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Nouvelles 1952-1953

Nouvelles 1952-1953 - Dick,Philip K

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Nouvelles 1952-1953

DU MME AUTEUR AUX MMES DITIONS

Collection Prsence du FuturDeus irae (en collaboration avec Roger Zelazny) Substance mort SIVA Linvasion divine La transmigration de Timothy Archer Radio libre Albemuth

Les nouvelles en huit volumesLe crne Le Grand O Derrire la porte Un auteur minent Souvenir Au service du matre Le voyage gel Lil de la sybille

Collection PrsencesLintgrale en 4 volumes 1. Nouvelles (1947-1952) 2. Nouvelles (1952-1953) 3. Nouvelles (1953-1963) 4. Nouvelles (1963-1981)

philip k. dick

nouvelles1952-1953Traductions revues et harmonises par Hlne Collon

Collection PRSENCES sous la direction de Jacques ChambonEn application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intgralement ou partiellement le prsent ouvrage sans lautorisation de l'diteur ou du Centre franais d'exploitation du droit de copie.

1987, by The Estate of Philip K. Dick Et pour la traduction franaise 1996, by ditions Denol 9, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris ISBN: 2-207-24338-9 B 24338-2

TABLE DES MATIERESEn guise dintroduction ............................................................................... 12 Lettre M. Haas ......................................................................................... 14 Tant quil y a de la vie.. .............................................................................. 18 Des nues de Martiens ................................................................................ 34 Le banlieusard ............................................................................................. 48 Le monde quelle voulait ............................................................................ 65 Expdition en surface ................................................................................. 85 Projet : Terre ............................................................................................. 109 Le problme des bulles ............................................................................. 137 Petit djeuner au crpuscule ..................................................................... 160 Un cadeau pour Pat ................................................................................... 183 Chasse aux capuchons .............................................................................. 207 Des pommes rides ................................................................................... 227 tre humain, cest.. ................................................................................... 238 Rajustement .............................................................................................. 256 La plante impossible ............................................................................... 287 Limposteur .............................................................................................. 300 James P. Crow .......................................................................................... 319 Plante pour htes de passage ................................................................... 342 Une petite ville.......................................................................................... 363 Souvenir .................................................................................................... 384 Mission dexploration ............................................................................... 401

Un auteur minent..................................................................................... 418 Une proie rve ......................................................................................... 440 Linconnu du rverbre............................................................................. 459 vue dil ............................................................................................... 479 Lhomme dor .......................................................................................... 484 Le tour de roue .......................................................................................... 525 Le dernier des matres ............................................................................... 551 Le pre truqu ........................................................................................... 591 Etrange Eden............................................................................................. 607 Tony et les Btes ................................................................................. 624 Non-O ....................................................................................................... 642 Au service du matre ................................................................................. 655 Reconstitution historique .......................................................................... 671 Les rampeurs............................................................................................. 690 Service avant achat ................................................................................... 701 Les assigs .............................................................................................. 720 Sur la terre sans joie .................................................................................. 742 Bibliographie ............................................................................................ 771

PrfaceTrente-sept nouvelles en un an. Ou plus exactement du dbut du mois de novembre 1952 la fin du mois de dcembre 1953. Soit une moyenne de prs de trois nouvelles par mois. Voil ce que reprsente ce second volume de lintgrale des fictions courtes de Philip K. Dick classes par ordre chronologique de composition. La fcondit de notre auteur durant cette priode laisse rveur. Dautant que Dick, par ailleurs employ dans un magasin de disques et collaborateur dUniversity Radio Berkeley, donc rduit ncrire que le soir, a paralllement en chantier des nouvelles et romans de littrature gnrale ( Voices from the Street, indit ce jour; Mary and the Giant, paru en franais en 1994 dans la collection 10/18 sous le titre Pacific Park), puisque en dpit des refus quil essuie, son ambition premire est alors de percer dans cette voie. Mais depuis lacceptation de Roug par The Magazine of Fantasy & Science Fiction et la publication de quatre autres nouvelles de S.-F. dans le courant de lanne 52, il devenait vident que ctait ce type de texte qui avait le plus de chances de se vendre. La conjoncture tait favorable : un grand nombre de revues de S.-F. se partageaient le march et cest dans une vingtaine dentre elles que les trente -sept nouvelles en question paratront de 1953 1959, la plupart se rpartissant sur les seules annes 53 et 54. Encore fallait-il tre en tat de dployer une telle crativit. Lusage des amphtamines, comme cela a t parfois avanc, eutil un rle jouer dans ce rythme de production qui amenait parfois Dick rdiger jusqu trois nouvelles par semaine? En fait, lenqute minutieuse mene par Lawrence Sutin dans le cadre de sa biographie consacre Phil 1 montre qu cette poque Dick tait trs modr en matire dexcitants. En revanche, lui qui devait par la suite traverser tant de priodes difficiles, pour ne pas dire franchement noires, tait plutt heureux. Mari depuis 1950 Kleo Apostolides, sa seconde pouse et peut-tre la seule qui semble garder un excellent souvenir de lui, il menait une existence 1Invasions divines Philip K Dick une vie coll. Prsences , Denol, 1995.

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dsargente mais somme toute agrable dans lambiance bohme du Berkeley dalors. Une vieille maison, des amis, un bon tournedisque, un grand poste de tlvision, le chat Magnificat et un nid de souris dans le plafond de la cuisine : selon Kleo, il nen fallait pas plus au jeune couple pour trouver la vie formidable, romantique lextrme - mme si deux agents du F.B.I. devaient dbarquer un jour chez eux pour les interroger sur leurs frquentations et leurs opinions 2. Par ailleurs, encourag par Anthony Boucher, rdacteur en chef de The Magazine of Fantasy & Science Fiction et animateur dun atelier dcriture quil frquentait assidment, le grand indcis qutait Dick avait dfinitivement opt pour une carrire dcrivain professionnel, au point quil envisageait dj de quitter son emploi de disquaire pour se consacrer lcriture plein temps. Tant pis si ce ntait pas dans le domaine de la littrature gnrale, tant pis si, tout en tant trs attach au genre, il se sentait quelque peu dvaloris duvrer dans la science-fiction - un terme que les intellectuels de Berkeley prononaient avec dgot. Ladite sciencefiction promettait de le faire vivre, si modestement soit-il, linspiration tait l, et surtout, les contraintes des magazines spcialiss ne lempchaient nullement, au contraire, de traiter les thmes qui lui taient chers. Ces thmes sont pour une bonne part ceux que lon a vus se mettre en place dans le premier volume de la prsente intgrale : folie dun imprialisme conduisant des guerres absurdes ; tracasseries dune administration tatillonne sacralise en figure dautorit ; exploitation forcene des ressources naturelles conduisant au massacre de lenvironnement, prlude une disparition pure et simple de lespce humaine (en 52-53, Dick tenait dj un discours cologique !) ; paranoa galopante dtats policiers acharns rgner jusque sur la conscience des individus; manipulation du corps social; massification... Dick continue de ragir au maccartisme et aux drives de la socit de consommation qui sinstalle dans les tatsUnis daprs-guerre. Autrement dit, il se sert de la S.-F. pour tenir 2 Lpisode est racont de faon quelque peu romance mais non moins rvlatrice au chapitre III de lessai biographique dEmmanuel Carrre, Je suis vivant et vous tes mort, Philip K Dick (1928-1982), Le Seuil, 1993. Il est aussi voqu dans le livre de Lawrence Sutin dj cit, mais avec moins de drlerie.

mais le plus souvent sur un mode ironique qui le met labri de toute lourdeur un discours militant assez typique de lambiance intellectuelle librale , sinon franchement de gauche du Berkeley de lpoque. Mais, aussi salutaire que soit son propos, ce nest pas l quil est le plus original. En mme temps, vertu du classement de son uvre de nouvelliste par ordre chronologique de composition, on voit trs bien comment les rcits appartenant cette veine ont pu favoriser lmergence de sujets plus personnels. Combattre une idologie en montrant quelles aberrations conduit sa logique, cest bien ; saper les principes mmes de cette idologie, cest encore mieux. Or cest leffet auquel aboutit la thmatique typiquement dickienne du flou entourant les frontires entre rel et irrel, humain et non humain, mme si cette thmatique relve au dpart de proccupations touchant ltre intime de Dick. En mettant en scne une ralit labile, sujette dtranges drapages, en un mot toute relative, en campant des mutants, des robots, des extraterrestres plus humains que ceux qui se prtendent tels, lauteur de Reconstitution historique , Le monde quelle voulait , Lhomme dor , tre humain, cest... , Limposteur - pour ne citer que ces textes parmi les plus mmorables de ce volume bat en brche la pense unique et les certitudes dairain qui sont la base de toutes les formes de totalitarisme. Et si certains mutants, robots et extraterrestres sont malintentionns, authentiquement dangereux, la bonne heure ! Cela achve de brouiller les cartes et de rendre le monde sa complexit. Les incursions dans le fantastique, dont on trouvera ici quelques exemples, dont lmouvant Des pommes rides , relvent de la mme dmarche. Comme il lexplique dans sa lettre M. Haas , que nous citons en introduction, Dick ne devait pas persister dans cette voie pour des raisons commerciales, mais la pense mythique et onirique dont procde le fantastique lintresse en tant quil y pressen(t) une signification qu(il) ne pourrai(t) dfinir rationnellement (...) [car] ces symboles ne sont peut-tre pas rductibles une description littrale exacte. Comme les images potiques, ils ne peuvent pas tre traduits . Bref, le fantastique trouble, interroge ; il fait trembler le rel.

Dick nen est donc plus la priode des essais. Non seulement son univers et sa mthode sorganisent de faon de plus en plus prcise, mais ses rcits sont de mieux en mieux conduits, accrochent ds la premire ligne pour aboutir des chutes saisissantes. Certes, les sujets sont souvent trs noirs, mais la distance humoristique que lon sent parfois dans leur approche, cette accumulation dides brillantes jetes tout vent traduisent une espce de jubilation cratrice, lenthousiasme de qui se sent devenir matre de son instrument. Une demi-douzaine de nouvelles tournent explicitement autour de lcriture et de la cration : ce nest certainement pas un hasard. Et puis il y a - dj - quelques chefs-duvre : Limposteur, qui, de 1955, soit deux ans aprs sa parution, 1986, allait tre repris dans une quinzaine danthologies en langue anglaise ; Une petite ville et Sur la terre sans joie , qui slvent au niveau des plus vertigineux pisodes de La Quatrime Dimension ; et surtout Le pre truqu , qui devait non seulement figurer dans nombre danthologies amricaines mais, sa parution en France dans le numro davril 1956 de Fiction, catapulter Dick au rang des auteurs avec qui il fallait dsormais compter. coutons Alain Dormieux, alors charg du choix des nouvelles anglo-saxonnes destines la revue, dans sa prface aux Dlires divergents de Philip K Dick : Demble, cest le choc. De ce premier contact date ma passion pour luvre de Dick. Sous le coup de lenthousiasme, je dcide de traduire moi-mme la nouvelle (...) cette occasion, juse dailleurs dun procd dplorable, que je ne saurais trop dconseiller aux traducteurs. Jugeant la conclusion un peu plate par rapport au climat horrifique de la nouvelle, je dcide de la modifier en y ajoutant un effet de chute imagin par moi3 (...) En tout cas, cette fois, cest en France une petite rvlation. La nouvelle fait un boum. Elle sera reprise par la suite dans diverses anthologies. Il y a enfin les nouvelles contenant en germe de futurs romans : Plante pour htes de passage , dont sinspirent certains chapitres3 Soit la phrase finale suivante, qui a longtemps perdur dans les reprises de ce texte : des centaines de kilomtres de l, une autre bte semblable la premire sortait de son souterrain et allait se terrer au creux dun dpotoir.

