OBRA CLÁSSICA - SOI MEME COM OTRE

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  • 7/22/2019 OBRA CLSSICA - SOI MEME COM OTRE

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    PAULRICUR

    SOI-MMECOMME UN

    AUTRE

    DITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VF

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    L'ORDRE PHILOSOPHIQUE

    SOUS LA DIRECTION DE

    FRANOIS WAHL

    ISBN 2-02-011458-5

    ditions du Seuil, mars 1990, l'exception des langues anglo-saxonnes.

    Le Code de la proprit intellectuelle interdit les copies ou reproductions destines une utilisationcollective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite par quelque procd que cesoit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaonsanctionne par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la proprit intellectuelle.

    A FRANOIS WAHLen tmoignage de reconnaissance et d'amiti

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    REMERCIEMENTS

    Mes premiers remerciements vont l'universitd'Edimbourg dans la personne de son Chancelier qui m'aconfr l'honneur de prononcer en 1986 les Gifford Lec-

    tures sous le titre On Seljhood, the Question of Personal

    Identity. C'est de ces confrences que sont issues les

    tudes ici publies.J'exprime galement ma gratitude au professeur

    Spae-mann de l'universit de Munich, qui m'a permis dedonner, la mme anne, une seconde version desconfrences initiales dans le cadre des Schelling

    Vorlesungen.Je remercie en outre le professeur Bianco de l'univer-

    sit de Rome La Sapienza , qui m'a offert l'occasion

    de dvelopper la partie thique de mon ouvrage, dans lecadre de l'enseignement qu'il m'a confi en 1987.

    Je suis reconnaissant mes amis Jean Greisch etRichard Kearney de m'avoir permis d'esquisser lesconsidrations ontologiques sur lesquelles s'achve mon

    travail, dans le cadre de la dcade de Cerisy qu'ils ont

    organise et prside durant l't 1988.

    Enfin, je veux dire Franois Wahl, des ditions duSeuil, ma profonde gratitude pour l'aide qu'il m'a appor-

    te dans la composition et la rdaction de ce livre. Cedernier, comme mes prcdents travaux dits par lui,est redevable, au-del de ce que je puis exprimer, son

    esprit de rigueur et son dvouement l'criture.

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    PRFACE

    La question de l' ipsit

    Par le titre Soi-mme comme un autre,j'ai voulu dsigner le point deconvergence entre les trois intentions philosophiques majeures qui ont

    prsid l'laboration des tudes qui composent cet ouvrage.La premire intention est de marquer le primat de la mdiation

    rflexive sur la position immdiate du sujet, telle qu'elle s'exprime lapremire personne du singulier: je pense, je suis. Cette premire

    intention trouve un appui dans la grammaire des langues naturelles

    lorsque celle-ci permet d'opposer soi je . Cet appui prend des

    formes diffrentes selon les particularits grammaticales propres

    chaque langue. Au-del de la corrlation globale entre le franais soi,

    l'anglais self, l'allemand Selbsl, l'italien se, l'espagnol simismo, lesgrammaires divergent. Mais ces divergences mmes sont instructives,

    dans la mesure o chaque particularit grammaticale claire une partie dusens fondamental recherch. En ce qui concerne le franais, soi estdfini d'emble comme pronom rflchi. Il est vrai que l'usage

    philosophique qui en est fait tout au long de ces tudes enfreint unerestriction que les grammairiens soulignent, savoir que soi estun pronom rflchi de la troisime personne (il, elle, eux). Cetterestriction toutefois est leve, si on rapproche le terme soi du terme se , lui-mme rapport des verbes au mode infinitif- on dit : se

    prsenter , se nommer . Cet usage, pour nous exemplaire, vrifieun des enseignements du linguiste G. Guillaume ', selon lequel c'est l'infinitif, et encore jusqu' un certain point au participe, que le verbeexprime la plnitude de sa signification, avant de se distribuer entre lestemps verbaux et les personnes grammaticales ; le se dsigne alors lerflchi de tous les pronoms personnels, et mme de pronomsimpersonnels, tels que chacun , quiconque , on , auxquels ilsera fait frquemment allusion au cours de nos investigations. Cedtour

