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Presses Universitaires du Mirail Collectivités noires et montée socio-économique des noirs au Brésil Author(s): Maria Isaura PEREIRA DE QUEIROZ Source: Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, No. 22, Numéro consacré au Brésil (1974), pp. 105-131 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40851936 . Accessed: 18/06/2014 05:48 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.78.108.60 on Wed, 18 Jun 2014 05:48:27 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Numéro consacré au Brésil || Collectivités noires et montée socio-économique des noirs au Brésil

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Presses Universitaires du Mirail

Collectivités noires et montée socio-économique des noirs au BrésilAuthor(s): Maria Isaura PEREIRA DE QUEIROZSource: Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, No. 22, Numéro consacré au Brésil(1974), pp. 105-131Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40851936 .

Accessed: 18/06/2014 05:48

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Collectivités noires et montée socio-économique

des noirs au Brésil PAR

Maria Isaura PEREIRA DE QUEIROZ Université de São Paulo.

-à La coexistence ethnique au Brésil est un fait dont l'interprétation

est encore assez contradictoire; certains auteurs sont arrivés à la conclusion que les préjugés existants seraient des préjugés de classe sous une apparence de préjugé de couleur 0) : tandis que d'autres au contraire vont jusqu'à parler de l'existence de certaines carac- téristiques qui feraient penser au système des castes (2). L'écart est ainsi très grand entre les deux interprétations. Deux défauts majeurs semblent être à la base des conclusions contradictoires de ces ouvrages : tout d'abord, un manque de définition préalable, suf- fisamment nette, des concepts qu'on utilise dans l'analyse des don- nées, et des implications de ces concepts; deuxièmement, le fait qu'on étudie des rapports ethniques au niveau des individus, dans les différentes couches sociales, et que de l'analyse des données individuelles on conclut pour la collectivité, comme si celle-ci était

(1) Donald Pierson, 1945; Thaïes de Azevedo, 1955. (2) Florestan Fernandes, 1965.

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simplement un agrégat ou une addition de cas individuels. C'est-à- dire, on n'essaie pas de voir s'il existe une collectivité noire ou des collectivités noires à l'intérieur de la structure socio-économi- que globale du pays, quels sont leurs contours et leurs comporte- ments, indépendamment des manifestations individuelles.

Nous essayerons dans cet article de décrire les faits dans une double perspective : celle de la formation ou non de collectivités noires, celle de l'intégration plus ou moins réussie d'individus dans les différentes couches de la société globale brésilienne. Nous par- tons donc du principe que les deux perspectives, celle des individus et celle des collectivités, ne sont pas les mêmes, bien qu'intime- ment liées. Quels sont les indicateurs qui permettraient de connaî- tre l'existence de collectivités noires ? Nous employons ici le terme « collectivité » dans le sens de « groupe social » : ensembles d'indi- vidus possédant, du fait même de leur réunion, quelque chose de plus que ce qu'on trouve dans chaque individu séparé (3), - quel- que chose qui forme une « conscience collective ». Cette conscience collective tend à s'exprimer par des associations volontaires, cris- tallisées et formalisées, dont les buts sont acceptés de leur plein gré par les membres (4). L'existence ou non de collectivités noires et leurs caractéristiques peuvent être connues par l'existence ou non d'associations volontaires de noirs, et par les buts qu'elles se don- nent.

Les études sur les rapports ethniques au Brésil sont en général partis d'une analyse de l'intégration des noirs dans la structure de la société globale; le degré de profondeur de cette insertion est mesuré d'après les possibilités qu'ont les noirs de monter dans l'échelle sociale, on conclut donc implicitement que plus il y a d'as- censions individuelles, plus intégré est le noir dans la société glo*- bale, moins « marginale » est la collectivité noire. Nous analyse- rons brièvement les associations de noirs qui ont existé dans le passé, et celles qui existent aujourd'hui. Nous essayerons de voir aussi le statut socio-économique des noirs et son évolution. Y a-t-il un rapport entre elles ?

Le concept de « marginalisation » sera en quelque sorte le fil conducteur de l'analyse, bien qu'il soit employé de manière assez vague par les sociologues à l'heure actuelle. Très utilisé dans les études d'Anthropologie Culturelle aux Etats-Unis, il y a une ving-

(3) Emile Durkheim, 1956. (4) Ainsi par exemple la naissance des syndicats ouvriers exprime la cons-

cience collective du prolétariat urbain en Europe, au XIXe siècle.

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taine d'années, ce concept a subi des modifications importantes quant au contenu de sa définition. On parlait alors de « marginalité culturelle » et de « marginalité raciale ». La « marginalité cultu- relle » serait une phase critique dans le processus d'assimilation des individus, et donc passagère; elle découlerait de la « position ambiguë d'« un individu placé entre deux civilisations antagonis- tes », et disparaîtrait aussitôt que des modifications se produiraient dans sa situation culturelle (5). La « marginalisation raciale » ne serait pas passagère, mais « un état permanent qui reflète fidèlement les relations raciales particulières à une société déterminée »; le rejet de certains groupes ethniques par la société globale détermi- nerait cet état de marginalité, dont le dépassement serait diffi- cile (6).

Ces deux définitions ont été à peu près abandonnées à l'heure ac- tuelle, et on utilise aujourd'hui en Sociologie le concept de margi- nalisation dans un sens différent, qui provient de l'Economie. On appelle ainsi les groupes ou les collectivités dont l'intégration dans le processus de production est inexistant ou précaire. Les habi- tants des bidonvilles, par exemple, ne trouvant que difficilement des emplois stables dans les villes latino-américaines, y forme- rait un sous-prolétariat « marginal ». A partir de cette utilisation du concept en économie, Roger Bastide a distingué trois autres définitions possibles : a) une marginalisation culturelle, quand des individus ou des groupes possèdent un héritage culturel double, et n'adhèrent totalement à aucun des deux; b) une marginalisa- tion psychologique, découlant de la difficulté de certains individus ou groupes à établir des contacts avec autrui, - difficulté qui peut être d'origine psychologique, mais qui peut aussi découler de l'orientation spécifique d'une société donnée; c) une marginalisa- tion sociologique, se traduisant par la difficulté d'intégration de certains secteurs de la population à la société globale, et qui les fait rester dans la périphérie de son système structurel (7). Rester à la périphérie, c'est-à-dire, rester en dehors de quelque chose ou rattachée à celle-ci de façon peu étroite; lorsqu'un groupe reste « marginal » à la société globale, cela veut dire qu'il ne s'y insère que de façon assez superficielle. Nous essayerons d'utiliser le concept de marginalisation dans son sens sociologique surtout, avec les interférences possibles du sens économique.

(5) Emilio Willems, 1961, pp. 159-160. (6) Emilio Willems, 1961, pp. 160. (7) Roger Bastide, 1971.

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II faut remarquer tout d'abord que nous n'étudierons pas le pro- blème des « gens de couleur » au Brésil, mais des noirs. Le premier terme, plus vaste, englobe noirs « totaux » et mulâtres. Or, la posi- tion sociale des mulâtres, des mulâtres clairs surtout, a toujours été au Brésil très différente de celle des noirs, c'est-à-dire, des gens dont la peau est très foncée. Les individus dont les traits sont né- groïdes (nez aplati, grosses lèvres, cheveux crépus) mais dont la couleur de la peau n'est pas très foncée, ont toujours eu plus de facilité dans leur montée sociale; ils ont toujours été des privilé- giés par rapport à ceux dont les traits sont fins, mais la couleur de la peau très foncée. La couleur de peau très foncée définit grosso modo l'individu noir. « A partir de ce point extrême et en allant vers les « blancs totaux apparents » (8), on retrouve toute sorte de nuances, de traits plus ou moins négroïdes, rendant très difficile le classement ethnique des individus. D'ailleurs, ce classement subit aussi l'interférence des facteurs socio-économiques : l'individu plus foncé mais ayant des biens de fortune est en général classé comme moins foncé qu'il ne l'est en réalité (9). Ce qui équivaut à dire que les critères ethniques de classification se caractérisent par une certaine élasticité qui peut même déboucher sur la contradic- tion (9). Cette interférence des facteurs socio-économiques n'est pas récente, elle a de tout temps existé au Brésil.

