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SEQUENCE 1 (séquence mineure) : Du héros à l’anti-héros. Problématique : En quoi le roman moderne marque-t-il la naissance du anti-héros ? Perspectives d’étude : la définition du terme, la conception classique du héros, les représentations iconographiques du héros et du anti-héros. Lectures analytiques : 1- Miguel de Cervantès, L’Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche (1605), chapitre VIII : l’épisode des moulins à vent (intégral). 2- Stendhal, La Chartreuse de Parme (1839), chapitre III : extrait du texte relatant la bataille de Waterloo, de « Nous avouerons que notre héros » jusqu’à « il n’y comprenait rien du tout ». Documents et activités complémentaires : - Le héros dans la tradition littéraire : extraits de L’Iliade (chant XVIII) et de L’Odyssée (chant IX) d’Homère datant du VIII ° siècle av. J.-C., ainsi que de Yvain ou le Chevalier au lion par Chrétien de Troyes (1172). - Le héros à travers les âges : groupement d’images datant du XV° au XXI° siècle (peinture, enluminure, film, bande-dessinée, œuvre d’art contemporain). - Question sur corpus sur la notion d’anti-héros : texte A, chap. II de Ferragus de Balzac (1833) ; texte B, incipit du Manteau de Nikolaï Vassilievitch Gogol (1843) ; texte C, incipit de Madame Bovary de Flaubert (1857). - Plan détaillé de commentaire : analyse d’un extrait du chap. 2 de Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline (1932). SEQUENCE 2 (séquence majeure) : L’Etranger de Camus (1942), un roman absurde. Problématique : En quoi le roman du XX° siècle achève-t-il la déconstruction du « héros » ? Perspectives d’étude : l’absurde, le portrait de Meursault, le rôle des éléments dans l’œuvre. Lectures analytiques : 1- L’incipit : de « Aujourd’hui maman est morte » à « Oui, monsieur le Directeur ». 2- Le meurtre (fin de la première partie du roman) : de « C’était le même éclatement rouge » à « sur la porte du malheur ». 3- Le procès (extrait de la seconde partie) : de « Même sur un banc d’accusé » à « des charges écrasantes contre un coupable ». Documents et activités complémentaires : - L’absurde chez Camus : extraits du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus (1942) et de la préface à la première édition américaine de L’Etranger (1955). - Découverte de la biographie de l’écrivain à travers le documentaire de Joël Calmettes intitulé Albert Camus. - Analyse d’images : quatre couvertures de L’Etranger. - Devoir type Bac . Corpus sur la demande en mariage composé de trois extraits de romans : texte A, Madame Bovary de Flaubert, chap. III (1857) ; texte B, L’œuvre de Zola, chap. VIII (1886) ; texte C, L’Etranger de Camus, 1 ère partie (1942). Le texte de Camus a fait l’objet d’un commentaire composé. OBJET D’ETUDE : LE PERSONNAGE DE ROMAN, DU XVII° SIECLE A NOS JOURS

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SEQUENCE 1 (séquence mineure) : Du héros à l’anti-héros.

Problématique : En quoi le roman moderne marque-t-il la naissance du anti-héros ?

Perspectives d’étude : la définition du terme, la conception classique du héros, les

représentations iconographiques du héros et du anti-héros.

Lectures analytiques :

1- Miguel de Cervantès, L’Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche (1605),

chapitre VIII : l’épisode des moulins à vent (intégral).

2- Stendhal, La Chartreuse de Parme (1839), chapitre III : extrait du texte relatant la

bataille de Waterloo, de « Nous avouerons que notre héros » jusqu’à « il n’y

comprenait rien du tout ».

Documents et activités complémentaires :

- Le héros dans la tradition littéraire : extraits de L’Iliade (chant XVIII) et de L’Odyssée

(chant IX) d’Homère datant du VIII° siècle av. J.-C., ainsi que de Yvain ou le

Chevalier au lion par Chrétien de Troyes (1172).

- Le héros à travers les âges : groupement d’images datant du XV° au XXI° siècle

(peinture, enluminure, film, bande-dessinée, œuvre d’art contemporain).

- Question sur corpus sur la notion d’anti-héros : texte A, chap. II de Ferragus de

Balzac (1833) ; texte B, incipit du Manteau de Nikolaï Vassilievitch Gogol (1843) ;

texte C, incipit de Madame Bovary de Flaubert (1857).

- Plan détaillé de commentaire : analyse d’un extrait du chap. 2 de Voyage au bout de la

nuit de Louis-Ferdinand Céline (1932).

SEQUENCE 2 (séquence majeure) : L’Etranger de Camus (1942),

un roman absurde.

Problématique : En quoi le roman du XX° siècle achève-t-il la déconstruction du « héros » ?

Perspectives d’étude : l’absurde, le portrait de Meursault, le rôle des éléments dans l’œuvre.

Lectures analytiques :

1- L’incipit : de « Aujourd’hui maman est morte » à « Oui, monsieur le Directeur ».

2- Le meurtre (fin de la première partie du roman) : de « C’était le même éclatement

rouge » à « sur la porte du malheur ».

3- Le procès (extrait de la seconde partie) : de « Même sur un banc d’accusé » à « des

charges écrasantes contre un coupable ».

Documents et activités complémentaires :

- L’absurde chez Camus : extraits du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus (1942) et de la

préface à la première édition américaine de L’Etranger (1955).

- Découverte de la biographie de l’écrivain à travers le documentaire de Joël Calmettes

intitulé Albert Camus.

- Analyse d’images : quatre couvertures de L’Etranger.

- Devoir type Bac. Corpus sur la demande en mariage composé de trois extraits de

romans : texte A, Madame Bovary de Flaubert, chap. III (1857) ; texte B, L’œuvre de

Zola, chap. VIII (1886) ; texte C, L’Etranger de Camus, 1ère

partie (1942). Le texte de

Camus a fait l’objet d’un commentaire composé.

OBJET D’ETUDE : LE PERSONNAGE DE ROMAN, DU XVII° SIECLE A NOS JOURS

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SEQUENCE 3 (séquence majeure) : l’Homme et son combat pour

la justice à travers les siècles

Problématique : Comment les écrivains mettent-ils leur plume au service de la justice ?

Perspectives d’étude : les différents types de textes argumentatifs (fable, conte

philosophique, traité, lettre ouverte), convaincre et persuader, l’engagement de l’écrivain, les

grandes « affaires » de l’histoire de France.

Lectures analytiques :

1- « Le Loup et l’Agneau », Jean de La Fontaine, Fables (VII), 1668.

2- Voltaire, Candide ou l’Optimisme, extrait du chapitre VI (1759).

3- Voltaire, Traité sur la Tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas, extrait du

chapitre I (1763).

4- « J’accuse », extraits de l’article publié par Emile Zola dans le quotidien L’Aurore, le

13 janvier 1898.

Lecture cursive : La Tête des autres de Marcel Aymé (1952).

Documents et activités complémentaires :

- Autour de la fable « Le Loup et l’Agneau » : la version antique d’Esope et la fable

« Les Animaux malades de la peste ».

- Extrait du discours de Robert Badinter à l’Assemblée nationale, lors de la discussion

du projet de loi sur l’abolition de la peine de mort, le 17 septembre 1981.

- Les représentations allégoriques : Justitia, gravure de Maarten Van Heemskerck

(1556) ; Nec Mergitur ou La Vérité sortant du puits, tableau du peintre Edouard

Debat-Ponsan (1898).

- Analyse d’un extrait du film de Sidney Lumet Douze hommes en colère (12 Angry

Men) réalisé en 1957.

- Question de corpus autour du thème du procès, portant sur les textes suivants :

Texte A : Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Livre VIII, chap. 3 (1831)

Texte B : Emile Zola, La Bête humaine, chapitre XII (1890)

Texte C : Albert Camus, L’Etranger (1942).

OBJET D’ETUDE : LA QUESTION DE L’HOMME DANS LES GENRES DE

L’ARGUMENTATION, DU XVI° SIECLE A NOS JOURS

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SEQUENCE 4 (séquence majeure) : Dom Juan de Molière, une pièce atypique

Problématique : En quoi cette pièce tient-elle à la fois de la comédie et de la tragédie ?

Perspectives d’étude : le mythe de Dom Juan, classicisme et baroque au XVII° siècle, les

défis de la mise en scène.

Lectures analytiques :

5- Acte I, scène 2 (extrait) : la tirade de l’inconstance, depuis « Quoi ? Tu veux qu’on se

lie » jusqu’à « étendre mes conquêtes amoureuses ».

6- Acte III, scène 2 (intégrale) : la scène du Pauvre.

7- Acte IV, scène 6 (intégrale) : la seconde intervention d’Elvire.

8- Acte V, scènes 4, 5 et 6 (intégrales) : le dénouement de la pièce.

Lecture cursive : Le plus bel amour de Dom Juan de Jules Barbey d’Aurevilly (1874).

Documents et activités complémentaires :

- Le mythe et ses réécritures : analyse de « Don Juan aux Enfers » de Charles

Baudelaire, extrait des Fleurs du Mal (1857) et du tableau de Delacroix intitulé La

Barque de Don Juan ou Le Naufrage de Don Juan (1840).

- Projection du Dom Juan de Marcel Bluwal (1965) ; comparaison du dénouement de ce

téléfilm et de celui du film de Joseph Losey (1979) intitulé Don Giovanni, adaptation

de l’opéra de Mozart.

SEQUENCE 5 (séquence mineure) : la mort du héros dans le théâtre romantique

Problématique : le héros romantique connaît-il une mort héroïque ?

Perspectives d’étude : la naissance et les principes du drame romantique, l’influence de

Shakespeare sur les auteurs du XIX° siècle, l’évolution de la notion de « héros ».

Lectures analytiques :

1- Alfred de Musset, Lorenzaccio, acte V, scène 7 (intégrale) (1834).

2- Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, acte V, scène 6 (1897) : extrait allant de

« Cyrano est secoué d’un grand frisson » à « Mon panache ».

Documents et activités complémentaires :

- Le drame romantique : extraits de la préface de Cromwell par Victor Hugo (1827) et

de l’article intitulé « De la tragédie » écrit par Alfred de Musset dans La Revue des

Deux Mondes du 1er

novembre 1838 ; évocation de la « bataille d’Hernani » à travers

le tableau d’Alain Besnard intitulé La première d’Hernani. Avant la bataille (1903).

- Shakespeare, source majeure du Romantisme : comparaison de la mort des héros dans

Roméo et Juliette, acte V, scène 3 (1597) et Hernani, acte V, scène 6 (1830).

- L’adaptation du drame au cinéma : analyse de la fin du Cyrano de Bergerac réalisé par

Jean-Paul Rappeneau en 1990, d’après l’œuvre d’Edmond Rostand.

