunepositiondevulnérabilité,quecesoitenraisondumanquede reconnaissance général des professions ducareaumomentd’établirlesconditionsdetravail,dufaitquecestravailleurssontmajoritairementdes femmes, de par la surreprésentationd’immigrantsàstatutprécairedansleursrangs,etc. Probablement plus nombreux chez lespréposésauxbénéficiairesquechezlesmédecinsspécialistes,cestravailleursplusvulnérablessontgénéralement ceux qui sont le plus à risque des’infecteràlaCOVID-19enraisondeleurgrandeproximitéphysiqueaveclesusagers.Parcontre,ce sont aussi ceux chez qui les conséquencesprofessionnellespotentiellesnomméesplushautencasderefusduvaccinauraientprobablementl’impactleplusdévastateur.Cetteréalitédépassedeloinlaportéeduprésentexercice,maisils’agitnéanmoins d’un enjeu qui doit d’être pris enconsidération.

c. Préciserlesmodalitésd’action

Les détails entourant la mise en œuvre d’unemesure telle qu’une campagne de vaccinationobligatoiresontpartieprenanteàladélibérationéthique.Ilestcertainquelamiseenœuvred’unetelle mesure dans le contexte sociopolitiqueactuel serait probablement quelque peupérilleuse. Or, sans avoir la prétention d’être

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exhaustif, il appert important de précisercertaines modalités qui nous semblentimportantes pour minimiser les inconvénientschezlestravailleursdelasanté,doncs’assurerduplusfaiblecoûtpossiblepourlestravailleursdela santé, et ainsimaximiser l’acceptabilitéde lamesure.

Nous croyons tout d’abord qu’il estessentield’assurerlatransparenceduprocessus,et de prévoir une campagne d’informationstructurée, visant la transmission del’information pertinente quant au vaccin lui-même,maisaussisurlesmotifssous-tendantladécision d’imposer la vaccination obligatoire.L’information devrait être adaptée pour desemployés du réseau de la santé,mais aisémentcompréhensible pour tous, surtout pour lestravailleurs ayant un niveau de connaissancesmédicales plus faible. De plus, la vaccinationdevrait être gratuite, idéalement effectuée àmême les lieux et les heures de travail, ouminimalement, que les employés soientrémunéréspourletempsconsacréàrecevoirlevaccin.

De plus, des modalités de désistementautomatiques devraient être prévues dès ledépart pour les travailleurs de la santéprésentant une condition médicale rendant lavaccinationcontre-indiquée(ex.:allergie,déficitimmunitaire,etc.).Desmesurescompensatoiresdevraient aussi être prévues en cas d’effetsindésirablesplussérieux,tellesquedeconsidérerletoutcommeunaccidentdetravailadmissibleaux compensations prévues par la Commissiondesnormesdel’équitédelasantéetdelasécuritéautravail(CNESST).

Finalement, une procédure d’analysepourrait être mise en place pour étudier lesdemandesdedésistementpourmotifs religieuxet idéologiques au cas par cas, en fonctionnotammentduvolumededemandesd’exemptionet de l’impact sur l’immunité collective. Onpourraitoffrirauxtravailleursnonvaccinés,dans

la mesure du possible, une réaffectation à destâches non cliniques ou avec des populations àfaiblerisque.Ultimement,advenantunrefusnonjustifié de vaccination et en l’absence de tâchealternative à offrir, il faudrait probablementenvisager la suspension sans solde ou lecongédiementadministratif(etnondisciplinaire)des individus récalcitrants. À ce stade, nous necroyons pas du tout nécessaire d’envisager decontraindrephysiquementdestravailleursdelasantéàrecevoirlevaccincontreleurgré.

4. DIALOGUE

a. Réflexion critique sur le caractèreuniversalisabledeladécision

Afin de déterminer le caractère universalisablede ladécision, Legaultproposede soumettre ladécisionàtroiscritèrespourmieuxenmesurerlaportée, soit l’impartialité, la réciprocité etl’exemplarité. Nous croyons que la décisiond’imposer la vaccination obligatoire auxtravailleursdelasantéremplitcestroiscritères.

ImpartialitéLa décision vise un groupe qui avait déjà étéidentifié comme tel et ciblé comme étantprioritaireauxfinsdelacampagnedevaccinationsur labasede critères rationnels liés à la santépubliqueetàl’organisationdesmesuresdeluttecontrelapandémie.Ainsi,onnefaitquemodulerunedécisionquiadéjàpasséletestdel’opinionpublique. Aussi, la décision ne favorise pas ungroupe particulier. En effet, même s’il appertévidentquelegroupequibénéficieraitleplusdecettemesureestassurémentceluidesutilisateursduréseaudelasanté,etplusparticulièrementdela clientèle vulnérable, il ne s’agit pas d’unavantage indu ou disproportionné. Finalement,bien que l’autricedévoile appartenir au groupedes travailleurs de la santé, la décision ne luiapporterait aucun bénéfice personnel. Ladécisionréponddoncaucritèred’impartialité.

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RéciprocitéToutenreconnaissantqueladécisiond’imposerla vaccination ne respecte pas l’autonomie destravailleurs de la santé, elle est néanmoinsconformeaucritèrederéciprocité.Eneffet,touttravailleurdelasantéestàrisquededevenirlui-même usager du réseau, ou de voir un de sesprochesledevenir.Dansuntelcas,l’individuenquestion pourra bénéficier à son tour,directement ou indirectement, des avantagesd’un réseau immunisé adéquatement contre laCOVID-19.

ExemplaritéEnchoisissantdelimiterledébatàlavaccinationen contexte de pandémie, nous espérons bienentenduqu’unetellequestionnesurviendrapasà nouveau à court terme. Par contre, nouscroyons que les arguments présentés seraienttout à fait applicables à nouveau advenant lebesoindecampagnesdevaccinationsaisonnièrescontre la COVID-19. Ces arguments pourrontpotentiellementêtrerenforcésenraisonduplusgrandreculfaceàl’innocuitédelavaccination.

b. Argumentation–baséesurlajustice

Bienquenouscroyonsavoirdémontrél’existenced’uneobligationmoralepourlestravailleursdelasantédesefairevaccinercontrelaCOVID-19,onpeut quand même se demander s’il estsouhaitable de l’imposer par voie législative.Noustenteronsdedémontrerl’acceptabilitédelamesure en nous appuyant sur le principe dejustice(Lee,2015)etenanalysantlarépartitiondesconséquencesentrelesacteursimpliqués.

Tel que mentionné plus haut, il estindéniable que l’imposition de la vaccinationobligatoire porte atteinte à l’autonomie et à laliberté des travailleurs de la santé. Le malaiseprincipalvientànotreavisdufaitqu’enimposantun vaccin, on impose un risque d’effetsindésirables. Les craintes sont sans douteamplifiéesenraisondelanouveautédesvaccinscontrelaCOVID-19,maisnesontpaspourautant

fondées sur un risque réel. En effet, malgré lerythmeaccéléré,lesprocessusd’approbationontétésuivisàlalettre.Deplus,lesétudescliniquesdémontrent un profil d’effets secondairescomparablesauxvaccinsconnusdelonguedate.Bref, le risque réel imposé par la vaccination,malgrélapeur,estobjectivementtrèsfaible.

D’unautrecôté, lacapacitéduréseaudelasanté,dontlestravailleursdelasantésontlapierreangulaire,derépondreàlademandeestunélément crucial dans la lutte à la COVID-19. Lasantéetlasécuritédesusagers,etindirectementl’ensemble de la population du Québec, endépendent. La vaccination est l’ultime outil quipeutpermettredelimiteràlafoisleséclosionsenmilieu de soins et le délestage d’activitémoinsurgente.Or,pourque l’impactsoitsignificatif, ilimportequelestravailleursdelasantéreçoiventlevaccinengrandnombre,voireentotalité.

L’autonomie est certes une valeurcentraledansnotresociétédémocratique,maisilne s’agit pas d’un absolu. La liberté de l’uns’arrêtelàoùsonexerciceaffecteautrui.Danslecas de la vaccination contre la COVID-19,considérantlerisqueréelminimequecourentlestravailleurs de la santé, et considérant que lereste de la population est relativementdépendante du réseau, n’ayant pas elle-mêmeaccèsauxvaccins,nouscroyonsquel’applicationduprincipedejusticevaenfaveurdel’impositiondelavaccinationobligatoire.Lebénéficecollectifexcèdedeloinledésagrémentindividuel.

CONCLUSION

En conclusion, il importe de rappeler que leprésentexerciceselimiteaucontexteparticulierde la pandémie de COVID-19, et ne prétend enaucuncasêtreunplaidoyerpour lavaccinationuniverselle obligatoire. Dans le contexte de lapandémie de COVID-19, en faisant le choix deprioriserlestravailleursdelasantépourrecevoirla vaccination, on reconnaît qu’il s’agit d’un

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secteurnévralgiquepouruneéventuellesortiedecrise. Cette décision vise à les protégerindividuellement,certes,maisaussietsurtoutàprotéger la population. Comme démontré, nouscroyons que la justice demande de prioriser lavaleur de responsabilité professionnelle parrapportàl’autonomiedestravailleursdelasantéen envisageant l’imposition de la vaccinationobligatoire.Considérantcequiprécède,advenantquelaréponsenesoitpasrapidementfavorable,

onpourraitmêmesequestionneràsavoirs’ilestéthiquement acceptable de ne pas imposer lavaccination obligatoire à ce groupe particulier.Obligatoire ou pas, alors que la pandémiecélébrerabientôtsonpremieranniversaire,onnepeutqu’espérerquelevaccinapporteraavecluile retour à une certaine normalité, et ladisparition à jamais de l’expression «enprésentiel».

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LESÉTHIQUESDELAVULNÉRABILITÉETDUCAREPOURABORDERLASITUATIONDESTRAVAILLEUR.EUSE.SESSENTIEL.LE.SENTEMPSDECOVID-19

Ariane Mailhot – Ariane Mailhot est actuellementétudiante à la maîtrise en éthique à l’Université duQuébec à Rimouski. Après avoir complété unbaccalauréat engéographiehumaineà l’UniversitédeMontréal,elles’estintéresséeàl’éthique,notammentàcelledesvulnérabilités.

INTRODUCTION

La pandémie de COVID-19 était-elle un malnécessaire après tout? Dans plusieurs cas, leschangements, et cedansdiverses sphèresde lavie, surviennent à la suite d’un évènementmalheureux oumême désastreux. La pandémiedeCOVID-19estundecesévènementsqui,sansfeindre l’ignorancedesravagesqu’elleacausés,nous aura ouvert les yeux, on l’espère, surplusieurs enjeux sociétaux. L’un d’eux est, sanscontredit, l’importance du rôle destravailleur.euse.s essentiel.le.s et de notredépendance à leur égard. Effectivement, lesmédiasl’ontrelatéàmaintesrepriseset,detouteévidence,onapuleconstaterparnous-mêmes:ce sont ces personnes, si peu valorisées etreconnues habituellement, qui ont maintenu lesystème à bout de bras, nous permettant decontinueràvivre.C’estdoncdanscetteoptiquequ’il nous revient de dégager une réflexionapprofondiesurlasituationdestravailleur.euse.sessentiel.le.s,surleurvulnérabilitéignoréeainsiquesurnotreresponsabilitécollectiveàoffrirlareconnaissance et le soutien mérité, et passeulemententempsdepandémie.

Le présent travail abordera donc, sousl’angledelaCOVID-19,l’épineusequestiondelavulnérabilité sociale, mais pas que, de cestravailleur.euse.s.End’autresmots,jetenteraidedémontrer en quoi la situation actuelle acontribué à exacerber les inégalités, toutefoisbienprésentesavantlapandémie,etlafaçondontelle a révélé au grand jour ces individus,

auparavantinvisibilisés,quisesonttrouvésàêtreessentielsaubonfonctionnementdelasociétéencrise. Les questionnements éthiques quidécoulentdecetteproblématiquesontmultiples.Comment, collectivement, comme société,devons-nous agir face à ce constat? Quelle estnotre responsabilité à l’égardde ces personnesqui,encoreaujourd’hui,maintiennentenplacelesservices essentiels dont nous bénéficions? Vul’étatactueldelasituation,quelle(s)approche(s)devrait-on adopter dans le but de réduire cesinégalités et la vulnérabilité qui en découle?J’aborderai donc cette problématique, qu’est lasituation des travailleur.euse.s essentiel.le.s, auregarddeséthiquesdelavulnérabilitéetducareafin de tenter de dégager certaines pistes desolution ou, du moins, certaines pistes deréflexion.

Dansunpremiertemps,jeprésenterailamise en contexte motivant le choix de laproblématiqueainsiquequelquesparticularitésqui se posent en amont. Par la suite, jedévelopperai sur la situation de vulnérabilitésocialedeces travailleur.euse.sainsiquesurcequi tend à l’augmenter. Ensuite, j’entamerai laréflexion éthique en abordant les notions devulnérabilité et de responsabilité que l’onretrouve dans l’éthique de la vulnérabilité deGoodin.Finalement,jepoursuivraicetteréflexionmais du point de vue de l’éthique du care, enm’intéressant plus particulièrement à l’aspectdémocratiquedecetteapproche.

1. MISEENCONTEXTE

Le Centre intégré universitaire de santé et deservices sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal (2020) a récemment produit undocument établissant une corrélation entre ladéfavorisationmatérielleetlescasdeCOVID-19àMontréal.Eneffet,commelacarteledémontre

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(voir Figure 1), certains quartiers de Montréalsontplustouchésqued’autresparlapandémieetils’avèreque,defaçongénérale,cesontceuxquiprésententunindicededéfavorisationmatérielleplusimportantequiontuntauxdecasCOVID-19plus élevé (CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, 2020). On présente aussi dans cerapport abrégé quelques pistes de réflexionpouvant expliquer, en partie, ce portraitdéplorable.Parmielles,onretrouveladifficultéàselogerconvenablementou,plusprécisément,lefait que les logements y sont plus souventsurpeuplés. Par ailleurs, le manque de lieuxextérieursàproximitédulieudevieainsiquedesconditionsdeviedommageablessurleplandelasantésontaussidesfacteursaggravants.Enfin,etils’agitdel’aspectquiseratraitédanscetravail,le fait que plusieurs personnes vivant dans cesquartiers voient leurs risques de contracter levirusdelaCOVID-19augmentéspuisqu’illessontdes travailleur.euse.s essentiel.le.s et donc, pardéfinition, des personnes davantage en contactaveclerestedelapopulation(CIUSSSduCentre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, 2020). Cette pluralitéde facteursdevulnérabilitéestpréoccupanteetellenouspermetdeconstaterque,biensouvent,l’aspect socioéconomique est au centre desproblématiques de vulnérabilité. Le prochainsegmentdece travailapprofondirad’ailleurscepoint.

ÉlémentdeclarificationAvant de poursuivre vers la partie suivante, jetiens à ajouter un élément de clarificationconcernantlafaçonquej’ai,ici,d’examinerlerôledes travailleur.euse.s essentiel.le.s. En effet,lorsque j’aborde lasituationdeces individus, jeme rapporte à une définitionde Tronto (2009)afin de me permettre de qualifier cestravailleur.euse.s comme des travailleur.euse.sdu care. J’approcherai donc le care comme:«[u]ne activité caractéristique de l’espècehumaine qui inclut tout ce que nous faisons envue de maintenir, de continuer ou de réparernotre‘’monde’’detellesortequenouspuissionsyvivreaussibienquepossible»(p.37).J’admets

que c’est une définition assez large mais, entemps de pandémie, j’ai trouvé opportund’attribuer les verbes maintenir, continuer etréparer aux actions que doivent accomplir lestravailleur.euse.s essentiel.le.s chaque jour, tantdans le milieu de la santé que dans les autresdomainesayantétéqualifiésd’essentiels.

2. LAVULNÉRABILITÉSOCIALE:REFLETDENOS

SOCIÉTÉSCONTEMPORAINES

Lamiseencontexteprésentéeci-dessus illustreplusieursfacettesdelavulnérabilitéetpermetdepercevoir qu’une facette peut en générer uneautre et vice-versa. Autrement dit, un premierfacteurdevulnérabilitéenentraînesouventundeplus et ainsi de suite. La vulnérabilité socialereprésente cet ensemble mais jaillitgénéralement du même point de départ, ouplutôt, présente une caractéristique centralecommune. En effet, la dimension financière estexcessivement importante et c’est là que résideuneénormepartieduproblèmepuisqu’elletendàdéterminerensuitelesautressphèresdelaviedel’individu(ChâteletRoy,2008,p.2).Cetaspectde lavulnérabilitéseretrouveaisémentdanslasituation des travailleur.euse.s essentiel.le.slorsquel’onseréfèreauxfacteurspermettantdecomprendre le lien entre la défavorisationmatérielleetlenombredecasCOVID-19.Enfait,la précarité financière des travailleur.euse.sessentiel.le.s les contraint à habiter certainsquartiers qui, par exemple, offrent moins deservices(alimentation,santé,transport,etc.).Deplus, il est intéressant de constater que lecaractèreessentield’unemploinedéterminepaspourautantlareconnaissancequiluiestaccordéeetencoremoinslarétributionquiluiestofferte.Ces travailleur.euse.s, malgré qu’on les qualified’indispensables, sont figés dans une situationqui ne leur permet pas de sortir de cettevulnérabilité.

Toutefois, la vulnérabiliténedoitpas sepercevoir seulement et simplement commeune

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situation de précarité financière mais plutôtcomme un «empêchement du pouvoir-vivre-ensemble»(ChâteletRoy,2008,p.4).Decefait,elleestnécessairementliéeaupolitiquedanslesens où la société libérale contemporaine, envalorisantl’individualité,nemisepassurleliensocial et néglige donc l’importance de ladimensioncollective(ChâteletRoy,2008,p.4-5).Pourtant, cette dimension, d’autant plus enpériodedepandémie,sembleindissociabled’unevie en société. C’est d’ailleurs ce que l’on peutconstater dans les derniers mois lorsque l’ons’approvisionne dans les commerces essentielsouquel’ondoitfréquenterlesystèmedesanté:nous vivons ensemble et, donc, sommesdépendant.e.sdespersonnesaveclesquellesnousvivons. Le lien social est donc un élémentprimordial. Toutefois, les rapports sociauxpeuventaussi,àl’inverse,devenirunvecteurdepauvreté dans un système comme le nôtre,valorisanttoujoursplusl’individualité(ChâteletRoy,2008,p.6).Decefait,l’Étatsedésengageraitdoncenvéhiculantunevisiond’autonomieetderesponsabilisationdel’individuetcelarésulteraiten un accroissement des vulnérabilités socialespuisqu’illaisseraitalorstomberceuxetcellesqui,dans le contexte actuel, assurent le bonfonctionnement de la société (Châtel et Roy,2008,p.6).

Cette responsabilisation de l’individuengendreraitunsentimentdeculpabilité(ChâteletRoy,2008,p.6)quicontribueraitàaccentuerla vulnérabilité. En effet, ce processusd’intériorisationdesproblèmessociétauxsursoi-mêmeneferaitqu’ajouteraupoidsimmensedéjàvécu par les personnes vulnérables. En outre,cettevisioncommunepropulséeparnossociétéslibérales contemporaines entraînerait un climatde mépris, de non-reconnaissance, destigmatisation, d’isolement et de discriminationenvers les individus vulnérables(Châtel etRoy,2008, p.7). Dans cette optique, il est probablequ’un.e travailleur.euse essentiel.le n’ait pas lesconditions favorables afindeparticiper à la vie

socialeetpolitiqueet,parle faitmême,n’enaitpas envie, car non reconnu.e ou décrédibilisé.e,illesjugentquelejeun’envautpaslachandelle.

La vulnérabilité sociale est donc unesituation qui nécessiterait une reconnaissancedesconditionsquil’engendrent,celles-ciétantàlafoispotentielles,structurellesetrelationnelles(Châtel et Roy, 2008, p.5); d’abord, à traversl’aspect financier qui la détermine grandement,ensuite,parlamontéeindividualistequisefaitaudétriment du lien social et, enfin, par laresponsabilisation constante de l’individu,réduisant ainsi la vulnérabilité à un étatintrinsèque. Le prochain point servira àdévelopper la vulnérabilité mais d’un point devue éthique. La notion de responsabilité seraaussiabordéemaissousuntoutautreangle.

3. L’ÉTHIQUEDELAVULNÉRABILITÉDEGOODIN

La problématique de vulnérabilité destravailleur.euse.s essentiel.le.s en période deCOVID-19 susciteplusieurs interrogations, dontcelle qui a trait à la responsabilité, non pas del’individu qui en fait l’expérience, mais de lacollectivité.Eneffet,«[l]avulnérabilitéengendre-t-elleuneobligationmorale?» (Rondeau,2019)Cette question s’avère être le titre du texte quiseraobservéàcepoint-ciafindedévelopper lanotion de vulnérabilité dans une perspectiveéthique.Cetteapprocheseradoncd’aborddéfiniedanssonensembleafind’êtreenmesuredebiencomprendre son sens et sa visée. Dans undeuxième temps, la notion de devoirs morauxainsiqueleprincipedeprotectiondespersonnesvulnérables(PPV)serontdéveloppés,toujoursenlienaveclaproblématiquedestravailleur.euse.sessentiel.le.s.

DéfinitiongénéraleIl est d’abord important de spécifier que leséthiques de la vulnérabilité s’intéressent à lavulnérabilité non pas ontologique ou«inhérente» à l’individu, mais situationnelle

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(Rondeau, 2019, p.17-18). Ce type devulnérabilitédécouledoncd’uncontexteoud’unesituationparticulière,pouvantêtreliéeautantàdescausespersonnellesquesociales,politiques,économiques et même environnementales(Rondeau,2019,p.18).Lepointcentralvientdufait que cette vulnérabilité est en soi évitable,qu’ellen’estdoncpassouhaitableetqu’elledoitêtre, idéalement, éradiquée (Rondeau, 2019,p.18).Eneffet,leséthiquesdelavulnérabilitésepenchent davantage sur les causes politiques,sociales et structurelles qui exacerbent lesinjusticesetcontribuentàlaconstructiondecettevulnérabilité, et c’est pourquoi elles s’opposentainsiauxéthiquesdejusticequi,elles,s’appuientsur l’autonomie et la responsabilisation del’individu(Rondeau,2019,p.19).Lavulnérabilitéestabordéecommeunepossibilitéetnedépendpas seulement de l’agir de l’individumais d’unsystème complexe. En ce sens, la dimensionrelationnelle, plutôt qu’individuelle, fait aussipartieintégrantedeséthiquesdelavulnérabilité(Rondeau, 2019, p.20). C’est d’ailleursl’orientation que prend RobertGoodin lorsqu’ilmentionne cette «responsabilité sociale etcollectiveàl’égarddespersonnesetdesgroupesvulnérables»(Rondeau,2019,p.20).Àlalumièredecesexplications,onconstatesansproblèmelaplace qu’ont les travailleur.euse.s essentiel.le.sdanslesystèmeetlesmécanismesprofondémentancrésquipeuventperpétuercettevulnérabilité.Lecontexteactuelajouteaussiau faitquecettevulnérabilité, présente bien avant la pandémie,estdésormaisdévoiléeaugrandjouretqu’iln’estmaintenant plus possible de l’ignorer et de sedéresponsabiliser collectivement etindividuellement. Comment faut-il percevoircettenotionderesponsabilitéetcommentfaut-ill’opérer en termes d’application? La partiesuivantetraiteradecesquestionsafind’apporterla clarté nécessaire à l’analyse de laproblématiqueinitiale.

LesdevoirsmorauxLathèsedeGoodinestprésentéeenintroduisantlesconceptsdedevoirsparticuliersetdedevoirs

généraux. Les premiers sont ceux qui fontréférence aux devoirs envers les personnes quinous sont proches tandis que les deuxièmesindiquent les devoirs de façon plus globale,envers des individus au sens large (Rondeau,2019, p.22). D’emblée, les devoirs particuliersengageraient à une plus grande part deresponsabilitémais,selonGoodin,etc’esticiqu’ilsoulèvelesbasesdesonpropos,laresponsabiliténe devrait pas se poser en fonction de notreengagementvolontaire faceàcertains individusmais plutôt en regard de la vulnérabilité quiémane de ceux-ci (Rondeau, 2019, p.22). End’autres mots, nos responsabilités moralesdevraient s’étendreàun spectrebeaucouppluslarge que celui auquel on a tendance à serestreindre généralement. Toute personneprésentant une vulnérabilité, qu’elle nous soitfamilièreounon,généreraitdoncuneobligationmorale de notre part, puisque la vulnérabilitéseraitalorslecritèrepremierdecetengagement(Rondeau,2019,p.23).Goodinprécisequ’ils’agitde«ladépendanceetlavulnérabilitéplutôtquelesactesvolontairesdelavolontéquifondentnosdevoirs moraux les plus fondamentaux»(Rondeau, 2019, p.25) et donc, notre pouvoird’agir nous contraindrait à assumer nosresponsabilités en ce sens. En bref, l’obligationmoralerésulteraitdelavulnérabilitéd’autruietdu fait qu’il nous est possible de faire quelquechose dans le but de venir en aide et/ou desoutenircet individu(Rondeau,2019,p.25).Leprincipedeprotectiondespersonnesvulnérables(PPV),quiseraabordédanslesprochaineslignes,se consacre justement aux spécificationsde cesresponsabilités et les dresse selon un certainordrehiérarchique.

Le principe de protection des personnesvulnérables(PPV)Lesprécisionsquiontétéétabliespréalablemententermesd’obligationsmoralesnousamènentàpoursuivre dans le sens plus pratique de nosresponsabilitésetdelafaçondelesassumer.LePPV compte trois types de responsabilitédistincts: un principe de responsabilité

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individuelle (1), un principe de responsabilitécollective (2) et un second principe deresponsabilité individuelle (3) (Rondeau, 2019,p.28).Dans le cadrede ce travail, seulement leprincipederesponsabilitécollectiveainsiqueledeuxièmeprincipederesponsabilitéindividuelleseront développés puisque ce sont ceux quicouvrent le mieux l’angle choisi dans letraitementdelaproblématique.Toutd’abord,laresponsabilité collective consiste à mettre surpied un plan permettant ou visant à réduire lavulnérabilité, en plus de coordonnerl’établissement des différentes mesures et desindividus qui y prennent part (Rondeau, 2019,p.28-29). Elle fait donc référence à uneorganisation gouvernementale ou à toute autreorganisationdétenant la capacité d’intervenir àgrandeoumoyenneéchelle.Plusprécisément,onpeutexaminercetypederesponsabilitécommeen étant une de l’État dans le sens où celui-cireprésente «l’instance exécutrice de laresponsabilité de la collectivité des individusresponsables» (Rondeau, 2019, p.31). Pour cequiatraitaudeuxièmeprincipederesponsabilitéindividuelle,ilsecaractériseparsonimplicationindividuelle, certes, mais dans l’intérêt collectif(Rondeau, 2019, p.28). Autrement dit, il s’agitpour les individus faisant partie de cettecollectivitédes’assurerqueleplancollectifayantétémisenplaceantérieurementestbeletbienenaction et donc, d’en assurer le suivi (Rondeau,2019,p.28).LePPVcomprendaussiunsystèmequi dicte une certaine hiérarchie deresponsabilités. La responsabilité premièreappartient à la personne la plus compétentetandisque laresponsabilitérésiduelleconcernetous les autres individus, dans le cas où laresponsabilitépremièrenepourraitêtrepriseencharge (Rondeau, 2019, p.29). Enfin, laresponsabilitécontinue,quantàelle,représentele devoir de s’assurer que notre aide n’est pasrequise (Rondeau, 2019, p.28). De ce point devue,lePPVseraitdoncavanttoutunprincipederesponsabilité sociale orchestré par l’État(Rondeau,2019,p.31)maisengageantaussi les

individusentantquecitoyens.Savocationseraitdonc de s’appliquer à transformer le systèmeproducteurdevulnérabilité,et,parlefaitmême,de chercher à réduire les inégalités, et lasouffrance qui en émane (Rondeau, 2019,p.31,35).

L’éthique de la vulnérabilité de Goodinprésentedoncplusieurspistesderéflexionquiserattachent,deprèsoudeloin,àlasituationdestravailleur.euse.sessentiel.le.s.Enpremierlieu,lavulnérabilitéissued’enjeuxsocioéconomiquesetpolitiques se pose clairement dans ce cas-ci etappelledonclesdécideursàrevoirleurpostureen termes de responsabilité, d’abord enreconnaissant que certaines dispositionscontribuent à renforcer la vulnérabilité dequelques groupes de personnes, mais aussi enajustant concrètement ce modèle socialregorgeant d’injustices. La vulnérabilité de cestravailleur.euse.s est d’abord causée par demultiples causes ou facteurs qui font partieintégrantedu systèmedans lequelnous vivons.Par contre, puisqu’il est possible, en instaurantdiversesmesuresetenchangeantnotrefaçondeconcevoirlesemploisetlestravailleur.euse.sducare,deréduirecettevulnérabilité,ilestdenotredevoir moral d’agir en tant qu’individuresponsable(ouentantqu’Étatresponsable).End’autresmots, l’action collectivedevient ici uneobligationmorale.Dansunautreordred’idée,lePPV est particulièrement intéressant, entreautres,parcequ’ils’harmonisebienauxéthiquesappliquées, de par son caractère concret etsingulier (Rondeau, 2019, p.33). De ce fait,l’intérêtdesouleverlesenjeuxdevulnérabilités,sous le couvert du PPV et du concept deresponsabilité,dansuncontextededélibérationéthique, serait d’autant plus pertinent etpermettraitdemettrecetteproblématiquesouslesprojecteurs.

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4. CAREETDÉMOCRATIEDETRONTO

Leséthiquesdelavulnérabilitésontétroitementliéesauxéthiquesducareenraisondel’intentioncommuned’aborderlesenjeuxsousl’angledelavulnérabilitéetdelarelationàl’autre.Danscettedernière fraction du travail, jeme concentreraiplus particulièrement sur le texte de Garrau(2015)reprenant, sous formedecompte-rendu,les proposdu livreCaring democracy:Markets,equalityandjustice,deJoanTronto.L’éthiqueducare sera donc abordée sous un angle pluspolitique.

Les travailleur.euse.s essentiel.le.s (outravailleur.euse.sducare)sontlespersonnesquise retrouvent au front durant cette crisepandémique. La vulnérabilité se présente doncdoublement pour plusieursd’entre elles: d’unepart en raison d’une certaine précarité déjàétablie avant la crise (qui peut résulter deconditions socioéconomiques difficiles parexemple),etdel’autre,enraisondelanaturedel’emploi(essentiel/decare), lesamenantalorsàêtreconfrontéesàdesrisquesadditionnelsliésàlaCOVID-19.

Ce dernier segment de l’exposé sedécomposera en trois tronçons: d’abord endémontrant qu’une transformation de ladémocratiedanslebutd’yajouterladimensionducareestsouhaitable,ensuitedansuneoptiquequipermettradesaisirlaportéedesnotionsderesponsabilitéetd’irresponsabilitéenpolitique,etenfinenillustrantceàquoiunedémocratieducarepourraitressembler,toujoursselonlavisiondeTronto.

Pouramorcer laréflexionsur larelationentre care et démocratie, Tronto aborde unedouble crise qui se présente dans un systèmelibéral contemporain comme le nôtre: d’abordcelle du care, démontrant une pénurie destravailleur.euse.sdanscedomainemaisaussiunmanque d’accès au système pour certainsgroupes sociaux, et, en second lieu, une crise

démocratiquequiseressentcommeunepertedeconfianceenverslesautoritésétatiques(Garrau,2015,p.2).Ellesoutientquecesproblématiquesontuneliaisonplusimportantequ’ilneleparaîtetqu’enfait,repenserladémocratieimpliquededonneraucarel’importancequiluiestdûafindepermettre à cette approche d’intégrer lepolitique,maisaussideleconsidérercommeunenjeupolitiqueensoi(Garrau,2015,p.3).

Dans un deuxième temps, la notion deresponsabilitéseprésente,carlesystèmelibéralactuelneréussitpasàfournirauxindividusdesréponses satisfaisantes aux besoins de carequisont requis (Garrau, 2015, p.3). Effectivement,comme il a étémentionné plus haut, la sphèreéconomique,dansuntelsystème,tendàprendretoutelaplaceetànégligerlesaspectssociauxetrelationnels, pourtant indispensables (Garrau,2015, p.3). En outre, le néolibéralisme prescritune responsabilité individuelle au détrimentd’une responsabilité collective, ce qui ne faitqu’affaiblir le filet social et, par le faitmême, ladémocratie (Garrau, 2015, p.4). Effectivement,lestravailleur.euse.sducareonttoutlepoidsdela responsabilité sur les épaules tandis que lesprivilégié.e.s de la société en sont délesté.e.s,contribuant donc à accroître les inégalités(Garrau, 2015, p.4). C’est cette irresponsabilitédes groupes en haut de l’échelle sociale quiprovoque des effets particulièrementdommageables (Garrau, 2015, p.4). De làl’importance de conjuguer care et démocratie:rétablirl’équilibre,réduirelesinégalitéssocialeset donc, soutenir la vulnérabilité dans sonensemble en vue d’atteindre une réelledémocratie. La discussion collective apparaîtessentielle en vue de dégager des balises, ouplutôt des mécanismes, que Tronto aborde enparlant «d’exemptions» et qui, d’abord,conduisaient les femmes à se ranger dans lesrôlesdecaredufaitqueleshommesoccupaientlesemploisliésàlaprotectionetlaproduction,etfinalement,quiattribuaientaucare lanotionderesponsabilitéindividuelleetdonc,niaientcette

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formederesponsabilitédanslasphèrecollective(Garrau,2015,p.4).Leconceptderesponsabilitédoitdoncêtrerevuetc’estàtraversundialogueentre les travailleur.euse.s essentiel.le.s et lesdirigeant.e.spolitiquesquecelaserapossible.Lesajustementsquidoiventêtrefaitsappartiennent,engrandepartie,aupolitique,etc’estdanscetteoptique qu’une démocratie du care doits’élaborer.Ledialoguepeutpermettrederendrecompte de la situation de ces travailleur.euse.spuisqu’il donne lieu à une certaine forme dereconnaissance et d’ouverture à l’Autre. C’est àpartir de cela que s’opèrent ensuite leschangements nécessaires répondant aux réelsbesoinsdecesindividus.

L’instaurationd’une telledémocratieestenvisagéeendeuxtemps:organiserlesactivitésdu care de façon démocratique d’un côté, etintégrer la notion du care à l’appareildémocratiquedel’autre(Garrau,2015,p.5).Pource faire, il est capital de reconnaître l’ensembledes individusquiparticipentaucare,demettretoutlemondesurlemêmepiedd’égalitéetdoncdedonneràchacun.ecequiluirevient(Garrau,2015, p.5). Le dialogue, tel que mentionné ci-dessus, doit permettre aux voix qui ont été ousont peu entendues dans l’espace public deprendre la place qui leur revient pourreconstruire lesbasesdecettedémocratiedansuneoptique inclusive (Garrau, 2015,p.5).Bref,les propos de Tronto nous permettent deréfléchir à une société plus juste qui pourraitéventuellement mettre fin à certainesproblématiques sociales, économiques etpolitiques(Garrau,2015,p.5).

