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II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES BCAI 27 27 de la raison. On suppose en outre qu’il coïncide avec l’intérêt général tel qu’il est défini par le Souverain (monarque, parlement), dans la mesure où l’État a des fondements rationnels et où grâce à la délibé- ration et à l’équilibre des pouvoirs, les décisions du gouvernement sont, sinon en adéquation avec la raison, du moins ont tendance à s’en rapprocher de façon asymptotique. Plus récemment, cette théorie a subi une mutation importante avec la prévalence de la démocratie électorale et surtout avec la forme pervertie qu’en donne la démocratie d’opinion : l’in- térêt général tend de plus en plus à devenir incertain puisqu’il évolue au gré des majorités qui fluctuent. Pour tout dire, l’intérêt général est souvent défini par les majorités, mais aussi par les puissances orga- nisées qui influent sur les orientations de ces majo- rités comme les grands groupes économiques et les groupes de pression divers. La doctrine islamique de la maṣlaḥa reconnaît d’emblée la légitimité de l’inté- rêt particulier, mais elle le déclare inférieur en degré à l’intérêt collectif, qui est défini non par un groupe d’intérêts mais seulement par ceux qui légitimement détiennent le pouvoir de dire le droit (2) . Mais ces derniers ne disposent pas d’une liberté complète puisqu’ils doivent s’inscrire à l’intérieur des limites posées par des siècles d’exégèse, de casuistique et de spéculation. La maṣlaḥa du point de vue de la «Communauté des croyants» est définie en théorie par Dieu ; en pratique, elle est du ressort des oulémas et des gouvernants. De ce point de vue, elle n’a que peu à voir avec les aspirations des populations (qui se- raient plutôt l’expression de leurs appétits et de leurs passions) ou l’idée de majorité. Il y a donc une réelle analogie entre maṣlaḥa et «intérêt général», mais les deux catégories présupposent deux conceptions radicalement différentes. Si nous prenons l’exemple des besoins matériels des sujets, la doctrine occiden- tale suppose qu’il existe une légitimité en tant que tel du besoin (il est de l’intérêt général d’améliorer les conditions d’existence d’une population), tandis que la pensée islamique classique estime qu’on ne peut rechercher l’amélioration de l’existence pour elle-même, mais seulement si elle a des fins religieuses qui la transcendent. La différence entre les deux sys- tèmes apparaît très clairement dans cette discussion : alors que l’un est orienté vers l’Autre Vie, l’autre est au contraire orienté vers l’Ici-Bas. Sans doute que ce qui oppose les deux modèles, c’est l’émergence du côté occidental de l’État moderne (défini comme un Sujet fictif). Celui-ci se donne comme tâche de veiller sur la sécurité et le bien-être de ses ressortissants car il en va de sa pérennité. (2) Avec une telle notion, le droit islamique a pu faire l’économie de «droits subjectifs». Opwis Felicitas, Maṣlaḥa and the Purpose of the Law. Islamic Discourse on Legal Change from the 4 th /10 th to 8 th /14 th Century. Leyde, Brill (Studies in Islamic Law and Society, vol. 31), 2010, 370 p. ISBN: 978-9004184169 Voici un ouvrage dont on peut dire qu’il était at- tendu depuis longtemps. En effet, dans le développe- ment récent assez formidable des études sur le droit islamique, on était dans l’attente de celui ou celle qui daignerait se pencher sur l’histoire de la notion de maṣlaḥa qui a joué tardivement un rôle majeur, notamment au moment de l’iṣlāḥ. On sait que, de- puis cette époque, la notion n’a cessé de rencontrer du succès auprès de nombreux auteurs musulmans contemporains. F. Opwis connaît d’ailleurs bien cette littérature contemporaine, comme la thèse du Syrien al-Būṭī ou le petit livre du leader nationaliste marocain ʿAllāl al-Fāsī. On doit tout de même rele- ver l’absence de toute référence au Tunisien al-Ṭāhir b. ʿAšūr qui, lui, a aussi composé un livre sur la ques- tion. Il est nécessaire également d’indiquer que nous disposions jusqu’ici d’études sur la pensée du seul Šāṭibī, qui a été un des théoriciens majeurs de cette notion, comme l’ouvrage du Pakistanais Muhammad Khalid Masud (Islamic Legal Philosophy, Delhi,1989). Mais sans doute faut-il aussi ne pas oublier la thèse de Abdel Magid Turki (Polémiques entre Ibn Ḥazm et Bāğī sur les principes de la Loi musulmane, Alger, Sned, 1975, notamment p. 397-445) où la question est abordée de façon déjà approfondie, même si elle est limitée. L’œuvre de Šāṭibī a été souvent mise en avant, à cause du rôle joué par ʿAbdu et ses élèves ; mais elle a souvent empêché de voir l’ensemble du processus dont elle n’est que l’aboutissement. Avant d’aller plus loin, on observe aujourd’hui que souvent on rend maṣlaḥa par « intérêt géné- ral (1) ». Cette traduction constitue une interpréta- tion malencontreuse du terme arabe originel. En effet, maṣlaḥa désigne l’avantage que peut tirer une personne ou un groupe de personnes, voire la communauté des fidèles dans son ensemble, d’une règle. Cet avantage n’est pas explicite et il ne peut être établi que par l’exégèse juridique. Dans la culture occidentale, l’intérêt général n’est pas l’addition des intérêts particuliers, mais il est l’intérêt auquel tout un chacun devrait parvenir grâce à un usage correct (1) Voir, à titre d’exemple, Marie Claret de Fleurieu, L’Etat musul- man, entre l’idéal islamique et les contraintes du monde temporel, Paris, LGDJ, 2010, p. 70. Cet auteur, qui n’est ni arabisante ni islamisante, s’appuie sur un auteur musulman contemporain. BCAI 27 (2011) Opwis Felicitas: Maṣlaḥa and the Purpose of the Law. Islamic Discourse on Legal Change from the 4th/10th to 8th/14th Century. , recensé par M. Hocine Benk ゥ IFAO 2011 BCAI en ligne http://www.ifao.egnet.net