OBJET D’ETUDE : LE TEXTE THEATRAL ET SA REPRESENTATION DU XVII°

SIECLE A NOS JOURS

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SEQUENCE 6 (séquence majeure) : Ecrire pour comprendre la vie :

la poésie du carpe diem

Problématique : Comment la poésie conduit-elle une réflexion sur la vie et la mort ?

Perspectives d’étude : les notions de « carpe diem » et « memento mori » et leurs sources

antiques, l’évolution du thème à travers les siècles, la versification, la Pléiade.

Lectures analytiques :

9- Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, II, 24, « Quand vous serez bien vieille… »

(1578).

10- Pierre Corneille, Stances à Marquise (1658).

11- Charles Baudelaire, « Remords posthume », Les Fleurs du Mal (1857).

Lecture cursive : parcours de lecture sur le thème du Temps dans Les Fleurs du Mal de

Charles Baudelaire (« L’Ennemi », « Le goût du néant », « L’Horloge », « Chant

d’automne »).

Documents et activités complémentaires :

- Les formes modernes du carpe diem : le poème « Si tu t’imagines » écrit par Raymond

Queneau, extrait de L’instant fatal (1948) ; et la chanson de Georges Brassens intitulée

« Marquise », dont les paroles ont été écrites par Pierre Corneille et complétées par

Tristan Bernard (1962).

- Analyse d’œuvres picturales : étude de deux vanités intitulées Cupidon endormi

(vanité) de Luigi Miradori (XVI° siècle) et Untitled de Keith Haring (1983) ; puis

découverte du thème de « la Jeune fille et la Mort » à travers deux représentations

datant de 1517, réalisées par les artistes Hans Baldung Grien et Niklaus Manuel

Deutsch.

- Le carpe diem au cinéma : Le Cercle des poètes disparus de Peter Weir (1989).

OBJET D’ETUDE : ECRITURE POETIQUE ET QUETE DU SENS,

DU MOYEN AGE A NOS JOURS

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Texte 1 :

CHAPITRE VIII

DU SUCCÈS QU’EUT LE VALEUREUX CHEVALIER DON QUICHOTTE DANS

L'ÉPOUVANTABLE ET INOUIE AVENTURE DES MOULINS À VENT, ET D'AUTRES

CHOSES DIGNES DE MEMOIRE.

Alors, Don Quichotte aperçut trente ou quarante moulins à vent se dressant dans la

plaine, et regardant son écuyer : « Ami, dit-il, la fortune vient au-devant de nos souhaits.

Vois-tu là-bas ces géants démesurés ? Ils sont plus de trente : n’importe, je vais attaquer ces

fiers ennemis de Dieu et des hommes. Leurs dépouilles commenceront à nous enrichir.

- Quels géants ? répondit Sancho.

- Ceux que tu vois avec ces grands bras qui ont peut-être deux lieues1 de long.

- Mais, monsieur, prenez-y garde, ce sont des moulins à vent ; et ce qui vous semble des bras

n’est autre chose que leurs ailes, chargées d’actionner les meules.

- Ah ! mon pauvre ami, l’on voit bien que tu n’es pas encore expert en aventures. Ce sont des

géants, je m’y connais. Si tu as peur, éloigne-toi, va quelque part te mettre en oraison2, tandis

que j’entreprendrai cet inégal et dangereux combat. »

En disant ces paroles, il éperonne Rossinante sans écouter le pauvre Sancho, qui se tuait

de lui crier que ce n’étaient point des géants, mais des moulins. Sa conviction était si profonde

qu’elle persistait à mesure qu’il en approchait. « Attendez-moi, disait-il, attendez-moi lâches

et vils brigands ; un seul chevalier vous attaque ». A l’instant même un peu de vent s’éleva, et

les ailes se mirent à tourner. « Oh ! vous avez beau faire, ajouta Don Quichotte, quand vous

remueriez plus de bras que le géant Briarée3, vous n’en serez pas moins punis ! ». Il embrasse

son écu4 et, se recommandant à sa dame Dulcinée, tombe, la lance en arrêt, sur l’aile du

premier moulin qui l’enlève de son cheval et les jette à vingt pas l’un de l’autre.

Sancho Panza se pressait d’accourir au plus grand trot de son âne. Il eut de la peine à

relever son maître, tant la chute avait été lourde. « Eh ! Dieu me vienne en aide ! dit-il, je vous

crie depuis une heure que ce sont ces moulins à vent. Il faut en avoir d’autres dans la tête pour

ne pas le voir tout de suite.

- Paix ! Paix ! répondit Don Quichotte. C’est dans le métier de la guerre que l’on se voit le

plus dépendant des caprices de la fortune, surtout lorsqu’on a pour ennemi ce redoutable

enchanteur Freston, déjà voleur de ma bibliothèque. Je vois bien ce qu’il vient de faire : il a

changé les géants en moulins pour me dérober la gloire de les vaincre. Patience ! il faudra

bien à la fin que mon épée triomphe de sa malice.

- Dieu le veuille ! » répondit Sancho en le remettant debout et en courant en faire autant pour

Rossinante, dont l’épaule était à demi déboîtée.

Miguel de Cervantès, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (1605).

Notes :

1- Mesure de distance approximativement égale à quatre kilomètres.

2- En prière.

3- Géant aux cent bras de la mythologie grecque.

4- Bouclier.

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Texte 2 :

Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois, la peur ne

venait chez lui qu’en seconde ligne ; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal

aux oreilles. L’escorte prit le galop ; on traversait une grande pièce de terre labourée, située

au-delà du canal, et ce champ était jonché de cadavres.

-Les habits rouges ! les habits rouges ! criaient avec joie les hussards de l’escorte.

Et d’abord Fabrice ne comprenait pas ; enfin il remarqua qu’en effet presque tous les

cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d’horreur ; il remarqua

que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore ; ils criaient évidemment pour

demander du secours, et personne ne s’arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain,

se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit

rouge. L’escorte s’arrêta ; Fabrice qui ne faisait pas assez d’attention à son devoir de soldat,

galopait toujours en regardant un malheureux blessé.

-Veux-tu bien t’arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis.

Fabrice s’aperçut qu’il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et

précisément du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue

des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui

parlait à son voisin, général aussi ; d’un air d’autorité et presque de réprimande, il jurait.

Fabrice ne put retenir sa curiosité ; et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son

amie la geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin :

-Quel est-il ce général qui gourmande son voisin ?

-Pardi, c’est le maréchal !

-Quel maréchal ?

-Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jusqu’ici ?

Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l’injure ; il contemplait,

perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskova, le brave des braves.

Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en

avant, une terre labourée qui était remuée d’une façon singulière. Le fond des sillons était

plein d’eau, et la terre fort humide qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments

noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ;

puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui :

c’étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu’il les regarda, ils

étaient déjà à vingt pas de l’escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant

qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles il

voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue.

« Ah ! m’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se répétait-il avec

satisfaction. Me voici un vrai militaire. » A ce moment, l’escorte allait ventre à terre, et notre

héros comprit que c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau

regarder du côté d’où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une

distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il

lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il n’y comprenait rien du tout.

Stendhal, La Chartreuse de Parme (1839).

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Documents complémentaires :

Le héros dans la tradition littéraire

Doc. 1 : extrait de l’Iliade d’Homère, chant XVIII (VIIIe siècle av. J-C).

Suite à sa dispute avec Agamemnon, le chef des troupes grecques, Achille a refusé de reprendre le

combat sous les murailles de Troie. C’est son fidèle ami Patrocle qui a pris la tête de ses hommes, les

Myrmidons. Alors qu’un messager vient de lui apprendre la mort de Patrocle, le héros décide de se

lancer dans la mêlée pour protéger son corps.

Achille cher à Zeus se lève donc. Sur ses fières épaules, Athéna vient jeter l’égide1

frangée ; puis la toute divine orne son front d’un nimbe2 d’or, tandis qu’elle fait jaillir de son

corps une flamme resplendissante. […] C’est ainsi que du front d’Achille une clarté monte

jusqu’à l’éther3. Passant le mur, le héros s’arrête au fossé, sans se mêler aux Achéens

4 : il a

trop de respect pour le sage avis de sa mère. Il s’arrête donc et, de là, pousse un cri –et Pallas

Athéna fait, de son côté, entendre sa voix. Il suscite aussitôt dans les rangs des Troyens un

tumulte indicible. On dirait qu’il s’agit de la voix éclatante que fait entendre la trompette, le

jour où des ennemis, destructeurs de vies humaines, enveloppent une cité. Ainsi, éclatante,

sonne la voix de l’Eacide5. Et à peine ont-ils entendu la voix d’airain de l’Eacide, que leur

cœur à tous s’émeut. Les chevaux aux belles crinières vite à leurs chars font faire demi-tour :

leur cœur pressent trop de souffrances ! Les cochers perdent la tête, à voir le feu vivace qui

flamboie, terrible, au front du magnanime Péléide6 et dont le flamboiement est dû à la déesse

aux yeux pers, Athéna. Trois fois, par-dessus le fossé, le divin Achille jette un immense cri ;

trois fois il bouleverse les Troyens et leurs illustres alliés. Là encore périssent douze des

meilleurs preux, sous leurs propres chars ou par leurs propres piques. Les Achéens, eux, avec

joie, s’empressent alors de tirer Patrocle hors des traits et de le placer sur un lit.

Doc. 2 : extrait de l’Odyssée d’Homère, chant IX (VIIIe siècle av. J-C).

Ulysse n’est pas rentré au royaume d’Ithaque après la guerre de Troie. Après avoir été retenu sur l’île

de la nymphe Calypso, il s’est échoué sur le rivage des Phéaciens. Recueilli par Nausicaa, princesse

de ce royaume, il est amené à la cour où il raconte ses aventures passées et sa confrontation avec le

cyclope Polyphème qui le fit prisonnier avec ses compagnons.

Le soir venu, [le Cyclope] rentra à nouveau le troupeau, procéda à la traite et dévora

deux de mes compagnons pour son souper. Je m’approchais alors en lui tendant une auge1

emplie de mon vin : « Cyclope, arrose ton repas de ce vin. Je voulais te l’offrir pour que tu

nous libères mais je ne vois en toi aucune pitié. » S'emparant du vin, il le but et en fut si

heureux qu’il en redemanda : « Verse m’en encore. Sois gentil, dis-moi qui tu es car je

voudrais te faire un cadeau qui te réjouira ».

Trois fois il reprit du vin, l’avalant d’un seul trait et, lorsque je le vis ivre, je repris la

parole : « Je me nomme Personne. C’est ainsi que tous m’appellent.

- Eh bien je mangerais Personne après vous tous. Voilà le présent que je te fais, dit le Cyclope

en s’écroulant sur le sol ». Et il s’endormit.

