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{ LES Petits matins} 05 Quitter sa ville // 07 Amélie Matuma // 11 Dyenaba Diallo // 15 Nicolas Marcinkowski // 21 Abdoulaye Talla // 25 Nicolas Suez-Panama-Bouton // 31 Suhail Chourak // 35 Alexandre Arete // 41 Loïc Eslier // 45 Maureen Farhina-Martins // 55 Yannis Telaoumaten // 59 Ridge Massaka // 67 Vincent Chomel // 71 Kevin Moonwessur // 81 Écrire à partir des faits divers // 87 Anita Fernandez // 109 Jules Bouffart // 113 Sonia Bekkouche // 117 Marie-Laure Hupé // 121 Audrey Fabert // 125 Thouraya Ahamadi // 129 Antoine Daché // 133 Toufik Benjaa // 137 Samira Ait-Lamallem // 141 Nicolas de Oliveira // 145 William Eudes // 149 Vincent Guyard // 153 Thanina Belaïza // 157 Lydia Bennadja // 161 L’envers du décor // 163 Sirine Bencheikh // 169 Guiliana Panariello // 175 Sophie Bezirard // 179 Sirine Bencheikh // 185 Guiliana Panariello // Ce numéro a été publié avec le concours du Conseil régional d’Ile-de-Francedans le cadre du programme Résidence d’écrivains en Ile-de-France.

numéro spécial

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Numéro spécial écrit par les élèves du lycée Jean Rostand à Mantes-la-Jolie

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{ L E S Pe t i t s matins}

05 Quitter sa ville // 07 Amélie Matuma // 11Dyenaba Diallo // 15 Nicolas Marcinkowski // 21Abdoulaye Talla // 25 Nicolas Suez-Panama-Bouton //31 Suhail Chourak // 35 Alexandre Arete // 41 LoïcEslier // 45 Maureen Farhina-Martins // 55 YannisTelaoumaten // 59 Ridge Massaka // 67 VincentChomel // 71 Kevin Moonwessur // 81 Écrire à partirdes faits divers // 87 Anita Fernandez // 109 JulesBouffart // 113 Sonia Bekkouche // 117 Marie-LaureHupé // 121 Audrey Fabert // 125 Thouraya Ahamadi// 129 Antoine Daché // 133 Toufik Benjaa // 137Samira Ait-Lamallem // 141 Nicolas de Oliveira // 145William Eudes // 149 Vincent Guyard // 153 ThaninaBelaïza // 157 Lydia Bennadja // 161 L’envers du décor// 163 Sirine Bencheikh // 169 Guiliana Panariello //175 Sophie Bezirard // 179 Sirine Bencheikh // 185Guiliana Panariello //

Ce numéro a été publié avec le concours duConseil régional d’Ile-de-Francedans le cadre du programme

Résidence d’écrivains en Ile-de-France.

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Présentation

Les nouvelles que vous trouverez dans ce recueil ont été écritespar les élèves du lycée Jean Rostand et du collège Sully dans le cadre dela résidence de BernardoToro au lycée Jean Rostand à Mantes-la-Jolie.

Situé aux portes du Val Fourré, le lycée Jean Rostand se carac-térise par la diversité de ses sections. Cette spécificité a permis à desjeunes très différents de se rencontrer, de se connaître, de s'engagerensemble dans des projets qui, ailleurs, ne les auraient pas unis.

Des projets de nature très diverse ont été réalisés au cours decette résidence. Le travail littéraire de BernardoToro était au coeur d'undispositif où toutes les disciplines artistiques étaient convoquées,depuis la littérature à la musique en passant par le théâtre et la vidéo.

Il s’agissait de construire un nouveau mode de partage entre lesélèves et la littérature en train de se faire, de redonner toute sa place àla création artistique et de réaffirmer le rôle de la littérature dans notresociété.

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Les nouvelles que nous publions ici dressent en filigrane unportrait complexe, fascinant et totalement inattendu des jeunes adoles-cents d’aujourd’hui. Il faut lire ces textes avec toute l’attention qu’ilsméritent pour comprendre quel regard la jeunesse actuelle porte sur cemonde que nous croyons lui transmettre, comme s’il nous appartenait.Nous pensons connaître cette génération, mais nous la percevonstoujours de l’extérieur et de loin. Ces pages devraient nous permettrede la découvrir de l'intérieur, dans le plein exercice de sa liberté créa-trice.

Réparties en trois chapitres, ces nouvelles explorent les trois axesautour desquels s'est développée la résidence : l'exil et la constructionde soi, l'invention littéraire et la réalité sociale, l'effondrement des certi-tudes.

Cette résidence a été soutenue par la Délégation académique àl'action culturelle de l'Académie deVersailles, en liaison avec l'inspec-tion pédagogique régionale de lettres, et mise en œuvre grâce à laRégion Ile-de-France. La Cité nationale de l'histoire de l'immigrationétait le principal partenaire culturel de ce projet qui a aussi réuni denombreux acteurs locaux.

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Quitter sa ville

Un chagrin, un malaise diffus ou encore un désir d’ascensionsociale poussent des personnages à quitter leurs villes natales pour unailleurs rêvé, fantasmé et parfois craint. Certains quittent la France, leSénégal, l’Italie, la Réunion ou tout simplement Rueil-Malmaison.D’autres arrivent en Croatie, au Maroc ou en ce bon pays d’Utopie. Etpuis, c’est comme une apparition : une maison bleue, une femmeretrouvée, Gibraltar.

En français, il n’existe pas d’équivalent au mot heimweh : cettenostalgie du pays natal, comme si notre langue niait l’existence d’un telsentiment. Les nouvelles qui suivent le modèle de Contretemps deBernardo Toro et de Bruges-la-Morte de Rodenbach donnent vie à cesentiment diffus, jamais nommé, toujours ambigu. Seule compte pourtous les personnages l’envie de partir pour mieux se trouver, pour mieuxéprouver, pour mieux se réconcilier. La ville découverte, inventéedevient la caisse de résonnances de toutes ces vies.

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Amélie Matuma

Manon

C’était un jour ordinaire à Marseille. Comme d’habitude, j’ar-rivais dans ma classe pour accueillir mes élèves et je commençais commetous les jours par une dictée, ensuite je les laissais faire des exercices touten restant à leur disposition, s’ils ne comprenaient pas. Soudain, en lesregardant un par un une sensation bizarre m’envahit. Ce n’était pas lapremière fois que je contemplais mes élèves, mais ce jour-là, ils m’ap-paraissaient autrement. Pourtant, comme tous les jours, les uns travail-laient sérieusement, tandis que les autres bavardaient ou faisaientsemblant de travailler. Des larmes me vinrent aux yeux, ces pauvrespetits enfants, ils n’avaient pas plus de six ans, leurs parents me lesavaient confiés, peut-être s’agissait-il d’un futur abandon. C’étaient despensées folles, mais elles m’aidaient à me sentir moins coupable. Je nevoulais plus penser à ce que j’avais fait, je voulais oublier tout simple-ment.

Plus la journée avançait, plus je pensais à elle. Son souvenir mehanta toute la matinée. Elle essayait peut-être de rentrer en contact avecmoi pour m’annoncer quelque chose. Ces pensées m’obligeaient à

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revenir en arrière et à revoir ce que j’avais fait. C’était il y a quatre ans,du temps où j’étais heureuse, du temps où tout allait pour le mieux.Aujourd’hui, c’est fini. Comment ma vie avait-elle pu changer en si peude temps ? Si seulement son père n’était pas parti, on serait tous les troisensemble aujourd’hui.

Moi qui depuis quatre ans n’avais pas manqué un seul jourd’école, je pris la décision de partir en fin de matinée. Je ne savais pasoù aller, mais je savais que je devais partir, quelque chose m’appelaitailleurs. Après avoir libéré mes élèves, je pris ma voiture et roulaipendant presque une heure. Soudain, je m’aperçus qu’il était déjàl’heure de retourner à l’école, mais je ne voulais pas y retourner, jecontinuai donc ma route sans vraiment savoir où aller. Au bout dequelque temps, je garai ma voiture devant un magasin de robes demariée et je me mis à repenser non pas à elle, mais à lui, mon ancienmari, Marc. Pourquoi était-il parti ? Je me souvins du jour de notremariage, on s’était promis de ne jamais se quitter. Six ans plus tard, il arompu sa promesse et m’a abandonnée. C’est à partir de ce jour que jen’ai plus été la même. J’ai eu beau lui demander de rester pour notrefille, Manon n’avait alors que six ans, il n’en a pas voulu. Il disait qu’ilne voulait plus nous voir, moi et Manon, plus jamais. Ces mauvaisespensées m’incitèrent à reprendre la route. Mon téléphone ne cessait desonner, c’était Annie, la directrice de l’école, elle devait sûrement sedemander où j’étais. Mais je ne voulais pas répondre, je ne voulais plusretourner dans cette école, je voulais continuer à rouler vers l’inconnu.Je mis la radio pour ne plus entendre la sonnerie de mon portable.

Les panneaux annonçaient que je venais d’arriver à Aubagne, laville où j’ai vécu autrefois, la radio annonça que l’on était le 12 mars.C’était son anniversaire, l’anniversaire de Manon. Je me demandaiscomment j’avais pu oublier une date pareille. Je n’avais qu’une seuleenvie, la prendre dans mes bras et lui souhaiter un joyeux anniversaire.Mais ce n’était plus possible, je l’avais abandonnée. Je n’étais pas fière

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de mon geste, mais je pensais que c’était la seule solution pour qu’ellesoit heureuse. Depuis que son père était parti, elle n’avait plus d’autrefamille que moi, j’étais la seule personne au monde sur qui elle pouvaitcompter et je ne me sentais pas assez forte pour assumer ce rôle, moi-même je ne pouvais compter sur personne. Je me suis donc retrouvéeseule avec Manon, je ne savais pas comment j’allais m’en sortir. Je mesouviens encore du jour où je l’ai emmenée pour la dernière fois àl’école. Comme tous les jours, je lui ai dit au revoir, elle ne se doutaitpas que cet au revoir était un adieu. Je ne suis jamais revenue la chercher.Je ne suis plus jamais revenue à Aubagne. J’ai appris par la suite queManon avait été placée dans une famille. J’étais sûre qu’elle était plusheureuse à présent. J’essayai donc de recommencer une nouvelle vie àMarseille et je l’ai oubliée, comme j’ai oublié Marc, jusqu’à aujourd’hui.Arrivée dans le centre ville d’Aubagne, je n’avais presque plus de carbu-rant, je laissai donc ma voiture dans un parking et continuai ma routeà pied. Je connaissais cette ville par cœur, je pouvais m’y promener lesyeux fermés. Je marchais sans but précis, les boutiques me rappelaientdes tas de souvenirs. Après avoir marché pendant un long moment, jem’assis sur un banc en face de l’école. C’était l’heure de la sortie desélèves. Les enfants sortaient tout heureux de retrouver leurs parents. Jeregardais ces enfants un par un et je pensais encore à elle.

Une petite fille sortit, ce fut comme une apparition, c’était elle !C’était Manon ! Elle était là, fidèle à l’image que j’avais gardée d’elledans ma mémoire. Elle sortait de l’école et se dirigeait vers une femmequi devait être sa mère, sa nouvelle mère. Contrairement aux autres, ellen’était pas joyeuse, elle avait l’air plutôt triste et abattu. Je la regardaiavancer vers cette femme qui la prit par la main, elles s’éloignèrentdoucement. En la voyant si triste, je n’avais qu’une envie, l’arracher àcette femme. C’est à ce moment-là que je réalisai que je n’aurais jamaisdû l’abandonner, c’était ma faute si elle n’était pas heureuse, mais le malétait fait. Je ne sais pas pourquoi, mais je les suivis. C’était peut-être elle

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qui m’avait menée jusqu’ici, maintenant que je l’avais retrouvée, je nevoulais plus la perdre. Arrivée devant une boulangerie, la femme entralaissant Manon seule. Je la regardais sans savoir quoi faire, elle était làdevant moi et je ne savais pas quoi faire. Je voulais aller lui parler, maisje ne savais pas si je devais m’excuser de l’avoir abandonnée ou lui expli-quer qui j’étais. C’était le moment parfait, la femme qui l’accompagnaitétait toujours dans la boulangerie, mais je ne savais toujours pas quoilui dire. Peut-être qu’elle ne me reconnaîtrait pas, peut-être qu’elle m’envoudrait de l’avoir abandonnée. Je m’approchai d’elle et criai son nom :Manon ! Elle se retourna et me regarda dans les yeux. Je m’arrêtai etpendant quelques secondes, on resta à se fixer les yeux dans les yeux, jene savais pas si elle m’avait reconnue. Pendant ces quelques secondes, lemonde semblait s’être arrêté, les oiseaux ne chantaient plus, le vent nesoufflait plus, les voitures ne circulaient plus.Tout se passait comme s’iln’y avait eu qu’elle et moi au monde. Elle s’approcha de moi lentement,me fit un sourire et m’appela maman.

Ces mots résonnèrent dans ma tête, je n’entendais plus qu’eux,tout me paraissait si trouble, je fermai les yeux. Quand je les ouvris, jeme trouvais dans un lit d’hôpital. Ma fille était devant moi, elle m’ap-pelait et me disait qu’elle ne voulait plus vivre dans une autre famille,elle voulait que je me réveille pour son anniversaire. Je venais de sortird’un coma de quatre ans.

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Dyenaba Diallo

Sans issue

C’était un soir, il faisait très froid, j’avais du mal à respirer, je netenais plus debout, je ne pensais plus à rien. Mon corps s’était éteint,mais mon cœur battait encore. J’étais complètement ivre et exténué. Jevenais de quitter le bateau. En face de moi se dressait un grand bâti-ment. C’était tout ce que je réussissais à voir, car il faisait nuit noire. J’aipris des bouts de cartons et des papiers qui traînaient dans un coin etje me suis fabriqué un lit pour la nuit. Il devait être deux heures dumatin. J’avais très froid, je me suis mis à sangloter. J’ai fermé les yeux.J’ai essayé de dormir. Je n’y arrivais pas, malgré la fatigue, trop d’imagesme hantaient.Trois heures plus tard, j’étais toujours dans la même posi-tion, moins ivre, mais encore sous le choc. Quand je pensais à mes amis,j’étais pris de panique. C’était sans issue, je ne savais plus quoi faire,j’étais complètement perdu.

Au loin, j’ai vu un homme qui approchait. Au début, j’ai cru quec’était mon imagination qui me jouait des tours, mais non. C’était bienun homme blanc, plutôt robuste, grand, barbu et chauve, il portait un

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uniforme. J’ai pris peur. C’était ridicule, si je pensais à la situation danslaquelle se trouvaient mes amis. L’homme m’a demandé mon nom. Leton de sa voix m’a rassuré. « Demba », je lui ai répondu, « je m’appelleDemba ». Il m’a regardé avec pitié. J’étais là tout seul, dans le froid, vêtud’un simple tee-shirt mouillé et d’un jean déchiré. Il m’a proposé devenir avec lui. Il avait l’air dur, mais je me suis dit qu’au fond il devaitêtre aimable. C’était un douanier. La nouvelle m’a pétrifié. J’auraisvoulu courir, me sauver, aller n’importe où, mais mon corps ne m’obéis-sait plus, j’étais paralysé. L’homme a compris à quel point j’étais mal eta essayé de me rassurer. Etait-ce de l’humour noir ou voulait-il vraimentm’aider ? Je n’en avais aucune idée, mon esprit était ailleurs. Atteindrele sol européen tout seul, sans mes deux amis, n’était pas mon but.J’avais laissé une partie de moi-même dans ce fichu détroit de Gibraltar.

Nous sommes rentrés dans un bureau, la pièce était aussi sinistreque mon humeur. Il y avait seulement un bureau et deux chaises, nousnous sommes installés. Le douanier m’a regardé fixement et m’a dit :« Écoute petit, je veux bien t’aider, mais à condition que tu me dises toute la vérité etrien que la vérité. Normalement mon boulot, c’est de te renvoyer directement d’où tuviens, mais aujourd’hui je veux bien faire une exception. C’est la première fois que jevois un gamin de ton âge essayer de quitter son pays. » J’étais vraiment étonné, jen’en croyais pas mes oreilles, un douanier qui se proposait de m’aider.J’avais l’impression de nager en plein délire. Mais que faire ? J’aicommencé à lui raconter mon histoire, j’avais un peu de confiance enlui :

– Je m’appelle Demba Touré, j’ai 14 ans. Je suis originaire duSénégal, j’ai fui mon pays à cause de la misère. J’habitais l’ouest duSénégal, dans la région de Matam, à Kanel, un petit village de quarantehabitants.Tout le monde a fui le village à cause de la sécheresse. J’ai huitsœurs, la plus petite a huit ans, elle est déjà mariée… Mon père a mariétoutes ses filles très tôt, il n’avait plus les moyens de s’occuper de nous.Moi, il m’avait envoyé à dix ans dans une école coranique. Il est mort

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l’année suivante. Il ne voulait pas quitter le village, il est donc mort defaim… À dix ans, ma vie était une prison. J’étais dans une écolecoranique, une sorte de monastère isolé du monde, au sud du Sénégal.Il y avait seulement un petit village à cinq kilomètres de l’école et on nepouvait s’y rendre qu’une fois par semaine. Mes camarades étaient dansla même situation que moi. Ils étaient venus des quatre coins du conti-nent, ils étaient orphelins ou abandonnés par leurs parents. Le maîtrede classe, un professeur de langue arabe littéraire, était complètementfou. Il nous battait tous les jours avec un martinet à crochets. Il nousrouait de coups. C’était pire que la prison.

C’est là-bas que j’ai rencontré mes deux meilleurs amis et c’estavec eux que j’ai fui. Ils ont disparu dans le détroit de Gibraltar. Ce quia déclenché notre fuite, c’est la mort du pauvre petit Mamadou, unorphelin de neuf ans. Le maître l’a frappé jusqu’à ce qu’il tombe au sol.Malheureusement, il ne s’est plus relevé, il était mort.

Un ami du village qui tenait une épicerie avait accepté de nousdonner de l’argent afin de rejoindre Dakar. Ensuite, nous avions prévude mendier et de cirer les chaussures des passants, pour réunir la sommequi nous permettrait de partir en Mauritanie. Une fois en Mauritanie,nous devions aller chez des cousins de Tidiane qui nous aideraient àrallier le Maroc et ensuite l’Europe, la liberté, la vie !

Nous avons construit deux embarcations de fortune,Tidiane etAli étaient dans l’un des bateaux et moi dans l’autre. Ali, le plus petit,m’inquiétait, malgré sa force apparente, il souffrait de problèmes respi-ratoires. Le grand jour est arrivé, le 26 avril 1984. Notre saint Coranétait notre seul soutien, il nous protégeait et chassait notre peur, la nuit.Je me suis réveillé au milieu d’un orage et j’ai découvert que mes deuxamis avaient disparu. J’étais complètement abasourdi, j’avais l’impres-sion d’être tombé du haut d’une tour, c’était comme si j’étais mort.J’étais paralysé, je tremblais, je ne savais pas quoi faire.

Le douanier était un homme bon, un juste. C’était comme si

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Dieu m’avait envoyé un ange gardien. Six ans plus tard, me voici enFrance, à Mantes-la-Jolie. Pascal, le douanier, a réussi à m’obtenir despapiers et une place dans un foyer, ainsi qu’à Tidiane et à Ali que j’airetrouvés peu de temps après.

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Nicolas Marcinkowski

La maison bleue

Damien est un homme d’une vingtaine d’années. Depuis sa nais-sance, il vit en France, plus précisément en région parisienne, dans unebanlieue en difficulté. Damien n’a jamais été bon à l’école. Dès leprimaire, il enchaîna les punitions pour bavardage, manque de concen-tration en cours et travail non fait... Au collège, environ cent heurespassées en colle à cause d’objets volants en classe, insultes envers lesprofesseurs et absences répétées. Quant au lycée, il n’y mit jamais lespieds. Aucun ne voulut de lui. Il se retrouva donc à seize ans, à passerses journées dans la rue avec une bande de quatre autres jeunes.Mathieu, dix-neuf ans ; Samir dix-sept ans et Jason dix-sept ans aussi.Ils n’avaient pas plus d’avenir que Damien et avaient le même parcoursscolaire. Physiquement, Damien était le plus beau de la bande, il faisaitun mètre quatre-vingt, avait un corps plus athlétique que les autresgrâce à quelques années de natation en compétition. Mathieu, du hautde ses dix-neuf ans, avait le permis de conduire, une berline noire desannées quatre-vingt-dix et un modeste appartement payé grâce à un

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petit travail nocturne. Samir était assez maigre, mais toujours très àl’aise avec un ordinateur entre les mains. Il pouvait trouver tout ce qu’ilvoulait et naviguer à l’intérieur de n’importe quel site internet et mêmejouer les hackers. Jason, assez maigre, était simplement doué dans lesjeux vidéo. Il passait des nuits entières à jouer et s’en vantait.

Les quatre jeunes hommes s’étaient rencontrés sur le terrain defootball de la cité. Depuis ce jour, ils passaient leurs journées ensembleà jouer au football et à traîner devant le hall de l’immeuble de Mathieu,là au moins, leurs parents ne les dérangeaient pas. Ils avaient le méritede ne pas toucher à la drogue, contrairement à beaucoup de jeunes duquartier, est-ce parce qu’ils n’avaient pas assez d’argent ?

Mathieu perdit son travail le lendemain de l’anniversaire deDamien. Il avait préféré continuer la fête au lieu d’aller travailler. Lesjours passaient et Mathieu ne retrouvait pas d’emploi. Au bout de deuxsemaines, une idée lui traversa l’esprit. Il la communiqua à ses cama-rades dès le lendemain. Il commença par leur expliquer ses difficultésfinancières, puis leur proposa une solution risquée qui n’avait rien delégale : braquer des commerces ou des banques. Malgré les objectionsde ses amis, Mathieu ne renonça pas à son projet et finit par les conva-incre avec le soutien de Damien.

Trois jours plus tard, Damien fut fier de leur montrer l’armepayée à peine quatre-vingt-dix euros, plus dix euros pour les balles. Iloffrit l’arme à Mathieu car au fond de lui, il ne se sentait pas capablede menacer une personne et encore moins de tirer. Mathieu l’accepta etremercia son ami. Il lui donna cent euros que Damien refusa en luidisant qu’il avait plus besoin de cet argent que lui. Le pistolet étaitancien et usagé, mais fit l’affaire. Le lendemain, ils attaquèrent uneboulangerie très réputée, Samir attendait au volant de la voiture deMathieu, Jason surveilla dehors les environs pour laisser le temps àMathieu de pointer son arme sur le personnel et à Damien de vider le

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La maison bleue

tiroir caisse. Une fois l’opération achevée, tout le monde monta dansla voiture et les quatre braqueurs s’enfuirent sans problème. Damien fitles comptes, chacun reçut vingt-cinq pour cent du butin.

Les garçons prirent goût à cet argent facile et décidèrent, malgréles objections de Samir, de s’attaquer à un bureau de tabac un soir deloterie. Le casse eut lieu le week-end, dans la soirée, quand le tabac étaitvide. Cette fois, ils touchèrent bien plus d’argent, suffisamment pourpermettre à Mathieu de régler ses dettes. Les amis continuèrent leursbraquages et au bout de six mois, ils décidèrent de prendre une grandemaison tous ensemble et un petit travail légal pour ne pas attirer l’at-tention.

Deux mois plus tard, Damien rencontra Stéphanie, elle était trèsjolie, avait le même âge que lui et fut la première fille qu’il aimaprofondément. Au bout de quatre mois, il emménagea dans un apparte-ment avec elle. Il lui cachait son argent pour ne pas avoir à répondre àses questions. Trois mois après son emménagement, il lui expliqua cequ’il faisait avec ses amis. Elle fut choquée, mais resta avec lui sans fairede commentaire.

Les mois passèrent jusqu’au jour où Mathieu se mit à avoir desenvies de grandeur, il proposa de braquer une banque. Ses trois amisfurent d’accord, mais Damien suggéra d’acheter des équipementsadéquats et de bien préparer leur action. Tout le monde fut du mêmeavis. Mathieu et Jason furent chargés de trouver le matériel tandis queDamien et Samir préparaient un plan d’action et de fuite ainsi qu’undeuxième plan si le premier venait à rater !

Le braquage eut lieu trois semaines après. À neuf heures pile, lemonospace aux vitres teintées qu’ils avaient volé se gara devant la ported’entrée de la banque et repartit à neuf heures vingt-sept. Aucun prob-lème pour cette fois encore. Une fois le compte fait et les partsdistribuées par Damien, l’équipe décida de faire une pause de plusieursmois. Ils avaient maintenant suffisamment d’argent pour vivre aisément.

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Pourtant, au bout d’une semaine, Damien se sentit suivi, dans la rue ilavait l’impression de revoir plusieurs fois les mêmes visages. Il confiases soupçons à ses amis et leur fit part de sa décision de quitter le pays.

Damien rentra chez lui et attendit le retour de sa bien-aimée. Illui raconta son projet et ce qui le poussait à partir. La discussion duraune bonne heure, Stéphanie ne voulait pas le suivre, sa vie était ici et sesamis et sa famille et son travail, elle ne pouvait pas changer de vie dujour au lendemain. Damien en conclut qu’elle ne l’aimait pas suffisam-ment et qu’il était inutile d’essayer de la convaincre. Il lui fit ses adieuxle soir même.

Le lendemain matin, dès la première heure, il alla chez unconcessionnaire acheter une voiture pour partir. Il ne savait pas encoreoù précisément, mais vers l’est. Il acheta une sportive et retourna à sonappartement pour prendre un minimum d’affaires. Il alla ensuite à lastation service, puis retrouva ses amis. Il leur demanda s’ils étaient vrai-ment sûrs de ne pas vouloir le suivre, c’était le cas. Il partit donc seulvers l’Allemagne.

En route vers l’Allemagne, il pensa à tout ce qu’il laissait derrièrelui. Au passage de la frontière française, il serra les dents pour rien, onle laissa passer sans encombre. Il roula en s’arrêtant seulement pourprendre de l’essence. Il traversa l’Allemagne, l’Autriche, puis la Slovénie,ensuite sa route longeait les côtes de l’Adriatique. Il passa la frontièrecroate aux alentours de dix heures du matin. Il était ébloui. Dans sapetite cité française jamais il n’aurait imaginé qu’un tel lieu pouvait exis-ter. Ce mélange de couleurs, le bleu transparent de la mer, le vert desarbustes, des oliviers, des citronniers, des vignes et de bien d’autresarbres inconnus, ainsi que le gris et blanc des roches montagneuses luioffraient un spectacle dont il ne pouvait se lasser. Il s’arrêta et descen-dit de sa voiture, la mer paradisiaque n’était qu’à quelques mètres. Ilavança le long d’une plage, puis visita un petit village auquel il n’avaitpas encore prêté attention. Les maisons étaient petites, certaines étaient

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abandonnées, d’autres portaient encore les impacts de balles de laguerre récente dont ce pays venait à peine de sortir. Les rues n’étaientque de toutes petites ruelles où une voiture n’avait pas la place de passer.Les gens à leurs fenêtres et dans les rues semblaient heureux, ils vivaientde leurs cultures.

Damien se dit qu’il venait de trouver ce qu’il cherchait depuistant d’années. Il vit au loin une petite maisonnette aux volets bleus quiouvraient sur la baie. C’était la maison de ses rêves. Il décida d’aller faireun tour, au loin il put lire sur la pancarte accrochée à la porte « PlavaKuca ».

Une jeune fille, aux cheveux blonds et aux yeux très clairs, étaitassise sur les marches de la villa. Elle ne devait pas être beaucoup plusâgée que Damien. Un peu gêné, Damien lui demanda tant bien que malavec de grands gestes et quelques mots de français ce qu’elle faisait là.Le regard humide, elle répondit avec autant de difficultés, que sa grand-mère venait de décéder, cette maison était son héritage, mais elle n’avaitpas les moyens de la garder. Damien lui expliqua sa situation et décidade l’acheter.

Sara, c’était le nom de la jeune fille, fit plus ample connaissanceavec le Parisien. Au bout de quelques mois, ils nouèrent une relation etse mirent en ménage, ce qui fit beaucoup d’envieux parmi les habitantsde ce petit village croate.

Les mois passèrent, la petite maisonnette s’épanouissait, l’in-térieur et l’extérieur devenaient de plus en plus beaux. Leur vie sedéroulait tranquillement sous les regards jaloux des habitants du village.Damien commençait à parler la langue du pays, à apprendre lescoutumes lorsqu’une nuit, il entendit du bruit dans la maison, il se leva,descendit les escaliers en bois et vit une personne sortir en courant.Quelques secondes plus tard, il sentit la fumée, puis vit des flammes. Ilcourut à l’étage prévenir Sara. Tous deux essayèrent d’éteindre lesflammes mais en vain. Ils sortirent très vite de la maison et la

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regardèrent brûler de dehors, ils étaient sous le choc. Damien vit sonrêve, son bonheur, son avenir s’envoler devant lui. Certaines personnesdu village venaient près d’eux et essayaient de les réconforter. Lespompiers ou vatrogasaca étaient enfin arrivés. Il ne restait plus rien, toutétait parti en fumée. Damien s’assit auprès de Sara qui était effondrée.Il la réconforta, puis l’emmena sur la plage. Ils passèrent la nuit allongéssur les galets. Ce n’était pas très confortable, mais ils furent captivés parle paysage que le clair de lune éclairait. La lumière de la lune se reflétaitsur l’eau, l’eau était si calme, avec le bruit de ces toutes petites vagues.

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Abdoulaye Talla

En attendant lapluie

Il était là assis sur sa chaise à l’ombre de son grand baobab sur lagrande place du village, un peu plus loin se tenait sa monture munie desa plus belle parure. Oui, Hamad était le chef du village et il étaitrespecté. Du haut de sa chaise, avec ses airs d’empereur, il en impres-sionnait plus d’un. Les enfants du village l’admiraient et se voyaient àsa place quand ils seraient plus vieux. Hamad avait la plus vastedemeure du village, il possédait aussi un troupeau de vaches dont ils’occupait à ses heures perdues, le reste du temps ses serviteurs lefaisaient pour lui. Hamad avait deux femmes, l’une d’elles lui avaitdonné un fils qui avait à présent la trentaine et qu’il avait chassé duvillage pour avoir battu à mort un homme. Après avoir été chassé duvillage, le jeune homme s’en était allé refaire sa vie en France. Les deuxfemmes de Hamad étaient très discrètes, on ne les voyait que rarement.Elles étaient timides de nature, mais savaient se montrer sous leurmeilleur jour quand il était question d’attirer les faveurs de leur mari.Ce dernier était aux petits soins pour ses femmes, il savait les satisfaireet obtenir d’elles ce qu’il voulait.

Dans le village, cela faisait maintenant quatre mois qu’il n’avait

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plu, mais cela n’inquiétait pas trop les villageois, ils avaient déjà passéplus de sept mois sans que la moindre goutte d’eau n’ait effleuré leursol. Le puits était à deux kilomètres du village, ce n’était pas si loin pourles villageois qui s’en sortaient grâce aux réserves du puits. Les moispassèrent et l’inquiétude commença à se faire sentir. Le chef du villagedécida de prendre la situation en main en allant voir le marabout duvillage. Il lui expliqua que si l’eau ne revenait pas dans le village, ilsseraient tous frappés de famine, car sans eau il est impossible de vivredes récoltes. Le marabout dit à Hamad qu’il pouvait rentrer chez luiserein, la pluie referait son apparition. Le chef du village rentra certainque la pluie se remettrait à tomber. Mais les semaines passèrent et pasune goutte d’eau ne tomba. Les terres sèches et le puits asséché, les villa-geois plongèrent dans la misère. C’est alors que Hamad décida deconvoquer le conseil du village pour trouver une solution. Celui-ci étaitcomposé de dix hommes qui comptaient parmi les plus influents duvillage.

Un des membres du conseil prit la parole et dit à Hamad :– Nous nous sommes concertés et nous avons trouvé une, et

seulement une, solution : il faut qu’un membre du conseil se rende enFrance, oui, en France, cette terre pour laquelle nos grands-parentstirailleurs se sont battus aux côtés des Français face aux Allemands.Hamad, il faut que tu ailles demander de l’aide à ton fils qui a faitfortune dans le commerce.Tu lui diras que dans son village natal l’eaune tombe plus, les récoltes ne poussent plus et que nos familles nemangent plus. Nous savons qu’il y a bien longtemps que tu as rompuavec ton fils, mais nous te demandons de mettre ta fierté de côté et departir à sa recherche pour le bien de notre village.

Le chef du village finit par accepter.Tous les villageois réunissent leurs économies afin d’offrir à

Hamad de quoi voyager jusqu’à son fils. Hamad est le dernier espoirdu village. Il s’en va vers la capitale afin de prendre l’avion pour la

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première fois de sa vie. Il se demande comment un objet aussi lourd faitpour voler comme un oiseau. Hamad arrive enfin à l’aéroport de Paris,personne n’est là pour l’accueillir. Il prend un taxi et indique au chauf-feur l’adresse de son fils qu’il avait noté sur un bout de papier usé. Surla route, les yeux grands ouverts, Hamad admire les grandes tours, lesgrands monuments et surtout les grandes routes, il se croit dans unrêve. Le chef de village arrive à sa destination finale.

Il sort du taxi, reste immobile et regarde autour de lui. Sur sonvisage, on peut lire une appréhension avant de rencontrer son fils. Maisil s’avance la tête haute et frappe à la porte à trois reprises. La portes’ouvre et une vieille femme très âgée se présente devant lui, il comprendtout de suite qu’il s’est trompé d’adresse. Hamad lui dit le nom de sonfils, elle lui explique où il peut le retrouver : dans un parking, à bordd’une voiture de luxe.

Les deux hommes se reconnaissent aussitôt. Le fils se jette dansles bras de son père et lui demande pardon. Le père lui décrit la situa-tion du village, le fils se sent coupable d’avoir oublié ses prochespendant autant de temps. Le lendemain, le fils du chef du village posesur la table une mallette bleue pleine d’argent. Hamad envoie cettesomme au village malgré ses scrupules quant à son origine. Seul danssa chambre, seul avec ses regrets et sa nostalgie, ce fut comme uneapparition : il devait rentrer chez lui et retrouver ses repères.

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Nicolas Suez-Panama-Bouton

Adidjah Story

Adidjah, un jeune Réunionnais de quatorze ans qui vivait une viepaisible dans son île, était loin d’imaginer que sa vie allait basculer ence vingt six janvier deux mille six. Alors qu’il était en train de dîner avecses parents et ses deux sœurs, sa mère dit d’un ton angoissé : « Les enfants,j’en ai longuement discuté avec votre père et il est de mon avis. À la rentrée prochaine,je pars en métropole pour suivre une formation d’infirmière. » Les enfants enrestent abasourdis, le père essaie de les rassurer : « Vous savez, les enfants, cen’est que pour trois ans, votre mère reviendra à la fin de sa formation, et pendant lesvacances vous irez la voir. » Olivia, l’aînée de la fratrie, consciente qu’il s’agitde l’avenir de sa mère, l’encourage à réaliser son rêve. La benjamine,Lauryanne, un peu attristée, garde le silence. Adidjah, pense surtout auxlibertés qui s’offriront à lui en l’absence de sa mère et soutient celle-cidans son projet.

L’été passe, le jour du départ arrive. La mère dit au revoir à safamille qui s’inquiète pour elle.Tout le monde est en pleurs.