D'autre part, l'association couleur de peau - traits négroïdes for- mant les catégories utilisées dans le classement ethnique des indivi- dus a toujours varié suivant les régions du pays. Plus les noirs et les « gens de couleur » sont nombreux dans une région, plus la clas- sification ethnique devient compliquée parce que les catégories et les nuances se multiplient; l'interférence des facteurs socio-éco- nomiques y est aussi plus marquée. Moins la région a de noirs et de « gens de couleur », plus les catégories sont homogènes et leurs contours sont nets (10). Les études et les recherches sur les rapports ethniques buttent toujours sur cette difficulté, - la difficulté de

(8) II est difficile de parler de c blancs purs » ou de « noirs purs » au Brésil, si grande a été la miscegenation; il vaut mieux parler d'individus « apparem- ment blancs » (c'est-à-dire, avec des traits fins, des cheveux lisses, une couleur de peau moins foncée), et d'individus « apparemment noirs totaux ».

(9) Biens de fortune, une position sociale élevée, en quelque sorte « contre- disent » au Brésil la couleur foncée. On peut raisonner en sens inverse : les blancs des couches inférieures sont des « noirs »... Cependant le préjugé de couleur a toujours existé au Brésil, plus ou moins actif suivant les moments et les conjonctures. Il aide à rationnaliser la situation d'infériorité des anciens esclaves.

(10) Sa quantité de noirs varia et varie encore beaucoup suivant les régions au Brésil.

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tracer les contours généraux de ce qu'on aurait pu appeler « les collectivités noires » brésiliennes. D'autant plus que la miscegena- tion ayant été très poussée dans le pays depuis les débuts de la période coloniale, les métis, les mulâtres, les créoles qui en résul- tèrent se répandirent dans toutes les couches sociales et leur statut socio-économique fut des plus variés. Nous les laisserons donc de côté dans cet article. L'homme noir et la femme noire, ceux dont la peau très foncée ne laisse pas de doute quant à leur classement eth- nique, seront l'objet de cette étude.

A

La couleur de la peau, les traits négroïdes ne furent donc jamais suffisants au Brésil pour classer automatiquement un individu dans une couche sociale déterminée. Déjà pendant la période de l'escla- vage, les noirs n'étaient pas irrémédiablement cloués à leur condi- tion d'esclaves, c'est-à-dire, à cette couche sociale inférieure et appa- remment « marginale » ; ils pouvaient acheter leur liberté s'ils arri- vaient à économiser les fonds nécessaires, et ils pouvaient aussi être libérés par leurs maîtres. Pendant toute la période de l'escla- vage, il y eut au Brésil noirs libres et noirs esclaves, c'est-à-dire, des noirs intégrés dans des couches sociales différentes. D'ailleurs, on retrouvait dans la catégorie des esclaves des gens de toutes les nuances de peau, - donc un mélange pareil à celui qu'on retrouvait dans les catégories des libres. La différence était dans la quantité de noirs figurant à chaque échelon de la société : massés dans les rangs inférieurs où les nuances plus claires de peau étaient moins abondantes, les noirs allaient en diminuant vers les couches plus élevées, qui étaient apparemment beaucoup plus « blanches ».

Peut-on parler de marginalisation pendant cette période ? On pourrait penser que les esclaves, du fait même de la perte de leur liberté, formeraient une collectivité « marginale », en quelque sorte en dehors du système structurel du pays. Du point de vue économi- que, cependant, ils y étaient parfaitement intégrés en tant que main-d'œuvre rurale ou urbaine; les rapports de production pen- dant cette période sont des rapports maîtres-esclaves. Du point de vue sociologique, ces rapports sont aussi essentiels; l'organisation de la société, sa dynamique intérieure ne peuvent être comprises si ces rapports sont laissés de côté; ils en colorent tous les autres. Autant dire que la société brésilienne, pendant cette période, se définit par l'existence d'une couche sociale inférieure formée par des esclaves. Autant dire aussi qu'on ne peut pas considérer cette

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couche comme « marginale », ni du point de vue économique, ni du point de vue sociologique, puisqu'elle définit l'ensemble de la société. Celle-ci serait autre si les esclaves n'avaient pas existé.

Cependant, le fait même d'une différence de statut des noirs, dont quelques-uns étaient libres, mais dont la majorité était esclave, fait poser la question de l'existence de collectivités noires, c'est-à-dire, de groupes manifestant une conscience ethnique. La formation de confréries religieuses différentes selon les groupes ethniques répond de façon positive à cette question. En effet, les confréries, associations volontaires, pendant la période coloniale correspondent aux trois groupes ethniques : les blancs, les mulâ- tres, les noirs. Rendre hommage aux saints n'était pas le seul but des confréries; l'entr'aide économique était un but tout aussi impor- tant. De ce fait, les confréries de noirs et de mulâtres aidèrent les esclaves dans le rachat de leur liberté. Il y avait donc, dans cette période de l'histoire brésilienne, une conscience de la « blancheur » qui s'exprimait dans l'organisation de confréries différentes selon la couleur de la peau. On peut donc parler de collectivités noires, et de collectivités de mulâtres; la coupure ethnique existait. Mais cette coupure n'impliquait pas une marginalisation ou un état de margi- nalité des individus ou des groupes; ces collectivités étaient inté- grées dans le système structurel et lui donnaient leur aspect carac- téristique. Bien que manifestant une « conscience de la couleur », les associations ne sont pas revendicatrices; au contraire, leur ac- tion est adaptatrice et conformiste : elles fournissent à l'esclave des moyens de quitter une position peu valorisée, et d'acquérir un sta- tut un peu plus prestigieux.

L'abolition de l'esclavage bouleversa un système socio-économi- que dont la définition était donnée par les rapports maître-esclave. On considère en général que la libération des anciens esclaves déter- mina leur rejet vers la périphérie de la structure sociale du pays, où ils auraient formé un sous-prolétariat misérable. Cela aurait été vrai dans les villes du Sud du pays surtout. Au moment de l'aboli- tion de l'esclavage (1888), l'immigration européenne y était floris- sante et faisait augmenter rapidement la main d'œuvre disponi- ble (u), une main d'œuvre déjà habitué à la société urbaine au style de vie bourgeois. Or, les grandes villes brésiliennes subissaient un

(11) L'abolition de l'esclavage coïncide avec le grand essor des plantations de café dans la province de S. Paulo, qui devient ainsi la province la plus riche du pays. L'ascension économique de la province de S. Paulo commence vers 1850; les arrivées en masse d'immigrants (des italiens surtout) se situent à partir de 1870.

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« embourgeoisement » certain vers la fin du XIXe siècle. Les anciens esclaves, n'ayant pas la qualification requise pour s'adap- ter aux exigences urbaines nouvelles, auraient formé dans les villes une couche sociale inférieure à celle des immigrants blancs. L'hom- me noir pouvait difficilement entrer en concurrence avec ceux-ci dans le marché du travail urbain, puisqu'il n'était pas armé du point de vue instruction et connaissances pour gagner sa vie dans cette société transformée et en pleine expansion (12). De ce fait, le sous-prolétariat composé d'anciens esclaves aurait formé une couche économiquement et socialement marginale. La marginalisa- tion s'étendrait aussi au secteur politique : les anciens esclaves étant en général des analphabètes, ils ne participeraient pas non plus au nouveau système politique implanté juste après l'abolition de l'es- clavage, avec la proclamation de la République (1889), car seuls les individus alphabétisés avaient acquis droit de vote.