Dans son sommeil, il vomissait des jets de chairs et de vin fermentés. Sans perdre un

instant, je réchauffai le pieu et, de la voix, j’encourageais mes hommes de peur qu’ils ne

faiblissent. Quand la pointe fut incandescente2, je me saisis du pieu, en courant, entouré de

mes gens animés d’une nouvelle audace, je le plantai dans l’œil unique du Cyclope. Je pesai

1-Bouclier.

2-Cercle

lumineux.

3-Ciel.

4-Grecs.

5-Du

descendant

d’Eaque.

6-Fils de

Pélée.

1-Récipient

pour nourrir

les animaux.

2-Chauffée.

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de tout mon poids sur le bâton que nous tournions ensemble dans son œil. A gros bouillons, le

sang giclait, faisant siffler le pieu ardent. Des vapeurs remontaient de sa prunelle en feu.

Il rugit comme un fauve. Son cri terrible emplit la grotte et, épouvanté, nous courûmes

nous cacher. De son œil, il arracha le pieu dégoulinant de sang. En même temps, et de tous ses

poumons, il appelait ses voisins à l’aide. Nous les entendîmes bientôt accourir afin de le

secourir : « Que se passe-t-il, Polyphème ? Est-ce qu’on te dérobe ton troupeau ? Cherche- t-

on à te tuer ? Réponds nous !

- C'est Personne qui me tue !

- Personne ? Alors prend ton mal en patience car nous n’y pouvons rien, lui répondirent-ils en

s’éloignant. »

Je riais de ma ruse. Ce nom de personne les avait trompés. En geignant de douleur et à

tâtons, le Cyclope déplaça la roche qui lui servait de porte. Il s’assit sur le seuil, les bras

étendus, craignant que nous ne nous mêlions aux bêtes qui se pressaient pour sortir. Il me

fallait une fois encore user de ruse : notre vie était en jeu. Voici ce que je décidai. Nous nous

échapperions cachés sous les animaux. J’attachai les mâles par trois. Ainsi chacun de mes

hommes s’accrocheraient sur celui du milieu sans craindre d’être découvert par Polyphème.

Cette tâche achevée, il me restait le plus fort des béliers. Je m’agrippai à son épaisse toison et

me coulai sous son ventre. Au fur et à mesure que les bêtes sortaient, le Cyclope tâtait leur

belle laine. Pauvre de lui ! Il ne s’aperçut de rien.

Doc. 3 : extrait du roman intitulé Yvain ou le Chevalier au lion, écrit par Chrétien de

Troyes vers 1172. Occupé à tournoyer dans le royaume, Yvain a oublié la promesse qu’il avait faite à la belle Laudine

de revenir la voir au bout d’un an, et la jeune femme a rompu l’engagement qui les liait. Fou de

douleur, le chevalier s’est enfoncé dans la forêt et a repris sa route.

Messire Yvain cheminait pensif par la forêt profonde. Il erra tant qu’il ouït au loin un

long cri douloureux. Il se dirigea de ce côté, et il vit dans un essart1 un lion aux prises avec un

serpent qui vomissait des flammes ; le serpent l’avait saisi par la queue, et il lui brûlait toute

l’échine2. Messire Yvain ne regarda pas longtemps cette merveille. Il se demanda lequel des

deux il aiderait, et il se décida pour le lion, car on ne doit faire de mal qu’aux êtres venimeux

et pleins de félonie3. Aussi tuera-t-il tout d’abord le serpent ; si le lion l’assaille ensuite, il le

trouvera prêt à la bataille, mais quoi qu’il advienne, messire Yvain portera secours à la noble

bête, comme la pitié l’y invite. Il tira l’épée, mit l’écu4 devant sa face pour se garantir du feu

que le serpent ruait par la gueule, plus large qu’une oule5, et il attaqua la bête félonne : il la

trancha en deux moitiés et frappa et refrappa tant qu’il la dépeça en mille morceaux. Mais

pour délivrer le lion, il dut lui couper un morceau de la queue. Il crut que le lion allait fondre

sur lui, et il se prépara à se défendre. Mais cette idée ne vint pas au lion. Oyez ce que fit la

bête franche et débonnaire. Elle tint ses pieds étendus et joints, et sa tête inclinée vers la terre,

et s’agenouilla par grande humilité, mouillant sa face de larmes.

Messire Yvain comprit que le lion le remerciait d'avoir tué le serpent et de l'avoir

délivré de la mort. Et l'animal reconnaissant suivit à jamais son sauveur sans désirer s'en

séparer tant il lui plut de le servir et de l'aider dans ses exploits futurs.

1-Terrain

défriché.

2-Colonne

vertébrale.

3-Cruauté,

tromperie.

4-Bouclier.

5-Marmite.

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Documents complémentaires :

L’image du héros à travers les âges

Pierre Paul Rubens, Hercule étranglant le lion de

Némée (XVII° siècle)

« Yvain secourant la damoiselle » (XV° siècle), enluminure de

Lancelot du Lac par Chrétien de Troyes.

Gustave Doré, illustration de Don Quichotte

de la Manche (I, 8) par Cervantès (1863).

Superman n°8 par John Byrne et Karl Kesel,

DC Comics, 1987

Image tirée du film de Clint Eastwood Pale Rider,

le cavalier solitaire (1985).

Gilles Barbier, L’Hospice (2002),

collection particulière.

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Texte 3 :

Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un

télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela

ne veut rien dire. C’était peut-être hier.

L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’Alger. Je prendrai

l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai

demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les

refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : « Ce

n’est pas de ma faute. » Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela.

En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances.

Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un

peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire

classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.

J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez

Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit :

«On n’a qu’une mère. » Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais un peu

étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire

et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.

J’ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout

cela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du

ciel, que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis

réveillé, j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin.

J’ai dit « oui » pour n’avoir plus à parler.

L’asile est à deux kilomètres du village. J’ai fait le chemin à pied. J’ai voulu voir

maman tout de suite. Mais le concierge m’a dit qu’il fallait que je rencontre le directeur.

Comme il était occupé, j’ai attendu un peu. Pendant tout ce temps, le concierge a parlé et

ensuite, j’ai vu le directeur : il m’a reçu dans son bureau. C’était un petit vieux, avec la

Légion d’honneur. Il m’a regardé de ses yeux clairs. Puis il m’a serré la main qu’il a gardée si

longtemps que je ne savais trop comment la retirer. Il a consulté un dossier et m’a dit : « Mme

Meursault est entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul soutien. » J’ai cru qu’il me

reprochait quelque chose et j’ai commencé à lui expliquer. Mais il m’a interrompu : « Vous

n’avez pas à vous justifier, mon cher enfant. J’ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez

subvenir à ses besoins. Il lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte fait,

elle était plus heureuse ici. » J’ai dit : « Oui, monsieur le Directeur. »

Albert Camus, L’Etranger, 1942.

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Texte 4 :

C'était le même éclatement rouge. Sur le sable, la mer haletait de toute la respiration rapide et

étouffée de ses petites vagues. Je marchais lentement vers les rochers et je sentais mon front se gonfler

sous le soleil. Toute cette chaleur s'appuyait sur moi et s'opposait à mon avance. Et chaque fois que je

sentais son grand souffle chaud sur mon visage, je serrais les dents, je fermais les poings dans les

poches de mon pantalon, je me tendais tout entier pour triompher du soleil et de cette ivresse opaque

qu'il me déversait. A chaque épée de lumière jaillie du sable, d'un coquillage blanchi ou d'un débris de

verre, mes mâchoires se crispaient. J'ai marché longtemps.

Je voyais de loin la petite masse sombre du rocher entourée d'un halo aveuglant par la lumière et

la poussière de mer. Je pensais à la source fraîche derrière le rocher. J'avais envie de retrouver le

murmure de son eau, envie de fuir le soleil, l'effort et les pleurs de femme, envie enfin de retrouver

l'ombre et son repos. Mais quand j'ai été plus près, j'ai vu que le type de Raymond était revenu.

Il était seul. Il reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans les ombres du rocher,

tout le corps au soleil. Son bleu de chauffe fumait dans la chaleur. J'ai été un peu surpris. Pour moi,

c'était une histoire finie et j'étais venu là sans y penser.

Dès qu'il m'a vu, il s'est soulevé un peu et a mis la main dans sa poche. Moi, naturellement, j'ai

serré le revolver de Raymond dans mon veston. Alors de nouveau, il s'est laissé aller en arrière, mais

sans retirer la main de sa poche. J'étais assez loin de lui, à une dizaine de mètres. Je devinais son

regard par instants, entre ses paupières mi-closes. Mais le plus souvent, son image dansait devant mes

yeux, dans l'air enflammé. Le bruit des vagues était encore plus paresseux, plus étale qu'à midi. C'était

le même soleil, la même lumière sur le même sable qui se prolongeait ici. Il y avait déjà deux heures

que la journée n'avançait plus, deux heures qu'elle avait jeté l'ancre dans un océan de métal bouillant.

A l'horizon, un petit vapeur est passé et j'en ai deviné la tache noire au bord de mon regard, parce que

je n'avais pas cessé de regarder l'Arabe.

J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de

soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré tout,

il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu.

La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils.

C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait

mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que je ne pouvais

plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me

débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et

cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a

giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même

instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un

voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus

que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau

toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est

alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait

sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur

le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois

sec et assourdissant que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais

détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré

encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme

quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.

Albert Camus, L’Etranger (1942).

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Texte 5 :

Même sur un banc d’accusé, il est toujours intéressant d’entendre parler de soi. Pendant

les plaidoiries du procureur et de mon avocat, je peux dire qu’on a beaucoup parlé de moi et

peut-être plus de moi que de mon crime. Etaient-elles si différentes, d’ailleurs, ces

plaidoiries? L’avocat levait les bras et plaidait coupable, mais avec excuses. Le procureur

tendait les mains et dénonçait la culpabilité, mais sans excuses. Une chose pourtant me gênait

vaguement. Malgré mes préoccupations, j’étais parfois tenté d’intervenir et mon avocat me

disait alors : « Taisez-vous, cela vaut mieux pour votre affaire. » En quelque sorte, on avait

l’air de traiter cette affaire en dehors de moi. Tout se déroulait sans mon intervention. Mon

sort se déroulait sans qu’on prenne mon avis. De temps en temps, j’avais envie d’interrompre

tout le monde et de dire : « Mais tout de même, qui est l’accusé ? C’est important d’être

l’accusé. Et j’ai quelque chose à dire. » Mais réflexion faite, je n’avais rien à dire. D’ailleurs,

je dois reconnaître que l’intérêt qu’on trouve à occuper les gens ne dure pas longtemps. Par

exemple, la plaidoirie du procureur m’a très vite lassé. Ce sont seulement des fragments, des

gestes ou des tirades entières, mais détachées de l’ensemble, qui m’ont frappé ou ont éveillé

mon intérêt.