Seuls pour la première fois, le père et les enfants préparent leur

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rentrée. Lauryanne, la benjamine est en CM1, Adidjah est enquatrième, Olivia entame sa dernière année de lycée en terminale scien-tifique. Contrairement à ce que l’on aurait pu redouter, l’année sedéroule parfaitement pour chacun. La mère, de son côté, valide sapremière année.Tout va pour le mieux. Mais le père profite de l’absencede la mère pour voir d’autres femmes. Ses absences au moment du dîneréveillent les soupçons d’Adidjah. Bientôt, il n’a plus aucun doute sur lesrelations extra conjugales de son père et n’apprécie pas son comporte-ment.

Une deuxième année sans la mère commence. Son absence se faitcruellement sentir, d’autant plus que le père n’est jamais là. En premièreannée de médecine, l’aînée aussi est souvent absente, Lauryanne n’a quele téléphone comme refuge et Adidjah, lui, garde son objectif de find’année, le brevet. Cette difficile année se termine enfin, Adidjahobtient son brevet, Lauryanne réussit son CM2, mais Olivia échoue.Cependant, en cours d’année, elle réussit le concours d’infirmière etpostule dans de nombreuses écoles, notamment en Ile-de-France. Ellereçoit deux réponses favorables, une à Meulan et une autre à Evry,l’école où étudie sa mère. Elle en discute avec sa mère avant de donnerune réponse favorable à l’école d’Evry. La rentrée prochaine mère et filleseront dans le même institut de formation en soins infirmiers.

La mère est de retour pour l’été. Un soir une dispute entre lesparents éclate et le couple ne se parle plus pendant plusieurs jours… Latension est palpable dans le foyer. Un jour, la mère annonce à sesenfants : « La rentrée prochaine vous la ferez avec moi, en métropole ! »Enthousiasmés, eux qui en ont assez des repas non équilibrés et de l’ab-sence quotidienne du père, accueillent cette nouvelle avec grande joie.Le père, quant à lui, ne semble pas s’opposer à cette décision, même s’ilne se prononce pas. Adidjah, surexcité, organise une sortie à la plageavec ses amis pour leur dire au revoir. Le vingt août, jour du départ,

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Nicolas Suez-Panama-Bouton

quelques tantes, oncles, cousins et cousines viennent les encourager. Lepère embrasse ses enfants sans échanger un regard avec la mère.

Les douze heures de vol semblent interminables à Adidjah quiest impatient de découvrir la métropole. La famille est accueillie par unoncle qui les conduit dans leur nouvelle ville. Adidjah, émerveillé, nelaisse rien échapper durant le trajet. Il est impressionné par les grandsmonuments qu’il a toujours vus en photo, tels que laTour Eiffel, l’ArcdeTriomphe ou encore la place de la Concorde. Une fois arrivé à Évry,il s’empresse de découvrir son nouveau quartier, ses nouveaux voisins,des jeunes de diverses origines, principalement d’Afrique, ceux-ci leregardent d’un air étonné. Adidjah appréhende déjà son intégration, caril n’ose leur adresser la parole. Il continue sa découverte et observe lesingulier paysage, les arbres qui perdent leurs feuilles, le froid qui s’in-stalle timidement.Trois jours plus tard, il se rend au supermarché, pourpréparer la rentrée des classes. Il est surpris par la grande diversité deproduits. En traversant un rayon, il bouscule une femme intégralementvoilée, c’est la première fois. À partir de ce moment, il comprendqu’une vie vraiment différente l’attend.

Le jour de la rentrée arrive, Adidjah attend son bus pour le lycéeavec d’autres jeunes qui semblent être scolarisés au même endroit quelui. L’un d’eux lui adresse la parole :

– Hey mec, t’es au lycée Frantz Fanon, toi aussi ?– Ouais, répond-il, d’un air timide.– C’est toi le nouveau des Physiciens ?– Oui, c’est moi, de la tour quatre. Et toi, t’habites où ?– Moi juste à côté, aux Écrivains, moi c’est Earvin, mais appelle-

moiVince.Au même moment le bus arrive. Pendant le trajet les deux lycéens

continuent à parler et à faire connaissance. Earvin aussi est d’origineréunionnaise. Arrivé au lycée, Earvin présente Adidjah à son équipe,

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comme il aime dire. Les deux amis ne se lâchent plus, dès le premierjour Adidjah fait la connaissance de nombreux lycéens, tous sont attiréspar son accent particulier qu’ils aiment entendre. En rentrant chez lui,il se rend compte de la diversité ethnique, des différents styles vestimen-taires. Il s’empresse de raconter à sa famille son premier jour de classe.

Ses sœurs aussi s’intègrent bien et l’année commence plutôtbien. Adidjah aime beaucoup cette nouvelle vie, avec toutes les oppor-tunités qu’offre la capitale, d’ailleurs il fait maintenant partie de« l’équipe d’Earvin » et sort tous les week-ends. Ils se rendent princi-palement au lieu de rendez-vous des « banlieusards » : Châtelet.Adidjah néglige son travail scolaire, ses résultats sont en chute libre. Ilrisque de redoubler sa seconde, mais il n’est pas décidé à fournir desefforts.

Il préfère s’intéresser aux filles et à son apparence. Il veut plaire.La fin de l’année est proche et Adidjah est toujours à la traîne, sa mèretrop occupée par la rédaction de son mémoire, qu’elle doit présenter enjuin, n’a pas le temps de s’occuper de la scolarité de son fils. La décisiondu conseil de classe est sans appel, Adidjah redouble sa seconde. Il resteà Évry l’été deux mille neuf, alors que ses sœurs partent à la Réunion.En juillet, sa mère lui trouve un travail de caissier dans un supermarché,Adidjah passe une bonne partie de ses vacances à travailler.

La rentrée est proche, Adidjah est décidé à réussir son année età passer en première scientifique. Sa mère termine sa formation ettravaille de nuit, mais elle ne le laisse plus sortir comme avant. Sonannée commence donc dans de bonnes conditions. Petit à petit sesefforts payent, le conseil de classe est favorable à son passage enpremière scientifique. Adidjah ne relâche plus ses efforts, ses sortiesavec son « équipe » se font très rares. L’année se conclut par les félici-tations du conseil de classe et un passage en première scientifique. Samère, satisfaite de ses résultats, décide de lui payer un billet pour laRéunion.

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Le jour de son départ arrive enfin. Son île lui manque énormé-ment, les douze heures de vol lui semblent interminables. Une foisarrivé à destination, quelques larmes de nostalgie coulent sur ses joues.Il retrouve sa famille et ses amis du collège qui lui font à chaque fois lamême remarque : « Ou ka brodé a prèsen’ », autrement dit, «Tu parles commeun métropolitain, maintenant ». Adidjah a, en effet, perdu son accent d’ori-gine. Après un mois et demi passé dans son île natale, l’heure du départsonne pour Adidjah. C’est le cœur et l’esprit remplis de saveurs et dechaleur, qu’Adidjah repart affronter sa nouvelle année scolaire. Il espèregarder l’équilibre entre son pays d’origine et la métropole.

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Suhail Chourak

Ce fut commeune apparition

Avez-vous déjà poursuivi un rêve, un rêve tellement vieux quevous avez fini par l’oublier ?

Baigné depuis ma plus tendre enfance dans la culturemaghrébine, ou plus particulièrement casablancaise, je m’intéressais àtout ce qui touchait de près ou de loin à l’union du Maghreb. Je n’avaispourtant jamais eu la chance d’y aller, mes parents n’étaient jamaisretournés dans leur pays natal en raison d’une brouille familiale qu’ilsrefusaient de raconter. Mais il y avait cette photo en noir et blanc, celled’une maison anodine donnant sur un immense champ. C’est curieux,mais j’avais l’impression de connaître cet endroit par cœur. Mes parentsm’en avaient tellement parlé…Voici le récit de mon voyage à la terre demes origines. Au Maroc.

J’arrive à l’aéroport Mohammed V à Casablanca avec, quandmême, une légère appréhension. Les commentaires lus sur internet etles réflexions, conseils, avis, anecdotes de mes amis ont soudain resurgi.Au guichet, le douanier vérifie mon passeport et me demande si c’est

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mon premier voyage au Maroc, je réponds que oui. Je quitte enfinl’aéroport, direction la Medina. Je prends la route direction Maarlif. Etlà, première surprise, la conduite au Maroc. On double par la droite, onroule sur le fossé… Je mets plus de trois heures pour relier l’aéroport àma destination, soit pour faire cent kilomètres.

La comparaison avec les films et les reportages que j’ai vus estinévitable et quasi automatique. Je n’aime pas ça, mais c’est plus fortque moi, je compare tout. J’arrive enfin à mon point de séjour,SidiRhal, une petite ville touristique, (d’après le site de réservation, trèsprisé des Français durant l’été) elle donne sur la mer et se situe entreDar Bouazza et Azemmour. Je suis ébahi par la clarté de l’eau. Je me disque ce coin de plage est pour moi, rien que pour moi. Deux jours plustard, je suis déjà invité à un mariage. C’est fou, une ville entière où tousles habitants se connaissent !

En effet, tout le monde connaît tout le monde à SidiRhal, dansla rue, on klaxonne pour simplement se dire bonjour. Le problème, c’estque toutes les raisons sont bonnes pour klaxonner. Au Maroc, le klaxonest presque aussi indispensable que les roues ! J’ai repensé à ceux quidisent qu’à Paris, les gens sont pressés. Autre point positif, la nourri-ture, elle ne coûte rien par rapport à chez nous. Quelques jours plustard, je décide de retourner à Casablanca, je prends la corniche, Aindiab. Ce qui me frappe tout de suite sur cette route, c’est qu’on a l’im-pression d’être soudainement retourné en Europe. Les gens, les cafés,les restaurants… tout est français ! Surpris, je décide de m’y promener.Le paysage est magnifique. Longeant à pied cette corniche, je me disqu’en venant au Maroc, je m’attendais à rencontrer des habitants vivantsous des tentes et n’ayant jamais entendu parler de Mickael Jackson…Mais me voilà, dans un quartier qui pourrait très bien se trouver enEurope.

Je reprends la voiture et arrive au cœur de la ville. Le cauchemarde la conduite revient. Les gens sont vraiment très nerveux sur la route.

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Essayant de me sortir de ce traquenard, je prends de nombreuses petitesroutes et tombe finalement sur un sentier en terre battue. Je suis perduet pas une personne qui parle le français pour me sortir de là. Jecontinue avec le seul but de retrouver mon chemin ou n’importe quelleforme de civilisation, mais rien. De plus, la nuit commence à tomber…Mais d’un coup, ce fut comme une apparition… La maison dont mesparents m’ont tellement parlé, c’est bien elle, il ne peut pas y avoir dedoute ! Incroyable, ici, maintenant ! J’ai l’impression de la reconnaître,comme si c’était chez moi. Mais c’est chez moi. Du moins, je le crois !Je tombe nez à nez avec une vieille dame qui après m’avoir longuementregardé, prend un air surpris et se met à pleurer. De jeunes fillesaccourent immédiatement. La vielle dame leur dit des choses en arabe.Elles me tirent vers l’intérieur. Un jeune homme parlant à peu prèsfrançais m’explique que je suis le portrait craché de mon père et que ladame est ma grand-mère, elle m’a reconnu. Je fais la connaissance decette famille qui est ma famille et je passe la nuit dans cette maison quej’avais imaginée toute mon enfance. Le lendemain, je promets à magrand-mère de revenir la voir au plus tôt. Je m’en vais en suivant lesindications du jeune homme. Une fois retourné à SidiRhal je meprépare à retourner en France, les bagages et la tête remplis desouvenirs ! Une fois embarqué et installé confortablement dans monsiège, je me dis : « J’y reviendrai, je reviendrai chez moi. »

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Alexandre Arete

Par amour

Cette fois, c’est sûr, je quitte ma ville, mon pays, mes proches, materre. C’est la décision la plus importante de ma vie. Les longues etbelles rues de ma ville creusent un vide autour de moi, la beauté des cesîles est profondément ancrée dans mon cœur. Non, Capri, ce n’est pasfini. Et que dire d’Amalfi, d’Ischia, de Procida, ces îles qui m’ont faittant rêver autrefois. Le billet d’avion en poche, je décide de rentrer chezmoi, afin de me préparer. Il est dix heures huit, mon avion décolle àvingt heures de l’aéroport de Capodichino. Ma valise est ouverte surmon lit. Je sens mon estomac se nouer, mes mains tremblent légère-ment, je commence à ressentir quelques sueurs froides.

Midi cinq, ma valise est prête, un sentiment d’appréhensionm’envahit, l’angoisse me gagne. Il est temps de dire au revoir à mesproches. Mamma est assise à côté de ma valise, les larmes font brillerses joues. Je m’assoie à côté d’elle, je prends ses mains dans les miennestout en les serrant légèrement et lui glisse à l’oreille : « Je vais dire au revoirà la famille, je serai de retour à dix-sept heures. » Je décide d’aller en premierchez tante Angélina. Elle me prend dans ses bras et me souhaite bon

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voyage. Je me dirige chez nonna, ma grand-mère. Elle aussi me serredans ses bras et me souhaite bonne chance. C’est le tour d’oncle Enzo,à ma grande surprise, il m’offre un maillot ainsi que le survêtementofficiel de Naples. Je le remercie au moins une vingtaine de fois, unebise et la porte se referme derrière moi. À travers la fenêtre, j’aperçoisun dernier signe de main en guise d’au revoir. Il ne me reste plus quetante Rosaria. Je rentre, m’assois en bout de table, elle me sert un verrede soda et s’assoit à côté de moi. Elle me pose beaucoup de questions :où vais-je dormir ? Où vais-je travailler ? Je fais de mon mieux pour larassurer. Mais la tristesse la submerge, les larmes qu’elle retenait depuismon arrivée coulent peu à peu. Elle se lève et prend un mouchoir pourles essuyer. Je la serre très fort dans mes bras, j’essaie de me montrerserein, rassurant et fort. Elle me demande d’attendre dans le salon, ellerevient avec un sac rempli jusqu’aux lanières, je l’ouvre : des gâteaux, despâtes, des confiseries, des livres, des porte-clefs. Il est temps de partir,je la remercie, je lui promets de lui donner régulièrement de mesnouvelles, mais rien n’y fait, une larme coule lentement sur ma joue. Elleme regarde, sourit, me prend dans ses bras, me fait une bise et me dit :« Ciao ! » « À très bientôt ! » je lui réponds. Après avoir salué la totalité demes amis, je rentre chez moi.

Il est quatre heures et demie. J’ai une très longue discussion avecmes parents sur les conditions de mon voyage et de mon séjour, jeprends ma valise et leur dis au revoir, l’expression de leurs visages estsemblable à celle que l’on voit lors des enterrements, je les comprends,mais ils me comprennent également. Je les serre très fort contre moidurant une dizaine de minutes. Je les encourage à rester forts et à prof-iter pleinement de la vie qu’ils partagent. La porte se referme, je suisdésormais livré à moi-même.

Je prends place dans l’avion, l’embarquement des valises s’est trèsbien déroulé, l’attente fut de courte durée, rien de suspect n’a été détectélors de la fouille. Je suis placé au rang numéro treize, mon chiffre porte

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bonheur, côté fenêtre. L’avion décolle dans dix minutes. Tous lespassagers sont présents, le commandant de bord fait son discours,l’avion est prêt à partir. Il s’élève et survole le sol italien, le moment tantattendu est arrivé : toute la botte est illuminée, on peut apprécier laforme de celle-ci jusqu’au moindre détail, c’est tout simplementmagnifique. Une jeune femme d’environ trente ans tout de blanc vêtueet un enfant, vraisemblablement son fils, sont assis à côté de moi. Jetiens mon baladeur en main, choisis une sélection musicale, mets moncasque sur mes oreilles et m’endors peu de temps après.

L’annonce du commandant de bord me réveille : « Mesdames etmessieurs, nous allons bientôt arriver à destination, veuillez attacher vos ceintures desécurité et les maintenir fermées jusqu’à l’arrêt total de l’appareil. » Je mets lesconsignes à exécution. On atterrit, l’appareil s’arrête, la permission denous lever est donnée. En mettant le pied à l’extérieur de l’avion, beau-coup de sentiments se révèlent à moi : soulagement, liberté, gaîté, maisaussi nervosité et appréhension. Un petit vent frais caresse mon visage,c’est pourquoi je me presse d’entrer à l’intérieur de l’aéroport. Sur letapis roulant, les nombreuses valises défilent : les voyageurs s’impatien-tent et les enfants pleurent. Une fois mes deux valises récupérées, je medirige vers la sortie.

Elle est là, juste en face de moi, elle incarne la seule et uniqueraison de mon départ, j’ai quitté ma ville, mon pays natal, mes amis,mes proches, mes repères, ma terre rien que pour elle : Lucia. Elle setient debout, droite et fière : une rose rouge est posée sur sa coiffuresoigneusement ajustée, elle porte une robe de soie noire et des chaus-sures à talons Louis XV assorties à celle-ci. Son rouge à lèvre faitressortir ses yeux bleus, son grain de beauté placé juste en haut à gauchede sa lèvre supérieure ajoute une pointe de charme supplémentaire. Jen’attends pas une seconde de plus : je laisse tomber mes bagages au sol,marche à vive allure dans sa direction et me laisse prendre dans ses bras :son odeur, le contact de sa peau, sa douce et légère voix provoquent en

Par amour

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moi une sensation de bien-être instantané. Quand je plonge mon regarddans le sien, notre première rencontre défile sous mes yeux. Elle étaitseule, assise sur un banc, et contemplait les vagues sur la plage. Jem’étais assis tout près d’elle et nous regardions dans la même direction,sans un mot, cela dura une douzaine de minutes. La célèbre phrase deSaint-Éxupéry me revint en mémoire : « Aimer, ce n’est pas se regarder l’unl’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction. » Depuis ce jour, c’est macitation favorite. Un regard, un baiser, un autre regard et ce fut le coupde foudre. Nous vivions un amour passionnel jusqu’au jour où ellem’annonça son départ : ses parents n’avaient pas le choix, ils devaientémigrer en France, à Paris. J’ai toujours su, tout au long de notre rela-tion, qu’elle serait la femme de ma vie, c’est pourquoi un mois aprèsmon dix-huitième anniversaire, je décidai de la rejoindre. Elle choisit deprendre le volant pour nous conduire chez ses parents qui, selon sesdires, avaient hâte de me revoir. Son père m’apprécie beaucoup, il répètesans cesse que je suis un garçon poli, sérieux et qui rend sa filleheureuse : « C’est le principal », me dit-il en napolitain. Il ne parle pasbeaucoup français, mais il arrive tout de même à se faire comprendre.Il est vrai que ses parents sont des personnes formidables, chaleureusesqui m’ont toujours laissé une place auprès d’eux et qui m’ont accordéune totale confiance, cela m’a beaucoup aidé à avancer dans la vie.

Deux mois plus tard, je suis installé dans le minuscule apparte-ment de ma dulcinée qui me convient parfaitement. Un gros obstacles’oppose à mon intégration : la langue. Je connais quelques motscomme « oui », « merci », « bonjour » mais pas beaucoup plus. Lucia ditque je fais des progrès de jour en jour et que je dois continuer à écouterses conseils.

Cela fait maintenant vingt-huit ans que je vis en France, j’ai unbon travail et deux très beaux enfants, Alessandro etVittorio. La vie queje mène est celle dont j’avais toujours rêvé. J’ai fondé une très bellefamille et coule des jours heureux. Nous sommes au mois de mai à

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présent et nous cherchons une destination pour nos vacances d’été : uneoffre spéciale à destination de Naples nous est proposée : elle nousconvient parfaitement. Naples, après… vingt-huit ans.

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Loïc Eslier

Un éternelrecommencement

C’est vraiment injuste…Je n’avais rien demandé à personne moi.Du jour au lendemain, allez les enfants, on y va !Mais où ?Je ne le savais pas encore.

Mon père s’est empressé de mettre la maison en vente et évidem-ment des gens se sont précipités dès le premier jour. Une si belledemeure en bois, bordée d’hortensias et d’oliviers dans un vaste jardin.La maison idéale pour élever des enfants. La famille qui l’a finalementachetée en avait trois. Enfin, nous voilà partis pour une destinationtoujours inconnue pour ma sœur et moi.

Le voyage est interminable. Ma sœur doit sûrement avoir untorticolis à cause de sa position en appui contre la vitre de la voiture,pour ma part je commence à avoir les jambes totalement engourdies.

C’est alors que mon père s’exclame : « On est arrivés ! » Et là…

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C’est la surprise, l’émerveillement, mon rêve à son paroxysme, je décou-vre une ville où la musique est partout. Étant moi-même musicien, lamusique représente une grande partie de ma vie, elle contribue à majoie de vivre et me motive à poursuivre des études, qui pour l’instant, jedois l’avouer, se passent moyennement. Mais ici mon avenir est assuré.Il n’y a pas un mur où l’on ne trouve des affiches de concerts, pas unrond point sans une statue évoquant la vie d’un grand musicien, pas uncarrefour sans un café musical. Partout autour de moi, la musiquevoyage et s’écoule comme si la ville était un fleuve dans lequel lamusique ruisselle sans discontinuer.

Nous découvrons notre nouvelle maison. On y trouve un Spamusical avec enceintes intégrées, une salle de musique et, le plus incroy-able, une façade qui a la forme des touches de piano. Je ne suis pas aubout de mes surprises…

Je sors en ville afin de découvrir les autres innovations qu’ellepourrait offrir. Me baladant dans un magasin de lutherie, je rencontreAlexia, une fille de mon âge qui, elle aussi, est passionnée de musiqueet compte bien en vivre plus tard. Elle a emménagé ici il y a un plus d’unan. Elle veut me faire visiter la ville, j’accepte avec joie. Nous partonsdonc dans les recoins de la ville que je n’ai pas encore visités. J’y décou-vre une école de musique réservée aux guitaristes, batteurs et bassistesaxés sur des sonorités métalliques et stridentes. Cela m’intéresse forte-ment, vu que je joue essentiellement du Metalcore et du Death Métal.Nous passons devant une société de transports en commun dédiés auxmusiciens. Leurs bus sont équipés de studios d’enregistrement à l’ar-rière, afin que les jeunes musiciens en herbe voulant atteindre un niveauprofessionnel puissent connaître les conditions réelles, un bus detournée pour étudiants en quelque sorte. Je m’y inscris avec Alexia, qui,elle, joue de la batterie et chante. Cette ville est vraiment fantastique !

Mais il n’y pas que les innovations techniques, l’ambiance quiplane sur cette ville aussi est exceptionnelle, on s’y sent vivant, bien dans

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sa peau. Dans chaque rue, une musique différente nous chatouille lesoreilles. Il y a des rues consacrées au blues, d’autres à l’acoustique,d’autres enfin aux musiques d’ambiance avec des chants d’oiseaux. Onentend même des solos harmoniques soutenus des guitaristes Métal.Visiter les différents pays du monde pour y apprendre leur musique n’aplus aucun intérêt lorsqu’on habite ici.

À la maison, plein de dossiers et papiers administratifs m’atten-dent. Évidemment, il faut m’inscrire à l’école, seulement ici il n’y a pasd’école classique… Seulement des écoles de musique : une pour l’ap-prentissage du rythme et l’étude des instruments à peau et une autreplus généraliste qui enseigne le solfège et la lecture de la musique. Mesparents décident de m’envoyer à l’école généraliste, je ne serai donc pasdans celle d’Alexia.

Je m’en vais au square music avec ma guitare sèche. C’est unesorte de parc où tout le monde discute et joue ensemble dans la bonnehumeur. Je m’y rends pour me faire des amis, car je me sens un peu seul,tous mes amis sont loin derrière moi.

Mon père m’a toujours dit que la vie est un éternel recommence-ment et c’est justifié. Pour quelle raison ? La sonnerie de mon réveilvient de retentir. C’est l’heure de se lever et de dire au revoir aux amisimaginaires, pour retourner dans la réalité… La journée va être trèsdure.

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Maureen Farhina-Martins

Ma Ville

22 Juin 1859

Je t’ai acheté aujourd’hui, mais je ne sais pas pourquoi, pour fêtermon départ sans doute. J’aurai peut-être besoin d’un confident pendantma longue route... Je pars, en effet. Je dis adieu à ma chère ville natale :Rueil-Malmaison. Mal-maison, ce nom reflète plus mon envie departir, que la ville elle-même, je ne suis pas à ma place ici. Est-ce la peurou l’ennui qui me pousse à partir ? Je veux trouver MaVille. Une villequi m’accueillera à bras ouverts, une ville où je me sentirai chez moi. Jepars donc. Adieu, jolie église ! Adieu, belle Joséphine qui reposez dansce tombeau éternel ! Adieu, temple de l’Amour ! Maudit temple quim’a dérobé mon amour, le jour où ses eaux ont emporté ma bien aiméepour la ridiculiser face aux roses que j’ai cueillies dans ses buissons. Ah,vous vous êtes bien vengé ! Elle m’a envoyé un soufflet et elle est partieà jamais. Adieu, je ne vous regretterai pas ! Adieu à cette ville qui ne m’adonné la vie que pour mieux la briser !

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Je me laisse porter par mes jambes qui seules décident de mondestin. Combien de temps cela va-t-il me prendre ? Je n’en sais rien, jeveux juste aller toujours plus loin. Je descends vers le sud, je prends ladirection de la forêt, je traverse des clairières et des champs... Toute lajournée, je flâne, je regarde les oiseaux, les lapins et les autres animauxqui croisent ma route. J’arrive enfin dans une ville, il est tard, mais jepeux encore lire le nom : Ville d’Avray. Elle est assez jolie, une fêtesemble s’y dérouler. Je décide d’y faire un tour. Il y a des jongleurs, desacrobates, des dresseurs en tout genre. Je suis tombé sur un cirque !J’assiste à la représentation. De belles dames dansent sur des chevauxnoirs et blancs, un dresseur de fauves vient de mettre sa tête dans lagueule d’un lion. C’est effrayant à voir ! J’imagine que le lion ferme sagueule et repart dans sa cage en dévorant son dresseur.

Des clowns arrivent et se lancent des tartes. Je quitte le chapiteau.Il faut que je trouve un endroit où dormir. On a beau être en été, lesnuits sont fraîches. Monsieur Loyal, le directeur du cirque, se retiredans sa loge pour la nuit. Une idée me vient soudain, je vais le voir etlui explique mon aventure. Je lui demande si je peux rester au moinscette nuit. Je ne sais pas pourquoi, mais l’idée lui plaît énormément. Ilme propose même de les accompagner, il veut m’aider à trouver MaVille. J’accepte son offre et Monsieur Loyal me trouve une place dansla loge des clowns qui m’accueillent chaleureusement avec une tarte à lacrème. Cher journal, cette première journée était mouvementée, j’espèreseulement que je trouverai un jour Ma Ville. En attendant je doisdormir, demain, une longue journée m’attend.

23 Juin 1859

C’était la dernière représentation du cirque à Ville d’Avray,pendant la nuit, les hommes les plus forts ont démonté le chapiteau. Ce

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Ma Ville

matin, je découvre la ville. Nous passons devant le château, puis devantquelques églises, je reconnais celle de Saint-Marc, nous traversons lagrande place avant de quitter la ville. Elle est tranquille, mais ce n’estpas la ville que je veux. Toujours à pied, mais cette fois sur la route, jesuis la caravane de saltimbanques en direction deVersailles. Rien que lenom me rend euphorique. Quand j’étais petit, nous allions àVersaillespour Noël, on achetait des marrons chauds que je mettais dans mespoches pour me tenir chaud, de temps en temps, j’en dégustais un. Cesouvenir d’enfance redouble mon désir de retrouver cette ville. Qui sait,peut-être est-ce la ville que je cherche ?

On longe la forêt de Fausses Reposes, la forêt se remplit deschants des danseuses et des acrobates qui font la route sur les mains, audébut, c’est assez étrange mais peu à peu on s’y habitue.

Versailles est en vue. Ce n’est que le début d’après-midi, mais lacaravane accélère, car elle veut donner une représentation le soir même.Je suis donc emporté par l’une des danseuses sur son cheval et on arriveau pas de course dans la ville de Versailles. Une fois sur place, pas letemps de souffler, on commence déjà à monter le chapiteau sur uneplace à l’entrée de la ville. Les dresseurs se mettent plus loin avec leursfauves et entourent les cages de quelques grilles pour éviter que desenfants trop curieux n’approchent leurs mains de la gueule du tigre oudu lion. Comme j’ai peur des fauves, je préfère aider à monter lechapiteau, à mettre en place les bancs du public et à nourrir les animauxplus affectueux.

Le soir même, j’assiste à une nouvelle représentation du cirque.Cette fois-ci, dans les coulisses, j’aide les danseuses à mettre leurscoiffes immenses, j’amène les chevaux et je profite du spectacle. Quandc’est terminé, j’aide au rangement des accessoires et je décide de faireun petit tour dans la ville avant de me coucher, Monsieur Loyal m’ac-compagne. Nous discutons de tout et de rien, je lui parle de monenfance àVersailles, il me demande si je ne ferais pas mieux de chercher

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une femme plutôt qu’une ville. Je lui raconte alors mon histoired’amour gâchée par le temple de l’Amour. Cette histoire le fait bien rire,moi aussi d’ailleurs en y repensant. Il est temps de rentrer, sur lechemin, j’explique à Monsieur Loyal que demain je reprendrai la route,Versailles n’est pas la ville que je cherche, je lui souhaite une bonne nuitet nous allons nous coucher.

Une journée a suffi pour que je me fasse de nouveaux amis.J’espère les revoir une fois que j’aurai trouvé Ma Ville, en attendant ilfaut que je dorme, cher journal, une longue journée m’attend et denouvelles histoires peut-être ?

24 Juin 1859

Enfin le matin ! C’est bizarre, mais j’ai eu du mal à dormir cettenuit. Peut-être était-ce à cause de mon départ du cirque. Quoi qu’il ensoit, je reprends ma route en direction de la forêt de Meudon, unenouvelle ville m’attend. La forêt est immense, je vais sûrement en avoirpour la journée avant d’arriver à Meudon. Cette ville me rappelle debons souvenirs d’enfance. En effet, je me souviens d’y être allé étantenfant pour fêter l’anniversaire d’une tante, on est allé se promener danscette forêt avec des chevaux, on s’est ensuite rendu devant le ChâteauNeuf qui aujourd’hui est détruit. J’ai hâte de redécouvrir les musées quise trouvent là-bas.

En attendant je continue de marcher, encore et encore, sansrelâche, afin d’atteindre ce nouvel objectif. Je réalise que je ne suis jamaissorti seul de ma ville natale, à chaque fois, mes parents étaient avec moi.Une fois adulte, je ne me suis rendu que dans les villes que j’ai déjàdécrites. C’est comme si mon monde s’arrêtait à leurs frontières. Je saisque la France est immense, que je pourrais m’aventurer plus loin pourtrouver Ma Ville, peut-être qu’elle m’attend dans le sud, du côté de

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Marseille, ou bien tout au nord, je n’en sais rien. Ma famille m’aenfermé dans ce cocon que j’ai trop peur de quitter. J’ai laissé derrièremoi ma ville d’origine, mais je ne veux pas aller trop loin non plus, j’aitout de même besoin de me raccrocher à elle.

Cela fait un bout de temps que je marche, il doit être midi passé,je décide de m’arrêter pour manger un peu. Les gens du cirque ont étéadorables, ils m’ont donné des vivres pour mon voyage, du pain, unpichet de vin d’Alsace et du pâté de campagne, je reconnaitrais l’odeurdes herbes de Provence entre mille. Mon copieux repas terminé, je meremets en route. Seul petit problème, je crois que je me suis perdu, cherjournal, je me pose un instant contre un arbre afin d’être plus à l’aisepour écrire. Je ne sais pas où je suis et la nuit commence à tomber. Jevois au loin ce qui semble être une ville, cela m’étonnerait que ce soitMeudon, j’y vais tout de même, j’ai besoin d’un endroit où dormir.

C’est à Clamart que je me trouve actuellement. Je suis sur laplace de la mairie et je cherche où je pourrais me reposer, je demande àplusieurs passants s’ils auraient la gentillesse de m’accueillir, mais envain. Cette ville est bien belle, mais les gens ne semblent pas très ouvertsaux nouvelles rencontres, je ne me sens pas accepté ici, je n’ai plus qu’àrepartir. J’aperçois une église, je frappe à la porte, un prêtre m’ouvre. Jelui demande asile et le père accepte avec joie. Il me demande d’où jeviens et pourquoi je suis ici, je lui raconte mon histoire, le père acqui-esce, ravi de mon récit, puis me montre une chambre pour la nuit. Jesuis épuisé, cette journée dans les bois était si fatigante, je n’ai plus qu’àme reposer pour reprendre la route demain.

25 Juin 1859

En route pour une nouvelle journée en quête de MaVille. Il fautque j’arrive à Meudon ce soir, je me remets donc en route. Toujours à

Ma Ville

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flâner de droite à gauche, je me rapproche peut-être de mon but deminute en minute, est-ce cette ville qui sera la bonne ? Au moins j’ai unmembre de ma famille qui vit là-bas et si cette ville ne me plaît pas, jesaurai au moins où dormir.

Sur la route je rencontre un chien, a priori banal, un peu pataud,ce n’est pas un chien de pure race, mais je le salue et passe mon chemin.Au bout de quelques minutes je me rends compte qu’il s’est mis à mesuivre, j’essaie de le chasser, mais en vain, il me regarde avec un air toutjoyeux en remuant sa queue blonde touffue. Après tout, un peu decompagnie me fera du bien. Je me remets en route avec mon nouvel amià mes côtés, à lui aussi je lui conte mes aventures. Il semble m’écouteravec attention, comme s’il me comprenait, et se met à remuer la queue.

Il est temps de s’arrêter un peu. Je meurs de faim et il sembleraitque le chien aussi. Je partage mon repas avec mon ami à quatre pattes.Il serait bon de lui trouver un nom, mais lequel ?… J’ai trouvé, Juin, carje l’ai trouvé au mois de juin. C’est un peu facile comme nom, je sais,mais vu la fête qu’il me fait en entendant ce nom, il doit lui plaire.Allez, on doit se remettre en route pour arriver à Meudon avant ce soir.Je m’amuse avec lui au lancer de bâton, tout en avançant vers notrenouvelle destination.

Meudon, enfin ! Quelle belle ville ! Avec une petite tragédie enguise d’anecdote, un déraillement de train a causé de nombreux morts,mon grand-père m’avait raconté qu’il avait tout vu et que des flammesgéantes jaillissaient des wagons où étaient enfermés les passagers. Je voisle château de Meudon, il est magnifique, un ballon dirigeable passe audessus. Pouvoir côtoyer les oiseaux doit être agréable. Enfin, Juin et moidevons trouver la maison de ma tante, c’est là que nous passerons lanuit.

Toujours aussi lugubre, ce manoir me fait froid dans le dos.Même Juin ne semble pas en sécurité à juger par ses couinements. Je lerassure par une caresse sur la tête et je frappe à la porte. Une vieille

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dame vient m’ouvrir la porte, c’est bien ma tante, toujours avec sa char-lotte sur la tête quand elle peint, ses longs cheveux gris clair secolleraient sur la toile sinon. Elle me demande pourquoi je lui rendsvisite. Je lui raconte mon histoire et comment j’ai rencontré Juin. Desrires rauques sortent de sa bouche, ma mésaventure doit lui rappeler debons souvenirs : elle aussi a fait un voyage pour trouver un endroit tran-quille où s’installer.