Les travailleur.euse.s essentiel.le.s fontpartie intégrante de ces enjeux. Le systèmenéolibéral ne tient pas ou peu compte de leursituation et, pour faire un parallèle avec lecontexte actuel de pandémie, les laisse plus oumoinssansrecours.Dans lesderniersmois,cespersonnesonteuàtravaillerdansdesconditionsquilesmettaientàrisquedecontracterlevirus,maisaussideletransmettreautourd’elles.Cette

situation,parcequ’elleengendreunstressetunsentiment de responsabilité/culpabilité, tend àamplifier ledegrédevulnérabilitédéjàprésent.Certaines personnes ont dû augmenter leursheures de travail, se contraindre, lorsque lasituation l’exigeait, à des périodes deconfinementstrictet,malgré tout, serésignerànerecevoirqu’unpetitmotd’encouragementdenos politiciens. La responsabilité qu’ellesassument est immense mais la reconnaissancen’yestpas.Il fautalors,entantquecollectivité,donner les moyens qui conviennent auxtravailleur.euse.s du care de pouvoir se faireentendre,d’abordens’assurantquecesindividuspuissent faire leur travail dans de meilleuresconditionset,simultanément,intégrerl’approchedu care ainsi que la responsabilisation qui endécoule à la sphère politique afin de repensernotresociétéetnosdevoirscollectifs.

CONCLUSION

Au regard de ce qui a été développé dans cetravail, laproblématiquede la vulnérabilitédestravailleur.euse.s essentiel.le.s en temps deCOVID-19apparaîtbeaucoupplusclairement.Lamiseencontextepermetdemettreenévidencelesmultiplesstratesdevulnérabilitéquitouchentcesindividus.Leconceptdevulnérabilitésocialeest ensuite approfondi afin d’illustrer laproblématique dans une perspectivesociologique, permettant, par le fait même, dedémontrerlescauseséconomiquesetpolitiquesquiycontribuent.Subséquemment, l’éthiquedelavulnérabilitédeGoodinestabordéeenvuedereconnaîtrelapertinencedelavulnérabilitédanslamiseenplacederesponsabilitésindividuellesetcollectives.Effectivement,nosdevoirsmorauxdevraient tenir compte de la vulnérabilitéd’autruiet,d’autantplus,créerunengagementdenotre part afin d’assumer nos responsabilitésenverslesindividusvulnérables.Enfin,l’éthiquedu care de Tronto est présentée sous un anglepolitiqueetpermetdoncdepousserl’analysedelaproblématiqueàunautreniveau.Lecareestici

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perçu comme un aspect central dans laredéfinitiond’une sociétédémocratique.Trontoinvite àpenser le care et ladémocratie commedeux éléments indissociables qui donneraientlieu à la construction d’un nouvel équilibre,dépourvudesinégalitésprécédemmentétablies.

Ces pistes de réflexion en termes degestion de la vulnérabilité chez lestravailleur.euse.s essentiel.le.s amènent àréfléchir sur les groupes sociaux qui,présentement,sontaupouvoirdansnossociétéscontemporaines.Plusieursinterrogationsquantàlaplacedestravailleur.euse.sducare,maisaussidesdispensateur.trice.sducareausenslarge,meviennent à l’esprit. Le système de gouvernance

actueln’estpeut-êtrepasleplusapteàprendresoin de ses citoyens, et, dans cette optique,faudrait-il revoir laplacede certains individus?Ladiscriminationpositiveserait-elleuneoptiondanslesensoùellepourraitcontribueràcequeles femmes, mais aussi les personnes faisantpartie d’une minorité, se façonnent une placedans la sphèrepolitique et véhiculentdoncdesvaleursdifférentesdecellesquisontpromuesencemomentparlesprivilégié.e.squisont,enfait,nosdécideur.e.spolitiques?

Figure1

(CentreintégréuniversitairedesantéetdeservicessociauxduCentre-Sud-de-l’Île-de-Montréal,2020)

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Bibliographie

CentreintégréuniversitairedesantéetdeservicessociauxduCentre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.(2020).«Inégauxfaceàlapandémie»,SantéMontréal,[enligne].https://santemontreal.qc.ca/fileadmin/fichiers/Campagnes/coronavirus/situation-montreal/point-sante/inegalites-montreal/Inegaux-Pandemie-Population-FR.pdf�

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PRENDRESOINDEL’ITINÉRANCEENTEMPSDEPANDÉMIE.RÉFLEXIONÉTHIQUESURL’IMPACTDESDIRECTIVESSANITAIRESAUPRÈSDES

PERSONNESVIVANTENSITUATIOND’ITINÉRANCE.

«SilaCOVIDestuneallumette,lemilieudel’itinéranceestunbarildepoudre.

Etiln’yapersonneentrelesdeux1.»

BenoîtLePape –Étudiantà lamaîtriseenéthiqueàl’UniversitéduQuébecàRimouski,BenoîtLePapeesttravailleurderuedepuisprèsde10ansaucentre-villede Québec. Il a vécu les 2 premières vagues de lapandémiedeCovid-19directementavec leshabitantsdelarue.Depuisdécembre2020,ilcoordonnelamiseenplace,danslequartierSaintRoch,d'unlieud'accueilàhautseuild'acceptationpourlespersonnesvivantensituationd'itinérance.I.

INTRODUCTION

Le 11mars2020, le directeur général del’Organisation mondiale de la Santé (OMS)déclarait que la COVID-19 pouvait êtreconsidéréecommeunepandémie.Quelquesjoursplustard,lepremierministreduQuébecdéclaraitl’urgence sanitaire etallaitpar lasuite imposerunesériedemesuressanitairesvisantàenrayerlapropagationdecenouveaucoronavirusdanslapopulation.

À ce moment-là, peu de choses étaientconnues sur ce nouveau virus. Maladierespiratoire ou neurologique? Plus ou moinslétale que la grippe? Symptômes identiques oudifférentschezlespersonnesinfectées?Existe-t-ilunemédicationefficacepouraiderlespatientsmalades?Est-cequ’il est réaliste et raisonnabledeviseruneimmunitécollectivenaturelle? Beaucoup de choses se sont passéesdepuis l’apparitiondespremiers casd’infection

1Moisan,Mylène.2020,«Nullepartoùselaverlesmains»,LeSoleil.Enligne.<https://www.lesoleil.com/chroniques/mylene-moisan/nulle-part-ou-se-laver-les-mains-e5f75691fb4f54d50d3ff44b76c72a22>.Consultéle30mai20212IsabelleHachey.2020.«Inégauxdevantlapandémie»,LaPresse.Enligne.<https://plus.lapresse.ca/screens/39efa88f-462a-479d-af97-20ee26a003c8__7C___0.html>.Consultéle31mai2021.

auSARS-CoV-2enChine,ennovembre2019.Levirusnecessedegagnerduterrain,lenombredepersonnes infectées n’arrête pas d’augmenter,des«vagues»decontaminationdéferlentsurlesÉtats, les systèmes de santé sont la plupart dutempsdébordésetlacourbedesdécèsnefaitquegrimper.Ilapendantuntempsétéquestiond’unvirus «équitable», c’est-à-dire un virus quiinfecte tout lemonde, sansdiscrimination, sanségardàlacouleurdepeau,àl’origineethnique,àlaclassesociale.Si, rapidement,des facteursderisquesbiologiquesontétémisdel’avantetontpermis d’expliquer une surmortalité danscertainespopulations,ilaurafalluunpeuplusdetemps avant d’objectiver une relation entre laCOVID-19etlesconditionssocio-économiquesdecertainsgroupes.Ainsicertainesétudestendentàdémontrer une présence plus importante de laCOVID-19danslesquartiersplusdéfavorisésdeplusieursgrandesmétropolesoccidentales2.

Lapandémieaexacerbé les inégalitésetrappellequenousnesommespasàl’abri,commeêtreshumains,denousretrouverensituationdevulnérabilité. Le «campement Notre-Dame» àMontréal aura sans conteste été l’un dessymboles de cette réalité jusqu’à sondémantèlement le 7décembre2020 par leService de police de la Ville de Montréal. Cecampement rassemblait des centaines depersonnes vivant en situation d’itinérance.

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Certaines d’entre elles y avaient trouvé unendroitdanslequelellesavaientl’impressionderetrouver leur «liberté, leur dignité». Pourd’autres, lechoixdes’établiràcetendroitavaitétéfaitdanslebutd’éviterd’être«traitécommeunenfant3»dansunrefugetemporaire.Quelquesjours après cette opération de la Ville deMontréal,avecunerareunanimité,denombreuxchercheurs spécialistes des questions liées auxinégalitéssociales,desintervenantsprovenantdediverses institutions publiques oucommunautaires, des travailleurs de rue, desbénévoles, des citoyens ont dénoncépubliquementledémantèlementducampement,et l’absurdité de «se faire mettre dehors dedehors4».

Comme le reste de la populationquébécoise, les «habitants de la rue» ont euxaussi été touchés par la COVID-19. Il n’est pasquestion icideparlerdesrisquesde lamaladieliésàleurconditiondesantéglobale,souventtrèsprécaire, mais bien plus de s’interroger surl’impact que les directives sanitaires mises enplaceparlegouvernementduQuébecapuavoirsurleurquotidienorientéversdesstratégiesdesurvieetlaréponseauxbesoinsdesubsistance.Ces directives ont été mises en place dans uncontexte particulier, dans le but d’enrayer laprogression d’un virus méconnu et dangereux,maissontdemeuréesenvigueur,plusieursmoisaprèsledéclenchementdel’urgencesanitaire.

Sicesmesuresonteuunimpactpositifence qui concerne ladiminution des infections, lenombred’hospitalisationsetlenombrededécèsdanslapopulationgénérale,nouspouvonsnousquestionnersurl’impactqu’ellesontpuavoirsur

3ProposdeJacquesBrochu,campeurdeNotre-Dame,enentrevuetéléphoniqueàICIRadio-Canada,23novembre2020.Enligne.<https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/le-15-18/segments/entrevue/210819/campement-rue-notre-dame-montreal-itinerants-sans-abris>.Consultéle30mai2021.4Leblanc,CarolineetMacdonald,Sue-Ann.2020.«Sefairemettredehorsdedehorsn’aaucunsens».LaPresse.Enligne.<https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-12-10/se-faire-mettre-dehors-de-dehors-n-a-aucun-sens.php>.Consultéle30mai2021.5AnnieHourcadeSciouestprofesseuredesuniversitésenphilosophieetdirigeactuellementledépartementdephilosophiedel’universitédeRouenNormandie(France).Elleestspécialistedephilosophieantique,dephilosophiemoraleetpolitique,d’éthiqueappliquéeainsiquedebioéthique.

les personnes vivant en situation d’itinérance.Étaient-elles adaptées pour ces personnesvulnérables? La présence ou non de casd’infectionsdanscegroupedelapopulationest-il le seul indicateur à prendre en considérationpourmesurerl’impactdecesmesures?Commentontétéaccueilliescesmesuresparlespersonnesen situation d’itinérance? Ont-elles eul’impression d’être respectées et traitées avecdignité lorsque les mesures ont été mises enplace? Y a-t-il eu un impact négatif concernantl’autonomie et la dignité des personnes vivantdanslarue?Cesdirectivesnousont-ellespermis,comme société, deprendre soindes «habitantsde la rue»? Avons-nous fait preuve,collectivement,debientraitanceàl’égarddecesêtreshumains?

Afin de mieux cerner l’analyse de cesimpacts, il conviendra de se concentrer plusparticulièrement sur la réalité de la Vieille-Capitaleetdesepenchersurunnombrerestreintde mesures, à savoir l’interdiction desrassemblements,lafermeturedessallesàmangerderestaurantsetautreslieux«nonessentiels»,et lesmesuresliéesàl’isolementpréventifainsique lors d’un dépistage positif. Chacune de cesdirectivesseraanalyséeselontroisperspectivesdifférentes.Dansunpremiertemps, lesthéoriesdu care, développées par CarolGilligan etJoanTronto, permettront de poser un premierregard critique. Puis la réalité des personnesvivant en situation d’itinérance sera mise entensionavec les valeurs sollicitéespar l’Institutnational de santé publique (INSPQ) pendant lapandémie. Finalement, ces mesures serontanalysées sous l’angle de la bientraitance, tellequedéfinieparAnnieHourcadeSciou5.

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1. DÉFINITIONS

Entamer une réflexion éthique sur l’impact desdirectives sanitaires auprès des personnes ensituationd’itinérancenécessitedansunpremiertemps d’effectuer un exercice de clarificationrelativementàl’utilisationdecertainstermes.

a. Itinérance

L’itinéranceestunphénomènecomplexedontlescauses sont difficiles à comprendre, et surtoutpropres à chaque personne. Bien plus que dusans-abrisme, l’itinérance doit être envisagéedansuneperspectiveglobale.

En 2014, le gouvernement du Québec aidentifiétroisdimensionsimportantesservantàdéfinir l’itinérance: le logement, la dimensionrelationnelle(familiale,sociale,rapportsaveclesinstitutions,lesservices…)etlescaractéristiquesliéesàl’étatdelapersonne,seshabitudesdevieetles facteurs environnementaux (santé globale,pauvreté,etc.)(GouvernementduQuébec,2014,p.30) .Celaapermisd’établirunedéfinitiondel’itinérance qui sera utilisée pour la suite del’analyse:

L’itinérance désigne un processus dedésaffiliation sociale et une situation derupture sociale qui semanifestent par ladifficulté pour une personne d’avoir undomicile stable, sécuritaire, adéquat etsalubreenraisondelafaibledisponibilitédes logementsoude son incapacité à s’ymainteniret,à la fois,par ladifficultédemaintenir des rapports fonctionnels,stables et sécuritaires dans lacommunauté. L’itinérance s’explique parla combinaison de facteurs sociaux etindividuels qui s’inscrivent dans leparcours de vie des hommes et desfemmes.(ibid.,p.30)

L’essentieldelapolitiqueenitinérancesetrouvedanslaréappropriationd’un«chez-soi»,

expérience située au cœur de l’expériencehumaine. C’est pourquoi il est possibled’envisagerque«l’absencededomicilesetraduitparladifficultéd’êtreenrelationaveclesautres»(ibid.,p.29).

Ilesttoutefoisintéressantdenoterqueladimensionrelationnelleestl’unedesdimensionsprincipales à prendre en compte lorsque l’onaborde le sujet de l’itinérance. Cette dimensionrelationnellesetrouveégalementaucœurdelathéorie du care, développée par lapsychologueaméricaineCarolGilligan.

b. L’éthiqueducare

Lorsdesesrecherches,CarolGilligan,àtraverslavoixd’Amy,une jeune fille interrogée, amis enévidence la capacité qu’ont les femmes à avoirune «vision du monde constituée de relationshumainesquisetissentetdontlatrameformeuntout cohérent, et non pas d’individus isolés etindépendants» (Gilligan, 2019, p.51). Sansentrer dans le débat de genre qui entoure lestravaux de Gilligan, il est intéressant de sepenchersurladéfinitionducare,duprendresoin,telqu’apul’expliquer JoanTronto,àsavoirune«activité générique qui comprend tout ce quenous faisons pour maintenir, perpétuer etréparer notre “monde”, de sorte que nouspuissions y vivre aussi bien que possible»(Tronto,2012,p.29).Trontodéfinitelleaussilecarecommeétantquelquechosede«relationnel[qui]admetquelespersonnes–lesautresêtres–et l’environnement sont interdépendants»(Tronto,2012,p.32).AvecBereniceFischer,ellesont identifié quatre éléments importants pourdécrire l’éthique du care (Tronto, 2009, p.173-183):

• L’attention: il est primordial d’être attentifaux besoins des gens, sans quoi il devientimpossibled’yrépondre.Celasignifiemettrede côté ses propres objectifs, ambitions,préoccupations.

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• La responsabilité: pour Tronto, la questionde la responsabilité est centrale dansl’éthique du care, mais égalementproblématique, car elle nécessite uneévaluation constante. Elle est définie parl’auteure comme«quelque chosequenousavons fait, ou n’avons pas fait, [qui] acontribuéàl’apparitiondebesoinsdesoin,etnousdevonsdèslorsnousensoucier».

• La compétence,comme notion morale ducare,permet«d’alignercetteapprochesurleconséquentialisme moral». Il ne s’agit passeulementd’avoirl’intentiondesesoucierdel’autre,d’êtreattentifàsesbesoins,oumêmed’enprendrelaresponsabilité,encorefaut-ilêtreenmesured’yrépondreréellement.

• Lacapacitéderéponsesoulèvequantàelleleproblème moral suivant: «le care estconcernépar lessituationsdevulnérabilitéet d’inégalité». Différente de la réciprocitételle que définie dans la théoriemorale deKohlberg, lacapacitéderéponsesuggèrede«considérer lapositionde l’autre tellequelui-même l’exprime». Nous ne percevonsplus l’autre comme étant exactementidentique à nous-mêmes, ce qui nécessited’êtreattentifàl’autre.

Tous ces éléments sont considéréscomme «faisant partie d’un tout intégré». Ilssont liés entre eux, ce qui va nous amener àpratiquer le care en étant bien plus quesimplement attentifs, responsables, compétentsetréceptifs.«Lecares’appuiesurdesjugementsqui vont bien au-delà de la conscienceindividuelle»d’oùlanécessitéd’une«évaluationdesbesoinsdansuncontextesocialetpolitique,comme dans un contexte personnel» (Tronto,2009,p.183).

L’itinérance, telle que définie par lapolitiquedugouvernementduQuébec,peutdoncêtre analysée selon la perspective du care et ilapparaîtintéressantdevoircommentpeuvents’y

inscrire les valeurs incontournables ciblées parl’INSPQpourguiderlaréflexionéthique.

c. Les valeurs fondamentales en temps depandémie

Prendre des décisions lors d’une pandémiesignifie agir dans un contexte d’incertitude,d’urgence.Lesenjeuxéthiquessontnombreuxetlesautoritéssetrouventconfrontéesàdesprisesde décisions difficiles. C’est pourquoi laCommission de l’éthique en science et entechnologie(CEST)ainsiqueleComitéd’éthiquede santé publique (CESP) ont publié unedéclaration commune, mettant de l’avant lesvaleurs phares qui selon ces deux organismessont sollicitéesdansune situationdepandémie(Désyetal.,2020a).

Decelot,ilconvientd’enretenircertainespour l’importance qu’elles ont lorsque vient letemps de réfléchir à la réalité des personnesvivant en situation d’itinérance (Désy et al.,2020a,p.3-5):

• La justice réfère généralement à l’égalitéentre les personnes, chacune ayant desdroitséquivalentsencequiconcernel’accèsaux services de santé ou sociaux, parexemple. La justice réfère également à lanotion d’équité, c’est-à-dire que les «biensfondamentaux doivent être distribués demanièredifférenciéeparmilapopulation».

• La solidarité renvoiequant à elle à l’aspectrelationneldel’êtrehumain,aufaitque«lebien-êtredechacunestintimementliéàceluidesautresetquenousavonstousunrôleàjouerpourfavoriserlacohésionsocialeetlebiencommun».

• La non-malfaisance «fait référence à l’idéeque nous devrions, autant que possible, nepascauserindûmentdetortsàautrui».Dansunepériodedepandémie, cela impliquedeprendre en considération les conséquencesnégatives évidentes liées aux directives

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sanitaires, comme par exemplel’augmentationdel’isolement,del’anxiété.

• La liberté est une valeur fondamentale, carelle«consisteenl’expressiondelacapacitédespersonnesàprendredesdécisionsetàagir pour elles-mêmes à l’abri d’influencesindues».L’itinéranceestsouventperçueparles personnes qui la vivent commel’accomplissementultimedelaliberté.

• La bienfaisance «traduit la volonté d’agirpourlebiend’autrui,enl’occurrencepoursasantéetsonbien-être».Elleestaucœurdesactions de santé publique, et en temps depandémie, se traduit concrètement par «lamise en place de mesures sanitaires». Laréalisation de la bienfaisance se fait par«l’utilisation des meilleures pratiques etdonnéesdisponibles».

• La proportionnalité amène les décideurs às’interroger sur les «différents risques ouinconvénients possibles d’une mesure desanté publique [qui] ne devraient pas êtrehorsdeproportionparrapportà l’ampleurduproblèmequ’elleparticipe à résoudre».La proportionnalité peut également êtreenvisagéed’unpointdevue«positif»,c’est-à-dire lorsque des moyens extraordinairespeuventêtremisenplacepourrésoudreunproblèmed’envergure.

• Lerespectdelaconfidentialitéconcerne«laprotection des renseignements personnelsou identificatoires». Cet enjeu est trèsimportantpourlespersonnesvivantdanslarue, car un non-respect de cette valeurpourrait les amener à vivre plus destigmatisation.

Il est indéniable que ces valeurs vontsouvententrerentensionlesunesaveclesautres,etils’agiraalorspourlesdécideursdetrouverunpointd’équilibrejustifiableauregarddechaquesituationconcrète.ÀcesvaleursidentifiéesparleCESPetleCEST,ilconviendraitd’enidentifierune

6CitédansSciou2017,p.206.

dernière directement reliée à la notion devulnérabilité, telle que nous l’avons vueprécédemment,àsavoirlabientraitance.

d. Labientraitance

Lesenscommunduterme«traiter»renvoieàuncomportement,uneattitudeà l’égardde l’autre.«Traiter, c’est, d’emblée, se mettre en relationavecl’autrequesoi,voireavecsoi-mêmecommeunautre,toujourssurlemodedel’action»(Sciou,2017,p.208).

La bientraitance s’oppose à lamaltraitance, dontnousutiliserons ladéfinitionduConseildel’Europeen2002:

Toutacte,ouomission,quiapoureffetdeporter gravement atteinte, que ce soit demanière volontaire ou involontaire, auxdroitsfondamentaux,auxlibertésciviles,àl’intégrité corporelle, à la dignité ou aubien-être général d’une personnevulnérable.6

Définir la bientraitance n’est pas chosefacile,carelleseconfondsouventaveclanotionde bienfaisance, qui, nous venons de le voir,«traduitlavolontéd’agirpourlebiend’autrui»(Désy et al., 2020a, p.3). À la différence de la«bienfaisance[qui]privilégielafindel’action,labientraitance caractérise la manière dont uneaction est accomplie sur l’autre» (Sciou, 2017,p.209). Il est donc possible d’envisager labienfaisancedansuneperspectiveducure,tandisquelabientraitances’inscritquantàelledansleregistreducare (ibid.).Deplus, labientraitanceest intrinsèquement liée à la vulnérabilité. Eneffet,enprenantencomptelavulnérabilité,«onviseàlasupprimerouaumoinsàl’atténuer;c’estdanscetteattitudequerésultelabientraitance».(ibid.,p.211)

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Le concept de vulnérabilité est icienvisagé dans une perspective relationnelle,c’est-à-dire dans une perspective où tout lemonde peut, à unmoment donné, se retrouverdansunesituationde vulnérabilité etdépendredequelqu’unqui,parsonaction,serasusceptibled’atténuer ou d’augmenter cette vulnérabilité.L’avantagedecetteperspectivevientégalementdufaitqu’ellepermetd’envisagerlavulnérabilitédans une perspective universelle (ibid.). Il estdonc possible de définir la bientraitance de lafaçonsuivante:

Lanotiondebientraitance,quicaractériselamanièredontl’actionestaccomplieetnonlafin qu’elle poursuit […] permet de mieuxcerner ce qu’est la vulnérabilité, dans sadimension éminemment relationnelle etnon substantielle ou intrinsèque. Labientraitanceestuneréponsevolontaireetdélibéréeàlavulnérabilité[…]Lavolontédebien traiter est le signe de la dimensionassumée d’une responsabilité de lavulnérabilitédel’autreauseindelarelation.(ibid.,p.218)

Àlalumièredecesdéfinitions,ilconvientmaintenant d’entamer une réflexion sur lesimpactsqu’ontpuavoir lesdifférentesmesuressanitaires sur lespersonnes vivant en situationd’itinérance.

2. INTERDICTIONDERASSEMBLEMENT

L’être humain en tant qu’être social éprouve lebesoin d’être en contact avec ses semblables.Depuissanaissance,ilsedéveloppeàtraverslesregardsquesesparents,sesproches,portentsurlui. Être au contact de ses amis, de sa familleapporteunsentimentdesécuriténécessairepourmenerunevieéquilibréeetensanté.Peuimportequ’ilsoitplussolitaireouplussociable,lecontactavecl’autrefaitpartiedesbesoinsàcomblerpourunêtrehumain.

Lorsque la pandémie de COVID-19 agagnéleQuébec,legouvernementa«confiné»lapopulationeta instaurédiversesmesures,dontl’interdiction de rassemblement. Cette mesurevisaitàréduirelenombredecontactssociauxqueles citoyens pouvaient avoir dans une journée.L’équation paraît simple: moins de contacts,moins de possibilités de transmission du virus,donc plus de possibilités de contenir lapropagation de la maladie sur le territoire. Eninterdisantlesrassemblements,lesautoritésontainsi empêché les citoyens d’aller voir desspectacles,defairedes«partysdefamille»,deseréunirautourd’unfeu,defairedes5à7...Autantd’occasionsdesocialisation,d’échangesavecnossemblables qui se sont vues être interditesquasimentdujouraulendemain.

Endemandantàlapopulationdenepasse rassembler, les autorités ont ainsi demandéauxcitoyensdes’isolerchezeuxpouréviteruneflambée des cas de COVID-19. Mais qu’est-iladvenudeceuxquin’ontpasde«chez-soi»,ceuxqui dormentdans la rue, dans les refugespourpersonnes en situation d’itinérance, ceux quisquattent chez des amis pour éviter de dormirdehors? Tel que mentionné précédemment,«l’itinérance désigne un processus dedésaffiliationsocialeetunesituationderupturesociale»(GouvernementduQuébec,2014,p.30),c’est-à-dire un processus dans lequel lespersonnes vontpeu àpeuperdre leurs repèresidentitaires,changerlafaçondontellesvontêtreenlienavecleursfamilles,leursamis,lasociété.Parfoiscesliensvonts’estomper,d’autresfoisilsvont se transformer devant la vulnérabilitégrandissante. Lorsqu’une personne «tombe»danslarue,elledevientvulnérableauxyeuxdenotre société occidentale et par le fait mêmedevient «dépendante à un autre que soi pouréliminer ou du moins atténuer le risque deblessure que recouvre la vulnérabilité» (Sciou,2017,p.208).

Certes, il existe des ressources,institutionnelles, communautaires, religieuses,

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quivonttenterdevenirenaideauxhabitantsdela rue. Cependant, ces ressources ne sont pastoujoursadaptéesauxmultiplesréalitésquel’onpeut vivre dans la rue, et c’est pourquoi lespersonnes en situation d’itinérance vont seregrouperentreelles.Parallèlementauprocessusde désaffiliation sociale s’opère un processusd’affiliationàdenouvellesmœurs,àunenouvelleculture,celledelarue.

Ilestvraiquelechacunpoursoiesttrèsprésent parmi les personnes en situationd’itinérance, mais l’exemple du campementNotre-DameàMontréalnousmontreàquelpointlasolidaritéestfortechezlemondedelarue.Unphénomènesimilaires’estproduitdanslavilledeQuébecdurantl’été,alorsqu’unparcducentre-ville s’est retrouvé fortement occupé par despersonnesitinérantes7.Silesmédiasontrapportéce phénomène sous l’angle sécuritaire, il estpossible d’avoir une lecture différente de lasituation. En effet, les refuges étant de plus enplusdébordés,unnombresanscessegrandissantde personnes vulnérables se retrouvaient àdevoir se «débrouiller» seules, sans l’aide desressources d’hébergement. C’est alors que lasolidaritéentrepairss’estmanifestée,cequilesaconduits à se rassembler dans les mêmesendroits.Maiscesrassemblementsétantinterditspar les nouvellesdirectives sanitaires liées à lapandémiedeCOVID-19,celaplaçaitde facto lespersonnesensituationd’itinéranceensituationd’illégalité et les mettait à risque dejudiciarisation. Interdire les rassemblements adonc mené les personnes en situationd’itinérance à devoir envisager de s’exposer aupouvoir discrétionnaire des forces de l’ordre àquirevenaitlapossibilitéounondesévirlorsderassemblements. De nombreuses personnes ensituationd’itinérance,déjàfortementprofiléesetjudiciarisées,ontdèslorsfaitlechoixdequitterces lieux publics pour s’isoler davantage. La

7Lavallée,Jean-Luc.2020.«Lephénomènedel’itinérancedeplusenplusvisibleàQuébec»,LeJournaldeQuébec.Enligne.<https://www.journaldequebec.com/2020/07/13/le-phenomene-de-litinerance-de-plus-en-plus-visible-a-quebec>.Consultéle31mai2021.

communautéitinérantes’estdoncretrouvéedansunesorted’impassequantàlapossibilitédefairepreuve de solidarité, ce qui l’a amenée à avoirl’impression d’être injustement traitée parrapportaurestedelapopulation.

Eninterdisantlesrassemblementsàtoutela population, y compris aux personnes ensituation d’itinérance, le gouvernement arenforcé lesentimentchezcespersonnesd’êtretraitées de façon inégale et inéquitable. Sicertainesvillesontpus’adapterrapidementàlasituation, cela n’est pas le cas pour la ville deQuébec.ContrairementàlavilledeMontréalquia réquisitionné des hôtels pour permettre à lapopulation itinérante d’y dormir, la ville deQuébec n’a vu la création d’aucune mesuretemporaire d’hébergement visant à permettreauxgensderespecterlesdirectivessanitaires.

Par ailleurs, lorsqu’une personne en situationd’itinérances’isole,ellenepeutpaspardéfinitionlefairechezelle,cequil’amèneàs’éloignerdesressourcesd’aide,àadopterdescomportementsàrisque,pournepasêtrevuedespoliciersparexemple,cequivaaugmentersavulnérabilité.

Finalement,aumomentoùunepersonnes’éloignedesressourcesd’aide,ellevas’éloignerdes personnes ayant la compétence de luidispenserdessoinsadéquats.C’estexactementceàquoinousavonspuassisterdurantlapandémie,à savoir que les ressources avaient beau sesoucier des besoins des personnes itinérantes,elles ont été incapables d’y répondre, ce quirevient à l’affirmation suivante: «Parfois, lasollicitude sera inadéquate parce que lesressources pour la fournir le sont également»(Tronto,2009,p.179).Ilyadonclieud’affirmerque la directive visant à interdire lesrassemblements a eu un impact négatif sur leshabitantsdelarue.Lesdifficultésàfairepreuve

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de solidarité ont généré un fort sentimentd’injustice. Les autorités de la ville de Québec(municipalité, organismes communautaires,réseaudelasantéetdesservicessociaux…)n’ontpassuêtreattentivesauxbesoinsdesgensdelarue et n’ont donc pas pu répondre demanièreresponsable à cettenouvelle réalité généréeparl’interdictiondesrassemblements.C’estpourquoiil est possible d’affirmer que cette directive aconduitlesystèmeàmaltraiterlespersonnesensituationd’itinérance.

3. LAFERMETUREDESSALLESDERESTAURANTET

AUTRESLIEUX«NONESSENTIELS»

Aumomentde«confiner»leQuébec,lepremierministre a permis à certains services dits«essentiels» de demeurer ouverts. Parmi cesservices, il y avait notamment les épiceries, lespharmacies, les hôpitaux… Une partie destravailleurs a pu continuer ses activitésprofessionnelles tandis qu’une autre a vu sesactivités diminuer, voire s’arrêter. Dans cettedeuxième catégorie, nous pouvons identifierdenombreux commerces, mais surtout desrestaurateurs. Des mesures d’aide ontrapidementétémisesenplacepoursupportercesentrepreneursquisesontretrouvés,enl’espaced’un instant, sans la possibilité d’accueillir uneclientèlequidetoutefaçondevaitminimiserlesinteractions sociales en restant à la maison, entélétravailsipossible.Certainsrestaurantssontparvenusàs’adapter,ontdéveloppédesformules«à emporter» et ont ainsi pu minimiser lespertesfinancières.

À Québec, comme dans de nombreusesautresvilles, lesrestaurantsducentre-ville fontunegrandepartiedeleurchiffred’affairesgrâceauxemployésdesnombreusesentreprisesayantleurs bureaux proches. La clientèle vient ymangerlemidipendantlespausesdîner,vientyfairedes5à7,desrepasd’affaires.

Si cette réalité correspond à celle denombreux établissements, un certain nombred’entre eux, comme des brûleries ou desfranchises de restauration rapide, accueillentquotidiennement une «clientèle» moins aisée,vulnérable,quivientychercherautrechosequ’unbon repas. En effet, les personnes en situationd’itinéranceontpourhabitudedefréquenterceslieux pour diverses raisons qu’il convientd’explorer. L’aspect central d’avoir un «chez-soi», tel que stipulé dans la définition del’itinérance adoptée par le gouvernement duQuébec,adéjàétémentionnéàplusieursreprises.«Lechez-soiestplusqu’unabri.Neplusavoirdechez-soi,c’esttoujoursplusqued’êtresansabripour lanuit» (GouvernementduQuébec,2014,p.29). Avoir un chez-soi, c’est avoir un lieusécuritaire, autant physiquementqu’émotionnellement.C’estavoirlapossibilitéderépondre àsesbesoinsdebasedansun seul etmêmelieu.C’estavoiraccèsàunespaceàpartirduquelnouspouvonsexercernotrepouvoird’agiretdéveloppernotreautonomie.Avoirunchez-soiest important du point de vue identitaire, «carcelapermetd’êtresoi-mêmeetd’êtrequelqu’un»(ibid.,p.29)

Lorsqu’une personne «tombe» dans larue,lareprésentationduchez-soisemodifieparla force des choses. Les capacités identitaires,sécuritaires, d’intégration dans la société,d’exercice de l’autonomie sont altérées et nepeuventplusêtreassuréesselonnoshabitudes.L’arrivée dans la rue est souvent marquante,vécue comme un choc, tous les repères sont àreconstruire: où manger? où dormir? oùsatisfairesesbesoinsphysiologiques?Autantdequestionsauxquelles lespersonnes en situationd’itinérance vont trouver des réponses trèspersonnelles. Le refugedeviendra la chambre àcoucher,lapiscinemunicipalesetransformeraensalledebain,lasoupepopulaireencuisine,etlerestaurant deviendra souvent la toilette ou lesalon.Cequiétaitauparavantoffertdansunseuletmêmelieuphysiqueestdèslorséclatéenune

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multitudedelieuxsouventméconnusdurestedelapopulation.

Ilconvientàcemomentdequestionnerlanotiondelibertédontlespersonnesensituationd’itinérancedonnentl’impressiondeseprévaloiren errant à travers les quartiers. Ce qui estsouventperçu,autantparleshabitantsdelaruequeparlerestedelapopulation,commeunevielibre,sanscontraintes,n’est-ilpasenfaitunevieguidéeparuneréponsedifférenteàdescapacitésidentitaires,sécuritaires...?Lapersonnesans-abriest-ellevraimentlibrededécideroùellepourraalleruriner,quandleschoixquis’offrentàelleserésumentàurinerdansl’espacepublic(aurisqued’une stigmatisation, d’une judiciarisation d’uncomportement illégal) ou aller dans le seulrestaurantaccessible(caraccueillant,tolérant)àplusieurskilomètresdelà?