Le fond de sa pensée, si j’ai bien compris, c’est que j’avais prémédité mon crime. Du

moins, il a essayé de le démontrer. Comme il le disait lui-même : « J’en ferai la preuve,

messieurs, et je la ferai doublement. Sous l’aveuglante clarté des faits d’abord et ensuite dans

l’éclairage sombre que me fournira la psychologie de cette âme criminelle. » Il a résumé les

faits à partir de la mort de maman. Il a rappelé mon insensibilité, l’ignorance où j’étais de

l’âge de maman, mon bain du lendemain, avec une femme, le cinéma, Fernandel et enfin la

rentrée avec Marie. J’ai mis du temps à le comprendre à ce moment, parce qu’il disait « sa

maîtresse » et pour moi, elle était Marie. Ensuite, il en est venu à l’histoire de Raymond. J’ai

trouvé que sa façon de voir les événements ne manquait pas de clarté. Ce qu’il disait était

plausible. J’avais écrit la lettre d’accord avec Raymond pour attirer sa maîtresse et la livrer

aux mauvais traitements d’un homme « de moralité douteuse ». J’avais provoqué sur la plage

les adversaires de Raymond. Celui-ci avait été blessé. Je lui avais demandé son revolver.

J’étais revenu seul pour m’en servir. J’avais abattu l’Arabe comme je le projetais. J’avais

attendu. Et « pour être sûr que la besogne était bien faite », j’avais tiré encore quatre balles,

posément, à coup sûr, d’une façon réfléchie en quelque sorte.

« Et voilà, messieurs, a dit l’avocat général. J’ai retracé devant vous le fil

d’événements qui a conduit cet homme à tuer en pleine connaissance de cause. J'insiste là-

dessus, a-t-il dit. Car il ne s'agit pas d'un assassinat ordinaire, d'un acte irréfléchi que vous

pourriez estimer atténué par les circonstances. Cet homme, messieurs, cet homme est

intelligent. Vous l'avez entendu, n'est-ce pas? Il sait répondre. Il connaît la valeur des mots. Et

l'on ne peut pas dire qu'il a agi sans se rendre compte de ce qu'il faisait.»

Moi j'écoutais et j'entendais qu'on me jugeait intelligent. Mais je ne comprenais pas

bien comment les qualités d'un homme ordinaire pouvaient devenir des charges écrasantes

contre un coupable.

Albert Camus, L’Etranger (1942).

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Documents complémentaires :

Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, 1942 :

Le Mythe de Sisyphe est un essai dans lequel Albert Camus explique sa philosophie. Le titre fait

référence à Sisyphe, personnage de la mythologie condamné par Zeus à pousser un rocher au sommet

d’une montagne sans jamais y parvenir ; son supplice est éternel car lorsqu’il croit toucher au but, le

rocher roule vers le bas et tout est à recommencer.

Il arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas,

tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur

le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi »

s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'étonnement. « Commence », ceci est important.

La lassitude est à la fin des actes d'une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le

mouvement de la conscience. Elle l'éveille et elle provoque la suite. La suite, c'est le retour inconscient

dans la chaîne, ou c'est l'éveil définitif. Au bout de l'éveil vient, avec le temps, la conséquence :

suicide ou rétablissement. En soi, la lassitude a quelque chose d'écœurant. Ici je dois conclure qu'elle

est bonne. Car tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle. Ces remarques n'ont rien

d'original. Mais elles sont évidentes : cela suffit pour un temps, à l'occasion d'une reconnaissance

sommaire dans les origines de l'absurde. Le simple « souci » est à l'origine de tout.

De même et pour tous les jours d'une vie sans éclat, le temps nous porte. Mais un moment vient

toujours où il faut le porter. Nous vivons sur l'avenir : « demain », « plus tard », « quand tu auras une

situation », « avec l'âge tu comprendras ». Ces inconséquences sont admirables, car enfin il s'agit de

mourir. Un jour vient pourtant et l'homme constate ou dit qu'il a trente ans. Il affirme ainsi sa jeunesse.

Mais du même coup, il se situe par rapport au temps. Il y prend sa place. Il reconnaît qu'il est à un

certain moment d'une courbe qu'il confesse devoir parcourir. Il appartient au temps et, à cette horreur

qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui-même aurait

dû s'y refuser. Cette révolte de la chair, c'est l'absurde.

Albert Camus, Préface à la première édition américaine de l’Etranger, 1955 :

J’ai résumé l’Étranger, il y a très longtemps, par une phrase dont je reconnais qu’elle est très

paradoxale : « dans notre société, tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque

d’être condamné à mort. » Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu’il ne

joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de

la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c’est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme

une épave. On aura cependant une idée plus exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux

intentions de son auteur, si l’on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est

simple, il refuse de mentir. Mentir, ce n’est pas seulement dire ce qui n’est pas. C’est aussi, c’est

surtout dire plus que ce qui est, et, en ce qui concerne le cœur humain, dire plus qu’on ne sent. C’est

ce que nous faisons tous, tous les jours, pour simplifier la vie. Meursault, contrairement aux

apparences, ne veut pas simplifier la vie. Il dit ce qu’il est, il refuse de masquer ses sentiments et

aussitôt la société se sent menacée. On lui demande par exemple de dire qu’il regrette son crime, selon

la formule consacrée. Il répond qu’il éprouve à cet égard plus d’ennui que de regret véritable. Et cette

nuance le condamne.

Meursault pour moi n’est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil

qui ne laisse pas d’ombre. Loin d’être privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que

tenace, l’anime, la passion de l’absolu et de la vérité. Il s’agit d’une vérité encore négative, la vérité

d’être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi ne sera jamais possible.

On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans l’Etranger l’histoire d’un homme qui,

sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité.

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Documents complémentaires:

Les couvertures de L’Etranger de Camus :

1/ Illustration de Lucien Fontanarosa pour la

première édition en Livre de poche (1959)

2/ Illustration d’Alexis Oussenko pour

l’édition Folio de 1980.

3/ Tableau de Nicolas de Stael intitulé Figures

au bord de mer (1952)

4/ Photographie illustrant l’édition

Folio de 2012.

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Texte 6 :

LE LOUP ET L'AGNEAU

La raison du plus fort est toujours la meilleure :

Nous l'allons montrer tout à l'heure1.

Un Agneau se désaltérait

Dans le courant d'une onde pure.

Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure,

Et que la faim en ces lieux attirait.

Qui te rend si hardi2 de troubler mon breuvage ?

Dit cet animal plein de rage :

Tu seras châtié de ta témérité.

-Sire, répond l'Agneau, que Votre Majesté

Ne se mette pas en colère ;

Mais plutôt qu'elle considère

Que je me vas3 désaltérant

Dans le courant,

Plus de vingt pas au-dessous d'Elle,

Et que par conséquent, en aucune façon,

Je ne puis troubler sa boisson.

-Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,

Et je sais que de moi tu médis l'an passé.

-Comment l'aurais-je fait si4 je n'étais pas né ?

Reprit l'Agneau, je tette encor ma mère.

-Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.

-Je n'en ai point. -C'est donc quelqu'un des tiens :

Car vous ne m'épargnez guère,

Vous, vos Bergers et vos Chiens.

On me l'a dit : il faut que je me venge."

Là-dessus, au fond des forêts

Le Loup l'emporte et puis le mange,

Sans autre forme de procès.

Jean de La Fontaine, Fables, 1668.

Document complémentaire : « Le Loup et l’Agneau » d’après Esope

Un loup, voyant un agneau qui buvait à une rivière, voulut alléguer un prétexte spécieux

pour le dévorer. C’est pourquoi, bien qu’il fût lui-même en amont, il l’accusa de troubler l’eau

et de l’empêcher de boire. L’agneau répondit qu’il ne buvait que du bout des lèvres, et que

d’ailleurs, étant à l’aval, il ne pouvait troubler l’eau à l’amont.

Le loup, ayant manqué son effet, reprit : « Mais l’an passé tu as insulté mon père. - Je

n’étais pas même né à cette époque », répondit l’agneau. Alors le loup reprit : « Quelle que

soit ta facilité à te justifier, je ne t’en mangerai pas moins. » Cette fable montre qu’auprès des

gens décidés à faire le mal la plus juste défense reste sans effet.

Ésope, Fables, VIe siècle av. J.-C.

1- à l'instant même

2- assez hardi pour

3- « Je me vas » : forme dite progressive

marquant la continuité de l'action : je suis en

train de me désaltérer.

4- puisque

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Texte 7 :

CHAPITRE SIXIÈME

COMMENT ON FIT UN BEL AUTO-DA-FÉ POUR EMPÊCHER LES TREMBLEMENTS

DE TERRE, ET COMMENT CANDIDE FUT FESSÉ

Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du

pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner

au peuple un bel auto-da-fé ; il était décidé par l’université de Coïmbre1 que le spectacle de

quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour

empêcher la terre de trembler.

On avait en conséquence saisi un Biscayen2 convaincu d’avoir épousé sa commère

3, et

deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard4 : on vint lier après le

dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l’un pour avoir parlé, et l’autre pour avoir

écouté avec un air d’approbation : tous deux furent menés séparément dans des appartements

d’une extrême fraîcheur, dans lesquels on n’était jamais incommodé du soleil ; huit jours

après ils furent tous deux revêtus d’un san-benito5, et on orna leurs têtes de mitres de papier :

la mitre et le san-benito de Candide étaient peints de flammes renversées et de diables qui

n’avaient ni queues ni griffes ; mais les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les

flammes étaient droites. Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon

très pathétique, suivi d’une belle musique en faux-bourdon6. Candide fut fessé en cadence,

pendant qu’on chantait ; le Biscayen et les deux hommes qui n’avaient point voulu manger de

lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la

terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable.

Voltaire, Candide ou l’Optimisme, 1759.

1- Coïmbre : ville au nord de Lisbonne réputée pour son université.

2- Biscayen : originaire du Nord de la péninsule.

3- Commère : marraine d’un enfant dont le Biscayen est parrain ; le parrain et la marraine d’un enfant ne

pouvaient se marier sans demander une autorisation à l’Eglise.

4- Arraché le lard : signe d’appartenance à la religion juive qui interdit le lard, le porc.

5- San-benito : vêtement rituel porté par les victimes de l’Inquisition.

6- Faux-bourdon : accord accompagnant le chant grégorien.

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Texte 8 :

Il paraissait impossible que Jean Calas, vieillard de soixante-huit ans, qui avait depuis

longtemps les jambes enflées et faibles, eût seul étranglé et pendu son fils âgé de vingt-huit

ans, qui était d'une force au-dessus de l'ordinaire. Il fallait absolument qu'il eût été assisté dans

cette exécution par sa femme, par son fils Pierre Calas, par Lavaisse1 et par la servante. Ils ne

s'étaient pas quittés un seul moment le soir de cette fatale aventure. Mais cette supposition

était encore aussi absurde que l'autre : car comment une servante zélée, catholique, aurait-elle

pu souffrir que des huguenots2 assassinassent un jeune homme, élevé par elle, pour le punir

d'aimer la religion de cette servante ? Comment Lavaisse serait-il venu exprès de Bordeaux

pour étrangler son ami dont il ignorait la conversion prétendue ? Comment une mère tendre

aurait-elle mis les mains sur son fils ? Comment tous ensemble auraient-ils pu étrangler un

jeune homme aussi robuste qu'eux tous, sans un combat long et violent, sans des cris affreux

qui auraient appelé tout le voisinage, sans des coups réitérés, sans des meurtrissures, sans des

habits déchirés ?