    1. G. Guillaume, Temps et Verbe, Paris, Champion, 1965.

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    SOI-MME COMME UN AUTRE PRFACE

    par le se n'est pas vain, dans la mesure o le pronom rflchi soi accde lui aussi la mme amplitude omnitemporelle quand ilcomplte le se associ au mode infinitif: se dsigner soi-mme (je laisse provisoirement de ct la signification attache au mme dans l'expression soi-mme ). C'est sur ce dernier usage - relevantsans conteste du bon usage de la langue franaise ! - que prendappui notre emploi constant du terme soi , en contexte

    philosophique, comme pronom rflchi de toutes les personnesgrammaticales, sans oublier les expressions impersonnelles cites unpeu plus haut. C'est, son tour, cette valeur de rflchiomnipersonnel qui est prserve dans l'emploi du soi dans lafonction de complment de nom : le souci de soi - selon le titremagnifique de Michel Foucault. Cette tournure n'a rien d'tonnant,dans la mesure o les noms qui admettent le soi un cas indirect sonteux-mmes des infinitifs nominaliss, comme l'atteste l'quivalence desdeux expressions : se soucier de soi(-mme) et le souci de soi . Leglissement d'une expression l'autre se recommande de la permissiongrammaticale selon laquelle n'importe quel lment du langage peuttre nominalis : ne dit-on pas le boire , le beau , le belaujourd'hui ? C'est en vertu de la mme permission grammaticale quel'on peut dire le soi , alignant ainsi cette expression sur les formesgalement nominaiises des pronoms personnels dans la position de sujetgrammatical : le je , le tu , le nous , etc. Cette nominalisation,moins tolre en franais qu'en allemand ou en anglais, ne devientabusive que si l'on oublie la filiation grammaticale partir du casindirect consign dans l'expression dsignation de soi , elle-mmedrive par premire nominalisation de l'infinitif rflchi : se dsignersoi-mme . C'est cette forme que nous tiendrons dsormais pourcanonique. La seconde intention philosophique, implicitementinscrite dans le titre du prsent ouvrage par le biais du terme mme ,est de dissocier deux significations majeures de l'identit (dont on va diredans un moment le rapport avec le terme mme ), selon que l'onentend par identique l'quivalent de Y idem ou de Vipse latin.L'quivocit du terme identique sera au cur de nos rflexions sur

    l'identit personnelle et l'identit narrative, en rapport avec un caractremajeur du soi, savoir sa temporalit. L'identit, au sens d'idem,dploie elle-mme une hirarchie de significations que nousexpliciterons le moment venu (cinquime et sixime tudes), et dont la

    permanence dans le temps constitue le degr le plus lev, quois'oppose le diffrent, au sens de

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    changeant, variable. Notre thse constante sera que l'identit au sensUpse n'implique aucune assertion concernant un prtendu noyau nonchangeant de la personnalit. Et cela, quand bien mme l'ipsitapporterait des modalits propres d'identit, comme l'analyse de la

    promesse l'attestera. Or l'quivocit de l'identit concerne notre titre travers la synonymie partielle, en franais du moins, entre mme et identique . Dans ses acceptions varies1, mme est employ

    dans le cadre d'une comparaison ; il a pour contraires : autre,contraire, distinct, divers, ingal, inverse. Le poids de cet usagecomparatif du terme mme m'a paru si grand que je tiendraidsormais la mmet pour synonyme de l'identit-/em et que je luiopposerai l'ipsit par rfrence l'identit-/p.se. Jusqu' quel pointl'quivocit du terme mme se reflte-t-elle dans notre titre Soi-mmecomme un autre ? Indirectement seulement, dans la mesure o soi-mme n'est qu'une forme renforce de soi , l'expression mme servant indiquer qu'il s'agit exactement de l'tre ou de la choseen question (c'est pourquoi il n'y a gure de diffrence entre le souci desoi et le souci de soi-mme , sinon l'effet de renforcement qu'onvient de dire). Nanmoins, le fil tnu qui rattache mme , plac aprs soi l'adjectif mme , au sens d'identique ou de semblable, n'est

    pas rompu. Renforcer, c'est encore marquer une identit. Ce n'est pas le

    cas en anglais ou en allemand osamene peut pas tre confondu avecself, der die, dasselbe, ougleich,avec Selbst, sinon dans des philosophiesqui drivent expressment laseljhood ou la Selbstheit de la mmetrsultant d'une comparaison. Ici, l'anglais et l'allemand sont moinssources d'quivoque que le franais.