O Felicitas,Maṣlaḥa and the Purpose of the Law

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O Felicitas,Maṣlaḥa and the Purpose of the Law.

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    de la raison. On suppose en outre quil concide avec lintrt gnral tel quil est dfini par le Souverain (monarque, parlement), dans la mesure o ltat a des fondements rationnels et o grce la dlib-ration et lquilibre des pouvoirs, les dcisions du gouvernement sont, sinon en adquation avec la raison, du moins ont tendance sen rapprocher de faon asymptotique. Plus rcemment, cette thorie a subi une mutation importante avec la prvalence de la dmocratie lectorale et surtout avec la forme pervertie quen donne la dmocratie dopinion : lin-trt gnral tend de plus en plus devenir incertain puisquil volue au gr des majorits qui fluctuent. Pour tout dire, lintrt gnral est souvent dfini par les majorits, mais aussi par les puissances orga-nises qui influent sur les orientations de ces majo-rits comme les grands groupes conomiques et les groupes de pression divers. La doctrine islamique de la malaa reconnat demble la lgitimit de lint-rt particulier, mais elle le dclare infrieur en degr lintrt collectif, qui est dfini non par un groupe dintrts mais seulement par ceux qui lgitimement dtiennent le pouvoir de dire le droit (2). Mais ces derniers ne disposent pas dune libert complte puisquils doivent sinscrire lintrieur des limites poses par des sicles dexgse, de casuistique et de spculation. La malaa du point de vue de la Communaut des croyants est dfinie en thorie par Dieu ; en pratique, elle est du ressort des oulmas et des gouvernants. De ce point de vue, elle na que peu voir avec les aspirations des populations (qui se-raient plutt lexpression de leurs apptits et de leurs passions) ou lide de majorit. Il y a donc une relle analogie entre malaa et intrt gnral , mais les deux catgories prsupposent deux conceptions radicalement diffrentes. Si nous prenons lexemple des besoins matriels des sujets, la doctrine occiden-tale suppose quil existe une lgitimit en tant que tel du besoin (il est de lintrt gnral damliorer les conditions dexistence dune population), tandis que la pense islamique classique estime quon ne peut rechercher lamlioration de lexistence pour elle-mme, mais seulement si elle a des fins religieuses qui la transcendent. La diffrence entre les deux sys-tmes apparat trs clairement dans cette discussion : alors que lun est orient vers lAutre Vie, lautre est au contraire orient vers lIci-Bas. Sans doute que ce qui oppose les deux modles, cest lmergence du ct occidental de ltat moderne (dfini comme un Sujet fictif). Celui-ci se donne comme tche de veiller sur la scurit et le bien-tre de ses ressortissants car il en va de sa prennit.