Il était évident que, si le parricide avait pu être commis, tous les accusés étaient

également coupables, parce qu'ils ne s'étaient pas quittés d'un moment ; il était évident qu'ils

ne l'étaient pas ; il était évident que le père seul ne pouvait l'être ; et cependant l'arrêt

condamna ce père seul à expirer sur la roue3.

Le motif de l'arrêt était aussi inconcevable que tout le reste. Les juges qui étaient

décidés pour le supplice de Jean Calas persuadèrent aux autres que ce vieillard faible ne

pourrait résister aux tourments ; et qu'il avouerait, sous les coups des bourreaux, son crime et

celui de ses complices. Ils furent confondus, quand ce vieillard en mourant sur la roue, prit

Dieu à témoin de son innocence, et le conjura de pardonner à ses juges.

Ils furent obligés de rendre un second arrêt contradictoire avec le premier, d'élargir la

mère, son fils Pierre, le jeune Lavaisse et la servante ; mais un des conseillers leur fait sentir

que cet arrêt démentait l'autre, qu'ils se condamnaient eux-mêmes, que tous les accusés ayant

toujours été ensemble dans le temps qu'on supposait le parricide, l'élargissement de tous les

survivants prouvait invinciblement l'innocence du père de famille exécuté, ils prirent alors le

parti de bannir Pierre Calas son fils. Ce bannissement semblait aussi absurde que tout le reste :

car Pierre Calas était ou coupable ou innocent du parricide ; s'il était coupable, il fallait le

rouer comme son père ; s'il était innocent, il ne fallait pas le bannir. Mais les juges, effrayés

du supplice du père et de la piété attendrissante avec laquelle il était mort, imaginèrent de

sauver leur honneur en laissant croire qu'ils faisaient grâce au fils ; et ils crurent que le

bannissement de ce jeune homme pauvre et sans appui, étant sans conséquence, n'était pas une

grande injustice, après celle qu'ils avaient eu le malheur de commettre.

Voltaire, Traité sur la Tolérance, extrait du chapitre I, 1763.

1- Jeune ami de la victime, invité à souper chez la famille Calas le soir du drame.

2- Terme employé par les catholiques pour désigner les protestants.

3- Supplice consistant à attacher à une roue de carrosse le corps du condamné, à briser à coups de barre de

fer ses membres, puis à attacher derrière son dos jambes et bras pendants.

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Texte 9 :

Telle est donc la simple vérité, monsieur le Président, et elle est effroyable, elle restera pour

votre présidence une souillure. Je me doute bien que vous n'avez aucun pouvoir en cette affaire, que

vous êtes le prisonnier de la Constitution et de votre entourage. Vous n'en avez pas moins un devoir

d'homme, auquel vous songerez, et que vous remplirez. Ce n'est pas, d'ailleurs, que je désespère le

moins du monde du triomphe. Je le répète avec une certitude plus véhémente : la vérité est en marche

et rien ne l'arrêtera. C'est aujourd'hui seulement que l'affaire commence, puisque aujourd'hui

seulement les positions sont nettes : d'une part, les coupables qui ne veulent pas que la lumière se

fasse ; de l'autre, les justiciers qui donneront leur vie pour qu'elle soit faite. Quand on enferme la vérité

sous terre, elle s'y amasse, elle y prend une force telle d'explosion que, le jour où elle éclate, elle fait

tout sauter avec elle. On verra bien si l'on ne vient pas de préparer, pour plus tard, le plus retentissant

des désastres.

*

Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de conclure.

J'accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d'avoir été l'ouvrier diabolique de l'erreur

judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d'avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois

ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables.

J'accuse le général Mercier de s'être rendu complice, tout au moins par faiblesse d'esprit, d'une

des plus grandes iniquités du siècle.

J'accuse le général Billot d'avoir eu entre les mains les preuves certaines de l'innocence de

Dreyfus et de les avoir étouffées, de s'être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-

justice, dans un but politique, et pour sauver l'état-major compromis.

J'accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s'être rendus complices du même crime,

l'un sans doute par passion cléricale, l'autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la

guerre l'arche sainte, inattaquable.

J'accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d'avoir fait une enquête scélérate,

j'entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du

second, un impérissable monument de naïve audace.

J'accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, d'avoir fait des

rapports mensongers et frauduleux, à moins qu'un examen médical ne les déclare atteints d'une

maladie de la vue et du jugement.

J'accuse les bureaux de la guerre d'avoir mené dans la presse, particulièrement dans L'Eclair et

dans L'Echo de Paris, une campagne abominable, pour égarer l'opinion et couvrir leur faute.

J'accuse enfin le premier conseil de guerre d'avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur

une pièce restée secrète, et j'accuse le second conseil de guerre d'avoir couvert cette illégalité, par

ordre, en commettant à son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un coupable.

En portant ces accusations, je n'ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de

la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c'est volontairement que je

m'expose.

Quant aux gens que j'accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n'ai contre eux ni

rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l'acte que

j'accomplis ici n'est qu'un moyen révolutionnaire pour hâter l'explosion de la vérité et de la justice.

Je n'ai qu'une passion, celle de la lumière, au nom de l'humanité qui a tant souffert et qui a droit

au bonheur. Ma protestation enflammée n'est que le cri de mon âme. Qu'on ose donc me traduire en

cour d'assises et que l'enquête ait lieu au grand jour !

J'attends.

Veuillez agréer, monsieur le Président, l'assurance de mon profond respect.

Emile Zola, « J’accuse » (extraits), L’Aurore, 13 janvier 1898.

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Document complémentaire :

Les Animaux malades de la peste

Un mal qui répand la terreur,

Mal que le Ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre,

La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom)

Capable d'enrichir en un jour l'Achéron1,

Faisait aux animaux la guerre.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :

On n'en voyait point d'occupés

A chercher le soutien d'une mourante vie ;

Nul mets n'excitait leur envie ;

Ni Loups ni Renards n'épiaient

La douce et l'innocente proie.

Les Tourterelles se fuyaient :

Plus d'amour, partant plus de joie.

Le Lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,

Je crois que le Ciel a permis

Pour nos péchés cette infortune ;

Que le plus coupable de nous

Se sacrifie aux traits du céleste courroux2,

Peut-être il obtiendra la guérison commune.

L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents

On fait de pareils dévouements :

Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence

L'état de notre conscience.

Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons

J'ai dévoré force moutons.

Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense :

Même il m'est arrivé quelquefois de manger

Le Berger.

Je me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense

Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi :

Car on doit souhaiter selon toute justice

Que le plus coupable périsse.

- Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;

Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;

Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,

Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur

En les croquant beaucoup d'honneur.

Et quant au Berger l'on peut dire

Qu'il était digne de tous maux,

Etant de ces gens-là qui sur les animaux

Se font un chimérique empire ».

Ainsi dit le Renard, et flatteurs d'applaudir.

On n'osa trop approfondir

Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,

Les moins pardonnables offenses.

Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins3,

Au dire de chacun, étaient de petits saints.

L'Ane vint à son tour et dit : J'ai souvenance

Qu'en un pré de Moines passant,

La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense

Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.

Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.

A ces mots on cria haro4 sur le baudet

5.

Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue

Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.

Sa peccadille6 fut jugée un cas pendable.

Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !

Rien que la mort n'était capable

D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Jean de La Fontaine, Fables, livre VII (1678).

1- Dans la mythologie grecque, fleuve mythique, branche

du Styx (fleuve des Enfers).

2- Irritation, agitation violente.

3- Gros chiens.

4- Cri servant à désigner un coupable.

5- Ane.

6- Faute légère, péché sans gravité.

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Document complémentaire :

Extrait du discours de Robert Badinter à l’Assemblée nationale, lors de la discussion du projet

de loi sur l’abolition de la peine de mort, le 17 septembre 1981

« Il s'agit bien, en définitive, dans l'abolition, d'un choix fondamental, d'une certaine

conception de l'homme et de la justice. Ceux qui veulent une justice qui tue, ceux-là sont animés par

une double conviction : qu'il existe des hommes totalement coupables, c'est-à-dire des hommes

totalement responsables de leurs actes, et qu'il peut y avoir une justice sûre de son infaillibilité au point

de dire que celui-là peut vivre et que celui-là doit mourir.

A cet âge de ma vie, l'une et l'autre affirmations me paraissent également erronées. Aussi

terribles, aussi odieux que soient leurs actes, il n'est point d'hommes en cette terre dont la culpabilité

soit totale et dont il faille pour toujours désespérer totalement. Aussi prudente que soit la justice, aussi

mesurés et angoissés que soient les femmes et les hommes qui jugent, la justice demeure humaine,

donc faillible. Et je ne parle pas seulement de l'erreur judiciaire absolue, quand, après une exécution, il

se révèle, comme cela peut encore arriver, que le condamné à mort était innocent et qu'une société

entière - c'est-à-dire nous tous - au nom de laquelle le verdict a été rendu, devient ainsi collectivement

coupable puisque sa justice rend possible l'injustice suprême. Je parle aussi de l'incertitude et de la

contradiction des décisions rendues qui font que les mêmes accusés, condamnés à mort une première

fois, dont la condamnation est cassée pour vice de forme, sont de nouveau jugés et, bien qu'il s'agisse

des mêmes faits, échappent, cette fois-ci, à la mort, comme si, en justice, la vie d'un homme se jouait

au hasard d'une erreur de plume d'un greffier. Ou bien tels condamnés, pour des crimes moindres,

seront exécutés, alors que d'autres, plus coupables, sauveront leur tête à la faveur de la passion de

l'audience, du climat ou de l'emportement de tel ou tel. […]

Le choix qui s'offre à vos consciences est donc clair : ou notre société refuse une justice qui

tue et accepte d'assumer, au nom de ses valeurs fondamentales - celles qui l'ont faite grande et

respectée entre toutes - la vie de ceux qui font horreur, déments ou criminels ou les deux à la fois, et

c'est le choix de l'abolition ; ou cette société croit, en dépit de l'expérience des siècles, faire disparaître

le crime avec le criminel, et c'est l'élimination. Cette justice d'élimination, cette justice d'angoisse et de

mort, décidée avec sa marge de hasard, nous la refusons. Nous la refusons parce qu'elle est pour nous

l'anti-justice, parce qu'elle est la passion et la peur triomphant de la raison et de l'humanité. […]

J'en ai terminé.