    La troisime intention philosophique, explicitement incluse, celle-ci,dans notre titre, s'enchane avec la prcdente, en ce sens queVienlit-ipse met en jeu une dialectique complmentaire de celle del'ipsit et de la mmet, savoir la dialectique dusoi et de Vautre que

    soi. Tant que l'on reste dans le cercle de Pidentit-mmet, l'altrit del'autre que soi ne prsente rien d'original : autre figure, comme on a

    pu le remarquer en passant, dans la liste des antonymes de mme , ct de contraire , distinct , divers , etc. Il en va toutautrement si l'on met en couple l'altrit avec l'ipsit. Une altrit qui

    n'est pas - ou pas1. Le Robert place en tte des significations de l'adjectif mme l'identit

    absolue (la mme personne, une seule et mme chose), la simultanit (dans lemme temps), la similitude (qui fait du mme le synonyme de l'analogue, dupareil, du semblable, du similaire, du tel que), l'galit (une mme quantit de).

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    SOI-MME COMME UN AUTRE

    seulement - de comparaison est suggre par notre titre, une alt-rittelle qu'elle puisse tre constitutive de l'ipsit elle-mme.Soi-mme comme un autre suggre d'entre de jeu que l'ipsit dusoi-mme implique l'altrit un degr si intime que l'une ne selaisse pas penser sans l'autre, que l'une passe plutt dans l'autre,comme on dirait en langage hglien. Au comme , nous vou-drions attacher la signification forte, non pas seulement d'une

    comparaison - soi-mme semblable un autre -, mais bien d'uneimplication : soi-mme en tant que... autre.

    De la premire la troisime considration, nous avons pris appuisur les suggestions de la simple grammaire ; mais c'est aussi sous laconduite du questionnement philosophique que nous avons identifiles formes canoniques qui dans notre propre langue soutiennentl'analyse conceptuelle. S'impose ds lors la tche de procurer l'expression soi-mme comme un autre les dveloppements

    philosophiques qui, sans perdre de vue les contraintes et lessuggestions de la simple grammaire, transcendent les idiotismes denotre propre langue.

    Il m'est apparu qu'une rapide confrontation avec le doublehritage - positif et ngatif - des philosophies du sujet pourrait

    constituer une prface approprie pour faire comprendre pourquoila querelle du Cogito sera par aprs considre comme dpasse.C'est pourquoi je prfre parler ici de prface que d'introduction.Certes, d'autres dbats se proposeront en cours de route, o ladialectique de l'identit-i/w et de ridentit-ifem, celle du soi et deson autre, tiendront les premiers rles. Mais les polmiques danslesquelles nous serons alors engags se situeront au-del du point onotre problmatique se sera spare de celle des philosophies dusujet.

    Je tiens ici pour paradigmatique des philosophies du sujet quecelui-ci y soit formul en premire personne - ego cogito -, que leje se dfinisse comme moi empirique ou comme jetranscen-dantal, que le je soit pos absolument, c'est--dire sansvis--vis autre, ou relativement, l'gologie requrant le complment

    intrinsque de l'intersubjectivit. Dans tous ces cas de figure, lesujet c'est je . C'est pourquoi l'expression philosophies du sujetest tenue ici pour quivalente philosophies du Cogito. C'est

    pourquoi aussi la querelle du Cogito, o le je est tour tour enposition de force et de faiblesse, m'a paru le mieux capable de faireressortir d'entre de jeu la problmatique du soi, sous la rserve quenos investigations ultrieures confirment la prten-

    PRFACE

    tion que nous formulons ici, savoir que l'hermneutique du soi setrouve gale distance de l'apologie du Cogito et de sa destitution.Le style spcifique de l'hermneutique du soi se comprend mieux sil'on a pris au pralable la mesure des tonnantes oscillations quesemblent prsenter les philosophies du sujet, comme si le Cogitodont elles sont issues tait inluctablement soumis un rythmealtern de surestimation et de sous-estimation. Du a je de ces

    philosophies, devrait-on dire, comme certains le disent du pre,qu'il y en a soit pas assez, soit trop ?