Néanmoins, il est un peu hasardeux de prétendre que l'abolition de l'esclavage détermina le rejet de tous les anciens esclaves vers le sous-prolétariat urbain ou rural. Même au plus fort de la période de l'esclavage, la couche des esclaves n'avait pas été homogène ni du point de vue ethnique, ni du point de vue travail, ni du point de vue instruction et connaissances. On y retrouvait des « noirs totaux » mais aussi d'autres dont la couleur de la peau était peu foncée. On y retrouvait des hommes ayant quelque instruction et d'autres qui n'en avaient aucune. Quelques-uns avaient appris un métier urbain, ou s'adonnaient à un petit commerce; d'autres ne savaient que travailler la terre. Dans le rang des esclaves, on retrou- vait plusieurs sous-rangs dont la hiérarchie était déterminée par divers facteurs, variant aussi suivant les régions (13). Ainsi les composants de la couche inférieure des esclaves n'étaient homogènes ni du point de vue de la couleur de la peau, ni de celui du travail, ni de celui du prestige des occupations, ni de celui de l'instruction; le statut de l'esclave pouvait varier à l'intérieur du rang qu'ils occupaient.

Au moment du passage de la situation d'esclave à la situation d'homme libre, tout cela pesa sur l'intégration des noirs. Il n'y eut pas une réduction indistincte des anciens esclaves à la couche

(12) Jean-Marie Martin analyse de façon très intéressante cet essor urbain qui n'est pas appuyé sur un processus concomitant d'industrialisation. Voir Jean- Marie Martin, 1966.

(13) On n'a jamais étudié ces variations à l'intérieur du rang des esclaves. La tendance dominante dans les divers travaux est de le considérer homogène, ce qu'il ne fut jamais. Pour une première vision du problème, voir Pereira de Queiroz, 1950.

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inférieure, au sous-prolétariat; le passage fut influencé par les fac- teurs indiqués, l'intégration suivit leurs lignes de force. Leur poids ne fut pas le même non plus dans les diverses régions; les facteurs purent agir de façon beaucoup plus nette dans des régions autres que celles du sud du pays. L'esclave n'y retrouvait pas la concur- rence des immigrants dans le marché du travail et leur adaptation aux nouvelles conditions sociales était plus facile au contraire. Dans les villes du Sud du pays, plus « embourgeoisées » du fait même qu'elles étaient plus riches (14), la majorité des anciens escla- ves ne put s'intégrer que dans les rangs inférieurs de la hiérarchie urbaine, côte à côte avec des blancs pauvres immigrants. Toutefois, il y eut aussi dans le Sud d'anciens esclaves qui s'intégrèrent tout de suite dans ce qu'on pourrait appeler, en forçant un peu la note, une petite bourgeoisie urbaine.

« En forçant un peu la note », disons-nous en parlant de « petite bourgeoisie urbaine », car il reste encore à décider s'il est possible d'appliquer à la description des faits urbains brésiliens, à la fin du XIXe siècle, des termes qui ont été créés dans des situations socio- économiques, politiques et historiques fort différentes. En effet, à ce moment là, le marché du travail des villes brésiliennes n'était pas du tout pareil à celui des villes européennes engagées dans un processus rapide d'industrialisation. Les industries n'existaient pour ainsi dire pas encore O5) au Brésil : mais le secteur tertiaire se développait très vite, - ce qui caractérisait d'ailleurs le dévelop- pement des villes latino-américaines en général. Pour bien com- prendre la situation des noirs dans le développement d'une ville comme celle de S. Paulo, par exemple, il est nécessaire de prendre en ligne de compte ce trait caractéristique, mais aussi le fait que la fin de l'esclavage ne signifiait pas la fin des rapports directs, affec- tifs et paternalistes entre les ethnies, - c'est -à-dire, le complexe de rapports unissant maîtres et esclaves. Du moment que le noir réussissait à avoir un « patron » dans le sens étymologique du ter- me, qui prenait la place de l'ancien « maître », il ne tardait pas à trouver un emploi qui le faisait monter du sous-prolétariat à la couche immédiatement supérieure.

(14) Voir les étapes du développement de l'urbanisation sans industrialisation, dans les grandes villes du Sud du pays, décrites dans l'excellent ouvrage de Jean-Marie Martin, 1966.

(15) Cette période est la période par excellence de l'importation au Brésil. Tout venait d'Europe, les tissus pour l'habillement, les meubles, et même des produits alimentaires. Le beurre, par exemple, venait de Hollande ou de France.

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Le système structurel existant alors n'était pas caractérisé par les rapports entre bourgeoisie et prolétariat, car celui-ci était peu nombreux et peu important. Il se caractérisait par l'existence d'une couche bourgeoise plus élevée qui n'était pas nombreuse; par une couche intermédiaire en plein processus d'expansion; par un prolé- tariat très petit, qui ne croissait que lentement, par un sous-prolé- tariat très important, où étaient intégrés en majorité les noirs. En- tre les couches sociales persistaient les rapports paternalistes, per- sonnels, affectifs, qui existaient déjà dans la période de l'esclavage; ils servaient de ciment entre les couches, mais aussi de canaux d'as- cension sociale. Pour ce qui est de la politique, l'existence d'une partie importante de la population ne participant pas aux élections ne voulait pas dire qu'elle lui fut étrangère. Au contraire, l'exis- tence même du sous-prolétariat permettait non seulement la conti- nuité mais le raffermissement de la domination des grands grou- pes socio-économiques et politiques formés par les lignages, - ces fameuses « oligarchies » aussi bien urbaines que rurales, dont l'é- panouissement extraordinaire, après la proclamation de la Répu- blique, forma de grands blocs vigoureux d'alliés régionaux, politi- ques et économiques <16). Le chef politique rural ou urbain, dispo- sant d'une « milice » musclée, « gagnait » forcément les élections en éliminant par la force les milices adversaires. Le sous-prolétariat fournissait les composants des « milices ».

L'analyse du secteur politique permet donc de mieux compren- dre le type de structure et d'organisation sociale de la fin du XIXe et début du XXe siècle dans les grandes villes du Sud du pays. Le rap- port essentiel y était celui qui se nouait entre d'un côté les rangs sociaux supérieur et moyen, et de l'autre côté le sous-pro- létariat; c'est-à-dire, en supprimant ce rapport, le système ne serait plus ce qu'il était, du point de vue sociologique, il ne garde- rait plus son identité, il deviendrait autre chose. De ce point de vue, le sous-prolétariat ne fut pas marginal non plus pendant la période étudiée; son existence, la persistance des rapports paterna- listes entre ses membres et ceux des couches plus élevées, définis- sent le système structurel socio-économique et politique existant.

Il va sans dire que les mulâtres profitèrent beaucoup plus de cet état de choses que les « noirs totaux » pour quitter le sous pro- létariat urbain; mais des noirs réussissaient aussi à effectuer le

(16) Voir l'analyse de cette structure de lignages et de grandes parentèles dans Pereira de Queiroz, 1968 a) et b), 1970.

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passage. Ceci empêchait le développement d'une solidarité ethni- que horizontale à l'intérieur du sous-prolétariat. Les possibilités d'ascension sociale existaient pour les noirs, ascension d'indivi- dus et non pas de groupes ou de collectivités. La montée de quel- ques-uns, pour peu nombreux qu'ils fussent, et leur intégration dans des couches sociales plus élevées, entretenait parmi les autres l'espoir de réaliser le même exploit un jour; cet espoir minait par la base les revendications collectives (17).

La satisfaction de ceux qui avaient réussi à percer agissait en sens contraire à la solidarité ethnique - on ne voulait pas être con- fondu avec les « frères de la même couleur » restés en bas de l'échelle socio-économique... D'autre part, ceci détermina aussi l'adoption des systèmes de valeurs des blancs par les groupes noirs : on détruisait alors ce qui pouvait distinguer les noirs des blancs, seule restait différente la couleur de la peau. Or, la tradition elle- même montrait que la couleur n'était pas un obstacle insurmonta- ble; ce qu'il fallait c'était trouver la manière de l'annuler; et le succès économique en était toujours le moyen le plus sûr. L'inté- gration des « noirs totaux » se fit ainsi, dans cette période, par l'adaptation et le conformisme. Dans cette première phase post-abo- lition, on ne retrouvait même pas la formation d'associations volon- taires parmi les noirs, et les confréries, n'ayant plus de fonction, disparaissaient peu à peu.