Aveclafermeturedessallesderestaurantetdenombreuxautrescommercesetlieux«nonessentiels», il semblerait que la liberté d’actiondes personnes en situation d’itinérance se soitvue grandement amputée. À Québec, parexemple, la mise en place de stratégiesalternatives pour pallier lemanque de toilettespubliquess’estlongtempsfaitattendre8etaeuunimpacttrèsnégatifsurlacapacitédeshabitantsdelarue«àprendredesdécisionsetàagirpour[eux]-mêmes,àl’abrid’influencesindues»(Désyet al., 2020a, p.5). Ne pas avoir accès à desinstallations sanitaires salubres facilement nedevraitpasêtreunenjeudansnotresociété,cequi est pourtant le cas pour les personnes ensituationd’itinérance.

La réalité des personnes en situationd’itinéranceestconnuedepuislongtempsetn’estenaucuncasunenouveautéliéeàlapandémiedeCOVID-19. Croire que ces personnes n’auraientpasétéaffectéesnégativementpar la fermeturede tous ces commerces et autres lieux publicsmontre à quel point les autorités publiques ne

8Moisan,Mylène,op.cit.

sontpasattentivesauxbesoinsdecespersonnes.Dupointdevuedeséthiquesducare, ils’agitlàd’unmanquementmoral.

Instaurercesmesuresestunechose, lesmaintenirdansletempssanstrouverdesolutionalternativeenestuneautre,etrevientà«causerindûmentdestortsàautruicequicontrevientauprincipedenon-malfaisanceénoncépar l’INSPQ(Désyetal.,2020a,p.4).Si,audépart,cetteactiondu gouvernement visant à fermer les salles derestaurant avait bel et bien une finalitébienfaisante,précisonstoutefoisqu’ilestpossiblede «maltraiter alorsque l’on veut le biende lapersonneque l’on traite, quant à lamanièrederépondre à sa vulnérabilité» (Sciou, 2017,p.210).Ilsembleraitquecesoitcequis’estpasséavecl’instaurationetlemaintiendansletempsdecette directive sanitaire. Les personnesvulnérables, comme les personnes en situationd’itinérance,sesontainsiretrouvéesconfrontéesà une situation d’augmentation de leurvulnérabilité.

L’analyseeffectuéedémontreàquelpointcettedirectivesanitaireapuavoirunimpacttrèsnégatif pour les personnes en situationd’itinérance: augmentation de la vulnérabilité,perte d’autonomie, voire atteinte à la dignitéhumaine. La réponse despouvoirs publics peutêtre considérée comme insuffisante à denombreux égards, et démontre à nouveau leurdifficulté à être attentifs aux besoins des«habitantsdelarue».Leurinaction«acontribuéàl’apparitiondebesoinsdesoins»(Tronto,2009,p.178)cequiengageleurresponsabilitédanscecasprécis.

4. ISOLEMENTPRÉVENTIFETISOLEMENTENCASDE

DÉPISTAGEPOSITIF

La stratégie du gouvernement pour essayerd’enrayerlapropagationdelaCOVID-19reposesur trois actions principales: tester, tracer et

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isoler.Legouvernementadéployédeseffortsafind’augmenter les capacités de dépistage. Si lesconsignesontpuchangeraucoursdesderniersmois, ce qui a parfois pu amener quelquesmoments de confusion dans la population, leQuébec s’est rapidement doté de cibles àatteindre en termes de dépistage, et ainsiparvenir en décembre2020 à près de 30000testsréalisésquotidiennement.Laréalisationdecet objectif ne s’est pas faite sans heurts, car ilaura fallu s’assurer d’un approvisionnementsuffisant en réactifs, en écouvillons, d’avoir dupersonnel formé pour effectuer les dépistages,organiserdeslieuxsécuritairespouvantrecevoirune grande quantité de personnessimultanément, avoir les ressources humainesnécessaires en laboratoire… Une multituded’enjeux,tousliésentreeux,commeunegrandechaînedetravailcirculaire.Sil’undesmaillonsdecettechaînesebrise,c’estlesystèmeaucompletqui se retrouve en situation dedysfonctionnement.

Lastratégiedugouvernementfonctionnede la même façon, les trois dimensions sontinterreliées. Si les capacités de dépistageaugmentent et s’améliorent, les cas positifsserontpotentiellementplusnombreux.Maissilescapacitésdetraçagenesontpasàlahauteurdecellesdedépistage,les«cascontacts»n’irontpasforcémentsefairedépister,nerespecterontpasforcément lesmesures d’isolement, ce qui aurapotentiellementungrandeffetsurlaprogressiondelamaladie.Demême,laconsignedes’isolerdefaçon préventive permet d’attendre quelquesjours avant de voir l’apparition d’éventuelssymptômes,doncquelquesjoursavantd’allersefaire dépister. Il est évident que cela amèned’autresenjeuxpourlespersonnesenisolementpréventif(difficultésàfairedutélétravail,banquede congés insuffisante pour rester à la maisonaveclesenfants…),maisdustrictpointdevuedela stratégie du gouvernement, cela permet degérer le flux des dépistages et ainsi éviterd’engorgerlesystèmedesanté.

La pierre angulaire de cette stratégiereposesurlacapacitédelapopulationàrespecterlesconsignes. Ilnes’agitpas icid’abordercettecapacité sous l’angle de la volonté, ce qui nousamèneraitplutôtàanalyserlalégitimitéaccordéeau gouvernement par la population. Il s’agitplutôtd’étudiercettecapacitéd’unpointdevuestrictementlittéral.Commentfairepours’isoler,defaçonpréventiveouaprèsundépistagepositif,lorsquel’onn’apasde«chez-soi»?C’estlàtoutl’enjeu que vivent quotidiennement lespersonnes en situation d’itinérance. Telqu’analysé précédemment, l’isolement lié auxinterdictions de rassemblement a eu un impactsignificatifpour leshabitantsde larue,àsavoirunimpactmajeursurlasolidaritéentrepairsetunsentimentd’injusticequantautraitementsubi.Il serait intéressant d’aborder le lien existantentre les inégalités, les iniquités, vécues par leshabitantsdelarue,etleuradhésionàlastratégiedu gouvernement, mais nous allons plutôtexplorer comment les difficultés reliées àl’isolementsontmisesentensionaveclesvaleursde proportionnalité et de respect de laconfidentialité.

Prenonsl’exempledelavilledeQuébecetdelasituationdesrefugespourhommes.Aucundecesrefugesn’avait,audébutdelapandémie,lapossibilité d’accueillir des personnes dans lerespectdesrèglessanitaires,toutenmaintenantleurcapacitéd’accueil.Lestroisrefugesdelavilleont alors dû faire un choix: accueillir plus demonde sans respecter les règles sanitaires, oumettre en place les directives et diminuer leurnombre de lits. Permettre à une personnesymptomatiquedes’isolerauraitnécessairementconduit à un aménagement des ressources,résultantenunediminutiondeslitsdisponibles,ce qui aurait engendré une augmentation de lasituation de vulnérabilité de nombreusespersonnes.Mais à l’inverse, nepas permettre àune personne symptomatique de s’isoler laconduisait à retourner dans la rue,éventuellement devenir un vecteur de

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transmissionduvirus,s’isolerdavantage,cequiauraitégalementeucommerésultatd’augmentersasituationdevulnérabilité.

Précisons par ailleurs, que les premiersmoisdelapandémieontconcordéaveclafindel’hiver, période toujours très difficile pour leshabitantsdelarueencequiconcerneleursantéphysique.Précisonségalementqu’àcemoment-là, pratiquement n’importe quel symptômes’apparentantàunrhumeouunegastro-entéritefaisait partie des symptômes possibles de lamaladie.Lesrefugesn’ayantpasréussiàmettreenplacedeszonespours’isoler,ilafalluattendrel’ouverture d’un centre dédié aux personnessymptomatiques, en attente d’un test, ou enisolementà la suited’undépistagepositif,pouroffrirunealternativeauxgensdelarue9.Avantl’ouverture de ce centre, les personnessymptomatiquessevoyaientinterdirel’accèsauxrefugesetétaientorientéesversleshôpitauxafind’êtredépistées.Lespersonnesvivantdanslaruese sont donc retrouvées elles aussi face à desdilemmesmoraux: être transparentes sur leurspotentielssymptômesoulescacher;avoirunlitauchaud,ouêtreréféréesverslarueoul’hôpital.

L’imposition d’un isolement préventif adonc eu un impact disproportionné sur lespersonnesensituationd’itinérance.Danstouslescas,leurvulnérabilités’entrouvaitaugmentéeetnous pouvons à nouveau affirmer que dessituationsdemaltraitance ont été généréesparcettemesure.Lesdifférentsintervenantsauprèsdes personnes en situation d’itinérance se sonteuxaussiretrouvésfaceàdesdilemmeséthiques,liésnotammentaurespectdelaconfidentialité.LaCOVID-19 n’est pas une maladie à déclarationobligatoire comme peuvent l’être d’autrespathologies.Lesintervenantsdesrefugessesontretrouvésàrencontrerdespersonnesprésentantparfois de nombreux symptômes, qui ne

9Fleury,Élisabeth.2020.«COVID-19:uncentreàQuébecpourlespersonnesensituationd’itinérance»,LeSoleil.Enligne.<https://www.lesoleil.com/actualite/covid-19/covid-19-un-centre-a-quebec-pour-les-personnes-en-situation-ditinerance-a4d771ff546174d4e57af34764dc37aa>.Consultéle31mai2021.

voulaient pas aller se faire dépister, car ellesn’avaient pas d’endroit pour s’isoler. Que fairedanscessituations-là?Dénoncerlasituationàlasanté publique? Cacher les symptômes auprèsdes collègues pour permettre à la personned’avoir accès au refuge? Prévenir les autresintervenants du réseau (travailleurs de rue,policiers, infirmiers de la rue, par exemple) enlien avec cette personne, au risque de briser laconfidentialité?

Pour ne pas briser un lien de confianceparfois fragile, certains intervenants ont ainsidécidé de faire fi des symptômes queprésentaient certaines personnes sans-abri. Enprenant cette décision, les intervenants seretrouvaient à respecter la confidentialité, maisont également contribué à augmenter lavulnérabilité d’un plus grand nombre depersonnes, à savoir les autres personneshébergéesenrefuge.Lespersonnesensituationd’itinérance ont souvent choisi de taire leurssymptômes.Maisenprenantcettedécision,ellesseplaçaientelles-mêmesdavantageensituationde vulnérabilité. L’ouverture d’un centre deconvalescence dédié aux personnessymptomatiques a permis d’apporter uneréponseplusadaptée,mais lacapacitéd’accueilde cette ressource et son mode defonctionnement ne permettent pas d’envisageruneresponsabilité totalementpartagéeentrelesdifférentsacteurs. C’estpourquoi en regarddesthéoriesducare,nouspouvonsavancerquepourlespersonnesensituationd’itinérance,lamesureliée à l’obligation de s’isoler a conduit à unmanquementmoral.

5. CONCLUSION

Personne n’était préparé à vivre une situationcomme celle vécue depuis le début del’année2020. Les autorités publiques se sont

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retrouvées à prendre des décisions avec peud’informations scientifiques, étant donné lanouveautédecevirus.Ellesonttoutefoisprisdesdécisions en pensant qu’elles étaient lesmeilleures, en étant guidées par des valeursfondamentales:

Devant une menace potentiellementcatastrophiquesurleplandelasantédelapopulation, les mesures parmi les pluscoercitivesàladispositiondesautoritésdesanté publique trouvent une justificationdanslabienfaisanceattendue,[…]ainsiquedans la prudence, qui nous enjoint deconsidérer des actions malgré lesincertitudes quant au virus, à satransmissibilité,àl’immunitéetàl’efficacitédesmesuresprises.(Désyetal.,2020b,p.3)

Cette analyse avait pour objectif demettre en lumière l’impact des directivessanitairesliéesàlaCOVID-19chezlespersonnesen situation d’itinérance, personnes parmi lesplusvulnérablesdenotre société. Laperceptionde cette vulnérabilité n’est cependant pas lamême dépendamment que l’on pense à unhomme,unefemme,unadolescent,unepersonneautochtone. L’image de l’itinérance dans lasociété est encore étroitement liée à celle d’unhomme alcoolique, dans la cinquantaine,d’apparencenégligée,alorsquelaréalitéesttoutautre.Deplusenplusdepersonnesvivantavecdestroublesdesantémentalegraveviventdansla rue. Les problématiques de consommationaugmententsanscesse.Lesfemmesquantàelles(tout comme les adolescents) vont souvent seretrouver en situation d’itinérance cachée. Cespersonnes n’auront pas de «chez-soi» et vontêtre hébergées chez des amis, dans des squats.Elles ne seront pas «visibles» dans la rue, nedormirontpasdanslesrefugesoulesentréesdecondominium, mais seront tout de même ensituationd’itinérance.

La société québécoise éprouve déjà desdifficultés à répondre à ce phénomène en

constanteaugmentation.RienquepourlavilledeQuébec, il y aurait actuellement près de 500personnes en situation d’itinérance (Latimer,2019). Autant de situations différentes, detrajectoires de vie différentes. Contrairement àd’autres groupes de personnes vulnérables quiont vu le gouvernement ajuster les mesuressanitaires –l’absence d’obligation du port dumasque chez les enfants du primaire en est unbon exemple– les personnes en situationd’itinérancesesontvuimposerlesmêmesrèglesquelerestedelapopulation.Celaaconduitàuneaugmentation de la vulnérabilité qui amène àpenserqueleshabitantsdelaruesontmaltraitéspar le système imposant ces règles. Si lesdécisions prises s’appuyaient sur des valeursfondamentales (telles que la bienfaisance, lasolidarité, la non-malfaisance pour ne citerqu’elles),lamanièredontellesontétéappliquéesn’apaspermisdebientraiterlesgensdelarue.

En analysant la situation avec lesélémentsducaretelsquedéfinisparTronto,unconstat s’estdégagé, soit celui que lesautoritésontmanquéàleurengagementmoral.Ellesn’ontpas été attentives aux besoins spécifiques despersonnes itinérantes, n’ont pas su détermineravecprécisionlesbesoinsauxquelsrépondreenpriorité.Lesystèmedonneurdesoins,leréseaude la santé et des services sociaux (public,communautaire…)delavilledeQuébecn’apassufairepreuvedecompétencedans cette situationde pandémie jusqu’à maintenant. Il y a eu unmanque d’initiatives locales, les réponsesparticulières à des situations particulières nesont pas venues, ce qui a augmenté lavulnérabilité des personnes vivant en situationd’itinérance.

Laresponsabilitédetrouverdessolutionsadaptées, moralement acceptables pour lespersonnesde larue, doitappartenir à tous. Lesmesures sanitaires ont participé à accentuer ladésaffiliation des personnes en situationd’itinérance,etdescampementscommeceluideNotre-DameàMontréalamènentàpenserquece

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processus de désaffiliation est entamé pour unnombre croissant d’individus. Peut-être que ladésaffiliationdoitêtreenvisagéeautrementquecommeun«processustrèsfréquemmentmarquépar demultiples ruptures, des impasses et desdifficultés qui engendrent la dégradation deslienssociaux»(GouvernementduQuébec,2014,p.17).Lavisiond’Amy,cettejeunefilleinterrogée

par Gilligan, présente dès lors une avenueintéressantepourprendresoindespersonnesensituation d’itinérance: le monde est constitué«derelationshumainesquisetissentetdontlatrame forme un tout cohérent, et non pasd’individus isolés et indépendants dont lesrapportssontrégispardessystèmesderègles»(Gilligan,2019,p.51).

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LESERVICEPUBLICENCONTEXTEDEPANDÉMIE:LEDILEMMEDEJEANNE,INFIRMIÈRE

IsabelleLaviolette–Diplôméed’unemaîtriseengestionet développement des coopératives de l’Université deSherbrooke, Isabelle Laviolette travaille aumouvementDesjardins au sein de l’équipeGouvernance, Éthique etDéontologieduSecrétariatgénéral.Àl’automne2020,ellea débuté unprogrammecourt de2e cycle enéthiqueàl’UniversitéduQuébecàRimouski.

1. LEDILEMMEDEJEANNE

«Voyonsdonc,Jeanne,tunevasquandmêmepasretournerautravaildanscesconditions?»,lanceNicolas,exaspéré.Ilnecomprendpaspourquoisaconjointe, infirmière dans un centre hospitalierdesoinsdelonguedurée(CHSLD),affirmedevoirretournerautravailmalgrélarécenteéclosiondeCOVID-19.Eneffet,Jeannetermineofficiellementson congédematernité et, bienque lebébé aitsouffert de problèmes respiratoires à lanaissance, la situation semble maintenant souscontrôleetuneplacel’attendengarderie.D’autrepart,plusdelamoitiédesrésidentsducentreoùJeannetravaillesontinfectésparleSARS-CoV-2,toutcommeplusieursemployés.

Lorsque Jeanne a quitté son emploil’annéedernièrepoursoncongédematernité,lasituationluisemblaitdéjàpréoccupante.Ensous-effectif chronique, les travailleurs du CHSLDdevaient régulièrement faire des heuressupplémentaires et travailler en surcharge depatients pour compenser l’absence d’employés.Épuisésetdésillusionnés,leurtauxderoulementétaitàsonparoxysme.C’estdumoinscequ’ellecroyait, à pareille date l’année dernière. C’étaitsans compter sur la pandémie mondiale deCOVID-19,carlasituationadésormaisatteintunniveauqu’ellequalifieraitdesituationdeguerre.

1Codededéontologiedesinfirmièresetinfirmiers,RLRQ,chapitre1-8,r.9.2www.oiiq.org/pratique-professionnelle

Dans un tel contexte d’urgence sanitaire,commentdevraitagirJeanne?

Entantqu’infirmière,Jeanneestsoumiseàuncodededéontologie1quiencadresapratiqueprofessionnelle. Comme c’est le cas pour lesdifférents ordres professionnels, ce code viseprincipalement la protection du public.Différentesvaleursprofessionnellesontservidefondationà l’élaborationdu code: l’intégrité, lerespect de la personne, l’autonomieprofessionnelle,lacompétenceprofessionnelleetl’humanité2.

En plus du Code de déontologie desinfirmièresetinfirmiers,Jeannedoitégalementseconformerauxrèglesdéfiniesparsonemployeur,lequelse trouveàêtreultimementdirigéparlegouvernement du Québec. Comme pour toutefonctionpublique, le service et laprotectiondupublicsontaucœurde lamissionduCHSLDoùelle travaille. Ainsi, les résidents du Centres’attendent à des services respectueux de leurpersonne,suffisantsetsécuritaires.

En théorie, il s’agit donc de missionscompatibles que partagent l’Ordre desinfirmièresetinfirmiersduQuébecetlafonctionpublique québécoise. Or, il est fréquent detrouverdesincohérencesentrelesconditionsetexigences de travail imposées par l’employeur,souventaudétrimentdesemployés,etlesvaleursprônées par les organisations en cause. Parexemple, le temps supplémentaire obligatoireafind’éviterunbrisdeserviceauprèsdesusagersnevient-ilpasaffaiblir,àlongterme,lacapacitéde réponse des infirmières qui risquentl’épuisementprofessionnel?Etcela,sanscomptersur l’augmentation des risques de mauvaises

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décisionsprofessionnellesenraisondelafatigue,menaçantainsilasécuritédespatients?

Au-delàdeslois,desrèglesetautrescodesde conduite qui peuvent parfois êtrecontradictoires, Jeanne doit également êtreconscientedesespropres limites,desesdésirs,maisaussidesesvaleurspersonnelles.Eneffet,àtitre de professionnelle, il est attendu d’ellequ’elleexerce le jugementnécessaireenvuedeprendrelesmeilleuresdécisionspossibles,danslescirconstances.Pourcefaire,nousproposonsàJeannededéveloppersacompétenceéthiqueenconsidéranttroisdifférentesapprochesavantdedécidercommentagir:

1. L’approcheexpérientielleetdialogiqueutiliséeparFortin,Leclerc,Parent,PlourdeetRondeau(2011)avecdesintervenants.

2. LespistesoffertesparJohannePatenaudedanssonarticleApprendreuncodeouamorcerunedémarcheéthique(1997).

3. LesquatreélémentsducareselonJoanTronto(2009).

Aprèsuntelexercice,Jeannedevraitêtreenmesured’yvoirplusclairentrelesdifférentsintérêtsencause,identifierlesvaleursenconflit,prioriser celles qui s’appliquent et développerdesargumentsquiluipermettrontd’enarriveràunedécisionéclairéequ’ellepourraalorsjustifierde façon rationnelle comme étant la meilleuredécision possible, dans les circonstances. Nousreviendrons donc, en conclusion, sur cesréflexionsetleurapplication,selonlecontextedepandémiequis’applique.

2. DÉLIBÉRATIONÉTHIQUEENFONCTIONDETROIS

DÉMARCHESDISTINCTES

Réfléchir, de façon éthique, afin d’en arriver àdéciderdelabonneactionàfairen’impliquepasnécessairementdesuivreunprocessus,telleunerecette,quimèneautomatiquementàunrésultat.Ilarrivesouventquenousprenionsdesdécisionséthiques en intégrant un peu des différents

ingrédientsnécessairesàlaréflexionéthiqueet,sanstropserendrecompteduprocessussuivi,onréalise que le gâteau a levé et qu’on a unargumentairesuffisammentsolidepour justifiernotre décision. Or, afin de bien guider Jeannedans sa délibération, nous lui proposons troisdémarches différentes qui pourraient luipermettre d’en arriver à une décision éthiqueargumentée.

a. Applicationde ladémarchede réflexionéthique décrite par les auteurs de Laconstruction du savoir éthique dans lespratiquesprofessionnelles(2011)

Des chercheurs québécois ont suivi différentsgroupesdeprofessionnelsafindevoirdequellesfaçons ils en sont arrivés, par le dialogue, àdévelopperun«savoiréthique».Ilestimportantdenoterquel’approchedéveloppéedanslecadredecetteétudes’appliqueàl’analysedesituationsdéjàvécuesafindecomprendredequellesfaçonsl’éthique professionnelle a été utilisée par lesparticipants.Ilnes’agitdoncpasd’unedémarchepermettant la prise de décision, mais nousproposons toutdemêmeà Jeannede s’inspirerdes étapes documentées par les chercheurspuisquel’applicationpratiquedel’éthiqueparlesprofessionnels participant à l’étude seraitprobablement plus près de la réalité de Jeannequ’unedémarcheéthiqueplusthéorique.

Unfaitintéressantànoter,danslecasdecetteétude,estquelesparticipantsavaienttousdeuxpointsencommun,lesquelssontégalementpartagés par Jeanne: d’abord un sentiment degranderesponsabilitéfaceauxpersonnesauprèsdesquellesilsinterviennent,maisaussilefaitqueces mêmes personnes soient toutesparticulièrementvulnérables(p.149).

Ainsi,aucoursdecetteétude,différentessituations présentant un conflit entre lesresponsabilités professionnelles et lesobligations morales des participants ont étéabordéesparcesdernierset,aufildutemps,de

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façontoutàfait intuitive, ilsontpudocumenteruncertainmodusoperandi leurpermettantd’enarriveràunedécisionéthique.Leurdémarchesediviseentroismoments(p.59à70).

Dans unpremier temps, ils prenaient letempsdebienexprimerlessentimentsencause.DanslecasdeJeanne,cessentimentspourraientaller de la peur de contaminer son enfant déjàfragile au sentiment du devoir d’aller aider lespersonnesdanslebesoin, incluantsescollèguesde travail. L’insécurité et la crainte de devoir«donner» plus à son travail qu’à sa proprefamilleouencoreledécouragementdevanttoutecette situationquimalheureusementne semblepas près d’être réglée. Évidemment, dans uneapproche dialogique, elle devrait mener cesétapes avec les personnes concernées: sonconjoint,sescollèguesdetravailet,pourquoipas,avecsesgestionnairesetsonordreprofessionnel.

Dansundeuxièmetemps,lesparticipantsidentifiaientcequiestréellementenjeu,souventsousformededénonciationd’unesituationpourlaquelle ils n’ont pas de pouvoir. Pour Jeanne,cette dénonciation se révèle être la mêmequ’avantsondépartencongédematernité,maiscettefois,avecdesconséquencesgravesetmêmefatales sur la vie d’individus. Le manque deressources permettant d’offrir des soinsappropriésauxrésidentsduCHSLDn’estpasunesituationnouvelle.Toutefois,lapandémieauraeul’effet d’une bombe sur ce système déjà fragile.Jeanne est d’avis que la responsabilité ultimed’assurer les ressources nécessaires pourrépondre aux besoins des résidents du CHSLDrevient à l’État. Dans ce contexte, pourquoidevrait-elle se sacrifier pour tenter de fairefonctionnerunsystèmequifonctionneaussimal?

Enfin, la dernière étape de la démarcheestcelledelaréflexionsurlesensetlafinalitédelapratiqueprofessionnelle.Àcetteétape,Jeannedevra se référer aux valeurs en cause, à l’idéalprofessionneletauxnormesapplicablesafinde«s’interroger et interroger», en fonction de

quatre questionnements qui pourront alorsinfluencersadécision(p.61-68):

1. donnerunejusteinterprétationdelasituationetdecequiestenjeu;

2. remettreenquestionsesattitudes,sesopinions,sescomportementsetceuxdesautres;

3. trouveretdonnerdusensàl’actionàposerentenantcomptedeslimitesdel’interventionprofessionnelle;

4. identifierlabonneactionàposer.

b. Pistes offertes par JohannePatenaudedans son texteApprendre un code ouamorcerunedémarcheéthique(1997)

Dans son essai, JohannePatenaude faitremarquer, à juste titre, que les différentsprogrammesdeformationenéthique«oscillententre deux pôles: la responsabilisation desprofessionnels face à leur pratique et laprotectiondescitoyensetpartenaires»(p.116).Elledéploreainsilefaitqueladéontologieaprisledessusetqu’ellenepermetpasdedistinguerles aspects éthiques des aspects disciplinaires,traitanttouteslessituationsdefaçonégaleselonles codes en place. Ainsi, les cas réellementéthiquessetrouvent,selonPatenaude,dansunezonegrise.

«Leproblèmedelazonegriseestqu’ellerenvoieàl’éthiquepersonnelleduprofessionneletquecelle-cipeutêtreobjetdedisciplinedupointdevueprofessionnel.Lazonegrisemetalorsparticulièrementenévidencelapossibilitédeconflitsentredeuxéthiques.»(p.116)

Imaginons ici que le CHSLD où travailleJeanne serait régulièrement en ruptured’inventaire de masques conformes auxstandardsmédicaux.Or,lapositiondel’Ordredesinfirmières et infirmiers du Québec (OIIQ) estclaire à cet effet: dans un énoncé de positionconjoint avec d’autres ordres professionnels, ilestpréciséqu’unsoignantquinedisposepasde

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l’équipement de protection individuelleapproprié devrait s’abstenir de prodiguer dessoinsàunpatient3.Est-cequecelavoudraitdirequ’il ne devrait y avoir aucune infirmière auCHSLDdeJeannetantetaussilongtempsquelesmasquesréglementairesneseraientpasofferts?

Danslemêmeénoncédeposition, l’OIIQconvient toutefois du dilemmemoral que cettepositionpeutcréer.«Endehorsd’unepandémie,les soignants ont tendance a défendre d’abordl’intérêtdupatient,etsontamenésrégulièrementaprendredesrisquespourlefaire.Lapandémieexige d’eux d’agir parfois différemment. Sansrenoncer a défendre l’intérêt de chacun despatients, les soignants doivent respecter lespriorités établies dans une perspectivepopulationnelle,cequicompliquelesjugementscliniquesqu’ilsdoiventporter.»(p.7-8)

Comme le fait remarquerJohannePatenaude, «l’éthique dans l’agirprofessionnel émerge souvent à la suite d’uneremiseenquestiondel’approchedéontologiquegénéralisée» (p. 119). Pourdécrire le fosséquiséparel’approchedéontologiqued’uneapprochepluséthiqueoudécisionnelle,Patenaudeévoqueles travaux de deux chercheurs américains:DonaldSchönetChrisArgyris.Ceux-ciontdéfinideuxmodèlesd’interventionprofessionnelle: lemodèledel’expert,quicorrespondàlalogiquedela rationalité technique, et le modèle visant unacte professionnel «plus engagé socialement»(p.120).

Le problème avec le «modèle del’expert»estqu’ils’attardeauxmoyensàmettreenplacesansmêmesequestionnersurlafinalitéet le sens à donner à l’intervention. Selon cemodèle, Jeanne n’irait pas travailler tant que leCHSLD n’offre pas l’équipement de protectionindividuel approprié. Quant au «modèle plusengagésocialement»,bienqu’ilviseàdévelopperlacompétenceéthiquedesprofessionnelsenleur

3Énoncédeposition04/2020,OIIQ,p.3.

offrantlacapacitédefairedeschoixpersonnelsd’action,sonproblèmeprincipalestlerisquedesanctions disciplinaires, incluant la possibilitéd’un jugement d’incompétence professionnelle.Enallantprodiguerdessoinsavecdesmasquesnon conformes aux exigences, Jeanne pourraiteffectivements’exposeràdetellesreprésailles.

Maisalors,est-ceàdireque les«bons»professionnels seraient ceux qui suivent lesnormes sans autre questionnement? Plusieursmembres de comités d’éthique clinique auQuébec «valorisent, en cas de conflit entre lalégalitéetlaconscience,des’écarterdesloisparfidélité à sa conscience, à ses principespersonnels» (p.132). En utilisant unraisonnement moral à travers le dialogue et ladélibération, des critères rationnels etrelationnels pourront être évoqués afin dejustifierlecaractèreraisonnabledeleurdécision.Ilsassurerontainsi«unmaximumdecohérenceentre l’agir, la motivation et la justification»(p.131) puisqu’il est moralement inconcevablequ’un CHSLD soit déserté par ses employés,laissantainsileursrésidentssanssoutien.

L’exemple donné précédemment estextrêmeetnes’estheureusementpasconcrétisé.Il permet toutefois de démontrer qu’unraisonnementmoralargumentédevraitprévaloirsurlasimpleapplicationdesrèglesdeconduite.Enanalysantdefaçonrationnellelesraisonsquimotivent les différentes règles, il devient alorsplus facile de trouver une réponse qui vienneminimiserlesrisquesetmaximiserlacohérencede la réponse àdonner en fonctiondes valeurspriorisées.

c. Utilisation des quatre éléments du careselon JoanTronto dans Un mondevulnérable(2009)

L’approche du care proposée par JoanTrontopourrait également être utile pour permettre à

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Jeanned’exercersonjugementsurlesdifférentsbesoins en cause (les siens, ceux des patients,ceuxdesonéquipedetravailetceuxdelasantépublique),d’identifieroùsetrouventlesconflitsentre ces besoins et de définir des stratégiespermettantuncertainarbitrageentrecesbesoinsetuneréponseresponsable.Jeanneauraitalorsàappliquerdescritèresenlienaveclesvaleursencause,maisaussidescritèresenfonctiondesesrelations avec les personnes qui seraientaffectées par ses décisions. Pour ce faire,JoanTronto et BereniceFischer proposentd’exercer une réflexion en fonction de quatremoments moraux du care: l’attention, laresponsabilité, la compétence et la capacité deréponse(p.173-183).

La première phase de la réflexion,l’attention, devrait permettre d’identifier lesdifférents besoins des parties prenantes. Ainsi,JeanneauraàdistinguersespropresbesoinsdeceuxdesrésidentsduCHSLD,deceuxduCentrecommeorganisationetdeceux,plus largement,définisparlasantépublique.Àcetégard,Trontosoulignel’importancedegarderentêtelefaitqueles humains ne sont pas tous indépendants etautonomes. La vulnérabilité des uns face auxautres impose une certaine vigilance afin queceux qui sont placés en situation de«domination»faceàd’autresn’abusentpasdelasituationenaccentuantcetteinégalité.

Dansundeuxième temps, Jeanne auraàréfléchir à la question de la responsabilité. Eneffet,elledevraévaluersicequ’ellechoisiradefaire,oudenepasfaire,pourraitalorscontribuerà créer de nouveaux besoins de soins dont ilfaudrait ensuite s’occuper. L’idée ici n’est passimplement d’identifier un responsable de laréponse aux besoins, car il serait alorsmoralement irresponsable de s’en remettre ausimple fait que c’est l’État qui doit assurer uneréponse adéquate aux besoins des résidents duCHSLD.Entantqueprofessionnelle,Jeannedevra

4RevueInfirmièrecanadienne,L’éthiqueinfirmière:uncompaspendantlapandémie,parKristinZelyck,26juin2020.

assumer la responsabilitémoralede ladécisionqu’elleprendra.

Depuis le début de la pandémie, lesinfirmières ont soulevé, à juste titre, denombreuses préoccupations en lien avec lasécuritéetl’augmentationdelachargedetravaildu personnel soignant. Kristin Zelyck, dans sonarticle paru le 26juin2020 dans la revueInfirmièrecanadienne,abondedanslemêmesensen référant au code de déontologie del’Association des infirmières et infirmiers duCanada:«LeCodeindiqueenoutrequ’ilfautqueles infirmières et infirmiers “remettent enquestion, cherchent a contrer, signalent etabordent les pratiques ou les conditions qui,n’étant pas favorables a la sécurite, a lacompassion, a l’éthique ou a la compétence,nuisent a leur capacité de prodiguer des soinssécuritaires et éthiques, avec compétence etcompassion”.»4 Il en va donc de leurresponsabilitédelefaire.

La troisième phase du care, tellequ’élaborée par Tronto et Fischer, inclut lacompétence comme notion morale.«Généralement, la question de la compétencen’est pas associée à celle de l’éthiqueprofessionnelle. La perspectivedu care suggèreuneapprocheplusintégréedecesdomaines.Leséthiques professionnelles devraient avoir uneautre portée qu’un simple code de conduite.L’idée selon laquelle les questions éthiques seposentdansuncontextedevraitêtreaucœurdela réflexion sur les éthiques professionnelles.»(Tronto,p.180)Pouryarriver,ilimporteentantquesociété,quenoussoyonsouvertsàdetellesdiscussionspuisque les solutions aux différentsproblèmesmoraux–accentuésparlapandémie–doiventprovenirdupolitique.

Enfin, le quatrième moment moral del’éthique du care est celui de la réponse dudestinataire du care. Cette étape soulève un

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importantproblèmemoraldanslecasdeJeannepuisqu’elleaaffaireàdespersonnesensituationd’extrêmevulnérabilité.Eneffet,lesrésidentsduCHSLD,quisontdépendantsdessoinsprodiguésparlepersonnel,setrouventdansunesituationencore pire que d’ordinaire compte tenu desrègles sanitaires qui empêchent les visites deprochesaidantsetbénévoles,reléguantainsiauxseuls employés la charge de répondreentièrementauxdifférentsbesoinsdesoins.