Après cette longue discussion, deux tasses de thé anglais et unbol d’eau pour le chien plus tard, elle nous invite à manger et rester pourla nuit. Cependant elle me déconseille de rester dans cette ville, ellem’explique que la guerre rôde et que les tensions se font de plus en plussentir, le château est menacé, s’il vient à brûler cela n’étonnera personne.

Une guerre, des incendies, très peu pour moi. On se couche avecJuin dans la chambre d’ami. Je me demande quand est-ce que je trou-verai MaVille, cher journal. Peut-être demain, peut-être jamais, mais jene perds pas espoir, je compte suivre les conseils des amis rencontréssur la route.Trouver une femme, cela sera sûrement dur après cet échecqui me ronge encore…

Misère. Il faut que je dorme un peu si je veux être en forme pourdemain.

26 Juin 1859

J’ai mal dormi cette nuit. Il faisait froid et un chat n’a pas arrêtéde hurler. Même Juin ne pouvait pas fermer l’œil. Il est temps de seremettre en route, je fais mon paquetage, ma tante me donne quelquesprovisions pour la suite du voyage, ainsi qu’un peu d’argent.

Il fait beau aujourd’hui, pas un seul nuage dans le ciel, un légervent frais vient caresser mon visage et la truffe de Juin. Nous marchonsdans une direction qui m’est tout à fait inconnue, je ne connaissais que

Ma Ville

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Meudon, au-delà, c’est la véritable aventure, je suis tout excité et sûr detrouver une ville, il y a des passants qui viennent dans le sens opposé, ildoit y avoir un village ou une ville dans les parages, je le sens et Juincommence à se trémousser, tout joyeux.

Enfin, je vois les toits de maisons. C’est une ville, il doit y avoirune fête, car on entend beaucoup de bruit. Au fur et à mesure que nousnous approchons nos cœurs s’emballent. J’y suis enfin, je lis le panneauavec attention : Issy-les-Moulineaux. C’est un nom fort sympathique,j’avais raison, une fête se déroule en ce moment, j’accours avec Juin etje me perds vite dans la foule, j’arrive enfin au milieu du défilé, il s’agitde la fête des Fleurs, des femmes sont couvertes de fleurs de toute sorte,j’observe avec attention les femmes et les fleurs qui dansent sous mesyeux.

Soudain, une femme attire mon attention, elle est recouverte deroses rouges et porte un voile de pétales roses, les passants m’expliquentque cette femme est venue ici il y a quelques années et qu’ils l’onttoujours vue avec des roses, pour ce défilé elle a changé de couleur, maiscela reste des roses. À la fin du spectacle, elle lèvera son voile et la fêtesera terminée, c’est elle le clou du spectacle. Je suis impatient de voir cefinal, j’observe le défilé, mais je ne quitte pas cette rose des yeux. Lemoment tant attendu est arrivé, je me place en face d’elle pour mieux lavoir, les habitants comptent jusqu’à dix et enfin elle lève son voile…

Je n’en crois pas mes yeux, sous cette longue robe de rosesd’amour et de passion, sous ce voile de tendresse, je découvre le visageserein et plein d’amour de ma fiancée d’antan. C’est comme une appari-tion, une vision de rêve, elle pose ses yeux sur moi et paraît surprise.Juin nous regarde et semble se réjouir de la scène. Le silence s’installe,je me rapproche lentement de ma déesse aux roses, elle fait de même,nous tombons dans les bras l’un de l’autre.

Nos retrouvailles sont accompagnées par les cris et les applaud-issements de toute la ville. Souriants, nous nous promenons le long des

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rues et nous racontons nos histoires. Comment je suis arrivé ici,comment elle s’est retrouvée là. Elle m’explique qu’elle avait regrettéson geste, mais avait peur que je ne la repousse. Elle est retournée danssa ville natale et a attendu. Elle se rappelle très bien le bouquet que jevoulais lui offrir, c’est pour cela qu’elle portait toujours une rose surelle, pour se rappeler le jour maudit où elle avait perdu l’amour de savie.

Je sors alors la bague que j’avais dissimulée dans le bouquet deroses et que j’avais toujours conservée en souvenir, je la lui présente et,elle, en me regardant sans ciller, me répond avec amour un grand ouiqui fut suivi de la bague au doigt et d’un baiser, le baiser que j’attendaisdepuis des années.

Ce jour-là, j’ai su que j’avais trouvé ma ville en même temps quema femme. Ma famille fut invitée au mariage et Monsieur Loyal, lesclowns et les danseuses aussi se joignirent à nous. Ce mariage fut donccélébré en compagnie de ma famille, de mon fidèle ami, des saltimban-ques et des clowns qui se bagarraient à coup de tarte à la crème. Noussommes montés sur les fauves pour défiler de nouveau dans les ruesd’Issy-les-Moulineaux.

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Yannis Telaoumaten

Ma faute

Je m’appelle Klaus Brieger, j’ai trois enfants, une femme quej’aime plus que tout au monde, les tableaux de ma galerie ne se sontjamais aussi bien vendus. Néanmoins, j’ai mal intérieurement. C’est àcause de moi que cette horrible catastrophe s’est produite. Il faut queje délivre ma conscience en vous racontant mon histoire.

Cela remonte à environ vingt-cinq ans, mais je m’en souviensencore parfaitement. La galerie était encore à mon défunt père. Il étaitparti en voyage en Angleterre pour acquérir de nouvelles toiles. J’étaisdonc seul à surveiller la galerie cette semaine. Une semaine ! La belleaffaire ! Cependant, un certain vendredi d’avril 1914, il se passa unévénement imprévu.

Ce jour-là, j’étais assis au bureau de mon père et j’attendaisimpatiemment la fin de la journée. Il était seize heures, encore troislongues heures à attendre. J’avais réalisé une fort bonne affaire avec unautrichien de passage à qui j’avais vendu quatre toiles à bon prix. Mais

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la fin de la journée s’étirait, interminable...Soudain, j’entendis un grand cri à l’extérieur, c’était une femme.

Apeuré, je me précipitai dehors et m’engageai dans le parc à proximité.Une foule s’était rassemblée. Je me frayai un passage avec difficulté. Aucentre d’un cercle et étendu au sol, je découvris un jeune homme d’unevingtaine d’années. Il était d’une maigreur maladive, de taille moyenne,le visage pâle. Ses vêtements étaient sales et troués. Il se tordait dedouleur et saignait abondamment à l’épaule. À ce qu’on me dit, unvoleur avait essayé de lui dérober le contenu de sa sacoche. Les deuxhommes en étaient venus aux mains et le malheureux avait reçu unviolent coup de couteau à l’épaule. Je percevais de confuses réflexions :

– Il faut vite faire quelque chose !– Dépêchons-nous, il risque de mourir !Je pris l’initiative et décidai de lui apporter mon aide. « Allez donc

chercher un médecin ! » criai-je en l’aidant à se relever. Le médecin luiapporta les soins dont il avait besoin.Vers vingt-deux heures, l’hommedormait dans ma chambre. Son sommeil était régulièrement agité desoubresauts. Il semblait faire de mauvais rêves.

Le lendemain, je lui préparai de quoi se remettre d’aplomb. Lesautorités devaient venir le chercher dans la journée. Son témoignageétait d’une grande importance pour retrouver l’auteur de son agression.Le taux de criminalité de Munich, en pleine explosion à l’époque,motivait les autorités dans leurs recherches.

L’homme resta quatre jours chez mes parents. Il n’était pasbavard et plutôt méfiant. Je découvris qu’il avait un certain talentpictural. Il réalisa différentes toiles et me proposa même de les acheter.Je lui répondis que je devais en parler à mon père, que je n’avais pas lescapacités requises pour juger de leur valeur. En effet, à l’époque,j’espérais encore réaliser des études de journalisme plutôt que dereprendre la galerie familiale. « S’il vous plaît, me supplia-t-il, je vous les laisseà un très bon prix ! » Il m’expliqua qu’il n’avait plus rien à manger et en

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était réduit à vivre dans la rue. Je fis tout ce que je pouvais pour lui : jelui préparai quelques provisions et des vêtements propres pour sondépart qui devait avoir lieu le lendemain.

Ce matin-là, au réveil, je découvris qu’il n’était pas dans machambre. J’ai cherché dans toutes les pièces, il était bien parti, avec sesmaigres affaires... Sur la table en bois du salon était posée une lettre quej’ai toujours en ma possession. Le papier a jauni et commence même àse déchirer, mais l’écriture est encore nettement lisible :

J’ai décidé de partir plus tôt. Les autorités autrichiennes sont à ma recherche.Elles veulent faire de moi un soldat pour la guerre qui s’annonce. Je vous remercie pourtout ce que vous avez fait pour moi. J’espère que vous accepterez cette toile en témoignagede ma reconnaissance et en souvenir de moi. Adieu.

Adolf Hitler

J’aurais pu éviter cette guerre atroce.

À Berlin, le 19 octobre 1942

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Ridge Massaka

Remords

Reprenons encore une fois...

Je suis encore dans le vague. Ma vue est tellement trouble que jen’arrive pas à savoir quelle heure il est, et pourtant c’est une informa-tion primordiale. Je ne sais pas pour quelle raison, mais elle m’estprimordiale, me voici dans une situation plus qu’inconfortable. Je vaisdonc essayer de faire ce que je fais d’habitude quand je me réveille ensursaut : me verser de l’eau bien froide sur le visage. De l’eau, ce n’estpas ce qui manque chez moi.Voici une information qui est plus qu’in-téressante ... je suis chez moi. Ce qui fait que la salle de bain se trouve àma droite à coté de ma petite bibliothèque et de mon lecteur de vinyles.Celui-ci est défectueux et je n’ai toujours pas eu l’occasion de le faireréparer et pourtant mon métier, assez souple, me permet de le faire.Mais cela est une autre affaire et me détourne de mon principal objec-tif qui est de me réveiller. Me versant de l’eau sur le visage, jecommence péniblement à me sortir de ma torpeur. Je me regarde dans

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le miroir. Ma beauté me surprend, elle est tellement dissimulée qu’elleen devient invisible aux yeux des autres. Ma barbe encore imbibée d’al-cool la camoufle très bien… Mais non... Ce n’est plus le cas main-tenant. La raser est sans doute la meilleure décision que j’ai prise cesoir…

Je n’ai plus envie de me refaire le récit de cette soirée. À quoi bonm’entêter avec une énième tentative ?

J’ai beau tenter de comprendre où j’ai échoué, je n’y arrive pas.C’est difficilement supportable pour un être orgueilleux comme moi,surtout dans une situation actuelle.

C’est vraiment triste de finir ainsi, la mort par suicide n’estjamais très reluisante. De plus, me jeter du haut de cette falaise seraitvraiment douloureux. Dans le meilleur des cas je me noierai et dans lepire je me fracasserai contre les roches... En y repensant, ce sera un mortatroce dans les deux cas. Comme dans chaque décision importante dema vie, une belle bouteille d’alcool me sert de guide. Son arôme estapaisant, son goût est enivrant et l’ivresse, comme on sait, est bonneconseillère. Pourtant mes choix n’ont jamais été très judicieux. J’étaisun garçon brillant au caractère versatile, parfois autodestructeur et j’aifait le choix d’aller au bout de mes limites. Cela a ruiné mon avenir. J’aiaimé une femme qui m’a fait vivre des moments qui frôlaient le divin.Elle m’aimait plus que je ne l’aimais et m’acceptait avec mes défauts etmes rares qualités. J’ai pris la décision de l’effacer de ma vie après lesdisputes et les conflits dont j’étais la cause, bien entendu. J’ai perdu uneâme sœur. Mon incapacité à vivre en société m’a attiré toute sorte decomplications : des interventions des forces de l’ordre, des passages enjustice... J’ai donc opté pour un travail à l’écart des hommes. Une belleîle pleine de roches avec un petit village et un port accueillant fréquentépar quelques rares voyageurs.

À la croisée des chemins, j’ai toujours pris une voie que l’onpourrait qualifier de minable. Mais ne nous méprenons pas ! Je ne

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Remords

tiendrai jamais l’alcool pour responsable de mes erreurs. Quand j’ai ditadieu à ma carrière, je me suis consolé avec quelques gorgées de sondélicieux nectar. Quand j’ai repoussé ma bien-aimée, l’alcool a combléma solitude. Et aujourd’hui, que je constate que ma vie est finie, cettebouteille adoucit mon désespoir.

C’est donc ainsi que les grands hommes doivent finir...Quand je me saoule, je dis adieu à beaucoup de belles choses,

mais aussi aux regrets. Par contre, depuis que j’ai pris connaissance del’accident, quelque chose m’empêche d’accéder à cet état second. Je n’ar-rive pas à me débarrasser de mes remords. Cela fait plus d’une heure queje suis là, devant la mer, à tenter de comprendre comment j’ai pucommettre une telle monstruosité. J’essaie de me trouver un alibi, unecirconstance atténuante, mais c’est impossible. Dois-je rebrousserchemin et faire amande honorable ? À quoi bon ? J’ai pris la mauvaisedécision, autant leur donner le bâton pour me battre.

C’est pour avoir une vie simple et prévisible que j’ai décidé devenir sur cette île. J’y avais trouvé un coin de paradis. En une soirée, ils’est transformé en l’enfer. J’avais déniché un travail qui me laissait letemps de profiter de la ville et parfois du bar... souvent du bar. C’est unendroit où je trouve toujours le réconfort. Ces derniers temps, je mesurprenais à aimer le brouhaha des ivrognes ou des pères indignes.Parmi ces hommes et femmes amateurs de boisson, je me sentais para-doxalement calme et souriant. J’appréciais les débats, tous aussi insen-sés les uns que les autres et je m’amusais à donner un avis souventcontesté. Malgré tout mes opinions étaient respectées. J’étais un sageparmi les alcooliques, autant dire un borgne parmi les aveugles.

Je me surprenais parfois à convoiter des choses que j’avaisconsidérées comme dérisoires autrefois. Mes yeux se portaient souventsur une personne qui bouleversait ma solitude. Il s’agissait de la tenan-cière du bar. Il y avait chez elle un mélange de douceur toute féminine

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et de rudesse virile tout à fait fascinant. Dans ce bar rempli d’al-cooliques tout le monde la respectait. Son visage était banal et sonphysique changeant.

Depuis quelque temps, j’allais au bar non plus pour boire maispour la voir. Je ne pouvais m’empêcher d’être surpris et j’aimais cettesensation. J’étais tombé amoureux de cette femme. C’était plus fort quetout ce que je n’avais jamais vécu. Cette île était mon coin de paradis etje commençais enfin à devenir quelqu’un de respectable. Je retrouvaismon ambition et récupérais mon courage.

Je me demande comment j’ai pu tout perdre à nouveau. Ce soirn’était pas un soir comme les autres, car je fêtais mon anniversaire. Celafaisait bien des années que je le fêtais en solitaire. Ce soir, je devais souf-fler mes bougies en compagnie de mes compagnons de beuverie etrefaire le monde autour d’un fabuleux gâteau cuisiné par la femme dubar.

Cela faisait tellement longtemps que je n’avais pas eu l’occasionde séduire une femme qu’il me fallait du courage. Je me suis changé,parfumé et rasé la barbe. Rien à faire. Je me suis concentré sur le travail,mais en vain. Dans ce cas que pouvais-je faire à part me requinquer avecun bon alcool fort ? Je n’avais pas le choix. Il fut bon pour moi, presquesalutaire comme une intervention divine. Hélas, ce blasphème m’auracoûté cher.

Je ne peux vous dire ce qui s’est passé. Cela va faire plus d’uneheure que je suis là devant la mer à tenter de me rappeler comment j’aipu commettre une telle monstruosité. Bien sûr, je me désaltérais commeà mon habitude et je me suis sans doute assoupi. Quand je me suisréveillé, j’ai pensé que ma sieste avait duré un quart d’heure. En réalitéelle avait duré une heure. J’ai tenté de me réveiller et avant d’aller au barj’ai vérifié que tout était bien rangé dans la maison et que les lumièresétaient bien éteintes. Maudissant la lenteur de ma voiture, je voulaisarriver au bar le plus tôt possible pour bien profiter de ma fête.

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Remords

S’il y a une chose dont je veux me rappeler, c’est mon arrivée. Lavisualiser à nouveau m’est plus que bénéfique. Et pour cause.

Quand je suis arrivé le bar est vide, il ne restait plus que ladaronne du bar, rude et rustre, comme à son habitude, elle avait unecigarette à la bouche. J’étais seul avec elle, mes compagnons n’étaientpas là. Sur le moment, je me suis senti un peu triste, mais en définitiveheureux de me retrouver seul avec elle. Ses opinions arrêtées sur leschoses de la vie et sa gouaille me charmaient. Plus je l’écoutais et plusj’en tombais amoureux.

– Vous avez l’air d’un bellâtre sans cette barbe. Je savais bien quevous étiez un bon parti ! me dit-elle avec un air charmeur.

– J’ai travaillé la forme pour camoufler un fond plus sombre ettorturé. Mais je ne pense pas réussir à charmer quelqu’un comme vous !

– Nous, les patrons de bar, nous sommes des psychologues etdes conseillers. Ne soyez pas pessimiste... Amante, serveuse, cuisinièreou confidente, j’ai de nombreuses qualités... Revenez un soir tout seulet vous pourriez être surpris.

Nous avons été interrompus par la télévision qui montrait unaccident. De ma place, on pouvait voir la foule amatrice de catastropheset de tragédies. J’ai reconnu quelques-uns de mes amis. J’ai agi commej’aurais dû agir depuis le début, je suis sorti très vite du bar et je suismonté dans ma voiture. Maudissant une fois de plus la lenteur de monvéhicule, j’ai allumé la radio locale pour entendre les nouvelles et voilàce que j’ai entendu :

Nous interrompons notre programme pour une information spéciale. Un bateautransportant un groupe de voyage se serait fracassé contre les rochers de l’île. Deuxpassagers sont décédés, un est porté disparu et le dernier repêché serait dans un état grave.Il semblerait que la tempête et le manque de visibilité soient à l’origine du drame. Depuisl’annonce, toutes les autres embarcations sont revenues au port.

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Je suis responsable de cette tragédie et je peine à me trouver descirconstances atténuantes. Je bois pour ne pas avoir des regrets et noyerma conscience, mais les remords sont de plus en plus grands. Je ne saispas si je suis encore en état de passer à l’acte. Je me trouve devant l’océanen haut de cette falaise. Je vais me jeter à la mer, mais pour la premièrefois depuis bien longtemps j’ai peur. Cette île a fait voler en éclatsl’homme que j’étais. Je vais quitter mon coin de paradis pour me briserles os contre l’eau qui va ensuite pénétrer dans mes poumons. Jevoudrais sûrement remonter à la surface, mais cela me sera impossible.Je verrai la lune déformée par l’eau en souffrant le martyre. J’ai beau medire que toutes ces souffrances auront été méritées... J’ai peur.

Comment rebrousser chemin, faire amende honorable et deman-der pardon ? Je leur dirai que mon matériel était tombé en panne. Maisà quoi bon ? Pour qu’ils disent que j’ai failli à mon devoir et meconspuent publiquement ? Cette humiliation serait trop dure àencaisser. Je serais condamné à voir les remords prendre possession demon âme. Autant en finir après avoir vidé ma bouteille, elle me donneradu courage pour le saut final. Le phare dont je suis le gardien m’éclaireet m’effraie au point de me faire lâcher ma bouteille de vin. Celle-ci sebrise sous mes yeux. Je n’aurais jamais dû m’endormir et éteindre leslumières du phare.

C’est donc ainsi que je vais finir : un gardien de phare qui n’aurajamais consommé son amour pour une paillarde magnifique. Je m’ap-prête à faire le plongeon fatal. Je me dirige vers la mort alors que je n’aimême plus de vin pour calmer ma frayeur.

Je ne suis plus tout à fait certain de vouloir sauter.Je ne peux pas prendre une décision aussi cruciale sans mon

guide favori.Reprenons encore une fois...

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Vincent Chomel

Là-bas

Il était deux heures du matin, je venais de monter à bord del’avion et de m’assoir à ma place. Je venais de vivre l’expérience la plusmarquante de ma vie de journaliste.

C’était au mois de juin de cette année. J’avais été envoyé par monjournal pour effectuer un reportage sur les tensions dans le pays. Celafaisait pas mal de temps que quelque chose se préparait, mais personnene savait exactement quoi. Nous essayions de nous échanger des infosentre journalistes. Mais elles n’étaient pas assez fiables. Nos sourcesétaient nombreuses, mais elles ne laissaient filtrer que les nouvelleshabituelles. Aucune ne laissait présager les évènements qui allaientsuivre.

Malgré la loi martiale mise en place par le gouvernement, j’avaisréussi à créer des liens avec quelques étudiants, un rapport de confiances’était installé entre nous, nous nous retrouvions le soir sur le campuset échangions des informations. Ce soir-là, ils me demandèrent de les

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retrouver le lendemain sur la place principale de la ville.Je les rejoignis comme prévu, avant l’aube, mais ils n’étaient pas

seuls. Il y avait là des centaines, des milliers d’étudiants ! Ils étaient entrain de construire des barricades avec des arbres coupés en travers dela place et des voitures qu’ils entassaient les unes sur les autres. Ilsallumaient aussi des feux à divers endroits de la place. Ils provoquaientde gros nuages noirs qui nous brûlaient les yeux et la gorge. Ils faisaientvite, car l’armée n’allait pas tarder à arriver. Au bout d’une heure envi-ron, nous entendîmes un bruit des bottes sur les pavés, des coups de feufurent tirés en l’air. L’atmosphère devenait de plus en plus tendue. Plustard dans la matinée, mes amis et moi nous rendîmes derrière les barri-cades. Les étudiants commençaient à dépaver la rue pour renforcer lesbarricades et se défendre contre l’armée. Chacun essayait de garder soncalme, malgré la présence des soldats aux abords de la place. Même lesétudiantes les plus frêles s’armaient de pavés. Redoutant ce qui sepréparait, les riverains étaient sortis dans la rue. Les manifestants leurindiquaient le chemin à prendre pour se mettre à l’abri.

En fin de matinée, les échanges entre soldats et manifestantscommencèrent à devenir plus intenses. J’entendais siffler les balles au-dessus de nos têtes, des bombes lacrymogènes explosaient de tous lescôtés. Voyant que l’armée progressait, les étudiants mirent le feu auxbarricades pour en retarder sa progression. Au fil des heures, le nombrede blessés augmentait. Mais les insurgés ne se laissaient pas abattre, ilsrésistaient et je pouvais lire dans leurs yeux toute leur rage et leur déter-mination. Du côté de l’armée aussi il y avait des blessés. Quand lesforces de l’ordre comprirent que les étudiants n’abandonneraient pas,ils firent appel à des renforts. Les chars de l’armée firent leur appari-tion. Un étudiant se posta devant un char, un pavé dans la main pourlui barrer la route. Mais le char ne s’arrêta pas. Nous avons vu l’étudi-ant disparaitre en-dessous, comme avalé par les chenilles.

L’affolement gagna les manifestants. On voyait certains jeunes

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rossés de coups par les soldats, l’affrontement général devenaitinévitable. L’arrivée des bulldozers pour démolir les barricadesn’arrangea rien. Les étudiants commençaient à battre en retraite, ils serepliaient à la recherche d’un refuge. Bientôt, notre barricade fut prised’assaut. Nous fûmes asphyxiés par les gaz. Le désordre nous permitde nous réfugier dans l’entrée d’un immeuble sans trop attirer l’atten-tion. Nous y sommes restés le temps de recouvrer notre respiration etnotre vue. Les gaz nous avaient brûlé les yeux. Nous étions unedouzaine cachés là. Nous regardions par la fenêtre du hall, les manifes-tants se faire matraquer par les soldats.

Nous avons attendu longtemps prostrés derrière cette porte,jusqu’à ce que l’armée ait réussi à évacuer la place en traquant les étudi-ants. Je ne sais même pas comment nous avons pu leur échapper.Ensuite mes amis sont rentrés chez eux, ils semblaient désemparés. J’enfis de même, chamboulé par tous ces évènements.

Vers vingt-deux heures, on frappa à la porte de ma chambred’hôtel.Trois soldats étaient là, l’un d’eux m’ordonna de préparer mesvalises. Ce que je fis avec une boule au ventre, car je craignais ce quiallait se passer. Mes valises bouclées, nous quittâmes l’hôtel. Ils meconduisirent à l’Ambassade de France. On me donna un billet d’avionà destination de Paris. Je fus conduit à l’aéroport. Une fois sur place, jerestais bouche bée devant le nombre de ressortissants étrangers présentsdans la salle d’embarquement.

Il était deux heures du matin, je venais de monter à bord del’avion et de m’assoir à ma place. Je venais de vivre l’expérience la plusmarquante de ma vie de journaliste. Je quittais ce pays sans aucunechance de retour.

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Kevin Moonwessur

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Cent trente meurtres, deux cents viols, quatre cent trente empri-sonnements, cent cinquante exécutions. Mais ce ne sont que des esti-mations.Vingt ans que ça dure, vingt ans de chaos, vingt ans de mort,quasiment toute ma vie. Et personne ne fait rien contre le gouverne-ment. Les répressions sont sanglantes, j’en ai fait la douloureuse expé-rience.

J’avais su par le bouche à oreille que la police avait fait unedescente dans les quartiers nord de la ville, un grand nombre d’habi-tants avait disparu. Mais que faire ? Comment agir ? Par oùcommencer ? Je suis allé voir mon oncle Charlie, un ancien de l’armée.Je lui ai dit ma haine contre le système et lui ai demandé quelles possi-bilités nous avions de lutter. Il m’a regardé d’un air hébété et m’arépondu que je n’avais qu’une solution : rentrer chez moi et aller me

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coucher. « On ne lutte pas contre le système ! » conclut-il. Apparemment, c’estla seule chose qu’il avait retenue de son passage à l’armée. Je repartischez moi en colère. On n’est pas grand-chose face à un état organisé,mais je me disais qu’un jour David triompherait de Goliath.

Avant de rentrer chez moi, je suis allé au bar de Moh. Moh étaitun bon ami. Il fut un temps où il essayait d’expliquer aux pauvres duquartier que les riches se servaient de nous pour s’enrichir, que c’étaitnotre propre sang qui huilait la machine du système. Mais il expliquaitmal et l’alcool, qui est le compagnon de la misère, abrutissait tellementles gens qu’ils ne comprenaient rien à ses discours. J’y suis resté jusqu’endébut de soirée. Quand les prostituées ont commencé à remplir les trot-toirs, j’ai décidé de rentrer. En passant par l’ancienne rue Roosevelt, j’aipensé à ma mère, ça faisait longtemps que je ne l’avais pas appelée, enrentrant, je devais ne pas y manquer.

Mes pensées furent stoppées par des cris, ils venaient de derrièreune maison à environ vingt mètres devant moi. J’ai couru immédiate-ment dans cette direction. Deux policiers violaient une fille ! Je suisresté pétrifié, pendant quelques secondes. J’ai voulu m’enfuir, mais j’airéalisé que si fuyais maintenant, je passerais ma vie à fuir. J’ai serré lecouteau que je gardais toujours dans ma poche et j’ai avancé discrète-ment vers le policier qui me tournait le dos, il était en train de fumer.J’étais aussi apeuré qu’à mes dix ans quand Sam Lécasse m’avait mis lacorrection du siècle dans la cour de récré. Ce jour-là ne m’avait pas tuémais ne m’avait pas rendu plus fort non plus... Il faut dire que le combatétait inégal, il avait triplé sa classe et mesurait dix centimètres de plusque moi. Peut-être que cette fois, les choses seraient différentes... Àquelques centimètres du policier, je lui ai asséné un violent coup decouteau à la gorge et l’ai accompagné dans sa chute, histoire de ne pasalerter ma prochaine cible. Oncle Charlie disait qu’un couteau bienaiguisé rentrait dans un corps comme dans du beurre, il allait falloirque je pense à aiguiser le mien... J’ai retiré mon couteau de sa gorge, ma

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main était entièrement recouverte de son sang, il avait gémi quelquessecondes et venait de rendre l’âme. L’autre policier n’avait rien entendu,les cris de la jeune fille avaient recouvert totalement les gémissementsde son collègue.

Je me suis approché, prêt à lui sauter dessus, mais une pierre m’afait trébucher et je suis tombé sur son dos, mon couteau en a profitépour prendre son congé.

Affolé, l’homme que je venais d’interrompre en plein coït seretourna et vit son collègue gisant dans une mare de sang. Il me jeta unregard furieux. Il ne s’était même pas aperçu que son pantalon était auniveau de ces genoux ! Il saisit son pistolet et le braqua sur moi. Jefermai les yeux, espérant un miracle. Le « représentant de l’ordre » semit alors à m’insulter me promettant les pires tortures…

Quand j’ouvris les yeux, la jeune fille se trouvait au-dessus dupolicier, mon couteau maculé de sang à la main. Pendant quelquesminutes nous restâmes immobiles, à regarder les corps des deuxpoliciers. Nous étions choqués, apeurés, désemparés.

Lisa Mona était le nom de la jeune fille. J’appris que sa mèrehabitait depuis la répression dans les quartiers nord. Elle n’était pas trèsgrande, mais elle était très jolie et surtout très courageuse. De plus, ellepartageait mes idées ; elle aussi voulait du changement. Mais nousn’étions que deux ; un gamin rêveur et un petit bout de femme nepeuvent pas changer le monde. Je dormis chez elle cette nuit-là. Lelendemain matin, nous nous sommes promis de nous faire le plusdiscrets possible le temps que les événements se tassent.

Dès le lendemain, la police descendit en masse dans le quartierà la recherche d’informations sur le meurtre des deux policiers. Il y eutbeaucoup d’arrestations et même des exécutions en pleine rue.

J’étais très en colère contre moi, je ne pouvais m’empêcher de mesentir coupable. Quelle idée de vouloir se révolter ! C’était ridicule.Apeuré, je fonçai chez mon oncle Charlie pour tout lui raconter. À ma

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grande surprise, il ne se mit pas en colère, au contraire, il semblaitcompréhensif. Tout en prenant un air grave, il me conseilla, ou plutôtm’obligea, à rester chez lui, avec interdiction de mettre le nez dehors.

Le lendemain, les nouvelles furent encore moins rassurantes, lebruit courut que la police était à ma recherche. Oncle Charlie essaya envain de me rassurer mais pendant cette journée, je me mis à tourner enrond dans l’appartement. Je pensais sans cesse à Lisa. Je pris la décisionde désobéir à mon oncle et de me rendre chez elle. Comme personnene venait m’ouvrir, je tournai la poignée et rentrai : la maison étaitdéserte ! Je m’apprêtais à quitter les lieux, quand la police fit irruptiondans l’appartement. On me plaqua immédiatement au sol. J’entendisun des hommes parler à la radio et annoncer mon arrestation, ensuiteon me mit un violent coup de crosse et on m’emmena vers le camion depolice.

On me jeta à l’intérieur comme une vieille chaussette, on me faitasseoir puis on m’enchaîna dans le fond du camion. Ma tête tournait,j’avais des vertiges... Soudain, un poids lourd fonça en plein sur lecamion de police. Quelle chance d’avoir été si soigneusement enchaîné,c’est sans aucun doute le détail qui m’a sauvé la vie ! Mon oncle Charliepénétra dans ce qui était, dix secondes plus tôt, un camion de police. Sabouche remuait, mais j’étais incapable de comprendre les sons qu’elleproduisait. Il me détacha et nous quittâmes le camion en directiond’une voiture… conduite par Moh ! Nous nous dirigeâmes vers uneplanque dans les quartiers nord de la ville. Je venais à peine d’apercevoirl’entrée que je m’évanouis. À mon réveil, j’étais dans une chambre sipetite, si sale et si peu éclairée que je crus être en prison. Les rires deMoh, tel un chant de sirène, orientèrent mon regard vers messauveteurs. J’étais bien en vie !

Ils étaient une vingtaine, surarmés, et m’accueillaient comme unhéros. Oncle Charlie me fit asseoir et m’expliqua tout. En s’apercevantque j’avais quitté son appartement, par intuition, il avait prévenu Moh

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et lui avais demandé de se positionner avec un véhicule près de chezLisa. Puis il avait foncé chez elle. Malheureusement quand il était arrivé,la police s’apprêtait à pénétrer dans la maison et à me flanquer la plusgrande raclée de ma vie. Il avait alors improvisé. La suite je la connais-sais, des membres de la résistance avaient aperçu oncle Charliedéclencher l’accident et nous avaient escortés jusqu’à cette planque. Jelui demandai aussitôt où était Lisa. Un angoissant silence tomba sur lapièce. Un grand homme au crâne rasé se leva et se dirigea vers moi. Ils’appelait Craig Marbuk et disait être le chef du groupe. Il m’annonçaque Lisa avait été arrêtée à son travail et qu’elle avait parlé. La policeétait non seulement descendue chez moi et chez oncle Charlie, maisaussi chez Moh et d’autres personnes que je connaissais.

Je vacillai, oncle Charlie me fit asseoir et je me mis à sanglotercomme une mauviette ! Le chef Marbuk se pencha vers moi et me ditde ne pas pleurer les morts. « Il faut plutôt être content qu’ils aient vécus »,ajouta-t-il, « leurs sacrifices ne seront pas vains ». J’appris par ailleurs que larépression de la veille avait été la goutte de trop ; partout dans la villeles symboles de l’État, ainsi que ses bras armés étaient attaqués. Portépar l’enthousiasme général, je décidai de rejoindre le mouvement. Jevoulais aussi venger Lisa.

Grâce à son expérience dans l’armée, oncle Charlie était devenul’un des chefs de la résistance. Moh, lui, était maintenant dans la logis-tique et l’approvisionnement en nourriture. En fait, il travaillait auréfectoire, si ce qu’il y servait pouvait s’appeler nourriture.

Ils acceptèrent de me confier quelques missions à condition queje sois accompagné de Bravounov. Ce biélorusse était, et de très loin, leplus tordu des types que j’ai jamais rencontrés. Ce cœur de pierre n’étaitému ni par les pertes dans nos rangs ni par les morts civils que legouvernement réprouvait durement après chacune de nos exactions.Pour lui, la mort d’un proche était surtout des bras en moins pour tenirles armes et la mort de mille inconnus n’était qu’une statistique.

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Bravounov était de ceux qui faisaient le sale boulot ; il torturait les pris-onniers pour récupérer les informations. Aucune guerre n’est propre, jel’ai appris à ma première rencontre avec Cœur de Pierre, comme je lesurnommais intérieurement. Le plus gênant était que lui ne faisait pasça par obligation. Il semblait aimer le rôle du salaud parmi les gentils.Le pouvoir leur monte à la tête, les types qui dirigent se croient enmesure de dicter leur loi et d’imposer leur manière de vivre. Après lespéripéties de ces derniers jours, je me disais que c’était d’un gars commeBravounov dont nous avions besoin pour gagner la guerre. Avantchaque mission, je le regardais se préparer suivant méthodiquement lemême rituel : après avoir enfilé son pantalon, il mettait ses rangers, puisson gilet pare-balles, il vérifiait son arme et prenait des munitions.Ensuite, avant de partir, il allait près d’une fenêtre et regardait endehors, prenait une forte inspiration et mettait son arme sur son épaule.En le voyant, je me disais que c’était le mec le plus sensé de la ville.