Les propos que j'ai tenus, les raisons que j'ai avancées, votre cœur, votre conscience vous les

avaient déjà dictés aussi bien qu'à moi. Je tenais simplement, à ce moment essentiel de notre histoire

judiciaire, à les rappeler, au nom du Gouvernement.

Je sais que dans nos lois, tout dépend de votre volonté et de votre conscience. Je sais que

beaucoup d'entre vous, dans la majorité comme dans l'opposition, ont lutté pour l'abolition. Je sais que

le Parlement aurait pu aisément, de sa seule initiative, libérer nos lois de la peine de mort. Vous avez

accepté que ce soit sur un projet du Gouvernement que soit soumise à vos votes l'abolition, associant

ainsi le Gouvernement et moi-même à cette grande mesure. Laissez-moi vous on remercier.

Demain, grâce à vous la justice française ne sera plus une justice qui tue. Demain, grâce à

vous, il n'y aura plus, pour notre honte commune, d'exécutions furtives, à l'aube, sous le dais noir, dans

les prisons françaises. Demain, les pages sanglantes de notre justice seront tournées.

A cet instant plus qu'à aucun autre, j'ai le sentiment d'assumer mon ministère, au sens ancien,

au sens noble, le plus noble qui soit, c'est-à-dire au sens de "service". Demain, vous voterez l'abolition

de la peine de mort. Législateur français, de tout mon cœur, je vous en remercie.

(Applaudissements sur les bancs des socialistes et des communistes et sur quelques bancs du

rassemblement pour la République et de l'union pour la démocratie française - Les députés socialistes

et quelques députés communistes se lèvent et applaudissent longuement.)

Source : Journal officiel - Débats parlementaires - Assemblée nationale –

1ère séance du jeudi 17 septembre 1981.

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Documents complémentaires :

Justitia, gravure de Maarten Van Heemskerck

(1556).

Edouard Debat-Ponsan, La Vérité sortant du puits

(1898).

Document complémentaire :

Extrait du film de Sidney Lumet

avec Henry Fonda (1957).

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Texte 10 :

DOM JUAN : Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on

renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de

vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une

passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les

yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit

de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres

les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout

où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau

être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux

autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et

les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce

que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les

donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout

le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par

cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y

fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une

âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle

nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où

nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à

dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la

tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter

à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que

de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des

conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à

borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens

un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres

mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

Molière, Dom Juan, Acte I scène 2 (1665).

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Texte 11 :

Acte III, scène 2 : DOM JUAN, SGANARELLE, UN PAUVRE.

SGANARELLE : Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la ville.

LE PAUVRE : Vous n’avez qu’à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite

quand vous serez au bout de la forêt. Mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur

vos gardes, et que depuis quelque temps il y a des voleurs ici autour.

DOM JUAN : Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon cœur.

LE PAUVRE : Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône.

DOM JUAN : Ah, ah, ton avis est intéressé, à ce que je vois.

LE PAUVRE : Je suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix

ans, et je ne manquerai pas de prier le Ciel qu’il vous donne toute sorte de biens.

DOM JUAN : Eh, prie-le qu’il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des

autres.

SGANARELLE : Vous ne connaissez pas Monsieur, bon homme, il ne croit qu’en deux et

deux sont quatre, et en quatre et quatre sont huit.

DOM JUAN : Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?

LE PAUVRE : De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me

donnent quelque chose.

DOM JUAN : Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise.

LE PAUVRE : Hélas, Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.

DOM JUAN : Tu te moques ; un homme qui prie le Ciel tout le jour, ne peut pas manquer

d’être bien dans ses affaires.

LE PAUVRE : Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain

à mettre sous les dents.

DOM JUAN : Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins ; ah, ah, je m’en

vais te donner un Louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.

LE PAUVRE : Ah, Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?

DOM JUAN : Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un Louis d’or ou non, en voici un que je te

donne si tu jures, tiens il faut jurer.

LE PAUVRE : Monsieur.

SGANARELLE : Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal.

DOM JUAN : Prends, le voilà, prends te dis-je, mais jure donc.

LE PAUVRE : Non Monsieur, j’aime mieux mourir de faim.

DOM JUAN : Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité, mais que vois-je là ? Un

homme attaqué par trois autres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette

lâcheté.

Molière, Dom Juan (1665).

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Texte 12 :

RAGOTIN : Monsieur, voici une dame voilée qui vient vous parler.

DOM JUAN : Que pourrait-ce être ?

SGANARELLE : Il faut voir.

DONE ELVIRE : Ne soyez point surpris, Dom Juan, de me voir à cette heure et dans cet équipage. C’est

un motif pressant qui m’oblige à cette visite, et ce que j’ai à vous dire ne veut point du tout de

retardement. Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j’ai tantôt fait éclater, et vous me voyez bien

changée de ce que j’étais ce matin. Ce n’est plus cette Done Elvire qui faisait des vœux contre vous, et

dont l’âme irritée ne jetait que menaces, et ne respirait que vengeance. Le Ciel a banni de mon âme toutes

ces indignes ardeurs que je sentais pour vous, tous ces transports tumultueux d’un attachement criminel,

tous ces honteux emportements d’un amour terrestre et grossier, et il n’a laissé dans mon cœur pour vous

qu’une flamme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de

tout, qui n’agit point pour soi, et ne se met en peine que de votre intérêt.

DOM JUAN, à Sganarelle : Tu pleures, je pense.

SGANARELLE : Pardonnez-moi.

DONE ELVIRE : C’est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour votre bien, pour vous faire part

d’un avis du Ciel, et tâcher de vous retirer du précipice où vous courez. Oui, Dom Juan, je sais tous les

dérèglements de votre vie, et ce même Ciel qui m’a touché le cœur, et fait jeter les yeux sur les

égarements de ma conduite, m’a inspiré de vous venir trouver, et de vous dire de sa part que vos offenses

ont épuisé sa miséricorde, que sa colère redoutable est prête de tomber sur vous, qu’il est en vous de

l’éviter par un prompt repentir, et que peut-être vous n’avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire

au plus grand de tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde. Je

suis revenue, grâces au Ciel, de toutes mes folles pensées, ma retraite est résolue, et je ne demande

qu’assez de vie pour pouvoir expier la faute que j’ai faite, et mériter par une austère pénitence le pardon

de l’aveuglement où m’ont plongée les transports d’une passion condamnable ; mais, dans cette retraite,

j’aurais une douleur extrême qu’une personne que j’ai chérie tendrement, devînt un exemple funeste de la

justice du Ciel, et ce me sera une joie incroyable, si je puis vous porter à détourner de dessus votre tête,

l’épouvantable coup qui vous menace. De grâce, Dom Juan, accordez-moi pour dernière faveur cette

douce consolation, ne me refusez point votre salut, que je vous demande avec larmes, et si vous n’êtes

point touché de votre intérêt ; soyez-le au moins de mes prières, et m’épargnez le cruel déplaisir de vous

voir condamner à des supplices éternels.

SGANARELLE : Pauvre femme !

DONE ELVIRE : Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde ne m’a été si cher que

vous, j’ai oublié mon devoir pour vous, j’ai fait toutes choses pour vous, et toute la récompense que je

vous en demande, c’est de corriger votre vie, et de prévenir votre perte. Sauvez-vous, je vous prie, ou

pour l’amour de vous, ou pour l’amour de moi. Encore une fois, Dom Juan, je vous le demande avec

larmes, et si ce n’est assez des larmes d’une personne que vous avez aimée, je vous en conjure par tout ce

qui est le plus capable de vous toucher.

SGANARELLE : Cœur de tigre !

DONE ELVIRE : Je m’en vais après ce discours, et voilà tout ce que j’avais à vous dire.

DOM JUAN : Madame, il est tard, demeurez ici, on vous y logera le mieux qu’on pourra.

DONE ELVIRE : Non, Dom Juan, ne me retenez pas davantage.

DOM JUAN : Madame, vous me ferez plaisir de demeurer, je vous assure.

DONE ELVIRE : Non, vous dis-je, ne perdons point de temps en discours superflus, laissez-moi vite

aller, ne faites aucune instance pour me conduire, et songez seulement à profiter de mon avis.

Molière, Dom Juan, Acte IV, scène 6 (1665).

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Texte 13 :

Acte V, scène 4 : DOM JUAN, SGANARELLE.

SGANARELLE : Monsieur, quel diable de style prenez-vous là ? Ceci est bien pis que le reste, et

je vous aimerais bien mieux encore comme vous étiez auparavant. J'espérais toujours de votre salut

; mais c'est maintenant que j'en désespère ; et je crois que le Ciel, qui vous a souffert jusques ici, ne

pourra souffrir du tout cette dernière horreur.

DOM JUAN : Va, va, le Ciel n'est pas si exact que tu penses ; et si toutes les fois que les

hommes…

SGANARELLE : Ah ! Monsieur, c'est le Ciel qui vous parle, et c'est un avis qu'il vous donne.

DOM JUAN : Si le Ciel me donne un avis, il faut qu'il parle un peu plus clairement, s'il veut que je

l'entende.

Scène 5 : DOM JUAN, UN SPECTRE en femme voilée, SGANARELLE.

LE SPECTRE, en femme voilée : Dom Juan n'a plus qu'un moment à pouvoir profiter de la

miséricorde du Ciel ; et s'il ne se repent ici, sa perte est résolue.

SGANARELLE : Entendez-vous, Monsieur ?

DOM JUAN : Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connaître cette voix.

SGANARELLE : Ah ! Monsieur, c'est un spectre : je le reconnais au marcher.

DOM JUAN : Spectre, fantôme, ou diable, je veux voir ce que c'est.

Le Spectre change de figure, et représente le Temps avec sa faux à la main.

SGANARELLE : O Ciel ! voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure ?

DOM JUAN : Non, non, rien n'est capable de m'imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec

mon épée si c'est un corps ou un esprit.

Le Spectre s'envole dans le temps que Dom Juan le veut frapper.

SGANARELLE : Ah ! Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir.

DOM JUAN : Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me repentir.

Allons, suis-moi.

Scène 6 : LA STATUE, DOM JUAN, SGANARELLE.

LA STATUE : Arrêtez, Dom Juan : vous m'avez hier donné parole de venir manger avec moi.

DOM JUAN : Oui. Où faut-il aller ?

LA STATUE : Donnez-moi la main.

DOM JUAN : La voilà.

LA STATUE : Dom Juan, l'endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel

que l'on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre.

DOM JUAN : O Ciel ! que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n'en puis plus, et tout mon corps

devient un brasier ardent. Ah !

Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan ; la terre s'ouvre et

l'abîme ; et il sort de grands feux de l'endroit où il est tombé.