    1.Le Cogitose pose

    Le Cogito n'a aucune signification philosophique forte, si saposition n'est pas habite par une ambition de fondation dernire.ultime. Or, cette ambition est responsable de la formidableoscillation sous l'effet de laquelle le je du je pense parat tour tour exalt hors de toute mesure au rang de premire vrit, etrabaiss au rang d'illusion majeure. S'il est vrai que cette ambitionde fondation dernire s'est radicalise de Descartes Kant. puis de

    Kant Fichte, enfin au Husserl des Mditations cartsiennes, ilnous a paru nanmoins suffisant de la pointer son lieu denaissance, chez Descartes lui-mme, dont la philosophie atteste quela crise du Cogito est contemporaine de laposition du Cogito1.

    L'ambition fondationnelle attache au Cogito cartsien se laissereconnatre ds l'abord au caractre hyperbolique du doute quiouvre l'espace d'investigation des Mditations. La radicalit du

    projet2est ainsi la mesure du doute qui n'excepte du rgime de 'opinion ni le sens commun, ni les sciences - tant mathmatiquesque physiques -, ni la tradition philosophique. Plus prcisment,cette radicalit tient la nature d'un doute sans commune mesureavec celui qu'on peut exercer l'intrieur des trois domainessusnomms. L'hypothse d'une tromperie totale procde d'un douteque Descartes appelle mtaphysique poui en marquer la

    disproportion par rapport tout doute interne un 1. R. Descartes. Mditations mtaphysiques, Paris, Garnier-Flammarion, 1979.

    Les chiffres entre parenthses renvoient la pagination Adam-Tannery (AT).2. ... il me fallait entreprendre srieusement une fois en ma vie de me dfaire

    de toutes les opinions que j'avais reues jusqu'alors en ma crance, et commencertout de nouveau ds les fondements, si je voulais tablir quelque chose de ferme etde constant dans les sciences (Pr emire Mdi tat ion, AT, t. IX, p. 13).

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    SOI-MME COMME UN AUTRE

    espace particulier de certitude. C'est pour dramatiser ce doute queDescartes forge, comme on sait, l'hypothse fabuleuse d'un grandtrompeur ou malin gnie, image inverse d'un Dieu vrace, rduitlui-mme au statut de simple opinion '. Si le Cogitopeut procder decette condition extrme de doute, c'est que quelqu'un conduit le doute2.

    Certes, ce sujet de doute est radicalement dsancr, ds lors que lecorps propre est entran dans le dsastre des corps. Mais il reste encore

    quelqu'un pour dire : ... j'emploie tous mes soins me trompermoi-mme feignant que toutes ces penses sont fausses et imaginaires. Mme l'hypothse du malin gnie est une fiction que je forme. Maisce je qui doute, ainsi dsancr au regard de tous les represspatio-temporels solidaires du corps propre, qui est-il ? Dplac parrapport au sujet autobiographique du Discours de la mthode - dont latrace subsiste dans les premires lignes desMditations* -, le je quimne le doute et qui se rflchit dans le Cogito est tout aussimtaphysique et hyperbolique que le doute l'est lui-mme par rapport tous ses contenus. 11 n'est vrai dire personne4.

    Que reste-t-il dire de ce je dsancr ? que, par son obstination mme vouloir douter, il tmoigne d'une volont de certitude et de vrit -nous ne distinguons pas entre les deux expressions ce stade -, quidonne au doute mme une sorte d'orient : en ce sens, le doute cartsienn'est pas le dsespoir kier-kegaardien. Bien au contraire, la volont de

    trouver est ce qui le motive : et, ce que je veux trouver, c'est la vrit dela chose mme. Ce dont on doute, en effet, c'est que les choses soienttelles qu'elles semblent tre. A cet gard, il n'est pas indiffrent quel'hypothse du malin gnie soit celle d'un grand trompeur. La tromperieconsiste prcisment faire passer le sembler pour l'tre vritable.Par le doute, je me persuade que rien n'a jamais t ; mais, ce que jeveux trouver, c'est une chose qui soit certaine et vritable . Cettedernire remarque est capitale pour comprendre le

    1. Il se peut faire qu'il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je faisl'addition de deux et de trois (ibid., AT, t. IX, p. 16).