À peine remis de mes blessures, je me mis au boulot avec lesautres : coups tactiques, vols d’informations, intrusions, sabotage chezl’ennemi, on menait la vie dure au gouvernement. Au bout de quelquessemaines, le changement gagnait le pays, des manifestations éclataientun peu partout et à chaque fois qu’elles étaient réprimées dans le sang,d’autres manifestations encore plus grandes éclataient.

Malheureusement chaque guerre amène ses sacrifices ; un jour cefut le tour d’oncle Charlie. Je n’étais pas là au moment de sa mort, maiscelle-ci m’a été rapportée avec tellement de détails que c’était comme sije l’avais vu mourir. Il se trouvait dans l’une de nos cachettes, afin decoordonner une opération de libération de prisonniers. J’avais voulu yparticiper moi aussi, mais il s’était opposé en raison de la dangerositéde la mission. Après sa mort, je me suis encore radicalisé. Pour moi, iln’y avait plus de neutralité possible : on était avec nous ou contre nous.Ceux qui étaient contre nous devaient mourir. Le seul à s’en réjouir étaitBravounov.

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Quelques jours plus tard, le chef Marbuk nous réunit. Je sentaisque quelque chose d’important se préparait. En effet, le chef nousannonça une énorme opération qui pouvait tout changer, une sorte decoup d’état. Le but était d’attaquer les postes de police et les casernesmilitaires situés à côté de l’objectif final qui était l’Assemblée. C’est làque se trouvaient les piliers de la dictature.

Mon rôle comportait d’énormes risques, j’allais faire partie d’ungroupe destiné à empêcher l’arrivée des renforts pro-gouvernementaux.En clair, pendant qu’on attaquerait l’Assemblée de front, le reste dugroupe pénètrerait en cachette par des issues de secours situées à l’op-posé de notre point d’attaque. Je n’ai pas hésité une seule seconde, ilfallait que j’y participe pour venger oncle Charlie. Bravounov seraitencore une fois à mes côtés.

La veille de l’opération, je restai avec Moh toute la soirée, c’étaitson anniversaire. Il me sortit une liste de choses à faire avant ses vingt-cinq ans. «Tu te rends compte », me dit-il, « et je n’en ai pas fait une seule, pas uneseule ! » L’une d’elles me concernait, mais il refusa de me dire de quoi ils’agissait. Je lui conseillai de remplacer le deux par un trois et lui tendisun verre de soda. Nous trinquâmes à ses vingt-cinq ans et à notre réus-site.

Le lendemain, à vingt-trois heures, nous prîmes place devant lapremière caserne militaire de l’Assemblée. Notre équipe était consti-tuée de vingt-cinq hommes, chacun avec son matériel savait ce qu’ilavait à faire. À 23h17 tout était prêt. L’œil dans le viseur, nous atten-dions le premier coup de feu, celui de Bravounov. Lorsque celui-ciretentit et que le premier soldat ennemi tomba, ses collègues restèrentfigés, complètement surpris. Les premières victimes furent un véritablecadeau ! Puis ils se ressaisirent. Alors une fusillade éclata, assourdis-sante. Les ennemis tombaient les uns après les autres, l’effet de surprisejouait parfaitement. Deux minutes plus tard, on donna l’assaut final.Nous ne fîmes aucun prisonnier, nous n’avions ni le temps ni l’envie de

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nous embêter avec eux. Cette victoire fut facile, on le savait. Les chosessérieuses commenceraient lorsque l’armée gouvernementale tenteraitde reprendre ses possessions. Nous entendions au loin les combats dansles autres casernes. Je me dis que la nuit serait longue.

La méthode de Bravounov était relativement simple, il fallaitattendre sans tirer afin que les ennemis soient nombreux dans lepérimètre. On lançait alors des explosifs et hop, cinquante de moins !Les premiers, c’était toujours cadeau ! Quand les autres vaguesarrivaient, on travaillait d’abord les flancs, chacun le sien, on ne les lais-sait pas se disperser et on lâchait la purée. Leurs premières attaques sesont complètement brisées sur notre ligne de défense. Mais d’autressoldats ne tardèrent pas à revenir, plus nombreux et mieux armés. Unepluie de balles s’abattit sur nous, mais Bravounov nous interdit de répli-quer, il voulait les laisser s’approcher encore plus près.

En mitraillant ce mur humain, je me sentais en paix et oubliaistout ce qui hantait mes nuits, j’oubliais Lisa, j’oubliais oncle Charlie...

Cette nouvelle vague fit voler en éclat notre ligne de défense,maintenant le combat tournait au corps à corps. On se replia dans lebâtiment. On s’y battit pour une pièce, un couloir, un escalier. À forcede reculer nous nous retrouvâmes sur le toit. Nous n’étions maintenantplus que huit. Je reçus même un coup de couteau au bras gauche, maisje tenais, pas le choix ! Nous formions désormais un cercle et on canar-dait à tout va. Chaque homme qui passait la porte se faisait massacrer.

Soudain, plus rien, plus d’ennemis, je pensais à un repli, maisnon, les survivants se dirigeaient vers l’Assemblée, je m’allongeai alorssur ceux qui étaient encore une minute auparavant mes compagnonsd’armes. Je contemplai les bâtiments. Au loin, en plus des tirs, des cris,des explosions, des émeutes. Tout cela sentait l’anarchie, mais peuimportait, il fallait le faire.Tout à coup une terrible explosion fit volerle côté gauche de l’Assemblée. Après une telle déflagration, c’était sûr,il n’allait plus rester de survivants. Moi, j’étais encore là et il fallait que

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je reste. Ce sont toujours les vainqueurs qui écrivent l’Histoire, jevoulais en être.

Et j’en suis.Je pense encore aux paroles d’oncle Charlie quand il disait qu’on

ne lutte pas contre le système. Mais on peut toujours le foutre en l’air.

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Écrire à partirdes faits divers

Les faits divers ont pour caractéristique essentielle d’être desinstantanés de ce qui est arrivé près de chez nous, les clichés de vies siproches de nous qu’elles auraient pu peser sur notre propre existence.On y rapporte des événements qui, globalement indépendants de toutcontexte social et politique, et restant pour cela inclassables, auraientpu avoir eu lieu hier comme il y a une décennie ; on y relate alors unfragment de la vie de gens qui ne sont pas des « people » et qui, commel’écrasante majorité d’entre nous, n’ont donc jusque là jamais eu l’heurni le malheur, le mérite ni la honte d’être sous le feu des projecteurs.Dès lors les faits divers nous montrent ce qu’une existence a prioricommune peut receler de sensationnel ou de spectaculaire.

Sans aucun doute, le travail d’écriture ou d’invention littéraireréalisé ici ne dit pas la vérité du fait divers rencontré. En ce sens lestextes produits se trompent ou, pire, mentent. Mais ces erreurs ou cesmensonges ne permettent-ils pas justement, par les ajouts, les inven-tions ou les écarts qu’ils produisent, d’atteindre une connaissance

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autrement plus sensible et plus vraie de la réalité ? En effet, les récitsainsi composés tâchent d’aller plus loin que le savoir nécessairementlimité du journaliste : le texte littéraire s’autorise cette liberté de mettreen scène les protagonistes du fait divers, et, par conséquent, de présen-ter aux yeux du lecteur les motifs, les mobiles, les pensées intimes ou lecaractère des acteurs de ces drames quotidiens.

Bien sûr, dans le récit littéraire tous les événements sontprémédités par l’auteur et semblent finalement reliés entre eux pouraboutir, artificiellement ou plutôt artistement, à une chute ou demanière générale à la clôture du texte : il s’agit bien d’une composition.Et telle n’est pas l’ambition du fait divers dans la presse qui laissesouvent son lecteur déçu, abandonné aux faits eux-mêmes tels qu’ilsapparaissent à un témoin extérieur, bruts de décoffrage.

Mais surtout le journaliste se doit la plupart du temps, pourinformer, de rester objectif lorsqu’il rapporte les faits. Pour autant leregard journalistique nous semble nécessairement prendre un parti, neserait-ce que dans la sélection des faits. Et d’ailleurs s’agit-il toujoursseulement d’informer ? Dans la rubrique des faits divers, nous voyonsbien qu’au fond il s’agit de rapporter une affaire qui saura recueillirtoute l’attention du lecteur, en éveillant simplement sa curiosité ou enréveillant des peurs ancestrales ; bien souvent, on exacerbe alors lecaractère extraordinaire ou monstrueux de l’histoire.

Or celui qui produit un texte littéraire peut faire comme s’ilsavait tout et inventer alors ce qu’il souhaite dévoiler : il sait ainsimontrer combien un acte a priori monstrueux peut trouver en réalitédes explications dans la complexité de l’existence. Et il est certainementplus facile de dénoncer le monstre (en se contentant de rapporterobjectivement les faits) que de le comprendre — ce qui ne signifieassurément jamais de l’excuser, ni de l’exonérer de sa responsabilité. Pasplus que la vie ne produit réellement de héros, elle ne produit demonstres. En fin de compte, on peut se demander si la littérature n’est

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Écrire à partir des faits divers

pas une sorte de tribunal virtuel : comme l’exige l’institution judiciaire,il ne s’agit à aucun moment de juger des monstres, mais seulement deshommes et des femmes dont il reste à déterminer la personnalité, lesintentions et, finalement, la part exacte de responsabilité dans les actescommis. Et même, les récits que vous allez lire ne mettent pas seule-ment le lecteur dans la position difficile du juré ; ils ont sans doute touspour ambition de faire partager au lecteur le sort des protagonistes dudrame…

Pour cette même raison BernardoToro, dans son roman intituléContretemps, fait dire à son narrateur : « Il n’y a de héros que dans la tête des gens,il n’y a de héros que parce que nous ne révélons jamais les mobiles souterrains de nosactes. » Et on pourrait en dire autant des monstres… C’est d’unecertaine manière ce que dénonce aussi J.-B. Pontalis dans son toutdernier essai : « Comme nous aimerions, nous qui nous voulons sages, imputer tousles crimes à des déments possédés par le Mal ! Un crime inhumain ne saurait êtrecommis que par des non-humains. » (Un jour, le crime, Gallimard, 2011 )

Ainsi, au lycée Jean Rostand, chaque élève de seconde 2 dutchoisir, dans la presse locale et nationale plus ou moins récente, un faitdivers qui l’avait marqué – et dont nous reproduisons ici l’essentiel. Ils’agissait pour chacun d’entre eux d’étudier le fait divers afin de s’eninspirer pour produire finalement, après plusieurs étapes de réécriture,un bref récit littéraire : une nouvelle.

C’est dans ce cadre qu’Anita Fernandez vint expliquer aux élèvesde seconde 2 sa démarche d’écriture dans la nouvelle Trois versions pourun seul drame qu’elle était alors en train d’écrire et qui s’appuie égalementsur un fait divers. Elle y reprend littéralement le fait divers et a ainsi puexposer aux élèves son analyse honnête et franche du fait, montrantcombien l’article qui le rapportait présentait des vides, des manques etdes lacunes, que l’écrivain pouvait se permettre de combler. Maiscombler n’est pas pour l’écrivain nécessairement enquêter et établir unevérité définitive : il s’agissait pour Anita Fernandez d’inventer les causes

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possibles du crime, les différentes versions possibles de l’affaire, et, cefaisant, de prouver que la réalité pouvait être toujours plus complexequ’elle n’apparaissait en premier lieu. La réalité d’abord seulement énig-matique, devient alors plus riche, plus profonde et d’une vertigineusecomplexité – en ce sens plus « vraie ». La nouvelle d’Anita Fernandeza ainsi permis aux élèves de se libérer de ce que l’article de presse disaitdu fait divers choisi. Elle leur a sans doute permis de résister à unevision qui paraît indiscutable, prétendument objective (et peut-être illu-soire) du réel tel qu’il peut être aperçu superficiellement ou partielle-ment dans l’article de presse.

Pour conclure, les élèves ont pu comprendre à quel point lalittérature n’est pas hors du monde ; au contraire, l’enjeu a été de voircombien la littérature peut questionner la réalité en la donnant à voiret à sentir, jusqu’à donner même un sens à ce qui peut paraître insenséou absurde, et saisir enfin combien est humain ce qui apparaissait deprime abord inhumain. Paradoxalement, l’invention littéraire mettraitainsi en œuvre une opération de démystification du réel par la fictionmême, ne mettant pas en scène des héros ni des monstres, juste deshommes et des femmes pris dans la complexité de l’existence et face àleur responsabilité.

Thibault Clément

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DRAME. Une mère de famille de 40 ans s’est suicidéedans un champ du Val-d’Oise après avoir tué ses deuxenfants. C’est un ouvrier agricole qui a donnél’alerte.Une voiture en pleine campagne au beau milieu d’unchamp, à l’écart des habitations. Dans ce paysage decarte postale du Vexin dans le Val-d’Oise, à lacroisée des chemins des villages d’Omerville,Ambleville et Saint-Gervais, la Re¬nault Scénic nepasse pas inaperçue, il est tôt ce lundi 12 juillet.Intrigué, un ouvrier agricole qui a déjà remarqué levéhicule la veille, s’approche.Immédiatement, il part en courant prévenir les sec-ours. A l’intérieur de la voiture, trois corps sansvie. Ceux d’une mère de famille âgée de 40 ans et deses deux enfants. Elle a tué ses fils âges de 11 ans,des jumeaux, avant de se donner la mort.Elle recouvre leurs corps d’un linge etdispose des fleurs.L’arme à feu qu’elle a utilisée est retrouvée surles lieux. Après avoir tiré sur ses enfants, cettemère a recouvert leurs corps d’un linge puis a dis-posé des fleurs. Les gendarmes de la brigade deMagny-en-Vexin puis les enquêteurs de la section derecherches de Versailles sont rapidement dépêchéssur place. Ils identifient sans difficulté les mem-bres de cette famille puisqu’ils faisaient l’objetd’un signalement pour disparition inquiétante depuisle samedi 10 juillet.Ce jour-là, cette maman, domiciliée dans lesYvelines, avait quitté sa maison en compagnie de sesjumeaux afin de les conduire dans un parc d’attrac-tions de la région pour la journée. Seul le père defamille reste au domicile. C’est lui qui va donnerl’alerte le soir même quand il constate que sa femmeet ses enfants ne rentrent pas. Le drame se seraitvraisemblablement déroulé dans la nuit du 11 au 12juillet. L’autopsie pratiquée sur les corps destrois victimes confirme l’hypothèse avancée par lesenquêteurs qui ont conclu au suicide. Reste un hommeaccablé de douleur. Avant de vivre ce drame inouï lepère et époux en a vécu un autre, qu’il porte danssa chair. Professionnel de la défense, il avaitréchappé de peu à la mort lors d’un accident aucours d’une mission à l’étranger. Il est depuishandicapé.

LAURENCE ALLEZY et ROMAIN MIELCAREKLe Parisien, mardi 27 juillet 2010

Elle tue ses jumeaux de 11 ans et se suicide

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Anita Fernandez

Trois versions pourun seul drame

Frustration terrible de ces quelques lignes dans les faits diversd’un journal à grand tirage. Mon cerveau patine sous une avalanche dequestions. Comment ? Pourquoi ? Je lis l’article, mais l’histoire nedémarre pas. Ce texte n’est qu’une suite de trous, une suite de ratés.Relire lentement...

DRAME. Une mère de famille de 40 ans s’est suicidée dans

un champ du Val-d’Oise après avoir tué ses deux enfants. C’est

un ouvrier agricole qui a donné l’alerte.

Les faits se sont passés entre le 10 et le 12 juillet. J’essaye d’ima-giner. Dans quel état est un champ du Val d’Oise mi-juillet ? Nu, enjachère, moissonné ? Il est probable que la mère de famille se soitavancée dans un terrain non cultivé et facile d’accès le long de la routedépartementale.

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A l’intérieur de la voiture, trois corps sans vie. Ceux

d’une mère de famille âgée de 40 ans et de ses deux enfants.

Elle a tué ses fils âgés de 11 ans, des jumeaux, avant de se

donner la mort.

Là, commence la difficulté pour se représenter le tableau décou-vert par l’ouvrier agricole.

L’article dit qu’elle a recouvert les corps des enfants d’un lingeoù sont disposées des fleurs. Ce serait donc la position du corps de lamère qui a pu attirer l’attention de l’ouvrier agricole. Elle est où ? Dansquel état ? Effondrée contre le volant ? J’imagine que les enfants (deuxenfants de onze ans, ça tient de la place), sont à l’arrière pour qu’elle aitpu les recouvrir d’un seul linge. Ils sont côte à côte, assis ? Allongés ?Comment dans le petit habitacle ?

Les gendarmes de la brigade de Magny en Vexin puis les

enquêteurs de la section de recherches de Versailles sont

rapidement dépêchés sur place. Ils identifient sans difficulté

les membres de cette famille puisqu’ils faisaient l’objet d’un

signalement pour disparition inquiétante depuis le samedi 10

juillet.

Ce qui m’intrigue d’abord, c’est la date : le samedi 10 juillet, lepère signale la disparition inquiétante de sa femme et de ses deuxenfants, le soir même du jour où ils sont allés dans un parc d’attrac-tions. Pourquoi s’est-il inquiété si vite ?

Si le drame s’est passé dans la nuit du 11 au 12, qu’est-ce quecette mère de famille et ses deux enfants ont fait le samedi 10 et où ont-ils passé la nuit du 10 au 11 ?

Reste un homme accablé de douleur. Avant de vivre ce

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drame inouï, le père et époux, en a vécu un autre, qu’il porte

dans sa chair. Professionnel de la défense, il avait réchappé

de peu à la mort lors d’un accident au cours d’une mission à

l’étranger. Il est depuis handicapé.

Qu’est-ce qu’un professionnel de la défense ? Un militaire ? Ungarde du corps ? Quel genre de mission à l’étranger ? Il est handicapé,à quel point ? Est-il entièrement dépendant ?

L’autopsie pratiquée sur les corps des trois victimes

confirme l’hypothèse avancée par les enquêteurs qui ont conclu

au suicide. D’autres éléments retrouvés par les gendarmes sont

également allés dans ce sens.

Quels éléments retrouvés par les gendarmes ont-ils été dans lesens du suicide ? Retrouvés où ? Dans la voiture ? À la maison ?

Cet article est une suite de non-dits, il provoque une avalanchede points d’interrogation. Fouiller entre les lignes. On peut calculer quecette mère de famille de quarante ans et le professionnel de la défensesont mariés depuis une douzaine d’années, quinze si la gémellité est lerésultat d’un traitement plus ou moins long. Ils se sont donc rencon-trés (mariés) quand elle avait moins de trente ans. Nous ne savons pasl’âge du professionnel de la défense, nous pouvons supposer (suivantles statistiques) qu’il est légèrement plus âgé.

Ils vivent dans le département desYvelines, un département oùles logements militaires sont les plus nombreux. Le père a prévenu lagendarmerie de Magny enVexin, je peux en déduire qu’ils vivent dansle nord-ouest du bassin parisien et, vu le handicap du mari, qu’ils sontlogés dans une habitation facile d’accès, une maison dans une zonepavillonnaire.

Ce jour-là, cette maman avait quitté sa maison en compagnie de

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ses jumeaux afin de les conduire dans un parc d’attractions pour lajournée. Le parc d’attractions le plus connu de la région, c’est le ParcNaturel du Vexin. Une immense étendue campagnarde meublée detoutes sortes d’attractions.

Le samedi, en fin de journée, la voiture est repérée par un ouvrieragricole à la croisée des chemins des villages d’Omerville et Saint-Gervais, la Renault Scénic ne passe pas inaperçue. Ce lieu n’est ni dansla direction du Parc d’attractions, ni dans celle de leur domicile. Lamère de famille de quarante ans devait avoir repéré cet endroit discret.Ces gens ont un âge, je peux situer leur lieu d’habitation, mais je ne saispas grand-chose d’autre.

Dans ce récit des faits, les protagonistes continuent à ne pasavoir d’existence propre en dehors de la prison castratrice des mots dujournaliste. Ils n’ont pas de passé, pas de famille, pas de vie avant lamort de la mère et de ses enfants. Qui est cette mère de famille de quar-ante ans ? Quelles sont ses relations avec son mari professionnel de ladéfense ? Quels sont les rapports entre les parents et leurs enfants ?Pourquoi ce « drame » ?

Il va falloir combler les vides, ces gens ont forcément des partic-ularités, une personnalité propre, un entourage, des désirs. Comme jene saurais jamais la réalité cachée derrière les lignes de ce fait divers, jesuis libre d’inventer différents possibles.

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Première version

Le suicide d’unemère de famille

La mère de famille de quarante ans s’appellera Eva, le profession-nel de la défense, Jean-Paul.

Eva sera fille unique de parents instituteurs. Jean-Paul n’auraitpas de famille ; un enfant de l’Assistance. Eva et Jean-Paul pouvaients’être rencontrés au dispensaire de l’hôpital militaire. Elle y auraitoccupé un poste de secrétariat, lui serait venu s’engager. Il aurait 29 ans,elle 25. Ils se seraient mariés une année après leur rencontre. Elle auraitaccepté de quitter son emploi (il disait gagner assez bien sa vie pour lesdeux). Ils auraient eu droit à un appartement dans un HLM appar-tenant au ministère des armées. Avant la venue des enfants, Eva s’étaitsentie souvent seule. Jean-Paul voyageait, absent pour des missions dontil ne disait pas grand-chose, même rien. Quand il partait, elle neconnaissait pas vraiment sa destination (l’Afrique, le Moyen-Orient...)et approximativement son temps d’absence. Elle s’occupait de la

DRAME. Une mère de famille de 40 ans s’est suicidée dans unchamp du Val-d’Oise après avoir tué ses deux enfants. C’est unouvrier agricole qui a donné l’alerte.

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maison, avait découvert l’aquarelle, lisait beaucoup, des livres qu’elleempruntait à la bibliothèque municipale ; elle l’attendait. En quittantsa banlieue de naissance, elle avait perdu peu à peu ses anciens amis.Jeune femme discrète, elle ne cultivait que des rapports polis avec sonvoisinage. Depuis leur retraite, sa mère et son père habitaient laNormandie, leur région d’origine. Elle ne les voyait pas souvent, d’au-tant qu’ils ne s’entendaient pas avec leur gendre. Elle détestait les voirs’engueuler à tout bout de champ à propos de politique.

Le monde de Jean-Paul était réduit à quelques camarades detravail qu’il mêlait peu à sa vie privée, excepté un ami du temps del’Assistance avec lequel il avait fait les 400 coups et qui s’était rangécomme lui.

À l’arrivée des jumeaux, l’ambiance de la maison avait changé. Ilsétaient nés prématurément comme la plus part des jumeaux. Jean¬-Paul avait découvert ses fils à travers la vitre d’une couveuse. À la sortiede l’hôpital, les parents d’Eva étaient venus aider leur fille. Une ou deuxfois Jean-Paul avait invité des collègues pour faire admirer ses enfants,il en était très fier, mais l’effervescence de la maison était vite retombée.Jean-Paul reparti en mission, Eva était entièrement prise par les soinsaux jumeaux. Les absences de Jean-Paul étaient plus un repos qu’unmanque.

Les jumeaux ont cinq ans quand Jean-Paul est rapatrié, lacolonne vertébrale brisée. Il vit depuis dans une chaise roulante, défini-tivement handicapé. Les jumeaux prennent conscience que leur pèren’est plus un héros, mais un homme souffrant, entièrement dépendantde leur mère.

Le père et époux, professionnel de la défense, avait échappéde peu à la mort lors d’un accident au cours d’une mission àl’étranger. Il est depuis handicapé.

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Le suicide d’une mère de famille

Eva apprend à s’occuper d’un infirme. Jean-Paul demande dessoins quotidiens. Elle n’a que quelques moments à elle quand Jean-Paulinitie les jumeaux au tir au fond du jardin. Seuls moments où son maria l’air de s’apercevoir de la présence des jumeaux. Elle en profite pourappeler ses parents. « Oui, oui, tout va bien », et pour feuilleter la revuemédicale à laquelle elle s’est abonnée. L’état de Jean-Paul se stabilise,mais il devient terriblement irascible. Ils ne font plus l’amour, il ne peutplus, mais déjà avant l’accident leurs rapports sexuels s’étaient de plusen plus espacés. Quand elle y pense, elle voit que ce désintérêt acommencé dès la naissance des jumeaux. Il avait eu ce qu’il voulait, desfils. Elle pensait souvent qu’il se satisfaisait avec d’autres femmes quandil partait en mission. Elle s’était fait une raison, surtout après « l’acci-dent »; elle ne pouvait même plus être jalouse. Elle résiste à la tâche.Discrète, efficace. Mais, peu à peu ses gestes deviennent ceux d’un auto-mate. Elle s’active avec acharnement, le moindre désordre, le moindregrain de poussière prennent des proportions dramatiques. La tensionest permanente. Les jumeaux tentent d’échapper dès que possible àl’ambiance familiale. Par chance, ils sont calmes et obéissants.

Peu à peu Eva s’apaise, non pas d’un apaisement heureux, maiselle se sent lentement envahie d’une énorme indifférence. Ses seulssentiments vont à ses fils. Elle vit pour eux, seulement pour eux. Desidées de suicide la traversent. Elle les repousse : Qu’est-ce que lesjumeaux vont devenir sans elle ? Elle envisage un moment de les envoyerchez ses parents, mais elle sait que leur père ne les laissera jamais partir.Il préférera les mettre en pension. En pensions à 11 ans ! Elle ne voitd’avenir pour eux, ni avec elle, ni sans. Ce samedi 10 juillet, elle seréveille d’un bond. Il est déjà neuf heures, elle a deux heures de retardsur le programme habituel. Elle entend son mari répondre au télé-phone, c’est sans doute la sonnerie qui l’a sortie de cet incroyablesommeil. « N’insistez pas Robert, elle vous appellera, mais pour les vacances avec lesgarçons c’est NON ! Ils restent avec nous. Bon voyage ! » Quand elle arrive, il a

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raccroché.– C’était ton père, ils veulent emmener les garçons en Italie, en

Italie.Tu as vu l’heure ? J’ai faim. Il ne se rend pas compte que c’est uneautre femme qui le regarde fixement, des éclairs dans les yeux.

Eva a tout décidé d’un coup. Elle lui a servi son café avec sagoutte de lait froid, son morceau de brioche et a appelé les garçons.

– Habillez-vous, on part en promenade.Elle leur fait abandonner leurs portables et autres objets person-

nels, ils n’ont besoin de rien.– Vous allez où ?Elle n’a pas répondu. Elle est allée dans la salle de bain, a pris

dans la pharmacie deux comprimés de somnifère et le revolver qu’il arangé comme d’habitude sous la pile de serviettes, elle sait qu’il esttoujours chargé.

– Allez, on y va !– Et papa ?– Il est au courant, ne vous en faites pas, tout est organisé ...Sur le pas de la porte, elle a un moment d’arrêt. Elle parcourt des

yeux le living comme pour garder une dernière image du lieu, puis ellelance un : « Je les emmène au Parc, tu as tout ce qui faut pour le déjeuner dans le frigoet y a du café au chaud pour ton copain Daniel. » Elle claque la porte avant qu’ilait le temps de réagir.

Il y a foule en ces derniers jours d’ouverture du Parc Naturel duVexin. La Scénic bleue garée, Eva suit ses fils, elle leur laisse carteblanche. Ils se déchaînent de cette incroyable liberté, grimpée d’arbres,crèmes glacées, rollers, hamburgers, échasses, escalades, frites, cocas,

Ce jour-là (le samedi 10 juillet), la maman avaitquitté sa maison en compagnie de ses jumeaux afin de lesconduire dans un parc d’attractions de la région pour lajournée.

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promenades en poney, Eva ne leur refuse rien. Le soir elle récupère laScénic et les emmène au motel le plus proche. Les jumeaux, gavés etépuisés, s’endorment aussitôt. Elle n’a pas exigé de douche et ils n’ontemporté ni pyjamas ni brosses à dents. Elle ne dort pas, elle veille sesenfants toute la nuit.

Le lendemain dimanche, ils partent vers onze heures pour, soi-disant, aller voir la mer. Elle arrête la Scénic bleue en ville, elle veutacheter des fleurs. Les jumeaux n’ont pas l’idée de demander pourquoi ?Elle met le bouquet de roses rouges, ses préférées, sur le siège à côtéd’elle. Ils ont avalé les somnifères avec leur petit déjeuner. Elle conduitlentement tout en les surveillant dans le rétroviseur. Quand elle voitl’excitation tomber, qu’ils commencent à piquer du nez, elle arrête lavoiture. « Installez-vous confortablement. Dormez, nous avons le temps.»

Ils s’allongent l’un contre l’autre, elle repart. Elle roule sur unepetite route de campagne dans ce paysage de carte postale duVexin. Ilss’endorment très vite. À la croisée des chemins des villages d’Omerville,Ambleville et Saint-Gervais, elle pénètre au ralenti dans un champrécemment fauché. Les cahots ne les réveillent pas. Elle se demandebêtement si elle n’a pas trop forcé sur les barbituriques, cette pensée lafait sourire. Elle va chercher dans le coffre la couverture blanche, recou-vre les enfants. Elle se réinstalle à la place du chauffeur. Elle griffonneun petit mot sur le dos d’une enveloppe et la glisse dans la boite àgants : « Cette situation n’est pas vivable. Je ne vois pas d’autres issues, pardon. » Ellen’attend, elle s’assure que la campagne est déserte, personne sur la route,personne dans les champs. Elle sort alors le revolver de son sac. Ellehésite encore un instant, puis, à genoux sur le siège avant, elle tire deuxballes, une pour chacun. Ils ont à peine sursauté. « Après avoir tiré sur sesenfants cette mère a recouvert leurs corps d’un linge puis disposé des fleurs. » Elledéfait lentement le bouquet de roses rouges et sème les fleurs qui semêlent aux taches de sang. Elle reprend la place du chauffeur, ses mainstremblent, elle pose le canon du revolver sur sa tempe jusqu’à se faire

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mal et tire la troisième balle.

DRAME. Une mère de famille de 40 ans s’est suicidée dans unchamp du Val-d’Oise après avoir tué ses deux enfants. C’est unouvrier agricole qui a donné l’alerte.

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Deuxième version

Les jumeaux

Dans la précédente hypothèse, les jumeaux sont restés desvictimes anonymes. Qui sont ces deux enfants ? Les statistiques disentqu’un tiers des parents de jumeaux choisissent des prénoms qui seressemblent : Christophe/Christian, Fabien/Francis, ou des décli-naisons : Jean-Baptiste/Jean-Michel. Jean-Paul qui a choisi : Damien etDanyl. Un hommage à son ami Daniel ? L’article dit : des jumeaux âgésde 11 ans. Damien et Danyl sont donc nés en 1999, six mois avant lafin du siècle. Ils ont 5 ans quand leur père est rapatrié, définitivementhandicapé. Au retour de Jean-Paul, le couple gémellaire se resserreencore : leur mère est entièrement occupée par les exigences de leurpère. Les jumeaux communiquent de moins en moins avec le mondeextérieur. Ils s’inventent un langage à eux, se répartissent les rôles.Damien devient « ministre de l’extérieur », il répond pour son frère, ilparle pour eux deux en utilisant le « on » ou le « nous » plutôt que le« je ». On a faim, on n’aime pas, nous voulons. Danyl, lui, est « leministre de l’Intérieur », il règle la vie de leur couple en de longs concil-

À l’intérieur de la voiture, trois corps sans vie,Ceux d’une mère de famille âgée de 40 ans et de ses deuxenfants.

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iabules, enfermés dans leur chambre. Ils appellent leur père Le Pope etleur mère Avé. L’ambiance de la maison est sinistre, Avé n’arrête pas decrier et Le Pope ne les regarde jamais, il ne leur adresse la parole, nesemble s’apercevoir de leur existence que pour leur donner des ordresdu haut de son fauteuil pendant les 20 minutes d’exercices de tir dumercredi. Damien et Danyl n’aiment pas les séances de tir du mercredi.

Mardi 27 juillet 2010. Damien et Danyl sont en vacances depuisdeux semaines, ils n’ont même plus la bulle d’air de l’école. Les seuls quipourraient les sauver sont leurs grands-parents. Mais depuis que mamieÉliane et Papie Robert sont en Normandie, ils ne viennent jamais lesvoir et les parents ne vont plus jamais Normandie, « sont chéfa, surtout avecLe Pope ».

Damien et Danyl sont allongés sur la moquette de leur chambre.Ils entendent la sonnerie du téléphone, c’est le Pope qui décroche :« N’insistez pas Robert, elle vous appellera, mais pour les vacances avec les garçons c’estNON ! Ils restent avec nous... Bon voyage ! » Ils ont compris, d’autant qu’hieren réponse à Mamie Éliane qui disait partir en Italie fin juillet, Damienleur avait envoyé une bouteille à la mer : « Venez nous chercher ! » C’étaittrop beau, le Pope ne veut pas. Extinction de cette dernière lueurd’espoir. Ils savent que ce samedi de juillet sera un jour comme lesautres, il ne peut plus rien leur arriver, le programme est définitivementtracé : 9 heures petit déjeuner, 10 heures arrivée de tonton Daniel quileur fera faire 20 minutes de gym. 10 heures 30 la douche. De 11heures à 12 heures 45, les devoirs de vacances. Ils entendent Jean-Paulet Daniel s’exercer au tir au fond du jardin. Midi, se laver les mains et àtable. Pendant les repasTonton Daniel va raconter toujours les mêmeshistoires, ponctuées du rire du Pope et des « Oh non, pas devant lesenfants ! », d’Avé. Après sieste obligatoire. Ils s’inventent des jeux.Damien, « le ministre de l’Intérieur », décide du parcourt à suivre, dela stratégie. L’ennemi, Avé et le Pope, ne les garderont pas en otage, ilsdoivent s’évader. Comment casser le programme établi par l’armée

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adverse ? Le jeu s’épuise. Les vacances seront encore cette fois-ciimmenses et sans issues. Mais, tout à coup, ce samedi 10 juillet, change-ment de programme. Est-ce à cause de l’appel des grands-parents ? Avédit les emmener passer la journée au parc du Vexin, Le pope est d’ac-cord et ne veux pas les y accompagner, il attend son copain, tontonDaniel.

– Vous avez une demi-heure pour faire vos lits, vous habiller,mettez vos tee-shirts rayés. Prenez vos sacoches rouges pour voscasquettes et le goûter.

Ils courent s’enfermer dans leur chambre. Après un long face àface Danyl décide : c’est l’heure !

Avant le départ Avé a voulu vérifier le contenu des sacoches, ilslui ont passé deux fois la même, celle qui ne contient que le sandwich,la pomme, la casquette et les rollers, suivant les ordres. Ils sont montésà l’arrière de la Scénic.

À Blamécourt, elle s’est arrêtée pour acheter son éternel bouquetde roses. Elle craint qu’à leur retour du parc, le fleuriste soit fermé. Ilfait chaud. Damien serre contre lui la sacoche dans laquelle ils ont misle revolver, le revolver que le Pope range dans la salle de bain sous lesserviettes. Il croit qu’ils n’oseront jamais y toucher en dehors de saprésence. Il n’a pas vu qu’ils avaient grandi, ça ne l’intéresse pas et Avéne s’est même pas aperçue qu’ils ne se dressent plus sur la pointe despieds pour le rituel et unique baiser du soir.

Le parc ils connaissent, les parents les y emmènent une fois paran, à Pâques, s’il fait beau. Le Pope reste dans la voiture toutes portesouvertes, Avé les accompagne. Ils savent qu’ils n’ont pas droit au

Les jumeaux

Ce jour-là, cette maman domiciliée dans lesYvelines, avait quitté sa maison en compagnie de sesjumeaux afin de les conduire dans un parc d’attractionspour la journée. Seul le père de famille reste au domicile.