Mais dans la période suivante, des associations volontaires ont à nouveau surgi, mais tout à fait différentes des confréries : des « associations récréatives », spécifiquement noires, organisant bals et soirées pour leurs associés. En plus des activités mondaines, elles se proposaient de développer aussi l'instruction et les activités cul- turelles, pour aider à l'ascension sociale des noirs; en réalité seule l'activité ludique paraît avoir été vraiment importante. Ces associa- tions révèlent que des groupes noirs avaient atteint alors un cer- tain niveau économique : elles n'existaient pas dans le sous-prolé- tariat et pour cause - un minimum de ressources, de disponibilité économique était indispensable pour les faire marcher, ce qui re- présentait des dépenses de la part des membres. Des groupes noirs avaient donc réussi à s'insérer dans la petite bourgeoisie; c'étaient des employés, des petits fonctionnaires, des ouvriers. Le marché du travail s'était plus largement ouvert aux noirs qu'auparavant; ce

(17) II s'agit d'un mirage pareil à celui du « self made man » dans les sociétés capitalistes occidentales; parce que le voisin a réussi à monter, on croit qu'on arrivera à le faire aussi, et on ne s'aperçoit pas qu'il était une exception.

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n'étaient plus de rares individus de couleur qu'on retrouvait dans la petite bourgeoisie, mais une quantité déjà appréciable. L'exis- tence de ces « clubs » indiquait aussi qu'un processus de ségréga- tion s'était déclenché, qui ne semblait pas exister au niveau du sous- prolétariat - ségrégation se faisant au niveau de la vie mon- daine ». Semence qui pouvait se développer et devenir importante, qui était peut-être une première ébauche d'une ligne de couleur rigide. Une collectivité noire consciente du désavantage de sa posi- tion sociale semblait donc exister au niveau de la petite bourgeoisie.

Vers les années 30-40, lorsque l'industrialisation de la ville de S.Paulo était en pleine accélération, les symptômes d'un raidisse- ment de la situation de ségrégation au niveau petit-bourgeois sont devenus plus nets. C'est le moment où la « Frente Negra Brasilei- ra » Front Noir Brésilien), association dont les buts étaient sur- tout politiques, était en expansion; où plusieurs petits journaux circulaient aussi, présentant les revendications des noirs. Une ag- gravation des rapports inter-ethniques était en cours dans des villes comme celle de S.Paulo; les noirs accusaient avec véhémence les blancs de s'opposer à leur montée sociale. Les associations noires changèrent de buts et de comportements; elles furent surtout poli- tiques, elles se montrèrent agressives, elles contestèrent la position du noir dans la société globale.

Ainsi la montée socio-économique évidente des noirs, qui les fait accéder en nombre beaucoup plus grand à la petite bourgeoisie, ne s'exprime pas à ce moment-là par un sentiment d'intégration plus grand de leur part, mais au contraire par un sentiment de rejet. Le résultat de leur montée sociale ne paraît pas signifier à leurs yeux une participation plus intime au système socio-structurel, mais une marginalisation (18). De plus, les noirs de la petite bourgeoisie sem- blent s'éveiller aussi à la solidarité verticale : ils se souviennent tout d'un coup de leurs frères du sous-prolétariat, et parlent en leur nom, présentent leurs revendications. Néanmoins, le sentiment de rejet éprouvé par les noirs qui les fait adhérer à la Frente Negra Brasileira ou à d'autres groupes du même type, ne résultent pas de leur rejet du marché du travail ou de leur ségrégation politique; si ceci avait existé, les noirs massés dans le sous-prolétariat n'au- raient pas pu atteindre leur nouvelle position à l'intérieur de la

(18) Les mouvements « contestataires » s'épanouissent vers 1930. Le « Mani- festo à Gente Negra Brasileira » (Manifeste au Peuple Noir Brésilien), qui mar- que leur cristallisation, a été lancé par Arlindo Vieira dos Santos le 2-12-1931. Ces mouvements entrent en déclin rapide vers 1950.

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petite bourgeoisie. Le contenu de leurs revendications montre qu'il ne s'agissait pas d'intégration à proprement parler : ils voulaient monter plus haut, et ils retrouvaient des obstacles sur leur chemin. Intégrés à la petite bourgeoisie, ils voulaient pénétrer dans la moyenne, et s'insurgeaient contre les difficultés qu'ils y rencon- traient. Groupe ethnique minoritaire dont les problèmes parais- saient liés au processus d'industrialisation on pourrait penser que ses frustrations iraient s'aggrandissant et s'épanouissant à mesure que le processus deviendrait de plus en plus important.

Or, cela ne se vérifia pas. Les associations revendicatrices et poli- tiques disparaissent après les années 50, alors que l'industrialisa- tion, au contraire, s'accélère de plus en plus et que la ville de S.Pau- lo se transforme en une métropole au taux de croissance démesu- ré. Les différents auteurs qui ont analysé les associations noires contestataires parlent de leur « insuccès » et de leur disparition sans en expliquer très clairement les causes (19). L'examen de quel- ques données récentes confrontées avec les tendances décrites plus haut permettront de vérifier si celles-ci se sont maintenues, ou non (20).

Il n'existe plus à S. Paulo, à l'heure actuelle, des associations noires agressives et de type politique, pareilles à celles qui avaient existé dans la période antérieure; les associations « récréatives », au contraire, non seulement continuent d'exister, mais deviennent plus nombreuses. Leurs noms sont révélateurs de l'orientation de leurs activités : « União Filantrópica Recreativa do Negro Brasi- leiro » (Union Philanthropique et Récréative du Noir Brésilien); « Casa da Cultura Afro-Brasileira » (Maison de la Culture Afro- Brésilienne) ; « Associação Cultural do Negro » (Association Cultu- relle du Noir); « Aristocrata Clube » (Club des Aristocrates), etc. De leur propre aveu, elles se destinent à l'affirmation sociale et culturelle du noir dans la société « paulistana », mais n'ont pas des activités politiques ou économiques (21). Elles ont donc repris la tendance plus ancienne des associations du début du XXe siècle, et ne continuent pas celle, revendicatrice et politique, des associa- tions de 1930-1950.

(19) Florestan Fernandes, 1960 et 1965. (20) Ces tendances ont été décrites dans les ouvrages de Roger Bastide et

Florestan Fernandes, 1959; et Florestan Fernandes, 1960 et 1965. (21) Nous remercions M. Eduardo de Oliveira, qui très aimablement nous a

communiqué des données recueillies pour sa thèse de doctorat, en voie d'éla- boration (1971).

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Des noirs sont actuellement élus aux Conseils Municipaux, à l'As- semblée de la province, à l'Assemblée Fédérale (22). Un parti politi- que de base ethnique n'ayant jamais existé au Brésil, ils appartien- nent aux partis multi-raciaux entre lesquels se partagent les voix de blancs, mulâtres et noirs. Il ne sont donc pas élus en tant que représentants d'une collectivité noire, ils ne sont pas leur porte- parole. Du point de vue ethnique, leurs électeurs se distribuent parmi les nombreuses « nuances de peau » existant au Brésil. Le succès politique des élus résulte, comme pour tout candidat quelle que soit son ethnie, de ses ressources économiques, de ses qualités personnelles, du prestige qu'il a acquis auprès des électeurs. L'ac- croissement du nombre de noirs participant à la vie politique dans un rang de « chef » ou de « leader » indique d'une part qu'ils ont acquis pour cela l'instruction indispensable et, d'autre part, qu'ils sont en possession de ressources économiques déjà importantes C23). C'est-à-dire qu'ils n'appartiennent plus à la petite bourgeoisie, mais sont intégrés dans les couches moyennes urbaines. D'ailleurs, la quantité d'étudiants noirs dans les universités, à S.Paulo, a beau- coup augmenté aussi; de temps en temps, autrefois, un noir réussis- sait à monter jusqu'à l'enseignement universitaire, mais c'était l'exception. On en compte des centaines ces dernières années dans les différentes universités de la ville. Il est intéressant de voir que leur choix suit les voies traditionnelles. C'est-à-dire, le Droit est beau- coup plus choisi que toutes les autres branches et ensuite, mais avec un décalage numérique très important viennent les Lettres et l'Economie.