de Deus irae (1976) ; Les assigs , qui deviendra Les Clans de la lune alphane (1964); Sur la terre sans joie , o la rduction prolifrante du multiple lunique annonce Glissement de temps sur Mars (1964) et Le Dieu venu du Centaure (mme anne). Tournant dcisif, donc, que celui des annes 52-53. Priode cl dans la trajectoire littraire de Dick, qui, deux ans avant Loterie solaire, son premier roman publi, apparat tel quen lui-mme... Jacques Chambon

En guise dintroduction I Lauteur Un jour, quand jtais trs jeune, je suis tomb par hasard sur un magazine, juste en dessous des illustrs, qui sintitulait Stirring Science Stories4. Jai fini par lacheter et le ramener la maison - en lisant tout le long du chemin. L au moins il y avait des ides, des ides pleines de vitalit et dimagination. Avec des hommes qui se baladaient dans tout lunivers, et jusque dans les particules subatomiques, mais aussi dans le temps; il ny avait aucune limite. La notion de socit, de milieux uniques se trouvait tout coup transcende. La s.t.f, puisqualors on appelait a de la scientifiction , tait dessence faustienne; elle vous levait et vous emmenait toujours plus loin. Javais douze ans lpoque. Mais je voyais dj dans la s.t.f. la mme chose quaujourdhui : un moyen de donner les pleins pouvoirs limagination - en y introduisant bien sr un principe organisateur fond sur la raison et la cohrence interne. Au fil des ans, la s.t.f. a volu et pris de lampleur en acqurant une maturit qui lui a confr une plus grande conscience sociale et le sens de sa responsabilit en la matire. Personnellement, jai commenc envisager den crire quand je lai vue passer du stade fusil rayons ltude de lhomme dans des contextes sociaux complexes et varis. Jaime crire de la s.t.f. Elle est essentiellement un moyen de communication entre moi-mme et ceux qui sont aussi proccups que moi par le tour que vont prendre les vnements. Mon pouse et mon chat Magnificat prouvent une certaine inquitude lgard de cette passion. Comme la plupart des amateurs du genre, jentasse les magazines, les cartons pleins de notes et autres coupures, sans parler des dbuts de rcits et tout un norme bureau aux tiroirs pleins de4 Histoires scientifiques passionnantes. (N.d.T.)

textes et rfrences divers stades dutilisation. Les voisins disent que jai lair de lire et dcrire beaucoup . Mais je suis sr que notre dvotion tous finira par porter ses fruits. Un jour, nous verrons peut-tre des magazines de s.t.f. dans les bibliothques publiques, voire scolaires. Philip K. Dick Introducing the Author (1953), cit dans The Shifting Realities of Philip K Dick, par Lawrence Sutin, Panthon Books, 1995. Traduit par Hlne Collon

II Lettre M. Haasle 16 septembre 1954 Cher M. Haas, [...] Je suis en train de mettre la dernire main un roman qui moccupe par intermittence depuis plusieurs annes ; la version dfinitive demande par mon agent est sur mon bureau depuis maintenant neuf mois. Je compte bien men acquitter une bonne fois pour toutes. Aprs cela, je serai un peu plus disponible5. [...] Vous le savez, jai une prfrence secrte pour le fantastique ; seulement, il se trouve que celui-ci est en train de disparatre du march. [Anthony] Boucher nose plus publier de longs textes fantastiques ; les lecteurs nacceptent plus que les longs textes de science-fiction. Poul Anderson, lui, dit que son feuilleton paru dans Fantasy and Science Fiction relevait lorigine du fantastique, mais quon lui a demand dy introduire un lment scientifique afin den faire de la science-fiction. Petit petit, moi-mme et dautres auteurs nous sommes vu dcourager de poursuivre dans cette voie. On nous affirme quil ny a pas de dbouchs, que le fantastique se meurt, quil est pass de mode, anachronique. Pendant la Convention 6, jai mme fait cadeau un fanzine dune de mes nouvelles fantastiques, tant javais perdu tout espoir de la placer dans un magazine diffusion nationale 7. Vous comprendrez donc que japprcie vos compliments sur mes nouvelles fantastiques de jeunesse. Jai pris plaisir les crire, et je5 Il sagit probablement de Loterie solaire. (N.d.l. Paul Williams) 6 Il sagit de la Convention mondiale de science-fiction San Francisco, 1954 (Ibid). 7 Je nai connaissance daucune nouvelle de Dick parue lpoque dans un fanzine ; peuttre la publication en question na -t-elle jamais vu le jour ; moins que Dick nait chang davis... ou quil existe une nouvelle indite de lui quelque part, dans une collection de fanzines rares, attendant dtre redcouverte. (Ibid.)

regrette quil ny ait plus rien pour minciter en rdiger dautres. Lcrivain ne travaille pas dans le vide ; si les lecteurs napprcient pas ce quil fait, sils nen veulent pas, alors lcriture perd de son intrt ses yeux. Mais vous, cet intrt pour le fantastique, dans une certaine mesure, vous avez su le faire renatre. Deux choses me viennent lesprit. Jai crit il y a deux ans un roman fantastique dont je dtiens encore le manuscrit. Il compte peu prs quatre-vingt mille mots. Mon agent nen veut pas sous prtexte quil ny a pas de march pour lui. Jai mme envisag de le placer moi-mme. Seul problme, ce nest pas le style de fantastique quon trouve dans les magazines spcialiss. Cest plutt du fantastique psychologique de type onirique, un peu la Kafka, si vous voyez ce que je veux dire, ou dans le genre de The Man Who Was Thursday. Il ny a pas de postulat fantastique - pas de point de dpart fantastique dont tout le reste dcoule de manire logique. Au contraire, le rcit commence dans un monde naturel, prosaque, normal, comme dans Fear de [Ron] Hubbard - bref, un monde ordinaire. Et partir de l, le rcit drape dans le fantastique pur , comme dit mon agent ; personnellement, je dirais quil atteint progressivement les strates les plus profondes du fantastique, celles qui ont le plus denvergure ; cest un voyage dans les rgions oniriques du symbolisme, de linconscient, etc., tel quon en trouve dans Alice au pays des merveilles, qui sachve sur un vritable cataclysme de fantastique onirique. Si je vous tiens ce discours, cest pour apporter une prcision : je ne suis pas certain que lamateur voie du fantastique dans ce texte. Il ny trouvera peut-tre que des investigations psychologiques morbides et nvrotiques pour cerveaux malades , comme a tendance dire [Lester] del Rey. En ralit, je pense que tous les cerveaux humains, quils soient ou non malades, comportent des aires imprgnes de symbolisme onirique; et je ne vois rien de morbide dans ces univers symbolistesl... Ils possdent leur logique, leur structure eux, et entretiennent des rapports qui leur sont propres, comme la montr Lewis Carroll. Ce nest absolument pas un monde chaotique et sans forme... En tout

cas, il me fascine. Mais peut-tre ne revt-il pas le mme intrt aux yeux des amateurs de fantastique. Pourtant, je ne vois pas quel autre nom lui donner. Si je range luvre de Kafka dans la catgorie fantastique , par exemple, cest faute de meilleure tiquette. Mme chose pour Silent Snow, Secret Snow de Conrad Aiken, La Montagne magique de Thomas Mann et, sans nul doute, pour Liliom de Molnar, ou encore les pices de thtre des frres Capek et cette horreur dOiseau bleu de Maeterlink, sans parler du Peer Gynt dIbsen. Pour moi, mythe et rve sont lis; je considre le mythe comme un contenu symboliste archtypique, archaque et intemporel, produit de linconscient individuel. Contes de fes, mythes et rves relvent dun mme processus. Et je ny vois dcidment rien de morbide... Le fondeur de boutons de Peer Gynt, par exemple, me terrifie audel de toute expression. Jy pressens une signification profonde que je ne pourrais dfinir rationnellement. Cest peut-tre pour cela, dailleurs, quIbsen a choisi cette reprsentation-ci ; ces symboles ne sont peut-tre pas rductibles une description littrale exacte. Comme les images potiques, ils ne peuvent pas tre traduits 8. [...] Pour ce qui est de rencontrer C.A.S. [Clark Ashton Smith], nous allons sans doute tre obligs de reporter cela jusqu ce que jy voie un peu plus clair dans mon travail. En outre, Poul Anderson, moi-mme, [Reginald] Bretnor et un autre essayons en ce moment de mettre sur pied un atelier dcriture, ce8 Les ellipses sont de lauteur ; rien na t supprim. quel roman Dick fait -il rfrence? Jai cru un instant quil sagissait des Pantins cosmiques, mais cette longue nouvelle est arrive (sous le titre A Glass of Darkness ) chez son agent en aot 1953, donc un an avant cette lettre, et ne faisait de toute faon que trente-huit mille mots. Les expressions depuis deux ans , quatre-vingt mille mots et fantastique psychologique de style onirique me font plutt penser Voices from the Street, que [Greg] Rickman date du milieu de lanne 1952 . (Le manuscrit compte nettement plus de quatrevingt mille mots, mais il se peut trs bien quil en ait exist une version abrge, aujourdhui disparue.) Dans ce cas, je nen conclus pas que Dick considrait davantage Voices comme une uvre fantastique que comme un roman de littrature gnrale ; je crois plutt que dans cette lettre, il met son ide lpreuve en se prsentant comme auteur de fantastique frustr, profitant de ce que le manuscrit en question prend la poussire depuis longtemps sans trouver de crneau. Les autres possibilits sont moins crdibles : il ferait allusion ici Gather Yourselves Together, ou encore un autre roman inconnu de nous. (N.d.l. Paul Willia ms.)

qui me prend galement beaucoup de temps ; mais ds que le problme sera rsolu, je serai plus libre de mes mouvements. [...] Dans lintervalle, croisons les doigts et prions pour que les dernires lueurs du fantastique ne steignent pas tout fait. Cordialement, Phil Dick cit dans The Philip K Dick Society Newsletter, n29, sept. 1992. Traduit par Hlne Collon

Tant quil y a de la vie.. Pour lamour du ciel, Joan ! Joan Clarke perut le ton exaspr de la voix de son mari, qui lui parvenait pourtant par le haut-parleur mural. Elle jaillit de son sige install devant le vidcran et se prcipita dans la chambre. Bob fouillait dans le placard en fulminant, dcrochant vestes et costumes pour les jeter ple-mle sur le lit, le visage cramoisi de colre. Que cherches-tu ? Mon uniforme. O est-il? Cest bien l quon le range, non? Mais oui. Laisse-moi regarder. Bob scarta de mauvaise grce; Joan alla actionner le tri automatique. Les costumes se mirent dfiler rapidement sous son regard scrutateur. Il tait environ neuf heures du matin. Le ciel tait dun bleu clatant, sans le moindre nuage. Ctait une douce journe printanire de la fin avril. Dehors, le sol tait dtremp et noirci par les pluies de la veille. De la terre fumante pointaient dj quelques pousses vertes ; les trottoirs luisaient dhumidit et les rayons du soleil accrochaient des perles scintillantes aux brins dherbe des pelouses. Le voil. Joan arrta la trieuse ; luniforme lui tomba dans les bras et elle le porta son mari. La prochaine fois, pas la peine de te mettre dans tous tes tats. Merci. Bob lui adressa un sourire gn, puis tapota luniforme. Mais regarde, il est tout froiss. Je croyais que tu devais le faire nettoyer, ce satan machin. Ne ten fais pas. Joan mit en marche le valet-de-lit, qui retendit puis borda les draps et les couvertures. Pour finir, le dessus-de-lit vint sans un pli recouvrir les oreillers. Quand tu lauras port un moment, il ny paratra plus. Bob, je nai jamais connu personne daussi maniaque que toi.