    (2) Avec une telle notion, le droit islamique a pu faire lconomie de droits subjectifs .

    Opwis Felicitas,Malaa and the Purpose of the Law. Islamic Discourse on Legal Change from the 4th/10th to 8th/14th Century.

    Leyde, Brill (Studies in Islamic Law and Society, vol. 31), 2010, 370 p. ISBN: 978-9004184169

    Voici un ouvrage dont on peut dire quil tait at-tendu depuis longtemps. En effet, dans le dveloppe-ment rcent assez formidable des tudes sur le droit islamique, on tait dans lattente de celui ou celle qui daignerait se pencher sur lhistoire de la notion de malaa qui a jou tardivement un rle majeur, notamment au moment de lil. On sait que, de-puis cette poque, la notion na cess de rencontrer du succs auprs de nombreux auteurs musulmans contemporains. F. Opwis connat dailleurs bien cette littrature contemporaine, comme la thse du Syrien al-B ou le petit livre du leader nationaliste marocain Alll al-Fs. On doit tout de mme rele-ver labsence de toute rfrence au Tunisien al-hir b. Ar qui, lui, a aussi compos un livre sur la ques-tion. Il est ncessaire galement dindiquer que nous disposions jusquici dtudes sur la pense du seul ib, qui a t un des thoriciens majeurs de cette notion, comme louvrage du Pakistanais Muhammad Khalid Masud (Islamic Legal Philosophy, Delhi,1989). Mais sans doute faut-il aussi ne pas oublier la thse de Abdel Magid Turki (Polmiques entre Ibn azm et B sur les principes de la Loi musulmane, Alger, Sned, 1975, notamment p.397-445) o la question est aborde de faon dj approfondie, mme si elle est limite. Luvre de ib a t souvent mise en avant, cause du rle jou par Abdu et ses lves ; mais elle a souvent empch de voir lensemble du processus dont elle nest que laboutissement.

    Avant daller plus loin, on observe aujourdhui que souvent on rend malaa par intrt gn-ral (1) . Cette traduction constitue une interprta-tion malencontreuse du terme arabe originel. En effet, malaa dsigne lavantage que peut tirer une personne ou un groupe de personnes, voire la communaut des fidles dans son ensemble, dune rgle. Cet avantage nest pas explicite et il ne peut tre tabli que par lexgse juridique. Dans la culture occidentale, lintrt gnral nest pas laddition des intrts particuliers, mais il est lintrt auquel tout un chacun devrait parvenir grce un usage correct

    (1) Voir, titre dexemple, Marie Claret de Fleurieu, LEtat musul-man, entre lidal islamique et les contraintes du monde temporel, Paris, LGDJ, 2010, p. 70. Cet auteur, qui nest ni arabisante ni islamisante, sappuie sur un auteur musulman contemporain.