Entantqu’êtresvulnérables,etsurtoutenposition d’inégalité puisqu’ils ne sontgénéralementpasenmesured’indiquercedontils ont besoin, les résidents du CHSLD n’ontd’autreschoixquedes’enremettreaupersonnelsoignant.LesemployésduCentrepeuventalorss’imaginer,ensemettantàlaplacedesrésidents,ce qu’ils désirent. Par exemple, en voyantMmeBouchard de si mauvaise humeur, ilspourraientpenserquecelaarriveparcequ’elleamaldormi. Ils peuvent également se fier à leurjugement pratique, selon les circonstances,comme par exemple en attribuant cecomportement au fait que MmeBouchard acertainement faim puisqu’il est 14 heures etqu’ellen’atoujourspaseusondîner.Àcetteétapedeladémarche,etcomptetenuducontexteetdelaréalitédesCHSLD,ilestrarementpossibledepouvoirdemanderauxbénéficiairesd’expliquerclairement ce dont ils ont besoin, ce quicomplique cette étape de la démarche du care.Carsi,justement,MmeBouchardétaitenpositionde s’exprimer, peut-être qu’au-delà dumanquede sommeil ou de la faim, ce qu’ellerevendiqueraitseraitdesvisitesfamiliales?

À cette dernière étape de la pratique du care,Jeanne devra également s’assurer de préserverun équilibre entre les besoins des résidents duCentreetsespropresbesoins.Ilnes’agitpasicide faire passer ses besoins avant ceux desdestinatairesducare,maisbiendeveilleràcequecet équilibre entre les différents besoins soitrespectéafind’assurerlemaintiendesservicesàlongterme.Eneffet,siJeannedevaitseretirerau

boutdequelquesmoispourcaused’épuisement,il serait alors encore plus difficile d’assurer lessoinsàceuxquiendépendent.

Enfin, Tronto insiste sur le fait que lesquatrephasesducaredoiventêtreintégréesenun seul ensemble afin de trouver la meilleureréponsepossible, dans les circonstances. Il seradonc important que Jeanne connaissesuffisamment le contexte social et politique quiprévaut aumoment de sa réflexion et qu’elle yjuxtapose son contextepersonnelafind’être enmesure d’appliquer les jugements nécessairespourbienévaluerlasituationetainsiprendrela«bonne»décision.

3. RÉFLEXIONSETAPPLICATIONENCONTEXTEDE

PANDÉMIE

SelonlapremièreapprocheproposéeàJeanne,ilestclairqu’en«casdeconflitentrelesnormesetlesvaleurs,indépendammentdel’actionquel’onchoisiradeposer,onsentbienquel’éthiquenesesituepasauniveaudesnormes,maisdecequisetrouveau fonddechacundesoi» (Fortinetal.,p.77).

En fonction de la deuxième approcheétudiée,unconstatsimilairesedégagedel’essaideJohannePatenaude:«Partagerdesvaleurs,lesensd’unepratique,c’estpartagerunhorizondesensdesapratiquepar-delàlanégociationoulasimple adhésion aux valeurs du groupe. Aussi,partager des valeurs issues d’une pratiqueréflexive–delaraisondialoguée–,c’estpartagerdesnormes,etnondessanctions,afindeprendrelamesuredupartagedecesvaleurs.Ainsipeut-on répondre de, c’est-à-dire être responsable.»(Patenaude,p.137-138)

Enfin, après avoir expérimenté latroisième démarche, Jeanne sera à même deconstater que la notion de responsabilité et lareconnaissancedelavulnérabilitéetdel’égalitédesdroitsdeshumainssontpousséesencoreplusloinparJoanTrontoetlapratiqueducare:«Le

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careétantunepratique,riennegarantitquelesproblèmes moraux indiqués ici trouvent unesolution. […] Ces problèmes ne peuvent êtreatténuésque lorsque lecare est situédansunesociétéoùunediscussionouverteetaccessibleàtousestpossible,etoùilexisteunconsensussurcertainesnotionsdubesoinetde la justice.Dèslors, cesproblèmesmorauxnepeuvent trouversolutionqu’auniveaupolitique.»(Tronto,p.204)

Danscesdémarchesderéflexionéthique,Jeanne a été amenée à réfléchir à la situationvécue et à appliquer son jugement par rapportaux différentes valeurs en jeu de façon à enarriveràunedécisionéthique.Or,encetempsdepandémie, l’État et les différents ordresprofessionnelsexigentunplusgrandrespectdesdirectives de santé publique et autres règlesdéontologiques puisque l’enjeu est plus grandque les simples situations vécues par chacun.Prisesdefaçonisolées,cessituationsmèneraientnormalementlesprofessionnelsàappliquerleurjugement et parfoismême décider d’une actionquiseraitrisquéeàcertainségards.Toutefois,enpériode de pandémie, ces petits risques quiauraient été considérés raisonnables en tempsnormal, pourraient devenir au contraire desvecteursdepropagationduvirusavecdegravesconséquences.Pourcetteraison,etbienquenousprivilégiionsunepratiqueprofessionnellequioseremettre en question certaines pratiques etconditions de travail, nous considérons qu’encettepériode«d’effortsdeguerre»auseindesservices de santé, les directives publiques et ladéontologiedemeurentdesbasessur lesquelleslaréflexionéthiquedevraits’appliquer.

Dans un article partagé dans La Presse,JocelynMaclure, présidentde laCommissiondel’éthique en science et en technologie (CEST)expliquepourquoichoisir lasolidaritéserévèleêtre le bon choix à faire dans le contexted’urgence sanitaire: «[U]ne éthiqued’orientation plus «déontologique» était

5JocelynMaclure,«LeChoixdelasolidarité»,LaPresse,23avril2020.

nécessaire. Une éthique déontologique soutientquecertainsprincipeséthiques,–parexemple,lareconnaissance de la dignité égale de chaquepersonne et de ses droits fondamentaux–,doivent être respectés autant que cela estpossible.Decepointdevue,lamortd’unepetiteminorité de personnes n’est pas justifiée parl’augmentation du bien-être de la vastemajorité»5.

***

«Ma chère Jeanne, soupire Nicolas, merci dem’avoir expliqué ta décision de retournertravailler. Je reconnais bien ton sens desresponsabilités et ton empathie sincère enverslesrésidentsdeCHSLDettescollèguesdetravail.Iln’estpasétonnantquetuaiesdécidédedevenirinfirmière!» En effet, malgré la peur etl’inquiétude, Jeanne a décidé d’agir en «bonsoldat» en retournant travailler à la fin de soncongé parental. Elle a choisi de faire preuve desolidarité et de loyauté et d’agir tel qu’il estattendud’elleparsonemployeuretparsoncodededéontologieprofessionnelle.

Jeanneestenpaixavecsadécision.Ellesepromet toutefois de mettre en pratique sesrécentsapprentissagesenéthiquepourréfléchirauxfuturessituationsquiseprésenteront.Car,telque le souligne Kristin Zelyck dans la revueInfirmière canadienne, «la conscience éthiquepeutprévenirledésarroimoraletcontribueràlarésilience».Ainsi,Jeannepourrautiliserunedesdémarches éthiques décrites précédemment et,parledialogueetlaconfrontationdesvaleursencause, élaborer une argumentation qui luipermettra d’orienter ses décisions afin qu’ellessoient acceptables d’un point de vue éthique.Jeanne pourra alors, de façon continue, ens’ajustant au contexte qui évolue, faire valoirqu’elle a pris la meilleure décision dans lescirconstances.

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HOLD-UP:LESENJEUXÉTHIQUESDUFINANCEMENTPARTICIPATIFÀL’ÉPREUVEDUCONTEXTEDELAPANDÉMIEDECOVID-19

WilliamLahaye–ÉtudiantàlaFacultédePhilosophieetSciences Sociales de l’Université Libre de Bruxelles,William Lahaye a obtenu son diplôme de bachelier enphilosophieen2020et a entaméunMaster enéthiquetoujoursauseindelamêmeinstitution.DanslecadredeceMasterenéthique,ilaeffectuéunemobilitéétudianteàl’UniversitéduQuébecàRimouskien2020-2021.

Le 11novembre2020 sortait Hold-up, undocumentairequirevenaitde façoncritiquesurlescrises,leserreursetlesimpensésdelagestionde la pandémie de COVID-19 par les autoritéspubliques et scientifiques en France. Accusé derelayer des théories complotistes ainsi que desinformations fausses (ou tout au moinsdéformées)surlevirusetlesdonnéesetétudesscientifiques publiées par la Santé publique, sadiffusionaprovoquélastupéfaction,etadivisélapopulation sur la légitimité de sa visibilité,d’autantplusqu’ilafaitl’objetd’unecampagnedefinancementparticipatifetadoncbénéficiéd’unsoutien important. Dans ce travail, nous nousintéresserons aux enjeux éthiques que faitémerger le financement participatif de ce typed’initiative participant à la désinformation surdes problématiques soulevées par la criseactuelle. Pour ce faire, nous développerons laréflexion en trois temps. D’abord, il s’agira deprésenter le contexte dans lequel s’est ancré ledocumentaireHold-up,sastructureainsiquelesdifférentespartiesimpliquéesdanssaréalisation,parmi lesquelles figurent les plateformes definancementparticipatif.Àdes fins explicatives,nouspréciseronsceenquoicelles-ciconsistent,lesprincipalesenseignesprésentes(notamment)enFrance,ettenteronsdemettreenévidencelesproblématiques éthiques soulevées par cettesituation.Ensuite,noustenteronsdecomprendrepourquoi(etdequellefaçon)cesproblématiquesnécessitent une réflexion sur la responsabilitéface à l’information, la désinformation, et lavisibilité des contenus qui concernent deux

entités importantes,à savoir lesplateformesdefinancementparticipatifetlesusagers.L’objectifsera de voir comment ces deux ensemblesamènentdes enjeux éthiques à l’échellede leurimplication par le biais de plusieursinterrogations. Enfin, nous conclurons sur lesébauches de recommandations (et les théorieséthiquesquilessoutiennent)quipourraientêtreenvisagées pour mieux réguler la diffusion desfausses informations dans un cadre éthiquesoucieux de respecter les droits et libertés dechacun.

1. UNCONTEXTEDECRISE

Hold-up est un documentaire diffusé ennovembre2020ettraitedelagestiondelacrisesanitaireliéeàlaCOVID-19parl’Étatfrançaisetles autorités scientifiques depuis ledébut de lapandémie.Ilrevientsurlesnombreusesaffairesproblématiques liées aux difficultésd’organisationdesmesurescontraignantespourenrayerlapropagationduvirus,delacommandeetl’approvisionnementdustockdemasques,dela mise en place de protocoles sanitaires pourassurer la sécuritédes travailleurs exposé à unrisque de contamination dans le cadre de leuractivitéprofessionnelle. Il s’intéresse égalementaux nombreuses tensions entre les factionspolitiques et les incompréhensions au momentdes épisodes de confinement et dedéconfinement, ainsi qu’à l’épaisseur de lacouverture médiatique depuis le début de lapandémie, évoquant alors le traitement réservéauvirusparlesdifférenteschaînesd’information,l’utilisation de ces canaux médiatiques par lesresponsablespolitiquesetscientifiquesàdesfinsd’explicationdesmesurespourgérerlacrise,parexemple. Enfin, il se penche également sur lestensions liées aux différentes recommandationsqui ont émané des médecins et des autres

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spécialistes à propos des traitementssusceptibles d’être utilisés pour contenir lapropagation du virus (chloroquine, remdesivir,etc.)1, auxdifférentsdébats sur l’origine encoredifficilement identifiable de la maladie (causéepar une zoonose ou bien à la suite demanipulations en laboratoire partiellementincontrôlées)2.

Avantd’envenirauxquestionsqueposele documentaire, nous pouvons nous attarderquelquepeusurlecontextedanslequelcelles-cise sont développées. En effet, le documentaireHold-up prend place dans une période difficilepourlessociétésquisesontretrouvéesfaceàlanécessité de gérer une pandémie auxconséquences sans précédent. L’urgence acontraint à la rapidité d’une série de décisions,impactant l’entièreté du courant des affaireshumaines(enseignement,économie,dégradationdesconditionsdevieetdelasantépsychologique,etc.). La démultiplication de la quantitéd’informationsproduites et échangées entre lespersonnessurdesplateformesnumériques(parexemple des plateformes d’hébergement devidéos, des blogs personnels, des sitesd’informations quotidiennes) a entraîné unechargeconsidérabledecontenusàproposdelapandémie de COVID-19 (Heimberg et al., 2020,p.5-6, 8-10; Pourquery, 2020, p.32-33). Àdifférentsniveaux,lesindividussesontretrouvésface à un amas de données à comprendre, àinterpréter, et la profusion d’«organes dedécryptage»disponibles,générantunepluralitéd’analyses possibles, a favorisé la constitutiond’unsentimentdeconfusion.

Dans ce contexte de vie en réseau, laprofusion de données disponibles pose desquestions liéesà leurprovenance, leurvéracité,leurlégitimité.Lephénomènedepartagemassif

1Source:https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/11/20/l-oms-deconseille-le-remdesivir-dans-le-traitement-des-malades-du-cOVID-19-hospitalises_6060508_3244.html2Source:https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-question-de-lorigine-du-sars-cov-2-se-pose-serieusement3Source:https://www.who.int/fr/news/item/23-09-2020-managing-the-covid-19-infodemic-promoting-healthy-behaviours-and-mitigating-the-harm-from-misinformation-and-disinformation

de contenus extrêmement variés àpropos d’unsujet en particulier n’est pas récent et a déjàprovoqué de nombreuses tensions si noussongeonsparexempleauxélectionsaméricainesde 2016 et de 2020. Cependant, la COVID-19 aamplifié l’effet de caisse de résonnance desplateformes numériques sur lesquelles se sontretrouvées une importante quantitéd’informations difficiles à saisir intuitivement(comme les statistiques scientifiques à proposdesdifférents facteurs indiquant lapropagationduvirus)(CCNE,2020,p.23).Celanousmèneauconceptd’infodémiequipermetdemieuxcernerle typedecontenuvéhiculésur lesplateformes.L’Organisation mondiale de la santé définit ceconceptcommesuit:

«Une infodémie est une surabondanced’informations, tant en ligne que horsligne.Ellesecaractérisepardestentativesdélibérées de diffuser des informationserronéesafindesaperlaripostedesantépublique et de promouvoir les objectifsdifférents de certains groupes ouindividus. Les informations fausses ettrompeusesainsidiffuséespeuventnuireàlasantéphysiqueetmentaledesindividus,accroître la stigmatisation, menacer deprécieux acquis en matière de santé etconduireàunnon-respectdesmesuresdesanté publique, réduisant par là-mêmeleur efficacité et compromettant lacapacité des pays à enrayer lapandémie.»3

Nous comprenons ainsi la difficulté ducontextedanslequeldenombreusesmesuresontétémisesenplace.Defaçonassezmanifeste,celaa entraîné un important sentiment d’isolement(physiqueetsocial),d’anxiété,etdoncuneplusgrandedépendanceàl’égarddesréseauxsociaux

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et autres plateformes numériques pourmainteniruneformedecontact.Cettepériodeaprovoquébeaucoupdeconfusionsetdetensionsliées au fait de devoir vivre avec une séried’inconnues,cequiaconstituéunterreaufertilepourl’amplificationdesinformationserronéesoudes thèses conspirationnistes (Mazzocchetti etal.,2020).

C’estencesensqueledocumentaireHold-upacherchéàreprendredesquestionsouvertessur ces informations qui ont abondammentcirculé (du type «qui croire? comment trier lesinformations? à quelles réalités ou quels partisprispolitiquesrenvoient-elles?»);seprésentantcomme le porte-étendard de différents regardsportés sur la crise de la COVID-19, il se donneainsipourambitionderevenirsurles«erreurs»commisesparlespouvoirspublicsdanslagestiondelacrise,lesscandalesetlesambiguïtésaucœurdesstratégiesmenéesparl’Étatdepuisledébutdelapandémie.Pourcefaire,ilarticuledifférentstémoignages polémiques d’intervenants issusd’horizons divers, comme par exempleLucMontagnier,biochimisteetprixNobel(2008)en médecine, AlexandraHenrion-Claude,généticienneetanciennedirectricederechercheà l’Inserm4, PhilippeDouste-Blazy, médecin etancien ministre de la Santé (de mars2004 àmai2005, sous le mandat du présidentJacquesChirac), ChristianPerronne, ancien chefdeservicedesmaladiesinfectieusesde l’hôpitalRaymond-Poincaré de Garches (région Île-de-France, ouest de Paris)5. À partir de cesdifférentes expertises, le réalisateur agence desarguments à travers son documentaire quiaccusentunemalveillanceàdifférenteséchelles(nationale, internationale, mettant en cause les

4Institutnationaldelasantéetdelarecherchemédicale5Source:https://factuel.afp.com/hold-une-video-truffee-de-fausses-informations6Afindefournirunexempleconcernantlesorganesdevérificationdefaits,nousmentionnonsl’importanttravaild’investigationmenéparlacelluledes«Décodeurs»affiliéeaujournalLeMonde:https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/11/12/cOVID-19-les-contre-verites-de-hold-up-le-documentaire-a-succes-qui-pretend-devoiler-la-face-cachee-de-l-epidemie_6059526_4355770.htmlNousmentionnonségalementunautredossierdevérificationélaboréparl’«ÉquipeChecknews»dujournalfrançaisLibération:https://www.liberation.fr/france/2020/11/12

organismes mondiaux tels que l’OMS) etdénoncentunevolontéderestreindreleslibertésindividuelles en conformant les citoyens à unepensée disciplinée, à un nouvel ordre mondialgéré par une certaine élite politique. Plusieursorganes de vérification des faits (ou fact-checking) se sont penchés sur le contenu dudocumentaire et, en le passant au crible desdonnéesscientifiquesdisponiblesenprovenancedesourcesdifférentes,ontdémontrélecaractèreerronéoudéformédenombreusesinformationspartagéesparlesintervenants6.Cetteanalysedevérification a pu permettre d’attester que ledocumentaire Hold-up affiche des thèsesconspirationnistes qui livrent des donnéesfalsifiées concernant lesmultiples aspectsde lapandémiedeCOVID-19.

Comment la préparation dudocumentaires’est-elledéroulée?Leréalisateuret producteur de Hold-up, PierreBarnérias(ancienjournaliste,directeurdeTprod,sociétédeproduction et réalisation audiovisuelles encharge du documentaire avec la sociétéTomawak), a décidé d’avoir recours aufinancement participatif. La campagne definancement, censée atteindre l’objectif de300000€, a sollicité deux plateformes definancement participatif: Tipeee (159 347€récoltés) etUlule (182970€ récoltés). Enquoices plateformes consistent-elles? Ce sont desintermédiairesàpartirdesquelsdescréateursdecontenu présentent un projet qui, pour voir lejour, nécessite un financement partagé. Ceux-cichoisissent d’abord une plateformed’hébergement,rédigentundossieràl’attentiondesreprésentantsdel’enseigne,etunefoisvalidé,s’occupentdeprésenterleprojetauxutilisateurs

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libres de donner le montant de leur choix, quis’inscrivent ainsi dans la communauté desdonateurs bénéficiant d’avantages en lien avecleur soutien. Dans ce travail, nous nousconcentrerons sur trois plateformes assezrépanduesenFrance,àsavoirTipeee,Ulule(déjàcitéesprécédemment)etKissKissBankBank.

Le documentaire Hold-up a été renduaccessible sur la plateforme Vimeo7 le11novembre2020. Dès le départ, il a profitéd’unediffusionmassivevialesréseauxsociauxetd’unsoutienennombre8.Deplus,soncontenuasuscitédenombreusesinterrogations:commentune telle production peut-elle se retrouverdiffusée à si grande échelle et financée sur desplateformes accessibles au grand public?Comment la diffusion de fausses informationspeut-elle faire l’objet d’un financementparticipatif? Nous allons, par la suite, nousintéresserauxenjeuxéthiquesquesoulèventceséléments de question, en nous concentrantprincipalement sur les plateformes definancementparticipatifetlesutilisateurs.

2. LESENJEUXÉTHIQUES:RESPONSABILITÉS

ENGAGÉESDANSLARELATIONÀL’INFORMATION

En quels termes peut-on formuler les enjeuxéthiques liés aux plateformes de financementparticipatifetauxusagersd’internet?Attardons-nous d’abord sur ce que signifie la notiond’information, afin de voir comment ellerecouvre, dans ce contexte de pandémie, desproblématiques importantes. L’information estl’action d’une ou plusieurs personnes qui fontsavoir quelque chose, qui renseignent surquelqu’un, sur quelque chose; l’ensemble desactivités qui ont pour objet la collecte, letraitementetladiffusiondesnouvellesauprèsdupublic9. À ce niveau, il importe de savoir que 7Ils’agitd’uneplateforme(payante)quihébergedescontenusvidéodivers.8Endatedu16novembre2020,ilcumulaitprèsdedeuxmillionsetdemidevues.Source:https://www.franceinter.fr/le-documentaire-hold-up-a-ete-vu-au-moins-plus-de-deux-millions-et-demi-de-fois-sur-internet9Source:https://www.cnrtl.fr/definition/information

l’information possède une valeur de vérité, ausensoùilyadesélémentsvraisetfauxeneux-mêmes, c’est-à-dire des éléments dont on peutdémontrer, par une procédure de vérification,qu’ils ne correspondent à aucune réalité.Toutefois, ces informations transmettenttoujours une signification depuis un certaincontexte, peuvent s’énoncer différemment enfonction des canaux de diffusion, s’inscriventdans un cours d’action particulier, et sont ainsisujettesàdesinterprétationsvariablesselonlesdestinataires,cequirenddifficileleurévaluationà partir d’un critère universel de vérité.Autrement dit, l’information est prise dans unesorte de pragmatique qui met sa validité aucontact du contexte, des sources sur lesquelleselle se base, du degré d’incertitude del’événementqu’ellerapporte,desaréceptionpardifférentspublics(CCNE,2020,p.5-7).Parlerdepragmatiquesignifiequel’ons’intéresseàcequeproduit une information lorsqu’elle estdiffusée,amplifiéeetreçuepardespersonnes.Autrementdit, l’information produit quelque chose, a desconséquencessurlespersonnesquilesutilisentensuite à plusieurs niveaux de leurs actions,comportements,réflexions(qu’ellessontlibres,ànouveau, de partager d’une manière ou d’uneautre).

Cette réflexion nous permet de saisirl’espace éthique qu’ouvre l’information: lescontenus d’information dont nous disposonsinfluencent nos actions et, selon ce qu’ilsconcernent,peuventégalementaffecterd’autresindividus.Lapandémieconstitueunexempletrèspertinent,carelleillustrelamanièreaveclaquellelesinformations,quiontcirculémassivementetrapidement sur les différentes plateformesnumériques, ont parfois été difficilementcomprises par la population, et la diffusion defaussesinformationsausujetdelaCOVID-19apu

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mettre la santé des citoyens en danger(concernant le port dumasque, lesmesures dedistanciationphysique,lalimitedesinteractions,etc.). En faisant confiance à certainesinformations que nous croyons justes (ce quirelève de la mésinformation) ou en diffusantdélibérémentdescontenusfalsifiésourecoupésdemanièreàsignifierautrechose(onparlealorsde désinformation), nous risquons de mettred’autrespersonnesendanger, sipasdéjànous-mêmes (Brainard et Hunter, 2020). End’autrestermes,l’enjeuconsisteiciàconsidérerlavaleurde vérité d’une information en relation avec lecontexte dans lequel elle est partagée, lesplateformesquilafontcirculer,lesconséquencesengendrées par sa visibilité. Cela compliquesensiblementleschoses,parcequ’iln’yapasdeméthodedevérificationuniverselledont toutlemondepourraitsesaisir.

Que peut-on tirer de ces explications?Danslecadreduprésenttravail,ils’agirad’attirerl’attention sur deux acteurs qui ont uneresponsabilité à l’égard des informations qu’ilscontribuent à faire circuler. Les difficultéséthiques,ensomme,proviennent1)de la façondontlesprojetssontacceptésparlesplateformesde financement participatif et larégulation/modération du contenu que celasuppose; 2) de la façon dont les individusengagent aussi une responsabilité éthique dansles informations qu’ils partagent et la manièredont on pourrait imaginer solliciter leurconsciencecritique10.

Dans un premier temps, envisageons lecasdesplateformesde financementparticipatif.À cet effet, nous prendrons appui sur troisplateformes (qui fontpartiedesplususitées en 10Ilfaudraitégalementconsidérer,danscetteréflexion,l’impactduréalisateursurladiffusiondesinformationsvéhiculéesparledocumentaire.Cependant,nousaxeronsdavantagecetravailsurlesdynamiquessocialesquecederniersupposeetnousfocaliseronsdoncsurlesplateformesdefinancementparticipatifetlesadhérentsauprojet,prêtsàfinancerdeleurpochelaréalisationdudocumentaire.Celanouspermetainsid’éviterd’intentionnaliserlequestionnementsurlesenjeuxéthiques,risquantdeselimiterauxmotifspersonnels.11Notonstoutefoisqu’ilestpossibledefinancerrégulièrementl’activitéd’uncréateurdecontenuàlamanièredepetitspourboiresquiluisontalorsversésmensuellement.C’estnotammentcequeproposelaplateformeTipeee.12Source:https://www.kisskissbankbank.com/fr/pages/values

France), à savoir Tipeee (créée en 2013), Ulule(2010),etKissKissBankBank(2009).Demanièregénérale (et comme nous l’avons déjà évoqué),les plateformes de financement participatifpartagentlemêmeobjectif,àsavoirpermettreàdes créateurs de contenu de financer un projet(film ou documentaire, chroniques régulièrespubliées surdesplateformesd’hébergementdevidéo comme YouTube, livre, etc.) à partir dusoutienqu’ilsreçoiventdeleurcommunauté,despersonnes qui les suivent et souhaitent voiraboutir cette entreprise. Le fonctionnement estassez similaire d’une plateforme à l’autre. Eneffet, il s’agit de proposer un projet, en endéfinissant les tenants et aboutissants,l’architecture,lesobjectifsàatteindre,lesmotifsàl’œuvrederrièresaréalisation,maiségalement(et surtout) les objectifs de financement àatteindreaprèsledélaiquidétermineladuréedela «campagne»11 ainsi que les types decontrepartiesquelescréateursmettentenplacepour les différents donateurs. Pour le sujet quinous concerne, le documentaire Hold-up a étéfinancéparlesplateformesUluleetTipeee.Avantde poursuivre, il est important d’insister sur lefaitquenotreproposn’estpasdeconsidérerquecesplateformesfontl’objetdequestionséthiquesparce qu’elles hébergent majoritairement descontenus à caractère conspirationniste. Aucontraire, et c’est d’ailleurs cela qui rend lasituationdudocumentairetrèscontrastée.Àtitred’exemple, les projets qu’hébergeKissKissBankBankmanifestentdéjàlavolontédeproduire un contenu éthique, encadré par lesvaleurs que sont la transparence, la sécurité, lacitoyenneté,l’empathie12.Cesprojetss’adaptentàla couverture de grande échelle offerte par lesplateformes numériques tout en tentant de

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conserverunedimensionhumaineetunecertaineautonomie (au sens où il n’y a pas d’autreintermédiaire à part la plateforme elle-même)dans leur financement.Deplus, lesplateformesveillent à ce que les créateurs respectent uneséried’engagementsdéfinistantôtparcequelaloi elle-même autorise comme expressionpublique,tantôtparlacharteéthiquequitracelaligned’éditiondelaplateformeentantquetelle.Cette dernière exprime la volonté deresponsabiliser le processus d’élaboration deprojetsauniveaudesintermédiaireseux-mêmes,des créateurs de contenu et des donateurs.Concernantlestroisplateformesauxquellesnousnousintéressons,lescharteséthiquesnesontpasclairementdétaillées,maisconstituent l’arrière-fond des conditions d’éligibilité des projetsprésentés13.Ellesserejoignentenprohibantlescontenus violents, à caractère raciste,homophobe, révisionniste, diffamatoire, incitantàlahaine,àlaguerre,àlaviolationdesdroitsetlibertésfondamentauxdesindividus(dontlavieprivée).

Dès lors, nous constatons que lesplateformes ont une responsabilité éthique depremièreinstanceparcequelesdécisionsqu’ellesprennentquant aux initiatives retenuesontdesconséquencessurlamobilisationdesutilisateurs,sur les actions mises en place à la suite dufinancementunefoisclôturé.Encesens,l’éthiqueintervient au niveau du cadre qui délimite lepouvoir dont disposent les plateformes. Cettemodération du contenu, que suppose le cadreéthique,sefaitàéchellehumaine,avecdessuivisindividuels et des relectures qui ne sont passoumises àdessystèmesalgorithmiques, cequipermet demaintenir un processus de sélectionouvertàuneformedediscussion.

13Sources:https://support.ulule.com/hc/fr-fr/articles/212423325-Quels-sont-les-projets-%C3%A9ligibles-;https://support.kisskissbankbank.com/hc/fr/articles/360000379097-Quels-projets-sont-%C3%A9ligibles-;https://fr.tipeee.com/terms14Source:https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/hold-up-comment-les-plateformes-de-financement-ont-valide-le-documentaire-20201113

Quel problème est apparu avec ledocumentaireHold-up?Commelesautresprojetscandidats à une campagne de financementparticipatif, celui-ci a été examiné par lespersonnesresponsablesdesonl’évaluation,pourêtre ensuite accepté. La diffusion du court-métrage a généré un grand embarras pour lesplateformesconcernées,etconduitàs’interrogersur le fonctionnement des procédures. Leproblèmeprincipal,pourleséquipeschargéesderendre une décision, concernait ledébordementdu cadre initial dans lequel la réalisation étaitcensée s’inscrire. Quant aux réactions qui ontsuivi la mise en ligne du documentaire, laplateforme Tipeee a suspendu les bénéficesrécoltéslorsdelacampagneets’enestremiseauxautorités publiques compétentes afin dedéterminerdelalicéitédufilm.Unedécisionestattenduepourlafindumoisdedécembre2020.Ducôtéd’Ulule,lesproducteursontdéjàobtenuleurfinancement,maislacommissionperçueparla plateforme sera, selon son fondateurAlexandreBoucherot,reverséeàuneassociationdedéfensedel’information14.

Dans cette situation, s’interroger d’unpointde vue éthique sur le fonctionnementdesprocédures nécessite de considérerprincipalement deux éléments: les chartesdéterminantcequiestacceptésurlaplateformeetcequinel’estpas,etl’accessibilitédesdécisionsrendues à propos de la «mise en ligne» d’unprojet.

Premièrement,lesvaleursetlesprincipesauxquels lesplateformes adhèrentdéterminent,conjointementàl’encadrementlégaldisponibleàpropos du financement participatif et del’expression des personnes dans un espace«public», l’éligibilité d’un projet. Outre cecontrôle légal qui concerne les autorités

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publiques, chaque plateforme définit lesconditionsd’acceptationdesprojetsquileursontsoumis. Dès lors, comment ces «codes» quirégulent les contenus en ligne interviennent-ilspar rapport à ladésinformation15? À ce titre, ilsemblequelaresponsabilitédesplateformesdefinancement participatif dans la gestion descontenus dont elles se font le relais soitégalementsujetteàcertainestensions:jusqu’oùsont-ellesconcernéesparcequelescréateursdecontenuprésentent?Tipeee,danssesconditionsgénérales d’utilisation, énonce une limite de laresponsabilitédelaplateformequantàcequis’yretrouve:

«Dufaitdesonrôlelimitéd’intermédiaireentreleCréateurdeContenusetlesautresUtilisateurs, ces derniers acceptentexpressément que TIPEEE ne saurait enaucun cas être tenue responsable mêmepartiellement, des agissements duCréateurdeContenus,desContenuseux-mêmesetautresélémentsprésentéssurleSite par les Créateurs de Contenus, qu’ils’agissenotammentetsansquecettelistesoit limitative de la présentation del’activité du Créateur de Contenus, de sadémarche, du délai de création desContenus (y compris les retards etannulations), de la qualité des Contenus,de tout problème lié à la livraison des

15Commenousavonsdéjàpuleremarquer,cetteproblématiqueestencoretrèsrécente.Encesens,ilestpossiblequecesoitcetteémergencequiexpliquelefloudesprocéduresmisenévidenceparlasortieducourt-métrage.Cesontd’ailleursdesenjeuxdéjàfortementprésentssurlesréseauxsociauxdontonréinterrogeégalementlestatutetl’implicationdanslarégulationdelacirculationd’informations(CCNE,2020).16Source:https://fr.tipeee.com/terms17Sources:cf.supra(p.8,noteno11)18Noussongeonsnotammentàlaloifrançaisecontrelamanipulationd’informationsvotéeparl’Assembléenationaleennovembre2018.Cettelois’appliquedavantageaucadredescontenuséchangésetpubliéssurlesréseauxsociauxenpériodeélectoralerisquantdedissimulerl’influenced’unÉtatétranger.Toutefois,endehorsdecettepériode,laloivise,parl’intermédiaireduConseilsupérieurdel’audiovisuel(CSA),àcontraindrelesplateformesdediffusiond’information(dontfontpartielesréseauxsociaux)àmettreenplacedesdispositifsempêchantlepartagedefaussesinformationsetàrendrecompterégulièrementdeleuractivitéencesens.Enl’état,cependant,letextedeloiconcernelestentativesdemanipulationdel’informationenprovenancedemédiasétrangersetautorise,lorsquelafausseinformationetledangerqu’ellereprésentepourlanationsontclairementidentifiés,àinterdiresadiffusion.Autrementdit,laloiprotègel’investigationetl’informationjournalistiquesetn’intervientpasdansletravaildelapressequantaupartaged’informationsd’intérêtpublic,maiselleinviteàréfléchirsurlacréationd’unenouvelleinstancedéontologiqued’évaluationdel’informationconstituéesurbasedelacollaborationentreplusieursentitésconcernées(éditeurs,organesdepresse,journalistes,membresdelasociétécivile).Encesens,celainvitetoutaumoinsàsequestionnersurlafaçon

Contreparties proposées par le CréateurdeContenus,etc.»16

Si nous considérons les élémentsquinesont pas éligibles au financement participatif,nous pouvons inscrire la diffusion de faussesinformations dans la catégorie des contenus«trompeurs ou erronés». Toutefois, au vu del’importance grandissante que connaît lephénomènededésinformation(àquois’ajoutelaproduction massive de contenus sur lesplateformes numériques et la rapidité aveclaquelleceux-cicirculentsurlesréseauxsociaux),onpeutlégitimementquestionnerlavaliditédesmesuresderégulationdescontenus:lescharteséthiques, telles qu’elles sont actuellementformulées par les plateformes de financementparticipatif, suffisent-elles à prévenir lesinitiatives particulières qui conduisent àvéhiculerdélibérémentdefaussesinformations?Notons, par exemple, que les conditionsd’éligibilité des «projets-candidats» sur laplateforme Ulule et KissKissBankBank ne sontpastoutàfaitidentiques,etnefontpasmentionderéservesàproposdecontenuscomportantdesélémentserronés,contrairementàTipeee17.