Excuse-moi, ma chrie, murmura-t-il. Quest-ce qui ne va pas ? Joan sapprocha et posa la main sur son paule robuste. Quelque chose te tracasse ? Non, rien. Dis-moi. Bob entreprit de dfaire les boutons de son uniforme. Rien dimportant. Je ne voulais pas tinquiter avec a. Hier, au boulot, Erickson ma appel pour minformer que ma division allait tre rappele. Apparemment, on les convoque deux par deux maintenant. Dire que je me croyais tranquille pendant six mois! Oh, Bob! Tu aurais d men parler! On a eu une longue conversation, Erickson et moi. Bon Dieu, je lui ai dit, mais jen reviens peine! Je le sais bien, Bob, ma-t-il rpondu. Et je suis navr, crois-moi; seulement je ny peux rien. On est tous dans la mme galre. De toute faon, a ne sera pas long. Autant sen dbarrasser tout de suite. Cest le problme martien. Ils en font tout une histoire. Voil ce quil ma dit ; mais gentiment, hein ! Erickson est un chic type, pour un Chef de Secteur. Quand... quand dois-tu partir? Je suis convoqu au spatioport midi, rpondit Bob en consultant sa montre. Ce qui me laisse trois heures. Et quand reviens-tu? Eh bien, sans doute dici un jour ou deux. Si tout va bien. Enfin, tu sais comment a se passe ; on ne peut jamais tre sr de rien. Rappelle-toi, en octobre dernier, jai t absent toute une semaine. Mais ctait une exception. Aujourdhui, la rotation entre les sections est si rapide quon est pratiquement rentr avant dtre parti. Tommy sortit ce moment-l de la cuisine pour venir faire un petit tour dans la chambre. Quest-ce quil y a, papa ? Il remarqua luniforme. Dis, tu vas encore y aller ? Eh oui.

Ravi, ladolescent sourit de toutes ses dents. Cest cette histoi re avec les Martiens ? Jai suivi a au vidcran. Ces Martiens, on dirait des bouquets dherbe sche. Cest sr, vous allez les faucher comme un rien. Bob rit et donna une bonne tape dans le dos de son fils. Cest eux quil faut le dire, Tommy. Jaimerais tellement y aller, moi aussi ! Lexpression de Bob changea; son regard acquit une duret de silex. Eh bien, tu as tort, mon gars. Il ne faut pas parler comme a. Il y eut un silence embarrass. Ce nest pas ce que je voulais dire, grommela Tommy. Oublions tout a, fit Bob avec un sourire qui se voulait dtendu. Et maintenant, dehors tous les deux, que je puisse mhabiller. Joan et Tommy quittrent la pice. La porte se referma en coulissant. Bob se dbarrassa de sa robe de chambre et de son pyjama, quil jeta sur le lit avant denfiler son uniforme vert fonc; puis il laa ses bottes et alla rouvrir la porte. Joan avait sorti sa valise du placard de lentre. Tu lemportes, nest-ce pas? Oui, merci, rpondit Bob en soulevant lobjet. Allons la voiture. Tommy tait dj riv au vidcran : sa journe dcole avait commenc. Une leon de sciences naturelles tait en cours. Bob et Joan descendirent dans le jardin, puis empruntrent lalle pour gagner la voiture, gare au bord du trottoir. Bob lana la mallette lintrieur et sassit au volant. Pourquoi devons-nous combattre les Martiens ? demanda tout coup Joan. Dis-le-moi, Bob. Explique-moi. Bob alluma une cigarette; la fume flotta quelques instants dans lhabitacle. Allons ! Tu le sais aussi bien que moi. De sa grosse

main, il tapota llgant tableau de bord. cause de a. Que veux-tu dire? Le servomcanisme fonctionne au rexrode. Et les seuls gisements de rexrode de tout le systme se trouvent sur Mars. Si nous perdons Mars, nous perdons aussi cela. Sa main courut sur le tableau de bord poli. Comment ferions-nous pour nous dplacer, alors? Je te le demande. Ne pourrait-on pas revenir la conduite manuelle? Il y a dix ans, ctait encore possible. Parce quon roulait encore cent cinquante kilomtres-heure. Mais comment veux-tu conduire toi-mme la vitesse quon atteint de nos jours ? Pour reprendre la conduite manuelle, il faudrait ralentir lallure. Quel mal y aurait-il cela? Chrie, rtorqua Bob en riant, nous vivons cent quarante kilomtres de la ville. Crois-tu vraiment que je garderais mon boulot si je devais faire tout le chemin cinquante lheure ? Je passerais ma vie sur la route. Joan resta silencieuse. Tu vois donc quon a besoin de ce satan rexrode. Cest lui qui rend possible les servomcanismes. Nous en sommes dpendants ; il nous le faut. Nous devons poursuivre lexploitation des mines martiennes. Nous ne pouvons absolument pas nous laisser souffler les gisements de rexrode par les Martiens. Tu saisis? Je saisis. Comme lanne dernire, sur Vnus, le minerai de kryon. Il nous le fallait absolument l aussi. Alors tu es parti te battre sur Vnus. Mais ma chrie, sans kryon les murs de nos maisons ne pourraient se maintenir une temprature uniforme. Cest la seule substance inerte du systme qui sajuste delle-mme aux variations de temprature. Tu te rends compte, si nous devions revenir au chauffage par le sol comme au temps de mon grand-pre! Et lanne davant, ctait la lonolite de Pluton.

Le seul matriau connu avec lequel on puisse fabriquer les mmoires de nos ordinateurs ! Le seul mtal rellement capable de rtention! Sans lui, on pourrait dire adieu toutes les grosses machines. Et sans elles, nous nirions pas bien loin, tu le sais aussi bien que moi. Daccord. Chrie, tu sais bien que je nai aucune envie dy aller. Mais cest mon devoir. Cest notre devoir tous. Bob dsigna la maison. Tu as vraiment envie de perdre tout a? De vivre comme dans lancien temps? Non , reconnut Joan avant de scarter de la voiture. Tu as raison, Bob. Alors demain ou aprs-demain, alors? Jespre. Le problme devrait tre vite rgl. On a aussi rappel la majorit des divisions new-yorkaises. Celles de Berlin et dOslo sont dj sur place. a ne devrait pas prendre trop longtemps. Bonne chance. Merci , fit Bob en fermant la porte, ce qui fit automatiquement dmarrer le vhicule. Dis au revoir Tommy pour moi. La voiture sloigna en prenant de la vitesse ; son servomcanisme linsra adroitement dans le flux ininterrompu de vhicules se succdant toute allure sur lautoroute, qui droulait son ruban bariol travers la campagne en direction de la ville lointaine. Joan la suivit un moment des yeux puis revint dun pas lent vers la maison. Bob ne revint jamais de Mars, et Tommy devint pour ainsi dire lhomme de la maison. Joan le fit dispenser dcole, et quelque temps plus tard il sembaucha comme technicien de laboratoire au Centre de Recherches Gouvernemental voisin. Un soir, Bryan Erickson, le Chef de Secteur, vint faire un saut histoire de voir comment ils sen sortaient. Vous tes drlement bien installs ici , dit-il en allant de pice en pice. Tommy se rengorgea. Nest-ce pas? Mais asseyez-vous donc, mettez-vous laise.

Merci. Erickson jeta un il dans la cuisine, qui prparait toute seule le repas du soir. Et bien quips, avec a ! Vous voyez cet appareil? fit Tommy qui stait approch. Audessus du four? quoi sert-il? Cest un slecteur gastronomique ; il nous programme une nouvelle recette chaque jour. On na pas se proccuper de ce quon va faire manger. tonnant! commenta Erickson en jeta un regard Tommy. Vous semblez vous dbrouiller merveille. Joan leva les yeux du vidcran et dclara dune voix neutre, atone : Autant que possible en tout cas. Erickson poussa un petit grognement et revint dans le salon. Bon, eh bien, je crois que je vais y aller. Pourquoi tiez-vous venu? demanda Joan. Pour rien de particulier, Mrs. Clarke. Erickson ft une pause sur le seuil. Ctait un homme corpulent, au visage rougeaud, qui frisait la quarantaine. Ah, si tout de mme. Quoi donc ? interrogea Joan dune voix totalement dnue dmotion. Tom, as-tu rempli ta carte dAffectation sectorielle? Ma quoi? La loi toblige te faire recenser dans ce secteur mon secteur. Il plongea la main dans sa poche. Jai quelques cartes vierges sur moi. Mince! laissa chapper Tommy, un peu effray. Dj! Je croyais que a narriverait pas avant mes dix-huit ans. Le rglement a t modifi. Nous avons ramass une sacre dculotte sur Mars, et certains secteurs narrivent plus atteindre leur quota. Maintenant, nous sommes obligs de ratisser plus large. Il eut un sourire bon enfant. Vous tes dans un bon secteur, vous

savez. On samuse bien, en manuvres, et tester les nouveaux quipements. Jai fini par convaincre Washington de nous allouer une escadrille complte des tout rcents mini-chasseurs biracteurs. Dans mon secteur, chaque homme en a un pour lui. Les prunelles de Tommy sallumrent. Vrai? Le pilote a mme la permission de sen servir le week-end. On peut le garer sur sa pelouse. Vous tes srieux? Tommy sassit au bureau et se mit remplir allgrement une carte dAffectation. Oui, souffla Erickson, nous passons de bons moments. Entre deux guerres, intervint doucement Joan. Vous disiez, Mrs. Clarke? Rien. Erickson rcupra la carte dment remplie et la rangea dans son portefeuille. Ah! propos... Tommy et Joan se tournrent vers lui. Vous avez sans doute vu la guerre du glco au vidcran. Donc vous tes au courant. La guerre du glco? Tout notre glco vient de Callisto. a se fabrique partir du pelage de certains animaux. Il se trouve que les autochtones posent quelques problmes; ils prtendent que... Quest-ce que cest que a, le glco ? demanda Joan dun ton angoiss. Cest le truc qui fait que votre porte dentre ne souvre que pour vous. a ragit votre mode de pression. Et cest fait partir de ces animaux. Un silence couper au couteau tomba dans la pice. Bon, jy vais, ft Erickson en se dirigeant vers la porte. Tom, rendez-vous au prochain stage de formation, daccord? Il ouvrit la

porte. Daccord, fit Tom dans un murmure. Alors bonsoir. Erickson referma derrire lui. Mais il faut que jy aille! sexclama Tommy. Pourquoi? Ils y vont tous. Tout le secteur a t mobilis. Ce nest pas juste, rtorqua Joan en regardant fixement par la fentre. Mais si je ny vais pas, nous perdrons Callisto. Et si nous perdons Callisto... Je sais. Nous serons obligs de trimballer des clefs pour ouvrir les portes; comme nos grands-pres. Exactement. Tommy se tourna dun ct et de lautre en bombant le torse. De quoi ai-je lair ? Joan ne rpondit pas. Eh bien, de quoi ai-je lair ? insista le jeune homme. Est-ce que a me va ? Et en effet, Tommy avait belle allure dans son uniforme vert fonc. Droit, lanc, il prsentait bien mieux que Bob qui, les dernires annes, avait pris du poids et un peu perdu ses cheveux. Tommy, lui, arborait une paisse chevelure brune; lenthousiasme lui rosissait les joues et faisait briller ses yeux bleus. Il coiffa son casque et boucla la mentonnire. Cest bon ? insista-t-il. Parfait, opina Joan. Embrasse-moi ; dis-moi au revoir. Je pars pour Callisto. Je serai de retour dans deux ou trois jours. Au revoir. Tu nas pas lair trs contente.