    2. ...je m'appliquerai srieusement et avec libert dtruire gnralementtoutes mes anciennes opinions (ibid., AT, t. IX, p. 13).

    3. Il y a dj quelque temps que je me suis aperu que, ds mes premiresannes, j'avais reu quantit de fausses opinions pour vritables... (ibid.).

    4. C'est pourquoi le qui du doute ne manque d'aucun autrui puisqu'il estsorti, en perdant tout ancrage, des conditions d'interlocution du dialogue. On nepeut mme pas dire qu'il monologue, dans la mesure o le monologue marque unretrait par rapport i un dialogue qu'il prsuppose en l'interrompant.

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    PRFACE

    retournement du doute en la certitude du Cogito dans la SecondeMditation : conformment la vise ontologique du doute, la premirecertitude qui en drive est la certitude de mon existence, impliquedans l'exercice mme de pense en quoi l'hypothse du grand trompeurconsiste : Il n'y a donc point de doute que je suis, s'il me trompe ; etqu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne soisrien, tant que je penserai tre quelque chose (AT, t. IX, p. 19). C'est

    bien l une proposition existentielle : le verbe tre y est prisabsolument et non comme copule : je suis, j'existe' . La question qui ?, lie d'abord la question qui doute ?,prend un tour

    nouveau en se liant la question qui pense 7et, plus radicalement, quiexiste ?. L'indtermination extrme de la rponse -indterminationhrite du caractre initialement hyperbolique du doute - explique sansdoute que Descartes soit contraint, pour dvelopper la certitude acquise,de lui adjoindre une question nouvelle, savoir celle du savoir ce quejesuis2. La rponse cette question conduit la formule dveloppe duCogito : Je ne suis donc prcisment parlant qu'une chose qui pense,c'est--dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont destermes dont la signification m'tait auparavant inconnue (AT, t. IX,

    p. 21). Par la question quoi ?, nous sommes entrans dans une rechercheprdicative, portant sur ce qui appartient cette connaissance que j'aide moi-mme (AT, t. IX, p. 22), ou plus nettement encore ce quiappartient ma nature '. A ce point,

    1. Le lecteur accoutum auDiscours de la mthodepeut s'tonner de ne pastrouver ici la formule fameuse : Cogito ergo sum. Elle est pourtant implicite laformule : je doute, je suis. De plusieurs manires : d'abord douter, c'est penser ; ensuite, le je suis est reli au doute par un donc , renforc par toutes lesraisons de douter, si bien qu'il faut lire : Pour douter, il faut tre. Enfin, la premire certitude n'est pas de l'ordre du sentiment, c'est une proposition : Desorte qu'aprs y avoir bien pens et avoir soigneusement examin toutes choses,enfin il faut conclure et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j'existe,est ncessairement vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conois enmon esprit (Seconde Mditation, AT, t. IX, p. 19). Laissons pour l'instant dect la restriction : toutes les fois que je la prononce... ; elle jouera un rle dcisif dans ce que j'appellerai plus loin la crise du Cogito.

    2. Mais je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis, moi qui suiscertain que je suis (ibid). Et encore : j'ai reconnu que j'tais, et je cherche quel je

    suis, moi que j'ai reconnu tre (ibid., AT, t. IX. p. 21). Ce passage de la questionqui ? la question quoi ? est prpar par un usage du verbe tre qui oscille entrel'usage absolu, Je suis, j'existe et l'usage prdicatif, Je suis quelque chose .Quelque chose, mais quoi ?

    3. Ici recommence un criblage d'opinions par le doute mthodique, criblageparallle celui de laPremire Mditation, mais dont l'enjeu est la liste des prdi-cats attribuables ce je certain d'exister dans la nudit du je suis .