Enpoursuivantlaréflexionsurlesenjeuxéthiques, une autre interrogation mérite d’êtresoulignée: faudrait-il davantage permettre uneincursion des autorités publiques (via la loi18)

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dans ces chartes et modifier la marge demanœuvrequepossèdent lesplateformes?Celapermettrait d’éviter une situation où différentspositionnements (liés à des choix éditoriauxdifférents) entraînent une confusion dans letraitement réservé à une même problématique(commedanslecasd’UluleetdeTipeeepourleversement de la collecte de fonds liée audocumentaireHold-up),etdoncdedissipercetteambiguïté. Néanmoins, il est important denuancercesquestionsenconsidérantégalementles problèmes que soulève cette incursion desautorités publiques: ne risquerait-on pas, enrecourant à des dispositions légales quiencadrent l’investigation et la nature desinformations qui s’y trouvent, d’atteindre leslibertésindividuelles?Deréduirelesplateformesde financement participatif à une pure«expression du droit» (voire même à unorganisme de contrôle de la conformité ou desurveillance des informations, ce qui pose desquestions en lien avec la déontologie de lapratique journalistique) et donc de restreindreleurcapacitéàs’autoréguler,defixereninterneles principes, les valeurs et les normes quidéfinissent leurs perspectives d’action?D’annuler les avantages que présente cettealternative par rapport aux moyens definancementdeprojetsplusconventionnels?

dontlesplateformesdefinancementparticipatifpourraient,dansleurévaluationdelalégitimitéd’uncontenu,s’enremettreàcegenred’instancesile«projet-candidat»comportaitdesenjeuxjournalistiquesliésàladiffusiond’information.Source:https://www.gouvernement.fr/action/contre-la-manipulation-de-l-information19Noussongeonsiciaudirigeantd’Ululequimettaitl’accentsurlefaitqueledocumentaireseprésentaitd’aborddanssavolontédepromouvoirle«pluralismedesvoix».Source:cf.supra(p.9,noteno12)20Ilseraitpeut-êtrepossibledediscutercepointdepuisuneautreperspective,enestimantquesiunprojetcandidataufinancementparticipatifconcernedesenjeuxd’intérêtpublic(ausensoùilestsupposéaffecterunepartieplusoumoinsgrandedelasociétéou,selonlaBritishMedicalAssociationquiconsidèredefaitlesenjeuxsanitaires,avoirdesconséquencessurlebien-êtregénéraloulesdroitsfondamentauxdescitoyens),sonévaluationestsusceptiblededépasserladémarchedevérificationeninternepourenappeler,avecleconsentementdesauteursduprojet,àuneconcertationàplusgrandeéchelle,cequiincluraitalorsunediffusiondesinformationsconcernantleprojetenlui-même(BritishMedicalAssociation,2020,p.44-45).Cetteconcertationposeelle-mêmelaquestionnonseulementdelastructuredesgroupeschargésdeseprononcersurlesprojetsretenus,maisaussidesintervenantsquiontàdéciderdelaviabilitédecequileurestsoumis.Faut-ilintégrerdesmembresdelasociétécivile(etd’autresexpertsissusdedomainesprofessionnelsdifférents)danscesprocessus?Oubien

Les chartes posent également un enjeuéthiquemajeuràproposdeleurlisibilité,ausensoùleurconstitutionactuelle(àpartirdecequiapuêtreconstatésurTipeee,KissKissBankBanketUlule) et l’accent qu’elles mettent, dans leurcommunication, sur de grandes valeurscitoyennes risquentde créer une sorte de zonegriseoùilpourraitdevenirdifficiledebiencernerlestenantsetaboutissantsd’unprojet,quiseraitfinalement capable de se justifier dans ces«traitslarges»19.

Deuxièmement, les tensions qu’aprovoquées ladiffusiondu court-métrageHold-upontdéplacél’attentionverslesplateformesdefinancement participatif qui avaient uneresponsabilitéauregarddecequeleurdécisionavaitpermisderéaliser.Ilsembledonclégitimedes’interrogersurlafaçondontlesprojets,selonle domaine dans lequel ils s’inscrivent, sontévalués, et plusprécisémentde s’interroger surl’accès à ces critères de décision, voire auprocessus de décision lui-même. La diffusiond’informationsconcernant lamiseen ligned’unprojet, dans le cadre des plateformes definancement participatif qui manifestent leurvolontédemettreenplaceunaccompagnementpersonnalisé du créateur de contenu, risque deposer un problème quant au respect de laconfidentialité des engagements pris de part etd’autre20. Si cette piste présente d’emblée des

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difficultéséthiquesquantauxconséquencessurles personnes impliquées, il n’en demeure pasmoins qu’elle invite à revoir l’accessibilité descritères précis auxquels les plateformes ontrecourspourdéterminersiunprojetestéligible(ou non) au financement participatif (qui luiconfère, par la même occasion, une certainevisibilitéselonsadiffusionviad’autresréseaux).Le flou sur les processus de décision risquefinalement de contrevenir aux valeurs queprônent ces plateformes, parmi lesquelles lasécurité,l’authenticitéetlatransparence.

Dans un deuxième temps, intéressons-nousaucasdesusagers/donateurs.Commenousl’avonsévoquéplushautdansletexte,lesenjeuxéthiquesliésàl’informationmettentenévidencelesconséquences que celle-ci peut entraîner surles individus par le biais de leurs actionsquotidiennes. En ce sens, les utilisateursdisposent d’une responsabilité éthiqueimportantelorsqu’ilscherchentàs’informer,carà leuréchelle,d’emblée, ilspeuventaccroître lavisibilitédescontenusauxquels ilsontaccèsenles partageant. La réflexion qui concerne lesplateformes de financement participatif esttoujours proche des problématiques soulevéesparl’usagedesréseauxsociauxetl’amplificationde la visibilité des contenus massivementpartagésetrelayés.Eneffet, lorsquedesprojetsdeviennentaccessibles,ilsfontl’objetd’unevastecampagnede communication visant à atteindrelesobjectifsfixésparlecréateuretconsentisparlaplateforme21.Ainsi, lescréateurssollicitentlesoutiendeleurcommunautéqui,àsontour,peutgagner d’autres sphères d’influence et recevoirune plus grande attention. Dans le cas dufinancement participatif dudocumentaireHold-up, motivé par l’intention de diffuser desinformations alternatives à propos de lapandémiedeCOVID-19,nouscomprenonsquela celareprésenterait-ilunecomplexificationnonnécessaire,voireuneformed’ingérenceauseindel’entreprisequiauraitdéjàelle-mêmelesmoyensetlaresponsabilitésuffisantspourstatuer?21Cettecampagnedediffusionn’estpasensoiproblématique,ils’agitd’uneexigenceinterneaufinancementparticipatifquichercheàsefaireconnaîtreetàintéresserungrandnombredecitoyensprêtsàs’engagerpourunecauseparticulièreetàfaireundon.

responsabilité des utilisateurs est engagée auniveaudeleurchoixdefinanceruntelprojetetdurelais qu’ils représentent à travers leur activitésurlesréseauxsociaux.Delamêmemanièrequel’on distingue la désinformation de lamésinformation (CCNE, 2020, p.4), on peutconsidérerquelesutilisateurspeuventrelayerdefausses informations (et contribuer à leurviralité) soit délibérément (adhésion à uneidéologie,cupidité),soitinconsciemment,c’est-à-direenn’ayantpasconsidéré leseffetsnéfastessurlasociétéquecelles-cipeuventprovoquer.Ilsemble possible d’appliquer cette division à lasituationdufinancemententantquetel.Eneffet,bien que cela suppose une adhésion plusmarquée(parledond’unesommed’argent),desutilisateurs peuvent justifier leur participationparconviction(etenconnaissantlesfinalitésduprojet),toutcommed’autresrisquentdenepasavoir conscience des conséquencesproblématiques qui suivront la réalisation duprojet.

Commentstatuer,dèslors,surlecasdesindividus qui ont contribué à financer ledocumentaire? Le problème éthique se pose àpropos de la liberté d’exprimer leur opinion etleur adhésion à des contenus auxquels ils sontconfrontés,mais il concerne aussi la consciencecritiquequ’ilsdoiventavoirlorsqu’ilsrencontrentetdiffusentde faussesinformations.Qu’est-ceàdire?Lesutilisateurssontàconsidérerdansleuragentivité,c’est-à-diredansleurcapacitéàagir,àprendredesdécisionsquiontunimpactsureux-mêmeset/ousur lesautres.Cela impliquedoncdelaisserunemargedemanœuvreàlaconsciencecritique, un espace de réflexion éthique àl’intérieurduquelilestpossiblededéterminerlecaractèremoralementacceptabledecequenousentreprenons. Autrement dit, bien que dessanctionssoientapplicables,surleplanjuridique,

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aux individus qui assurent délibérément lacirculation de fausses informations dont lesretombées sont porteuses d’enjeux de santépublique(sinousreprenonslecasanalyséparcetravail), il fautgarderen têtel’importancedelasensibilisationauxeffetsnéfastesetdangereuxdeladésinformation,ainsiquelamiseàdispositiond’outilspermettantdevérifier lescontenusqueles personnes manipulent sur internet. Cettedernièrereprésenteunemanièrededévelopperla responsabilité des individus ainsi qu’unsentimentdedevoirmoraldenepartagerquedesinformations vérifiées (et donc vérifiables).Notons toutefois que la situation idéale restetoutefoiscelleoùl’examenpréalableàladiffusiond’unprojetouvertaufinancementparticipatifsedéroule de telle façon à écarter les contenusprésentantunrisquepourlasociétéoul’intégritéde la santé publique. Il n’empêche que cela nerevient pas à considérer que le travail deréflexionéthiquedoits’effectuerdepuisuneseuledesdeuxparties,cequiconduiraitl’autre,àsavoirles citoyens, à n’être déterminée que del’extérieur,c’est-à-diredansunesituationpassived’assimilation de ce qui a déjà été exécuté oudécidéenamont.

3. PISTESDESOLUTION:FAVORISERLALISIBILITÉ,

LAMISEENCOMMUNETLACONSCIENCECRITIQUE

Dès lors, que pourrait-on envisager pourremédier à ces problèmes? L’objectif, pour ledernier temps de cette réflexion, consisteprincipalement à imaginer la direction queprendraientlesréponsesquenoustenterionsdefournirfaceàcesproblématiqueséthiques,etdevoirquellesthéoriesmoraleslessoutiennentenarrière-plan. Par continuité avec la partieprécédente,nousreprendronslamêmedivisionen deux moments, à savoir d’un côté les

22Lestroisenseignesquenouscitonsdanscetravailsontcomprisescommedesplateformesgénéralistesencequ’ellesrecouvrentunemultiplicitédedomainesdifférents.

plateformes de financement participatif, et del’autrelesutilisateurs.

Premièrement, les difficultés éthiquesliées aux chartes, nous l’avons constaté,concernentdesenjeuxdelisibilité,d’accessibilité,de cohérence et de collaboration. Les charteséthiquespermettentau financementparticipatifde reposer surdesprincipes et des valeursquihumanisentlaréalisationdeprojetsd’unegrandediversité en les reliant aux personnes quis’engagent à leur échelle pour supporterl’initiative;ellessontégalementcenséesencadrerle projet en lui-même, veillant à ce qu’il necompromette l’intégrité d’aucun individu, nefasse l’apologie d’aucune violence et ne serveaucunintérêtstrictementpersonnel(ausensoùles projets financés par une communautéd’individus doivent respecter l’exigence d’unbénéfice, quel qu’il soit, offert au public). Cesvaleurs, à partir desquelles se construisent desmodesderégulationducontenu,produisentunenormativité du financement participatif avec leconcoursetsousleregarddelaloiquidétermineultimement le fonctionnement des plateformesainsi que lesprojetsqui y figurent. La situationquiconcernecetravailestassezparticulière,carelle confronte les plateformes de financementparticipatifà unproblème (celui de ladiffusionvirale des fausses informations ainsi que laviralité et le soutien qu’elles peuvent recevoirnotammentvialesréseauxsociaux)quinécessitederepensercertainsélémentsstructurels.

Une première piste de solutionconcernantleproblèmedeschartes,quid’ailleursnuancerait l’intervention des pouvoirs publics,seraitd’envisagerunaccordsurlesengagementséthiques que devraient partager toutes lesplateformes généralistes22 de financementparticipatif. Cela ouvrirait une discussioncommune, réunissant les différents acteursconcernés, et inviterait, en respectant les choix

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éditoriaux de chaque plateforme quant auxmodalités du financement participatif, às’entendre sur les contenus qui peuvent êtreéligiblesàcetypedevisibilitéens’intéressantdeplus près à ceux susceptiblesde participer à ladésinformationsurdesenjeuxdesantépublique,parexemple.Précisonstoutefoisdeuxéléments:d’unepart, sidesstratégiesdemodérationplusstrictes sont déployées, il est important demainteniruncontact humainavec les créateursqui rencontrent un refus, ce qui permet detoujours mettre le projet en discussion enconfrontantdespointsdevueen tensionetdesresponsabilités engagées à des niveauxdifférents,ouvrantparfoislavoieàuncompromisàl’issued’unrecours;d’autrepart,pourquecetteentente entre les plateformes prenne forme ettémoigned’unecohérenceàtraversdesréponsescommunesàcertainscontenusproblématiques,ilfaudra toutefois veiller à ce qu’elles puissentconserver les particularités de leur service, lamanière avec laquelle elles décident deconcrétiserleursvaleursetleursidéesàtraversdes outils et des fonctionnalités différents, detellesorteànepasconfondremiseencommunetstandardisation.

Unesecondepistedesolution,concernantcette fois l’accessibilité des décisions renduespour les projets candidats au financementparticipatif, serait d’assurer un suivi del’évolutiondudossierenlui-mêmeau-delàdesonapprobation, c’est-à-dire faire en sorte que laplateforme puisse, par l’intermédiaire de sesmodérateurs,êtretenueinforméedeladirectionqueprendleprojetunefoisenréalisation.Cettepistesemblenéanmoinsassezdélicatesiellen’estpas strictement encadrée, car elle pourraitjustifierundroitderegardsubstantieletconstantdelaplateformesurlesintentionsducréateurdecontenu, ce qui contreviendrait à la libertéd’expression telle qu’énoncée par la loi. L’idée,nouslesoulignons,n’estpasdefaireensortequela plateforme puisse encadrer et contrôlersévèrement chaque projet de financement

participatif en faisant en sorte qu’il respecte lafeuille de route de l’entreprise, mais plutôtd’assurerqu’àtoutmoment,cequiaétéprésentéà la plateforme et approuvé après examenapprofondi, soit effectivement conforme au«concret»de laphasederéalisation.L’élémentsur lequel insiste cette seconde réflexionconcernelaprécisiondesinformationsfourniesàl’étape de la demande de soutien auprès de laplateforme, impliquant, sansparlerpour autantdemainmisesurlesprojets,depouvoirvérifierlacontinuité de ces informations à l’étape de laréalisation.Siellepeutéviterunesituationtellequelasurpriseembarrassanteprovoquéeparledocumentaire Hold-up, cette solution interrogeau minimum l’accès aux critères précis quipermettent de déterminer l’acceptabilité d’uneinitiativelancéepardesparticuliersoud’autresentitésplusimportantes.

On pourrait justifier ces éléments deréponsed’unpointdevueutilitariste,ausensoùla viabilité éthique des solutions que lesplateformes pourront envisager dans un futurproche dépendra de considérations liées à unintérêtpublic, général.Nous avonsdéjà évoquéprécédemmentcettenotiond’intérêtpublic,quirevêtunegrandeimportancedanslecontextedelapandémiedeCOVID-19puisqu’elleconcerne,àtraverslasantépublique,lapréservationdubien-être (et donc de la santé) des individus. En cesens, les décisions prises par les autoritésscientifiquesetpolitiquesrencontrentlepointdevueutilitariste lorsqu’elles s’envisagentàpartirdes conséquences qu’elles apporteront sur lebien-êtreduplusgrandnombre.Notonsqu’agirdansl’intérêtpublicnecorrespondtoutefoispasau fait d’agir selon les intérêts du public, quipeuventêtrecompriscommedesintérêtsprivésliés à ce que certains individus peuvent tirer(financièrement, politiquement, etc.) desituationsparticulières(Yusofetal.,2020).

Situédansuneoptiqueconséquentialiste,l’utilitarisme permet de saisir la façon dontl’intérêtpublic,àtraverslebien-êtreetlasanté

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du plus grand nombre et la préservation desdroits fondamentaux, détermine les décisionsqui,parcequ’ellessontsusceptiblesdeconcernerun grand nombre de personnes, reflètent uneresponsabilitééthiqueàbientenirenmain.C’estainsi que, dans cet intérêt, les plateformes definancement participatif peuvent justifier leurvolonté d’intervenir explicitement etconjointement face au phénomène de ladésinformation, et plus particulièrement del’infodémie.

Deuxièmement, les usagers d’internet,nous l’avons déjà souligné, engagent leurresponsabilitédanslepartaged’informationssurles plateformes numériques, mais égalementlorsqu’ilsfinancentdesprojetsouvertsaugrandpublic,carilscontribuent,d’unemanièreplusoumoinssignifiante,àleurréalisation.

La piste de solution qui semble la plusviableéthiquement(c’est-à-direquinesetrouvepasdu côté d’une infantilisation de l’utilisateurqui se verrait désormais uniquement soumis àdes procédures ou des réglementations àrespecter) est celle de la responsabilisation, dudéveloppement de la conscience critique ou dudiscernement à l’égard des informations quiparviennentquotidiennementàtoutunchacun.

LeComitéConsultatifNationald’Éthiqueémet, en ce sens, une recommandation àl’attention des réseaux sociaux, qui concerne lamiseàdispositiond’uneséried’outils,deliensoude notifications qui permettent aux utilisateurssoit d’être redirigés vers des plateformes devérification de l’information gérées par desorganismesindépendantsoubienliésàlapresse(comme le groupe «Les Décodeurs» affilié aujournal françaisLeMonde);soitd’être informésdu degré de viralité de la diffusion d’uneinformation sur leur fil d’actualité; soit encored’avoir accès à des contenus vérifiés (et issusd’organismes publics officiels ou d’autresplateformes d’information officielles) mis enévidencesurlapageprincipale;soitd’êtreavertis

durisquequereprésenteuneinformationouuncontenuquiafaitl’objetd’unsignalement(CCNE,2020, p.14-15). Ces éléments deresponsabilisation et de sensibilisations’appliquent avec lamême justesse au contextedesplateformesde financementparticipatif, carils permettent de mettre en évidencel’importance de l’acquisition des habitudes devérification de l’information, produisant unregardpluscritiqueà l’égarddecequirequiertune attention particulière (Commissioneuropéenne,2020,p.15-16).Notonsainsilaprisedeparoledecitoyensquinesontnijournalistesni scientifiques et qui contribuentà ladiffusiond’une information critique, par exemple surYouTube, disposant en cela d’une audiencevariable.Encesens,nouscomprenonsquelefact-checking peut également être transmis par desimples citoyens qui constituent dès lorsune«contre-force» (et unmécanisme assurantlapréservationdudébatdémocratique)faceauxindividusquiontpu financer laréalisationd’undocumentaire promouvant des thèsesconspirationnistesouinfondéesscientifiquementparlant.

Bien que les trois grandes familles dethéories éthiques normatives permettent dejustifiercetteapproche,nousmettonsdavantageen évidence le déontologisme, au sens où lesindividus agissent moralement selon leursdevoirsquiémanentdeprincipesmorauxabsolus(Ogien et Tappolet, 2009, p.143). En reprenantnotreréflexionsurl’agentivitédescitoyensfaceàladésinformation,ils’agiraitdeconsidérerquelapropagation d’informations vérifiées et fiablessur les plateformes numériques constitue undevoirmoralpositifuniversel (Yusofetal.,2020,p.10) que tous reconnaissent, respectent, etobservent indépendamment de leursappartenancesouleursconvictionspersonnelles,envertud’uneexigencedevérité,d’éducationetdenon-malfaisanceliéeàleurresponsabilité.

Finalement, cette réflexion nousmèneàconstater la fécondité des questionnements

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éthiquesgénéréspar lapandémiedeCOVID-19,au sens où aucune dimension de la vie sociale,professionnelle, culturelle, politique ouéconomique n’échappe à l’impact de la crisesanitaire. La quantité de problèmes éthiquesauxquelsnoussommesconfrontésestàrelieraunombredecomportementsetd’interactionsquenous avons dû interrompre et brutalement

reconfigurer, produisant, davantagequ’auparavant,desécartsentrelesraisonsd’être,les valeurs à l’œuvre derrière nos entreprises(individuellesoucollectives,sociales,politiques)et la réalité mouvementée qui a produit denouveauxdéfis.

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2EPARTIE-VARIA

ANGLESMORTSÉCOLOGIQUES,MAÎTRISEETDÉNIDEVULNÉRABILITÉ

Laurie Gagnon-Bouchard – Aumoment d’écrire ce texte, Laurie Gagnon-Bouchard était étudiante à lamaîtrise ensociologieàl’UniversitéduQuébecàMontréal.Maintenantdiplômée,elleestactuellementdoctoranteenphilosophieàl’UniversitéduQuébecàTrois-Rivières.

Résumé:Danslecadredecetarticle,jesouhaiteexplorerlesliensentrelesanglesmortsécologiques,lalogiquedelamaîtriseetl’ignorancedenotrevulnérabilitépermanentevis-à-visdelanature.Jesoutiendraiicilathèsequelalogiquedelamaîtriseetdelasubjectivitémaitresseestenpartiecequinousrendaveuglesfaceànotrevulnérabilitépermanentevis-à-visdelanature.Cettevulnérabilitédevientpourtantflagrantelorsdecatastrophesnaturelles.Or,lamaîtriseetlasubjectivitémaîtresse,quicaractérisentlessociétéscapitalistes,sefondentsurladivisionetlamiseàdistancedessphèrestellesque lanature, lecorps, lareproduction,ainsiquesur lecontrôleet lasubordinationdecessphères. La vulnérabilité permanente de la société par rapport à la nature semble alors ignoréepuisquelavulnérabilitéimpliquelarelation,l’interdépendanceetdoncuneimpossibilitédecontrôle.Ainsi,enalliantlesthéoriesdel’épistémologiedel’ignorance,del’écoféminisme,deséthiquesducareet de la vulnérabilité, je propose de penser la logique de lamaîtrise comme étant à l’origine del’incapacitédessociétésoccidentalesàs’avouervulnérablesdemanièrepermanenteparrapportàlanatureetàl’environnementphysiqueimmédiatdanslesquelleselless’inscrivent.D’abord,nousnousintéresseronsauxanglesmortsécologiquesidentifiésparChristianKulicke,ensuiteàlalogiquedelamaîtrisecomprenantlasubjectivitémaîtresseet l’ignorancede lavulnérabilité faceàlanature,etenfinauxtypesderapportsquidécoulentdecelle-ci.

Mots-clés:socioécologie,changementsclimatiques,mastery,vulnérabilité

1. ANGLESMORTSÉCOLOGIQUES

En 2002, l’Allemagne a connu de gravesinondations qui ont fait plusieurs morts eténormément de dommages. À la suite de cesévénements, le géographe Christian Kuhlickes’estintéresséàlaperceptiondel’environnementchez la population de la petite ville allemanded’Eilenburg. L’étude qu’il a menée auprès decelle-ci lui a permis d’introduire le concept desurprise radicale. Ce concept rend compte dudécalage entre l’expérience vécue del’environnement physique immédiat lors decatastrophes naturelles et les croyances, lesconnaissances et les représentations que lasociété partage habituellement de ce mêmeenvironnement. Néanmoins, les surprises

radicales ne se résument pas seulement à cetécart, mais proviennent également d’anglesmortsécologiques,c’est-à-dired’élémentsquinesontpasadmisdanslesconnaissancesdurapportdelasociétéàlanature:

A ‘radical surprise’ is hence not onlyconstitutedbyagapbetweenexpectationsandexperiencesasan‘open’oreverydaysurprise;itisratherthatexpectationsandtheexperiencessofarconsideredasvalidturn out to be problematic. This meanstypificationsbywhichweinterpretrealityand which guide us turn out to beinadequate.(Kuhlicke,2010,p.676)

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Its fundamental argument is that societyproduces ecological blind spots, that isknowledge about the environment thathas been forgotten about, neglected orevensuppressed,realmsthatlayoutsideofa societal imagination and that are nolonger or have never been part of acollectivememory.Ifsuchblindspotsarediscovered,theyradicallysurprisepeopleandunraveltheirvulnerability.(Kuhlicke,2009b,p.1)

En effet, les résultats de recherche deChristian Kuhlicke tendent à démontrer que lasociété(lapopulationdelavilled’Eilenburgdansce cas-ci) entretenait, avant la catastrophe, uneperceptiondestabilitédelanature,etque,malgrédegravesinondationsen2002,cettecroyancen’apasétémodifiée.« Onestillbelievesintheabilityto control the river and one still trusts thepromise of structural flood protection) »(Kuhlicke,2009,p.1.Lechercheurexpliquequecette illusiondecontrôlede lanaturecontribue1)àl’ignorancequ’entretiennentlasociétéetsescitoyens de leurs propres vulnérabilités; 2) àl’ignorancedeslimitesdesmoyenstechniquesdegestiondelanature;et3)àl’ignorancedeslimitesdesconnaissancesde l’environnementphysiqueimmédiat.

Therefore,thediscoveryofnesciencemayresult in “cosmology episodes” occurringwhen “people suddenly and deeply feelthat the universe is no longer a rational,orderlysystem”.(Kuhlicke,2010,p.676)

Selon l’auteur, les changementsclimatiques qui accroissent les risques decatastrophesnaturellesposentl’exigencequel’ondéconstruise les mythes sociaux autour de lastabilité apparente de la nature et de soncontrôle. Sans quoi, des surprises radicalessurviendrontrégulièrement(Kuhlicke,2009a,p.1).Ainsi,leconceptdesurpriseradicaleintroduitparKuhlickesertàexpliquerquelescatastrophesnaturellesnesontpasuniquementsurprenantes

en elles-mêmes, mais le sont en fonction d’unanglemortdans les connaissances etd’unbiaiscognitifdelapartdelasociété:«Thismeansthattheconditions forbeingsurprisedarenottobefound in thenatural environment, i.e. a river issuddenly raising; the reasons for the surpriseneed rather to be unravelled against thebackground of previously established stocks ofknowledge»(Kuhlicke,2010,p.675).

2. LAMAÎTRISEETLASUBJECTIVITÉMAÎTRESSE

Danscetarticle,jeproposelathèseselonlaquellela construction moderne du sujet humain àtravers la maîtrise et la subjectivité maitresses’avère être l’une des explications du caractèreétonnantdescatastrophesnaturellesetdenotrevulnérabilitéfaceàcelles-ci.Danscettepartie,jeproposed’explorerlalogiquedelamaîtriseainsiquede lasubjectivitémaîtresseetdedémontrerque ces logiques construisent nos anglesmortsécologiquespar1-ladivisiondumondeetledénide la relation et de l’interdépendance, et 2- lemythe de lamaîtrise et du contrôle, et donc ledénidelavulnérabilitéfaceàlanature.

Toutenrefusantdedonnerunedéfinitionrestrictive et définitive, Julietta Singh dansUnthinking Mastery (2018) propose certainescaractéristiques de la maîtrise. D’abord, lamasterytendàproduiredesdivisionsprofondesen élaborant des frontières entre les diverséléments du monde. Ensuite, elle tend à lesopposer en subordonnant des éléments parrapport à d’autres et ainsi produire deshiérarchies. Selon Julietta Singh, la maîtrise aparticipéàconstruirelemodèledel’humainetdusujetquenousconnaissonsaujourd’hui:

Thesplittingthatisinherenttomastery,the fracturing that confirms andinauguratesit,andtheongoingpracticesofsubordinationthatdriveitforwardareinescapableinthefoundationalthinkingof the subject of modern political

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thought.Therein, theverynotionof thehuman relies on and is totallyunthinkable without mastery. (Singh,2018,p.13)

La philosophie moderne occidentale adonchistoriquementédifié lemodèledusujetàtraverslasubjectivitémaîtressequisebasesurles oppositions binaires (esprit/corps,nature/culture, raison/émotion) et qui exige lamaîtriseetladomination(lecontrôle)parl’espritdu corps, des émotions,de lanature.Demême,ErinnC.Gilsondéfinitlesujetmaîtrecommesuit:

The master subject is the model ofhumanity that is implicitly presumed bythedominantculture,yetisamodelbasedon the exclusion and domination of thesphere of nature [and those associatedwiththatsphere,suchasnonwhitepeopleandwomen]bywhite, largelymale elite.Thismodel of subjectivity is purportedlyneutraland is definedby values, such asthose Bordo emphasizes (detachment,self-containment, self-mastery, control),that are purportedly neutral. (Gilson,2014,p.85)

La maîtrise et la subjectivité maîtresses’imposent donc dans un rapport strict dedomination sur la nature et reconduisentl’oppositiondualisteentrelanatureetlaculture.Or, les théoriciennes écoféministes, lathéoricienne féministe marxiste Silvia Federiciainsi que la philosophe et éthicienne Erinn C.Gilsoncritiquentcette formedesubjectivitéquiprévautdanslesystèmemécanisteetcapitalisteactuel.Eneffet,cederniersupprimel’ambiguïtédelarelationentrel’espritetlecorps,lasociétéet la nature (de Beauvoir, 1947, p. 13) et lapossibilitédeconcevoirl’êtrehumainetlasociétécommefondamentalementvulnérables.

3. CRITIQUESFÉMINISTES

Les théoriciennes écoféministes, telles quePlumwood, Merchant, Shiva et Mies, critiquentl’hégémoniedelapenséerationnelle,patriarcaleetoccidentalequis’estimposéeenmaîtressedela nature (Plumwood, 1993; Merchant, 1989).L’écoféminismepermetdecritiquerlerapportdedominationquis’estconstruit,d’unepart,parlasurvalorisationdelaraisonetdelatechniqueet,d’autrepart,parladévalorisationdelanatureetdetouslesélémentsquiyontétéhistoriquementrattachés: lesfemmes,lespeuplescolonisés, lespersonnesracisées,lesanimaux,etc.

Thisbackgroundingofwomenandnatureis deeply embedded in the rationality oftheeconomicsystemandinthestructuresofcontemporarysociety.Whatisinvolvedin the backgrounding of nature is thedenial of dependence on biosphericprocesses,andaviewofhumansasapart,outside of nature, which is treated as alimitless provider without needs of itsown. Dominant western culture hassystematicallyinferiorised,backgroundedand denied dependency on the wholesphere of reproduction and subsistence.Thisdenialofdependencyisamajorfactorintheperpetuationofthenon-sustainablemodesofusingnaturewhichloomassucha threat to the futureofwestern society.(Plumwood,1993,p.21)

La survalorisation de la raison humainepermetdeperpétuerl’illusiondecontrôlesurlanature et reconduit le système d’exploitationcapitalistede lanature etdu travail basé sur lascission entre corps et esprit, nature et culture.Carolyn Merchant, dans The Death of Nature(1989),constatelamanièredontlaconstructiondes femmes comme passives, inertes etexploitables (travail reproductif dans la sphèreprivée) a été inextricablement liée à celle de lanature. Elle illustre l’effet du paradigmeoccidental (rationnel, scientifique etmécaniste)

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dans la suppression de la vision organique(cosmovision)quiposelesdualismescommedesrapportsdedominationentrelecorpsetl’esprit,leshommesetlesfemmes,etentrelacultureetlanature.Deplus,elledémontrelamanièredontlasuppression de la vision organique permet decontourner les contraintes morales et éthiquesenvers la nature et d’imposer une entreprised’exploitation.Lepassage,àl’èremoderne,delareprésentationculturellequiassociaitlanatureàla mère nourricière ou à la terre mère, à lareprésentation de la nature comme ressourcepourl’Homme,ajouéunrôleprimordialdanslalégitimation de l’exploitation de la nature(Merchant, 1989, p. 9). L’écoféministe ValPlumwoodécrit:« Thisisamodelofdominationand transcendenceofnature, inwhich freedomandvirtueareconstruedintermsofcontrolover,anddistancefrom,thesphereofnature,necessityandthefeminine»(Plumwood,1993,p.23).

Plumwood,dansl’ouvrageFeminismandthe Mastery of Nature (1993), expose la façondontl’idéalderationalitéconduitlesindividusàse distancier de lanature (afind’être reconnuscommedes agentsmoraux) età réaffirmer leurcontrôle. En se basant sur Plumwood et lacritique du réductionnismeformulée par Shiva(1993),ErinnC.Gilsonsoutientqueledualismeentre le corps et l’esprit mis de l’avant par leparadigmemécaniste et capitaliste réduit notrecompréhension de l’ambiguïté et del’interrelationentrecesdeuxentitésquifondentnotre expérience et notre ouverture aumonde.C’estcequipermetd’asservirlecorpsaucontrôledel’esprit.

Thereductionism inherent inmind/bodydualism close the circuit of relationshipbetween self-world-others, first byfragmentingselfintobodyandmind,andsecond,byseekingtoexercisecontrolofthebodywith themindandthus foreclose theopenness to theworld thatwould subvertsuch control. [Emphase ajoutée] (Gilson,2014,p.84) 

De son côté, Silvia Federici (2014)critique le système capitaliste qui génère desformesd’asservissementbrutales et insidieusesen insérant dans le corps du prolétariat desdivisions (sexuées, racisées). Le capitalismeimpose aussi dans le corps du prolétaire unedivisionprofonde:c’estdurantlatransformationde la société précapitaliste vers la sociétécapitaliste qu’on assiste à la scission entre lecorps et l’esprit. La philosophie mécanistes’accapare tous les corps. Les corps deviennentdes outils de travail que les individus doiventapprendreàdomineretdresserafindelesmettreau service du capitalisme (Federici, 2014). Ladissociationducorpsetdel’espritn’impliquepasseulement l’utilisationdescorpspour le travail,mais implique une volonté de se distancier dumonde organique.La dislocation du lienorganiqueentrelecorpsetl’espritparlavolontéde dominer le corps renvoie à la volontéd’asservir la nature. « En étant divorcé de soncorps, le soi rationnel perd avec certitude sasolidarité avec sa réalité corporelle et avec lanature (Federici, 2014, p. 271) ». Ainsi, lesmécanismesd’autocontrôle et de gestionde soideviennent une nécessité pour la sociétécapitaliste où les individus doivent intérioriserlesnormespourassurerlerespectdel’ordreetdeladomination.Lesindividussontdoncappelésàgouverner leurcorpspourmieux l’asservirausystèmeéconomiquequiestalorscomplètementdéconnectédelaréalitéducorpsetdelanature.Laphilosophiemécanisteetlesystèmecapitalisteentraînent alors une profonde aliénation desindividusàlanature.