Effectivement, je ne suis pas trs contente. Tommy revint de Callisto sain et sauf, mais durant la guerre du trektone, sur Europa cette fois, un incident se produisit bord de son mini-chasseur biracteur et lunit revint sans lui. Le trektone, expliqua Brian Erickson, sert fabriquer les tubes de vidcran. Cest trs important, Joan. Je vois. Vous connaissez comme moi lintrt du vidcran. Tout notre systme ducatif, toute la diffusion des informations en dpendent. Cest grce lui que nos enfants font leurs tudes. Cest aussi lui qui gaie nos soires grce aux chanes-plaisirs et les divertissements quelles proposent. Vous ne voudriez quand mme pas quon en revienne ... Non, non ; bien sr que non. Je suis dsole. Joan agita la main et une table basse supportant une cafetire fumante entra en glissant dans le salon. Lait ? Sucre ? Sucre seulement, merci. Erickson prit sa tasse et, assis sur le sofa sans rien dire, se mit tourner sa petite cuillre entre deux gorges de caf. Tout tait calme dans la maison. Il tait tard, environ onze heures du soir. Les rideaux taient tirs. Dans un coin de la pice, le vidcran fonctionnait en sourdine. Dehors, le monde tait obscur, immobile, lexception dune lgre brise qui faisait frmir les cdres au fond du jardin. Vous avez des nouvelles des divers fronts ? questionna Joan au bout dun moment en se laissant aller en arrire et en lissant sa jupe. Les fronts ? rpta Erickson. Ma foi, il y a du nouveau dans la guerre de lidrium, en effet. O cela se passe-t-il? Sur Neptune. Tout notre idrium provient de Neptune. Et quoi sert-il ?

Joan sexprimait dune voix tnue, lointaine, comme si elle tait des milles de l. Son visage tait ferm, ses traits ples et soumis une espce de tension, comme si un masque sy tait dfinitivement plaqu, lui donnant cet air distant. Les infodtecteurs, expliqua Erickson. Cest le revtement didrium qui les rend aptes dceler les vnements mesure quils se produisent et les envoyer lcran. Sans lui, nous serions obligs de revenir au reportage et la rdaction manuelle. Ce qui introduirait un facteur subjectif. Une vision tendancieuse de linformation. Alors que les systmes idrium, eux, sont dune totale impartialit. Joan hocha la tte. Pas dautres nouvelles ? Gure plus. Il est question dmeutes possibles sur Mercure. Que tire-t-on de Mercure? Lambroline, quon emploie dans toutes sortes de slecteurs automatiques. Celui de votre cuisine, par exemple, qui compose seul vos repas. Il est base dambroline. Joan regarda fixement le fond de sa tasse. Les Mercuriens... estce quils nous attaquent? Il y a eu quelques meutes; bref, lagitation rgne. Plusieurs Secteurs ont dj t appels, dont Paris et Moscou. De grosses divisions, me suis-je laiss dire. Au bout dun moment Joan reprit : Vous savez, Bryan, je sens bien que vous aviez une ide derrire la tte en venant me voir. Mais non! Pourquoi cela? Je le sens. Alors, de quoi sagit-il ? Le visage dj rubicond dErickson sempourpra encore. Vous tes trs perspicace, Joan. Cest vrai, je suis venu avec une intention prcise. savoir ? Erickson passa la main sous sa veste et en retira un feuillet ronotyp pli en trois, quil lui tendit. Sachez bien que lide ne

vient pas de moi. Je ne suis quun rouage dans une trs grosse machine. Il se mordit nerveusement la lvre. Cest cause des lourdes pertes que nous avons subies dans la guerre du trektone. On a besoin de se remplumer un peu. On a de gros problmes, daprs ce que jai entendu dire. Quest-ce que tout cela signifie ? questionna Joan en lui rendant la feuille. Je ne comprends rien ce charabia juridique. Eh bien, en labsence de membres masculins dans la famille, les femmes vont tre incorpores dans les Units sectorielles... Ah, je vois. Erickson se leva aussitt, visiblement soulag davoir accompli sa mission. Je dois y aller maintenant. Je tenais venir vous montrer personnellement ceci. On les distribue un peu partout. Lair subitement las, il rangea le papier. a ne laisse pas grand monde, hein ? Que voulez-vous dire? Dabord les hommes. Puis les enfants. Et maintenant les femmes. On va tous y passer, ou presque. Eh oui. Mais il doit bien y avoir une raison. Il faut tenir sur tous les fronts. Nous ne pouvons nous permettre dinterrompre lapprovisionnement. On en a trop besoin. Si vous le dites... Joan se leva lentement. un de ces jours, Bryan. Je repasserai plus tard dans la semaine. Alors bientt. Quand Bryan Erickson revint, la guerre de la nymphite venait dclater sur Saturne. Mrs. Clarke le fit entrer et il lui adressa un sourire dexcuse. Dsol de vous dranger de si bonne heure. Jai trs peu de temps car on mattend un peu partout dans le secteur. Que se passe-t-il ? demanda Joan en refermant la porte. Il portait son uniforme de Chef de Secteur, vert clair avec des

galons argents. Joan, elle, tait encore en robe de chambre. Il fait bon ici , dit Erickson en se rchauffant les mains contre le mur. Ctait une journe lumineuse mais glace. On tait en novembre. La neige recouvrait tout de son manteau immacul. Quelques arbres nus dressaient leurs branches ptrifies et comme strilises par le gel. Loin, au bout de lautoroute, le flot multicolore des vhicules de surface se rduisait une seule file. Il ny avait plus grand monde pour se rendre en ville. La plupart des voitures restaient au garage. Naturellement, vous tes au courant du problme Saturne, fit tout bas Erickson. Vous aurez vu cela aux informations... Il me semble en effet en avoir aperu quelques images vido. Cest du srieux. Et ces Saturniens sont de sacrs colosses. Bon sang! Ils doivent bien mesurer quinze mtres de haut. Joan hocha la tte dun air absent et se frotta les yeux. Dommage quils aient un matriau dont nous avons besoin. Avezvous djeun, Bryan? Oui, oui, merci bien. Erickson tourna son dos vers le mur. Que cest bon dtre ici, labri du froid. Comment faites-vous pour garder une maison aussi agrable, aussi propre ? Si ma femme pouvait en faire autant ! Joan alla remonter les stores. Quest-ce qui nous est tellement utile sur Saturne, cette fois? Il a fallu que ce soit la nymphite ! Tout le reste, on pouvait sen passer. Mais la nymphite, cest hors de question. A quoi cela sert-il? fabriquer tout le matriel utilis dans les tests daptitude. Sans elle, nous serions incapables de dterminer qui est tout dsign pour telle ou telle tche, et cela comprend le Prsident du Conseil plantaire lui-mme. Je comprends.

Grce aux testeurs nymphite, on sait reconnatre quoi tout un chacun est apte, vers quel genre de travail il convient de nous orienter. La nymphite est linstrument de base de la socit moderne ; cest elle qui nous permet de nous rpartir en catgories, de nous valuer. Sil devait arriver quoi que ce soit nos sources dapprovisionnement... Qui ne se trouvent que sur Saturne, je suppose? Malheureusement, oui. Les indignes se sont rvolts pour tenter de prendre le contrle des mines de nymphite. La lutte sannonce serre. Ils sont tellement grands... Les autorits sont contraintes de mobiliser tous les citoyens valides. Tous ? strangla subitement Joan en plaquant une main sur sa bouche. Mme les femmes? Malheureusement. Je suis dsol, Joan. Ce nest pas moi qui en ai dcid ainsi, vous ne lignorez pas. Personne ne souhaitait vritablement quon en arrive l. Mais si nous voulons sauvegarder tout cela, nous sommes obligs de... Mais alors, qui restera-t-il sur Terre? Erickson ne rpondit pas. Assis devant le secrtaire, il remplissait une carte, quil tendit ensuite Joan. Celle-ci la prit dun geste machinal. Votre carte dAffectation. Qui va rester ? rpta Joan. Dites-le-moi ? Est-ce quil va rester quelquun ? La fuse venue dOrion atterrit dans un rugissement assourdissant. Les tuyres crachrent des nuages de gaz ; peu peu les compresseurs se refroidirent, et le vacarme cessa. Pendant un temps il ny eut pas le moindre bruit. Puis une coutille se dvissa avec lenteur avant de se rabattre lintrieur du vaisseau. Ntgari-3 savana en brandissant devant lui un vrificateur conique datmosphre. Alors? mit mentalement son compagnon.

Atmosphre trop tnue. Pour nous. Mais suffisante pour certaines formes de vie. Ntgari-3 examina le paysage, collines, plaines et au-del. En tout cas, cest bien calme. Pas un bruit. Pas trace de vie, constata lautre en sortant du vaisseau. Quest-ce que cest que a, l? O? L-bas. Lucin-6 pointa son antenne polarise. Tu vois? On dirait un genre dunits dhabitation. De structures produites en srie. Les deux Orioniens amenrent leur navette au niveau de lcoutille, y prirent place puis labaissrent jusquau sol. Ntgari-3 aux commandes, ils partirent travers la plaine en direction de la masse qui se dcoupait sur lhorizon. De tous cts prolifrait une abondante vgtation tantt haute et vigoureuse, tantt petite et fragile avec des efflorescences multicolores. Beaucoup de formes de vie immobiles , observa Lucin-6. Ils traversrent ensuite un champ o des milliers dpis gris tirant sur lorange poussaient perte de vue au bout de tiges rigoureusement identiques. On dirait bien que tout a a t sem artificiellement, murmura Ntgari-3. Va moins vite. On approche dun difice. Ntgari-3 ralentit progressivement, jusqu ce que la navette soit presque larrt complet. Les deux Orioniens se penchrent par le sabord et scrutrent les alentours avec intrt. Devant eux se dressait une gracieuse construction entoure de plantes de toutes sortes : il y en avait de trs hautes, dautres au contraire qui tapissaient le sol, et aussi des parterres de fleurs stupfiantes. Sobre et plaisant, le btiment proprement dit tait visiblement le produit dune civilisation avance. Ntgari-3 sauta terre. Nous sommes peut-tre sur le point de rencontrer les fameux et mystrieux habitants de Terra. Il franchit

en toute hte le tapis vgtal qui recouvrait uniformment le sol et atteignit la terrasse. Lucin-6 le rejoignit et tous deux examinrent la porte. Comment fait-on pour ouvrir ? sinterrogea-t-il. Au moyen de leurs armes ils pratiqurent un trou bien net autour de la serrure et la porte coulissa. La lumire salluma automatiquement. Les murs dispensaient une douce chaleur. Quel perfectionnement ! Quelle civilisation avance ! Ils dambulrent de pice en pice en dcouvrant tour tour le vidcran, la cuisine complexe, le mobilier de la chambre, les rideaux, les siges, le lit. Mais o sont les Terriens? finit par dire Ntgari-3. Ils ne vont srement pas tarder. Ntgari-3 faisait ls cent pas. Jai un curieux pressentiment. Je narrive pas mettre lantenne dessus. Une espce de malaise. Il hsita. Est-il possible quils ne reviennent pas, aprs tout? Pourquoi donc ? Lucin-6 se mit manipuler le vidcran. Cest peu probable. Attendons-les. Ils vont revenir. On ne les voit pas , dclara Ntgari-3 en regardant par la fentre avec une certaine nervosit. Pourtant, ils doivent tre l. Ils nont tout de mme pas pu partir en laissant tout cela derrire eux. O seraient-ils alls? Et pour quelle raison? Ils vont revenir. Le vidcran mit des parasites. Pas trs impressionnant. Jai comme le pressentiment que nous attendons pour rien. Si les Terriens ne rapparaissent pas, fit Lucin-6 dun ton pensif en jouant avec les boutons du vidcran, on est confront une des plus grandes nigmes archologiques de tous les temps. Je resterai monter la garde , commenta Ntgari-3, impassible.