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    SOI-MME COMME UN AUTRE

    le je perd dfinitivement toute dtermination singulire endevenant pense, c'est--dire entendement. Il est vrai que cettetendance qu'on peut dire pistmologisante (renforce par ledveloppement fameux de la Seconde Mditation connu sous le nomdu morceau de cire ) est tempre par une tendance

    phnomnologisante , exprime dans l'numration qui prserve larelle varit intime de l'acte de penser: Qu'est-ce qu'une chose qui

    pense ? C'est--dire une chose qui doute, qui conoit, qui affirme,qui nie. qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent (ibid.). Cette numration pose la question de l'identit du sujet,mais en un tout autre sens que l'identit narrative d'une personneconcrte. Il ne peut s'agir que de l'identit en quelque sorte

    ponctuelle, anhistorique, du je dans la diversit de ses oprations; cette identit est celle d'un mme qui chappe l'alternative de la

    permanence et du changement dans le temps, puisque le Cogilo estinstantan1.

    Au terme de la Seconde Mditation, le statut du sujet mditantapparat sans commune mesure avec ce que, dans la suite de nosinvestigations, nous appellerons locuteur, agent, personnage denarration, sujet d'imputation morale, etc. La subjectivit qui se poseelle-mme par rflexion sur son propre doute, doute radica-lis par

    la fable du grand trompeur, est une subjectivit dsan-cre, queDescartes, conservant le vocabulaire substantialiste desphilosophies avec lesquelles il croit avoir rompu, peut encoreappeler une me. Mais c'est l'inverse qu'il veut dire : ce que latradition appelle me est en vritsujet, et ce sujet se rduit l'actele plus simple et le plus dpouill, celui de penser. Cet acte de

    penser, encore sans objet dtermin, suffit vaincre le doute, parceque le doute le contient dj. Et, comme le doute est volontaire etlibre, la pense se pose en posant le doute. C'est dans ce sens que lej'existe pensant est une premire vrit, c'est--dire une vrit querien ne prcde.

    Or la question se pose de savoir si, chez Descartes lui-mme, lej'existe pensant se soutient dans cette position de premire vritimmdiatement connue par rflexion sur le doute. Ce serait le cas si,

    dans l'ordre des raisons, toutes les autres vrits procdaient de lacertitude du Cogito. Or, l'objection formule par1. L'argument, ici, vaut d'tre rapport : Car il est de soi si vident que c'est

    moi qui doute, qui entends et qui dsire, qu'il n'est pas ici besoin de rien ajouterpour l'expliquer. (AT, t. IX. p. 22). L'vidence porte ici sur l'impossibilit dedisjoindre aucun de ces modes de la connaissance que j'ai de moi-mme, donc dema vritable nature.

    PRFACE

    Martial Gueroult dansDescartes selon l'ordre des raisons1continuede me paratre imparable. La certitude du Cogito donne de la vritune version seulement subjective ; le rgne du malin gnie continue,quant savoir si la certitude a valeur objective ; que mon me soit

    pure intelligence, cela est certain, mais c'est seulement une ncessitinterne de la science : Toutefois, si cette science est, pour monentendement, aussi certaine que le Cogito, elle n'a de certitude qu'

    l'intrieur de lui, c'est--dire pour mon moi enferm en lui-mme(op. cit.,p. 87). La difficult tant celle qu'on vient de dire, il apparatque chez Descartes la dmonstration de Dieu permettra seule dersoudre la question (ibid.,p. 137). Or, cette dmonstration, tellequ'elle est conduite dans la Troisime Mditation, renverse l'ordre dela dcouverte, ou ordo cognoscendi, qui devrait lui seul, si le Cogitotait tous gards vrit premire, conduire du moi Dieu, puis auxessences mathmatiques, puis aux choses sensibles et aux corps ; etelle le renverse au bnfice d'un autre ordre, celui de la vrit de lachose , ou ordo essendi : ordre synthtique selon lequel Dieu, simplechanon dans le premier ordre, devient le premier anneau. Le Cogitoserait vritablement absolu, tous gards, si l'on pouvait montrer qu'iln'y a qu'un ordre, celui o il est effectivement premier, et que l'autreordre, qui le fait rgresser au second rang, drive du premier. Or il

    semble bien que la Troisime Mditation renverse l'ordre, en plaantla certitude du Cogito en position subordonne par rapport lavracit divine, laquelle est premire selon la vrit de la chose2.