Le fait que les conseillers municipaux, que les députés noirs ne soient pas les porte-parole d'une collectivité noire, mais qu'ils aient été choisis par des électeurs de toutes les nuances de peau, semble montrer que les tendances contestataires des années 30-50 se sont renversées. L'industrialisation accélérée de la ville de S. Paulo, après avoir, dans une première phase, produit un début de ségrégation ethnique, dont l'indicateur est l'existence d'associa- tions volontaires politiques revendicatrices et agressives, aurait dans la phase suivante fourni aux noirs les moyens de s'intégrer plus profondément dans la petite bourgeoisie, d'une part, et de

(22) De temps en temps, un noir devenait conseiller municipal ou député pro- vincial à S. Paulo; mais c'étaient des exceptions. L'élection simultanée de plu- sieurs noirs dans les différents degrés du Législatif semble être un fait nou- veau.

(23) Ainsi que dans tout pays capitaliste, les ressources économiques du can- didat sont importantes pour aider à son élection.

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pénétrer dans la moyenne bourgeoisie, d'autre part. Leur frustra- tion par rapport à la montée sociale, qu'on remarquait si claire- ment dans les buts de leurs associations politiques et dans les arti- cles de leurs journaux, se seraient ainsi endormies, et avec la frus- tration, leurs revendications.

Néanmoins, les données que nous avons présentées, bien qu'étant significatives, ont besoin d'être appuyées par d'autres, pour qu'on puisse vérifier si leur analyse est correcte. Les processus étudiés l'ont été du point de vue de l'homme noir surtout. Mais dans au- cune société la position de l'homme et de la femme ne sont identi- ques. La connaissance des différences permettra peut-être une vision plus claire des processus en cours. Certains traits, certaines carac- téristiques peuvent être plus accusés dans le cas de l'homme ou de la femme, de manière à rendre plus nets les contours des phé- nomènes qu'on veut saisir.

Si nous ne pouvons pas confondre, au Brésil, noirs et mulâtres dans une même catégorie, tant est différente leur position sociale, tant sont différentes leurs possibilités de montée sociale, ceci est encore plus vrai lorsqu'il s'agit de la mulâtresse et de la femme noire. La mulâtresse a toujours été esthétiquement et sexuellement valorisée; elle incarne au Brésil « l'éternel féminin » (24). De ce fait, plus encore que le mulâtre, la mulâtresse a trouvé dans la société brésilienne des possibilités d'ascension sociale, et cela depuis l'époque coloniale. La femme noire, au contraire, était peu valo- risée en tant que femme et en tant qu'être humain; on appréciait ses qualités « instinctives », on vantait son attachement « animal » aux petits blancs qu'elle nourrissait de son lait, - mais on ne voyait en elle que ces qualités-là, comme si tout ce qui était beauté et intelligence lui fût étranger.

Pendant la période de l'esclavage, la femme noire arrivait cepen- dant à monter plus aisément que l'homme à l'intérieur de la cou- che esclave; son accès à la liberté était plus facile, dès qu'elle se conformait aux fonctions que lui assignaient les blancs : allaiter les enfants du maître, servir les femmes blanches, être la concubine des hommes libres. Cette situation changea quelque peu avec l'abo- lition de l'esclavage; l'esclavage institutionnalisait les rapports paternalistes entre les ethnies, sa disparition fit que ces rapports ne furent plus déterminés que par le seul arbitre des individus des rangs élevés. La négresse, qui n'était valorisée que par les servi- ces qu'elle rendait aux blancs, qui n'avait pas le prestige esthéti-

(24) Voir par exemple le roman de Jorge Amado récemment traduit en fran- çais : « Gabrielle, cannelle et girofle », 1970.

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que et sexuel de la mulâtresse; qui n'avait aucune instruction ou connaissance spécialisée, se vit pour ainsi dire emprisonnée dans les rangs inférieurs de la société, sans avoir les moyens de quitter le sous-prolétariat. Dans une ville comme celle de S. Paulo, elle ne réussit qu'à s'embaucher comme cuisinière, femme de ménage, laveuse de linge, bonne d'enfant, ou à s'adonner à quelques petits métiers ambulants, - la vente de sucreries ou de mets régionaux dans les rues, par exemple. La prostitution, qui fut le canal d'ascen- sion sociale pris par bien des mulâtresses et des immigrantes euro- péennes, n'eut pas non plus pour les femmes noires la même utilité. Dans cette « profession », dont l'épanouissement est intimement lié au développement de l'urbanisation et de la bourgeoisie au Bré- sil, les femmes noires formèrent aussi les rangs les plus bas.

Dans le sous-prolétariat, le mariage légal fut toujours rare (25). Dans les mariages coutumiers ou dans les unions libres, les hom- mes, aussitôt qu'ils arrivaient à s'établir, délaissaient leur femme noire pour s'unir avec des mulâtresses ou des blanches pauvres; qu'il fût blanc, mulâtre ou noir, l'homme des rangs inférieurs ne voulait pas, en général, s'unir définitivement avec une femme noire, parce que son ascension sociale deviendrait plus difficile encore, étant donné le manque de valeur et de prestige social de la femme épousée. Les mariages mixtes, peu nombreux dans les cou- ches sociales inférieures, consacraient en général les unions d'un homme de couleur foncée avec une femme beaucoup plus claire et même blanche. La femme noire de rang inférieur ne fut que très exceptionnellement une épouse légitime; elle restait concubine, et concubine vite abandonnée, qui gardait avec elle les enfants nés de ses unions éphémères. Pour les rares femmes noires de la petite bourgeoisie, étant donné la morale rigide de cette couche sociale qui n'admettait pas les unions coutumières et moins encore les unions libres, elles étaient en général condamnées au célibat, à moins qu'elles ne se marient avec des individus de rang très inférieur.

Ainsi dans les couches inférieures de la ville il se forma sou- vent autour d'une grand-mère et de ses filles cette famille matri- focale dont parle Roger Bastide (26); famille composée de femmes ayant à leur charge les enfants résultant de plusieurs unions suc-

(25) Le mariage légal y fut rare pour plusieurs raisons. Des raisons écono- miques d'abord, - il était assez onéreux de se marier soit à l'église, soit civile- ment. Des raisons traditionnelles - le mariage coutumier fut toujours très répandu dans les rangs moins élevés, et cela depuis la période coloniale. D'ail- leurs, il était aussi très répandu dans les rangs inférieurs de la société métropo- litaine de nos colonisateurs portugais.

(26) Roger Bastide, 1960, 1967.

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sives avec des hommes différents (27). Les femmes furent aussi souvent le soutien économique de leurs amants, quand ceux-ci n'arrivaient pas à trouver (ou ne voulaient pas trouver) des emplois plus ou moins stables. La montée sociale des noirs n'entraînait donc pas celle de leurs compagnes de même couleur de peau; la montée s'accompagnait de l'abandon de celles-ci et de l'élection d'une fem- me plus claire, qui pouvait, elle, être de rang inférieur, mais qui accompagnait son mari dans l'ascension de celui-ci. Ainsi la tolé- rance de la société envers le mariage mixte fut une des causes im- portantes du retard de l'ascension sociale des femmes noires. Dans les années 1930-1940, alors que beaucoup de noirs s'intégrent dans la petite bourgeoisie, les femmes noires restent attachées au sous- prolétariat, et ne trouvent de travail que dans la condition d'em- ployées domestiques.