Des nues de MartiensTed Barnes entra et, tout frmissant, le visage dfait, jeta son manteau et son journal sur le fauteuil. Encore une ! marmotta-t-il. Toute une nue! Il y avait mme une de ces sacres bestioles sur le toit des Johnson. Quand je suis arriv ils taient en train de la faire tomber avec une perche. Lena vint ramasser son vtement, quelle alla accrocher dans la penderie. Heureusement que tu es rentr tout droit la maison. Quand jen vois une, jai les mains qui tremblent. Ted se laissa tomber sur le canap et chercha son paquet de cigarettes dans sa poche. Parole, a me met dans un tat ! Il alluma sa cigarette et souffla tout autour de lui un nuage de fume grise. Ses mains cessaient peu peu de trembler. Il essuya la sueur qui ourlait sa lvre suprieure et desserra sa cravate. Quest-ce quil y a pour dner? Du jambon. Lena se pencha pour lembrasser. Comment a se fait ? On fte quelque chose ? Non. Lena repartit vers la porte de la cuisine. Cest ce jambon fum en conserve que ta mre nous a donn. Je me suis dit quil tait temps de louvrir. Ted la regarda disparatre dans la cuisine, mince et sduisante avec son tablier en imprim de couleurs vives. Il soupira et se dtendit en se laissant aller contre son dossier. Le salon paisible, Lena dans la cuisine, le poste de tlvision qui fonctionnait tout seul dans son coin... tout cela le rconfortait un peu. Il dlaa ses souliers et sen dbarrassa dune ruade. Lincident navait dur que quelques minutes, mais il lui avait paru beaucoup plus long. Pendant une ternit il tait rest fig sur le trottoir, les yeux rivs au toit des Johnson. Les cris des hommes, la perche... ... et cette chose drape sur larte du toit, cette espce dinforme sac gris fuyant le contact de la perche, se rtractant tantt dans un sens, tantt dans lautre pour ne pas se faire dloger.

Ted frissonna. Il en eut un haut-le-cur. Il tait rest plant l regarder, incapable de dtourner les yeux. Puis un type lavait dpass en courant et en lui marchant sur le pied, et le charme stait rompu. Dlivr, il stait loign au plus vite, soulag et branl la fois. Bon sang...! La porte de derrire claqua. Jimmy fit son entre dans le salon dun pas nonchalant, les mains dans les poches. Salut, Ppa. Il sarrta prs de la porte de la salle de bains et contempla son pre. Quest-ce qui tarrive ? Tas lair tout drle. Viens un peu par ici, Jimmy. Ted crasa sa cigarette. Il faut que je te parle. Faut que jaille me dbarbouiller avant dner. Viens tasseoir. Le dner attendra. Jimmy vint se hisser sur le canap. Quest-ce qui se passe ? Quest-ce quil y a ? Ted dvisagea son fils, avec sa petite figure toute ronde, ses cheveux emmls qui lui retombaient dans les yeux et cette trane de crasse sur la joue. Jimmy avait onze ans. Le moment tait-il bien choisi pour lui parler? Ted serra amrement les dents. Autant le faire toute de suite, tant que lui-mme avait encore bien en tte le souvenir de lincident. Jimmy, il y avait un Martien sur le toit des Johnson. Je lai vu en rentrant de la station de bus. Les yeux de Jimmy sarrondirent. Tu veux dire une bestiole? Oui. On le faisait tomber avec un grand bton. Il y en a une nue dans le coin. Il en tombe une tous les trois ou quatre ans. Ses mains se remettaient trembler. Il alluma une autre cigarette. Cest --dire pas aussi souvent quavant. Ils arrivent de Mars par nues, par centaines de nues, la drive. Ils atterrissent dans le monde entier comme des feuilles mortes. Il frissonna. Des feuilles mortes balayes par le vent. Mince ! Jimmy sauta sur ses pieds. il y est encore ?

Non, tout lheure ils essayaient de le faire tomber. Tim se pencha vers son fils. coute-moi bien. Si je ten parle cest pour que tu te tiennes lcart de ces choses. Si tu en vois une, fais immdiatement demi-tour et prends tes jambes ton cou. Tu mentends? Ne ten approche jamais. Ny... Il hsita. Ny fais pas attention. Tourne les talons et pars en courant, le plus vite possible. Va chercher quelquun, arrte la premire personne que tu rencontres; dis-lui ce que tu as vu et rentre directement la maison. Compris ? Jimmy hocha la tte. Tu sais quoi ils ressemblent. On ta montr des photos lcole. Tu as d... Lena apparut dans lentre de la cuisine. Le dner est prt. Jimmy, tu nas pas fait ta toilette? Je lai arrt en chemin, intervint Ted en se levant. Javais lui parler. Souviens-toi bien de ce que te dit ton pre propos de ces bestioles, sinon gare au martinet. Jimmy partit en courant vers la salle de bains. Je vais me laver. Il claqua la porte derrire lui. Ted croisa le regard de Lena. Jespre quon sera bientt dbarrasss deux. Jai mme peur de sortir. a ne devrait plus tarder. Jai vu la tlvision quon tait mieux organis que la dernire fois. Lena calcula de tte. Cest la cinquime nue. On dirait que a se rarfie. Ce nest plus aussi frquent. La premire, ctait en 1958. La suivante en 59. Je me demande quand cela finira. Jimmy sortit en trombe de la salle de bains. table! Daccord, dit Ted. table. Ctait un aprs-midi radieux. Jimmy Barnes sortit en trombe de la cour de rcration, franchit le portail de lcole et se retrouva sur le trottoir. Son cur battait dexcitation. Il traversa pour rejoindre

Maple Street, puis Cedar Street en courant tout du long. Quelques personnes fouinaient toujours sur la pelouse des Johnson un policier et quelques curieux. On voyait une zone dvaste en plein milieu, une espce de dchirure dans le gazon. Autour de la maison, toutes les fleurs avaient t pitines. Mais pas trace de la bestiole. Mike Edwards vint lui donner un coup de poing sur le bras. Quoi de neuf, Barnes ? Salut. Tu las vue? La bestiole? Non. Mon pre la vue en rentrant du travail. Mon il! Je tassure. Il dit quon la faisait tomber avec une perche. Ralf Drake arriva vlo. O elle est ? Elle est partie ? Ils lont dj mise en pices, rpondit Mike. Barnes dit que son vieux la vue en rentrant chez lui hier soir. Il ma dit quils tentaient de la dloger coups de perche. Elle essayait de saccrocher au toit. Elles sont toutes dessches, toutes rides, prcisa Mike, comme si on les avait laisses trop longtemps pendues dans le garage. Comment tu le sais? demanda Ralf. Jen ai vu une, une fois. Ouais. Tu parles. Ils poursuivirent leur chemin sur le trottoir, Ralf poussant son vlo, sans cesser de se quereller tue-tte propos des bestioles. Ils tournrent dans Vermont Street et traversrent le grand terrain vague. Le prsentateur tl a dit quon les avait presque toutes trouves, commenta Ralf. Il ny en avait pas beaucoup, cette fois-ci. Jim donna un coup de pied dans un caillou. Jaimerais quand mme bien en voir une avant quils ne les dtruisent toutes.

Et moi, jaimerais en attraper une , dit Mike. Ralf sesclaffa. Si ten voyais une, tu tenfuirais tellement vite quau coucher du soleil, tu serais encore en train de courir. Ah ouais? Ouais, tu courrais comme un drat! Cause toujours. Je la descendrais coups de pierres, moi, cte bestiole! Et tu la ramnerais chez toi dans une bote de conserve ? Mike slana la poursuite de Ralf, ce qui lamena sur la chausse puis jusquau coin de la rue. La dispute se prolongea pendant toute la traverse de la petite ville; arrivs dans les quartiers populaires, de lautre ct de la voie ferre, ils se chamaillaient encore. Ils dpassrent la fabrique dencre, puis lendroit o les camions de la Western Lumber Company venaient prendre leur chargement de bois de charpente. Le soleil descendait sur lhorizon. Le soir approchait. Un vent froid se leva et chahuta les palmiers bordant la Hartly Construction Company. Salut ! dit Ralf. Il sauta sur son vlo et sloigna. Mike et Jimmy revinrent ensemble vers la ville et se sparrent dans Cedar Street. Si tu vois une bestiole, tu mappelles, dit Mike. Pas de problme. Jimmy remonta Cedar Street les mains dans les poches. Le soleil tait couch. Il faisait plus froid tout coup. Lobscurit tombait. Il marchait lentement, les yeux rivs au sol. Les rverbres sallumrent. De rares voitures passaient dans la rue. Derrire les rideaux des maisons, il apercevait fugitivement des pices brillamment claires, chaleureuses; des cuisines, des salles de sjour... un moment, il entendit un poste de tlvision tonitruer dans la pnombre. Puis il longea le mur de brique ceignant le domaine des Pomeroy. Le mur cda bientt la place une grille surmonte dimmenses pineux, sombres et immobiles dans le crpuscule.