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    Lapparition de lide de malaa constitue indniablement une rupture dans lhistoire de la pense juridique islamique. Alors que primitivement, la loi rvle est prsente comme simposant aux fidles en raison mme de son auteur ( savoir Dieu), sans avoir besoin dtre justifie dans le dtail de ses prescriptions, le processus de rationalisation et dla-boration dune thologie systmatique conduit les oulmas, notamment les ul, soutenir dabord que chaque rgle divine recle une sagesse (ikma)

    selon le principe que Dieu ne peut agir de manire non motive , ce qui dbouche, du moins chez cer-tains dentre eux, soutenir que Dieu agit toujours en vue dune fin (maqd) et quil est possible aux hommes de cerner cette dernire. Aussi la malaa des hommes constitue la fin poursuivie par lAuteur de la ara. Nous retrouvons la structure tlologique de laction divine, telle que la thologie islamique la postule. Cela implique que la doctrine de la malaa ne peut merger qu lissue dun approfondissement de la pense thologique : cest pour cela quelle faisait dfaut une priode ancienne.

    videmment, on peut entrevoir tout ce que cette doctrine peut impliquer : si lon peut cerner les fins que Dieu poursuit, on peut dicter des rgles qui visent ces mmes fins. Ce raisonnement, quand on le mne son extrmit, aboutit, chez certains auteurs, soutenir que la fin poursuivie par Dieu grce la ara est de procurer des avantages aux hommes et de leur viter des nuisances (mafsada). Donnons un exemple simple : la prohibition du vin. Certes, le fidle est invit observer cette prohibition sans se poser de question, mais il nen demeure pas moins quelle comporte une fin et un avantage. La fin est que celui qui lobserve vite de sombrer dans livresse et par consquent de perdre, dans cette situation, la raison. Pourquoi faut-il viter cela? Parce que livresse perturbe la conduite humaine : les actes produits par le sujet ne sont plus valides, ou, pire encore, parce quils sont caractriss par des vices vidents. Or, si les actes de livrogne ne sont gnralement pas recevables, cela implique notamment que ses actes cultuels sont nuls ; et si tel est le cas, il mettra en cause son salut. Une malaa de la prohibition du vin et des boissons enivrantes en gnral, est de permettre daccder au salut ternel. On doit prciser que la prohibition des boissons enivrantes comporte dautres avantages pour le fidle : par exemple, ne pas commettre des actes dlictuels ou bien prserver sa fortune. Aussi observer cette prescription ngative, cest avant tout un bnfice pour lindividu (le salut), mme si elle comporte galement des bnfices pour la collectivit (ordre public). De ce point de vue, la doctrine de la malaa permet de rinterprter le corpus de lois hrit. Cela ne constitue quun aspect.

    Lautre aspect porte sur dventuelles nouvelles lois : toute loi qui veillerait sur les intrts des fidles, sans entrer en contradiction avec le corpus reu, ne devrait-elle pas y tre incorpore, comme si elle avait t dicte par Dieu Lui-mme?

    Louvrage de F. Opwis, issu dune thse, est constitu de cinq chapitres. Dans le premier, consa-cr lmergence dun concept juridique , lauteur se penche sur les relations entre malaa et istil, malaa et istisn, ainsi que sur les crits dIbn al-Muqaffa (m. vers 139/757) et al-wrizm (m. aprs 387/997) et sur les premiers ul comme al-a (m. 370/980), Ab-l-usayn al-Bar (m. 436/1044) et al-uwayn (m. 478/1085).

    Jusquau ive/xe sicle, on peut considrer que la notion est dj luvre, mais le terme est absent. Le terme frquent est istil. LA. observe que la notion est galement proche de celle distisn, mais elle refuse quon les confonde. En fait, le principe de la malaa revient prendre en considration lintrt soit du fidle, soit de la Communaut des musulmans. Cest pour cela quelle peut recouper en partie la notion occidentale d intrt commun ou intrt gnral , dans la mesure o la rgle de droit doit veiller prserver ce dernier (3). Une rgle qui contredirait la malaa serait dune certaine faon une contradiction en soi. Cependant, lautre versant est que la malaa dsigne galement lin-trt particulier.