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grimper d’arbres, trop sale, ni aux échasses, trop dangereux, ni auxpromenades en poney, trop chères, ni aux escalades, elle ne peut passuivre, ni au Big-Mac, ils ont leurs sandwiches. Ils marchent derrièreelle, silencieux.

Ce jour-là, à 18 heures, elle sonne le retour. Ils montent dans laScénic. Leur décision est prise : c’est la dernière fois qu’ils se plierontaux ordres.

– Mettez vos ceintures !– Non !Avé se retourne stupéfaite. Elle voit Danyl murmurer à l’oreille

de son frère un : Ovillemer... Damien traduit :– On veut pas rentrer.Tu prends à droite, la route d’Omerville.

Eva a callé.– Je crois que j’ai pas bien entendu ! Il est six heures. On rentre.

Papa nous attend !Elle voit Damien sortir un revolver de sa sacoche et le braquer

sur elle.– On ne joue plus les jumeaux ! Donnez-moi cet engin !Ils sont immobiles et la fixent.– Non ! maintenant toi tu obéis. C’est un vrai revolver, c’est celui

de papa et il est chargé !Ils lui font peur, elle cherche à parlementer.– Mais qu’est-ce que vous voulez ?– Aller voir la mer.– Il est trop tard, papa nous attend, il va s’inquiéter.– Non, il va pas s’inquiéter, tu l’appelles, tu lui dis.– Je lui dis quoi ?– Que tu nous amènes voir la mer.C’est tonton Daniel qui a répondu, le pope est au jardin. Avé est

restée immobile, son téléphone portable à la main.– Alors, on y va, tu démarres ! Elle a les larmes aux yeux.

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– On y va. et vous vous calmez. et vous me rendez ce revolver.Les jumeaux n’ont jamais été aussi calmes. Damien regarde son

frère qui hoche la tête.– Je rends le revolver contre ton portable.Ils ont roulé deux heures, sans rien dire. Quand ils sont arrivés

au Havre, ils ont vu le soleil tomber à l’horizon. La mer était très loin,la plage immense et sombre. Ils ont couru sur le sable. Avé est restéedans l’auto, elle a dormis, la tête contre le volant, comme assommée. Ilsl’ont réveillée trois heures plus tard. Elle a repris la route, en pleine nuit.Le soleil a commencé à poindre quand ils sont sortis de l’autoroute. Ilssouriaient, silencieux. Ils avaient vécu le plus beau jour de leur vie, il n’yen aurait jamais d’autres semblables.

Il est cinq heures ce dimanche matin. La Scénic a lâché la routenationale. Ils se rapprochent de la maison. Avé croit être arrivée au boutde son calvaire. À la croisée des chemins des villages d’Omerville,Ambleville et Saint-Gervais, un conciliabule entre les frères coupe lesilence. Elle n’a pas compris ce qu’ils se sont dit, comme d’habitude,puis Damien élève la voix :

– Arrête-toi, on veut faire pipi.Elle entre dans un champ à l’écart des habitations. Elle se tourne

pour déverrouiller les portières, elle n’a pas le temps de voir la maind’un de ses fils ouvrir la boite à gants.

– Vous pouvez y aller.En réponse, deux coups de feu lui percent les tympans. Elle voit

avec horreur ses jumeaux s’effondrer en sang. Elle voit la main de Danyllâcher le revolver. Elle voit leurs sourires la narguer. Elle reste pétrifiéeun instant puis sort de la voiture pour vomir. Quand elle revient vers levéhicule sa décision est prise. Elle sort du coffre le bouquet de fleurs etla couverture blanche. Elle ouvre la portière arrière, regarde un instantses deux fils allongés sur la banquette arrière puis les couvre pour neplus voir leurs visages ensanglantés. Elle défait le bouquet de roses

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rouges, sème les fleurs sur les corps allongés, et ramasse le revolver. Ellereprend la place du chauffeur, griffonne un : « Cette situation n’est pasvivable. Je ne vois pas d’autre issue, pardon. », et tire la troisième balle.

A l’intérieur de la voiture, trois corps sans vie.Ceux d’une mère de famille de 40 ans et de ses deuxenfants... L’arme à feu qu’elle a utilisée est retrouvéesur les lieux... L’hypothèse avancée par les enquêteursa conclu au suicide. D’autres éléments retrouvés par lesgendarmes sont également allés dans ce sens...

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Troisième version

Tonton Daniel,l’ami de la famille

Le même fait divers, les mêmes personnages. La mère de famille :Eva, le père handicapé : Jean-Paul, leurs fils, Damien et Danyl, lesjumeaux, et le fidèle ami de la famille, le copain de Jean-Paul : Daniel.

Daniel et Jean-Paul se connaissent depuis leurs douze ans. Ils sesont rencontrés aux Orphelins d’Auteuil, puis perdus de vue, puisretrouvés il y a dix ans au Service des Armées. Daniel et Jean-Paulavaient découvert leur sexualité dès l’orphelinat. Daniel l’avait vécujusque-là discrètement, tandis que Jean-Paul avait tenté d’y échapper etcroyait même y être parvenu avant de retrouver Daniel lors d’unemission en Algérie. Depuis, ils avaient vécu leur passion en se rencon-trant le plus régulièrement possible suivant leurs déplacements àl’étranger. L’attentat avait bouleversé leur vie. Jean-Paul se savaitcondamné à vie sur ce siège roulant, dans ce pavillon, entièrementdépendant de sa femme. Aussitôt Daniel, renonçant aux missions àl’étranger, avait accepté un poste d’entraîneur sportif dans le camp desFrileuses, la caserne la plus proche du nouveau domicile de Jean-Paul.

A l’intérieur de la voiture, trois corps sans vie.Ceux d’une mère de famille âgée de 40 ans et de ses deuxenfants.

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Quand la situation physique de Jean-Paul s’était stabilisée, Daniel et luiavaient commencé à parler d’avenir, leurs vies ne pouvaient s’arrêter là.Ils avaient élaboré un plan. Daniel s’était rendu indispensable. Saprésence était un sauvetage pour Eva. Son mari devenait acerbe, Danielfaisait tampon. Il était charmant, attentif, il apportait à Eva toute l’aideet l’affection que ses fils ne lui donnaient plus. Les jumeaux s’étaientrefermés dans leur bulle, ils s’éloignaient le plus possible du climatfamilial.

Il y a quelques mois, suivant le plan élaboré, Daniel avait parléd’amour à Eva. Elle ne résista pas. Elle se jeta aveuglément dans cetamour inespéré. Il la persuada vite que leur situation n’était pas vivable,d’autant que parallèlement Jean-Paul devenait de plus en plus tyran-nique. Après trois mois d’amours sois disant cachés et plein de frustra-tions, Eva était mûre : Daniel lui proposa de partir ensemble, decommencer une nouvelle vie, loin.

– Avec les enfants ?– Avec les enfants.Nous sommes mi-juillet, un lundi matin, il ne fait pas encore

chaud. Ali, ouvrier agricole, prend la route vers la ferme, il est à pied, samobylette est en panne. Il avance dans ce paysage de carte postale duVexin, et s’arrête à la croisée des chemins entre Omerville et SaintGervais. La Renault Scénic bleue est encore là, au beau milieu du champdes Pierrot. Intrigué, l’ouvrier agricole qui a déjà remarqué le véhiculela veille, s’approche.Toutes les vitres sont fermées. Il aperçoit une formeà la place du chauffeur, une femme qui a l’air de dormir, appuyée contrele volant. Il fait le tour de la Scénic ; le siège arrière est occupé par unlong paquet enveloppé d’un drap parsemé de fleurs rouges quicommencent à faner. Il frappe discrètement à la vitre de côté de lafemme. Elle ne bouge pas. Il met la main sur la poignée, la portière n’estpas bloquée. Il ouvre, la femme s’effondre, la moitié du corps hors dela voiture. Il fait un bond en arrière, épouvanté. Il sort son portable et

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haletant, appelle à la ferme :– Monsieur José. Venez vite ! C’est grave ! Une femme. Morte,

dans la voiture. au champ des Pierrot. Monsieur José appelle la policeet vient rejoindre Ali.

Ali est interrogé pendant des heures, ils lui ont fait répéter lamême chose toute la mâtinée : « Oui, il a vu la voiture la veille quand il est passévers 18 heures. Non il n’a vu personne, y a personne dans les champs en cette saison. »Il a dû donner son emploi du temps du samedi, du dimanche et dulundi matin, heure par heure. Les gendarmes voulaient savoir pourquoiil était passé par là un dimanche, alors que c’est son jour de repos. Il aexpliqué dix fois qu’il allait chercher sa mobylette laissée au carrefouroù il a eu sa panne, le carburateur. Pourquoi c’était tombé sur lui ! Il aeu peur, très peur. Puis tout à coup ils l’ont lâché et ils l’ont foutudehors.

L’autopsie pratiquée sur les corps des trois victimes confirmel’hypothèse avancée par les enquêteurs qui ont conclu au suicide. Unpetit mot écrit de la main de la mère de famille et retrouvé par lesgendarmes va également aller dans ce sens : « Cette situation n’est pas vivable.Je ne vois pas d’autres issues, pardon. » signé : Eva

Avant le rapport de la police concluant au suicide, ils étaientinquiets. Ils leur semblaient qu’ils n’avaient commis aucune faute, maison ne sait jamais, une erreur, un oubli. À l’arrivée des parents d’Eva,Daniel s’était fait discret pendant que Jean-Paul s’exerçait à son nouveaurôle de mari accablé de douleur. Une semaine après le drame les parentsd’Eva sont enfin repartis. Il était temps, sa belle-mère n’arrêtait pas salitanie des : « Je ne comprends pas. »

Aujourd’hui tout est rentré dans l’ordre : « Elle tue ses jumeaux de11 ans et se suicide. » Quand l’aide ménagère viendra, ils auront disparu.

Daniel prend une douche. Jean-Paul l’entend siffler son « Non,rien de rien, je ne regrette rien. » Il pourrait changer d’air ! Ils s’étaientdemandé jusqu’au dernier moment si ils allaient tenir le coup, mais

Tonton Daniel, l’ami de la famille

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Daniel avait été à la hauteur, parfait, comme toujours. Eva ne s’estjamais doutée de rien. L’ami de Jean-Paul, le fidèle, l’indispensableDaniel avait mis un certain temps à la séduire, mais qui peut lui résis-ter ? Par moment Jean-Paul avait même eu des bouffées de jalousie. Evaa mordu à l’hameçon, sa passion pour Daniel ne supportait plus aucuneentrave, même pas ses fils.

La résolution de se débarrasser aussi des garçons n’était venuequ’après de longues hésitations. Jean-Paul avait fini par comprendre quela présence des enfants après la mort de leur mère serait un handicap,peut être même un obstacle complet à leur vie future. La date du samedi10 juillet était la date butoir.

Comme prévu, Jean-Paul avait appelé la gendarmerie une heureavant leur retour, un signalement pour disparition, suffisamment tôtpour ne pas inquiéter la maréchaussée, juste laisser une trace.

Ils sont rentrés ce samedi soir vers dix-neuf heures. Daniel a aidéEva à coucher Jean-Paul, avant d’emprunter la voiture pour rentrer chezlui. Il a roulé dans la campagne pour repérer un endroit tranquille, pastrop éloigné de la villa. Il a trouvé un champ facile d’accès à la croiséedes chemins entre Omerville et Saint Gervais. Il n’est retourné chezJean-Paul que le dimanche matin à l’heure du petit déjeuner. C’est Jean-Paul qui a versé le sédatif dans le lait des corn-flakes et la tasse de théd’Eva, Daniel et lui prennent du café. Daniel a alors proposé de lesemmener à Magny où il savait qu’il y avait un “vide-grenier”. Seuleinquiétude : personne ne devait s’apercevoir de leur présence. Mais lesmurs de la villa sont hauts et le dimanche est un jour encore plus désertque les autres dans la cité, surtout en été. Leurs plus proches voisins

Ce jour-là cette maman domiciliée dans lesYvelines, avait quitté sa maison en compagnie de sesjumeaux pour les conduire dans un parc d’attractions dela région pour la journée.

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étaient partis en vacances depuis une semaine.Sur un ton sans réplique, Jean-Paul a refusé de les accompagner.

Eva n’a pas insisté, trop contente d’avoir Daniel pour elle toute seule,si on peut dire. Ils sont partis tous les quatre.

Tout s’est parfaitement déroulé. Les jumeaux se sont endormisles premiers sur la banquette arrière et Daniel a senti Eva s’effondrercontre son épaule. Il a pris la petite route et s’est arrêté dans le champrepéré la veille. Il a allongé les garçons sur la banquette arrière, il n’a paseu de mal à pousser Eva à la place du chauffeur. Il a vérifié qu’ils étaientvraiment seuls et a tiré les trois balles. Rien n’a bougé autour. Il a sortidu coffre la couverture, le bouquet de roses qu’il avait offert à Eva et levélo. Il a mis les empreintes d’Eva sur la crosse du revolver et a posél’arme ses pieds. Il a glissé le petit mot qu’il avait reçu d’elle alors qu’elleenvisageait de partir avec lui : « Cette situation n’est pas vivable. Je ne vois pasd’autre issue, pardon. » Le tout a pris quelques minutes. Daniel n’a croisépersonne ni à l’aller ni au retour.

Dans le pavillon, après une heure d’attente fébrile, Jean-Paul l’avu revenir et ranger son vélo. «Voilà, c’est fait. »

Tout s’était déroulé suivant le plan prévu, le journal du mardi enfait foi :

Ils peuvent commencer une nouvelle vie.

DRAME. Une mère de famille de 40 ans s’est suicidéedans un champ du Val-d’Oise après avoir tué ses deuxenfants. C’est un ouvrier agricole qui a donné l’alerte.

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Damien Fleury 24 ans, ex-hockeyeur professionnelde Grenoble, se bat pour faire libérer sa femmeCaroline Suard, 26 ans, accusée par la justicesuédoise de « maltraitance aggravée » sur leurfils Timo, âgé de 6 mois.Depuis un mois, la jeune femme est derrière lesbarreaux. Le couple, qui a trois enfants, Romy,21 mois, et les jumeaux Lise et Timo, vit enSuède depuis cet été après que Damien a étérecruté par le club de hockey de Vâsteras, unepetite ville à 100 km de Stockholm.

Le 5 août, un accident survient au domicile desFleury selon le récit du père. « Caroline jouaitavec Timo qui se trouvait dans son lit. Elles’est appuyée avec sa main que le sommier qui acassé. Timo a glissé et est allé cogner contreles barreaux du lit, avec la tête et les jambes.Il avait un simple bleu au front. Ma femme l’aconsolé. Ça n’avait pas l’air grave. Mais le 9août, Timo a perdu connaissance et on l’a amenéà l’hôpital. À Stockholm, le médecin qui l’aexaminé a estimé que notre version n’était pascrédible par rapport aux blessures de Timo, Pourlui, il y avait eu des actes de maltraitance »,explique Damien Fleury.« Les parents disent que c’est un accident maisles rapports des médecins disent le contraire,que l’accident décrit n’est pas la raison desblessures de l’enfant », rétorque la procureur.L’enfant souffre d’une hémorragie cérébrale etde blessures aux jambes. Damien et Caroline sontincarcérés. Au bout d’une semaine, le père estinnocenté et libéré car il était absent au momentdes faits. Seule Caroline reste incarcérée, dansun service hospitalier de la prison de Vâsteras.Aujourd’hui, Timo va mieux, Il est même rentréau domicile familial. Sans sa mère qui risque unrenvoi devant un tribunal.

Extrait de l’article de Serge Pueyo paru dansLe Parisien, mardi 14 septembre 2010

Une Française emprisonnée pour maltraitance

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Jules Bouffart

Une vie tranquille

J’avais une vie relativement tranquille.Tout ce que je faisais, je leréussissais. À vingt ans, je m’étais mariée avec l’homme de ma vie,Hugo, un hockeyeur professionnel. La vie était belle. Nous habitionsune grande et belle maison, nous ne manquions de rien.

Bref, j’étais heureuse.Cependant, à cause de son travail, Hugo devait souvent partir à

l’étranger. Une conférence de hockey par-ci, un match par-là. Touteheureuse que j’étais, je me retrouvais souvent seule, livrée à moi-mêmedans ma grande maison, si belle et si vide…

Notre vie changea le jour où Hugo et moi décidâmes d’avoir desenfants. J’avais vingt-cinq ans et j’allais enfin être mère ! J’eus troisenfants. D’abord un garçon que j’appelai Maxime, puis, un an et demiplus tard, des jumeaux, Angela et Harry.

Mes enfants étaient si beaux, si parfaits. Avec patience et dévoue-ment, j’avais fait d’eux de vrais petits anges. Enfin, c’est ce que jepensais.

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Six mois après la naissance des jumeaux, Hugo partit pluslongtemps qu’à l’accoutumée. Il avait changé. Depuis que je lui avaisdonné des enfants, ses héritiers, il ne s’intéressait plus à moi. Je lesuspectais même de fréquenter d’autres femmes pendant ses voyages.La jalousie me dévorait. Pour l’oublier, je me mis à boire.

Un soir que je revenais d’une fête particulièrement arrosée, jedécouvris la maison vide.

Hugo étant en voyage, je compris que la nourrice avait couchémes enfants et était partie avant l’horaire prévu. Je blêmis de colère. Siquelque chose était arrivée à mes petits anges, je retrouverais cettefemme et je lui rendrais la vie impossible.

Je titubai sous l’emprise de l’alcool, mais je réussis tout de mêmeà rentrer dans la maison. Je montai difficilement l’escalier et parvins àla chambre des enfants. Ils étaient tout calmes et dormaient profondé-ment. Soudain Harry se réveilla et commença à pleurer. Pour l’em-pêcher de réveiller son frère et sa sœur, je le pris dans mes bras etl’emmenai dans ma chambre.

Mais il ne voulait pas arrêter de pleurer. J’avais l’esprit encoreembrumé par l’alcool et ma patience fut rapidement à bout. Jecommençai à le gronder et à le bercer de plus en plus vite. Je ne sais passi j’étais consciente de mes actes, mais à force de le bercer je cognaiviolemment sa tête contre le mur. Harry s’évanouit. Je le regardai, horri-fiée, ne sachant pas quoi faire. Devais-je appeler les pompiers ? Lesvoisins ?Tenter de le ranimer moi-même ? Heureusement Harry rouvritles yeux et me regarda, étonné. Au moins il avait arrêté de pleurer. Jem’empressai de le consoler. Il n’avait qu’une bosse sur le crâne. Cen’était sûrement rien.

Je le couchai près de moi et m’endormis sur mon lit.Le lendemain fut un jour comme les autres, à part que j’avais

terriblement mal à la tête. J’avais emmené les enfants à la crèche etm’apprêtais à boire un café lorsque le téléphone sonna.

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C’était l’hôpital. On m’apprit qu’Harry avait eu un malaise. Jefonçai à l’hôpital où je rencontrai le médecin qui s’occupait de mon fils.Il m’apprit qu’Harry allait bien. Je voulus le voir, mais il m’en empêcha.

– C’est vous qui avez fait ça à votre fils ! m’accusa-t-il. J’ai remar-qué des marques sur son corps. J’ai appelé la police.

Cinq minutes plus tard, deux policiers m’encadraient. Le chocm’empêcha de me défendre.

– Vous êtes accusée de maltraitance sur votre fils Harry, me ditl’un d’eux.Vous serez placée en détention provisoire avant votre procès.Votre fils sera pris en charge par son père lorsqu’il reviendra de Francedans deux jours.Vous pouvez garder le silence.Tout ce que vous direzpourra être retenu contre vous.

Ils me passèrent les menottes et me traînèrent hors de l’hôpital.– Je veux voir mon fils ! hurlai-je. Jamais je ne lui ferai de mal !Les policiers ne firent aucun commentaire et me forcèrent à

m’asseoir dans leur grand fourgon. Je me mis à pleurer. J’étais dévastée.J’allais être jugée et emprisonnée. Tout cela à cause d’un malheureuxconcours de circonstances. Si Hugo n’était pas parti en voyage, je n’au-rais pas noyé mon chagrin dans l’alcool. Je ne me serais pas énervéecontre mon fils et à cette heure je serais en train d’aller le chercher à lacrèche.

La vie est tellement injuste !

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Depuis qu’elle a quitté la Roumanie pour s’installer enAllemagne, Laura Muller a toujours fait preuve decourage. Mais ce soir, cette jeune mère de famille sesent perdue. Un danger immédiat menace ce qu’elle a deplus précieux : ses trois enfants.En arrivant à Rosenheim, après une séparation diffi-cile, Laura a cru qu’elle pourrait refaire sa vie. Ellea même eu la chance de rencontrer un compatriote, FranzMuller, un quadragénaire lui aussi exilé, qui lui aproposé le mariage. Mais loin d’exaucer ses rêves, FranzMuller s’est révélé odieux. Braillard, brutal, il s’estmis à la tyranniser. La naissance du petit Marc, en2007, n’a pas adouci son caractère. Au contraire, l’in-dividu a redoublé de violence.En 2009, Franz Muller est condamné pour coups etblessures. Laura saisit sa chance. Elle profite de l’in-carcération de son mari pour demander le divorce.Muller est libéré en moins d’un an. Et très vite, ilcommence à harceler Laura. Elle ne sait plus comment seprotéger. Elle se confie à sa voisine, Gerda, qui secomporte comme une grand-mère avec les petits.En aout, Laura apprend qu’en Roumanie, Muller a eu unepremière femme, à qui il a fait trois filles. Qu’il l’abattue, humiliée, rabaissée pendant des années. Etqu’il a cherché à la tuer quand elle a obtenu ledivorce ! L’homme a été condamné pour tentative demeurtre par un tribunal roumain à cinq ans de prison.C’est pour éviter d’effectuer cette peine qu’il s’estenfui en Allemagne !Laura sait maintenant ce qu’elle risque. Elle improviseson départ avec Gerda. Arrivée en Transylvanie, elleconfie ses aînés à ses parents. Elle fait demi-tour avecle petit, Marc. Pour elle, le cadet est celui qui a lemoins à craindre. Franz Muller y est attaché.Nous sommes maintenant le lundi 30 août. Vers midi, unvoisin de la jeune femme tend l’oreille : des hurlementsaigus filtrent à travers les murs. L’homme hésite, puisalerte la police.Les policiers commencent par une rapide inspection descouloirs. A la cave, en revanche, dans un renfoncementdu sous-sol, un corps de femme est étendu. C’est celuide Laura. Elle a été battue à mort. Son visageensanglanté, porte les marques d’une cruauté extrême.Les policiers remontent au deuxième étage, dans l’ap-partement des Muller. Dans une des chambres, le petitMarc pend au bout d’une corde...

Extrait de l’article paru dansLe Nouveau Détective, n°1460, 8 septembre 2010

Un petit ange pendu dans sa chambre

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Sonia Bekkouche

Ma triste vie

Je me présente, je suis Marc Madler, un homme ordinaire dontla vie a basculé d’un jour à l’autre. Aujourd’hui, je ressens le besoin devous raconter mon histoire. Je n’ai personne à qui parler, juste unefeuille et un stylo pour écrire.

Depuis mon plus jeune âge, je souffre de troubles psychiques etd’angoisse, il m’arrive d’avoir des crises de nerfs brutales.Toute ma vie,je me suis battu contre cette maladie. Elle ne m’a pas empêché de fairema vie. Il y a cinq ans, je me suis marié avec une femme ravissante,Loraine, d’origine libanaise. Nous avons emménagé ensemble dans unpetit appartement de banlieue et nous avons eu un enfant. Ma femmea décidé de se trouver un travail dans une entreprise d’entretien. Cetravail consistait à faire le ménage à domicile. Je vous avoue que je trou-vais étrange qu’elle rentre aussi tard. Je m’en inquiétais même, car mafemme était très belle et j’avais peur qu’un jour elle s’en aille et m’aban-donne. Les rumeurs se sont très vite répandues dans le quartier. Lesgens insinuaient que Loraine travaillait le soir en tant que serveuse dans

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une boîte de nuit. Ces rumeurs m’ont déplu. Le jour où j’en prisconnaissance, j’attendis son retour avec impatience. Quand je la vistraverser le seuil de la porte, j’explosai de colère. Sans vraiment m’enapercevoir, je me suis mis peu à peu à la battre. Je suis même allé jusqu’àla défigurer.

Le lendemain, au réveil, je me sentais terriblement coupable.Jamais je ne l’avais battue de cette façon. J’ai décidé de m’excuser, maisLoraine était déjà partie travailler. Je devais déposer mon fils Marc à lamaternelle. Mais je ne voulais pas me séparer de lui, ce jour-là c’étaitson anniversaire, il allait avoir quatre ans. J’ai décidé de l’emmener auparc toute l’après midi pour qu’il s’amuse un peu. Nous sommes rentréstôt, je voulais préparer le dîner et ainsi me faire pardonner mon gestede la veille.Tout allait enfin rentrer dans l’ordre.

Sur le chemin du retour, j’ai cru apercevoir Loraine dans les brasd’un autre homme. Mais je n’étais pas sûr, j’ai décidé de m’approcherpour en avoir le cœur net. Je ne m’étais pas trompé. J’ai pris Marc dansmes bras et nous sommes rentrés. Arrivé à la maison, j’ai posé Marcdans son lit et j’ai commencé à tourner en rond dans le salon jusqu’auretour de Loraine. Quand je l’ai aperçue devant l’immeuble, j’ai décidéde descendre, je n’avais la patience d’attendre qu’elle monte. Je l’aiattrapée dans l’entrée du bâtiment et sans lui demander d’explication,je l’ai traînée jusqu’à la cave.Toute la souffrance qui était en moi, je l’aidéversée sur elle.

Je suis remonté à la maison en la laissant allongée par terre etcouverte de sang. Deux heures plus tard, elle n’était toujours pas remon-tée. Je suis redescendu à la cave, elle était toujours dans la même posi-tion, mais elle ne respirait plus. J’ai compris que je l’avais tuée.

Je suis remonté et j’ai regardé Marc en me demandant ce qu’ilallait devenir. Je voulais lui rendre service, je ne voulais pas qu’il ne souf-fre par ma faute. La meilleure solution qui s’offrait à moi, solution queje regrette fortement aujourd’hui, était de le pendre. C’est ce que je fis.

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Désormais vous savez tout sur moi et sur mon histoire. Je mesens soulagé d’avoir délivré ma conscience.

Ça sonne, ma liberté est finie, je dois retourner en cellule.

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Marie-Laure Hupé

Une femmemaltraitéeet son enfant tué

J’étais inquiète. Seule dans ma maison, je repensais à mon an-cienne vie avec Carl Fischer. Comment en étais-je arrivée là ? Moi quicroyais fonder une famille heureuse avec mes enfants, après un premieréchec sentimental.

Je repensais à la naissance de mon petit dernier, Diego, sur lequelje fondais tant d’espoirs pour refreiner la brutalité de mon mari. Je mesouvenais de toutes les violences subies. Lorsque Carl me battait, ilmontait le son de la télévision pour étouffer mes cris. Je me rappelaisson arrestation, notre divorce, ma liberté enfin. Je commençais seule-ment à revivre, à respirer.

Au tribunal, mon avocat avait raconté les tortures physiques etmorales que Carl avait infligées à sa première femme, dont j’ignoraisl’existence. Il était allé jusqu’à la menacer de mort. Pourquoi la justicel’avait-elle libéré si tôt ? Il me harcelait sans relâche et avait voulu m’ar-racher Diego. Allait-il essayer de me tuer ? Mes deux aînés étaient-ilsen danger ?Tant de pensées se bousculaient dans ma tête. J’avais peur,

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il fallait que je fasse quelque chose. Je devais m’enfuir, disparaître.Et si j’allais voir Grim, ma voisine…– Grim ! Grim ! Ouvre-moi !– Que se passe-t-il ? Kelly, mon Dieu ! Que t’arrive-t-il ?– Oh Grim ! Ils ont libéré Carl.– Comment?– La justice vient de libérer Carl. J’ai peur !– Ma pauvre petite, il faut vite aller à la police.– Mais que va-t-elle faire, la police ? Ce sont eux qui l’ont libéré !– Je ne sais pas... Attends... Et si tu allais te réfugier chez tes

parents, tu pourrais mettre tes petits à l’abri.– Mais comment faire, Grim ? Je n’ai pas assez d’argent pour

faire le voyage jusqu’en Roumanie.Ma voisine rentra chez elle. Quand elle fut de retour, elle m’em-

brassa et glissa quelques billets dans ma main.– Tiens, de quoi payer ton voyage.Un sentiment de gratitude m’envahit. Savoir que mes enfants

seraient à l’abri me soulageait, mais sans faire disparaître mon angoissepour autant. Il me faudrait revenir. Je ne pouvais pas abandonner montravail et ma maison.

Comme prévu, j’ai déposé mes aînés chez mes parents et je suisrentrée en France avec mon petit Diego. Lui ne risquait rien, Carll’aimait. J’étais persuadée qu’il ne pouvait pas lui faire de mal. Il était sifier de son petit garçon. Son regard brillait quand il le regardait. « Monpetit homme », disait-il.

Maintenant cela fait plusieurs jours que je suis rentrée. Carl n’estpas venu, comme je le craignais.Tout à l’heure, je vais partir au travail.Je bois mon café dans un silence bienfaisant. Diego dort paisiblementdans sa chambre. Mon regard fait le tour de la salle à manger où je suisassise. Je suis fière de mes beaux meubles que j’ai cirés avec amour. Jecaresse du plat de la main la jolie nappe en dentelle que j’ai achetée hier.

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Tout ça, je l’ai acquis grâce à mon travail...La porte d’entrée s’ouvre avec violence. Je sursaute. Je me lève et

me précipite dans le couloir. Je pousse un cri. Carl est là, plusmonstrueux que jamais. Son regard est mauvais, son visage est crispépar la rage. Son poing s’abat violemment sur mon visage, sans que je nepuisse me défendre. Je suis paralysée par la douleur. Il m’empoigne parles cheveux. Je ne vois plus que les fleurs bleues du carrelage et le filetde sang qui coule lorsqu’il me traîne. Sa force est telle que je ne peuxpas me débattre. J’entends une porte s’ouvrir et je vois un trou béant etsombre : la cave. Il me jette avec violence dans l’escalier. J’ai mal, atro-cement mal. Mes os craquent pendant la chute, ma chair éclate, mesdents se brisent.

Je ne ressens plus rien, je suis fatiguée, si fatiguée. Je sais que jevais mourir. Adieu mes enfants, mon bébé, mon petit ange...

Le lendemain, mercredi 8 septembre 2010, on pouvait lire, à laune du Nouveau Détective, le titre suivant :

Barbarie.Il est trop tard pour sauver l’enfant de 3 ans.Un petit ange pendu dans sa chambre.

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Le meurtre de Natacha Mougel, perpétré par unmultirécidiviste habitué des réseaux sociaux,a de nouveau mis en lumière les dangersd’Internet.Alain Penin, violeur et meurtrier présumé deNatacha Mougel, la joggeuse de Marcq-en-Barœul(Nord), semblait avoir deux identités, l’uneréelle, l’autre virtuelle. Aux Restos du cœur,où il travaillait, il donnait l’image d’unhomme sur la voie de la réinsertion. SurInternet, sous le pseudonyme de «coluche59200», Penin cherchait surtout à satisfaireses besoins sexuels. « Si une femme me veutpour un bon plan cul, je suis Alain Penin surFacebook, je suis partant et je vous yattends », écrivait-il sur un des sites lib-ertins qu’il fréquentait régulièrement. Lesenquêteurs se penchent actuellement sur lescontacts que «coluche 59200» avait pu nouersur la Toile. Ils tentent de déterminer si sesannonces visaient simplement à trouver despartenaires sexuelles, ou si elles permet-taient au prédateur de chercher de nouvellesvictimes.Il faut dire que les chats, forums de discus-sion et sites de réseaux sociaux sont devenusles terrains de chasse favoris des prédateurssexuels. Ces derniers discutent, sous couvertd’anonymat, avec leurs futures victimes, etseraient aujourd’hui plus de 750.000 en per-manence connectés sur Internet (Selon un rap-port des Nations Unies).« Il n’y a pas de profil type. Ces hommes peu-vent être jeunes ou vieux, mariés ou céli-bataires, citadins ou installés à la campagne.Internet a accru le sentiment d’impunité carles prédateurs sont cachés derrière leurécran », expliquait Laurent Richard, journal-iste infiltré.« Aucun chat ou site de réseau social n’estsûr à 100 % », martèle Dominique Delorme,responsable de Net écoute. Selon lui, toutdépend de l’efficacité des modérateurs, cespersonnes chargées de contrôler les proposéchangés sur le site.

Extrait de l’article de Marie Conquy paru dansFrance soir, mardi 14 septembre 2010

Le côté sombre des réseaux sociaux

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Audrey Fabert

Le journald’Alexandra Dupont

Samedi 20 novembre 2010, France SoirAlexandra DUPONT a été retrouvée morte dans la forêt de Tronçais. Son

mari, Jean-Yves DUPONT, nous a envoyé le journal intime de sa femme (qu’il ditavoir retrouvé dans ses affaires) pour faire taire toutes les polémiques qui l’accusaient.

01/11Tout à l’heure, en revenant de mon jogging habituel, j’ai fait la

connaissance d’un homme charmant. Il m’a invité à boire un verre dansle café d’à côté et nous avons très rapidement sympathisé. Nous avonséchangé nos e-mails et nous avons poursuivi notre discussion surInternet, dès que je suis rentrée. Il sait que je suis mariée et heureuse. Ilrecherche simplement, tout comme moi, à forger une belle amitié.

02/11Rien ne va au bureau. À la maison, c’est pareil. Je me suis

disputée avec Jean-Yves, il trouve que je passe trop de temps à travailler,

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il ne comprend pas que je n’ai pas le choix et que je fais du mieux queje peux... Cet inconnu est mon seul échappatoire, il sait m’écouter et merassurer. Même si on ne se parle que sur Internet et que je ne connaisrien de lui, je lui accorde déjà toute ma confiance.

04/11J’ai peur... Hier « PierreA3 » (le pseudonyme de l’inconnu) et

moi avons énormément parlé. Tout se passait bien, puis bizarrement,plus tard dans la soirée, il a commencé à me faire des avances, à meproposer un rendez-vous dans un endroit que je ne connaissais pas. J’airefusé, il a commencé à s’énerver, il m’a insultée, m’a dit des chosesmalsaines...

Ce matin, j’ai reçu des photos qu’il m’avait envoyées pendant lanuit. Ce sont des photos de moi allant au travail ou faisant mon joggingqui datent d’avant notre rencontre. Il me dit qu’il m’espionne, que celafait quelque temps qu’il me suit, qu’il me connaît, qu’il connaît monmari, mes amis, mon emploi du temps et les lieux que je fréquente. J’aipeur, très peur... mais je ne veux pas en parler, je ne veux pas inquiétermon entourage.

05/11« PierreA3 » a arrêté de m’agresser, il a même tout simplement

arrêté de me parler. Je pense qu’il est passé à autre chose, qu’il a seule-ment voulu me faire peur. Et puis, ça m’est égal après tout, il ne m’in-téresse pas.Tout va pour le mieux, je fais de bons chiffres au travail, j’aiparlé avec mon mari, nous nous sommes réconciliés, nous avons mêmeenvisagé d’avoir un enfant, enfin ! Je vais faire mon jogging du vendrediet en rentrant je lui ferai à manger. Pour une fois que je serai à la maisonavant lui. Il mérite ce qu’il y a de meilleur, je l’aime...»