Jimmy fit une pause le temps de sagenouiller pour rattacher son lacet. Une rafale de vent froid lenveloppa soudain et fit lgrement onduler les arbres. Dans le lointain, un train poussa une plainte lugubre qui rsonna dans le soir tombant. Lenfant pensa la table du dner, son pre dchauss, lisant les journaux. sa mre dans la cuisine, la tlvision qui murmurait toute seule, au salon douillet et bien clair. En se relevant, Jimmy vit quelque chose bouger au-dessus de sa tte, dans les arbres. Il se raidit. Quelque chose reposait dans les branches en oscillant au gr du vent. Il en resta bouche be, clou sur place. Une bestiole'. Une bestiole qui guettait, silencieuse, dans larbre. Une trs vieille bestiole, il le vit tout de suite. Il en manait une impression de scheresse, une odeur de poussire sculaire. Oui, une forme grise manifestement ancienne qui, immobile et silencieuse, stait plaque sur le tronc et les branches. Une espce de masse de toiles daraigne, de filaments poudreux et dentrelacs gristres accrochs larbre. Une prsence tnue, nbuleuse, qui lui fit dresser les cheveux sur la nuque. La forme se mit bouger, mais si lentement quil faillit ne rien remarquer. Elle glissait autour du tronc en ttonnant prudemment, centimtre par centimtre, cherchant son chemin comme si elle tait aveugle. Jimmy sloigna de la grille. Il faisait tout fait nuit pr sent. Le ciel tait dencre. Quelques toiles scintillaient froidement, inaccessibles flammches. Tout au bout de la rue, un autobus tourna langle en faisant gronder son moteur. Une bestiole, l, accroche dans larbre au-dessus de lui! Jimmy recula en catastrophe. Son cur battait douloureusement; il touffait. Sa vision se brouillait, son champ visuel sobscurcissait ou paraissait svanouir dans le lointain. La bestiole ntait qu une courte distance de lui, deux ou trois mtres seulement au-dessus de sa tte. De laide... il fallait quil appelle au secours. Quon fasse venir des hommes avec des perches pour dloger la bestiole\... quelquun!...

vite! Il ferma les yeux et sarracha de la grille. Il avait limpression dtre englouti dans un raz de mare, dans un ocan dchan qui lentranait, dferlait sur son corps et limmobilisait. Impossible de sen dgager. Il tait pris au pige. Il tcha de lutter. Un pas... un autre... puis un troisime... Cest alors quil lentendit. Ou plutt quil la sentit. Car il ny avait aucun son. Ctait comme un martlement dans sa tte, un murmure pareil celui de la mer. Le martlement venait se briser contre son esprit par petites vagues qui lentouraient de toutes parts. Jimmy ft halte. Le murmure tait doux, rythm. Mais insistant aussi, et mme pressant. Il commena se diffrencier, prendre forme et substance. Le flot se fractionnait en sensations, en images et en scnes distinctes. Des scnes... dun autre monde, de son monde elle. La bestiole lui parlait, lui dcrivait son monde, lui montrait scne aprs scne avec une impatience anxieuse. Laisse-moi , marmonna Jimmy dune voix pteuse. Mais les scnes affluaient toujours ; urgentes, insistantes, elles venaient lcher son esprit. Des plaines... un dsert immense, illimit. Un sol rouge sombre, craquel, ravin. Un lointain alignement de collines arrondies, poussireuses, rodes. Sur la droite, une cuvette voquant un gigantesque moule tarte vide bord dune crote saline, un anneau de cendre acide laiss par une eau depuis longtemps vapore. Laisse-moi ! rpta Jimmy en reculant encore dun pas. Mais les visions prenaient de lampleur et se succdaient, de plus en plus nombreuses. Il y eut des deux morts, des nuages de sable perptuellement fouetts par le vent, de vritables murs de sable parfois, ainsi que des tourbillons de poussire qui se gonflaient sans rpit sur fond de paysage dessch. De rares plantes rabougries, au pied des rochers. Et lombre des montagnes, des araignes gante s figes au centre dantiques toiles couvertes de poussire. Mortes labri des crevasses.

La perspective slargit. Une espce de conduit perait un sol rouge recuit par le soleil. Manifestement une bouche daration, signalant un habitat souterrain. La vue changea. Jimmy voyait prsent le cur de la plante en traversant des strates successives de roche fracasse. Ctait dcidment une plante toute fane, toute ride, o il ny avait plus ni feu ni humidit pour entretenir la vie. Sa peau se craquelait, sa pulpe se desschait et partait en poussire. Mais en son centre tait nich un habitat quelconque, un espace amnag au plus profond de la terre. Ctait l que Jimmy se trouvait maintenant, entour de bestioles qui glissaient en tous sens. On voyait aussi des machines, toutes sortes dappareils, des difices, des plantations ordonnes, des gnrateurs, des maisons individuelles, des salles pleines de matriel complexe. Des secteurs entiers de cet habitat taient inaccessibles, manifestement condamns. Il distingua encore des portes mtalliques rouilles, des machines ronges par la corrosion, des soupapes bloques en position ferme, des tuyaux qui partaient en poussire, des cadrans fendills, briss. Des chanes de production engorges, des rouages dents, de plus en plus de sections fermes et de moins en moins de bestioles... La scne changea nouveau. Ctait la Terre vue de trs loin, une petite sphre verte qui tournait lentement sur elle-mme, ensevelie sous les nuages. De vastes ocans, de leau bleue sur des kilomtres de profondeur, une atmosphre humide. Et les bestioles qui partaient la drive travers limmensit dsertique de lespace, lentement, pour se rapprocher de la Terre un peu plus chaque anne, une allure dsesprment lente. Puis ce fut une vue rapproche de la Terre. Une image presque familire. La surface dun ocan, une interminable tendue dcume que survolaient quelques mouettes, avec au loin un rivage. Un ocan terrien sous un ciel o filaient des nuages. On y voyait flotter dimmenses sphres mtalliques aplaties. Des embarcations artificielles dont la circonfrence atteignait plusieurs dizaines de mtres, et sur lesquelles reposaient en silence des

bestioles occupes puiser leau et les minraux de locan. La bestiole dans larbre essayait de lui dire quelque chose, de lui parler delle. Ces disques sur leau... les bestioles voulaient utiliser leau, vivre sur leau, la surface de locan. De gigantesques disques flottants couverts de bestioles... elle voulait quil le sache, quil voie leurs disques aquatiques. Elles voulaient seulement vivre en milieu marin, pas sur la terre. Uniquement sur leau - et elles sollicitaient sa permission lui. Rien que leau. Voil ce quelle essayait de lui dire : elles convoi taient les tendues deau qui sparaient les continents. La bestiole limplorait, prsent. Elle voulait connatre la rponse. Quil se prononce enfin, quil parle, quil donne son autorisation ! Elle attendait sa sentence, elle attendait, elle esprait, elle suppliait... Les visions svanouirent en un clin dil. Jimmy vacilla sous le choc et trbucha contre le trottoir. Il se releva dun bond et essuya lherbe mouille qui maculait ses mains. Il tait debout dans le caniveau. Il voyait toujours la bestiole immobile dans les branches. Elle tait presque invisible maintenant; il la discernait peine. Le martlement avait progressivement quitt son esprit. La bestiole stait retire. Jimmy tourna les talons et sen fut en courant. Il traversa la rue et, sanglotant, hors dhaleine, longea le trottoir oppos jusquau croisement de Douglas Street. Un homme solidement bti attendait larrt de bus, un panier-repas sous le bras. Jimmy se prcipita vers lui. Une bestiole, l-bas, dans larbre ! Il chercha son souffle. Dans ce grand arbre, l ! Tire-toi, mme, grommela lhomme. Mais cest une bestiole\ insista Jimmy dune voix que la panique rendait suraigu. Dans larbre ! Deux silhouettes masculines se profilrent dans la pnombre. Quoi ? Une bestiole ? O a?

Dautres personnes apparurent. O est-elle ? Jimmy fit de grands gestes. Dans le parc des Pomeroy. Un arbre prs de la clture. Un policier arriva. Quest-ce qui se passe ici ? Le gamin a repr une bestiole. Quon aille chercher une perche. Montre-la-moi, dit le policier en prenant Jimmy par le bras. Viens. Jimmy les mena jusquau mur de brique mais prit soin de se tenir lcart de la grille. L-haut. Dans quel arbre? Celui-l, je crois. On actionna une lampe lectrique, dont le faisceau sinsinua dans les arbres. Des lumires sallumrent chez les Pomeroy et la porte dentre souvrit. Quest-ce que vous faites l ? tonna la voix hargneuse de Mr. Pomeroy. On a trouv une bestiole. Napprochez pas. La porte se referma aussitt. L! Jimmy pointa lindex. Dans cet arbre-ci. Son cur cessa presque de battre. L-haut. O a? Je la vois. Le policier recula et dgaina son arme. Impossible de labattre comme a. Les balles se contentent de les traverser. Quon aille chercher une perche. Cest trop haut. Alors une torche enflamme. Une torche !

Deux hommes sloignrent en courant. Des vhicules sarrtaient. Une voiture de police freina et le ululement de sa sirne mourut progressivement. Des portires souvrirent, des hommes approchrent au pas de course. Un projecteur blouit tout le monde, puis localisa la bestiole et resta braqu sur elle. Elle tait toujours immobile, accroche son pineux. Dans la lumire crue, elle avait lair dun cocon gant cramponn en position instable. Puis elle se mit progresser de faon hsitante sur le pourtour du tronc, tendant des filaments pour sassurer une prise. Une torche, bon sang ! Quon apporte une torche enflamme ! Un homme arriva avec une planche arrache une palissade et laquelle on avait mis le feu. On versa de lessence sur des journaux entasss en rond au pied de larbre. Les branches basses prirent feu, timidement tout dabord, puis avec plus de hardiesse. Encore de lessence ! Un homme en tenue blanche approcha. Il tranait un bidon dessence dont il projeta le contenu sur larbre. Les flammes jaillirent et slevrent rapidement. Les branches noircissaient et crpitaient dans le brasier. Au-dessus de leurs ttes, la bestiole sbranla, puis se hissa maladroitement sur une branche suprieure. Les flammes la lchaient presque. Elle acclra lallure et grimpa en ondulant sur une branche encore plus haute, puis sur une autre. Regardez-la senfuir. Elle nira pas bien loin. Elle est presque en haut. On apporta encore de lessence. Les flammes bondirent nouveau. Un attroupement stait form de part et dautre de la grille, mais les policiers tenaient les badauds distance. Elle est partie par l ! Le faisceau lumineux suivit le mouvement de la bestiole. Elle a atteint le sommet ! Et en effet elle restait l, accroche sa branche, osciller davant

en arrire. Les flammes sautaient de branche en branche et se rapprochaient sans cesse. Elle sondait les alentours en dployant des filaments. Tout coup, une langue de feu leffleura. La bestiole crpita et un filet de fume sen leva. Elle brle ! Un murmure dexcitation se rpandit dans lassistance. Son compte est bon. La bestiole enflamme tentait gauchement de prendre la fuite. Soudain, elle tomba sur une branche infrieure et y resta suspendue une seconde, toute fumante et crpitante. Puis la branche cda avec un craquement dchirant. La bestiole tomba par terre, au milieu des journaux imbibs dessence. La foule rugit. On se pressa autour de larbre dans le plus grand dsordre. crasez-la ! Achevez-la! Pitinez-moi cette salet ! Des bottes sabattirent plusieurs reprises sur la bestiole jusqu en enfoncer les restes dans le sol. Un homme tomba puis scarta de justesse ; ses lunettes pendaient par une branche lune de ses oreilles. Des grappes de gens se poussaient mutuellement et en venaient aux mains pour atteindre larbre. Une branche enflamme se dtacha et quelques personnes battirent en retraite. Je lai eue!

Reculez! Dautres branches scrasrent au sol. La foule se dispersa et regagna la rue par petits groupes. On changeait des plaisanteries et des bourrades. Jimmy sentit la main du policier peser sur son bras et ses gros doigts senfoncer dans sa chair. Cest fini, petit. Ils lont eue?