    F.O. montre ainsi que a, bien quil ft mutazilite et donc ouvert un usage tendu de la raison dans les questions religieuses, tait hostile la notion de malaa. Selon lui, la illa dune rgle ne pouvait tre recherche que dans le cadre du raisonnement par analogie, la raison pour laquelle Dieu a institu telle rgle pouvant nous chapper comme le montre lexemple de Mose et du idr dans le Coran (4). On doit noter que a polmique avec un auteur fiite anonyme moins que ce ne soit avec le fiisme de son poque en gnral -, ce qui semble indiquer que la doctrine de la malaa trouve son origine dans ce courant de pense, non dans le mlikisme comme on la souvent dclar.

    (3) De nos jours, les auteurs musulmans insistent plutt sur cette dimension holiste.(4) A ratio legis [illa] of a textually based rulingis deduced only in order to analogically transfer this ruling to an unprec-edent case (far); it is not deduced to explain the textual ruling or the text itself. Therefore any ratio legis that does not occur in connection with the procedure of analogy is not a ratio legis and is meaningless (p. 18). Il rejette, lit-on plus loin, toute ide de ratio legis qui serait le raisonnement sous-jacent la rgle divine (p.19), de mme quil rejette explicitement tout lien entre la fin poursuivie par Dieu en tablissant les lois et les rationes legis des rgles (p.20).

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    On peut ajouter quil est notoire que les anafites se sont tenus loigns de cette doctrine et quils ny ont apport aucune contribution. F.O. nen a retenu aucun, hormis a et Ab al-usayn al-Bar. Ce dernier, mme sil ne nie pas, comme al- a, tout lien entre ratio legis et malaa, nest pas un partisan de la doctrine de la malaa car pour lui la ratio legis est [seulement] un signe du jugement divin, non un principe explicatif. Elle nest pas lie lobjectif que Dieu [se donne] en imposant sa loi. Aussi la malaa est associe la loi rvle mais est inoprante pour identifier les rationes legis ou pour tablir de nou-velles rgles (). Elle na pas pour fonction daider trouver des solutions des cas au sujet desquels lcriture demeure silencieuse (p. 41). Cest pour cela quil estimait que la malaa ne pouvait servir comme instrument pour driver des rgles pour des objets qui ne sont pas traits dans les sources de la Loi (Coran, Sunna, im). Dans ce cas particulier, le juriste doit, selon le thologien mutazilite, recourir son intelligence.

    Alors que les anafites al-a et Ab al-usayn al-Bar, qui taient dobdience mutazilite en thologie, critiquent la notion de malaa, al-uwayn (m. 478/1085), qui tait fiite-aarite, lui donne une certaine place dans la thorie lgale. sa suite, plusieurs autres fiites-aarites ont jou un rle majeur dans lhistoire de la doctrine de la malaa : il sagit notamment de azl et de Rz. Cest ces deux auteurs de premier plan que F.O. consacre le second chapitre de son ouvrage. Selon elle, les juristes aarites partent dun mme prsuppos : le refus de considrer que le savoir lgal puisse exister hors de la rvlation et la suspicion dans laquelle ils tiennent les lois humaines les ont contraints dcou-vrir des mthodes qui permettent la loi religieuse de statuer sur la totalit de lexprience humaine, mme quand cela nest pas explicite dans les sources crites (p.41-42). Le pionnier de cette raction aarite fut, selon F.O., al-uwayn. Il sefforce, nous dit-elle, de protger les prrogatives des docteurs de la Loi de prononcer des dcisions pourvues dautorit aussi bien dans les matires religieuses que mondaines en concevant une mthodologie claire pour driver des rgles au sujet de cas nouveaux sur lesquels les sources de la Loi sont silencieuses. Il va mme jusqu esprer que les musulmans seraient ainsi en mesure darriver un tel rsultat, mme dans le cas dune extinction totale des mutahidn (p.42). Trois aspects de sa pense lui ont permis de remporter un certain succs : 1 - la loi religieuse sapplique tous les domaines de lactivit humaine ; 2 - sa compr-hension de la malaa comme un lment dans le raisonnement par analogie, notamment dans le qiys al-man ; et 3 - sa typologie des rationes legis afin

    de permettre lextension de la comptence de la loi rvle de nouvelles situations (p.43). La discussion de la problmatique telle quelle est envisage par al-uwayn tablit un lien troit avec la question du pouvoir des oulmas en tant quhritiers des prophtes, qui doivent tre suivis et obis. Il met en garde aussi contre la situation dans laquelle on laisse la dfinition de la malaa aux dirigeants politiques, car dans ce cas on court le risque de voir la religion changer. Sans le concours des oulmas, les fidles ne peuvent la dfinir par eux-mmes (p.44-45).