SGANARELLE : [Ah ! mes gages, mes gages !] Voilà par sa mort un chacun satisfait : Ciel

offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal,

maris poussés à bout, tout le monde est content. Il n'y a que moi seul de malheureux. [Mes gages,

mes gages, mes gages !]

Molière, Dom Juan (1665).

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Documents complémentaires :

« Don Juan aux Enfers »

Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraine

Et lorsqu'il eut donné son obole1 à Charon,

Un sombre mendiant, l'œil fier comme Antisthène2,

D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.

Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,

Des femmes se tordaient sous le noir firmament,

Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,

Derrière lui traînaient un long mugissement.

Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,

Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant

Montrait à tous les morts errant sur les rivages

Le fils audacieux qui railla son front blanc.

Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,

Près de l'époux perfide et qui fut son amant,

Semblait lui réclamer un suprême sourire

Où brillât la douceur de son premier serment.

Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre

Se tenait à la barre et coupait le flot noir,

Mais le calme héros, courbé sur sa rapière3,

Regardait le sillage et ne daignait rien voir.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal,

« Spleen et Idéal », XV, 1857.

1-Pièce de monnaie

2-Philosophe grec (Ve siècle av. J.-

C.), fondateur du cynisme.

3-Epée longue et effilée utilisée

comme arme de duel.

Eugène Delacroix, Le Naufrage

de Don Juan ou La Barque de

Don Juan (1840), 135x196 cm,

Musée du Louvre.

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Texte 14 :

Acte V, scène 7 : Venise. -Le cabinet de Strozzi.

Entrent Philippe et Lorenzo, tenant une lettre.

LORENZO. Voilà une lettre qui m'apprend que ma mère est morte. Venez donc faire un tour de

promenade, Philippe.

PHILIPPE. Je vous en supplie, mon ami, ne tentez pas la destinée. Vous allez et venez

continuellement, comme si cette proclamation de mort n'existait pas contre vous.

LORENZO. Au moment où j'allais tuer Clément VII, ma tête a été mise à prix à Rome ; il est naturel

qu'elle le soit dans toute l'Italie, aujourd'hui que j'ai tué Alexandre ; si je sortais d'Italie, je serais

bientôt sonné à son de trompe dans toute l'Europe, et à ma mort, le bon Dieu ne manquera pas de faire

placarder ma condamnation éternelle dans tous les carrefours de l'immensité.

PHILIPPE. Votre gaieté est triste comme la nuit ; vous n'êtes pas changé, Lorenzo.

LORENZO. Non, en vérité ; je porte les mêmes habits, je marche toujours sur mes jambes, et je bâille

avec ma bouche ; il n'y a de changé en moi qu'une misère : c'est que je suis plus creux et plus vide

qu'une statue de fer blanc.

PHILIPPE. Partons ensemble ; redevenez un homme ; vous avez beaucoup fait, mais vous êtes jeune.

LORENZO. Je suis plus vieux que le bisaïeul de Saturne ; je vous en prie, venez faire un tour de

promenade.

PHILIPPE. Votre esprit se torture dans l'inaction ; C'est là votre malheur. Vous avez des travers, mon

ami.

LORENZO. J'en conviens ; que les républicains n'aient rien fait à Florence, c'est là un grand travers

de ma part. Qu'une centaine de jeunes étudiants, braves et déterminés, se soient fait massacrer en vain ;

que Côme, un planteur de choux, ait été élu à l'unanimité ; oh ! Je l'avoue, je l'avoue, ce sont là des

travers impardonnables, et qui me font le plus grand tort.

PHILIPPE. Ne raisonnons pas sur un événement qui n'est pas achevé. L'important est de sortir d'Italie

; vous n'avez pas encore fini sur la terre.

LORENZO. J'étais une machine à meurtre, mais à un meurtre seulement.

PHILIPPE. N'avez-vous pas été heureux autrement que par ce meurtre ? Quand vous ne devriez faire

désormais qu'un honnête homme, qu'un artiste, pourquoi voudriez-vous mourir ?

LORENZO. Je ne puis que vous répéter mes propres paroles. Philippe, j'ai été honnête. Peut-être le

redeviendrais-je sans l'ennui qui me prend. J'aime encore le vin et les femmes ; c'est assez, il est vrai,

pour faire de moi un débauché, mais ce n'est pas assez pour me donner envie de l'être. Sortons, je vous

en prie.

PHILIPPE. Tu te feras tuer dans toutes ces promenades.

LORENZO. Cela m'amusera de les voir. La récompense est si grosse qu'elle les rend presque

courageux. Hier, un grand gaillard à jambes nues m'a suivi un gros quart d'heure au bord de l'eau, sans

pouvoir se déterminer à m'assommer. Le pauvre homme portait une espèce de couteau long comme

une broche ; il le regardait d'un air si penaud qu'il me faisait pitié ; c'était peut-être un père de famille

qui mourait de faim.

PHILIPPE. O Lorenzo ! Lorenzo ! Ton cœur est très malade ; c'était sans doute un honnête homme ;

pourquoi attribuer à la lâcheté du peuple le respect pour les malheureux ?

LORENZO. Attribuez cela à ce qui vous voudrez. Je vais faire un tour au Rialto. (Il sort.)

PHILIPPE, seul. Il faut que je le fasse suivre par quelqu'un de mes gens. Holà ! Jean ! Pippo ! Holà !

(Entre un domestique.) Prenez une épée, vous, et un autre de vos camarades, et tenez-vous à une

distance convenable du seigneur Lorenzo, de manière à pouvoir le secourir si on l'attaque.

JEAN. Oui, monseigneur. (Entre Pippo.)

PIPPO. Monseigneur, Lorenzo est mort. Un homme était caché derrière la porte, qui l'a frappé par-

derrière comme il sortait.

PHILIPPE. Courons vite ; il n'est peut-être que blessé.

PIPPO. Ne voyez-vous pas tout ce monde ? Le peuple s'est jeté sur lui. Dieu de miséricorde ! On le

pousse dans la lagune.

PHILIPPE. Quelle horreur ! Quelle horreur ! Eh ! Quoi ! Pas même un tombeau ? (Il sort.)

Alfred de Musset, Lorenzaccio (1834).

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Texte 15 :

CYRANO (est secoué d'un grand frisson et se lève brusquement) :

Pas là ! Non ! Pas dans ce fauteuil !

(On veut s'élancer vers lui.)

Ne me soutenez pas ! Personne !

(Il va s'adosser à l'arbre.)

Rien que l'arbre !

(Silence.)

Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre,

Ganté de plomb !

(Il se raidit.)

Oh ! Mais !... puisqu'elle est en chemin,

Je l'attendrai debout,

(Il tire l'épée.)

Et l'épée à la main !

LE BRET : Cyrano !

ROXANE (défaillante) : Cyrano !

(Tous reculent épouvantés.)

CYRANO : Je crois qu'elle regarde...

Qu'elle ose regarder mon nez, cette Camarde !

(Il lève son épée.)

Que dites-vous ?... C'est inutile ?... Je le sais !

Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès !

Non ! non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile !

Qu'est-ce que c'est que tous ceux-là !- Vous êtes mille ?

Ah ! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis !

Le Mensonge ?

(Il frappe de son épée le vide.)

Tiens, tiens ! -Ha ! ha ! les Compromis,

Les Préjugés, les Lâchetés !...

(Il frappe.)

Que je pactise ?

Jamais, jamais ! -Ah ! te voilà, toi, la Sottise !

Je sais bien qu'à la fin vous me mettrez à bas ;

N'importe : je me bats ! je me bats ! je me bats !

(Il fait des moulinets immenses et s'arrête haletant.)

Oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose !

Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose

Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,

Mon salut balaiera largement le seuil bleu,

Quelque chose que sans un pli, sans une tache,

J'emporte malgré vous,

(Il s'élance l'épée haute.)

Et c'est...

(L'épée s'échappe de ses mains, il chancelle, tombe dans les bras de Le Bret et de Ragueneau.)

ROXANE (se penchant sur lui et lui baisant le front) : C'est ?...

CYRANO, (rouvre les yeux, la reconnaît et dit en souriant) : Mon panache.

RIDEAU

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, acte V, scène 6 (extrait), 1897.

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Documents complémentaires :

1/ Victor Hugo, Cromwell, extrait de la préface, 1827

Nous voici parvenus à la sommité poétique des temps modernes. Shakespeare, c'est le Drame ;

et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la

tragédie et la comédie. […] La poésie de notre temps est donc le drame ; le caractère du drame est le

réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se

croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la

poésie complète, est dans l’harmonie des contraires. […]

L'unité d'action ou d'ensemble, la seule vraie et fondée, [est] depuis longtemps hors de cause.

[…] Celle-là est aussi nécessaire que les deux autres sont inutiles. C'est elle qui marque le point de vue

du drame ; or, par cela même, elle exclut les deux autres. Il ne peut pas plus y avoir trois unités dans le

drame que trois horizons dans un tableau. Du reste, gardons-nous de confondre l'unité avec la

simplicité d'action. L'unité d'ensemble ne répudie en aucune façon les actions secondaires sur

lesquelles doit s'appuyer l'action principale. […] Quoi de plus invraisemblable et de plus absurde que

ce vestibule, ce péristyle, cette antichambre, lieu banal où nos tragédies ont la complaisance de venir

se dérouler, où arrivent, on ne sait comment, les conspirateurs pour déclamer contre le tyran, le tyran

pour déclamer contre les conspirateurs. […] L’unité de temps n’est pas plus solide que l’unité de lieu.

L’action encadrée de force dans les vingt-quatre heures, est aussi ridicule qu’encadrée dans le

vestibule. Toute action a sa durée propre comme son lieu particulier. […]

Mettons le marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes. Jetons bas ce vieux plâtrage

qui masque la façade de l’art !

2/ Alfred de Musset, « De la tragédie », La Revue des Deux Mondes, 1

er novembre 1838

Lors donc que les classiques de ce temps-ci assistent à un drame nouveau, ils se récrient et se

révoltent, souvent avec justice, et ils s'imaginent voir la décadence de l'art ; ils se trompent. […]

Pourquoi a-t-on opposé ces deux genres l'un à l'autre ? Pourquoi l'esprit humain est-il ainsi

rétréci qu'il lui faille toujours se montrer exclusif ? Pourquoi les admirateurs de Raphaël jettent-ils la

pierre à Rubens ? Pourquoi ceux de Mozart à Rossini ? Nous sommes ainsi faits ; on ne peut même pas

dire que ce soit un mal, puisque ces enthousiasmes intolérants produisent souvent les plus beaux

résultats ; mais il ne faudrait pourtant pas que ce fût une éternelle guerre. […] Lorsque de nos jours,

M. Victor Hugo, avec un courage auquel on doit honneur et justice, monta hardiment à la brèche de ce

même temple, quel déluge de traits n'a-t-on pas lancé sur lui ?

Alain Besnard, La première

d’Hernani. Avant la bataille (1903).