Tu peux le dire. Comment tu tappelles? Je... Lenfant voulut rpondre mais juste ce moment -l une bagarre clata entre deux des badauds et le policier se prcipita. Jimmy sattarda un moment. La soire tait peu clmente. Un petit vent glac le transperait jusquaux os. Soudain, il se reprsenta nouveau son pre lisant le journal, tendu sur le canap, sa mre prparant le repas la cuisine, la maison bien douillette et bien claire. Il se dtourna et se fraya un chemin parmi les badauds pour regagner la rue. Derrire lui, la carcasse calcine de larbre slevait dans le soir, fumante et noircie. On pitinait quelques restes rougeoyants la base du tronc. La bestiole avait disparu. Tout tait fini, il ny avait plus rien voir. Jimmy courut jusque chez lui comme sil avait eu la bestiole ses trousses. Quest-ce que vous dites de a? lana Ted Barnes. Il tait assis un peu en retrait de la table, les jambes croises. La caftria tait pleine de bruits et dodeurs de nourriture. Les clients poussaient leurs plateaux sur les glissires devant eux en prenant des assiettes sur les prsentoirs. Ton gamin a vraiment fait a? fit Bob Walters, qui stait install en face de lui, sans dissimuler sa curiosit. Tu ne nous mnes pas en bateau au moins? demanda Frank Hendricks en abaissant un instant son journal. Cest la stricte vrit. La bestiole quon a eue chez les Pomeroy. Et a na pas t facile! Cest vrai, admit Jack Green. Le journal dit quun gamin la aperue et a prvenu la police. Ctait le mien, dit Ted en bombant le torse. Quest-ce que vous en pensez, les gars? Il a eu peur? voulut savoir Bob Walters. Bien sr que non! rpliqua Ted dune voix nergique.

Je parie que si. Frank Hendricks tait du Missouri. Je te dis que non. Il est all chercher les flics et les a conduits sur place - pas plus tard quhier soir. On tait table pour le dner, on se demandait o il tait pass. Je commenais me faire du souci. Ted Barnes ntait pas peu fier de son fils. Jack Green se leva en consultant sa montre. Cest lheure de retourner au bureau. Frank et Bob se levrent leur tour. A plus tard, Ted. Green assena une bourrade dans le dos de Ted. Un sacr fiston que tu as l, Barnes - bien le fils de son pre ! Ted sourit. Il na pas eu peur une seconde. Il les regarda sortir dans la rue anime par la circulation du milieu de journe. Au bout dun moment, il avala le reste de son caf, sessuya le menton et se leva lentement. Il na pas eu peur du tout - non, pas une seconde. Il rgla la note, se fraya un chemin vers la sortie, la poitrine toujours gonfle dorgueil. Il rentra au bureau en souriant aux passants, tout illumin par la prouesse de son fils, dont la gloire rejaillissait sur lui. Pas une seconde , murmura-t-il encore, empli dune fiert rayonnante. Pas une seule seconde !

Le banlieusardLe petit homme tait las. Il se fraya difficilement un passage vers le guichet travers la cohue du hall. Il attendit son tour avec impatience ; ses paules tombantes et les plis sans forme de son pardessus marron disaient toute sa fatigue. Suivant , coassa Ed Jacobson, le prpos. Le petit homme jeta un billet de cinq dollars sur le comptoir. Cest pour renouveler mon abonnement. Lancien est termin. Il lorgna lhorloge murale, derrire Jacobson. Bon sang, ce nest pas possible quil soit dj si tard! Jacobson prit le billet. Et un abonnement, un. Pour o a ? Maon Heights. Maon Heights ? Jacobson consulta sa planchette. a nexiste pas. Trs drle. Le visage du petit homme stait durci. Il avait pris un air souponneux. Dsol, mais Maon Heights, a nexiste pas. Alors je vois mal comment je pourrais vous vendre un billet pour y aller. Mais enfin, quest-ce que vous racontez! Cest l que jhabite ! Que voulez-vous que jy fasse ? Il y a six ans que je vends des billets et je vous dis que cet arrt nexiste pas. Le petit homme le dvisageait, les yeux exorbits par la stupfaction. Mais jy ai une maison ! Jy rentre tous les soirs, et... Tenez. Jacobson lui passa la planchette. Voyez vous-mme. Le petit homme se posta un peu lcart pour examiner les horaires de chemin de fer dun index tremblant, une ville aprs lautre. Alors, vous avez trouv ? senquit Jacobson en calant ses coudes sur le comptoir. Je vous lavais bien dit.

Assomm, lautre secoua la tte. Je ne comprends pas. a na pas de sens. Il y a une erreur quelque part. Il doit y avoir une... Alors, dun seul coup, le petit homme disparut. La planchette tomba sur le sol de ciment. En un clin dil il stait purement et simplement vapor. Jsus-Marie-Joseph ! strangla Jacobson. Sa bouche souvrit et se referma plusieurs fois de suite. Il ne restait plus que lhoraire tomb terre. Le petit homme, lui, avait cess dexister. Et alors ? demanda Bob Paine. Alors, je suis all ramasser la planchette. Le type avait vraiment disparu? Compltement. Jacobson spongea le front. Si vous aviez vu a! Dun coup, comme quand on teint la lumire. Sans un bruit. Sans le moindre mouvement. Paine alluma une cigarette en senfonant dans son fauteuil. Laviez-vous dj vu ? Non. Quelle heure tait-il? peu prs lheure quil est maintenant, cest--dire environ cinq heures. Jacobson se dirigea vers son guichet. Jai du monde qui arrive. Maon Heights... Paine feuilleta lindex de ltat. Ce nom ne figure nulle part. Si cet homme rapparat, amenez-le-moi dans mon bureau. Je veux lui parler. Pas de problme. Je ne veux rien avoir faire avec lui. Cest pas naturel. Jacobson se retourna vers son guichet. Oui, madame ? Deux allers-retours pour Lewisburg. Paine crasa sa cigarette et en alluma une autre. Jai limpression tenace davoir dj entendu ce nom. Il se leva et alla se planter

devant la carte murale. Pourtant, il nest inscrit nulle part. Sil ny est pas, cest tout simplement que lendroit nexiste pas, fit Jacobson depuis son poste. Je suis bien plac pour le savoir, non, au bout de six annes ici vendre ticket sur ticket ? Il revint sa petite fentre. Oui, monsieur ? Un abonnement pour Maon Heights, fit le petit homme en jetant des coups dil nerveux lhorloge murale. Vite ! Jacobson ferma les yeux et se retint des deux mains son comptoir. Lorsquil rouvrit les paupires, son client tait toujours l. Petit visage rid. Cheveux clairsems. Lunettes. Pardessus fatigu, dform. Jacobson traversa le bureau toute allure pour aller avertir son suprieur. Il est revenu ! Livide, Jacobson dglutit avec peine. Cest lui. Paine jeta un bref regard en direction du client. Faites-le venir immdiatement. Jacobson acquiesa et revint son guichet. Monsieur, pourriezvous passer de ce ct un instant? fit-il en lui indiquant lentre. Le vice-prsident dsire vous voir. Lhomme sassombrit. Pourquoi ? Mon train va partir. Marmonnant dans sa barbe, il poussa la porte et entra dans le bureau. Dhabitude a ne se passe pas comme a. Pourquoi est -il si compliqu de renouveler son abonnement ? Si vous me faites rater le train, je tiendrai la compagnie pour responsable et... Asseyez-vous, coupa Paine en lui dsignant un sige devant son bureau. Vous tes bien la personne qui dsire un abonnement pour Maon Heights? Quy a-t-il dtrange cela ? Quest-ce que vous avez tous ? Pourquoi ne me vendez-vous pas tout simplement un abonnement, comme dhabitude? Comme... dhabitude? Le petit homme se contint grand-peine. Ma femme et moi

avons emmnag Maon Heights en dcembre dernier. Jemprunte cette ligne dix fois par semaine, cest--dire deux fois par jour, et cela depuis six mois. Et tous les mois je reprends un abonnement. Paine se pencha vers lui. Dites-moi exactement quel train vous prenez, monsieur... Monsieur? Mr. Critchet. Ernest Critchet. Le train B. Vous ne connaissez mme pas vos propres horaires? Le train B ? Paine consulta les horaires du train B en le parcourant de haut en bas du bout de son crayon. Pas de Maon Heights. Combien de temps dure le trajet ? Exactement quarante-neuf minutes. Critchet leva les yeux vers lhorloge. Si je lattrape. Paine ft un rapide calcul mental. Quarante-neuf minutes. peu prs cinquante kilomtres. Il alla vers la grande carte murale. Quest-ce qui ne va pas ? senquit Critchet dune voix souponneuse. Paine traa sur le plan un cercle couvrant cinquante kilomtres autour de la ville. Il coupait plusieurs bourgades, mais nul Maon Heights. Et rien de ce nom sur la ligne B elle-mme. Quel genre dendroit est-ce ? demanda-t-il. Combien dhabitants, en gros? Je ne sais pas trs bien. Je dirais cinq mille. Je passe la plus grande partie de mon temps ici. Je suis comptable chez Bradshaw Assurances. Maon Heights, cest une ville nouvelle? Moderne, en tout cas. Nous avons un pavillon avec deux chambres qui date de deux ans. Critchet sagita nerveusement. Et mon abonnement ? Paine rpondit sans hte. Je ne peux rien faire pour vous. Comment? Mais pourquoi cela?

Nous ne desservons pas cette ville. Critchet sauta sur ses pieds. Que voulez-vous dire ? Lendroit nexiste pas. Regardez vous-mme sur la carte. Critchet en resta bouche be. Ses penses se lisaient sur son visage. Puis il se tourna vers la carte et, furieux, la scruta intensment. Cest une curieuse situation, Mr. Critchet, murmura Paine. Votre ville nexiste ni sur le plan, ni dans lindex de ltat. Nous navons aucun horaire qui la mentionne. On ne dlivre pas dabonnements pour une gare de ce nom. Nous ne... Il sinterrompit. Critchet avait disparu. Il tait l linstant en train dtudier l carte murale, et tout coup, il avait t souffl comme une bougie. Jacobson ! aboya Paine. Il est parti ! Jacobson ouvrit de grands yeux. La sueur perla sur son front. En effet , murmura-t-il. Plong dans ses penses, Paine contemplait fixement lendroit o stait tenu Critchet. Il se passe quelque chose, fit-il dans un souffle. Quelque chose de trs bizarre. Il attrapa brusquement son manteau et se dirigea vers la porte. Ne me laissez pas seul! implora Jacobson. Si vous avez besoin de moi, je suis chez Laura. Le numro se trouve quelque part sur mon bureau. Ce nest pas le moment daller samuser avec une fille. Paine ouvrit la porte du hall. Je ne crois pas que ce soit un jeu , rpliqua-t-il dun ton maussade. Paine grimpa quatre quatre lescalier menant chez Laura Nichols et maintint son index sur la sonnette jusqu ce quelle se dcide ouvrir. Bob ! Laura eut un mouvement de surprise. Quest -ce qui me vaut...