    Le second chapitre, intitul Intgration de la malaa dans le raisonnement par analogie , est consacr lexamen de la pense de deux grands fiites-aarites : al-azl et Far-al-dn al-Rz. F.O. attribue un rle important au premier : The break-through in defining malaa as a legitimate concept of law-finding came with al-Ghazl (p. 65). Alors que le chapitre 4 est consacr deux juristes anbalites, les chapitres 3 et 5 sont consacrs deux juristes mlikites majeurs : al-Qarf et, pour finir, al-ib. Il est regrettable que lauteur nait pas jug utile de prendre en considration luvre Ibn Abd al-Salm (m. 660/1263), auteur des Qawid al-akm, et qui avait t llve dal-mid (m. 631/1233). Cest sur la base des avances de son matre al-uwayn que Ghazl fait progresser la doctrine. F.O. crit au sujet de ce dernier: Although inconsistencies remain al-Ghazls elaboration, he is doubtlessly the most in-fluential jurist to formulate the concept of malaa. It is within the basic framework of al-Ghazls conception of malaa in which future generations of jurists position and develop their own interpreta-tions (p.88). Mme si cet auteur ne consacre pas beaucoup de place cette notion dans son uvre, il nen tablit pas moins la validit de son emploi afin dtendre le champ lgal, en dfinissant la malaa comme la fin de la loi divine, afin de prserver cinq conditions gnrales de lexistence humaine, qui sont la religion, la vie, lintelligence, la descendance et la proprit. La certitude que la malaa constitue la fin de la loi est le rsultat dune induction. La notion comporte chez azl deux faces : elle constitue une source dans la mesure o elle est lexpression de la finalit de la loi divine et elle est aussi une ratio legis qui sert tablir de nouvelles rgles. Rz, qui crit un sicle aprs azl, combine deux ides : tout en reconnaissant que la malaa est la finalit de la loi divine, il restreint le recours aux malaa non attes-tes (mursala) dans les textes. Une fois cela reconnu, Rz considre la malaa comme un instrument lgal lgitime pour crer du droit.

    Qarf (m. 684/1285), qui na jamais exerc de charge officielle, cherchait dfendre lintgrit de la loi islamique contre les intrusions du pouvoir

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    politique. Alors que Rz limitait le recours la malaa dans le cadre du raisonnement par analogie, par lintermdiaire de la illa, Qarf, qui considrait que la malaa tait le but poursuivi par la loi dans tous les domaines, y voyait un principe juridique gnral permettant de crer du droit. F.O. rsume ainsi lesprit de sa doctrine : Le bien-tre des croyants est le critre suprme pour valuer une situation juridique (p.172). On se rapproche ainsi dune conception utilitariste de la rgle de droit. Cet utilitarisme saccentue nettement avec les juristes suivants comme le anbalite f (m. 716/1316), qui tient la malaa pour lindice le plus fort de la loi, ou le mlikite ib (m.790/1388), qui est sans doute lauteur de lexpos le plus systmatique de la doctrine de la malaa.