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Documents complémentaires :

Comparaison entre Hernani (1830) et Roméo et Juliette (1597)

HERNANI : Par pitié, ce poison,

Rends-le-moi ! Par l’amour, par notre âme immortelle...

DOÑA SOL, sombre : Tu veux ? Elle boit.

Tiens, maintenant.

DON RUY GOMEZ, à part : Ah ! C’était donc pour elle !

DOÑA SOL, rendant à Hernani la fiole à demi vidée : Prends, te dis-je.

HERNANI, à don Ruy : Vois-tu, misérable vieillard !

DOÑA SOL : Ne te plains pas de moi, je t’ai gardé ta part.

HERNANI, prenant la fiole. Dieu !

DOÑA SOL. Tu ne m’aurais pas ainsi laissé la mienne,

Toi !... tu n’as pas le cœur d’une épouse chrétienne.

Tu ne sais pas aimer comme aime une Silva.

Mais j’ai bu la première et suis tranquille. – Va !

Bois si tu veux !

HERNANI : Hélas ! Qu’as-tu fait, malheureuse ?

DOÑA SOL : C’est toi qui l’as voulu.

HERNANI : C’est une mort affreuse !

DOÑA SOL : Non. – Pourquoi donc ?

HERNANI : Ce philtre au sépulcre conduit.

DOÑA SOL : Devions-nous pas dormir ensemble cette nuit ?

Qu’importe dans quel lit !

HERNANI : Mon père, tu te venges

Sur moi qui t’oubliais ! Il porte la fiole à sa bouche. Doña Sol, se jetant sur lui.

Ciel ! des douleurs étranges !...

Ah ! jette loin de toi ce philtre !... ma raison

S’égare. – Arrête ! hélas ! mon don Juan, ce poison

Est vivant, ce poison dans le cœur fait éclore

Une hydre à mille dents qui ronge et qui dévore !

Oh ! je ne savais pas qu’on souffrit à ce point ?

Qu’est-ce donc que cela ? c’est du feu ! Ne bois point !

Oh ! tu souffrirais trop ! […]

DOÑA SOL : Voilà notre nuit de noces commencée !

Je suis bien pâle, dis, pour une fiancée ?

HERNANI: Ah !

DON RUY GOMEZ: La fatalité s’accomplit.

HERNANI : Désespoir !

Ô tourment ! Doña Sol souffrir, et moi le voir !

DOÑA SOL : Calme-toi. Je suis mieux. – Vers des clartés nouvelles

Nous allons tout à l’heure ensemble ouvrir nos ailes.

Parlons d’un vol égal vers un monde meilleur.

Un baiser seulement, un baiser ! (Ils s’embrassent).

Victor Hugo, Hernani, Acte V, scène 6 (extrait)

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ROMEO : Ah ! Chère Juliette, pourquoi es-tu si belle encore ? Dois-je croire que le spectre de

la Mort est amoureux et que l'affreux monstre décharné te garde ici dans les ténèbres pour te

posséder ?... Horreur ! Je veux rester près de toi, et ne plus sortir de ce sinistre palais de la

nuit ; ici, ici, je veux rester avec ta chambrière, la vermine ! Oh ! C'est ici que je veux fixer

mon éternelle demeure et soustraire au joug des étoiles ennemies cette chair lasse du monde...

(Tenant le corps embrassé) Un dernier regard, mes yeux ! Bras, une dernière étreinte ! et

vous, lèvres, vous, portes de l'haleine, scellez par un baiser légitime un pacte indéfini avec le

sépulcre accapareur ! (Saisissant la fiole.) Viens, amer conducteur, viens, âcre guide. Pilote

désespéré, vite ! Lance sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente ! À ma bien-aimée

! (Il boit le poison.) Oh ! L'apothicaire ne m'a pas trompé : ses drogues sont actives... Je meurs

ainsi... sur un baiser ! (Il expire en embrassant Juliette.)

Frère Laurence paraît à l'autre extrémité du cimetière, avec une lanterne,

un levier et une bêche. […]

LAURENCE, allant vers le tombeau. - Roméo ! (Dirigeant la lumière de sa lanterne sur

l'entrée du tombeau.) Hélas ! Hélas ! Quel est ce sang qui tache le seuil de pierre de ce

sépulcre ? Pourquoi ces épées abandonnées et sanglantes projettent-elles leur sinistre lueur sur

ce lieu de paix ? (Il entre dans le monument.) Roméo ! Oh ! Qu'il est pâle !... Quel est cet

autre ? Quoi, Pâris aussi ! Baigné dans son sang ! Oh ! Quelle heure cruelle est donc coupable

de cette lamentable catastrophe ?... (Éclairant Juliette.) Elle remue ! (Juliette s'éveille et se

soulève.)

JULIETTE : - ô frère charitable, où est mon seigneur ? Je me rappelle bien en quel lieu je dois

être : m'y voici... Mais où est Roméo ? (Rumeur au loin.)

LAURENCE. - J'entends du bruit... Ma fille, quitte ce nid de mort, de contagion, de sommeil

contre nature. Un pouvoir au-dessus de nos contradictions a déconcerté nos plans. Viens,

viens, partons ! Ton mari est là gisant sur ton sein, et voici Pâris. Viens, je te placerai dans

une communauté de saintes religieuses ; pas de questions ! Le guet arrive... Allons, viens,

chère Juliette. (La rumeur se rapproche.) Je n'ose rester plus longtemps. (Il sort du tombeau et

disparaît.)

JULIETTE : - Va, sors d'ici, Car je ne m'en irai pas, mais. Qu'est ceci ? Une coupe qu'étreint

la main de mon bien-aimé ? C'est le poison, je le vois, qui a causé sa fin prématurée.

L'égoïste! Il a tout bu ! Il n'a pas laissé une goutte amie pour m'aider à le rejoindre ! Je veux

baiser tes lèvres : peut-être y trouverai-je un reste de poison dont le baume me fera mourir...

(Elle l'embrasse.) Tes lèvres sont chaudes !

PREMIER GARDE, derrière le théâtre : - Conduis-nous, page... De quel côté ?

JULIETTE : - Oui, du bruit ! Hâtons-nous donc ! (Saisissant le poignard de Roméo.) ô

heureux poignard ! Voici ton fourreau... (Elle se poignarde.) Rouille-toi là et laisse-moi

mourir ! (Elle tombe sur le corps de Roméo et expire.)

William Shakespeare, Roméo et Juliette, Acte V, scène 3.

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Texte 16

Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle,

Assise auprès du feu, dévidant et filant,

Direz chantant mes vers, en vous émerveillant :

« Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle. »

Lors vous n'aurez servante oyant telle nouvelle,

Déjà sous le labeur à demi sommeillant,

Qui au bruit de Ronsard ne s'aille réveillant,

Bénissant votre nom de louange immortelle.

Je serai sous la terre, et fantôme sans os

Par les ombres myrteux je prendrai mon repos ;

Vous serez au foyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et votre fier dédain.

Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain :

Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie.

Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène, II, 24

(1578) (orthographe modernisée).

Texte 18

Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,

Au fond d'un monument construit en marbre noir,

Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir

Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse ;

Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse

Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir,

Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,

Et tes pieds de courir leur course aventureuse,

Le tombeau, confident de mon rêve infini

(Car le tombeau toujours comprendra le poète),

Durant ces grandes nuits d'où le somme est banni,

Te dira : « Que vous sert, courtisane imparfaite,

De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts ? »

- Et le ver rongera ta peau comme un remords.

Charles Baudelaire, « Remords posthume »,

Les Fleurs du Mal (1857).

Texte 17

Marquise, si mon visage

A quelques traits un peu vieux,

Souvenez-vous qu'à mon âge

Vous ne vaudrez guère mieux.

Le temps aux plus belles choses

Se plaît à faire un affront :

Il saura faner vos roses

Comme il a ridé mon front.

Le même cours des planètes

Règle nos jours et nos nuits :

On m'a vu ce que vous êtes

Vous serez ce que je suis.

Cependant j'ai quelques charmes

Qui sont assez éclatants

Pour n'avoir pas trop d'alarmes

De ces ravages du temps.

Vous en avez qu'on adore ;

Mais ceux que vous méprisez

Pourraient bien durer encore

Quand ceux-là seront usés.

Ils pourront sauver la gloire

Des yeux qui me semblent doux,

Et dans mille ans faire croire

Ce qu'il me plaira de vous.

Chez cette race nouvelle

Où j'aurai quelque crédit,

Vous ne passerez pour belle

Qu'autant que je l'aurai dit.

Pensez-y, belle Marquise,

Quoiqu'un grison fasse effroi,

Il vaut bien qu'on le courtise

Quand il est fait comme moi.

Pierre Corneille, Stances à Marquise

(1658).

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Documents complémentaires :

Les formes modernes du « carpe diem »

« Si tu t’imagines »

Si tu t’imagines

si tu t’imagines

fillette fillette

si tu t’imagines

xa va xa va xa

va durer toujours

la saison des za

la saison des za

saison des amours

ce que tu te goures

fillette fillette

ce que tu te goures

Si tu crois petite

si tu crois ah ah

que ton teint de rose

ta taille de guêpe

tes mignons biceps

tes ongles d’émail

ta cuisse de nymphe

et ton pied léger

si tu crois petite

xa va xa va xa va

va durer toujours

ce que tu te goures

fillette fillette

ce que tu te goures

les beaux jours s’en vont

les beaux jours de fête

soleils et planètes

tournent tous en rond

mais toi ma petite

tu marches tout droit

vers sque tu vois pas

très sournois s’approchent

la ride véloce

la pesante graisse

le menton triplé

le muscle avachi

allons cueille cueille

les roses les roses

roses de la vie

et que leurs pétales

soient la mer étale

de tous les bonheurs

allons cueille cueille

si tu le fais pas

ce que tu te goures

fillette fillette

ce que tu te goures.

Raymond Queneau,

L’instant fatal (1948).

« Marquise »

Marquise, si mon visage

A quelques traits un peu vieux,

Souvenez-vous qu’à mon âge

Vous ne vaudrez guère mieux.

Le temps aux plus belles choses

Se plaît à faire un affront :

Il saura faner vos roses

Comme il a ridé mon front.

Le même cours des planètes

Règle nos jours et nos nuits :

On m’a vu ce que vous êtes

Vous serez ce que je suis.

Peut-être que je serai vieille,

Répond Marquise, cependant

J’ai vingt-six ans, mon vieux Corneille,

Et je t’emmerde en attendant.

Georges Brassens, paroles de

Corneille et Tristan Bernard (1962).

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Documents complémentaires :

Vanités

Luigi Miradori, Cupidon endormi (vanité),

XVI° siècle.

Keith Haring, Untitled, 1983.

La jeune fille et la mort

Hans Baldung Grien, La jeune fille et la mort,

1517.

Niklaus Manuel Deutsch, La jeune fille et la

mort, 1517.