Cependant, voilà que tout dernièrement, dans la ville de S.Paulo, on s'aperçoit que le statut des femmes noires n'est plus le même. On les retrouve dans nombre de postes auxquels elles n'avaient aupara- vant aucune chance d'accès; elles sont petites fonctionnaires, ven- deuses de magasin, elles travaillent dans les salons de coiffure, dans les bureaux; elles sont des vedettes de la radio et de la T.V., elles sont des chanteuses et des actrices. On les retrouve même dans les professions libérales C28) et dans la carrière politique : en 1970, une femme noire fut élue député à l'Assemblée provinciale. Il s'agit là d'une exception; exceptionnelles sont aussi encore les femmes noi- res étudiant à l'université et faisant carrière dans les professions libérales. Mais elles sont nombreuses dans des postes ou des fonc- tions qui correspondent à la petite bourgeoisie. Ainsi, avec quelques années de décalage par rapport à l'homme noir (qui lui, maintenant, s'intègre à la moyenne bourgeoisie), la femme noire réalise aussi une ascension socio-économique.

Les voies d'ascension suivies semblent être les mêmes que celles ouvertes à l'homme noir. Ainsi le prestige acquis par la musique populaire brésilienne à partir des années 20 ouvrit une des premiè- res voies à leur montée socio-économique i29). Pour l'homme noir, le football fut pour ainsi dire une voie royale d'ascension sociale;

(27) Ce type de famille n'est pas particulier à la population noire. Elle est très répandue aussi dans les milieux pauvres blancs et mulâtres, en ville comme à la campagne.

(28) La montée sociale des femmes noires et sa localisation dans le temps varient au Brésil suivant les régions. Ainsi à Bahia, dans les années 40, plu- sieurs femmes noires avaient déjà pénétré dans les professions libérales. Voir pour Bahia Thaies de Azevedo, 1955.

(29) Voir João Baptista Borges Pereira, 1967.

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mais les autres sports ne le furent pas moins (30). Les sports sont aussi ouverts à la femme noire : aux derniers Jeux Pan-Améri- cains (1971), qui se réalisèrent au Mexique, l'équipe brésilienne féminine d'athlétisme comptait cinq femmes noires parmi une quinzaine de blanches - cinq femmes noires dont la catégorie sportive était des plus élevées. Ces nouveaux débouchés supposent des ressources économiques permettant à l'individu de s'instruire, d'apprendre un métier, de s'entraîner s'il s'agit des sports (31), - des ressources que les femmes noires étaient loin d'avoir il y a une vingtaine d'années. Ceci suppose encore que les familles noires ont acquis assez d'aisance pour faire étudier non seulement leurs fils, mais aussi leurs filles.

D'autre part, il y a une tendance à la re-valorisation esthétique et sexuelle de la femme noire : de beaux mannequins noirs font main- tenant partie des équipes des grands couturiers « paulistanos ». Et les mariages mixtes s'orientent dans d'autres directions : des maria- ges de blancs avec des femmes noires contrarient l'ancienne ten- dance traditionnelle brésilienne, du mariage de l'homme noir avec des femmes de couleur beaucoup plus claire que la sienne (32). Fina- lement, les résultats très récents d'une recherche sur la prostitution dans la ville de S.Paulo montrent que les blanches y sont de beau- coup plus nombreuses que les mulâtresses et les noires : 51,0 % des prostituées de la ville sont des femmes blanches; 24,5 % sont des femmes noires; 23,5 % sont des mulâtresses (33). Une grande partie des prostituées étant recrutée dans le sous-prolétariat urbain, le pourcentage peu élevé de femmes noires et de mulâtresses prosti- tuées semble montrer qu'à l'heure actuelle leur pourcentage dans le sous-prolétariat serait probablement bien plus réduit que celui des blanches.

Tout ceci montre que la femme noire est intégrée dans la petite bourgeoisie et peut accéder maintenant à la moyenne. Son ascension sociale suit les mêmes voies dont profitent aussi les blanches et les

(30) Voir Pereira de Queiroz, 1956. (31) Ceci suppose que la famille a des ressources économiques lui permettant

de s'affilier à des clubs sportifs de niveau populaire, assez abondants dans la ville de S. Paulo. Si l'enfant ou l'adolescent révèle des qualités extraordinaires, le club l'aidera dans son entraînement.

(32) Voir dans la revue Manchete du 4 septembre 1971 (Rio de Janeiro), un article sur les mariages mixtes, leurs problèmes et leur acceptation par leur classe sociale. Dans une dizaine de mariages mixtes de moyenne bourgeoisie, quatre sont des mariages de blancs avec des femmes noires.

(33) Rapport sur une recherche effectuée en juillet 1971 par le Secrétariat de la Promotion Sociale de la ville de S. Paulo, et cité dans le journal « O Estado de S. Paulo », le 5-11-1971.

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mulâtresses; c'est-à-dire, elles ne sont pas rejetées vers certains métiers ou certaines professions qui leur deviendraient en quel- que sorte exclusifs. Comme l'homme noir, qui entre en concurrence avec blancs et mulâtres, leur disputant les mêmes carrières, les mêmes postes, les mêmes emplois, la femme noire entre aussi en concurrence avec blanches et mulâtresses C34). Le préjugé de cou- leur, dont l'existence est indéniable, au Brésil, n'a pas été assez puissant pour leur barrer la route, ou pour leur réserver des emplois qui leur seraient spécifiques.

L'évolution de la position socio-économique de la femme noire confirme les tendances actuelles qu'on avait remarquées dans le cas de l'homme noir : il y a une ascension dans l'échelle sociale, à partir du sous-prolétariat, qui se fait en phases successives dans le temps, avec des réactions différentes de la part des collectivités noires. Lorsque l'intégration se fait au niveau de la petite bourgeoi- sie, il y a naissance de « sociétés philanthropiques et récréatives ». Ensuite les noirs veulent monter encore plus, ils rencontrent la résistance des blancs, et ils forment alors des associations revendi- catrices et contestataires. Mais ils réussissent à pénétrer dans la moyenne bourgeoisie. Dans les rangs intermédiaires de la société, les mariages de blancs avec des femmes noires montrent que même celles-ci, dont l'ascension avait été plus lente que celle des hommes, n'étaient pas restées clouées au niveau du sous-prolétariat, et s'in- tégraient dans des niveaux socio-économiques beaucoup plus éle- vés. La réussite des noirs, hommes et femmes, est marquée par la disparition des associations contestataires; seules restent les asso- ciations récréatives, démontrant l'existence d'un préjugé de cou- leur qui n'agit pas dans le secteur économique et professionnel, mais qui se réfugie dans le secteur « mondain ». La disparition des associations contestataires indique aussi que l'intégration des noirs dans les rangs moyens de la société conserve ses caractéristi- ques traditionnelles - elle se fait dans l'adaptation et le confor- misme.

Comment expliquer le renversement des tendances au durcisse- ment et à l'agressivité inter-ethnique, qui existèrent entre les années 30-40 ? D'autant plus que l'industrialisation, qui avait été indiquée comme étant le facteur par excellence du déclenchement des ten- dances vers la ségrégation raciale, au lieu de s'estomper s'est au

(34) La femme noire a affronté d'ailleurs les mêmes difficultés qu'affrontaient les femmes de la moyenne bourgeoisie en général, lorsqu'elles voulurent pénétrer sur le marché du travail. Voir Pereira de Queiroz, 1969. Les difficultés pour les femmes noires étaient plus grandes du fait de leur couleur de peau.

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contraire fortement accélérée dans la ville de S.Paulo. L'accéléra- tion même du processus d'industrialisation est, croyons-nous, à la base du renversement des processus de ségrégation. La ville de S.Paulo devient en très peu d'années une métropole au plein sens du mot, habitée par une société bourgeoise de consom- mation avec toutes ses exigences en matière de services, de luxe, de loisirs C35). Ceci fit multiplier les emplois et, avec eux, les possibili- tés de montée sociale pour ceux des habitants ayant déjà acquis une expérience de vie citadine. Les citadins noirs furent du nom- bre. D'autant plus qu'au moment ou l'industrialisation s'accélère, vers 1945, l'immigration étrangère (européenne et asiatique) avait fortement diminué avec la 2e Grande Guerre. C'est-à-dire, des ca- dres, des fonctionnaires, des ouvriers spécialisés furent fournis par la petite bourgeoisie citadine et par le sous-prolétariat existant sur place, car il n'était pas possible de les prendre ailleurs. Ainsi les membres du sous-prolétariat de la ville de S.Paulo (dont les noirs) ne retrouvèrent pas sur leur chemin, à ce moment-là, la concurrence d'autres individus étrangers, plus aptes qu'eux à occuper des postes et des emplois urbains. Une conjoncture socio-économique favo- rable et des circonstances historiques spécifiques déterminèrent ainsi leur entrée dans des niveaux plus élevés d'un marché de tra- vail urbain en expansion.