4. LEDÉNIDELAVULNÉRABILITÉ

ErinnC.Gilson, dansTheEthics ofVulnerability(2014), critique le réductionnisme et laconception négative de la vulnérabilité admisedanslesenscommunqui,selonelle, incitentlesindividusàignorerleurproprevulnérabilitéetàse représenter commeinvulnérables:« Invulnerability is a central

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feature of masterful subjectivity, because itsolidifiesasenseofcontrol,whichis, indeed,anillusion» (Gilson, 2014, p. 76). Selon Gilson, lavolonté d’invulnérabilité et de contrôle quetraduit la masterful subjectivity (subjectivitémaîtresse) du système capitaliste se fonde surl’ignorance, telle qu’elle est conceptualiséedepuisunedécennieàl’intérieurdescriticalracetheories(Tuana,2004,2006).Laconstructiondelasubjectivitémaîtressepasseàtraverslaquêtedel’invulnérabilitéetducontrôleparl’ignorancevolontaire(willful ignorance)de lavulnérabilitécomme condition ontologique. Selon Tuana(2004), l’ignoranceneserésumepasseulementpar le fait de ne pas savoir, mais représentesouventleproduitd’intérêtssociauxspécifiquesquiconstruisent,perpétuentetmodifientlestockdesconnaissances:« Ignorance,farfrombeingasimplelackofknowledgethatgoodscienceaimstobanish,isbetterunderstoodasapracticewithsupporting social causes as complex as thoseinvolvedinknowledgepractices»(Tuana,2004,p.195).

En se référant à la taxonomie del’ignorance de Nancy Tuana (2006), Erinn C.Gilson retient lanotion dewillful ignorance quirenvoieaufaitquelasociétéetlesindividusnefont pas seulement ignorer une partie de laréalité,maisparticipentàlaculturedel’ignoranceautour d’une réalité – qu’ils ne souhaitent pasadmettre–afindeperpétuerlestatuquo.ErinnC.Gilsonsoutientquel’ignorancedelavulnérabilitéestfondéesuruneculturedudéniquiconduitlesindividus à un aveuglement volontaire face àcette condition. Ainsi, les individus, mêmelorsque confrontés à des situations qui fontémergerleurvulnérabilité,préfèrentlarépudier(pourgarderleurrapportdepouvoiretl’illusiondu contrôle), puisqu’être vulnérable estsocialement perçu négativement comme étantsynonyme de faiblesse: « Invulnerability as aform of mastery is sought at the price ofdisavowingvulnerabilityandissoughtbecauseitistheparadigmaticcharacteristicofanidealform

of subjectivity in present socioeconomicconditions»(Gilson,2014,p.79).

L’ignorance de la vulnérabilité (commecondition permanente et ontologique) est alorsune forme de déni volontaire parce qu’il estinconfortableetdésavantageuxpourunindividudereconnaîtrecetteconditionquivaàl’encontredu système en place qui privilégie une façond’être (invulnérable) et renforce un systèmeparticulier (capitaliste et de domination de lanature). Cette ignorance volontaire perpétuealors la quête pour les individus del’invulnérabilitéetdelasubjectivitémaîtresse.

Ainsi, le déni de la vulnérabilité de lasociété par rapport à la nature renvoiedirectement au refus d’admettre l’incidence etl’influencedenotreenvironnementphysiquesurlasociété (et vice-versa) afin deperpétuer l’illusionde contrôle de la nature (son exploitation) etd’invulnérabilité des individus (des êtresindépendantsauxaléasdelanature).

La thèse forte de l’ignorance de lavulnérabilitépermetderévélerlesanglesmortsde notre société quant à sa vulnérabilité parrapport à son environnement physique et deremettre en question l’illusion d’indépendance,de contrôle et d’invulnérabilité. « Thus,underlying this rejection of relationality is arepudiation of vulnerability in its morefundamental sense. The invulnerable stance iscentraltothiskindofignoranceofrelationality:as impermeable, self-sufficient,and in control »(Gilson,2011,p.321).5. LESTYPESDERAPPORT

Étant donné que l’ignorance de la vulnérabilitéimplique le refus de reconnaître l’incidence del’environnementsur la société, ledésaveude lavulnérabilité ou sa reconnaissance partielleimplique nécessairement la constructionidéologique et sociale d’un certain type de

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rapport entre la société et la nature. Dans lesprochainsparagraphes,lerapportinstrumentaletde domination ainsi que le rapport d’extérioritéseronttraitéscommedeuxtypesderapportquisefondent sur l’ignorance de la vulnérabilitépermanente dans le rapport de la société et desindividusàlanature.

Désaveu de la vulnérabilité – rapportinstrumentaletdedominationLe rapport instrumental etdedominationde lasociétéàlanaturerenvoieaufait,pourl’humain,deconcevoirlanaturecommeuneressourceàsadisposition dont il détient le contrôle et lamaîtrise. Cette représentation du rapport del’humain à la nature comme en étant un dedominationde laraisonsur lanaturead’abordété pleinement développée et justifiée par lephilosopheetscientifiqueFrancisBaconaudébutdu 17e siècle. Du point de vue écoféministe, cetype de représentation est reproduit et incarnéparlesystèmed’exploitationcapitaliste.

The idea that humanity could achievemastery over the rest of nature throughthe accumulation of scientific andtechnological knowledge, first fullyarticulated by Francis Bacon at thebeginning of the seventeenth century,displeasedmanyinfluentialfiguresintherulingintellectualeliteofBacon'sdayanddid not become widely accepted inEuropean civilization until about themiddleoftheeighteenthcentury.Althoughnotitselfa"product"ofcapitalism,theideaofmasteryovernaturemeshednicelywithit, and the victory of capitalist socialrelationsoverolderinstitutionalformsofeconomic life, first in Europe and thenelsewhereontheglobe,alsocementedthetriumph of modern science overcompetingsystemsofnaturalphilosophy.(Leiss,1994,p.xviii)

Les auteur.es écoféministes et de lapenséedécolonialeontdémontréquecetypede

rapportàlanatures’estprincipalementconstruità travers le double paradigme de la penséeoccidentale et du système capitaliste quisoutiennent l’entreprise d’exploitation de lanature.L’écoféministeValPlumwoodcritiquelasurvalorisationdelaraisonetdelarationalitéparrapportàlanaturequiahistoriquementparticipéà promouvoir un rapport instrumental et dedominationdelasociétéhumainesurlanature.Carolyn Merchant, historienne écoféministe,retrace dans l’ouvrage The Death of Nature(1989) l’émergence en Occident du paradigmescientistedelasociétéquiaconstruitunrapportinstrumental et de domination à la nature. Leparadigmeoccidentalaengendrélasuppressiondelavisionorganiquedelanaturequisupposaituncertaindynamisme,posantalorsleshommescommeceuxquidominentlanature—envisagéecomme non seulement passive, mais commematièremorteetinerte—etquiontlescapacités(la raison et la technique) de l’étudier, de ladécrypter, d’en élucider les mystères, de lafaçonner, de la réguler et de la maîtriser(Merchant,1989,p.9).Lerapportinstrumentaletdedominationtraduitunemaîtriseetuncontrôlede la nature par l’humain. Ainsi, comme lerapportdelasociétéàlanatureestunrapportdepouvoir,lavulnérabilitédelasociétéparrapportàlanaturenepeutpasémergernicommeréalité,ni comme concept; cette vulnérabilité demeureoccultée.Ce typederapportreconduitlemytheducontrôlede l’humainsurlanatured’uncôté,ainsiquel’illusiondelastabilitéetdelapassivitédelanatured’unautrecôté.

Aveu partiel de vulnérabilité – rapportd’extérioritéLerapportd’extérioritédelasociétéàlanatureseprésentecommelefaitquelasociétédépenddelanatureetquelanaturedépenddelasociétésansqu’ellesnesoientvuescommeétantdansunrapport réciproque constant, continuel etpermanent. Dans ce type de rapport, la sociétéreconnaît qu’elle est dans une position devulnérabilitéfaceàlanature,maisinterprètedemanière étroite cette vulnérabilité, en la

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réduisant au fait de sa dépendance par rapportauxressourcesdelanature.Souscetteconception,lanaturenousestdonctoujoursextérieure.Dansles termesdurapportd’extériorité, lanatureseprésente comme un environnement et uneressource passive à la disposition de l’humain(Merchant,1989).Seulement,onyreconnaîtquel’humainestvulnérable,danslamesureoùilestdépendantde ses ressources et qu’en casd’unepénurie ou d’une fluctuation des prix, il seraitdémuni. Selon cette conception, la vulnérabilitévarieselonleniveaudedépendance,lararetéetle caractère néfaste de la ressource dont il estquestion.Lavulnérabilitéestalorsunedimensionde la relation d’extériorité de la société à lanature. Cependant, la vulnérabilité n’est pasenvisagée comme constante, continuelle,permanente et on s’imagine qu’il demeuretoujourspossibledeladiminuer.

6. CRITIQUEÉCOLOGIQUEDURAPPORTÀLA

NATURE

Aldo Léopold, dans Almanach d’un comté dessables, critique ces rapports d’extériorité et dedominationdel’hommeàlanatureetproposedepenser une éthique de la terre qui demande laréinsertiondel’hommedanslanatureentantque«membredelacommunautébiotique»(Leopold,(1949)2017).Danscetouvrage,Léopoldcritiquel’inconsciencedeshommesquisecomportentenconquérant de la nature et explique que cecomportement est la source de notre propredéfaite.«Nousabusonsdelaterreparcequenouslaconsidéronscommeunecommoditéquinousappartient. Si nous la considérons au contrairecomme une communauté à laquelle nousappartenons, nous pouvons commencer àl’utiliser avec amour et respect » (Leopold,(1949)2017,p. 14).AldoLeopold condamne lefaitquelaterreetlanaturesoientréguléesselonles intérêts économiques. Il s’efforce donc demettre en évidence le lien d’interdépendanceentre les humains et lanature et demande quenosfrontièresmoralessoientélargiesàlanature,

aux animaux, aux plantes et aux écosystèmes.Selonlui,nousdevonsfairepreuved’humilitéetréaliserquenousnepourrons jamais connaîtreentièrementetmaîtriserlanature:

Lecitoyenordinaired’aujourd’huipartduprincipe que la science sait ce qui faittourner la machine communautaire; lescientifique, lui, est convaincu ducontraire.Ilsaitquelemécanismebiotiqueest si complexe que nous n’encomprendrons peut-être jamais lesrouages.(Leopold,(1949)2017,p.259)

7. RÉFLEXIONSPOURCONCLURECETTE

EXPLORATION

En somme, les angles morts écologiques nerésultentpasuniquementdel’ignorance,maisdenotre conception même de l’humain et de sonrapport à la nature. Durant la modernité, laphilosophie occidentale a élaboré lemodèle dusujetsursacapacitédemaîtrise,decontrôleetdedistanciationfaceàlanature.C’estdoncàtraverscetteidéedesupérioritédel’humainparrapportàlanaturequenousavonsconstruitnotrepropreignorancefaceaudynamismedelanatureetauxlimitesdenotreconnaissancedesesrouages.Afindedéconstruirelesmythessociauxsurlanatureetl’ignorancedenotrevulnérabilitépermanentefaceàelle,ilnousfauttransformerlemodèledel’humain et la logique de la maîtrise. Laréinsertion de l’homme dans la communautébiotique nécessite de mettre en lumière sarelationnalitéàlanatureetsavulnérabilitéfaceàcelle-ci.

Dans Unthinking Mastery, Julietta Singhproposededéconstruirelemodèledusujetparle(de)humanism:

The«de»ofdehumanismalsoandvitallyarticulates the «de» of deconstruction,crucially foregrounding the particularforce of narrative in the making andunmaking of subjects, and the «de» of

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decolonialethico-politics.Dehumanism isdriven by the promises of vulnerabilitywith the aim of forming other lessmasterfulsubjectivities(Singh,2018,p.5).

JepartagelathèsedeJuliettaSinghselonlaquellelavulnérabilitéontologiqueetpermanenteestcequi peut être à même de déconstruire le sujetmaître et nous permettre de repenser larelationnalité et la continuité. En effet, lavulnérabilité tellequ’elleestconceptualiséeparJudithButler(2004;2016),ErinnC.Gilson(2011;2014)etNaïmaHamrouni(2012;2015)permetdepenserlarelationnalitéconstitutiveainsiquele commun dans la différence. La vulnérabilitépermanente et ontologique, le faitdoncde tous

les êtres vivants, permet de réinsérer l’humaindans le monde et la communauté biotique enmettantl’accentsurlacontinuitéentrelanatureetcelui-ci.Ainsi, lavulnérabiliténousrappelleànotreconditiond’êtrebiologiqueetexigequel’ondéveloppe une certaine humilité, que nousfassions partie du monde (Lefebvre-Faucher etCasselot, 2017). Être conscient.es de la relationquinousunitàlanatureainsiquedudynamismede celle-ci pourrait,me semble-t-il,mieux nousprépareràd’éventuellescatastrophesnaturelleset empêcher que nous soyons si radicalementsurpris.es.

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DUPROCESSUSD’INSERTIONSOCIALEÀL’INCLUSIONSOCIALEOUDELAVULNÉRABILITÉÀLARÉSILIENCE-RELIANCE

Marie-NoëlleAlbert–Marie-NoëlleAlberttestprofesseureaudépartementd’administrationdel’UniversitéduQuébecàRimouski(UQAR).Docteureensciencesdel’administration,elleété10ansgestionnaireauseindugroupeSaint-Gobainpuisentrepreneure.Sestravauxportentprincipalementsurlesnotionsdepersonneetdelacomplexitéliéeàleurgestion.

Nadia LazzariDodeler – Nadia Lazzari Dodeler est professeure au département d’administration de l’Université duQuébecàRimouski.Elles’intéresseàlagestiondesdiversités(âges,genreetorigine)enemploi,ainsiqu’auxdifférentesformesdeconciliation:travail-famille,études-travail-viepersonnelle,travail-retraite,danslesecteurdelasanté.Elleporteunintérêtparticulierauconceptdevulnérabilitéetàceluiderésilience.

Résumé:Cetarticleapourobjectifd’approfondirlesnotionsd’insertion,d’intégrationetd’inclusionprofessionnelle des immigrants (qui sont reconnus comme étant vulnérables). En interrogeanttrente-siximmigrants(travailleursetentrepreneurs)auseind’unerégionéloignéeauQuébec,nousavonspuobtenirdespointsdevuedepersonnesdiverses.Lesrésultatsdecetteétudemettentdansun premier temps en parallèle la notion d’insertion professionnelle et celles de vulnérabilité, defrustration, de début de résilience ou de repli sur soi. Dans un deuxième temps, ils associentl’intégrationàunevisionindividuelledelarésilience.Dansuntroisièmetemps,lesrésultatsmettentl’accentsurl’inclusionetuneconceptiondelarésilienceenlienaveccelledereliance.

Motsclés:vulnérabilité,résilience,immigrant,insertion,intégration,inclusion

Même si la grande majorité des immigrantsquittent leur pays d’origine dans l’espoir d’uneviemeilleure pour eux et lesmembres de leurfamille (Piperopoulos, 2010), leur arrivée dansleur nouveau pays est souvent seméed’embûches.Eneffet,malgréleursqualifications,les immigrants peinent à trouver un emploi(Lazzari Dodeler, 2016). De plus, lespersonnesimmigrantes sont désavantagées enmatière dequalité d’emploi car elles occupentdes emploisqui ne correspondent souvent pas à leurformation(IRIS,2016).

1. RECENSIONDESÉCRITS

Cetterecensionprésentedansunpremiertempslavulnérabilitédesimmigrants,puislesnotionsd’insertion,d’intégrationetd’inclusion.

a. Lavulnérabilitédespersonnes

Définition et différentes approches de lavulnérabilitéLe mot «vulnérable » vient du latin vulnus,vulneris signifiant blessure (Ennuyer, 2017). La

vulnérabilité,ens’appuyantsurcetteétymologie,réfère à la capacité universelle de souffririnhérente à la corporéité (Fineman, 2018;Mackenzie,2016).Bagnoli(2016)distinguedeuxapproches de la vulnérabilité: l’une éthique etl’autre ontologique. L’approche éthique vise àidentifier des catégories de personnesparticulièrement soumises à des préjudices dufait de leurs conditions défavorables ou parcequ’ellessont lacibledediscriminationssocialesou politiques. Dans ce cas, la vulnérabilité estcontingente(Bagnoli,2016).Cependantidentifierdespersonnesoudes groupesparticulièrementvulnérablesrisqued’étiquetercespersonnesoucesgroupes,etpotentiellementdelesstigmatiserou d’avoir des comportements paternalistesenvers eux (Mackenzie, 2016). Dans uneperspective ontologique, tous les humains sontvus comme fondamentalement vulnérables(Bagnoli, 2016). En effet, premièrement leshumains sont affectés par le temps, ils ont unefinitude. Deuxièmement, ils sont des animauxsociauxmutuellementdépendants;eneffet,selonGoffman (1975), chacun se construit dans lerapport à l’autre. Troisièmement, ils ont unevulnérabilitéémotionnelle(Bagnoli,2016).

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Pour Mackenzie (2016), la vulnérabilitéinhérente réfère à des sources de vulnérabilitéqui sont intrinsèques à la conditionhumaine etémergedenotre corporalité, nosbesoins, notredépendanceauxautresetnotrenaturesocialeetaffective. Tandis que la vulnérabilitésituationnelleestreliéeàuncontextespécifique.Ellepeutêtreàcourtterme,intermittenteouplusdurable (Mackenzie, 2016). Les philosophesmorauxontprivilégiél’approchecirconstancielleparce qu’elle est plus facilement applicable auxprojets politiques et moraux pour aborderl’injustice et réparer les discriminations etinégalités (Bagnoli, 2016). Selon Wiesemann(2017), la vulnérabilitéseproduitparcequ’unepersonnedoitmettresaconfiancedansd’autrespour atteindre des profits personnels. Pour laplupart des personnes, la vulnérabilité quiaccompagnelesrelationsestquelquechosequenous acceptons; nous risquons d'entrer enrelation, car la promesse de nos gainsémotionnels l'emportesur lerisquedevoirnosintérêtslésés(Straehle,2014;Wiesemann,2017).

Êtrevulnérableestsouventsynonymede faible et faiblesse, qui réfèrent à «fragilité,manquederésistance,desolidité,incapacitéàsedéfendre, à résister, qui donne prise auxattaques» (Ennuyer, 2017, p. 367). Ainsi, il estcourantdeconfondrepersonnevulnérableavecprécaire,invisiblesocialementetexclus.Or,pourEnnuyer(2017),unenvironnementadéquatpeutpermettre à un individu fragile, de ne pas êtrevulnérable,enluipermettantdepouvoirchoisirsamanièredevivreetd’agirselonsesdésirsetsesvaleurs,mêmes’iln’estpasencapacitéd’agirseul. Cet auteur pose que la vulnérabilité est lefruit de l’interaction entre unepersonne et sonenvironnement personnel ou social. Sur leplanpersonnel,ilrenvoieauxcaractéristiquesàlafoisphysiques et matérielles avec lesquelles lapersonneestenrelation.surleplansocial,ils’agitdes structures sociales, des régulations ousystèmes qu’ils soient formels ou informels auseindumilieuoude la culturedans lesquels lapersonneinteragit.

Ennuyer(2017)définit l’autonomieenréférenceàladignitédelapersonneetenayantpour finalité la reconnaissance de la personne

dans sa globalité (son histoire, sa culture, sesrelations, ses affinités), en ne la réduisant pasjuste àun aspectde son existence.Ainsi, on luidonneaccèsàsonexistenceentantquepersonnetelle que les personnalistes le définissent(Mounier,1946).Donc,pourpouvoirrencontrerautruietsavulnérabilité, si l’onveutéviterunedémarche paternaliste, on ne peut le faire qu’àpartirdesaproprevulnérabilité.Ondoitàlafoisfaireattentionàlavulnérabilitédel’autreetàlasienne pour pouvoir effectuer une rencontreauthentiqued’autrui(Ennuyer,2017).

LavulnérabilitédesimmigrantsLes travailleurs immigrants sontperçus commeétantdestravailleursvulnérables(Gravel,2016).Ils vivent des difficultés notamment en ce quiconcerne les barrières linguistiques, la non-reconnaissance des acquis et des compétences,despratiquesdiscriminatoiresetunmanquederéseauxsociaux(BejietPellerin,2010).Ainsilesécarts entre les natifs et les immigrants sontsignificatifs que ce soit en termes de taux dechômageoutauxd’emploi,desalaireoudenaturequalitative(BejietPellerin;2010,Boulet,2016).Le découragement quant aux difficultésd’intégrerlemarchédutravailpeutfaireensorteque l’immigrant se sente exclu (Boudarbat etCousineau, 2010). De plus, en l’absence decommunautéculturelle,iln’estpaspossiblepourles immigrants de s’appuyer sur les personnesissues de leur communauté. Or, il est souventdifficile pour les personnes issues de lacommunauté d’accueil de faire confiance à cesimmigrantsquel’onneconnaitpas,cesétrangers.Eneffet,unedespeurscontemporaineslesplusimportantes est l’étranger, l’immigrant, ce quis’expliqueparlefaitquetoutepeurestunepeurde ce qui est inconnu ou invisible (Bauman,2007). La vulnérabilité de ces immigrants et lapeur de lapartde la société d’accueil génèrentdes incompréhensionsmutuelles. On peut doncs’interrogersurlamanièredontsepassel’arrivéede ces immigrants vulnérables dans le paysd’accueil. À présent, regardons la distinctionentretroisnotionsquipeuventparaîtreproches:insertion,intégrationetinclusion.

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b. Del’insertionàl’inclusion

Leprocessusd’insertionsocialeL’insertion est un processus provisoire quicorrespondàunesituationpouvantêtremodifiée(Jaeger,2015).Ellereprésentel’«actionvisantàfaireévoluerun individu isoléoumarginalversune situation caractérisée par des échangessatisfaisantsavecsonenvironnement.C’estaussile résultat de cette action, qui s’évalue par lanature et la densité des échanges entre unindividu et son environnement» (CNLE, 2014,s.p.).

Selon Jaeger (2015), les politiquesd’insertion peuvent conduire à de lastigmatisation. En effet, des politiques visant àprivilégier des groupes ciblés d’individus vuscommeétantvulnérablespeuventàlafoismettrel’accent sur ces groupes ciblés et susciter desjalousies.Leprogrammed'aideàl'intégrationdesimmigrants et desminorités visibles en emploi(PRIIME)estunprogrammedugouvernementduQuébecqui vise à faciliter l’insertion en emploides immigrants et des minorités visibles. Ceprogramme, qui a pour objectif de favoriserl’accès à l’emploi des immigrants, pourraitégalement stigmatiser ces mêmes immigrants.Lesprogrammesliésàl’insertionprofessionnellesont donc paradoxaux (Jaeger, 2015). Ceparadoxe peut s’expliquer par la vulnérabilitééthique sous-jacente à ces programmes-là.Néanmoins,mêmesi l’insertionsociale traversedifférentes sphères de la vie, l’insertionprofessionnellerevêtunegrandeimportance.Eneffet, l’emploi permet à la fois d’obtenir desrevenus et des interactions sociales avec despersonnes issues de la société d’accueilsusceptibles de favoriser l’insertion (LazzariDodeleretPérouma,2017).

L’intégrationLemot«intégration»renvoieétymologiquementau mot latin integratio signifiant«rétablissement» (dictionnaire Gaffiot). Ainsi,l’intégration «ambitionne une assimilation quiferaitdisparaitrelesdifférences»(Jaeger,2015,p. 46). Cependant, il existe des nuances entre«intégration» et «assimilation». L’assimilationrenvoie à l’idée de «devenir semblable»

(Gaspard, 1992). Pour Remennick (2003),l’intégrationdiffèredel’assimilationtantdansledosage que dans la qualité. L’assimilationcorrespondàladissolutiontotaleetirréversibled’un groupe minoritaire dans un autremajoritaire.L’intégrationsuggèreque legroupeminoritaire préserve l’essentiel de sa culture,alors qu’il développe d’autres facettes de sonidentité, de ses compétences et de ses réseauxs’adaptant à la société d’accueil. Ainsi,l’assimilation est une complète transitiond’uneancienne culture à une nouvelle, alors quel’intégration émerge d’une forme debiculturalisme incluant un bilinguisme. Unestratégie intégrative implique des compétencesduales,de la flexibilitéetde l’efficacitéàpasserd’uneculturel’autre.

L’intégration permet d’être similaire ousemblable,elletolère«l’exclusiondeceuxquineparvenaient pas à accéder par eux-mêmes aumonde “ normal ”, malgré tous les moyens decompensationquileurétaientdévolusetl’aidedetous les services appropriés» (LeCapitaine,2013, p. 127). Avec l’intégration, les individusvulnérablesdoivents’adapteraumilieud’accueil(LeCapitaine,2013).PourGaspard(1992,p.23),le mot«insertion» utilisé en France dans lesannées 60 et 70 «témoignait d’une volonté derespecterlesdifférences».Etseloncetteauteure,l’intégration «ressemble comme une jumelle àl’assimilationd’avant-hier».

L’inclusionLe passage «d’intégration» à «inclusion» estplusqu’unchangementsémantique.Ils’agitd’unevéritableinversiondeparadigme.Ceparadigmed’inclusionprésupposequetouteslespersonnessont considérées comme «normales» en droit,quelquesoitl’écartparrapportàunesupposéenorme sociale (Le Capitaine, 2013). L’inclusionréfèreauprocessusquiincorporelesdifférencesdanslespratiquesd’affairesetaideàcréerdelavaleur (Oswick et Noon, 2014). Ce concept faitréférence à une atmosphère de travail danslaquellechaquepersonneestvaloriséepoursescompétences, expériences et points de vueparticuliers.L’inclusionpeutêtredéfiniecommeétant leniveau auquelun employéperçoit qu’ilest unmembre estimédugroupede travail qui

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satisfasseàlafoissesbesoinsd’appartenanceetd’être unique (Chavez et Weisinger, 2008). Ils’agit d’un «moi» dans un «nous» (Chavez etWeisinger, 2008; Nair et Vohra, 2015). Cetteconception est proche de la notion de«personne»quireposeplusspécifiquementsurle personnalisme (Albert et Pérouma, 2017).Malgrélaperspectivehétérogènedecesderniers,lespersonnalistes s'accordent sur l'unicité et ladignité d'une personne (Melé, 2009). Plusprécisément, le personnalisme diffèregrandement de toute autre forme decollectivisme,puisqu'unepersonneconservesonautonomie et sa liberté individuelle dans unecommunauté.Unepersonnen'estpasseulementun individu qui peut simplement être comptécomme faisant partie d'une communauté, maisaussiunêtreuniquequinepeutêtreniremplacéni perçu comme une abstraction (Melé, 2009).Une personne diffère également d'un individu,car une personne n'est pas considérée commemenant une existence isolée liée à d'autresuniquementparun contratsocial.Au contraire,une personne est vue comme un être socialintrinsèquement lié aux autres et menant uneexistence interdépendante (Melé, 2009). SelonMelé(2012),unecommunautédepersonnesmetl'accent à la fois sur les individus et surl’ensemble des personnes. L’inclusion supposedoncl’existencedecommunautés.

Lepersonnalismeéthiqueopposel'Autreàsoi-même,encherchantàobtenirdel'Autreuneréponse éthique avec la même intensité et enpartageant la même ouverture. Dans cetteréciprocité,l'obligationmoralesetransformeenamour moral. Le premier s'arrête lorsque lapropreobligationestremplie,etlesecondestunetension qui sollicite l'Autre, l'attirant ainsi versuneréponsecréative(DaneseetDinicola,1989).Dansceprocessus,unepersonnen'estpasguidéepardesprincipesdéduitsdefaçonabstraite,maisparl'accomplissementdel'Autreetlaqualitédelarelationd'unemanièrequiinciteunepersonneà créer (Danese et Dinicola, 1989). Cepersonnalismeéthiquepeutdoncserapprocherdu fait de faire attention à la vulnérabilité del’autreetàsaproprevulnérabilitépourpouvoirréaliser une rencontre authentique avec autrui(Ennuyer,2007)

Ennuyer(2017)expliquequepourqu’uneorganisation sociale soit inclusive, elle doitmodulersonfonctionnement,seflexibiliserpouroffrir au sein de l’ensemble commun une placepour chacun afin que chaque personne puisseapporter sa contribution à la vie sociale,culturelle et communautaire. Pour Gardou(2012):

Être inclusif, ce n’est donc pas faire del’inclusion pour corriger a posteriori lesdommages des iniquités, descatégorisations et des ostracismes, maisd’abordredéfiniretredonnersensàlaviesociale dans une maison commune enadmettantquechacunest légatairedecequelasociétéadeplusprécieux,l’équité,lalibertéetlesentimentd’exister(p.152).

Pour Chavez et Weisinger (2008), ilfaudraitcesserdeseconcentrersurla«gestiondeladiversité»etprivilégierune«gestionpourladiversité».

Nous souhaitons donc maintenant approfondirlesfaçonsdeconcevoirl’arrivéedesimmigrantsauseindesmilieuxdetravail,comptetenudeleurvulnérabilité.

2. MÉTHODOLOGIE

a. Positionnementépistémologique

Cette étude se réalise dans une épistémologieconstructivistepragmatique(AvenieretCajaiba,2012). Ce paradigme est proche duconstructivismeradicaltelqueconceptualiséparvonGlasersfeld(2001)etdeceluideLeMoigne(1995;2001;2002).Avenier(2011)apréféréleterme «pragmatique» à celui de «radical» ens’amarrantauxtravauxdeJamesetDewey.Dansceparadigme,iln’yapasdeséparationentrelaconnaissance du phénomène étudié et le sujetconnaissant. Ce paradigme se base surl’hypothèsedeconnaissancephénoménologique,c’est-à-dire que l’expérience humaine estconnaissable, la connaissance humaine estprocessus avant d’être résultat; elle se formedans l’action et dans l’interaction (Le Moigne,1995).Ainsi,l’actioncognitiveestintentionnelle

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du sujet connaissant. Par conséquent, laproductiondeconnaissancesnesignifiepasavoirunereprésentationfidèledelaréalité,maisplutôtposséder les moyens de comprendre la vie. Lalégitimationdessavoirspassepar laréalisationdediversprocessus réflexifsdansunprocessusabductif (Avenier et Thomas, 2015; Albert etAvenier,2011).

b. Choixducasétudié

L’étudeaportésurlecasd’unevilleauseind’unerégion éloignée au Québec. Pour de nombreuximmigrants ayant choisi de venir s’installer auQuébec, Montréal symbolise la terre d’accueil(Lazzari Dodeler et Pérouma, 2017). Selon leministère Immigration, Diversité et Inclusion(MIDI), le recensement de 2001 indiquait que70%despersonnesnéesàl’étrangeretvivantauQuébec habitaient dans la région de Montréal.Ainsi, plus de 120 communautés culturelles ysont représentées (MIDI, 2017) contrairementaux régions où elles sont moindres (LazzariDodeleretPérouma,2017).Parexemple,auBas-Saint-Laurent, le recensement de 2016 indiqueque seulement 4,5millièmes de lapopulation apour langue maternelle une autre langue quecellesofficielles(anglaisoufrançais).Danscetterégion, lesimmigrants(quelquesoit lemomentdeleurarrivée)composentseulement1,5%delapopulation,tandisqu’ilsenreprésententplusde34% dans la région de Montréal. Ainsi, lesimmigrantsnepeuventpasfacilementbénéficierdusoutiendeleurcommunautéd’originecommecela peut souvent être le cas dans les grandscentres(LazzariDodeleretPérouma,2017).

c. Méthodologiechoisie

Trente-six immigrants (travailleurs etentrepreneurs)decettepetitevillerégionaleontété interrogés, lors d’entrevues avec un guidepourlesimmigrantsportantsurleurparcoursdevie. Ces immigrants proviennent de différentsendroits: Europe, Amérique du Sud, Afrique,Asie,Océanie.CertainsneparlaientpasfrançaisàleurarrivéeauCanada.Deuxd’entreeuxn’ontpufairel’entrevueenfrançais.L’analysedecontenude ces entrevues a été effectuée de manièresystématique dans des catégories existantes et

d’autres qui ont émergé à l’aide d’un travailépistémiquerigoureux(AlbertetAvenier,2011).

3. RÉSULTATS–DISCUSSIONS

Dans un premier temps, nous présentons lesperceptionsdestravailleursimmigrantsquantàleurinsertionsociale,puisnousexaminonsleursperceptions en termes d’intégration. Pour finir,ces perceptions sont analysées sous l’angle del’inclusionsociale.

a. L’insertionsociale

Lesrésultatsconcernantcette insertionontmisenlumièredifférentsthèmes:lavulnérabilité,lafrustration,undébutdedémarchederésilienceetunreplisursoi.

i.Lavulnérabilité

À leur arrivée, de nombreux travailleursimmigrantsrencontrentdesdifficultésàaccéderàl’emploi.

Lamaîtrisedelalanguedupaysd’accueilLa langue c’est pas que ça bloque, c’estvraimentbarrière.(Entrevue11)

I think the first need it is the language,reallythefirst.(Entrevue6)

Demanièregénérale, lesimmigrantsrencontrésavaient une bonne connaissance de la languefrançaise,hormisquelques-uns.Cetteréalitéestconformeàcequenous indique lerecensementde2016;eneffet,cesstatistiquesindiquentqueseulementunmillièmedelapopulationdecetterégion ne parle pas français. Cependant, pourceuxquinemaîtrisentpascettelangue,celaposedes problèmes en matière d’insertionprofessionnelle (Lazzari Dodeler et Pérouma,2017).

La non-reconnaissance des diplômes et del’expériencedetravail

Quandilsavaientouvertquelquespostes,ilsprenaient lesgensquiavaient l’expériencequébécoise, donc j’étais défavorisée parrapportàça.J’avaisl’expériencedetravail

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auCongo,maisarrivéeici,onrecommenceàzéro.(Entrevue20)

Pour pouvoir travailler dans un domainequelconque en général ici, faut avoir déjàtravaillé dansunebusiness auQuébec […]ou alors il faut quand même avoir eu undiplôme.(Entrevue35)

Presque tous les immigrants rencontrés ont dûfaire face à la non-reconnaissance de leursdiplômes et de leurs expériencesprofessionnelles acquises à l’étranger. Cesdifficultés,fréquemmentcitéesdanslalittérature(Béji et Pellerin, 2010; Chiswick et al., 2009;Cobb-Clark, 2005; Boudarbat, 2011;Piperopoulos,2010) ont été vécues comme devéritablesfreinsàl’insertion.

Il est difficile pour les immigrants deréussiràfairereconnaitreleursdiplômesetleursexpertises(Simard,2007).SelonLazzariDodeler(2016), les immigrants ayant une formation ouuneexpériencecanadienneontplusdechancederéussir leur insertion professionnelle. En effet,lorsqu’unepersonneadéjà travaillé auCanada,elle a pu montrer qu’elle était à même des’intégreràlapopulationactiveetlorsqu’elleestdétentriced’undiplômecanadien,lesemployeurssesententrassuréscarilsnesetrouventpasfaceàl’inconnu.CommelesouligneBauman(2013),lapeurdel’inconnu,del’étranger,del’immigréestl’une des peurs contemporaines les plusimportantescarlespeurssontliéesàcequiestinconnuouinvisible.C’estpourquoi, ilpeutêtreplus facile de comprendre et reconnaitre desdiplômes et des expériences qui nous sontproches. Cela limite ladistanceque l’autrepeutavoiravecnousainsiquecelledecetinconnuquidevientenpartieconnu.