Le samedi 6 novembre au soir, monsieur DUPONT a appelé la

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police pour lui annoncer que sa femme avait disparu.Le corps d’Alexandra fut retrouvé le lundi 10 novembre 2010.

Elle a été violée puis étranglée. La police a conclu que le meurtrier étaitl’homme avec qui elle dialoguait sur Internet. Les policiers sonttoujours à sa recherche.

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L’assassinat du Quartier du Stade à Bernay auxassises de l’Eure.

Le 8 mars 2007, en plein après-midi, troisvéhicules contenant dix à douze individus, débar-quent rue Montesquieu à Bernay. On se précipite surun jeune du quartier du stade, Jimmy Taurin (27 ans)qui aurait sommé le gang d’Evreux de cesser sonracket sur son neveu. Ils sont armés de coupe-choux, pistolet, pistolet d’alarme et munitions 9mm et 22 LR, pour régler ce qu’ils disent être uneaffaire de moto vendue. Jimmy Taurin tente des’abriter dans son garage quand les coups de feuéclatent, mais il est atteint au thorax d’une ballede 22 LR. On retrouvera deux douilles de ce typed’arme ainsi que le pistolet. Jimmy décède dans samaison tandis que, parmi les véhicules de l’expédi-tion criminelle, une Renault Mégane est poursuiviepar des voisins proches de la victime.Toute la nuit sera consacrée aux recherches baséessur les témoignages. Divers véhicules sont retrou-vés ou interceptés, notamment à Bernay où laplanque permettra de retrouver le propriétaire, aupetit matin. Des cinq ou six individus suspectés,âgés de 21 à 26 ans, on en arrivera à onze inter-pellations dont une majorité d’individus bien con-nus d’Evreux et dont le trafic de drogue n’est pasétranger. Le plus proche qui sera retenu par l’ac-cusation est de Brionne, Cliford Nazon (22 ans) quel’on connaît pour un braquage (autre récent procèsd’assises). Le 24 mars suivant, les gendarmes tien-nent deux tireurs parmi la douzaine d’interpellés.En plus de Nazon, défendu par Me Guylène Grimault(tentative d’assassinat) et domicilié à Brionne, ontrouvera dans le box des accusés d’Evreux, OusmaneDieme (26 ans) détenu au Havre (assassinat et ten-tative), Christopher Fresnel (24 ans) de l’Aigle,accusé de tentative d’assassinat comme les sui-vants: Mala Lando (25 ans) d’Evreux comme YbrahimM’Bodji (25 ans) et Landry Moulaud (34 ans).Ce procès pourrait être encadré d’un service d’or-dre important car il concerne certains accusés dontla réputation n’est plus à faire, à Evreux, LaMadeleine et à Bernay.

Extrait des articles parus dansL’éveil normand, mercredi 08 septembre 2010et La dépêche, vendredi 10 septembre 2010

Règlement de compte de dealers ?

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Thouraya Ahamadi

Trois parisiens

Moi et mes amis allons comparaître devant la cour d’assises deParis le samedi 30 mars à 14h30, pour vol suivi de meurtre avecpréméditation sur une personne âgée.

Le jeudi 16 septembre, nous avions décidé de voler une voiturepour nous rendre à une soirée. Manque de chance, une vieille femmenous a surpris en pleine action et s’est mise à crier :

– Au voleur ! Au voleur ! Bande de petits voyous, attendez unpeu que j’appelle la police !Vous êtes tous les mêmes, vous irez tous enprison !Vous allez voir !

Jean-Jack, mon meilleur ami, s’est retourné et a essayé derattraper la vieille tout en criant :

– Tu crois vraiment qu’on va aller en g.à.v. ! Si tu la fermes pas,on te mêle tous les trois ! On va voir qui fait la loi ici !

J’ai finalement réussi à le calmer en lui disant que ça ne valait pasla peine, qu’il avait déjà suffisamment d’ennuis avec la police. Il estmonté dans la voiture volée et nous sommes partis à la soirée.

Page 124: numéro spécial

Malheureusement l’histoire ne s’arrête pas là…Mon ami Jean-Jack est très rancunier, et il voulait à tout prix

« buter la vieille ».Poussé par Jean-Mouloud, Jean-Jack a pris une batte de base-

ball, des vêtements noirs et une cagoule. Le soir venu, nous avonsattendu que la vielle dame s’endorme pour nous introduire dans samaison. Nous devions simuler un « cambriolage qui aurait maltourné », afin d’écarter tout soupçon sur notre bande et le vol devoiture qu’elle avait signalé à la police. Ainsi les policiers devaientconclure que la vieille était morte de peur, comme la Mé du Diable deMaupassant.

Pour être sûr que tout allait se dérouler dans les meilleuresconditions, Jean-Jack me glissa à l’oreille :

– Toi, tu vas dans la chambre, tu prends un coussin et, pendantque moi et Jean-Mouloud on simule le cambriolage, t’étouffes lavieille !

Paniqué, je lui ai répondu :– Mais t’imagines ! Si quelqu’un rentre et nous voit, on fait

quoi ? Je te jure Jean-Jack, t’es en train de déconner grave, on va pren-dre pour perpette ! Mes darons, ils vont me terrasser ma face ! J’auraisplus de famille ! Toi, tu t’en fous, t’es déjà daron, au pire, tu perds tafemme et ton fils, mais moi c’est toute ma millefa que j’perds dans l’his-toire, merde ! La prison, c’est ton élément, pas le mien ! T’as du level,mais pas moi ! Tue-la toi-même puisque t’as l’habitude, ça sera pas lapremière fois ! Moi, j’veux pas avoir du sang sur les mains !

Jean-Jack me répondit, furieux :– Mais t’es ouf ou quoi ? On a volé la bagnole ensemble, ce soir,

on se fait la vieille ensemble ! Chacun son boulot, toi, tu te charges detuer la meuda, moi et Jean-Mouloud on s’occupe du reste, fais aps tadalpé !

Je ne pouvais pas lui dire non, si je ne lui obéissais pas, il n’y

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aurait pas que la dame qui serait morte. Il avait beau être mon meilleurami, dans ces situations, c’est chacun pour soi.

J’ai pris le coussin et j’ai fait mon boulot. Au début, quand j’ap-puyais sur le coussin, elle essayait de se débattre, mais plus le tempspassait, moins elle se débattait, jusqu’au moment où elle ne bougeaitplus du tout… Elle était morte. Je n’avais jamais ressenti la sensationde pouvoir que j’ai eue à cet instant. Je n’avais même jamais imaginé queça pouvait exister, une sensation pareille. Le fait d’avoir le droit de vieou de mort sur une personne me rendait dingue. Malheureusement, jen’ai pas eu le temps de savourer cette sensation bien longtemps. Il fallaitquitter la maison.

Nous pensions avoir exécuté le crime parfait, mais tout le mondele sait, le crime parfait n’existe que dans les films. Nous avons omis undétail : la vieille avait fait poser des caméras partout dans la maison. Ce« détail » nous a perdus ! Dans ces vidéos, on voyait clairement monvisage et celui de Jean-Mouloud. Les policiers ont aussi trouvé lesempreintes de Jean-Jack dans la maison, car il avait oublié ses gants.Nous avons été retrouvés par la police deux semaines après les faits etavons immédiatement été placés en garde à vue.

Samedi prochain, il suffira au Parquet de montrer les enreg-istrements et les traces laissées par Jean-Jack, puis d’expliquer le mobiledu meurtre (car ils ont la plainte de la vieille), pour que Jean-Jack, Jean-Mouloud et moi soyons condamnés pour vol de voiture et meurtre avecpréméditation. Notre avocat nous a avoué qu’il ne pensait pas que nousallions nous en sortir. Il pense même que nous allons prendre la peinemaximale : la prison à vie, « perpette ».

Le jugement aura lieu le samedi 30 mars à 14h30, le verdict dujury sera rendu le jour même à 19h.

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Mardi 8 septembre, vers 12 h 10, un acci-dent de la circulation impliquant un camionbenne d’une société de transport de laSeine Maritime, et une camionnette RenaultKangoo, d’une société d’Evreux, s’est pro-duit sur la RD 438 (déviation de Bernay).

InattentionA l’origine de l’accident, le chauffeur dupoids lourd a commis une faute d’inatten-tion et a traversé la chaussée sans s’enrendre compte, alors qu’une camionnettecirculait sur la voie opposée. Le chauffeurdu camion n’a pu éviter le choc malgré unetentative de freinage importante.La collision a entraîné les deux véhiculessur le bas-côté, sur la droite, au bordd’un champ de maïs. Sous le choc de la col-lision, la camionnette se trouve totalementécrasée.Si les deux véhicules sont hors d’usage, lebilan humain est nettement moins grave.D’une part, le conducteur du poids lourds’en sort indemne, d’autre part, le conduc-teur de la camionnette se tire de cet acci-dent avec une fracture du nez. Il a étéconduit à l’hôpital de Bernay ou il devrarester en observation pour une durée de 24heures.Le contrôle d’alcoolémie, réalisé sur lesdeux protagonistes s’est avéré négatif. Parailleurs, tous deux portaient leur ceinturede sécurité au moment de l’accident.

T.G.L’éveil normand,9 septembre 2009

Un camion écrase une voiture

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Antoine Daché

Deux ans de calvaire

Il était 11 heures 50, j’étais sur la RD 438 dans mon camion.J’avais mis RTL 2 à fond pour ne pas m’assoupir au volant. La veille, jen’étais pas parvenu à m’endormir à cause d’un drame familial. Monpère, un vieil homme de quatre-vingt-deux ans, était décédé des suitesd’un cancer des poumons. Sa mort m’attristait énormément. Bruno,mon père, était une personne de bon caractère qui m’avait laissé de trèsbons souvenirs. Il était tout pour moi, je l’aimais tellement. À cause dutravail, j’étais obligé de me rendre à une entreprise de jouets située dansle nord de Dijon. Au fil des kilomètres, mes yeux se refermaient toutseuls, j’étais épuisé et me disais qu’il fallait que je résiste encore un peuplus jusqu’à la pause déjeuner. Ma radio qui commençait à se fairevieille, se mit à grésiller, le son s’affaiblissait. Vers midi, elle s’éteignitdéfinitivement.

Impossible de la rallumer, elle ne fonctionnait plus ! Mes doigtss’engourdissaient au volant de mon poids lourd. Les cernes se creu-saient sous mes yeux, mes paupières devenaient lourdes. Au moment de

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prendre la sortie en direction de Bernay, je tombai dans un profondsommeil. Un klaxon me réveilla en sursaut. Paniqué, je freinai brusque-ment.Trop tard, l’inévitable arriva. Je me suis retrouvé sur l’autre voie,mon poids lourd percuta une Kangoo. Je vis la voiture voler en millemorceaux. Ma première pensée fut pour le malheureux conducteur. Jecraignais le pire pour lui.

Ma bouche se mit à saigner, d’autres petites douleurs se firentsentir. J’étais blessé. On m’amena très rapidement à l’hôpital. Une infir-mière m’apprit que le jeune conducteur de la Renault avait succombé àses blessures. Elle m’expliqua qu’il s’était violemment cogné la têtecontre le tableau de bord, ce qui avait provoqué un traumatisme crânien.Je suis resté sans voix. Mon chagrin dura de longs jours. Après plusieurssemaines à l’hôpital, je rentrai enfin chez moi.

Ce retour tant attendu ne marqua pas la fin de mes malheurs,bien au contraire. Une longue enquête judiciaire fut ouverte suite audépôt de plainte des parents de la victime. Ma vie devint un vraicauchemar, je n’y voyais qu’une seule solution.

C’était un samedi matin, sous une pluie battante, mes mainstremblaient, le canon était posé sur ma tempe, c’était la fin de deux ansde calvaire.

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Des barbares en talons aiguillesElles ont voulu venger leur copine plaquée par son mec

A Faubourg d’Isle, un quartier populaire de Saint-Quentin (Aisne), tout le monde dort. Six jeunes femmestrottinent dans les rues en pouffant comme des gamines...Provocantes, avec leurs yeux trop maquillés et leursvêtements hyper-sexy, quatre d’entre elles n’ont pas 18ans. Quant à l’aînée, Kelly, une bimbo blonde, elle faittout pour cacher ses 27 ans.

Elles ont passé la soirée « en filles » à viderquelques bouteilles, et elles sont passablement excitées.Il est environ 1 h 30, lorsque la petite bande s’arrêteà l’angle de la rue Baudin. Là, brusquement, elles setaisent. Kelly et sa sœur Sara marchent d’un pas résolujusqu’à une petite maison, dont les volets sont fermés.Elles sonnent à la porte.

A l’étage, Fanny se relève et enfile un peignoir. Elleouvre la fenêtre. Et reconnaît aussitôt les deux sœurs.Kelly, surtout, lui est familière. La bimbo a longtempsvécu avec Patrick, son nouveau petit ami. Ils ont mêmeeu deux enfants ensemble.

Fanny hésite. Il est tard, elle est seule, et elle nevoudrait pas réveiller sa fille, un bébé de 2 ans quidort dans la pièce voisine. Mais elle n’ose pas dire non.

Et elle descend leur ouvrir la porte. Mais là, sur-prise, Kelly et Sara ont été rejointes par les quatreautres filles. Fanny n’a pas le temps de protester. Labimbo la gifle à toute volée en la repoussant dans lecouloir.

Aucune ne prend sa défense quand Kelly commence à larouer de coups. Fanny hurle, espérant que des voisinsappelleront la police. La bimbo la pousse dans la sallede bains, au fond du couloir.

– Déshabille-toi ! lui ordonne-t-elle.La jeune mère enlève son peignoir. Et elle finit

d’être déshabillée de force, à coups de ciseaux, parSara. La suite est ignoble, inconcevable.

Les six filles rigolent. Certaines prennent des pho-tos avec leur portable. Seules Kelly, Sara et Dalia par-ticipent aux tortures, les trois autres se contentent de

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regarder. La jeune Black est allée dans la cuisine. Elle enrevient avec un marteau.

– Mains aux murs, les jambes écartées ! lance-t-elle.Fanny s’exécute. Et elle hurle de douleur quand l’autre

la sodomise avec le manche de l’outil. Sara, des ciseaux àla main, lui coupe n’importe comment ses beaux cheveux. Puiselle lui fourre la balayette des toilettes dans la bouche…

Sara va ensuite chercher la petite fille de deux ans.C’est un nouveau jeu. Il s’agit pour la maman de marcherpieds nus sur les éclats de verres, son bébé dans les bras.Si Fanny, ne résistant pas à la douleur, s’effondre, lapetite fille tombera avec elle sur les verres tranchants.D’un seul coup, l’excitation des filles retombe. Elles sontallées trop loin, en prennent-elles conscience ? En toutcas, il faut prendre une décision.

– Je peux l’achever à coups de marteau, propose Dalia.– Je peux la planter, propose Sara.– Pas ici, non, coupe Kelly.– Faut la ramener chez moi…Fanny est autorisée à recoucher sa fillette. Sara

l’oblige ensuite à enfiler un jean et un tee-shirt. Pendantce temps, les autres portent dans la 306 de Kelly, garée unpeu plus loin, les quelques objets de valeur qu’elles onttrouvés dans la maison. Et là se produit le miracle auquelFanny ne croyait plus. Une voiture de police passe rueBaudin. Les gardiens de la paix en patrouille n’ont riendécelé d’anormal. Mais les filles prennent peur.

– On fout le camp, murmure Kelly. Mais si tu parles auxflics, t’es morte. T’as trois semaines pour te barrer. Onveut plus te voir dans le coin...

Dix jours après le drame, les six filles ont toutes étéinterpellées, et mises en examen pour violences aggravées,viol en réunion et vol aggravé.

Le prénom de la victime a été changé ainsi que ceux desfilles mineures mises en examen.

Extrait de l’article paru dans Le Nouveau Détective,8 septembre 2010 « Une enquête de Thomas Schurch »

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Toufik Benjaa

Il était une fois

Il était une fois quatre jeunes filles qui marchaient dans la ruecomplètement saoules. Elles venaient de se faire refuser l’entrée dansune boîte de nuit, car elles étaient saoules et mineures.

Elles riaient fort, criaient et chantaient sur le chemin du retour.Arrivées dans un quartier pavillonnaire près de chez elles, elles

virent la porte de l’une des maisons ouverte. Elles y entrèrent sans tropse poser de questions. Elles se mirent à crier : « Y a quelqu’un ? »Personne ne répondit. Le propriétaire était parti dans le garage pourprendre son téléphone portable. Il l’avait oublié dans son véhicule. Enquittant le garage, il vit des ombres aux fenêtres, mais il ne s’en inquiétapas, il entra et demanda en criant : « Julia, tu es rentrée ? »

Les filles l’entendirent et allèrent le retrouver à l’entrée de lamaison. Elles le trouvèrent charmant et se ruèrent sur lui. Sans riencomprendre, l’homme commença à se débattre, l’une des filles prit uncoup en pleine figure. Elle s’énerva et lui rendit le coup. La tensionmonta d’un cran. Les filles se mirent en colère. Elles prirent du scotch

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sur la table de la salle à manger, lui attachèrent les mains et le bâillon-nèrent.

L’une des filles trouva un marteau et demanda à ses amies : « Onlui fait quoi avec ce marteau ? » Celle qui avait pris un coup répondit : « Onlui casse la gueule ! » « C’est ça », bafouillèrent les autres, « cassons-lui lagueule ! »

Après l’avoir roué des coups, elles passèrent aux choses sérieuses.Elles jetèrent par terre les assiettes et les verres qui se cassèrent en millemorceaux, puis elles ordonnèrent à l’homme : « Marche dessus ! » Celui-cis’exécuta. Pendant ce temps, celle qui avait le marteau réfléchissait à cequ’elle pouvait bien lui faire encore subir.

Les filles lui ordonnèrent de se coucher par terre, celle qui avaitle marteau lui dit : « Mets-toi à plat ventre ! » Elle prit son marteau et leviola avec.

Ensuite elles l’emmenèrent dans le garage, ouvrirent la voiture etle poussèrent dedans. Au moment où elles cherchaient les clés, la femmede la victime arriva. Elle gara sa voiture juste devant la maison. Lesjeunes filles prirent peur et s’échappèrent. La femme fonça directementau garage et retrouva son mari, couvert de sang et allongé sur labanquette arrière du véhicule.

Une enquête policière fut ouverte. Les quatre filles furentarrêtées et prirent cinq ans de prison ferme.

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Après deux jours, il est en comparution immédiate.Antony Grignon est domicilié dans l’Orne, mais iltrafique un peu dans l’Eure. Aucune activité profes-sionnelle depuis quatre mois. Le 5 septembre dernier,il est intercepté par un contrôle des douanes au rond-point de La Madeleine de Nonancourt. Dans sa poche,il n’y a que les miettes de son dernier pétard (ilavoue être consommateur quotidien depuis treizeans !), mais caché dans son véhicule, on trouvera unpaquet de 784 grammes.Il est donc prévenu de trafic (acquisition, détention,transport et usage) et demande à être jugé immédiate-ment.Antony se dit « dépressif permanent », n’a aucun autreloisir que le jeu vidéo, pas une relation amoureuseet plus de contact familial. Sur la question posée parle président Korman, il dit ne pas avoir l’intentiond’arrêter puis se ravise : « Il va bien falloir ».Relâché avec un total sursisMme Gressier remarque que le prévenu n’a pas dénoncéson fournisseur « qui a trop à perdre », selon lui.L’enquête sur l’ampleur du trafic reste donc impossi-ble, mais Grignon a reconnu des ventes importantesjusqu’à 1900 euros.Me Alexandre s’étonne qu’un tel personnage inconnu dela justice, soit en comparution immédiate. Le « jeunehomme mal dans sa peau » a perdu pied en perdant sonemploi, explique l’avocate parlant de « traficotage »depuis avril seulement. La défense demande « une cer-taine clémence » pour son client. Tout devrait êtrecouvert par le sursis, espère l’avocate, qui demanded’alléger l’amende par les douanes (deux fois 2 750euros).Diverses relaxes partielles (contrebande et usage)feront une décision plus clémente avec mise àl’épreuve (2 ans) pour des soins et du travail : sixmois avec sursis. L’amende douanière n’est que de 500euros et le condamné rentre chez lui, libre.

Extrait de l’article paru dansLa Dépêche, vendredi 10 septembre 2010

Le trafiquant intercepté par les douanes

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Samira Ait-Lamallem

Moi, GeorgesBourjois

Moi, Georges Bourjois, j’ai été mis en garde à vue pour posses-sion de stupéfiants.Voici mon histoire.

Personne n’aurait pu me dire que le 5 septembre 2010 seraitpour moi le début de la fin. Personne, même pas moi. Je n’ai jamais vrai-ment cru au destin, du moins pas assez pour me dire qu’il serait telle-ment présent dans ma vie. Je crois que ce 5 septembre 2010 répond audicton : « Les choses arrivent quand on s’y attend le moins. » Ce soir-là, un banalcontrôle routier a eu raison de moi.

Je me souviens du visage et des paroles du policier qui en mefixant scella mon destin. Mon destin tout entier. Son regard avait trouvéce que je cachais tout au fond de moi. Ses mots résonnent encore aufond de ma cellule : « Vos papiers, monsieur ! » «Veuillez sortir de votre véhicule ! »« Georges Bourjois, avez-vous des stupéfiants sur vous ou dans votre voiture ? » Je nepouvais pas parler, mais lui il continuait à m’accabler : « MonsieurBourjois, les chiens ont déjà localisé les stupéfiants, dites-nous ce que l’on veut savoirsans faire d’histoire, sans perdre de temps. » Le policier avait compris mon mal

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être et avait fini par me dire ce que je savais, mais ne voulais pas enten-dre. « Monsieur, rien qu’en vous regardant, je sais ce qui ne va pas. Je me demande cequi serait le mieux […], que je vous arrête ou que je vous laisse vous enfoncer dans lavoie que vous avez choisie. Mais aujourd’hui, je vais penser pour vous : je vous arrêtepour possession de stupéfiants. » Le policier avait compris que j’avais besoind’aide.

Une fois au commissariat, j’ai souhaité la comparution immédi-ate. Attendre n’aurait servi à rien, j’étais coupable et je devais assumerma faute. Coupable de mes actes, de mes conneries.

Le surlendemain, j’étais devant le juge, mon avocat à mes côtés,le procureur et la partie civile devant moi. Je ne saurais dire si c’était dela compassion ou de la pitié que je lisais dans leurs yeux. Peut-être enme regardant essayaient-ils de comprendre comment j’en étais arrivé là.Je ne disais pas un mot, il n’y avait rien à dire, je répondais oui à tout,sauf quand ils m’ont demandé le nom de mon fournisseur. Là, je mesuis tu et mon silence en disait long. Je n’avais rien à perdre, mais monfournisseur avait une famille à faire vivre. J’aurais voulu leur dire que sià première vue, je n’avais effectivement pas le profil du dealer qui vendde la drogue pour plus de 1900 euros par mois, je n’en étais pas moinscoupable. Mais ces hommes de justice ne voulaient au fond pas mecondamner, seulement m’aider. Pour eux, je n’étais qu’un jeune hommemal dans sa peau qui s’était trouvé au mauvais endroit, au mauvaismoment.

Ils avaient compris mon mal être, alors que moi je me voilais laface en me mentant nuit et jour, pour oublier l’homme que j’étaisdevenu. La sentence n’a pas été longue à tomber. Je fus reconnucoupable de mes actes et condamné à une peine assortie d’un sursis avecmise à l’épreuve de deux ans.

Cinq cent euros à payer et j’étais libre.Dans deux heures, je quitterai cette cellule. Je serai libre de mes

actes, mais je resterai prisonnier de moi-même et de mon mal être. Je

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me suis promis de continuer à tenir ce journal. Qui sait, peut-être quede cette manière je parviendrai à changer un jour. Cette page noire dema vie est à présent tournée, mais il m’en reste tant d’autres à écrire.

Écrire le livre de ma vie.

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Gareth Williams s’est-il enfermé seul dans le sacde sport où il a été découvert sans vie dans sonappartement londonien fin août ?

Le mystère persiste.Un jeu érotique fatal. C’est la dernière théorie

avancée après la mort toujours inexpliquée de GarethWilliams, agent de Sa Gracieuse Majesté, retrouvé le23 août, nu et cadenassé dans un sac posé dans la baig-noire de son appartement londonien. Ce sac de sport estau centre de toutes les interrogations. Le spécialistedu déchiffrage s’est-il enfermé lui-même dedans ? Y a-t-il été forcé? Etait-il encore vivant en y entrant ?Une clef correspondant au cadenas aurait été retrouvéedans le sac à côté du corps, accréditant la thèse dujeu sexuel qui aurait mal tourné.

Une thèse qui séduit d’autant plus qu’après troissemaines d’enquête, les policiers se disent « décon-certés » : ils n’ont recensé aucun signe de lutte oud’effraction dans l’appartement de Williams, au rez-de-chaussée d’une rue bourgeoise dans le quartier dePimlico.

Au centre des spéculations, la vie privée de cethomme de 30 ans, génie des maths, exfiltré de Cambridgepour entrer au GCHQ, les « grandes oreilles » britan-niques.

Extrait de l’article de Brendan Kemmet paru dansFrance Soir, mardi 14 septembre 2010

L’espion victime d’un jeu sexuel ?

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Nicolas de Oliveira

Le crime est dansle sac

Angleterre, fin août. Le corps d’un homme appelé Ben Rollinga été retrouvé chez lui dans un sac de sport. La tête, les jambes et letronc étaient enfermés dans le sac, d’où sortaient uniquement lesjambes. J’avais été chargé de l’enquête. J’examinais le corps et me posaisplein de questions.

Près de moi, la voisine qui avait alerté la police racontait les faits.La veille, elle affirmait avoir vu la femme de la victime rentrer chez elleavec le fameux sac de sport. Elle avait ensuite entendu des bruitsétranges. Elle s’était approchée de leur fenêtre et avait vu la femmeforcer l’homme à entrer dans le sac. Le lendemain matin, elle avaitretrouvé l’homme mort. C’est à ce moment-là qu’elle avait appelé lapolice.

Je l’écoutais en silence.Tout ce qu’elle racontait était plausible etcollait parfaitement avec les premières constatations de notre équipe.Trop bien même ! C’était un peu trop parfait pour être pris au sérieux.

Cela dit, nous avons quand même pris sa déposition.

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En inspectant les lieux, j’ai constaté que rien n’avait été défait, nidérangé, pas même le lit. Aucune trace de sang nulle part. On aurait pucroire que l’homme était entré de lui-même dans le sac, la tête lapremière.

La première chose que je fis, une fois les cartes en main, fut deme mettre à la recherche de Madame Mendy Rolling, la femme de Ben.Mais celle-ci restait introuvable, pire, personne ne la connaissait. C’étaitcomme si elle n’avait jamais existé. La voisine semblait être la seulepersonne à l’avoir vue ! Une chose m’intriguait dans son comporte-ment. Plus elle essayait de nous aider à retrouver « l’inconnue », plusles doutes m’envahissaient. Je poursuivis l’interrogatoire de façon plussubtile. Au bout d’un moment, elle fit une remarque qui me mit sur lavoie :

– Peut-être que cette femme est tout simplement partie habiterailleurs, dit-elle, c’est pour ça qu’elle a laissé les clés du cadenas du sac !

– Les clés du cadenas ? D’où tenez-vous cette information ? Cesclés ont été emportées pour analyse avant même que vous ne venieztémoigner.

– On me l’a fait savoir, c’est tout.– Tiens donc !Très bien, nous allons vérifier ça.Je fis parvenir à mon supérieur toutes les informations, ainsi que

les éléments que je venais de recueillir. Je lui demandai de me rejoindreau plus vite chez la voisine, avec un mandat d’arrêt.

Une fois chez elle, alors que je m’apprêtais à faire fouiller sonappartement, je me suis tourné vers elle pour lui expliquer madémarche :

– Seuls les inspecteurs et les personnes assermentées sontautorisés à prendre connaissance des pièces à conviction ! Le fait quevous soyez au courant de l’existence des clés fait de vous le suspect n°1.Nous allons devoir procéder à la perquisition de votre domicile.

Après quelques minutes de fouille, un policier nous fit venir dans

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l’une des pièces. À notre grande surprise, nous avons découvert unefemme, attachée sur une chaise et bâillonnée ! Visiblement, c’était lafemme recherchée !

– Je suppose que vous avez des explications à nous donner ? dis-je à la voisine qui gardait son sang froid malgré notre découverte.

Elle soupira, résignée, et commença ses aveux :– J’ai agi par jalousie, je ne pouvais plus supporter leur union,

alors j’ai préféré tuer l’homme que j’aimais ! Je l’ai laissé mourir dans lesac. Sa femme n’est jamais venue, il était seul. Je lui ai proposé une colla-tion bourrée de somnifères et après j’ai effacé toutes les traces de l’ex-istence de sa femme afin qu’on la suspecte.

– Je vous arrête pour meurtre avec préméditation, vous avez ledroit de garder le silence.

Je poursuivis la lecture de ses droits tout en lui passant lesmenottes.

L’affaire avait fait grand bruit, tout le quartier était rassemblé enbas de l’immeuble. Les journalistes affluaient comme des rapaces. Lescrimes passionnels sont toujours très vendeurs.

– Sachez que dès demain, dis-je à la femme, après la publicationdans la presse de cette sordide histoire, toute l’Angleterre saura qui vousêtes.

Je me doutais bien qu’elle n’en avait rien à faire, mais cela mesoulagea de lui avoir dit. Je n’ai jamais aimé qu’on se moque de moi !

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William Eudes

L’étrange meurtred’AbdellahLorrencier

Je vais vous raconter une histoire assez étrange qui s’est passée le10 juin 2010. Mais tout d’abord laissez-moi me présenter, je m’appelleMickael Johnson, j’ai vingt-huit ans. Je suis enquêteur de police aucommissariat de Marseille.

Ce jour-là, vers 17 heures, je reçois un coup de fil de monacolyte, Clara Clizette, la femme avec qui je travaille depuis cinq ans.Elle m’appelle pour me parler d’un meurtre dans le quatrièmearrondissement de Marseille. D’après Clara et les examens effectués surplace, le meurtre aurait été commis il y a environ dix heures. Clara medemande de la rejoindre sur les lieux du crime.

En voiture, j’essaie d’imaginer le meurtre, et, pour ne pas êtrechoqué, je me prépare mentalement à affronter la dure réalité. Egarédans mes pensées, je ne fais plus trop attention à la route. Tout d’uncoup, je vois passer une ombre blanchâtre au milieu de la route, je freinebrusquement et percute l’immeuble de la Colombe, en plein centre deMarseille.

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Les nombreux témoins qui ont assisté à la scène ont vu la choseblanchâtre traverser la route et disparaître tout de suite après. J’ai décidéd’appeler Clara pour la prévenir que j’arriverais en retard, mais monportable avait un problème de réseau, je ne captais pas. J’ai demandéaux passants de me prêter un portable, mais apparemment personnen’en avait. Je ne savais plus quoi faire.

Je vis un garage au bout de la rue. Je voulais essayer de récupérerune voiture, je pensais que ma carte professionnelle me suffirait, maisje pensais mal. Arrivé au garage, je demandai le patron. Un employébien aimable m’indiqua l’homme. Je me présentai et voulus sortir macarte, mais elle avait dû tomber de mon blouson lors de mon accident.Je lui racontai l’histoire, mais il refusa de me croire, pire, lui et sesemployés me ricanèrent au nez. Je repartis du garage complètementabattu. Je me mis à faire du stop. Les gens semblaient m’ignorer. Il y enavait pourtant qui s’arrêtaient, mais, dès que j’arrivais à leur voiture, ilsrepartaient. Je passais pour le bouffon de la ville !

Quand enfin je suis arrivé à la cage d’escalier de l’immeubled’Abdellah Lorrencier, je revis l’ombre blanche. Je me sentis menacé.Les marches grinçaient. Arrivé au premier palier, j’entendis des voix,pas de paroles, juste des cris, comme dans les films d’horreur. Il y avaitencore quatre étages à monter. Quand je montai la première marche dudeuxième palier un cri effroyable me saisit. On aurait dit une femme quise faisait attaquer. Je restai quelques minutes sans pouvoir bouger, le crim’avait paralysé. Je réfléchis à ce qui venait de se passer, cette ombre,blanche comme un fantôme, hantait mon esprit. J’en devenais fou. Jem’assis. Je fermai les yeux et essayai de me changer les idées. Quand jerouvris les yeux, quelques minutes plus tard, le fantôme était devantmoi ! Je poussai un cri d’horreur et montai quelques marches. La chosese rapprocha de moi. Je voulus reculer, mais paralysé par la peur, je nepus bouger. C’était comme si j’étais collé au sol. Soudain l’ombredisparut, je regardai attentivement devant moi, mais il n’y avait qu’une

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fenêtre qui donnait sur un parc. Je continuai à monter sans me poserplus de questions. J’avais eu la peur de ma vie. Rien ne pouvait être pireque ça. Il y avait toujours des bruits bizarres dans l’immeuble.

Arrivé devant la porte de l’appartement, je sortis mon arme, misl’oreille contre la porte et essayai d’écouter. Plus un bruit, rien du tout !Je regardai autour de moi, rien. Je chargeai mon arme.

À l’école de police, on m’avait appris à intervenir seul dans unlieu que l’on ne connaît pas. Je me souvins des conseils, j’enfonçai laporte d’un coup de pied, reculai dans le couloir et pointai mon arme.Je finis par entrer. L’appartement était dans le noir. Je cherchai lalumière, je tâtais les murs à la recherche d’un interrupteur. Mais rien.Et aucun bruit. C’était bizarre pour une scène de crime où il devait yavoir Clara et les experts. Un frisson me parcourut le dos. J’eus peurque l’étrange chose ne réapparaisse. Soudain, j’aperçus une lueur. C’étaitune bougie qui se baladait dans l’appartement sans vraiment l’éclairer.

Au moment où j’allais repartir, car j’avais trop peur, des cris mesurprirent et la lumière s’alluma, plusieurs personnes apparurent et mecrièrent :

– JOYEUX ANNIVERSAIRE MICKAEL !– Ne restez pas là, il y a des fantômes ! Dépêchez-vous de

sortir !Tout le monde se mit à ricaner. Mon petit cousin, un génie de

l’électronique, m’expliqua que le fantôme n’était qu’un hologrammequ’il avait diffusé. Il avait réussi à me suivre partout. Quant à la pertedu réseau, elle avait été provoquée par mon ami Fréderic qui travaillechez FranceTélécom. Le garage, enfin, est celui où travaille mon fils quiavait prévenu ses collègues. J’étais tellement pris par l’enquête que jen’avais pas pensé à tous ces « détails ». Bien sûr, la personne qui avaittout organisé, c’était Clara.

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Un vol de véhicule de type Peugeot 206 aété constaté sur la commune deMontreuil-l’Argillé et au sein d’uneexploitation agricole dans la nuit du1er au 2 septembre. Pas plusde détails ; enquête en cours. Et unetentative de vol, cette fois, a été sig-nalée à la gendarmerie. Le véhicule prispour cible était stationné place duPont-de-l’Eure à Bemay dans la nuit dedimanche à lundi derniers. Le ou lesauteurs ont retiré le joint de lafenêtre arrière gauche de l’auto pours’y introduire. Puis ils ont cassé leneiman et tenté, après avoir coupé lesfils du démarreur, de partir à bord duvéhicule. On ne sait pour quelle raison,mais le vol a avorté.