    Le problme de la doctrine de la malaa est quil faut tre capable de dterminer lintention du Lgislateur i.e. Dieu -, qui nest pas explicite. On est oblig de faire des supputations. Cest ainsi que selon uwayn, la loi du talion sexplique par la volont de protger lintgrit physique de chacun. Puisque chacun est menac de subir ce quil pourrait faire subir autrui, les plus raisonnables sont amens viter de sattaquer autrui. Mais cela nest nulle part crit : cela est seulement dduit, par prsomp-tion que le Lgislateur ne peut pas tablir une rgle vainement ou sans raison valable. Aussi la doctrine de la malaa constitue une tentative de rinterpr-ter la totalit du droit positif lgu par la tradition la lumire du principe que toute loi a une raison dtre (illa). Cela a conduit les juristes, adeptes de cette doctrine, vouloir cerner lintention du Lgis-lateur dans chaque cas particulier, afin de pouvoir constituer une typologie des fins poursuivies par le Lgislateur. Cest une manire de vouloir tendre le corpus des lois en dictant des rgles conformes ces fins. Si, par exemple, une des fins poursuivies par le Lgislateur est la dfense de lintgrit physique des personnes, on peut considrer que lon peut dicter de nouvelles rgles si elles sont motives par cette rgle et pourvu quelles nentrent pas en conflit avec dautres rgles majeures. Cest pour cette raison que F.O. a donn comme sous-titre son livre Islamic Discourse on Legal Change .

    Lhistoire de la notion de malaa et plus gnra-lement des ul al-fiqh doit rpondre une question : y a-t-il un lien entre le dveloppement dune pense juridique spculative (une thologie juridique), partir du ive/xe sicle, de plus en plus labore et sophistique, et leffondrement du califat dans le monde sunnite peu prs la mme poque ? Il faut tenir compte du fait quavant cette poque, une telle pense tait peu prs absente. On invoque bien sr la Risla de fi (m.204/820). Mais outre

    que lon a montr que cet crit navait que peu voir avec la discipline des ul al-fiqh, on nglige le fait que mme si tel avait t le cas, il serait mystrieuse-ment demeur une tentative unique au cours du iiie/ixe sicle, ce qui est tout de mme peu vraisemblable. Les anciens juristes, sils recouraient lautorit de la Tradition (prophtique ou non), sils faisaient un certain usage du raisonnement, notamment du qiys, et si mme tardivement ils ont systmatiquement cherch fonder leurs dveloppements sur le Co-ran, ils ne disposaient pas dune thorie explicite ni navaient rellement cherch en tablir une. Une telle doctrine nest devenue indispensable que pour des juristes rigs en dtenteurs exclusifs du pouvoir de dire le droit. Cet aspect est soulign par lA. dans la conclusion de louvrage. Une autre transformation importante avait lieu en mme temps et a concouru au mme rsultat : le concept de Dieu lui-mme tait en train de se transformer, de mme que toute la thologie islamique (par exemple, adoption de la doctrine de limpeccabilit des prophtes par le sunnisme, etc.).

    Comme lindique le sous-titre du livre, la malaa constitue une catgorie qui permet dad-mettre le changement sans remettre en question la tradition reue. Car, en effet, une des particularits du droit islamique est que sa lgitimit et donc son autorit ne se rapportent pas seulement au fait quil mane de Dieu, mais aussi quil se prsente comme un legs des gnrations prcdentes. Cest pour cette raison que linnovation, mme limite, est souvent perue avec beaucoup dhostilit. Pour la rendre acceptable, il a fallu au pralable rendre acceptables plusieurs procds, notamment le qiys et, pour ce qui concerne louvrage considr ici, la catgorie de malaa, qui permettent dintroduire des innova-tions sans quelles paraissent en contradiction avec le corpus normatif en vigueur. Ainsi on peut indiquer que lmergence de la catgorie de malaa nest pas fortuite, mais rsulte de la ncessit de trouver les moyens de tenir compte du changement. Do dailleurs le succs quelle a rencontr au cours du xxe sicle.