LesstéréotypesOn ne voulait pas d’une Française, c’étaitclairetonmel’adit;onmel’aditunefoisque ça se passait bien, parce que lesFrançais sont prétentieux, arrogants, ilsm’ont dit: mais toi non, c’est pas pareil.(Entrevue17)

Lespersonnesnenousaimaientpas,ilsnousvoyaient comme si on venait voler leurargent,pourprofiterdel'aidesociale,qu'ona la couleur de leur caca. Ils ont ditbeaucoup de choses. Il y a encore despersonnes qui ne nous aiment pas maiscommeilyalongtempsqu'ilssontcommeça,moiçanemefaitrien.(Entrevue4)

Certainespersonnesexprimentavoirressentiuncertain racisme (Lazzari Dodeler et Albert,2017a).Boulet (2016) estimequ’unepartiedesdifficultésdesimmigrantsconcernantl’insertionau marché du travail peut être expliquée parl’existence de discrimination, même si celademeuredifficileàmesurer.

La précarité des emplois et la difficulté detrouverun«bon»emploi

Mes contrats peuvent durer 1 mois;généralementc’estplutôtdel’ordrede4-6mois.Jelevisdeplusenplusmald’avoirquedu court terme, bien que j’essaie de medépatouiller et de bifurquer vers autrechose malgré tout, ça reste pas facile.(Entrevue18)

Ça a été des contrats, des contrats, descontrats, j’ai jamais arrêté de travailler.Maiseuh,bonenstatutprécaire, j’airamésansfinlà.(Entrevue20)

Pendantcettepériode,lesimmigrantsontplutôtaccès à des emplois précaires (non stables, decourte durée et peu rémunérés), emplois pourlesquels ils sont souvent surqualifiés. En effet,malgré leurs qualifications, les immigrantspeinent à trouver un emploi (Lazzari Dodeler,2016).Deplus, lespersonnes immigrantessontdésavantagéesenmatièredequalitéd’emploicarellesoccupentdesemploisquinecorrespondentsouventpasàleurformation(IRIS,2016).SelonBoudarbat etCousineau (2010), les immigrantstendentàsesentircommeétantsous-employés.Cela peut être corroboré par le fait que lesimmigrants sont à la fois plus diplômés que lapopulationissuedelasociétéd’accueiletontuneprévalencedefaiblerevenu(BoudarbatetBoulet,2010).

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Ces éléments – la langue,la non-reconnaissancedesdiplômesetdesexpériences,les stéréotypes, laprécaritédes emploisnéedel’interaction entre les immigrants et leursenvironnements – rendent visibles leursvulnérabilités(Ennuyer,2017).

ii.Lafrustration

Tout d’abord, les propos des immigrants fontressortir les frustrations ressenties en ce qui atrait au message donné par les services del’immigrationdanslespaysd’origineetlaréalitévécueensuiteauQuébec.

C’étaitpas lemessagequ’onnousadonnéaux réunions de l’immigration chez nous,nosamisquiétaientquébécoisnousdisaient« venez venez, on attend des gens commevous».C’estlediscoursquiétaitdonné,maisentrelediscoursetlaréalité.(Entrevue17)

Ilsm’ont dit : faites undiplômequébécoiscela va ouvrir la porte, mais quand tudonnesunmessagequ’avecundiplôme tutrouverasuntravailetquenonparcequ’ilfaut aussi l’expérience canadienne, c’estcomme un faux espoir qu’ils ont créé puisc’estunefrustration.(Entrevue15)

Lafrustrationarrivequandunepersonneest empêchée d’atteindre un objectif du fait dequelque chose ou quelqu’un entravant sa route(Morris,1996).Colemanetal.(1987)identifientquatresourcesdefrustration:lesdélais(quisontdifficiles à accepter dans nos cultures mettantl’accentsurlarapidité),lemanquederessources,lespertes,leséchecs(particulièrementfrustrantsdansnossociétéscompétitives).Lesimmigrantsqui arrivent viennent pour obtenir une «viemeilleure» pour eux et les membres de leurfamille (Piperopoulos, 2010). Les services del’immigration publicisent l’immigration et ainsi,les immigrants se créent des attentes quideviennentleursobjectifs.

33 Centred'hébergementetdesoinsdelonguedurée

iii.Undébutdedémarchederésilience

Les entrevuesmontrentque face auxdifficultésqui jonchent les parcours des immigrants, cesderniersusentdestratégiesafinderebondiraumieux.

J’étaisalléelesaidercommebénévolejustepourm’adapter,pourapprendre.[…]L’idéeduprojetc’estavecmespropresmoyensquejel’aidémarré.(Entrevue1)

J’aidûm’adapteràmanouvelleréalité, jedis j’ai trouvéunmétier dansundomainequim’intéresseetoùilyabeaucoupplusdechancesde trouverunemploipuisqu’ilyabeaucoup plus de demandes, c’est ledomaine de la santé. Donc je suis alléétudierentantqu’infirmierauxiliairepuisaprès la première année, j’ai commencé àtravailler au CHSLD33 pour acquérir del’expérience,pourlesalaireettoutça.Puisenmêmetempsj’aicommencéàchercherlapossibilité d‘ouvrir ou acheter une petiterésidence.(Entrevue11)

Avecmonimmigration, j’aiprisconscienceque c’était sur moi qu’il fallait quej’investisse si je voulais réussirprofessionnellement et m’en sortirfinancièrement,j’aidoncinvestitoutesmeséconomiesd’uneviepourréaliserceprojet.(Entrevue8)

En mettant en place ces stratégies, lesimmigrants développent un début de résilience(LazzariDodeleretPérouma,2017),c’est-à-direqu’ils commencent, pour certains, à avoir lacapacité à mettre en œuvre des parades auxobstacles rencontrés (Vaatz Laroussi, 2009).Cependant, comme nous le voyons ci-dessous,touslesimmigrantsneréussissentpasàs’insérersurlemarchédutravail.

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iv.Unreplisursoi

Malgré ce début de résilience, certainsimmigrants se replient sur eux-mêmes ou surleurcommunautéd’origine.

C’esttoujoursdesimportésquiseremettentensemble.(Entrevue30)

Quelque part, je pense que les gens sontracistes.(Entrevue26)

Jemesuisfaituneclientèle,maisbeaucoupuneclientèled’étrangersquiviennentparcequ’ils se sententunpeu chez eux. Il a uneAlgérienne,ellem’aditjeviensiciparceque« jeme sens un peu en famille »marranthein! C’est intéressant de rencontrer cesgens-là parce qu’ils ont les mêmesproblèmesquenousquelquepart,làonestsoudé qu’on soit Algérienne, Française ouautre chose, je trouve ça extraordinaire.(Entrevue20)

Ainsi, lorsque les obstacles paraissenttropdifficilesàfranchiretquelesdiscriminationsse font trop ressentir (cf.§3.1.1.3), certainsimmigrantsadoptentunepositiondereplisursoi(LazzariDodeleretPérouma,2016)pouvantallerjusqu’à une « ethnicisation » des relationssociales (Bruna et al., 2016). En outre, cesentimentd’exclusionetdeméprispeutfavoriserlafermetureàl’autre(FaÿetAlbert,2005).

La figure 1 montre les possibilitésd’insertion professionnelle des immigrantscomptetenudeleurvulnérabilité.Ellemontrelesdifférents éléments pouvant fragiliser lesimmigrants comme lamaîtrise de la langue dupaysd’accueil,lareconnaissancedesdiplômesetdes expériences de travail, les stéréotypes, laprécaritédesemploisetladifficultéàtrouverun«bon emploi». Cette figure indique les effetspossibles de cette fragilité: la frustration, undébutderésilienceetunreplisursoi.

Figure 1: L’insertion professionnelle desimmigrants

b. L’intégrationoularésilienceindividuelle

Boulet (2016) explique que pour qu’il y aitintégration, il faut que les immigrants aientobtenuunemploi en lien avec leurs attentes etleurscompétences.

Moi ça ne m’intéresse pas de rester aubureau toute la journée […] c’estexactement ce que je voulais faire.(Entrevue22)

Pour Le Capitaine (2013), l’intégrationsignifie que les individus vulnérables doivents’adapteraumilieud’accueil.

JetrouvequelaVilleadutravailàfairesurl’embauche des immigrants. Quand on ledemandetoutlemondeestouvert.Toutlemonde est ouvert à embaucher unimmigrant, un immigrant y’a pas deproblème.Mais dans les faits, quand ils seretrouvent à…. À passer des entrevues pisqui y’a un immigrant heu…le choix del’immigrant est pas toujours le premierchoix. […]Fais tespreuvesavantque je tedonnelachancedefairetespreuves.Unpeuparadoxal.(Entrevue49)

Cetextraitmetl’accentsurlefaitquepourêtre intégré, l’immigrant doit «faire sespreuves». Dans ce modèle d’intégration,l’individudoitsurmontersesdifficultéset,donc,être résilient. La résilience peut être définie

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commeétantunemétaphorequisaisitlacapacitéd’unindividuàfairefaceàunedifficultéouàunfacteur de stress important, de façon nonseulement efficace, mais susceptible d’accroîtresa capacité de réagir plus tard à une autredifficulté (Vatz Laroussi, 2009). Pour Joseph(2013),larésilience,enpratique,metl’accentsurla responsabilité individuelle. Dans ce cas,l’immigrant est responsablede sa résilience. Lafigure2présentecetteconceptiondelarésiliencedel’individuimmigrant.

Figure2:L’intégrationoularésilienceindividuelle

Voyons à présent ce qui caractérise unautre paradigme opposé, c’est-à-dire l’inclusion(LeCapitaine,2013).

c. L’inclusion sociale ou la résilience-reliance

Ce changementdeparadigme implique à la foisun sentiment d’appartenance et un besoind’exister de manière unique (Nair et Vohra,2015).

J’aibesoind’êtreécouté…sionparticipepasaux décisions qui nous concernent, c’estplate;j’aibesoinquel’onreconnaisseaussique je peux participer à faire avancer leschoses...euh...j’aibesoind’êtrevalorisé,c’estimportantpourmoi.(Entrevue27)

Ilsavaientpeurparcequec’étaitl’inconnu,ilsnesavaientpascequec’était[…],maisaprès ils ont été d‘une gentillesse

tellement… vraiment extraordinaire.(Entrevue17)

Ilyaénormémentdechosesquej'aifaitespas toute seule, je l'ai fait avec d'autrespersonnes qui avaient un peu les mêmesviséesquemoi,çam'afacilitélatâche.Sansça, jenesaispasoùj'enseraiaujourd’hui.(Entrevue5)

Ainsi, l‘inclusion repose sur l‘idée derespect et de se sentir exister en tant quepersonne au sein d‘une communauté (Melé,2009).Enayantpourfinalitélareconnaissancedela personne dans sa globalité, en ne lacatégorisant pas, en ne la réduisant pas à unaspect de son existence, on peut rencontrerautruietsavulnérabilitéenévitantunedémarchepaternaliste (Ennuyer, 2017). Ainsi on peutpermettreauxpersonnesdedevenirrésilientes.L'inévitabilitédelavulnérabilitésignifiequ'iln'yapasdepositiond’invulnérabilité;iln'yaquelapossibilité de résilience. Nous gagnons enrésilience lorsque nous avons accumulésuffisammentderessourcespournouspermettredenousadapter,d'améliorer,decompenseroudecontenir notre vulnérabilité. La résilience nouspermet égalementde saisir les occasionsquiseprésentent, en nous donnant la confiancenécessairepourprendredesrisques.Demanièresignificative,nousnesommespasnésrésilients.Au contraire, nous gagnons les ressources quinousdonnentlarésilienceaufildutemps,dansetàtraverslesinstitutionssocialesetlesrelations(Fineman,2018).Cetterésiliencen’estdoncpasqu’uneresponsabilitéindividuelle,maiselleestàla fois individuelleetsociétale.Ainsi, l’inclusionestde laresponsabilitéde tous.L’immigrantnepeut pas tout seul s’inclure dans la sociétéd’accueil. Pour Manciaux (2001), la résiliencerésulte notamment de l’interaction entre lapersonneelle-mêmeetsonentourage.

La figure 3 montre la conception del’inclusion qui apparait comme étant de larésilience-reliance.Cettenotionderésilienceestdifférentedecelleprésentéeàlafigure2.Cen’estplusunindividuquiestl’acteurdecephénomène,maisunepersonne. Ce changement sémantiquefait référence au courant personnaliste. Si la

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figure 3 présente deux communautés, ellepourrait en présenter plus. Il s’agit juste dereprésenter les différentes communautés depersonnesauxquellesappartientl’immigrant.Lechoix a été fait de ne pas indiquer le mot«communauté»uneseulefoisetauplurielpourêtre sûr de ne pas faire référence à ce mot enayantdesviséescommunautaristes.

Figure3:L’inclusionoularésilience-reliance

Selon cette figure, les personnesimmigranteséchangentaveclesautresmembresdesdifférentescommunautésaveclesquelsellessesententliées.Ceséchanges,dansl’ouvertureàl’autre (Lévinas, 1972), peuvent permettre larésilience.Cetterésiliencenepeutêtrecompriseenséparantlapersonnedumilieudanslequelelleagit,celle-cinepouvantsestructurerquesouslapressiondumilieu(Cyrulnik,2013).Larésiliencedépend de la transaction à la fois de facteursinternesàlapersonneetd’autresexternes.Cettetransaction peut être favorable et la personnepourra se reconstruire, ou défavorable et lapersonne s’effondrera (Cyrulnik, 2013). Larésilience est un processus et non une qualitéinhérenteàl’individu(Cyrulnik,2013).AlbertetFortier(2016)expliquentquelamiseenplacedecommunautés de personnes peut permettre derespecter les personnes vulnérables. Ainsi, celapourrait accroître la résilience de ces mêmespersonnes. Raveleau et Ben Hassel (2016)préconisent de passer de la résilience à la

reliance. Cette résiliencenedoit pas être, selonces auteurs, seulementunprocessus individuel,elle dépend des «tuteurs de résilience»(Cyrulnik,1999).«Larelianceestcettefacultédel’espritquiestd’articulercequiestséparéetderelier ce qui est disjoint» (Raveleau et BenHassel, 2016, p. 38). Pour Morin (2004), lareliancecontient letermedesolidarité,celuideresponsabilité et permet de relier chaquepersonneàautruidefaçonactiveetconsciente,cequiestàlafoisunprincipeetunbutdel’éthique.

Cette inclusion présuppose donc uneconception ontologique de la vulnérabilité. Enreconnaissant la différence au sein de chacunedes personnes et les vulnérabilités qui y sontassociées, il est possible de co-construire desmanièresde vivre ensemble, dans le respectdechacun et avec des objectifs communs. Cela nesignifie pas pour autant que cela soit simple àmettreenœuvreetàvivreauquotidien.

CONCLUSION

Ce travail approfondit l’accès à l’emploi desimmigrants. Même si la vulnérabilité desimmigrants est implicitement reconnue depuislongtemps dans les travaux académiques, nousavonsvouluexplicitercetétat.Endistinguantlesnotions d’insertion, d’intégration et d’inclusion,cetteétudeamisenlumièredifférentesfaçonsdeconcevoir la résilience. Ainsi, lors de l’insertion(quin’estquetransitoire),ilestàlafoispossibled’observer un début de résilience, de lafrustration et un repli sur soi ou sur descommunautésissuesdumêmepaysd’origine.Cetravailmetl’accentsurdeuxparadigmesopposésquesontl’intégrationetl’inclusionetdeuxtypesde résilience, une individuelle et une autrelibellée «résilience-reliance». Dans le premiercas, l’individu immigrant est responsablepleinementdesonintégrationetdelarésiliencequiyestliée.Danslesecond,l’immigrantquel’onqualifiede«personne»partagelaresponsabilitéde son inclusion avec les communautésauxquellesilsesentappartenir.

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PORTRAITÉTHIQUEETIDENTITÉDUPROFESSIONNELDANSL'ENVIRONNEMENTDERECHERCHEPUBLIQUEFÉDÉRALE

ChristianJ.Toupin–ChristianJ.Toupindétientundoctoratengéniealimentairedel’Universitédel’AlbertaaprèsavoirréaliséunbaccalauréatenSciencesettechnologiesdesalimentsàl’UniversitéLaval.Ilestmaintenantretraitédela fonctionpublique fédéraleoù il a travaillé à titrede chercheur scientifique,degestionnairede rechercheetdedirecteurexécutifd’uncentrederecherche.Lorsqu’ilaécritcetexte,ilétaitétudiantauDESSenéthiqueàl’UniversitéduQuébecàRimouski.Ilaobtenusondiplômeen2017.

Cetarticleprésentelasynthèsed’uneenquête34quivisait,commepremierobjectif,àétudierlesoutils etdispositifs éthiquesmis enplacedansdes organisations de recherche publiquesfédéralesetàendresserunportraitsommaire,plus particulièrement dans deux centres derecherchefédérauxrelevantdedeuxministèresà caractère scientifique: Agriculture etAgroalimentaire Canada (AAC) et Ressourcesnaturelles Canada (RNCan). Cet objectifcorrespondàunpremieraxed’étudequirépondà laquestiondutypedenormativité impliquéedans la fonction publique fédérale. Pourdeuxième objectif, cette enquête visait àdéterminer ce qui définit le statut de«professionnel35» auprès de personnesœuvrantdanscescentresderecherchefédérauxet à préciser lamanière dont s’articulent pourelles leur identité commeprofessionnel et leurresponsabilitééthique.Cetobjectifcorrespondàun deuxième axe d’étude qui répond à laquestion du type d’identité professionnellefavoriséeparlafonctionpubliquefédérale.

Ainsi,nousprésentonsdansunepremièresection les organisations étudiées. Dans unedeuxième section, nous exposons les cadresthéoriques et certains concepts clés qui ontinspirélesobjectifsprincipauxetlesorientations 34CetteenquêteaétéréaliséedanslecadreducoursDéontologie,éthiqueprofessionnelleetdel'intervention(UQARETH76608)donnéàlasessiond’hiver2016parlaprofesseureDanyRondeau.35Leterme«professionnel»serautilisédanscetarticlecommesubstantifpourdésignerunepersonneexerçantuneprofession(danslesensd’uneactivitérémunéréeexigeantl’acquisitiondeconnaissancesthéoriquesliéesàunedisciplinereconnue,généralementautermed’uneformationuniversitaire)oucommeadjectifpourqualifiercequiestrelatifàuneprofession.

subsidiaires de l’enquête. La méthodologie suitdansunetroisièmesection,puisnousdévoilonsdansunedernièrepartielesrésultatsobtenusaucoursdecetexerciceetprocédonsàl’analyseetàl’interprétation de ceux-ci. Finalement, nousconcluons cette contribution en proposantquelques questions et pistes de recherche surlesquellesnouslaissecetteenquête.

1. PRÉSENTATIONDESORGANISATIONSÉTUDIÉES

Comme nous l’avons énoncé, les centres derecherchevisitésappartiennentàdesréseauxdecentressouslaresponsabilitédedeuxministèresà vocation scientifique(AAC et RNCan). Lamissiondecesorganisationsgouvernementales,en ce qui a trait à la recherche, consiste, d’unepart,àconduiredestravauxdenaturecognitive,c’est-à-dire dont le but est de développer laconnaissanceafin,entreautres,devenirenappuiàlarèglementationetauxpolitiquessectoriellessous leur responsabilité. La mission de cesministères couvre aussi, d’autre part, larecherche orientée, c’est-à-dire dont la finalitévise le développement technique ettechnologique en appui à des secteurséconomiques ciblés. Notons que pour les deuxministères, la formation académique du

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personnel de recherche varie du diplômed’études secondaires et collégiales, aubaccalauréat,àlamaîtriseouaudoctorat.

AgricultureetAgroalimentaireCanada36AACconcentresesobjectifsderecherchesurlesdomaines suivants37: Productions animales etvégétales, Bioproduits et agroalimentaire,Productivité et santédes écosystèmes agricolesetBiodiversitéetbioressources.Lecentreétudiécomportedix-neuféquipesderecherchepouruntotal de soixante-cinq personnes à l’emploi duministère,impliquéesdirectementenrecherche.Il est à noter qu’une équipe de recherche estcomposée d’un chercheur responsable appuyépar un ou des assistants et professionnels derecherche. À cette équipe de base, peuvent segrefferdesétudiantsdescyclessupérieursetdesstagiaires.

RessourcesnaturellesCanadaRNCan concentre sesobjectifsde recherche surles domaines suivants38: Sources d’énergie etefficacité énergétique, Foresterie, Sciencesde laTerre, Sciences du Nord et Sciences del’environnement. Le centre étudié comportevingt-quatreéquipesderecherchepouruntotalde soixante-quatre personnes à l’emploi duministère,impliquéesdirectementenrecherche.La composition des équipes de recherche estessentiellementidentiqueàcellesd’AAC.2. CADRESTHÉORIQUES

IlexisteunelittératureimportanteauQuébecenéthique appliquée. Nous référons ici plusparticulièrement à des cadres conceptuels 36Afinderespecterl’anonymatdesparticipantsetd’éviterlesrecoupementspossibles,nousnouscontenteronsdedécrirelesgrandesthématiquesderecherchesouslaresponsabilitédechaqueministèreetnoncellespécifiqueaucentrevisité.37Voirhttp://www.agr.gc.ca/fra/science-et-innovation/?id=136088217981438Voirhttp://www.rncan.gc.ca/science/accueil39Nousdéfinissonsle«cadreéthiqueinterne»commeleregroupementdetouslesdocumentsofficielspubliésetdiffuséspourencadrerlesquestionsd’éthiquedansuneorganisation.Le«cadreéthiqueexterne»estpoursapartleregroupementdetouslesdocumentsofficielspubliésetdiffuséspardesorganismesexternesàl’organisationpourencadrerlesquestionsd’éthiqueauprèsd’unauditoirecibléœuvrantdanscelle-ci(ex.lesmembresd’unsyndicat,d’unordre,d’uneassociation,d’unecollectivitéprofessionnels).40Leterme«organisation»englobenonseulementlecentrederecherchevisitémaisaussileministèreauquelilserattache.

regroupant un ensemble de réflexions et dethéorisationspartagéesparplusieursauteursence qui a trait, premièrement, à l’éthiqueorganisationnelle et à l’intervention éthique enorganisation (Bégin, 2015; Bégin et Langlois,2011; Boisvert, 2003; Lacroix, 2014; Legault,2015; Rondeau, 2005; Roy, 2007) et,deuxièmement,àl’identitéduprofessionneldansles organisations, au professionnalisme et àl’éthique professionnelle (Bégin, 2008; Bégin,Rondeau et Marchand, 2009 ; Larouche etLegault,2003;Legault,1999;Rondeau,2015) .Nous nous sommes servi de certains conceptsdéveloppésparcesauteurspourétablirlesaxesderecherchedenotreenquête,maisaussipourdévelopper les grilles d’analyse etd’interprétationdesrésultats.

L’éthique dans l’environnement de recherchepubliquefédéraleDans le premier axe de recherche, nous noussommes d’abord intéressés à cerner quellesétaient les perspectives visées par la mise enplace d’un «cadre éthique interne39» dans lesorganisations visitées40, à savoir les«orientations» éthiques formuléesexplicitementdanslecasd’AACetdeRNCan.Plusspécifiquement, nous avons voulu vérifier s’ilexistait une prédominance organisationnelleentreuneperspectivedecontrôlecontraignantetuneperspectivedecontrôlehabilitanttellesquedéfinies par Luc Bégin. Selon cet auteur, laperspectivedecontrôlecontraignant«penselesinitiatives etdispositifs éthiques commedevantcontribuer à garantir que les actions desmembres de l’organisation se conforment aux

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attentes de la direction, voyant dans laconformité (compliance) la finalité du modèleéthiqueprivilégié»(Bégin,2015,p.91),alorsquela perspective de contrôle habilitant «envisageles initiatives et dispositifs éthiques commedevant viser à aider et outiller les acteurs quiœuvrentàdéterminercequ’ilestpréférabledefairedanslesdiversescirconstancesrencontrées,sur la base d’informations suffisantes et d’unecompréhension adéquate des fins visées parl’organisation»(Bégin,2015,p.91-92).

Nous avons également exploré quellesétaient les principales initiatives en matièred’éthiquedanscesorganisationsetlaformequechacuned’entreellesrevêtait.Pourcefaire,nousnous sommes appuyés sur une rechercheeffectuée par l’Association des praticiens enéthique du Canada/Région du Québec(APEC/SectionQuébec,2010)pouridentifierlesprincipauxélémentsà investiguer,parexemple,lesactivitésdeformationetlesprocessusdesuividecelles-ci,lamesuredelaperformanceéthiquede l’organisation, les mécanismes conseil et derecoursenéthiqueenplace,etc.

Finalement,ilnousestapparuimportantdes’enquérirdesconceptionsdel’éthiquetellesque formuléespardespersonnesœuvrantdansces centres et de leur perception de la finalitéattendue par l’introduction de cetteinfrastructureéthiquedans leurenvironnementdetravail.LarecherchepilotéeparDanyRondeau(Rondeau, 2016) nous a servi ici, en partie, àpréciser quelques questions spécifiques pouratteindrecetobjectif.

L’identité du professionnel dansl’environnement de recherche publiquefédéraleDans le deuxième axe de recherche, nous noussommesarrêté,d’abord,àcequesignifielanotionde «professionnel» à AAC et RNCan; dans unpremier temps, du point de vue officiel et

41VoirégalementBégin,RondeauetMarchand,2009,p.16-17.

organisationnelet,dansundeuxièmetemps,dupointdevuedel’employé.End’autresmots,nousavonsvouluvérifierquelssontleoulescritèresfondamentauxsurlesquelsseconstruitl’identitécomme professionnel du titulaire d’un poste.Pour ce faire, nous nous sommes appuyé surl’analyse des formes d’identité en milieu detravail telle qu’abordée parRondeau (Rondeau,2015,p.212-214)41,particulièrementencequiatrait aux notions d’identité d’appartenance etd’identité de travail. Selon Rondeau, l’identitéd’appartenance «relève du sentimentd’appartenance [d’un individu] à uneorganisationouàunmilieudepratique[i.e.àunensemble de personnes formant un groupeprofessionneldéterminé]enraisondel’adhésionauxvaleurs,normesetfinalitésqu’ilactualiseoupoursuit» (Rondeau, 2015, p. 213). Elle faitintervenir, d’unepart, l’identitéprofessionnelle,c’est-à-dire l’identité associée à la professionexercéeparl’acteuretauxvaleursrattachéesàsapratique, et, d’autre part, l’identitéorganisationnelle, ou l’identité résultant durapportdel’acteuràlafonctionqu’iloccupedansl’organisation et de son adhésion au cadreaxiologiquedecelle-ci.Dèslors,commel’indiqueRondeau, l’identité d’appartenance orientel’identitédetravailou,plusexactement,l’identitédominante au travail, à savoir l’identité quiprévaut chez l’acteur (et qui influence soncomportement)lorsqu’ilvitunconflitdevaleursentre celles inhérentes à son identitéprofessionnelle et celles liées à son identitéorganisationnelle.

Nousnoussommesensuiteintéressésàcequi pouvait gouverner la conduite éthique duprofessionnel dans ces organisations. Plusspécifiquement,nousavonsvouluexaminersileprofessionnel se percevait avant tout commeacteurmoraloutitulaired’unrôletelquediscutépar Bégin (Bégin, 2008, paragraphes 6-8). Ditautrement, nous désirions savoir si lecomportement éthique du professionnel était

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guidépar ses seules valeurspersonnelles, voireprofessionnelles, ou plutôt par les attentesformulées par l’employeur à son endroit enregarddesobligationsinhérentesàsonrôledansl’organisation; le rôle étant ici défini comme«unepositionayantunhautdegréderégularitéetdedurabilité,vis-à-visdelaquelleexistentdesattentes collectives quant aux contenus desdevoirs, valeurs et vertus liés à cetteposition»(Bégin, 2008, paragraphe 7). À cette fin, nousnoussommesattachésàdéterminerlanaturedesréférents sur lesquels s’appuyait la réflexionéthiqueduprofessionnel,parexemplelescodes,règlesetvaleursprescritsparl’organisation, lescodes des ordres professionnels, les valeurspersonnelles, les valeurs/règles/pratiquesformellesoutacitesdecollectifsd’appartenance(ex. les chercheurs, les gestionnaires), lespositionssyndicales,etc.

Finalement,nousavonsexaminélafaçondont les professionnels géraient les dilemmeséthiquesauxquelsilspouvaientêtreconfrontésetlaplacequ’occupaientl’autonomieetlejugementdanscettegestion.

3. MÉTHODOLOGIED’ENQUÊTE

Notre enquête a comporté trois parties. Enpremierlieu,nousavonsprocédéàunerevuededocumentsproduitsparleSecrétariatduConseilduTrésorduCanada(SCT)etparlesministèresàvocation scientifique cités précédemment (AACet RNCan) en ce qui a trait aux valeurs et àl’éthique.Parlasuite,nousavonsfaitparvenirunquestionnaire d’enquête à huit personnesœuvrantdansdeuxcentresderecherchelocalisésau Québec appartenant aux réseauxd’institutions,pourl’und’AACet,pourl’autredeRNCan.Nousvoulionsainsivérifiers’ilpouvaityavoir des différences quant à la nature desinfrastructureséthiquesentrecesorganisations.Cesquestionnairesontétédistribuésàraisondequatre questionnaires par centre et remis à unéchantillon composé, pour chaque centre, d’un

gestionnairede recherche, d’un chercheur, d’unprofessionnel de recherche et d’un assistantderecherche. L’idée était ici de voir s’il pouvait yavoirdesdistinctions entre cesdifférents typesde fonction au sein d’un centre et entre lescentres. Finalement, nous avons conduit desentrevues auprès de ces personnes pourcompléter l’information recueillie par lesquestionnaires. Il est à noter que ces dernierscomportaient des questions essentiellementouvertes, ce que nous considérions êtreappropriépourobtenirlescommentaireslesplusnuancéspossibles.

Il est important de souligner qu’en raison dunombre restreint de personnes qui ont étérencontrées, nous n’avons pas la prétentiond’établirunportraitexhaustifdel’infrastructureéthique ou de l’articulation de l’identité duprofessionnel dans ces organisations. Noustentons plutôt de faire ressortir quelquescaractéristiquesmarquantes.

4. RÉSULTATSOBTENUS,ANALYSEET

INTERPRÉTATION

Puisque notre enquête comporte deux axesd’étudedistincts,quoiquecomplémentaires,nousprésentons dans ce qui suit, pour chacunséparément, les résultats obtenus, l’analyse etl’interprétationdeceux-ci.

a. Portrait sommaire de l’infrastructureéthique dans l’environnement derecherchepubliquefédérale

i.Revuedescadreséthiquesinternesetexternes

L’originedes cadres éthiques internesdesdeuxorganisations étudiées vient essentiellement del’entréeenvigueur,le15avril2007,delaLoisurla protection des fonctionnaires divulgateursd’actes répréhensibles (LPFDAR). En vertu decette loi, le SecrétariatduConseilduTrésorduCanada(SCT)s’estvudans l’obligationd’établiruncodedeconduiteapplicableàl’ensembledela

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fonctionpublique,ycomprislessociétésd'Étatetcertains organismes distincts. La LPFDARstipulait également que tous les ministèresdevaientsedoterdeleurproprecode,envuedecompléter le Code de valeurs et d’éthique dusecteurpublic(CVESP)produitparleSCT(RNCan,2012,p.1).

Lescitationsquisuiventsontdesextraitsde documents produits par le SCT (2003), AAC(2012)etRNCan(2012)donnantuneidéedela«formulation»desdirectivesémises.Nousavonssouligné certaines parties de ces extraits pourfaire ressortir les éléments qui y semblaientrévélateurs.

Codedevaleursetd’éthiquedelaFPduSCT

• «LeprésentCodedevaleursetd’éthiquedelafonctionpubliquemetdel’avantlesvaleursetl’éthique de la fonction publique pourguider et supporter les fonctionnairesdans toutes leurs activitésprofessionnelles. Le Code servira àconserver et à accroître la confiance dupublic dans l’intégrité de la fonctionpublique,toutenrenforçantlerespectetlareconnaissance du rôle que celle-ci estappelée à jouer au sein de la démocratiecanadienne.»(SCT,2003,p.6)

• «Les fonctionnaires, dans l’exercice deleurs fonctions et dans leur conduiteprofessionnelle, seront guidés par uncadre équilibré de valeurs de la fonctionpublique : les valeurs démocratiques,professionnelles,liéesàl’éthiqueetliéesauxpersonnes.»(SCT,2003,p.7)

• «Aumomentdesignerunelettred’offre,lesfonctionnairesreconnaissentqueleCodedevaleursetd’éthiquedelafonctionpubliqueestuneconditiond’emploi. Il incombeàtous les fonctionnairesde s’y conformerdans l’exercice de leurs fonctions et, enparticulier, de faire montre, par leursgestes et leurs comportements, des

valeurs de la fonction publique.» (SCT,2003,p.14)

• «Face à un dilemme éthique, lesfonctionnairessontencouragésàutiliserlesmécanismes et l’aide mise en place, parleur administrateur général, pour soulever,discuteretréglerdesquestionsrelevantdeceCode.»(SCT,2003,p.15)

Codedevaleursetd’éthiqued’AAC

• «Leprésentcodedonne,dansleursgrandeslignes, les valeurs et les comportementsque doivent adopter les fonctionnairesd’AAC dans toutes les activités liées àl’exercice de leurs fonctionsprofessionnelles. En adoptant ces valeurs[respectdeladémocratie,respectenversles personnes, intégrité, intendance etexcellence (AAC, 2012, p. 6)] et en secomportant selon les attentes, lesfonctionnairesrenforcentlacultureéthiquedusecteurpublicetcontribuentàmaintenirla confiance du public en l’intégrité del’ensemble des institutions publiques.»(AAC,2012,p.5)

• «Lareconnaissancedecesvaleursetdesattentes comportementales est unecondition d’emploi de tous lesfonctionnairesdanslesecteurpublicfédéral[…]. Toutmanquement à ces valeurs ouaux comportements attendus peutentraîner des mesures disciplinairespouvant aller jusqu’au congédiement.»(AAC,2012,p.8)

• «Les fonctionnaires d’AAC sont censésrespecter le présent code […]. De plus, ilsdoivent se comporter en tenant comptedes attentes précisées dans le code deconduite […]. Les fonctionnaires qui sontaussi gestionnaires occupent un posted’influenceetd’autoritéquileurconfèrela responsabilité particulière de donnerl’exemple en adhérant aux valeurs du

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secteurpublic.»(AAC,2012,p.9)

Codedevaleursetd’éthiquedeRNCan

• «LecodedeRNCan[…]décritlesvaleursetles comportements que devraientadopter tous les employés de RNCan. Iltraitedesrisqueséthiquesetdessituationsde conflit éventuelauxquels leMinistère etsesemployéssontconfrontésdanslecadredeleursactivitésquotidiennesetappuielacultureorganisationnelleetlesexigencesopérationnellesdeRNCan.»(RNCan,2012,p.1)

• «Lesemployésquineseconformentpasau[CVEFP] ou au code de RNCan pourraientfaire l'objet de mesures disciplinairespouvant aller jusqu'au licenciement.»(RNCan,2012,p.1)

• «ÀRNCan,leleadershipn’estpaslachassegardée des cadres supérieurs. Chaqueemployé peut être un leader éthique ettraduire les valeurs du secteur publicdans ses gestes et ses comportementsquotidiens.»(RNCan,2012,p.2)

• «Nos outils les plus puissants pouraborder et atténuer les problèmesd'éthiqueetlesconflitsd'intérêtssontlasensibilisation, la discussion franche etrespectueuse et [la prise] enconsidération [de] l'ampleur del'influence de nos gestes et de nosdécisions.»(RNCan,2012,p.2)

Ces extraits sont des instructions quis’adressent aux fonctionnaires en général et àtous les employés des ministères concernés. Ilexisteunautreniveaudanscescadreséthiquesinternes qui s’applique particulièrement auxministèresquiconduisentdelarecherche.Nousparlonsalorsdecodesquitraitentdel’éthiquedelarecherche.AACadéveloppéuncodespécifiqueàcetteéthiquedontnousprésentonsiciquelquesextraits.EncequiatraitàRNCan,bienqu’onn’ait

pasproduitunteldocument,lecodeduministèrecomprendquelquesparagraphesqui traitentdecetteéthique(noussoulignons).