L’éveil normand, 8 septembre 2010

Vol et tentative de volDeux autos ciblées

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Vincent Guyard

Un simple vol ?

– Police départementale desYvelines, j’écoute ?– Il y a eu un meurtre à la ferme des Racinais.Venez vite !

Il paraît que ça s’était déroulé comme ça. Le lendemain, la policeavait débarqué avec deux fourgons blindés pour vérifier l’appelanonyme passé au commissariat auparavant. Le commissaire m’avaitenvoyé pour enquêter sur la scène du crime : une jeune femme retrou-vée étouffée dans une voiture dans laquelle on avait pris soin d’enlevertout objet personnel.Tout à fait étrange et bizarrement organisé.

Ceci me rappela l’étrange affaire de mardi dernier : une voitureen pleine rue, malicieusement ouverte, sans trace concrète d’effraction,mise à part le neiman cassé et les fils du démarreur coupés. Personne neréclama la voiture ni ne se plaignit d’un vol. Et pour finir, aucun nomne désignait le dernier propriétaire. S’il y avait eu une plaque d’imma-triculation nous aurions pu trouver son nom, mais ce n’était pas le cas,la voiture était en ruine, on se demandait comment on pouvait encore

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conduire une épave pareille.Bref, revenons à nos moutons. Vu la cruauté du crime, nous

décidâmes de poursuivre l’enquête et d’interroger le voisinage. Aprèsplusieurs longues heures d’interrogatoire, nous décidâmes d’interrogerla famille de la victime. Nous nous étions entendus pour les interrogeren dernier et pouvoir recouper les faits, afin de reconstituer cettefameuse nuit et vérifier que tout était vrai.

– Êtes-vous bien le père de Christelle ?L’homme soupira d’un air agacé.– Je répète. Êtes-vous bien le père de Christelle ?L’homme acquiesça d’un mouvement de tête.– Avez-vous tué votre fille ?– Quoi ! L’homme se mit en colère, sa femme lui agrippa le bras

pour le calmer.– Non ! Bien sûr que non !– Moi, je pense que oui, dis-je.L’homme devint rouge de colère. Je lui expliquai qu’on avait

examiné les résidus de boue sous la chaussure qu’on lui avait expressé-ment demandé d’enlever, avant de rentrer dans sa maison : c’était lamême boue qu’on avait retrouvée dans la voiture le soir du pseudo-vol.

– Nous pensons que vous avez tué votre fille et que vous avezdéguisé le meurtre en vol de voiture.

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Imaginez une voiture lancée à 100 km/heure percutantvotre portail et finissant sa course dans votre pro-priété. C’est ce qui est arrivé, le 22 août, à MichelJeunet. Toujours sous le choc.Dimanche 22 août, 15 h 30, chemin des Gaillards àFreneuse. Michel Jeunet et sa famille vaquent à leursoccupations, dans leur pavillon. Il se trouve ausalon, sa femme est dans l’escalier et ses deuxenfants, à l’étage. Lorsqu’il entend un bruit fantas-tique. Michel Jeunet réalise vite ce qui vient de sepasser en voyant son portail fracassé et les colonnesqui l’encadrent, démolies.Une Peugeot 307 grise vient de finir sa course surson terrain. Lancé « à plus de 100 km/heure » selonMichel Jeunet, le véhicule a enfoncé le portail de lapropriété et projeté l’une des colonnes qui l’en-cadrait à 40 mètres de là, sur le terrain d’un voisin.Le moteur de la voiture, en feu, gît quelques mètresplus loin dans la descente du garage. « Juste avant mafemme était passée par le garage. Imaginez ce quiaurait pu se produire… » songe Michel. « Et la veille,à la même heure, toute ma famille se trouvait à l’ex-térieur. »Deux semaines après l’accident, Michel Jeunet estencore sous le choc, à tel point qu’il a n’a pureprendre, pour l’instant, le travail.Dans sa course, la voiture qui venait de la rue Curie,a franchi sans s’arrêter un stop, traversé sansencombre la place de l’église et croisé la rue duGénéral-Leclerc. La gendarmerie n’a, semble-t-il,retrouvé aucune trace de freinage sur leur côté, latrajectoire de la Peugeot.Le conducteur, un homme d’une trentaine d’années,demeurant à Bonnières, a été secouru par le Samu del’Eure. Blessé, il est resté trois jours hospitaliséà Vernon. Des enquêtes toxicologiques sont en cours,selon la gendarmerie. Michel Jeunet et sa familleattendent toujours, de recevoir une explication.

Le Courrier de Mantes, mercredi 8 septembre 2010

Fin de course chez l’habitant deFreneuse pour la Peugeot 307

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Thanina Belaïza

Elle préparale café…

Comme toutes les nuits depuis le 22 août, cette nuit-là, je meréveillai en sursaut. Je me trouvais dans mon jardin avec mes enfants etma femme. Cette fois la Peugeot 307 fonçait sur ma famille et les tuaittous, devant mes yeux impuissants. Je frissonnais, des gouttes de sueurperlaient sur mon front. Heureusement tout cela n’était qu’uncauchemar. Mais je savais que je n’arriverais pas à me rendormir, alorsje sortis de la chambre en silence. Peu de temps après, Christina, mafemme, me rejoignit dans la cuisine où elle prépara le café. C’est à neufheures et demie précises que l’avocat frappa à la porte de la maison :

– Bonjour, Monsieur Holut... Madame. Nous avons reçu unappel de l’hôpital. Les médecins ont détecté quelque chose d’anormaldans le sang du conducteur, mais ce dernier nie toute accusation. Jecontinue donc notre enquête. Cela ne devrait plus prendre beaucoup detemps mais ça irait plus vite si les policiers s’y mettaient, ils ne font riende leur journée. À croire que les preuves vont tomber du ciel !

– Cela fait plus de deux semaines que l’accident a eu lieu et que

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vous nous dites que ça ne devrait plus prendre beaucoup de temps !s’impatienta ma femme.

– Oui, je sais, mais les médecins de l’hôpital de Mantes-la-Joliene veulent rien nous dire tant qu’ils ne sont pas sûrs. Je vous deman-derais donc d’être patients, rétorqua-t-il en nous regardant tour à tour.

– Une voiture a fini sa course chez nous, dans notre jardin, etvous nous demandez d’être patients en plus ! Aucune explicationvalable depuis deux...

– Oui, je suis au courant, excusez-moi de vous avoir dérangé. Jevous appelle si on a du nouveau.

Et il ferma la porte derrière lui.Plus tard, j’allumai la télévision et tombai sur le journal de 13

heures présenté par Claire Chazal. Il était question de « l’affaireBettencourt ». J’éteignis la télévision, fatigué de tous ces problèmestrop médiatisés. Le temps passa sans que je m’en rende compte, telle-ment j’étais absorbé par mes pensées. J’étais assis dans mon fauteuil àattendre l’appel de mon avocat.

Enfin, vers 16 heures, la sonnerie que j’avais attribuée au numérode mon avocat retentit.

– Allô, Monsieur Holut ?– Oui, c’est moi.– J’ai du nouveau !– Qu’est-ce que c’est ?– Nous avons découvert un fort taux de somnifères ! Bien plus

élevé et plus fort que la normale.En effet, les habitants de l’immeuble avaient assisté deux jours

avant l’accident à une scène de ménage. La femme venait de découvrirque son mari avait une liaison avec son assistante. Ainsi elle aurait verséune forte dose de somnifères dans le café de son mari avant qu’il ailleau travail. Sa femme avait calculé le temps exact avant que les pilulesagissent : trente minutes. Ces dernières avaient pour but d’endormir

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son mari alors qu’il conduisait pour faire passer sa mort en accidentinvolontaire. Quinze minutes plus tard, alors qu’il était au volant de savoiture, il s’endormit et perdit le contrôle du véhicule.

Sa femme aurait agi dans un seul but : celui de se venger.

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« La Pince », c’est ainsi que Toni Musulin était surnommédans son entourage professionnel. La faute à sa radinerienotoire. Lors de son procès, le 11 mai dernier, « la Pince» était restée très évasive sur la somme contenue dans lefourgon blindé de la société Loomis qu’il conduisait, le 5novembre dernier, avec deux autres convoyeurs. La justice,elle, l’affirme : ce sont 11,6 millions d’euros que Musulinet ses collègues ont chargé dans le camion après un pre-mier arrêt effectué dans les locaux lyonnais de la Banquede France. Et c’est cette même somme que « la Pince » estaccusée d’avoir volé seule. Selon l’enquête, le magot a ététransféré par Musulin dans un box loué par ses soins sousun faux nom, situé 175, route de Vienne à Lyon (Vllle). Al’intérieur, dissimulés sous une bâche, ils ont trouvé9.105.000 €. D’où cette question: où sont passés les 2,5millions d’euros manquants ?Un rebondissement ?Condamné à trois ans de prison et 45.000 € d’amende, « laPince » risque jusqu’à cinq ans de prison, la peine maxi-male encourue pour la tentative d’escroquerie à l’assuranceAllianz qui lui est reprochée, en plus du vol: sa Ferrariachetée, avec ses économies, lui aurait été dérobée en mai2009 par deux motards armés. La justice, elle, le soupçonned’avoir laissé cette voiture de luxe en Serbie, quelquesjours avant le vol du fourgon. Peut-être là où se trouventles 2,5 millions d’euros manquants.Une fuite mystérieuseAprès le vol, Toni Musulin a raconté s’être rendu trèsbrièvement en Italie, à Turin, Rome ou encore Naples.Questionné sur son emploi du temps, il est resté trèsévasif. Si son choix s’est porté sur l’Italie, c’était pour«visiter» et « manger des pâtes », a-t-il affirmé. Quant àsa reddition â Monaco, il l’a imputée au hasard : « Je mesuis perdu en rentrant de Turin. »Le kilométrage de la motoToni Musulin a indiqué avoir effectué l’essentiel de sacavale en train. Il n’a utilisé sa moto qu’à deux repris-es : pour effectuer le trajet Lyon-Turin, le 5 novembre,jour du vol, et Turin-Monaco, le 16 novembre, jour de sareddition, soit 581 km. Or l’étude du kilométrage de lamoto, louée par Toni Musulin le 1er novembre 2009 àVilleurbanne, ville située près de Lyon, n’est pas compat-ible avec ses déclarations. La moto affichait en effet 253km au compteur. Une différence de 672 km qui laisse lesenquêteurs perplexes et multiplie les points de chute pourun hypothétique magot.

Extrait de l’article de Nathalie Mazier paru dansFrance soir, mardi 14 septembre 2010

A la poursuite du magot de Toni MusulinLa mystérieuse cavale du convoyeur

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Lydia Bennadja

Le casse du siècle

Un homme d’une quarantaine d’années fut condamné àplusieurs années de prison pour sa participation à un détournement defonds de plus de onze millions d’euros. Selon certaines sources, il auraitvolé cette somme seul, d’autres prétendent que l’un de ses collèguesserait son complice. Il semble, en effet, bien difficile de dérober seul unepareille somme. Pour éviter des ennuis avec la justice, nous appelleronscet homme X.

Le 5 Novembre 2009Lundi, 6h30, pour X, c’est l’heure de partir au travail. Il est

convoyeur de fonds. Comme chaque jour, il part au travail sans mêmeavoir vu ses enfants. Il ira même jusqu’à oublier leurs prénoms !

Après un chargement important à la banque, il décide de faussercompagnie à ses collègues. Sur le chemin, il croise un autre collègue etest obligé de s’arrêter. « Euh, écoute… Il y a eu un changement de dernièreminute, je dois y aller ! » Son collègue répond : « Le boss est là, qu’est-ce-que tu

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comptes faire, merde ? » « Je me casse de cette ville, je mets les voiles vers le sud et jeprends avec moi les onze millions d’euros ! » « Mais tu es fou ! Attends ! Reviens ! » Ilse rend ensuite dans un garage, afin de louer un box sous une fausseidentité.

Le lendemain aux infos de 20 heures, il entend parler des onzemillions d’euros que la police vient de retrouver dans un box.Heureusement qu’il a loué le box sous une fausse identité, n’est-ce-pas ?Mais poursuivons…

L’affaire est dès le départ très médiatisée, X devient une star surInternet.

Le 16 Novembre 2009X se rend à la police monégasque, puis, comme un vulgaire colis

il est remis à la police française le lendemain. Lors des auditions, ilreconnaît le détournement de neuf millions, mais pas des deux millionsmanquants. Ses avocats déposent plusieurs demandes de remise enliberté, mais aucune n’est acceptée. Et comme un problème ne vientjamais seul, il est également poursuivi pour escroquerie à l’assurance ausujet d’une Ferrari F430 déclarée volée. Ah, qu’elle était belle saFerrari ! Comme on le comprend ! Mais continuons…

Pour le vol simple, il encourt déjà deux années de prison ferme,puis cinq années pour fraude à l’assurance.

Le 11 Mai 2010Il est condamné à trois années de prison ferme. Il essaie tout de

même de s’évader de sa cellule. Une fois la porte franchie, X doitfranchir deux autres portes et escalader le mur de l’enceinte de la prison.Malheureusement les caméras de la prison l’ont bel et bien vu. Il estraccompagné dans sa cellule par les gardiens de la prison.

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Le 18 Juin 2010Ne supportant plus cette injustice, il appelle l’un des gardiens et

lui demande pourquoi on l’a mis en prison, car il est innocent, commechacun sait. Le gardien ne veut pas répondre. Il essaie d’être le pluscourtois possible et lui explique le cas de Claude Gueux.Tout le mondeconnaît l’histoire de Claude Gueux, bien sûr. Cet homme qui a étécondamné à perpétuité « pour avoir volé du pain. » Onze millionsd’euros, c’est plus qu’un morceau de pain, mais bon…

Pour mettre fin à son calvaire, il taille sa brosse à dent afin qu’elledevienne pointue et tranchante. On se croirait presque dans PrisonBreak ! Il se plante cette brosse à dents dans le torse et est retrouvé noyédans le sang. Mort dans son élément, comme qui dirait. Voyant cettescène barbare où la couleur rouge domine, les gardiens crient :« ALERTE ROUGE ! » dans toute la prison.

Voilà comment X est mort, en homme « incompris ». Une« erreur judiciaire » de plus, disait-il. On n’a jamais su s’il avait volé cetargent seul ou avec des complices. Pourquoi s’est-il suicidé en laissanttrois enfants et une femme ? Telle est la véritable question. Dans sacellule on a retrouvé un papier où il avait écrit : « Le tyran justifie l’usage dela force par l’existence du désordre. »

C’était la morale de l’une de ses fables préférées.

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L’envers du décor

La vie est une représentation trompeuse. Il nous faut fermer lesyeux et ouvrir notre esprit, réapprendre à décrypter les signes, nousméfier des apparences, récuser les certitudes. L’ordre social est un spec-tacle, le corps un déguisement, le monde une illusion entretenue parchacun.

Ces nouvelles écrites par des élèves de troisième du collège Sullynous incitent à porter un regard différent sur les êtres qui nousentourent, au-delà des certitudes apparentes. Certaines sont porteusesd’espoir, d’autres ouvrent sur un monde sombre et inquiétant.

Dans le cadre puéril d’une fête d’Halloween, une jeune fillecherche à échapper à son enfance pour se hisser jusqu’au monde des« adultes », elle n’y trouve que des chiens enragés. Une jeune tuber-culeuse pousse son corps à ses plus extrêmes limites pour ressentir cettesensation de normalité qui est en réalité le signe avant-coureur de samort. Notre plus beau souvenir peut-il être en même temps le plusdouloureux ? Quel profond dégoût saisit ce lycéen en se regardant dansla glace ? Pourquoi veut-il expier une faute que tout le monde est prêtà lui pardonner ? La beauté peut-elle s’épanouir à l’intérieur d’un corpsrepoussant ?Voilà autant d’interrogations qui ne devraient laisser aucunlecteur indifférent.

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Sirine Bencheikh

La fête

– Non, c’est catégoriquement non !Je la détestais. Pourquoi fallait-il toujours qu’elle fasse tout pour

me rendre malheureuse ?– Mais maman ! suppliai-je. Tout le monde y va, je vais être la

seule à ne pas y aller. Le lendemain, la terre entière va se moquer demoi !

– Par la terre entière, tu entends le collège ? demanda ma mèred’un air faussement innocent en essuyant une assiette.

Je la détestai encore plus. Elle ne comprenait pas quelles étaientpour moi les priorités.

– Comme si aller demander des bonbons aux vieux gâteux duquartier pouvait m’intéresser, ajoutai-je.

– Tu trouvais ça drôle... avant.Elle prononça ce dernier mot avec une pointe de regret. Je m’en

fichais, elle refusait de me faire plaisir et cela me mettait hors de moi.– Écoute, j’aurais bien aimé accompagner ton frère, mais mon

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employeur m’a prévenue à la dernière minute que je devais travailler lesoir d’Halloween.

– C’est dommage, mais je ne vois pas pourquoi c’est moi quidois en faire les frais, marmonnai-je en jouant avec une cuillère en plas-tique.

– Mais parce que tu es l’aînée ! s’écria ma mère en donnant ungrand coup de poing dans la table.

Elle se courba et je crus un instant qu’elle se sentait mal.– Tu es la plus grande, déclara-t-elle les yeux fixés sur le bois

écaillé du plan de travail. Je devrais pouvoir te laisser faire des choses àma place, mais tu refuses toujours de m’apporter la moindre aide ! J’aiparfois l’impression d’être la seule personne qui travaille dans cettemaison. Si j’étais plus riche et en meilleure santé, je pourrais t’offrir unemeilleure vie et engager quelqu’un pour te permettre de te rendre où tuveux, mais ce n’est pas le cas et il est grand temps que tu prennes tesresponsabilités.

Je ne voulais pas en entendre plus. Je décidai donc de m’enfermerdans ma chambre, seul endroit (ou presque) où je pouvais me recueil-lir et ruminer mes pensées. Une fois la porte refermée, je laissai librecourt à ma colère. Je donnai de forts coups de pied dans la commode,jusqu’à en casser un, mais cela ne me suffisait pas complètement. Ilfallait que je fasse sortir ma colère, je me sentirais mieux après, enthéorie du moins.

Une demi-heure plus tard, je m’assis, haletante et essoufflée, surle matelas d’occasion que m’avait légué ma mère. Il fallait à tout prixque j’aille à cette fête. Une fête organisée par les terminales ! Et j’étaisinvitée ! Je me rappelais du moment où j’avais découvert mon cartond’invitation dans mon casier. Je l’avais relu plusieurs fois, je n’osais pasy croire. Depuis, mon esprit tournait autour de cet événement. J’enrêvais, j’y pensais tout le temps, cela m’obsédait. J’allais tout faire pourque mes rêves deviennent réalité. Le soir venu, ma mère nous embrassa

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et partit au travail. En voyant sa voiture s’éloigner, je ne pus m’em-pêcher de sourire ; elle n’avait rien remarqué ni soupçonné... Quellenaïveté de sa part. Elle qui était censée si bien me connaître...

Bien décidée, j’attrapai la main de mon frère. Docilement, il mesuivit jusqu’à la porte. J’avais mon plan en tête et j’étais prête à allerjusqu’au bout. Je vérifiai rapidement que son déguisement bon marchéétait bien attaché et sortis. Dehors, l’air sentait la fête. Je voyais de tousles côtés des hordes d’enfants avides de friandises butiner de porte enporte, les jardins étaient décorés et la rue, habituellement sombre, étaitilluminée grâce aux guirlandes étendues de tous côtés. Pathétique,puéril… Mais je n’avais pas le temps d’approfondir le sujet : j’en auraiseu pour des heures et le temps était ce qui me manquait le plus. Deplus, il fallait que je suive mon plan à la lettre. D’un pas rapide, jetraversai la rue, mon frère toujours accroché à mon bras, et rejoignis ungroupe d’enfants de son âge. Avec un sourire forcé, je participai au rituelstupide pour obtenir l’une des rares choses avec laquelle on peut fairechanter un enfant. Une fois ce calvaire terminé, j’accompagnai le petitgroupe jusqu’à la porte voisine. Mon frère avait maintenant lâché mamain et avançait en tête, pendant que je prenais soin de ralentir au furet à mesure. Il fallait faire preuve de patience. Je dus encore supporterune visite chez un couple de vieux séniles, je pus enfin me détacherlentement du groupe sans attirer l’attention. C’était risqué, mais cela envalait la peine. J’avais tout calculé : dans une heure et demie, la chasseserait terminée. J’avais donc tout ce temps devant moi et je comptaisbien en profiter. Je jetai un dernier coup d’œil à mon frère, il trottinait,heureux, insouciant.

À l’abri derrière une haie, je défis le costume ridicule que mamère m’avait forcé à porter. En dessous, j’avais prévu une tenue desoirée que j’avais mis du temps à préparer. Il fallait être irréprochablequand on avait l’honneur d’être invitée à une fête organisée par desterminales ! Je m’étais préparée avec soin. Je n’avais pas le droit à l’er-

La fête

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reur, même mon vernis à ongles n’était pas choisi au hasard. Prestement,je sortis une dernière fois le carton d’invitation doré de mon sac enperles. La fête se déroulait du côté du vieux hangar abandonné près duport. Un peu étrange, mais génial comme endroit. Une chance que leport ne soit qu’à quinze minutes à pied de chez moi. Je jetai un derniercoup d’œil du côté de mon frère, il avait le sourire.

Je me mis en route le cœur léger et arrivai un peu moins d’unquart d’heure plus tard devant le vieux hangar. Tout était noir ; il n’yavait aucune lumière, aucun bruit. Je m’approchai, mais rien ne seproduisit. Pas un son, hormis celui de mes chaussures vernies sur le solhumide. La porte principale était ouverte. Par pure curiosité, je merisquai à faire quelques pas à l’intérieur, mais je ne détectai toujoursaucun signe de vie. Je sentis une forte odeur de pourriture.

« Pouah ! » lâchai-je, dégoûtée, dans le vide. Ma voix résonna etme fit peur. M’étais-je trompée ? L’adresse désignait-elle un autreendroit ? Je n’eus pas le loisir de commencer à chercher des réponses carsoudain, un bruit surgit du fond du hangar. Je sursautai ; qui avaitproduit ce son ? Je regardai, espérant voir quelque chose, mais tout étaitnoir. J’étais en train de reculer quand j’entendis un aboiement sonorevenant du même endroit. Puis j’entendis le bruit régulier d’une course.Il me fallut plusieurs secondes avant de comprendre qu’un ou plusieurschiens me courraient après. Paniquée, je pris la fuite. Je courus le plusvite possible, mais mes hauts talons ne me facilitaient pas la tâche.Toutd’un coup, je trébuchai sur quelque chose et tombai face contre terre, lenez dans une flaque d’eau. Je me retournai et me remis debout. Ilsétaient au moins quatre chiens ! J’essayai d’enlever mes chaussures. Cen’était pas facile, car celles-ci étaient solidement attachées par de longslacets entremêlés. Je perdis l’avance que j’avais sur mes poursuivants, leschiens étaient en train de me rattraper. Je repris ma course effrénée. Mescollants étaient troués, je sentais les graviers pointus me rentrer dans laplante des pieds, ils s’additionnaient aux morceaux de verre brisé et à

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d’autres détritus. Je suffoquais. J’avais beau y mettre mes dernièresforces, je me rendais bien compte que mes poursuivants me rattrapaientdangereusement. J’étais épuisée, mes membres me faisaient souffrir, jesentais le sang couler de mon nez et rentrer dans ma bouche. Lesaboiements se faisaient de plus en plus proches. Soudain, je sentis unedouleur au mollet gauche et manquai de tomber une seconde fois. L’undes chiens avait réussi à m’atteindre. Je lâchai un cri de douleur.Malheureusement, il ne fallut pas longtemps aux autres pour merattraper. Je n’eus pas le réflexe inutile de les compter, mais je sentis à ladouleur qu’ils étaient plus de six ou alors ils avaient très faim. Mesjambes saignaient, ainsi que mes bras, j’avais réussi en tombant à enfouirmon visage dans l’herbe humide. Mes vêtements étaient déchirés departout et les molosses ne semblaient pas en avoir fini.

– Au secours ! hurlai-je de toutes mes forces. Aidez-moi !Personne ne répondit. Je fermai les yeux et m’abandonnai à mon

sort, quand soudain, j’entendis le bruit d’un véhicule et dans un dernierélan d’espoir, je levai la tête. La lumière des phares se reflétait sur unmur de briques grises. La voiture (ou cette espèce de véhicule) effrayames attaquants qui prirent la fuite en aboyant. Je me sentis soulagée. Jeme rassis et me retournai. Je vis que mon sauveur était un gros camionaux couleurs vives que je pouvais distinguer malgré la pénombre. Je nesais pas pourquoi, mais je pensais que le conducteur me verrait. Ce nefut pas le cas : il poursuivit sa route. Je soupirai, il avait au moins éloignéles chiens... Je me remis debout avec difficulté. Un coup d’œil à mesjambes me suffit pour voir l’étendue des dégâts ; elles étaient autant enlambeaux que ma robe, ce qui n’était pas peu dire. Je n’arrivais presqueplus à marcher, mais je me forçais : il fallait que je rentre chez moi. Entitubant, je réfléchissais à un moyen de dissimuler ce qui venait de sepasser. Je pouvais cacher la robe, mais en aucun cas les blessures, àmoins de porter des pantalons et des manches longues pendant aumoins un mois, (en espérant que je n’avais aucune cicatrice sur le

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visage). Si ma mère avait le moindre soupçon, je serai obligée de toutlui raconter et c’en serait fini pour moi ! Avouer que j’étais responsableet que j’avais eu tort me rendait malade d’avance. Inconsciemment, jeme dirigeais vers mon quartier. Même en trébuchant, j’y fus en quelquesminutes. J’étais trempée à cause de mes nombreuses chutes, la sueurcollait mes cheveux à mon visage, je saignais de partout. Quand j’arrivaidevant le panneau indiquant le nom de ma rue, je sursautai.Tout étaitdésert. Les guirlandes coûteuses aux couleurs criardes éclairaient desallées vides, aucun son ne se faisait entendre, hormis un seul. Celui-ci,je l’aurais reconnu n’importe où, je l’avais entendu bien trop souvent.C’était mon petit frère qui pleurait et criait. Je l’avais laissé seul, quellesœur ferait cela ? Je ne mis pas longtemps à le trouver des yeux. Il étaitassis sur les marches devant notre maison. En me voyant, il se leva etcourut en ma direction. Je m’arrêtai sur le trottoir, m’accroupis et tendisles bras vers lui.Tout bruit ou sensation extérieure disparut ; il n’y avaitque lui et moi. Alors qu’il commençait à traverser la route à grandesenjambées, une voiture le percuta de plein fouet, il roula sur la route.J’étais paralysée. Je ne pouvais plus bouger, ni parler, je n’étais plus enétat de faire quoi que ce soit. Je vis le conducteur sortir de sa voiture etse mettre à crier pour appeler des secours, mais je n’arrivais toujours pasà bouger. Je vis plusieurs de mes voisins accourir, se pencher vers monfrère quelques secondes et relever la tête pour la secouer d’un air navré.Alors que je pensais pouvoir enfin oser faire un pas, je sentis mon télé-phone vibrer dans ma poche. Sans m’en rendre vraiment compte, je lesortis afin de lire le message. Il provenait d’un numéro qui m’étaitinconnu. Je l’ouvris, les mots qui s’affichèrent sur l’écran me pétri-fièrent :

– Alors, bonne soirée ? XD

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Guiliana Panariello

Un rêve

Taniya était une jeune adolescente de seize ans. Elle vivait dansune ville assez populaire et peuplée. Elle était une parmi tant d’autres…Mais pas assez, on la distinguait toujours des autres, car son physiqueétait peu attirant, voire « repoussant » selon ses camarades de classe.Une peau pâle, des cheveux épais d’un noir corbeau lui arrondissaientle visage plus qu’il ne l’était déjà… et oui, elle était obèse. On prétendque les personnes obèses sont complexées et surtout dévisagées et c’estla vérité. Orpheline depuis qu’elle avait deux ans, elle était dans unefamille d’accueil exemplaire, gentille et attendrissante. Le fils, Edward,avait le même âge qu’elle, il n’était pas du tout comme les autres, il l’ac-ceptait telle qu’elle était. Pour lui le physique ne comptait pas vraiment,tout était dans le caractère et le cœur. Ce qui en surprenait plus d’unétait qu’ils ne se quittaient jamais, comme s’ils avaient eu le même sang.LorsqueTaniya se faisait embêter par certaines personnes, Edward luivenait tout de suite en aide.

Ce jour-là, comme tous les jours, Edward et Taniya allèrent au

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lycée ensemble. Ils étaient dans les couloirs qui sentaient la peinturefraîche à cause du réfectoire en reconstruction. Un petit groupe de filleshabillées de manière provocante regardaientTaniya d’un mauvais œil.

– Alors la dinde ? On se dandine avec son garde du corps ?demanda la plus grande d’entre elles grâce à ses talons.

– Vous feriez mieux de vous taire les babouines ! lança Edwardqui avait l’habitude de contre-attaquer ce genre de propos.

– Laisse-les, elles n’en valent pas la peine ces planches à pain !disaitTaniya.

Edward en rigolait encore quand ils partirent en cours.Evidemment, ils étaient dans la même classe, mais très loin l’un del’autre. Edward était près de la fenêtre au fond de la classe,Taniya étaitprès de la porte devant le tableau. Le cours de Philosophie commença,au bout de quelques minutes, un papier se mit à circuler sans que leprofesseur ne le remarque, il finit par arriver jusqu’àTaniya. Edward s’enaperçut, mais ne pouvait rien faire de là où il se trouvait. Elle ouvrit lepetit papier et lut : « Casse-toi salope !T’as rien à foutre ici GROSSEVACHE ! »Elle chiffonna le papier et le mit dans sa trousse en attendant la fin del’heure. Pour le moment, sa seule pensée était : « Il ne faut pas qu’Edwardtrouve le papier. Je ne veux pas l’inquiéter plus qu’il ne l’est déjà avec tout ça... »

Ce genre de choses arrivait souvent et elle ne se laissait jamaisimpressionner. La fin de la journée arriva enfin, le calvaire étaitterminé ! Tout le monde quitta le lycée sauf eux deux, ils étaient dansla salle de musique où se trouvait un piano. Edward s’installa près dupiano mais juste pour pouvoir observerTaniya en jouer. Elle commençaà jouer une chanson moderne et se mit à chanter. Il était envoûté parcette voix mélodieuse qui remplissait le lycée. Il était si fier de sa demi-sœur, elle était si incroyable. Mais c’était justement dans ce genre desituation qu’il voyait la réalité en face.Tous ces regards moqueurs rivéssur elle étaient douloureux à supporter. Il se sentait si impuissant,même s’il essayait de la protéger. Sa sœur avait fini de jouer et le fixait,

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mais il était toujours perdu dans ses pensées. Il ne s’en rendait pascompte, son regard était tellement vide et triste… Elle se leva et posasa main sur l’épaule de son demi-frère.

– Tu t’inquiètes pour rien, murmurait-elle.Il retrouva ses esprits, se tourna versTaniya et lui demanda :– Tu as dit quelque chose ?– Juste qu’il est l’heure d’y aller.Ils se levèrent, prirent leurs sacs et sortirent du lycée. Comme

toujours, ils rentrèrent à pied.Toutes les lumières étaient allumées, carla nuit était déjà tombée. Une odeur de sucre se baladait dans les ruesoù se trouvaient les boutiques de la ville.

– De la barbe à papa ! lançaTaniya en extase.– Tu en veux ? demandait-il.Elle aurait bien voulu, mais son poids actuel ne lui permettait

pas et elle le savait.– Non merci. Rentrons à la maison.Edward aussi le savait, mais il n’aimait pas qu’elle se prive d’un

plaisir. Une fois rentrés, Taniya se mit à préparer le repas, car leursparents travaillaient. Edward, lui, était à l’étage, dans sa chambre etfaisait ses devoirs. Le téléphone sonna en bas et ce fut Taniya quidécrocha, car Edward n’avait pas accès au téléphone.

– Allô ? Allô ?Il n’y avait aucun bruit à l’autre bout du fil, même pas le « Bip, bip,

bip » qu’on entend lorsque quelqu’un a raccroché.– Allô ? insista-t-elle.Mais toujours rien, elle raccrocha, elle savait bien que ce n’était

pas un faux numéro. Elle continuait donc de couper les légumes pourle dîner. Puis trois minutes plus tard, le téléphone sonna encore.Edward qui était devant son bureau, entendit la sonnerie.Taniya fixaitle téléphone et finit par décrocher.

– Allô ?

Un rêve

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Toujours personne au bout du fil, elle raccrocha et continua àcouper les légumes, mais le téléphone se remit à sonner encore une fois.Edward descendit les escaliers rapidement, lorsqu’il arriva dans lacuisine, il vitTaniya le téléphone à la main.

– Allô ? Arrêtez d’appeler ! lança-t-elle.– C’est qui ?Elle lui tendit le téléphone. Il allait dire quelque chose, mais

préféra attendre que la personne à l’autre bout du fil réagisse. Il enten-dit un « bip, bip, bip ». La personne avait raccroché. Edward posa l’ap-pareil et débrancha la prise téléphonique.

– Là au moins, on sera tranquille, dit-il avec le sourireMaisTaniya ne put retenir ses larmes. Elle en avait assez que les

gens la poursuivent jusque chez elle. Edward mit sa main sur sa têtepour la réconforter à sa manière. Elle sentit une main très grande etchaude sur ses cheveux.

– Sèche-moi ces larmes.Elle essuyait ses larmes avec ses manches.– Va te rafraichir les idées, je vais commander à manger. Ce soir

ce sera italien !Elle monta dans la salle de bains et ouvrit l’eau pour prendre un

bain. Elle s’installa dans l’eau chaude et moussante, ferma les yeux etfinit par se détendre. La journée avait été dure, même si ça devenait lequotidien. Ne pouvait-elle donc pas être vue sans que les gens luifassent remarquer qu’elle était différente ? Elle voulait simplementqu’on lui fiche la paix ! Mais c’était trop demander ! Tout le mondel’observait et discutait derrière son dos juste, parce qu’elle était pluspoilue que les autres, parce qu’elle prenait facilement du poids…C’était surtout cela qui la rendait malheureuse. Même après beaucoupd’efforts pour perdre ses kilos en trop, elle avait été hospitaliséependant deux ans dans un hôpital accueillant les jeunes dans son cas.Après deux ans d’efforts, elle avait seulement perdu un kilo. C’était

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pour ne pas prendre du poids qu’elle pratiquait du sport en dehors dulycée, elle faisait du tir à l’arc, du karaté, du judo, de la boxe et même dela natation. Mais même avec tout ce sport, elle ne perdait pas depoids… Le destin s’acharnait contre elle. C’était injuste. C’était saconclusion.

Elle sortit de la baignoire, mit une serviette autour du corps etse regarda dans le miroir. Elle avait une cicatrice dans le haut du dos,qui devait faire deux à trois bons centimètres. Elle datait de l’époque oùelle avait été trouvée par l’agence d’adoption. Elle avait été trouvée àdeux ans dans une forêt de l’est du pays. Sa famille avait péri dans unincendie. On ne sait pas comment, elle avait réussi à se planter uncouteau de cuisine dans le dos. JamaisTaniya n’avait voulu en parler etde toute façon elle n’en avait aucun souvenir précis. Elle s’habilla et allamanger avec Edward dans le salon.