Un deuxième facteur aida à cette ascension des citadins. Le déve- loppement industriel et des services exigeait aussi le travail d'une abondante main-d'œuvre non-spécialisée, et la migration rurale- urbaine connut un épanouissement sans précédents (36). Les mi- grants nationaux ne sont pas forcément des noirs; dans les zones rurales pauvres du pays, - les plus atteintes par l'exode - les noirs ne furent pas très nombreux (37). La population campagnarde y est formée surtout de métis, de mulâtres, de blancs; elle y est aussi analphabète, en général, et sans aucune expérience de vie

(35) Bien avant d'être des centres de production, les grandes villes brésiliennes furent des centres de consommation. Ainsi la formation d'un tertiaire important y précède la formation du secteur secondaire ou industriel. Ceci est de règle pour l'Amérique Latine aussi. Voir pour le Brésil Jean Marie Martin, 1966.

(36) L'exode rural-urbain a toujours existé au Brésil. Mais à partir de 1945, le départ vers les grandes villes (Rio de Janeiro et São Paulo surtout) s'accélère. De processus sociologique « normal », l'exode devient un grave problème social. Voir Pereira de Queiroz.

(37) Les esclaves noirs furent nombreux dans les riches régions de mono- culture d'exportation et dans les villes desservant ces régions. Dans les régions pauvres vouées à l'élevage extensif et à la petite polyculture ils furent assez rares; on n'y avait pas besoin d'une main-d'œuvre importante. Ainsi dans ces régions, la population, bien que « colorée », est bien moins fortement « noire ».

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urbaine. Elle fournit donc aux grandes villes le gros de la main d'œuvre non-spécialisée dont celles-ci ont besoin. Un nouveau sous- prolétariat surgit et pousse vers le haut l'ancien. Dans les couches inférieures urbaines anciennes, blancs et noirs avaient déjà profité des avantages que leur offre la ville : enseignement public gratuit, écoles professionnelles, cours techniques, apparition de nouveaux emplois et de nouvelles professions liés à l'industrialisation et à l'épanouissement des services. Les migrants ruraux ne pouvaient pas être des concurrents pour les citadins, de quelle couleur que fussent ceux-ci. Ainsi la pression économique fut plus forte que les barrières des stéréotypes négatifs, voire des préjugés raciaux existant dans la société globale. L'expansion de l'exode rural-urbain lié à l'accélération de l'industrialisation furent des facteurs déci- sifs dans l'ascension économique des citadins d'appartenance ancienne, blancs, mulâtres et noirs. L'ascension des noirs se fit en tant que partie de la population urbaine plus ancienne, et non pas en tant que groupe ethnique. Cette montée facile et intégrée dans la structure socio-économique détruisit les embryons de conscience ethnique agressive qui avaient été repérés dans la période précé- dente, et explique la reprise des comportements d'adaptation et de conformisme.

Bien qu'intégrées, des collectivités noires continuent cependant d'exister. Les associations récréatives le démontrent. De nouveau la conscience ethnique semble fonctionner dans le secteur de la « vie mondaine » seulement. Ce petit foyer de tensions ethniques pourra- t-il s'épanouir comme dans les années 30-40, et devenir agressif ? Nous avons vu que son épanouissement était survenu au moment où les noirs, déjà implantés dans la petite bourgeoisie, voulaient passer plus nombreux dans la moyenne; la résistance rencon- trée détermina l'apparition de l'agressivité et des revendications. Or, il n'y a pas encore de noirs grands industriels, grands com- merçants ou banquiers; il n'y a pas de noirs au Sénat, - c'est-à- dire, les noirs n'ont pas encore réussi à percer jusqu'aux rangs les plus élevés de la bourgeoisie; quelques-uns - assez rares - , ont réussi à atteindre des postes bureaucratiques et administratifs éle- vés C38). C'est-à-dire, leur ascension socio-économique en tant qu'ethnie n'est pas complète. L'apparition de nouvelles associations plus agressives sera sans doute déterminée par la plus ou moins

(38) A l'intérieur des forces armées, la marine et l'aviation étaient tradition- nellement des foyers de préjugés raciaux; on n'y retrouve pas de noirs parmi les officiers. Par contre, l'armée de terre ne manifesta pas ces mêmes préjugés : il y a des noirs parmi les généraux.

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grande difficulté que les noirs trouveront pour s'installer dans les rangs supérieurs de la société « paulistana ». Si le processus géné- ral en cours demeure inchangé, - c'est-à-dire, si la pression éco- nomique de l'industrialisation et de l'urbanisation persiste aussi forte que maintenant, - il y aura des chances pour qu'ils soient encore poussés vers le haut des rangs socio-économiques, en même temps que d'autres citadins de la moyenne bourgeoisie; et il y aura des chances alors pour que les rapports ethniques demeurent tels quels, pour que les comportements d'adaptation et de conformisme continuent de marquer aussi bien les rapports entre blancs et noirs, que les rapports des noirs avec la société globale. Les associations « récréatives » ont des chances de continuer et, sont à ce sujet si- gneficatives : elles apportent une solution de compromis au problè- me des rapports « mondains » des noirs; elles créent pour eux un milieu spécifique, où ils peuvent développer ces rapports et « s'amu- ser » sans entrer en choc avec les blancs, - donc sans mettre en question le problème de leurs rapports à ce niveau-là, d'autant plus que les autres secteurs d'activité sont libres.

L'analyse de l'évolution de la position socio-économique des noirs à l'intérieur de la société globale formée par la ville de São Paulo montre que la conscience ethnique, représentée par l'exis- tence d'associations volontaires, y est subtile et mouvante; elle est en rapport étroit avec le développement socio-économique, elle s'a- menuise ou s'épanouit suivant que le développement se sert des noirs ou les met de côté. Le caractère même des associations change alors : d'adaptatives et conformistes, elles deviennent revendica- trices et agressives, lorsque la montée sociale semble difficile.

C'est bien l'existence des associations, ainsi que leur caractère et leurs buts qui montrent le degré plus ou moins intense de l'inté- gration des noirs dans la société globale. La quantité d'ascensions individuelles, qu'on avait implicitement retenue dans d'autres ouvrages en tant qu'indicateur valable de l'intégration, semble in- suffisante pour cela. En effet, l'ascension des noirs est continue et constante, à partir de l'abolition de l'esclavage; l'augmentation de leur nombre dans la petite et moyenne bourgeoisie est indénia- ble. C'est l'intensité de leur participation qu'il convient de mesu- rer, participation aux différentes activités, aux différents secteurs du social, laquelle s'exprime dans la formation des collectivités noires. A l'intensité maximum de la participation, qu'on retrouve dans les couches inférieures de la structure sociale, correspond le manque d'associations volontaires; le noir et le blanc ont une parti- cipation à peu près égale dans toutes les activités et dans tous les

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secteurs du social, la couleur de la peau ne semble pas peser. L'in- tensité de la participation diminue dans les rangs immédiatement suivants, et cela suscite l'apparition des associations. Ainsi pour parer au manque et localisées dans les secteurs où l'intensité est plus faible à l'intérieur de cette couche sociale un peu plus élevée, les caractéristiques et les buts des associations ne sont pas tou- jours les mêmes, ils varient avec les conjonctures et les moments historiques.