Cadrestratégiquesurl’éthiqueenscienced’AAC

• «Le milieu scientifique de la Directiongénérale des sciences et de la technologie(DGST) est censé respecter les normesrigoureuses qu’exige la recherchescientifique[…].»(AAC,2013,p.3)

• «[Le] Cadre stratégique sur l’éthique enscience (CSES) contient des directivessupplémentaires […]. Le CSES fixe lesprincipes et les lignes directricesrégissantlaconduitedesemployésquiselivrent directement et indirectement àdesactivitésscientifiquesetlesgèrent,etil confirme l’engagement pris par AAC derespecter la norme d’intégrité la plusstrictedans sesactivités scientifiquesettechnologiques.»(AAC,2013,p.3)

• «Les employés qui ne respectent pas lesnormesénoncéesdanscecadrestratégiquesont passibles de sanctions susceptiblesd’affecterleursituationd’emploiauseind’AAC,notammentdemesuresdisciplinairespouvant aboutir à leur congédiement. Lestiers qui ne respectent pas les normesénoncées dans ce cadre sont égalementpassiblesdesanctions,notammentdunon-renouvellement des ententes qu’ils ontconclues.»(AAC,2013,p.4)

ÉthiquedelarecherchechezRNCan

• «Nousréalisonsdestravauxderechercheetutilisonslesfondsderecherchedefaçonresponsable. Nous faisons preuved’honnêteté dans notre quête deconnaissancesetfavorisonsl’intégritédela recherche, la gestion diligente, […] laresponsabilisation et la confiancepublique.»(RNCan,2012,p.2)

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Larecherchedanscesministèresestaussirégie par des cadres éthiques externes. C’est lecasparticulièrementdelarechercheimpliquantdes êtres humains. C’est ce que vient régulerl’ÉnoncédepolitiquedestroisConseils:Éthiquedelarechercheavecdesêtreshumains(CRSH,CRSNGetIRS,2014)quiviseessentiellementàs’assurerquelestravauxfaisantappelàdeshumainssoientfaits avec le souci de respecter la dignité etl’intégritédessujetsimpliqués:«Lerespectdeladignitéhumaineexigequelarechercheavecdesêtres humains soit menée de manière à tenircomptedelavaleurintrinsèquedetouslesêtreshumains ainsi que du respect et de laconsidérationquileursontdus»(CRSH,CRSNGet IRS, 2014, p. 6). Nous trouvons aussi desdirectives analogues émises par le Conseilcanadiendeprotectiondesanimaux(CCPA)quiest l’organisme national responsable del’élaboration, de la mise en œuvre et del’encadrementdenormespourl’éthiqueanimaleet les soins aux animaux dans le domainescientifiqueauCanada42.

ii.Initiativesorganisationnellesenéthique

L’analyse des questionnaires et des entrevuesnousapermisderelever lesgrandes lignesdesinitiativesorganisationnelles touchant l’éthique.Il est à noter que ces initiatives sont fortsemblables, voire identiques dans les deuxorganisations.

Ilestd’abordprévuque l’onremette lescodes pertinents lors de l’embauche d’unemployé. Au centre d’AAC, c’est le directeurexécutifquirencontrelapersonneetluiexpliquela teneur des documents. Dans les deuxorganisations, on prévoit des formationsrécurrentesgénériquesdurantlesquellesonfaitune revuedes codes et traite, par exemple, desconflitsd’intérêtsetdesrèglesrégissantl’après-mandat, c’est-à-dire les directives décrivant le

42Voirhttp://www.ccac.ca/fr_/normes/lignes_directrices43Voirhttp://www.tbs-sct.gc.ca/psm-fpfm/modernizing-modernisation/pses-saff/dr-rd-fra.asp#Toc410130994

typed’interactionautoriséentreunfonctionnaireet leministèreune foisqu’ilaquitté la fonctionpublique. On présente aussi les démarches àsuivresil’onfaitfaceàdesdilemmeséthiquesousi l’on est témoin d’un comportementcondamnable. Dans le cas d’AAC, on organiseaussi des formations spécialisées durantlesquelles on présente le code d’éthique de larecherche et l’Énoncé de politique des troisConseils.Cetteformationestobligatoirepourtousleschercheursduministère.

Autant à AAC qu’à RNCan, on a mis enplace des services conseils centraux en éthique(AAC : Centre de la politique sur les valeurs etl’éthiqueetComitéd’éthiqueenscience;RNCan:Centre d’expertise des valeurs et de l’éthique etprésenced’un «champion» localdes valeurs etéthique) et on a instauré des procéduresformelles pour discuter/soumettre despréoccupations éthiques et pour signaler desactes répréhensibles selon les termes de laLPFDAR.

Nous n’avons pas noté de suivi local del’impactetdesrésultatsdesformations.Ilestbonpar contre de souligner qu’il est possibled’obtenir une rétroaction indirecte limitée surl’impact de ces formations en consultant et enanalysant les résultats du Sondage auprès desfonctionnaires fédéraux (SAFF)réaliséaux3ansauprès de toute la fonction publique,particulièrementdanslasectionMilieudetravailet sa sous-section Milieu de travail éthique43.Notonsquelesrésultatsdusondagepeuventêtreconsultés par ministère et par emplacementadministratifauseindechaqueministèrecequipermet, par exemple, à la direction et aupersonnelde chaque centrede recherchevisitéd’évaluersaperformance.

Nousavonsrelevéqu’encequiconcerneles comportements des personnes au sein des

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organisations, il est possible d’aborder laquestion lorsdesévaluationsderendementquidoivent, théoriquement, se tenir au moins unefois par année, bien qu’on encourage unprocessus continu en cette matière. On nous aindiqué qu’à RNCan, il y avait une vérificationpériodique des conflits d’intérêt potentielsauprèsdupersonnel.

iii.Pointdevuedesparticipants:conceptionsdel’éthiqueetfinalitéattenduedesinitiativesorganisationnellesenéthique

Après avoir décrit ce que nous pouvonsconsidérer être le paysage éthiqueorganisationnel,tournons-nousmaintenantversla perspective des participants. Soulignonsd’entrée de jeu que nous n’avons pu déceler,autant dans les réponses écrites auxquestionnaires que lors des entrevues, desdifférencessignificativesentre lesmembresdesdeux organisations. Cela pourrait par ailleurss’expliquer par leur nombre limité. De même,aucuncommentaireradicalementdivergentn’estapparudanslesréponsesmalgréladiversitédesprofils. Les points de vue que nous présentonsreflètent donc des positions que nousqualifieronsdeconsensuellesetpartagées.Ilestimportant dementionner, finalement, qu’aucunparticipant n’est lié à un code émis par desinstances extérieures à son organisationd’appartenance, outre l’Énoncé de politique destroisConseils.

Lorsque l’on demande aux personnessondées ce que signifie pour elles la notiond’«éthique», d’emblée, celle-ci est perçue parcinqpersonnessurhuit(5/8)commeintimementassociéeaurespectducadreéthique internedeleurorganisation,àsavoirlerespectdesrèglesdecomportementdansleurmilieudetravailetdansleurs activités professionnelles. Troisparticipants sur huit (3/8) conçoivent a prioril’éthiquecommeunsystèmedevaleursquiguideles comportements dans la vie en général,signalantaupassagequecesystèmeestmodulé

par le contexte et les différents rôles sociaux.Lorsque l’on revient aupremier groupeen leurdemandantsil’éthiqueestrestreinteuniquementà leur vie professionnelle, on reconnaît quel’éthique,entenducommeunsystèmedevaleursguidant les comportements, est, en fait,égalementimportant.

Touslesparticipantsjugentquel’éthiquedans leur organisation est essentielle pour sonbonfonctionnement,pourleurtravailetpourlarecherche en général. Le respect de principeséthiques renforce, selon eux, la crédibilité desindividus et de l’organisation. Les valeursauxquellesons’associesontlerespect,l’intégrité,l’honnêteté, la transparence, l’efficacité et laloyauté,cequiesttoutàfaitcongruentaveclesvaleurs des organisations énoncéesprécédemment dans les extraits retenus. Lesentimentderesponsabilitéenverslepublicetlescontribuables est omniprésent dans lescommentaireslorsquel’onsouligne,parexemple,que les actes professionnels doiventconstamment résister à l’examenpublic ouquel’on doive assurer continuellement la bonnegestiondesfondspublics.

Encequiconcernelafinalitéattenduedesinitiatives organisationnelles en éthique, onreconnaîtsanséquivoquelapertinencedescodesémis. Tous les participants indiquent y avoiraccèsetpouvoiryréféreraubesoin.Seloneux,lescodes et leurs énoncés des valeursorganisationnelles servent à préciser lescomportementsattendusetàguiderlesactions.Ils contribuentàdissiper les «zones grises» etdéfinissent le cadre de gestion des écarts. Ilsassurentl’uniformitédel’informationtransmiseau personnel et servent d’outils d’aide à ladécision.

Deleurcôté,lesformationsgénériquesetspécialiséesvisent,d’aprèseux,àsensibilisertoutle personnel aux problématiques éthiquespossibles (ex.: harcèlement, conflits d’intérêt,plagiat, falsification de données, etc.) et à

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expliquer les procédures à suivre pourdiscuter/soumettredespréoccupationsoupoursignalerdesactesrépréhensibles.

iv.Laperspectiveéthiquedanslafonctionpubliquefédérale,unenormativitémixte?

Que pouvons-nous dégager au terme de laprésentationdecepremieraxederecherchedel’enquête?L’analysedescadreséthiquesinternesdes organisations étudiées et la synthèse descommentaires exprimés par les participantsrévèlentquelaperspectiveéthiquedanslemilieufédéral de la recherche reflète quatrecaractéristiquesprincipales.

Premièrement, l’éthique s’articuled’abord conformément à ce que Robert Royqualifie d’approche normative, c’est-à-dire quel’appel à l’éthique vise essentiellement à luttercontrelesécartsdeconduiteparlarégulationdescomportements (Roy, 2007, p 57-59). Commel’auteurl’indique,cetteapproches’inspire:

[…] plus ou moins consciemment[ducadreéthiqueproposéparl’Organisationpourlacoopérationetledéveloppementéconomique (OCDE) qui] se caractérise[…] essentiellement par la prioritéaccordée à l’organisation sur l’individu,par l’insistance sur la régulation ducomportementaumoyendenormes,parune démarche plus structurelle queculturelle et par un recours aux valeursrelevant d’une conception moralisatricede la socialisation des personnes (Roy,2007,p.57et59).

Les commentaires suivants tirés d’unrapport du Bureau du vérificateur général duCanada(BVG),suiteàl’auditducadredevaleursetd’éthiquedeRNCan,appuientl’idéequeleSCTs’attendàcequecetteapprochenormativeguidelespolitiquesministériellesenmatièred’éthique.Concernant la problématique des conflitsd’intérêts, on suggère par exemple que RNCandevraittravailler:

[…]aurenforcementdelaformationsurle Rapport confidentiel des employés àl’intentiondel’administrateurdesconflitsd’intérêts (RCE) et les conflitsd’intérêts,et de l’application d’outils connexes enutilisantuneapprochefondéesurlerisqueet en clarifiant les exigences obligatoiresdu RCE; et au renforcement desmécanismesdesurveillance,demesuredurendementetd’établissementderapports(RNCan,2015.Noussoulignons.)

Deuxièmement, les orientationsexpriméesformellementdanslescadreséthiquesinternesdesorganisationsétudiéesrenvoient,telqu’élaborédanslasectionCadresthéoriques,àcequeBégindéfinitêtreuneperspectivedecontrôlecontraignant(Bégin,2015,p.91).Lesdispositifséthiques, par leur finalité de conformité,contribuent à garantir que les actions desmembres de l’organisation s’accordent auxattentes de la direction. L’utilisationd’expressionscomme«...ensecomportantselonles attentes…»ou «…doivent se comporter entenant compte des attentes…» est à ce titresignificative.LucBéginetLyseLangloisassocientd’ailleurscetteperspectiveàcequ’ilsnommentle«modèlede conformité» (complianceprogram)qui«envisageglobalementl’éthiqueauseindesorganisations comme un ensemble de règlesfaisantautoritéetqu’ilestimpératifderespectersinonàcourirlerisquededevoirsubiruneformeoul’autredesanction.Cemodèleprivilégieainsifortementuneapproche"topdown"quivaloriseunerégulationdetype"commandandcontrol"»(BéginetLanglois,2011,paragraphe4).

Par ailleurs, le phrasé des énoncéscontenusdans lescodesdevaleursetd’éthiqued’AACetdeRNCanouvrentlaporteàcequeBéginet Langlois qualifient de «modèle des valeurspartagées», c’est-à-dire que la formulationexplicitedesvaleursorganisationnellesdanscescodes vise une conformité basée non plusexclusivement sur la norme, le contrôle et lasanction, mais également sur la capacité

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présuméederaisonnementpratiquedel’acteur.Cemodèle,avancent-ils,«conçoitplutôtl’éthiquecommeuneentreprisedepartagedevaleursqui,ancréesdanslamissiondel’organisation,[sont]appeléesàservirdeguidespourlejugementdesacteurs organisationnels dans les diversessituations problématiques rencontrées » (BéginetLanglois,2011,paragraphe4).Cecisetraduitbiendanslescommentairesdesparticipantsquiindiquent, par exemple, que les énoncés desvaleursorganisationnellesquel’onpeutliredansles codes servent àpréciser les comportementsattendusetàguiderlesactions.

Finalement, il semble que les codes desvaleursetd’éthique,dansleurformulation,visentaussi à susciter la conformité par le sens et laresponsabilitételquediscutéparGeorgeLegault(Legault,2015,p.184-186).D’aprèsl’auteur,eneffet,«danscetteperspective,larègle[énoncée]n’est plus un impératif catégorique, car elle setransforme en moyen pour atteindre une fin:l’actualisation d’une valeur» (Legault, 2015, p.185). Ceci signifie qu’en décrivant lecomportement attendu, à savoir la règle, enl’associant à une valeur organisationnelle et enexpliquantlateneurdecelle-ci,onsouhaitequel’acteur comprenne qu’en adoptant cecomportement, il ne fait pas que suivreaveuglément la règle, il exprime plutôt sonappropriation de la valeur sur laquelle elles’appuie. Ceci est illustré, selon nous, par lacorrélation évidente qui existe, par exemple,entre l’extrait suivant tiré du coded’AAC (AAC,2012,p.6-7.Noussoulignons),oùl’ontraitedelavaleur ministérielle liée à l’intendance, et lescommentairesexprimésparlesparticipantsdanslesquels ils soulignent que leurs actesprofessionnels doivent constamment résister àl’examen public et qu’ils doivent assurercontinuellement la bonne gestion des fondspublics:

IntendanceLes fonctionnaires fédéraux se voientconfier la responsabilité d’utiliser et de

gérer judicieusement les ressourcespubliques, tant à court qu’à long terme.Lesfonctionnairesutilisentlesressourcesdefaçonresponsable:

1. ilsveillentàl’utilisationefficaceetefficientedes fonds, des biens et des ressourcespubliquesdontilsontlaresponsabilité;

2. ils tiennent compte des répercussions àcourtetàlongtermedeleursactionssurlespersonnesetsurl’environnement;

3. ils acquièrent, conservent et mettent encommun les connaissances et l’informationdelafaçonindiquée.

Il nous apparaît donc raisonnabled’avancerenregarddecequiprécèdequenousavons affaire dans le milieu de la recherchepublique fédérale à une normativité que nouspourrionsqualifierde«mixte»,encesensquelarégulation des comportements repose nonseulement sur une approche normative et uneperspectivedecontrôlecontraignant,maisaussisuruneattentedeconformitéparlepartagedesvaleurs et du sens des normes, ce qui relèvedavantagede l’autorégulation, où l’onprivilégiel’exercice du jugement éthique de l’acteur luiconférantainsiunecertaineautonomie.

Enfin, ces interprétations et conclusionsauxquelles nous arrivons corroborent cellesobtenues dans le cadre du sondage mené parl’Association des praticiens en éthique duCanada/Région du Québec (APEC/SectionQuébec) en 2010. En effet, les objectifsdirectementvisésparlesinitiativesenéthiquedenotre échantillon d’organisations rejoignent entrèsgrandepartieceuxquel’onqualifiede«Top5»danslerapport(APEC/SectionQuébec,2010,p.19),c’est-à-dire:1)lerespectdespolitiquesdel’organisation et de son codede conduite; 2) lerespect des lois et règlements applicables àl’organisation;3)lemaintiendelaconfiancedesdivers partenaires, du public et des clients; 4)l’application concrète des valeursorganisationnellesà l’améliorationcontinuedes

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pratiques et 5) le développement d’habiletésspécifiques au jugement/prise de décisionéthique.Ilenvademêmequantàlanaturedesprincipales initiatives organisationnelles enmatièred’éthiqueoùl’ontrouvecomme«Top5»(APEC/Section Québec, 2010, p. 31): 1) laformation;2)lamiseenplaceet/oumiseàjourd’uncodedeconduite;3)leconseilindividualisépourlesgestionnairesetemployés;4)lamiseenplaceet/oumiseàjourd’unénoncédevaleurset5)larévisionducadrenormatif.

b. Identité du professionnel dansl’environnement de recherche publiquefédérale

i.Lestatutde«professionnel»àlafonctionpubliquefédérale

Chaquepostedanslafonctionpubliquefédéraleest associé à un groupe et un sous-grouped’emploi, dont la nature et la complexité dutravail,ainsiquelesresponsabilitéspouvantêtreattitréesautitulaireduposte,sontdécritesdansdesnormesdeclassification44.Parmilesgroupeset sous-groupes associés à la recherche, onretrouve entre autres les gestionnaires derecherche(SE-REM45),lesscientifiques(SE-RES),les biologistes (BI), les chimistes (CH), lesingénieurs(ENG)etlesassistantsderechercheettechnologues(EG).

Des normes de qualification46,complémentaires aux normes de classification,décriventpourleurpart,lesexigencespourcequiest des études, des connaissances, del’expérience, de l’attestation professionnelle, dela langue, ou des autres qualifications jugéesnécessaires ou souhaitables compte tenu de lanaturedutravailàexécuterparlefuturtitulaired’unposte.Certainsdecesgroupesetleurssous-

44Pourlestextescompletsdesnormesdesgroupesqualifiésde«professionnels»,voir:http://www.pipsc.ca/portal/page/portal/website/memberservices/representation/classification/tb/Classification%20Standards45Lesacronymessontceuxutilisésdanslesnormespourdésignerlesgroupesetlessous-groupes.46Pourlesdescriptifsdesqualificationsexigéespourtouslesgroupesd’emploidanslafonctionpublique,voir:https://www.tbs-sct.gc.ca/gui/squnpr-fra.asp#archived.Noussoulignonsdanslesexemples.

groupes sont qualifiés de «professionnels» enraisondesqualificationsexigéesetles titulairesdes postes en relevant sont représentés parl’InstitutprofessionneldelafonctionpubliqueduCanada(IPFPC).Nousprésentonsdanscequisuitquelques exemples de qualificationsacadémiques requises pour des sous-groupesprofessionnels(BI,CH,SE-REMetSE-RES)etnon-professionnels(EG):

Biologiste(BI)ouchimiste(CH)La normeminimale est undiplôme d'unétablissement d'enseignementpostsecondaire reconnu avecspécialisationenbiologieouenchimie.

Danslecasdespostesmultidisciplinairesclassifiés dans le groupe BI (ex.biochimiste, microbiologiste), la normeminimale est un diplôme d'unétablissement d'enseignementpostsecondaire reconnu en sciencesnaturelles,physiquesouappliquéesavecspécialisation dans un domaine lié auxfonctionsduposte.

Recherchescientifique(SE-REMetSE-RES)La norme minimale est un doctoratacceptable d'un établissementd'enseignement postsecondaire reconnudansundomainedessciencesnaturellesliéauxfonctionsduposte,oul'alternativeapprouvéeparl'employeur.

Soutientechnologiqueetscientifique(EG)La norme minimale est un diplômed'études secondaires ou les alternativesapprouvéesparl'employeur.

Commenouspouvonsleremarquer,lesexigencesacadémiquespourlespostesprofessionnelssont

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desétudesuniversitairesdepremiercycleoudecycles supérieurs, alors que celles pour despostes non-professionnels sont des étudessecondairesouéquivalentes.Quantauxexigencesliées à l’appartenance à des corporationsprofessionnelles,ellesserontobligatoiresdanslamesureoùlesactesposésparletitulairedupostelerequièrent.Ilenvademêmepourlapossessiond’attestations professionnelles garantissant lamaîtrisedecompétencesparticulières. Ilappertdonc,telqueLegaultlerapporteenréférenceàlaparticularité des professions, que le statut deprofessionneldanslafonctionpubliquefédéraleest tributaire «de l’acquisition de savoirsthéoriques spécifiques de nature disciplinaire »(Legault,1999,p.12)etn’estpasnécessairementliéàl’adhésionàunordreprofessionnel,telquedéfinidansleCodedesprofessions47duQuébec.

Il est intéressant, dans ce contexte, desouligner la présence, dans les organisationsvisitées, de personnes que nous désigneronscomme «surqualifiées». En effet, la réalité dumarchédutravailfaitensorte,danscertainscas,quedesindividus,dontlaformationacadémiqueestdenature«professionnelle»etàquionconfiedes rôles et responsabilités qui pourraient êtreconsidérésprofessionnelsdansd’autresmilieux,occupent des postes non-professionnels. À cetitre, la situation des assistants de recherchedétenant des baccalauréats, maîtrises et mêmedoctorats s’avère ici particulière car ils ne sontpas considérés être des « professionnels » (ausensdu systèmede classificationde la fonctionpublique), alors qu’on peut présumer qu’ilsprésentent certainement quelques attributsd’une«identitéprofessionnelle».

ii.Pointdevuedesparticipants:lestatutde«professionnel»,soncomportementéthiqueetlagestiondesdilemmeséthiques

Qu’enest-ilmaintenantdelaconceptiondustatut

47Voirhttp://www.opq.gouv.qc.ca/lois-et-reglements/code-des-professions/.48VoirlasectionMéthodologied’enquête.

de «professionnel» exprimée par lesparticipantsàl’enquête?Rappelons48quenotreéchantilloncomportesixpersonnesclasséesdansdes postes professionnels (gestionnaire derecherche, chercheur et professionnel derecherche) et deux dans des postes non-professionnels (assistant de recherche). Aucundesparticipantsprofessionnelsn’appartientàunordreprofessionnel,soitparcequeleurdisciplinen’estpas représentéeparune telle corporation,soitqu’ilsn’enontpasl’obligation.

Àlaquestion:«Quesignifiepourvouslanotionde"professionnel"?Fait-elleappelàdescaractéristiquesparticulières?»,ilappertquelesparticipants se considérant commeprofessionnels associent cette notion à deuxdimensions:ellesemblereposer,premièrement,sur les qualifications requises et lesresponsabilitésassociéesaupostereflétéesparlaclassification; et, deuxièmement, sur l’«agirprofessionnel» dans le sens deprofessionnalisme dans le travail qui secaractérise,parexemple,parlesoucidelaqualitédes actes, par la conscience de l’obligation derendement, d’efficacité et d’efficience, par ladémonstration d’une compétence et d’unerigueur, par le comportement respectueux desvaleursdel’organisationetparlaconsciencedurôle joué dans l’organisation. Ainsi, un desassistantsderechercheneseperçoitpasêtreunprofessionnel, car il ne rencontre pas lescaractéristiques de la première dimension. Lesecond,malgrésa formationdedeuxièmecycle,affirme la même chose parce que son posten’appartientpasàunsous-groupeprofessionnel.Lesdeuxreconnaissentnéanmoinsagirdansleurfonction avec un souci de professionnalisme.Signalons que la perception qu’ont lesparticipantsprofessionnelsquantauxattentesdel’employeur à leur égard est fortement liée à ladémonstration dans leur travail et leur

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comportementd’unagirprofessionnel.

À la question «À titre de professionnel,considérez-vousquevoussoyezliéàuneéthiqueprofessionnelle?», tous les participantsprofessionnels ont reconnu être liés à une telleéthique. Celle-ci s’exprime par les qualitéssuivantes: la compétence, l’intégrité, latransparence, l’honnêteté, le respect, laperformance, l’implication, le jugement, leleadership.

En ce qui a trait aux référents quisoutiennentleurréflexionéthique,onmentionnele cadre éthique interne de l’organisation, lesvaleurspersonnellesetlesenspratique.Àcetitre,les gestionnaires de recherche soulignentl’importancequ’ilsperçoiventd’êtredesleadersmoraux dans l’organisation, c’est-à-dire, plusprécisément, d’assumer pleinement leursresponsabilités, de se comporter comme l’exigeleurrôledecadreetdepersonnifier lesvaleursdel’organisation.

Pourcequiestdelagestiondesdilemmeséthiques, à l’exception des gestionnaires derecherche,lesparticipantsontindiquéqu’ilssontpeuconfrontésàdetelsdilemmesetquesic’estle cas, ils utilisent leur jugement ou consultentleursuperviseuret,sinécessaire,fontappelauxressourcesdisponiblespourlesgérer.Onnefaitpasmentiondelaprésencedelieuxd’échangeoude l’existence de groupes ou de comités desoutien (formels ou informels) où pourrait sediscuterlarésolutiondetelsdilemmes.

Les gestionnaires de recherche, quant àeux, font plus fréquemment face à desproblématiques éthiquesplus complexes. Ils lesabordent en s’appuyant sur les codes, règles etpolitiques de l’organisation et en faisant appelaux services conseils en éthique, en ressourceshumaines,enfinanceset/ouauxcontentieux.Lesgestionnaires sont les seuls à indiquer faireparfois l’expérience de conflits entre lesdirectives du cadre éthique interne de

l’organisation et leurs valeurs personnelles carleur autonomie est perçue comme limitée. Ilssignalent à ce titre que leur rôle de leaders lespoussesouventàêtre«plusblancqueblanc».

iii.Interprétationdel’identitéduprofessionneldanslemilieuderecherchefédérale

Decesecondaxederecherchedel’enquête,nouspouvons faire les observations qui suivent.Premièrement, le titre de «professionnel» estfondamentalement conféré, dans la fonctionpubliqueet lemilieudelarecherche fédérale,àune personne qui s’avère occuper un posteappartenantauxgroupesditsprofessionnels.Lecasdespersonnessurqualifiéesillustrelefaitquela seule possession des exigences académiquesdemandéespourlespostesprofessionnels,c’est-à-direuneformationuniversitairespécialisée,etletravaildansunsecteurderechercheexigeantune expertise spécifique, ne sontpas suffisants.Ce statut ne dépend pas non plus, à l’instar decertaines professions, d’«une reconnaissancesociale du service et de la mission rattachée àl’expertise disciplinaire» (Legault, 1999, p. 14.Nous soulignons), comme le seraient lesmédecins ou les avocats. Le qualificatif de«professionnel» dans la fonction publique estdoncessentiellementdenatureopérationnelleetnormative.

Deuxièmement, le professionnalismes’articuleessentiellementautourdelanotiondelaqualitédutravaildutitulaired’unposteayantuneexpertiseetd’uneattentedecomportementconforme de la part de cette personne. CecirejointlesproposdeLegaultlorsqu’ilindiqueque«préciser le professionnalisme, c’est identifierles différentes qualités qui devraient animerl’exercicedelaprofession»(Legault,1999,p.41.Nous soulignons). Il ajoute de plus que«lorsqu’on cherche à préciser nos attentes àl’égard d’un professionnel, on ne décrit pas cequ’ilfait,maiscequ’ildevraitfaireparcequ’ilestun professionnel» (Legault, 1999, p. 41. Nous

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soulignons).

Troisièmement,ilnousapparaît,telquelesouligneRondeau(Rondeau,2005,p.75),quelejugement professionnel, particulièrement pourlesparticipantsprofessionnelspeuconfrontésàdesdilemmeséthiques,estrestreintavanttoutauchoix des moyens pour atteindre des résultats(ex.: objectifs de recherche, procuration dematériel, émission de contrats) dans un cadredicté fortement normé (finances, RH, etc.). Lechampoùpeuts’appliquerlaréflexionéthiqueestdecefaitlimité.Celanesignifieaucunementquecelle-ci ne peut pas être approfondie dans descirconstances particulières car, même si on sesitue dans un univers où l’éthique apparaîtassimilée à une normativité contraignante, onnote, sur la basedes entretiens réalisés, qu’unepart non négligeable de la régulation de l’agirdans les organisations visitées repose sur ladélibération à partir de valeurs personnelles,professionnellesetorganisationnelles.

Quatrièmement, nous pouvons avancer,en référence à la discussion sur les formesd’identité49, que les participants professionnelsexprimentuneidentitéorganisationnelleforteence sens que leur identité s’appuie de façonmarquée surune adhésion auxvaleurs, normes(dont celles fournies dans la classification) etfinalités de leur organisation d’appartenance50.En d’autresmots, elle est nettement liée à leurappropriation du cadre éthique interne de leurinstitution. L’identité professionnelle desgestionnaires de recherche quant à elle sembles’appuyer, comme l’indique Bégin, sur «la basede responsabilités et de pouvoirs d’autoritésimilaires [à ceuxde leurspairs]»et, en cequiconcerneleschercheursetlesprofessionnelsderecherche, sur «la base de savoir-faire et detâches à accomplir similaires [à ceux de leurs 49VoirlasectionCadresthéoriques.50 Nous soulignons que cela s’applique tout autant aux participants non-professionnels. 51Voirlarevuedepresse:http://web4.uwindsor.ca/users/w/winter/Winters.nsf/0/898473597652a3bd85257070007a9000/$FILE/Health.Can.firings.pdf

collègues]» (Bégin, 2015, p.99). Cette dernièreidentité apparaît, d’après les commentairesrecueillis, en parfaite adéquation avec leuridentité organisationnelle. Bégin soulignenéanmoinsque:

[…] cette identité professionnelle paraîtparfoisselimiterbiensouventàépouserlescontours de l’expertise technique ou dessavoir-faire partagés [avec les pairs]. Avecpour résultat que les acteurs concernésn’auront tendance à se rapporter à cetteidentité[professionnelle]quelorsquesontenjeu des attentes et des préoccupationsrelatives à cette expertise technique ou cessavoir-faire(Bégin,2015,p.99).

Il en découle dès lors, en référence auxformes d’identité abordées au début de cetarticle, qu’il est possible que s’exprime, danscertaines circonstances, une identité de travailprofessionnelle dominante en cas de conflitséthiquesimpliquantdesdimensionsassujettiesàl’expertise des acteurs. Ceci est illustré, selonnous,parlecasdeShivChopra,chercheuràSantéCanada, remercié pour insubordinationpar sonemployeuren2004aprèsqu’ileutalléguésubirdes pressions pour approuver une hormoneproduiteparlacompagnieMonsantoetvisantàaméliorer laproductionlaitièrechez lesbovins,alors que lui et ses collègues exprimaient despréoccupationscertainesquantà ladangerositédecettehormone51.

Finalement, si l’on s’appuie sur laprésentationdu conceptd’«agent titulaire d’unrôle» dans la section Cadres théoriques, lesparticipants professionnels, en particulier lesgestionnairesderecherche,ontmanifestécetypede trait en indiquant dans leurs commentairesque leurs actions sont à considérer à l’aune

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d’attentes formulées à leur endroit par leuremployeur, ainsi que d’obligations adressées àleur rôle de leaders dans leur organisationd’attache.

CONCLUSIONETPISTESÀEXPLORER

Que conclure de tout ce qui précède?L’information recueillie nous a permis demontrer, en premier lieu, en quoi consistel’infrastructureéthiquedansdeuxorganisationsvouéesà larecherchepublique, et,d’autrepart,comment s’articule l’identité du professionneldanscesenvironnements.

Ensecondlieu,laquestiondel’existence,dans les organisations étudiées, de conditionspermettant une compréhension de l’éthiquecomme approche réflexive et une régulationdel’agir à partir de valeurs institutionnelles noussemble démontrée. Une interrogation subsistecependantàsavoirsi, comme lesuggèrentYvesBoisvert et ses collaborateurs, une part desenjeux que l’on perçoit comme éthiquesn’auraientpas «à leurbasedes facteursquinerelèvent pas intrinsèquement du champ del’éthique»(Boisvert,JutrasetMarchildon,2007,p. 122). Ce dernier pointmériterait sans douted’êtreexplorécaronnepeutnier,telquel’appuiecette enquête, que l’espace administratif publicest extrêmement régulé et indubitablementsoumis à de nombreuses normativités autresqu’éthiques.

Sinousrevenonsàl’encadrementréflexifde l’agir, il aurait pu être intéressant quel’enquête aborde également la possibilité qu’enraison du fait que le milieu de la recherchepubliquefédéraleenestund’excellenceetquelavaleur/qualitédestravauxestultimementjugéepar les pairs tant intérieurs qu’extérieurs, laculture scientifique dans cet environnementamène, voire oblige les personnes à êtrefondamentalement responsables et imputables.End’autresmots,ellesdevraientdecefaitêtreen

mesured’expliqueretde justifierauprèsdecesmêmes pairs, non seulement la pertinence deleurs travaux, mais aussi leurs résultats etconclusions.Celalesporteraitpotentiellementàmanifester une discipline autorégulatoire, tantdansleurpratiquedelarecherche(éthiquedelarecherche), que par rapport au respect de leurcadre normé de travail (éthiqueorganisationnelle).Deplus,danscecontexte,ilneserait pas étonnant qu’existea priori, pour unetrès grande partie de ces acteurs, unecompatibilité et une concordance entre leursvaleurs personnelles, professionnelles etorganisationnelles. Il pourrait maintenant êtreintéressantdesepenchersurcequifavorisedansles faits cet alignement des valeurs entre cesdifférentessphèresde laviedes individusainsique le rôle joué par les pairs dansl’autorégulation.

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