Les jours passèrent et rien ne changea jusqu’à la fin de l’année.Une représentation devait clôturer l’année scolaire, Taniya devait yparticiper comme invitée surprise. La représentation se passait dansl’énorme gymnase du lycée, une foule plus que gigantesque étaitprésente, elle stressait à l’idée de passer devant tout ce monde. Edwardessaya de la réconforter et de la détendre comme il pouvait.

– Bonne chance.– Merci.Une fois le dernier groupe passé, le proviseur prit le micro et fit

une petite annonce.– Bonsoir à tous ! Voilà, cette année nous avons décidé de faire

venir une invitée surprise qui va nous jouer un morceau au piano. Jevous demande de l’acclamer comme il se doit !

Taniya monta sur scène et prit le micro sous les acclamations desprofesseurs… C’étaient les seuls, en effet.

– Je sais que cela va vous surprendre, mais j’aimerais que vousm’écoutiez ce soir. Malgré les apparences…

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Elle fut interrompue par une fille qui lui lança de la nourrituredu buffet.Taniya continua tout de même son discours.

– J’aimerais vous montrer qu’on a tous une qualité, quelle qu’ellesoit. Merci à ceux qui m’ont toujours soutenue.

Elle était recouverte de tomates et de sauce aux champignons quiaccompagnait la viande. Des carottes râpées dégoulinaient de sescheveux… Elle prit place devant le piano, inspira, remua les doigts etle silence régna dans la salle. Les filles avaient arrêté de lui lancer deschoses, car elles trouvaient énervant qu’elle ne réagisse pas. Elle se mità jouer une mélodie douce, magique, merveilleuse, splendide ! Tout lemonde l’écoutait bouche bée. Personne n’en revenait. Commentquelqu’un dont le physique était si « repoussant » pouvait faire quelquechose d’aussi beau ? C’était si doux à entendre…

Quand elle eut terminé, personne n’applaudit. Le silence lui fitpeur. Soudain un garçon siffla et applaudit, les autres suivirent peu àpeu, les filles battues à plate couture, abandonnèrent la partie et semirent à applaudir elles aussi.Tout le monde l’applaudissait et consid-érait qu’elle avait du talent.

Pour la première fois le bonheur faisait son apparition dans savie.

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Sophie Bezirard

Les larmes de l’ange

Cela devait bien arriver, irrévocablement, nous payons toujourspour nos actes.

Moi, l’irréductible, je venais d’être arrêté, mais pour une fois, jen’avais pas de haine contre les flics, mais contre moi-même, je leurs étaisreconnaissant d’avoir bouclé un monstre. Ils m’ont fait monter dansleur voiture, menottes aux poignets, puis ils m’ont conduit dans leursalle d’interrogatoire. Je suis resté assis là pendant qu’ils me posaientdes tas de questions, la plus pénible d’entre toutes était : « Pourquoi ? »Oui, pourquoi, moi-même je l’ignorais. J’étais là et je me taisais, tandisqu’elle souriait, oui, elle souriait en me regardant de ses grands yeux quiosaient à présent affronter les miens. Je restais là, silencieux, et eux ilsessayaient de me faire parler, mais à quoi bon ? J’étais coupable, unpoint c’est tout, rien ne pouvait justifier mon acte. Puis l’un d’euxdéclara : « Ce n’était peut-être qu’un accident, ce n’était peut-être pas votre faute. »À ces mots, j’ai su que je devais rompre le silence. « Non, c’est de ma faute,je ne peux pas me défiler derrière la malchance, je dois assumer les conséquences de monacte ! »

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C’est ainsi que j’ai commencé le récit de ma fatalité.Tout avait commencé un matin, rien de plus normal, je m’étais

levé pour aller au lycée et (à croire que tout concourait à ma perte) ilpleuvait à torrents, j’ai raté mon bus. Me souvenant des menaces de mamère, je me mis à courir en direction du lycée. Je suis arrivé en retard ettrempé dans le cours du prof qui « m’aimait le plus ». Il nous aannoncé que nous allions accueillir une nouvelle élève. Elle est entréeet s’est présentée à la classe. Elle s’appelait Alice, elle était grande,brune, avec des cheveux incroyablement longs, des yeux bleus, les traitsfins et avait l’air très timide. Assez vite, comme j’agaçais le prof, j’ai étéviré de cours.

Les jours sont passés sans changement, je continuais à décevoirma mère par mes notes déplorables et mon comportement inadmissi-ble. Puis le jour du bal du lycée est arrivé. Nous étions, malheureuse-ment pour les surveillants, tous invités.

Le soir de la fête, j’étais avec des amis, on s’amusait plutôt bien.Alice est arrivée, vêtue d’une robe violette, puis comme elle nous regar-dait et qu’elle était seule dans son coin, mes amis se sont moqués d’elle,devant tout le monde, ils ont dit bien fort qu’elle était « moche » etd’autres idioties. Moi, j’y ai participé, bien sûr. Je pense que commebeaucoup d’autres filles, elle avait craqué pour moi, la pauvre ! Pousséesans doute par sa timidité, elle a quitté la salle, les larmes aux yeux, sousles éclats de rire de nous tous. Cet incident fut vite oublié, nous sommessortis, moi et quelques amis, pour fumer. La cigarette consumée, je l’aijetée près d’un arbre. Soudain, tout s’est passé très vite, l’arbre au piedduquel il y avait des branches mortes a pris feu, puis la maison aban-donnée qui se trouvait juste à côté. Et moi, surpris, je me suis sauvélâchement.

Un peu plus tard dans la soirée, en regardant la télévision, j’ai vudans le journal local l’annonce de l’incident et j’ai appris aussi qu’ilsavaient trouvé un mégot, probablement à l’origine de l’accident, ils

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allaient donc procéder à des analyses. Me sachant fiché par la policecomme délinquant, j’ai pris la décision de m’enfuir. Je pris quelquesaffaires ainsi qu’un peu d’argent et j’ai pris le bus. Je ne savais vraimentpas où aller, je me suis mis à déambuler dans les rues d’une ville incon-nue. J’étais étourdi, soudain l’air a commencé à me manquer, je nepouvais plus respirer, c’était comme si on m’étranglait, je sentais desmains qui serraient de toutes leurs forces mon cou. J’ai ouvert les yeuxet j’ai entrevu cette silhouette. Elle avait les cheveux très courts, étaitvêtue d’une sorte de cape à capuche d’un bleu sombre et semblait flot-ter dans les airs en riant d’une manière effrayante. Mais ce qui m’a vrai-ment glacé le sang, c’était son absence de regard, on ne voyait pas sesyeux, cachés par l’ombre de sa grande capuche. Ne dit-on pas que lesyeux sont le miroir de l’âme ? Mais, comme si elle craignait mon regard,elle a disparu en hurlant que je ne m’en sortirais pas comme ça. J’étaismort d’inquiétude, je devenais fou. J’ai payé une chambre d’hôtel et jeme suis couché.

Cette nuit-là, j’ai fait un cauchemar. J’étais hanté par des cris dedouleur, des visages avalés par les flammes, je voyais son visage, sonallure vindicative, puis je me suis réveillé. J’avais envie de vomir, enpassant devant le miroir, j’ai ressenti un profond dégoût pour moi-même, pourtant je n’avais pas changé depuis la veille. Ne pouvant pasme rendormir, j’ai allumé la télévision. Une révélation de taille m’at-tendait, je faillis succomber sous le choc. La présentatrice déclara quele corps d’une jeune fille avait été découvert dans la maison abandon-née. Je ne pouvais pas le croire, en l’espace de quelques secondes, jevenais de passer de l’état de pyromane à celui d’assassin. Je me détestaismoi-même, la nouvelle m’a fait vomir sans arrêt pendant presque unedemi-heure. Ma souffrance était indescriptible, j’étais tellement faibleque je me suis évanoui.

Je l’ai revue, je me suis excusé, elle a ri. Même les excuses les plussincères valent peu de chose à côté d’une vie. Alors, elle m’a fait

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comprendre que seule une vengeance pouvait l’apaiser. J’ai su alors qu’ilne me restait qu’une seule chose à faire. À mon réveil, j’ai passé deuxcoups de fil, puis je me suis retrouvé ici, dans les bureaux de la police.

Je venais de finir mon témoignage.J’ai aperçu une lueur de pitié dans les yeux des policiers, pitié

dont je ne voulais pas, je voulais assumer les conséquences de mon acte.L’un des policiers m’a dit : « Tu sais... n’importe quel jury te croira, moi-mêmeje suis persuadé que tu dis la vérité, tu pourras avoir une remise de peine sans prob-lème. » Je lui ai répondu que la seule chose qui m’apaiserait serait d’avoirce que je mérite, un point c’est tout. Puis j’ai demandé si je pouvaissortir, accompagné d’un garde. Ils m’ont répondu que oui et on m’aaccompagné. Menotté, j’ai respiré un grand coup, j’ai regardé la lune.J’ai vu une voiture s’arrêter, j’ai vu un homme baisser la vitre, j’aientendu un coup de feu, j’ai senti mes jambes flancher, une immensedouleur me foudroya, je m’effondrai. C’est à cet homme que j’avaispassé mon deuxième coup de fil. C’était la personne qui l’aimait prob-ablement le plus au monde, l’homme à qui j’avais volé son trésor.Tandisque mon âme quittait mon corps, elle posa ses lèvres sur les miennes etme dit « merci ».

Je l’avais vengée.

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Sirine Bencheikh

Sept minutes pourl’éternité

Je m’appelle Lara Saramon. Je vais vous raconter le pire épisodede ma vie, mais aussi le plus beau. C’est triste à dire, l’affreux peut êtremagnifique, mais c’est ainsi. De chaque horreur, il faut tirer le meilleurafin de mieux le supporter.

J’ai longtemps rêvé de la famille idéale, la famille parfaite que jevoulais construire. Comme toute jeune fille bercée par les contes deGrimm et les studios Disney, je souhaitais me marier et avoir uneribambelle d’enfants courant dans le jardin et faisant plein de bêtises.Je voulais désespérément pouvoir appliquer à mon histoire la phrase :« Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » Mais que se passe-t-il avecles enfants ? Ni Andersen, ni Perrault n’ont conté l’histoire de leurshéros après le mariage, quand les enfants – donc les soucis – arrivent.Comment pouvais-je imaginer que l’idylle que je souhaitais pouvaitvirer au cauchemar comme un beau gâteau peut devenir noir si on lelaisse trois minutes de plus dans le four ? Je me suis souvent demandéece que j’avais bien pu faire pour mériter ça, mais j’en suis rapidement

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venue à la conclusion que certaines choses arrivent comme ça et qu’ilfaut les subir et s’adapter.

Sept minutes. Sept, pas une de plus, ni une de moins. Septminutes d’angoisse et de peur, de joie et d’émerveillement. Sept minutesqui m’ont fait souffrir mais que je n’échangerai jamais.

Au commencement…La nouvelle tomba d’un coup, sans prévenir. J’étais enceinte.

J’avais tant attendu cette grossesse, le moyen pour moi de commencerà construire notre petite famille. Nous prévînmes toute notre famille,nous étions tous si impatients et heureux ! Je m’imaginais déjà avec monpetit bébé dans les bras, en train de lui lire des histoires. Nous nagionsdans le bonheur complet.

Dix semaines plus tard, première échographie. Mon mari et moiétions excités. Nous y allâmes, confiants et souriants. Comme c’étaitma première grossesse, j’étais bien sûr un peu stressée, mais ce soupçond’inquiétude fut vite chassé par la joie. Après tout, il n’y avait pas deraison de douter, n’est-ce pas ?

Il s’avéra que notre petit chéri n’était pas très gros. Le docteurarborait un air grave. Que se passait-il ?

– Votre grossesse n’apportera pas la vie, dit-il simplement,comme si c’était une annonce anodine. Votre enfant est atteintd’anencéphalie : il risque de mourir avant, pendant ou très peu après lanaissance. Je vous conseille très fortement d’avorter.

Coup de poignard. Quoique non, cela aurait fait moins mal.Que voulez-vous répondre à cela ? Je vous laisse imaginer ma réaction,celle d’un total ébahissement. Je crus ne pas comprendre tout de suite.Puis, je balbutiai quelques phrases incompréhensibles.

Nous rentrâmes chez nous, incapables de dire quoi que ce soit.Nous étions tellement surpris… Quand nous fûmes capables de parler,nous décidâmes qu’il était hors de question de nous séparer de notreenfant. Nous nous documentâmes sur cette maladie, et elle était bien

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horrible. Pas de tronc cérébral, pas de conscience. Pas ou peu de vie.Miracle : quelques semaines de vie…

Ma famille fut bientôt à mes côtés. C’est fou ce que des événe-ments dramatiques peuvent vous rapprocher des vôtres. Quand vousvoulez organiser des réunions de famille, les gens n’ont jamais de tempsà vous accorder, ils ont toujours mieux à faire. Ce n’est que quand ilvous arrive quelque chose de grave qu’on se prend à s’attendrir et qu’onéprouve de la compassion à votre endroit.Tous les sujets de discussionconvergent vers vous, vous êtes le centre de l’attention, malgré vous. Mafamille me choya durant ces quelques mois. Elle resta à mes côtés,m’aida à surmonta la peine, mais je persistais à m’envelopper dans unebulle impénétrable pour tout le monde. Nous apprîmes un peu plustard que c’était une fille : elle porterait le nom de Jameela, peu importecombien de temps elle continuerait à vivre. Je m’enfermais dans machambre et j’étais capable de passer plusieurs heures à caresser monventre et à parler à ma fille. J’allais faire plusieurs tours en ville, pour luimontrer ce qu’elle ne pourrait sûrement pas voir une fois sortie. Je luiparlais des monuments historiques de la région, allais au parc avec elle.Nous avions nos moments privilégiés, mais elle était bien là, avec moi,et je profitais de chacun de ses moments comme si c’était le dernier.J’allais dans le jardin, et lui montrais mon potager. Avec elle, je contin-uais à m’en occuper. Au fond du jardin, derrière les salades, je plantaiun rosier, symbole de l’amour qui m’unissait à ma fille. Il m’est souventarrivé de la comparer à une fleur : sauf que je savais pertinemmentqu’elle serait arrachée du sol avant d’avoir eu le temps de s’épanouir.

Mon entourage acceptait silencieusement mes absences et mapassivité. Je sentais bien le malaise que j’installais quand je rentrais dansla pièce, mais je n’étais pas encore émotionnellement assez forte pouressayer d’y remédier. Je mis beaucoup de temps avant de commencer àme confier aux autres ; pendant plusieurs semaines, ma vie fut un puitssans fond. Je plongeais, et je ne faisais rien pour arrêter ma chute.

Sept minutes pour l’éternité

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Réussir à remonter à la surface ou m’écraser en bas n’avait pour moiplus la moindre importance. Pourtant, je réussis. Je parvins à faireabstraction de ma souffrance et à me rendre compte que pour meguérir, il fallait d’abord que j’ouvre la bouche. C’est vers ma belle-sœurque je me tournai en premier, jugeant que les explications viendraientplus tard pour mes frères. Celle-ci, qui avait eu la délicatesse de venirsans amener avec elle ses deux enfants, fut très touchée par « le couragedont j’avais fait preuve pour venir lui en parler » et fut ma confidente. Je formu-lai le souhait de réunir toutes les affaires que j’avais déjà acheté pour lebébé. Elle m’aida et, artiste confirmée, se proposa de construire uneboîte pour les ranger. J’hésitai ; emballer toutes ses affaires était commecommencer un deuil prématuré. Et je n’y étais pas préparée. Je préféraisles observer pendant des heures, en confiant mes pensées à celle qui enétait digne. Il serait impossible de décrire ma douleur. Je savais que j’al-lais donner la vie, mais qu’en même temps j’allais la retirer. J’avais mêmepeur de ne jamais connaître ma fille. Je trouvais cela injuste et illogique.Pourquoi devait-on enterrer ma fille avant moi ? Je me confiais de plusen plus. Je perçais de plus en plus la paroi qui jusqu’à maintenant, meséparait du monde extérieur. J’essayais de reprendre un cours de vienormal, faisant tout pour rejeter les noires pensées qui me hantaientdepuis déjà trop longtemps. Les échographies se succédaient, toutesaussi annonciatrices de la mort.

Puis vint le moment de la catastrophe. Le médecin, qui nousdésapprouvait dans notre choix, nous annonça qu’il fallait décider dujour de naissance (« et de décès », avait-il ajouté chaleureusement) deJameela. Comme il fallait déclencher l’accouchement, nous pouvionsnous-mêmes choisir. Nous étions le 20 mai ; notre choix se porta surle 29, jour de la fête des mères. C’était notre cadeau et il était ines-timable. Le 27, j’allai à l’hôpital. Je me sentais mal, elle donnait descoups comme si elle savait ce qui allait se passer. Je pense honnêtementqu’il est tout à fait inutile de préciser dans quel état mental j’étais. Je me

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maudissais intérieurement. Ma belle-sœur restait à mes côtés, me tenantla main et me chuchotait des paroles réconfortantes.

29 mai

Elle ne resta parmi nous que sept minutes, mais elle passa entreles bras de toute la famille. Je voulais qu’ils la rencontrent au moinsavant qu’elle parte, pour la première et la dernière fois donc. Je voulaisqu’ils puissent dire qu’ils l’avaient connue, qu’ils l’avaient portée dansleurs bras, qu’ils avaient été attendris par sa petite tête, son petit visagerond. Elle avait mes yeux chocolat, mais j’aurais aimé savoir s’ilsévolueraient après. Cependant, je devais m’en contenter. Ma mère pritbien entendu des photos, voulant immortaliser ce (seul et unique)moment.

Dans le jardin, la fleur avait fané, une seconde fois. C’étaitcomme si elle était morte deux fois : une première fois physiquement etune seconde fois dans mon cœur. Ce fut le trou noir.

Le soleil nous aveuglait, nous tous qui aurions préféré ne pasavoir à venir. Nous étions tous réunis, le visage fermé. La chaleur de cedébut d’été nous faisait regretter nos vêtements sombres. C’était à montour de parler ; je sortis un bout de papier de ma poche et le dépliai :

À JameelaTa vie a été courte parmi nous, mais jamais nous ne t’oublierons. Dans ta vie,

tu auras fait la connaissance de personnes extraordinaires à l’intérieur desquelles lamarque de ton sourire restera indéfiniment.

Je regrette de n’avoir jamais pu savoir quelle fille tu aurais été, quel aurait ététon caractère, ta couleur préférée, tes passe-temps, je regrette surtout de parler de toi auconditionnel.Toutes ces choses que je n’aurais jamais me manqueront. J’aurais voulu te

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défendre, te protéger, mais j’en ai été incapable. Quelle mère impuissante j’ai été !Je ne t’oublierai pas mais je dois en contrepartie te laisser. Je te laisse partir avec

tout ce que cela implique. Tu m’auras beaucoup plus appris que n’importe qui d’autren’aurait pu le faire en si peu de temps. Je suis contente que tu n’aies jamais à affronterla dureté du réel et à supporter le fardeau d’une longue existence sentimentale. Toutemère veut que son enfant ne souffre pas, et tu n’as pas souffert, je suis donc soulagée. Situ avais survécu, tu aurais souffert de ta différence et du regard des autres. Personne nepourra plus te faire de mal. Je t’accorde cependant cette sépulture, car je tiens à ce queton existence soit affirmée.Tu as existé, peut-être pas longtemps, mais tu l’as fait et pourmoi cela a de l’importance.Tu seras toujours ma fille.

Ce qui est important, ce n’est pas la durée de ton existence, mais ce qu’elle m’aapportée, l’impact que tu as laissé sur moi.

Ta mère

Ces paroles furent brûlées, devant la fleur qui avait miraculeuse-ment repris pied avec un peu d’eau et d’amour.

En hommage à Anouk, Annalise, Anne-Lise, Ariel Elisabeth, Benedict Oliver,Benjamin, Brandon Michael, Caleb, Charles, Charlotte Mary, Daniel, Emily, EmilyRose, Emma, Jasmine Faith, Jesse, Jessica, Jessica Marie, Kristina Marie, KateMadeleine, Laura, Loren Joseph, Mary Elisabeth, Matthew Bradley, Michael, Cherise,Michaela Hope, Moriah Faith, Myriam, Nathan, Samuel, Sara, Sophie,Tobiah, Anna,Hope, Michaela Ann, Jonathan David, Katelyn Joy et Marion, enfant mortsd’anencéphalie.

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Guiliana Panariello

Une vie

Comme tous les jours, l’infirmière Cécile qui s’occupe de moi,vérifie si je n’ai pas de problème. Je la connais depuis que je suis danscet hôpital, l’hôpital Marcy. J’ai actuellement dix ans, je m’appelle Lucyet je suis malade depuis que j’ai sept ans, atteinte de la tuberculose. Mesparents sont morts peu de temps après que je sois entrée ici, ils reve-naient de voyage d’affaires par avion, quand celui-ci s’est crashé. J’ai ungrand frère, mais il habite à l’étranger et ne veut pas s’occuper de moi,même si c’est la seule famille qu’il me reste. Il refuse de venir par peurd’être malade lui aussi, mais je l’aime quand même.

Assise sur ma chaise, la fenêtre ouverte, je posais mes coudes surle bord de la fenêtre afin de pouvoir sentir le vent caresser mon visage.J’observais en souriant, le ciel bleu, les nuages blancs qui bougeaient, lesoiseaux qui passaient et chantaient. Le docteur Lola, mon pédiatre,entra dans ma chambre.

– Bonjour Lucy, tu as l’air en forme aujourd’hui encore. Maisfais attention à ne pas attraper froid.

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– Oui !Lola souriait lorsqu’elle voyait ses patients heureux, avec moi

c’était toujours le cas, j’étais trop jeune pour vraiment m’inquiéter,même si je savais que je finirais par mourir à cause de latuberculose…cette maladie qui rongeait mes poumons et me faisaitsans arrêt cracher du sang et pas qu’un peu… Mais cela faisait partiede mon quotidien. J’entendis soudain un aboiement venant de dehors.Je penchai la tête et vis un chiot qui courait dans le parc de l’hôpital. Jequittai ma chambre en vitesse et rejoignis le chiot, toute heureuse, jem’approchai de lui. Il s’arrêta de courir et me fixa droit dans les yeux.C’était un petit labrador noir, il était trop mignon. Il s’approcha de moid’un air sûr de lui et me demanda des caresses. Je touchai son pelage. Ilétait si doux, si soyeux. Derrière moi, j’entendis quelqu’un s’approcheren courant. Je me retournai, c’était un garçon aussi grand que moi. Ilétait tellement essoufflé qu’il s’assit par terre. Le chiot lui sautait dessus.Le garçon avait l’air d’être son maître.

– Franchement ! Je t’ai cherché partout... lança le garçon enreprenant son souffle.

– Ce chiot est à toi ? demandai-je– Pas vraiment… Je l’ai trouvé, mais je m’en occupe. Mes

parents n’en veulent pas… à la maison…– Prends ton temps pour reprendre ton souffle avant de parler,

dis-je en riant.C’était la première fois que je rencontrais quelqu’un de mon âge.

Nous nous sommes assis sur un banc dans le parc et nous avons regardéle chiot courir après un papillon. Le garçon avait repris son souffle, ilse présenta :

– Je m’appelleTom et toi ?– Lucy.– Tu es malade ?– Mmh.

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– Ah ? Tu as quoi ? Un rhume ? Une grippe ? me demanda-t-ilsans se douter que ce que j’avais était nettement plus grave.

– Non, je ne sais pas si tu connais, c’est la tuberculose.– Je ne connais pas. C’est quoi exactement ?– Rien de particulier.Tu habites où ?– Pas loin d’ici, à côté de l’hôpital.– Avant, je me promenais souvent dans ce parc avec mes parents,

mais c’était il y a longtemps.– J’y viens toutes les semaines pour voirThéo, comme ça je peux

jouer avec lui, le nourrir, je suis souvent seul quand je sors.– Théo ?– Le chien, je l’ai appelé comme ça.Il était si content, je n’avais pas envie de voir partir quelqu’un

d’aussi gentil que lui. Mais ma maladie nous séparerait certainement.Lorsqu’il apprendra ce que c’est, il ne me parlera même plus.

– Tu veux être mon ami ? À l’hôpital, on n’a pas vraiment beau-coup d’amis, lui dis-je.

– Si tu veux, je viendrai te voir tous les jours pour voir si tuguéris vite.

C’était tellement gentil de sa part, j’avais un sourire si grand queje crus que celui-ci atteignait mes oreilles. Mon cœur était rempli dejoie, c’était mon tout premier véritable ami ! J’étais trop contente.Cécile arrivait avec sa collègue Anne, elles n’avaient pas l’air content.Elles savaient qu’enfermer un enfant n’était pas la bonne solution.Cécile, mains sur les hanches, regardaitTom sous tous les angles.

– C’est ton amoureux Lucy ? Il est si mignon ! lança-t-ellebrusquement.

J’étais toute rouge, je ne m’attendais pas à une réflexion pareille.– Mais n’importe quoi ! Je viens juste de le rencontrer…– Exact, ditTom, gêné.– Vous savez, les coups de foudre ça existe, pas besoin de bien

Une vie

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connaître la personne pour l’aimer, dit Cécile.– Comme c’est mignon à cet âge-là l’amour, dit Anne en

ricanant.– Mais puisque je vous dis que vous vous trompez…– Oui, oui, maintenant retourne dans ta chambre, tu vas vrai-

ment attraper froid, et puis tu as des examens à faire.– Encore ? Mais je voulais rester un peu plus avecTom, moi !– Allez, file ! Ne fais pas attendre le docteur Lola.– Oui.Je fis un signe de la main à Tom. Est-ce qu’il allait revenir

demain, après-demain, et tous les autres jours suivants ? J’avais peur deperdre cet ami, qui était déjà cher à mes yeux. Il comprenait bien que çam’ennuyait d’être à l’hôpital, mais je ne pouvais pas faire autrement. Lesoir, lorsqueTom rentra chez lui, il demanda à ses parents :

– Papa, maman, c’est quoi la tu… tu quoi déjà ?Tub… lose…machin, dit-il

– Qu’est-ce que tu veux savoir ? Sois plus clair, Tom. Je necomprends pas.

– J’ai rencontré une fille à l’hôpital tout à l’heure, lorsque j’étaisallé chercherThéo, elle dit avoir la tub… lose ?

– Une fille ?Ton amoureuse ?– Non ! Alors c’est quoi la tublose ?– Ce n’est pas une tublose, c’est une tuberculose. Pauvre enfant !– Voilà, c’est ça ! Pourquoi « pauvre enfant » ?– La tuberculose, c’est un microbe qui vient dans tes poumons,

et ça te tue tout doucement.– Elle va… mourir ?– C’est fort possible, dit la mère en amenant le dîner à table.– Demain, j’irai la voir, elle a l’air si triste… toute seule à l’hôpi-

tal.– Fais attention sur la route.

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Le lendemain, en effet il était venu me voir, mais je le vis seule-ment une heure, après je devais retourner faire des examens… Lesurlendemain, on jouait dans le parc de l’hôpital, on courait partout,sous la surveillance de Cécile et Anne. J’étais si heureuse de pouvoircourir avec un ami, le bonheur remplissait tout mon être, j’étais auxanges. La sensation de liberté, de normalité était enfin en train denaître. Mais j’avais poussé mon corps à ses plus extrêmes limites, jem’écroulai au sol, le sang jaillit de ma bouche dans ma chute.Horrifiées, Cécile et Anne accoururent, Anne alla chercher des aidessupplémentaires,Tom qui s’était arrêté avait peur. Il me regarda me faireemmener sur un brancard, avec tout le matériel pour me faire respirer,cela faisait plein de machines autour de moi.

– Si tu veux, tu peux l’attendre en salle d’attente, avait dit CécileàTom.

Celui-ci appela ses parents depuis l’hôpital. Ils arrivèrent poursoutenir leur fils. Il était si bouleversé, il ne savait pas quoi faire, ilattendait, c’est tout. Les heures passèrent et finalement Lola accompa-gnée de Cécile, arriva en salle d’attente où se trouvaient les parents deTom et lui-même.

– Bonjour, je suis le médecin qui prend en charge Lucy, vous êtesles parents deTom ? demanda le docteur Lola

– Oui, est ce que la petite va bien ?– Nous savions que ce jour viendrait, il lui reste peu de temps

avant de s’éteindre, vous pouvez aller lui parler, mais elle est endormie.Je pense qu’elle vous entendra, dit Cécile.

– Tom, allons la voir !Ils allèrent dans ma chambre et me virent dans mon lit, plein de

machines m’entouraient, un vase avec des fleurs et un cadre photo setrouvaient sur ma table de chevet. Les parents deTom me trouvaient simignonne, qu’ils auraient aimé m’avoir pour fille.

– Elle dort ? demandaitTom à ses parents

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– Oui. Dis-lui quelque chose avant qu’on parte, d’accord ?Tom s’assit sur la chaise près de mon lit, il ne savait pas vraiment

quoi me dire sur le coup. Ses parents s’assirent sur la banquette au fondde ma chambre. FinalementTom prit ma main et sourit.

– Tu sais Lucy, je viendrai te voir demain.Tu m’attendras d’ac-cord ? J’amènerais Théo comme ça on pourra jouer encore ensemble.Alors guéris vite, hein ? Comme ça, si tu vas mieux, tu viendras à lamaison manger les gâteaux de ma maman et on jouera ensemble tout letemps que tu veux … Alors, fais de ton mieux pour guérir vite !

– Tom… ce n’est pas sûr qu’elle puisse sortir d’ici un jour, dit samère en essayant de lui faire comprendre.

– Mais je lui ai promis que si elle sortait d’ici on irait voir la merensemble ! Qu’on serait toujours amis…

J’avais entendu tes parolesTom… Je t’étais si reconnaissante…Tu étais si gentil et doux avec moi, tu n’avais pas peur…Tu étais le seulami que j’avais eu.

Les machines se mirent à sonner, ce qui alerta les médecins, ilsarrivèrent en courant avec les infirmières, Tom et ses parents sortirentde ma chambre. Mon cœur venait de s’arrêter, les médecins essayèrentde me réanimer, mais sans résultat. Je venais de mourir.

Je pouvais partir sans crainte d’être seule. Que je sois vivante oumorte, j’avais toujours mon précieux ami. Peu importe le temps, lesmaladies, les guerres, rien ne pouvait me séparer de lui, même pas lamort. Je l’attendais de l’autre côté. Je l’attendais et lui aussi il m’at-tendait. On attendait ensemble pour pouvoir enfin être à nouveauréunis.

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Projets réalisésau cours de larésidence d'écrivain

a) Rédaction et sélection de nouvelles vouées à la publicationdans ce numéro spécial de la Rue Saint Ambroise, séances de réécriture, delecture et d'échange littéraire.

– M. Clément (français)– Mme Baptiste (lettres-histoire)– M. Peter (lettres-histoire)– Mme Früh (français)– MmeValette (français)– Mme Ciezlak (français)– MmeTanazefti (français)

b) Projet musical : rédaction de textes de chansons/poèmesinspirés par le thème de l'engagement et voués à être mis en musiquedans la lignée de Blues sur Seine et de la classe à PAC musique du lycée.

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– MmeValette (français)– MmeVernet (anglais)

Intervenants : M. Fournier (percussions), M. Vandevoorde(guitare)

c) Courts-métrages d'élèves sur le thème de Contretemps, premierroman de Bernardo Toro, dans l'esprit du festival Pocket films (filmstournés sur téléphones portables).

– MmeTanazefti-Dahmen (français)– Mme Dupont (professeur-documentaliste)

d) Table lumineuse de BTS valorisant de manière tech-nologiquement créative des textes inspirés par BernardoToro.

– MmeValette (français)– M. Duhalde (électrotechnique)

e) Film de fiction en anglais, inspiré par l'intrigue de Hamlet deShakespeare, autour de la question de l'engagement et du coup d'Étatde 1973 au Chili dans le cadre de la spécialité anglais de 1eES.

– M. Smith (anglais)

f) Exposition autour de la création et de l'engagement présen-tée à la médiathèque du Chaplin et au CDI du lycée.

– MmeTruchet (documentation)

g)Travail d'enquête sociologique sur l'acculturation à partir du

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témoignage et des réponses de BernardoToro.

– M. Maillard (SES)

h) Travail théâtral sur des textes classiques notamment LesTroyennes d'Euripide autour du thème de l'exil, avec des extraits deContretemps de Bernardo Toro, en partenariat avec le Collectif 12 deMantes-la-Jolie.

– MmeTanazefti-Dahmen (français)– Mme Linard (espagnol)

Intervenant : Frédéric Fachéna, comédien, metteur en scène et co-directeur du Collectif 12.

i)Traduction en espagnol d'extraits de Contretemps de BernardoToro avec des élèves.

– Mme Linard (espagnol)

j) Comité de lecture constitué par les élèves chargé de lire etcommenter quelques nouvelles reçues par la revue Rue Saint Ambroise.

– MmeTanazefti-Dahmen (français)

k) Réalisation d'un documentaire en français sur la Résidenced'écrivain au lycée.

– M. Smith (anglais), avec la contribution des enseignantsparticipant aux projets et d'élèves

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l) Sortie au Salon du livre de Paris et participation à une tableronde sur le thème : À quoi sert la littérature ? autour des Résidencesd'écrivain de la Région Ile-de-France.

– M. Clément (français)– Mme Baptiste (lettres-histoire)– MmeTruchet (documentation)– Mme Dupont (documentation)– M. Smith (anglais)

m) Rédaction d'une notice sur Bernardo Toro pour l'ency-clopédie en ligneWikipédia à partir des éléments analysés par les élèves.

– Mme Dupont (documentation)– MmeValette (français)

n) Projection-débat au Chaplin du documentaire de CarmenCastillo Rue Santa Fe (en présence de la réalisatrice) sur le souvenir de larésistance à la dictature de Pinochet.

– MmeTanazefti-Dahmen (français)– Mme Rebiffé (histoire)– Mme Linard (espagnol)– MmeTruchet (documentation)– M. Smith (anglais)– Mme Peterschmitt (espagnol)

o) Compléments culturels, artistiques et logistiques apportésaux projets.

– Mme Karbiche (Proviseur du lycée)

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– M. Dunat (Proviseur adjoint )– M. Souchon (DAAC Académie deVersailles)– M. Dravet (IA-IPR de lettres)– Mme Leenhardt (IA-IPR de lettres)– Mme Audran-Delhez (CNHI)– Mme Barbizet-Namer (CNHI)– Mme Lesne (CNHI)– M. Corbic (CRDP Académie deVersailles)– Mme Letouzet (Intendante)– Mme Hubac (français)– Mme Cieslak (assistance pédagogique et conception

graphique)– Mme Racinais (anglais)– M. Lefoulon (histoire)– Mme Lebègue (documentation)

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{ L E S Pe t i t s matins}Revue de création littéraireNuméro hors série

11, allée Francis-Lemarque94100, Saint-Maur-des-Fossés

[email protected]://ruesaintambroise.weebly.com/

MaquetteLpm d’après Labomatic

Vente au numéro 10 eurosAbonnement 3 livraisons par anFrance : 25 eurosÉtranger : 30 eurosAbonnement de soutien : 50 euros

Dépôt légal juin 20111632-2584

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