Différents facteurs semblent donc peser sur l'intensité de l'inté- gration des noirs dans la structure sociale et les secteurs d'activité de la ville de São Paulo : a) l'éventail plus ou moins ouvert des participations aux divers secteurs et aux diverses activités sociales dépend de circonstances socio-économiques momentanées; il se modifie d'après celles-ci; b) cet éventail est beaucoup plus ouvert dans les couches inférieures de la société, c'est-à-dire, il varie aussi suivant les différents rangs de l'échelle sociale, plus ouvert chez les inférieurs, moins ouvert chez les autres; donc le niveau socio-économique plus ou moins élevé du noir détermine son inté- gration plus ou moins complète.

Les associations volontaires sont d'excellents indicateurs pour diagnostiquer l'intensité de l'intégration. Elles manquent là où l'in- tégration est très intense; elles sont adaptatrices et conformistes là où l'intégration n'est pas totale, mais où l'ascension sociale des noirs semble assurée; elles deviennent revendicatrices et agressives là où l'ascension socio-économique des noirs rencontre tout d'un coup des difficultés. Ce n'est donc pas l'intégration effective des noirs dans une couche socio-économique, ni sa participation inté- grale à toutes les activités, qui devient aux yeux des collectivités noires un symptôme de refus ou de rejet; c'est la difficulté de leur ascension sociale qui met en branle les mécanismes de défense. Dès que les possibilités d'ascension sociale se révèlent favorables, les associations contestataires disparaissent, bien que l'intensité de la participation ne se soit pas modifiée.

Les données sur la montée sociale des noirs ne sont pas des indicateurs valables pour une étude de leur intégration socio- économique; elles expliquent seulement un aspect du problème, celui de la possibilité plus ou moins grande d'accès au rang social immédiatement supérieur. L'intégration englobe et cet aspect, et aussi l'autre, celui de la participation effective du noir à toutes les activités et à tous les secteurs socio-économiques du rang social auquel il appartient. Les associations volontaires, leurs caractères et leurs buts, sont des indicateurs complets, parce qu'ils englobent

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tous les aspects du problème; c'est à travers leur analyse qu'on peut vraiment comprendre le problème de l'intégration des noirs, en profondeur et dans une perspective sociologique.

L'analyse qui vient d'être faite montre que le concept de margi- nalisation, dans son sens économique et dans son sens sociologique, défini par Roger Bastide est peu adéquat pour capter la situation des noirs et de leurs collectivités dans la ville de São Paulo (39). En effet, nous ne les retrouvons en aucun moment dans une situa- tion de rejet vers la périphérie des structures socio-économiques. En tant que main d'œuvre esclave, ils étaient pleinement intégrés dans le processus de production, bien qu'en y occupant un rang inférieur. Après l'abolition, leur intégration a continué d'exister, et leur ascension socio-économique se déclenche, - ascension qui permettra à certains d'entre eux, un peu plus tard, de se retrouver dans les rangs de la petite bourgeoisie. Si la marginalité économi- que n'a pas existé, la marginalité sociologique non plus. L'ascen- sion des femmes noires, l'apparition des mariages mixtes « nouvelle formule » sont autant de faits montrant qu'il existe aussi une inté- gration sociologique. C'est parce qu'elle existe que les associations volontaires sont habituellement adaptatrices et conformistes; créées pour éviter les litiges, elles ne mettent jamais en cause la société globale et ses hiérarchies de valeurs, elles ne mettent pas en avant des revendications.

Le concept d'intégration a été souvent employé dans la descrip- tion que nous venons de faire. « Intégrer » veut dire « faire partie d'un ensemble, d'un groupe » ; le terme exprime l'appartenance des parties à l'ensemble, et de ce fait semble être plutôt morphologique et. donc, statique. Il est possible toutefois de l'utiliser dans une perspective dynamique, en parlant d'un « processus d'intégra- tion », c'est-à-dire, en parlant d'une appartenance des parties en train de se faire, et constamment en devenir. C'est dans cette deuxième perspective que le concept peut être utilisé pour décrire le cas des noirs dans la ville de São Paulo. Il semble impossible d'étudier un « état d'intégration » des noirs dans cette société, parce que leur position et leur participation évoluent; elles deviennent plus ou moins élevées, plus ou moins intenses, suivant la conjonc- ture socio-économique et le moment historique; elles subissent des hauts et des bas qu'il est important de connaître. Dans cette ville.

(39) L'inadéquation du concept de « marginalisation » appliqué au cas des noirs brésiliens nous avait déjà frappée lorsque nous avons participé au Collo- que sur la marginalisation du Noir en Amérique Latine, réalisé par l'Université de Bielefeld. Voir Pereira de Queiroz, 1971.

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les noirs brésiliens - hommes et femmes, - semblent avoir beau- coup plus de difficulté dans leur ascension sociale qu'ailleurs dans le pays. Si dans l'analyse de ce cas extrême, le concept de margina- lisation a trouvé peu de possibilités d'être utilisé, il semble que son emploi soit moins adéquat encore dans d'autres régions brésilien- nes où l'ascension a toujours été plus facile.

Au contraire, le concept d'intégration sociale, - entendu, com- me nous l'avons dit, en tant que « faire partie d'un ensemble, d'un groupe », s'est révélé beaucoup plus malléable : il épouse de près la réalité qu'on veut cerner et analyser. L'existence de l'intégration est attestée par l'ascension sociale des noirs, qui se fait à l'intérieur de la société globale, celle-ci n'étant partagée par aucune dua- lité ethnique - c'est-à-dire, sans aucun rejet des noirs vers une par- tie de la société globale qui leur serait spécialement destinée, et qui ne se mélangerait pas avec celle des blancs (40). Au moment où l'as- cension de la collectivité noire se matérialise, les préjugés ethni- ques (attitudes défavorables contre le groupe ethnique) sont à leur niveau le plus bas, et n'agissent pas en tant qu'obstacles à l'ascen- sion; au moment où l'ascension est freinée, les préjugés deviennent des instruments pour justifier l'existence de la barrière. Les préju- gés agissent ainsi en tant que rationalisation de l'ouverture ou de la fermeture de la société globale; mais la cause de cette ouver- ture ou de cette fermeture, nous croyons l'avoir retrouvée au niveau de la société globale elle-même et dans son développement.

En effet, il semble très significatif que l'ascension socio-économi- que de la collectivité noire, qui se fait intégrée avec celle de la collec- tivité blanche, toutes les deux occupant le niveau inférieur de la stratification dans la ville de São Paulo, ait lieu lorsque l'essor d'industrialisation de cette ville détermine l'ouverture de l'éventail d'emplois et d'occupations exigeant un minimum d'instruction et d'habitudes urbaines de la part des individus. Cette ouverture fait donc monter dans l'échelle sociale une couche inférieure dont l'ur- banisation est plus ancienne, et dont la place est à son tour occupée par des migrants venant de l'intérieur de l'Etat de São Paulo, de l'État de Minas Gerais et du Nordeste. Ainsi l'ascension des noirs nous semble partie intégrante de l'ascension sociale de toute la couche inférieure de la ville, substituée dans sa position d'infério- rité par une nouvelle couche formée d'individus moins instruits venus de l'extérieur.

(40) Ce qui veut dire une situation totalement différente de celle des Etats- Unis, où justement les noirs vivent à l'intérieur d'une partie de la société globale qui leur est spécialement destinée.

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Néanmoins, l'ascension de l'ancienne couche inférieure, avec ses noirs et ses blancs, n'est pas terminée encore; ils n'ont pas atteint les sommets socio-économiques de la société brésilienne. Les noirs trouveront-ils alors des barrières impossibles à franchir ? C'est difficile à dire. Il est probable que le mouvement vers le haut se fasse encore selon les modèles existant depuis un siècle; mais il est possible aussi, au contraire, que d'autres facteurs viennent à jouer et rendent la barrière plus difficile à franchir qu'elle ne l'a été pour ce qui est des niveaux de la petite et de la moyenne bour- geoisie. Sans d'autres études dévoilant plus profondément les caractères du processus d'industrialisation et de développement que subit la société brésilienne ainsi que les canaux d'ascension sociale, toute prévision sera hasardeuse. Mais devant le cadre que nous venons de brosser, l'optimisme semble permis.

São Paulo, le 31 juillet 1973,

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