Paine se fora un passage. Jespre que je ne te drange pas. Non, mais... Il se passe des choses graves. Je vais avoir besoin daide. Puis -je compter sur toi? Sur moi ? Laura referma la porte derrire lui. Lappartement meubl avec got tait plong dans la pnombre. Une simple lampe de table tait allume une extrmit du canap vert sombre. Les pais rideaux taient tirs. Un lectrophone jouait en sourdine dans un coin. Je suis peut-tre en train de devenir fou. Paine se laissa tomber sur le divan dun vert luxuriant. Mais je voudrais en tre sr. Que puis-je faire pour toi ? Laura sapprocha, langoureuse, les bras croiss, une cigarette entre les lvres. Elle secoua la tte pour chasser ses longs cheveux de ses yeux. Quas-tu en tte, au juste ? Paine lui fit un sourire reconnaissant. Je vais te surprendre. Je voudrais que tu ailles en ville demain matin la premire heure et que... Demain matin! Tu as peut-tre oubli que javais un travail, un bureau. Et il se trouve que justement, on commence toute une srie denqutes cette semaine. Peu importe. Prends ta matine. Va la bibliothque municipale. Si tu ne trouves pas l-bas, va au palais de justice et passe au crible le registre des impts. Cherche jusqu ce que tu trouves. Mais quoi ? Pensif, Robert Paine alluma une cigarette. Maon Heights. Je suis sr davoir dj entendu ce nom quelque part. Il y a des annes. Tu comprends ce que je veux? Passe en revue les anciens atlas. Les vieux journaux archivs dans la salle de lecture. Les magazines. Les rapports denqutes. Les projets darrts municipaux ou prfectoraux. Laura sassit sans hte sur laccoudoir. Tu plaisantes?

Non. Jusquo dois-je remonter? Dix ans en arrire, si ncessaire. Bon sang, mais jen ai jusqu... Ne reviens pas avant. Paine se leva brusquement. plus tard. Tu ten vas? Tu ne memmnes pas dner? Dsol. Paine se dirigea vers la porte. Je vais avoir beaucoup de travail. Vraiment beaucoup. savoir? Je vais visiter Maon Heights. Derrire la vitre dfilait une infinie succession de champs dont une petite ferme venait de temps en temps rompre la monotonie. De mornes poteaux tlphoniques pointaient vers le ciel vespral. Paine jeta un coup dil sa montre. Il ne lui restait plus longtemps attendre. Le train traversa une bourgade. Deux stationsservice, quelques ventaires en bord de route, un magasin de tlvision. Arrt dans un crissement de freins. Lewisburg. Quelques banlieusards en pardessus descendirent, journal du soir sous le bras. Puis les portires claqurent et le train repartit. Paine senfona de nouveau dans son sige et reprit le fil de ses penses. Critchet avait disparu en regardant la carte murale. La premire fois, il stait vanoui en fume quand Jacobson lui avait montr la liste des arrts. Cest--dire, dans un cas comme dans lautre, lorsquon lui avait dmontr linexistence de Maon Heights. Etait-ce un indice? Toute laffaire avait un parfum dirralit, un peu comme un rve. Paine regarda au-dehors. Il tait pratiquement arriv... si lendroit existait vraiment. Toujours les mmes champs plats aux teintes ocre, les mmes collines au loin, les mmes poteaux tlgraphiques et les mmes automobiles filant toute allure sur lautoroute, minuscules taches noires dans la lumire dclinante.

Mais aucun signe de Maon Heights. Le train fonait toujours. Paine consulta encore une fois sa montre. Il stait coul cinquante et une minutes et il navait rien vu. Rien que des champs. Il remonta vers la tte du wagon et alla sasseoir prs du contrleur, un vieux monsieur aux cheveux argents. Avez-vous jamais entendu parler dun endroit appel Maon Heights? demanda-t-il. Non, monsieur. Paine lui montra sa plaque didentification. Vous en tes absolument sr? Pour a oui, Mr. Paine. Vous travaillez sur cette ligne depuis combien de temps ? Onze ans. Paine descendit larrt suivant, Jacksonville, et prit un train B retournant en ville. Le soleil stait couch ; le ciel tait dj presque noir. Il distinguait peine le paysage par la vitre. Tendu, il retint sa respiration. Plus quune minute. Quarante secondes. Y avait-il quelque chose voir? Non, des champs, rien que des champs. Des poteaux tlphoniques. Une vaste friche strile entre deux bourgades. Mais tait-ce bien vrai ? Le train poursuivait sa course dans lobscurit. Paine sefforait de distinguer quelque chose, les yeux plisss par la concentration. Y avait-il autre chose que des champs ldehors? Une masse de fume translucide stirait en longueur. Une matire homogne tire sur plus dun kilomtre. Quest-ce que a pouvait bien tre? La fume de la locomotive? Ctait un Diesel. Les gaz dchappement dun camion sur lautoroute? Un feu de broussailles ? Pourtant, la vgtation semblait intacte. Soudain, le train ralentit. Paine fut instantanment en alerte. On

sarrtait. La vitesse tait de plus en plus faible. Les freins hurlrent. Les wagons tangurent. Puis ce fut le silence. De lautre ct de lalle centrale, un homme en pardessus lger se leva, mit son chapeau et se dirigea prestement vers la porte. Puis il sauta terre et, fascin, Paine le regarda sloigner dun pas vif vers les champs plongs dans le noir et la nappe de brouillard gristre, lair de savoir o il allait. Et cet homme slevait dans les airs ! Il tait quelque trente centimtres du sol et eut tt fait de monter encore, jusqu atteindre un mtre. Lespace dun instant il marcha ainsi paralllement au sol, toujours en sloignant du train, puis il disparut au sein de la nappe de brume. Paine, qui lavait perdu de vue, slana dans le couloir. Mais dj le train prenait de la vitesse. Le paysage recommenait dfiler. Il avisa le machiniste, un jeune homme joufflu appuy la paroi. Dites, grina-t-il, quest-ce que ctait que cet arrt ? Jvous dmande pardon, msieur? Cette gare! Comment sappelait-elle? On sy arrte toujours. Sans se presser, le machiniste sortit de sa poche une poigne dhoraires quil tria avant den tendre un Paine. La ligne B sarrte toujours Maon Heights. Vous ne le saviez pas? Non! Eh ben, cest comme a. Il reprit la lecture de son illustr. On sy est toujours arrt et on sy arrtera toujours. Paine ouvrit brutalement lhoraire. Ctait vrai. Maon Heights tait l, entre Jacksonville et Lewisburg. cinquante kilomtres de la ville exactement. Cette nue grise et lumineuse, cet norme nuage en train de prendre rapidement forme... Ctait comme si quelque chose devenait rel. Et de fait, quelque chose tait bel et bien en train dapparatre.

Et ce quelque chose, ctait Maon Heights! Il rejoignit Laura chez elle le lendemain matin. Elle tait assise sur le canap, devant la table basse. Elle portait un pull rose ple et un pantalon noir. Devant elle, une pile de feuillets annots, un crayon et une gomme, ainsi quun verre de lait malt. Comment ten es-tu tire ? demanda Paine. Bien. Jai ton renseignement. Alors? Quel est le fin mot de lhistoire? Jai trouv pas mal de choses. Elle tapota la liasse. Je tai fait un rsum des points principaux. Vas-y. Il y aura sept ans au mois daot, le conseil rgional a vot la cration de trois villes nouvelles, parmi lesquelles Maon Heights. Il y a eu de vives controverses car les commerants de la ville sy opposaient, prtextant quelles draineraient une trop grande partie de leur clientle vers les distributeurs locaux. Continue. La bataille a t longue. On est finalement parvenu un compromis donnant le feu vert deux nouvelles implantations, Waterville et Cedar Groves, mais sopposant la troisime, Maon Heights. Je vois, murmura pensivement Paine. Le projet Maon Heights a t abandonn. Les deux autres cits ont t immdiatement construites, tu le sais. Nous sommes passs par Waterville, un aprs-midi. Joli petit coin. Mais Maon Heights nexiste pas. Non. Elle a t raye de la carte prvisionnelle. Paine se frotta le menton. Voil donc toute lhistoire. Oui. Tu te rends compte, jespre, que jai perdu une demi -journe

de paye cause de tout a? Tu es oblig de minviter quelque part ce soir. Je ferais peut-tre bien de me trouver un autre petit ami. Je commence croire que jai tir le mauvais numro. Paine approuva dun air absent. Sept ans... Une pense soudaine lui vint. Le vote! A-t-il t serr ? Laura consulta ses notes. Le projet a t battu par une seule voix de majorit. Une seule petite voix, il y a sept ans de cela. Paine sortit dans le couloir. Merci, ma chrie. Tout a commence prendre un sens. Oui, a se tient ! Il hla au pied de limmeuble un taxi qui le conduisit prestement la gare. Paine voyait rues et enseignes passer toute vitesse derrire la vitre en mme temps que les passants, les boutiques et les voitures. Son intuition ne lavait pas tromp. Il avait dj entendu ce nom. Sept ans plus tt. Il y avait bien eu une vhmente polmique locale autour dun projet dextension urbaine lissue de laquelle deux villes sur trois avaient t approuves pendant que la dernire tombait dans loubli. Et voil que la ville fantme accdait lexistence - au bout de sept annes. Et avec elle une tranche de ralit dune ampleur indtermine. Pourquoi ? Se pouvait-il que quelque chose ait chang dans le pass ? Quun quelconque continuum antrieur ait subi une altration? Ctait srement cela. Maon Heights avait t trs prs dexister : il sen tait fallu dune voix. Certaines portions du pass taient peuttre instables. Ou alors, ctait la priode concerne - sept ans plus tt - qui tait critique. Peut-tre navait-elle pas entirement pris . Curieuse notion que celle dun pass susceptible de changer aprs coup. Soudain, quelque chose capta lattention de Paine. Il se redressa vivement. De lautre ct de la rue, quelque distance de lui, il dchiffra lenseigne dun petit tablissement tout ce quil y avait de

plus banal.BRADSHAW ASSURANCES NOTAIRE

Il rflchit. Ctait le bureau de Critchet. Avait-il lui aussi une existence fluctuante? Avait-il toujours t l? Il y avait quelque chose dans cette enseigne qui le mettait mal laise. Acclrez, ordonna-t-il au chauffeur. Je suis press. Quand le train stoppa Maon Heights, Paine se leva dun bond et se faufila vers la sortie. Les roues simmobilisrent avec un grincement, et il sauta sur le quai recouvert de gravier chauff par le soleil. Il regarda autour de lui. Le mme soleil faisait scintiller Maon Heights, avec ses rues bordes de maisons qui rayonnaient dans toutes les directions et un thtre au centre. Oui, un thtre! Paine traversa les voies en direction de la ville. Il atteignit dabord un parking, puis longea une pompe essence et suivit le trottoir. Il dboucha bientt dans la rue principale, borde de part et dautres de boutiques : une quincaillerie, deux pharmacies, un bazar, un grand magasin moderne... Paine marchait nonchalamment, les mains dans les poches, contemplant Maon Heights. Un large immeuble montait lassaut du ciel. Le concierge lavait les marches grande eau. Tout avait lair moderne et neuf. Les maisons, les boutiques, les chausses, les trottoirs... Mme les parcmtres. Un policier en uniforme marron dressait une contravention. Des arbres bien taills poussaient intervalles rguliers. Paine arriva devant un grand supermarch. lentre se trouvait une corbeille pleine doranges et de grappes de raisin. Il en croqua un grain, qui lui parut on ne peut plus rel. Un beau grain de raisin, sucr et juteux, l o, vingt-quatre heures plus tt, il ny avait encore quune tendue dsertique. Paine entra dans un des deux drugstores, feuilleta quelques magazines, puis sassit au comptoir et commanda une tasse de caf

une petite serveuse aux joues rouges. Jolie petite ville, lui dit-il tandis quelle le servait. Nest-ce pas ? Paine hsita. Depuis... Depuis combien de temps travaillez-vous ici? Trois mois. Trois mois? Paine tudia la petite blonde aux formes gnreuses. Vous vi