    Dans sa conclusion, F. O. insiste sur trois aspects de sa recherche. Le premier a trait lenjeu de la controverse sur la catgorie de malaa : il sagit des rapports entre politique et droit. Alors que le Califat abbside avait perdu le pouvoir de dire le droit et que les oulmas (sunnites) sen taient appropri, ils de-meuraient cependant diviss au sujet des domaines qui navaient pas fait lobjet de textes rvls. Il y avait dune part ceux qui, comme al-a et al-Bar, considraient que, dans ce cas, lon devait faire appel lintelligence humaine afin dtablir des rgles au bnfice des hommes, sans que celles-ci soient in-

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    cluses dans la loi religieuse ; on ne pouvait non plus les rattacher la malaa. Ces rgles devaient par ailleurs tre promues par les dtenteurs du pouvoir de facto et leurs agents. Le camp oppos, reprsent sans doute au dpart par le fiisme, considrait que les domaines au sujet desquels la loi divine tait silen-cieuse ne devaient pas tre abandonns au pouvoir de facto, et quils devaient tre envisags la lumire de la catgorie de malaa. Tout en reconnaissant que les avantages quon en tirait taient mondains, les rgles quon tablissait ainsi appartenaient malgr tout la loi divine. Si on admet quune partie de la Loi pouvait dpendre de la volont des titulaires du pouvoir de facto, alors il faut galement admettre la variabilit de la lgislation, qui sera aussi instable que le gouvernement. Cest pour cela que uwayn, qui tait un fiite-aarite, estimait que la loi devait tre indpendante de toute intrusion politique (p.337). Ce but ne pouvait tre atteint que si on mon-trait que la ara couvrait la totalit des domaines et si on tablissait en mme temps des procdures pour driver des rgles propos de questions mondaines qui navaient jamais t traites dans des textes reli-gieux. Cest la lumire de telles considrations quil a introduit la maslaa comme instrument pour crer du droit. Pour ce faire il associa la malaa avec le cri-tre de lopportunit afin de pouvoir identifier la ratio legis des rgles. Ainsi le juriste pouvait recourir des rationes legis afin dtendre et dadapter la loi divine en cas de besoin. Les juristes ultrieurs poursuivirent luvre de uwayn dans cette direction. La doctrine de la malaa fut donc un des moyens de renforcer et de consolider le pouvoir des juristes (5). Le second rsultat important concerne le passage de la concep-tion de la ratio legis du modle du signe (auquel demeurait attach par exemple al-Bar) au modle de la motivation , qui eut lieu selon F.O. vers le ve/xie sicle. Cette rupture tait associe la croyance dans la capacit humaine dabstraire des textes rvls le sens voulu et de lappliquer dans la cration lgisla-tive contemporaine. Sensuivit un recours massif aux catgories de la logique aristotlicienne, qui fut en-seigne dans des formes adaptes jusquau dbut du xxe sicle dans les mdersas. Cette volution indique aussi sans doute un renouvellement de laarisme. Le troisime rsultat concerne les fonctions remplies par cette catgorie de malaa. Elle en distingue deux : de manire rtroactive, elle permet de rendre compte des lois hrites des premiers musulmans

    (5) On peut observer quau xxe sicle, la situation fut boulever-se quand Habib Bourguiba, qui ntait pas un lim, sempara de la catgorie de malaa afin de rformer le droit de ladoption. Il nagit pas, faut-il le rappeler, au nom de la supriorit du Droit civil, dinspiration franaise ou non, mais au nom de la malaa.

    et qui ntaient pas tablies par des textes rvls ; atteindre le changement dans le domaine lgal soit en abandonnant un texte lgislatif existant soit en introduisant une nouvelle rgle. On doit cependant observer que la premire fonction est remplie par lensemble des ul al-fiqh : ces dernires organisent la rinterprtation globale du corpus juridique hrit.

    Cet ouvrage constitue une trs utile contribu-tion une meilleure connaissance dune catgorie majeure de la pense juridique islamique. Toutefois, comme la matire est dune trs grande abstraction, la lecture nen est pas toujours aise. Cependant cela ne devrait pas dcourager ceux qui ne sont pas familiers avec les ul al-fiqh, car une meilleure comprhension des catgories de pense juridiques devrait mieux aider comprendre lhistoire politique et sociale du monde islamique, y compris de nom-breux aspects contemporains.

    Mohammed Hocine Benkheira Ephe - Paris

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