    1. M. Gueroult. Descartes selon l'ordre des raisons. 2 vol., Paris,Aubier-Montaigne, 1953.

    2. Que pour Descanes il n'y ait eu ni sophisme ni cercle, cela n'est pas douteux.Mais le prix payer est considrable. L'argument repose sur la distinction entredeux statuts des ides : quant leur tre formel - c'est--dire en tant que pr-sentes en moi, abstraction faite de leur valeur reprsentative -, elles sont simple-ment en moi, toutes de mme rang, car galement penses par moi. Quant leurvaleur reprsentative, appele tre objectif, elle prsente des degrs variablesde perfection : gales en tant que penses, les ides ne le sont plus quant cequ'elle reprsentent. On connat la suite : l'ide de perfection, tenue pour syno-nyme de l'ide philosophique de Dieu, s'avre dote d'un contenu reprsentatifdisproportionn mon intrieur, qui est celui d'un tre imparfait, puisquecondamn aller au vrai par le chemin pnible du doute. Telle est l'tonnante

    situation : un contenu plus grand que son contenant. La question se pose alors de lacause de cette ide : de toutes les autres ides je pourrais soutenir que je suis lacause, car elles n'ont pas plus d'tre que moi. De l'ide de Dieu je ne suis pas lacause capable . Reste qu'elle ait t mise en moi par l'tre mme qu'elle repr-sente. Je ne discute pas ici les innombrables difficults qui s'attachent chacundes moments de l'argument : droit de distinguer l'tre objectif des ides de leurtre formel, droit de tenir les degrs de perfection de l'ide pour proportionns

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    SOI-MME COMME UN AUTRE

    Qu'en rsulte-t-il pour le Cogito lui-mme ? Par une sorte de chocen retour de la nouvelle certitude, savoir celle de l'existence deDieu, sur celle du Cogito, l'ide de moi-mme apparat

    profondment transforme du seul fait de la reconnaissance de cetAutre qui cause la prsence en moi de sa propre reprsentation. LeCogito glisse au second rang ontologique. Descartes n'hsite pas crire : j'ai en quelque faon premirement en moi la notion de

    l'infini que du fini, c'est--dire de Dieu que de moi-mme(Troisime Mditation, AT, t. IX, p. 36). Il faut donc aller jusqu'dire que, si Dieu est ratio essendi de moi-mme, il devient par lmme ratio cognoscendi de moi-mme, en tant que je suis un treimparfait, un tre de manque ; car l'imperfection attache au douten'est connue qu' la lumire de l'ide de perfection ; dans la Seconde

    Mditation,je me connaissais comme existant et pensant, mais nonpoint encore comme nature finie et borne. Cette infirmit du Cogitos'tend fort loin : elle n'est pas seulement attache l'imperfection dudoute, mais la prcarit mme de la certitude qui a vaincu le doute,essentiellement son absence de dure ; livr lui-mme, le moi duCogito est le Sisyphe condamn remonter, d'instant en instant, lerocher de sa certitude contre-pente du doute. En revanche, parcequ'il me conserve, Dieu confre la certitude de moi-mme la per-

    manence que celle-ci ne tient pas d'elle-mme. Cette strictecontemporanit de l'ide de Dieu et de l'ide de moi-mme, prisesous l'angle de la puissance de produire des ides, me fait dire que comme l'ide de moi-mme, [l'ide de Dieu] est ne et produite avecmoi ds lors que j'ai t cr (AT, t. IX, p. 41). Mieux : l'ide deDieu est en moi comme la marque mme de l'auteur sur son ouvrage,marque qui assure la ressemblance de l'un l'autre. Il me faut alorsconfesser que je conois cette ressemblance (...) par la mmefacult par laquelle je me conois moi-mme (ibid.).

    Il n'est gure possible de pousser plus loin la fusion entre l'ide demoi-mme et celle de Dieu. Mais qu'en rsulte-t-il pour l'ordre desraisons ? Ceci, qu'il ne se prsente plus comme une chane linaire,mais comme une boucle ; de cette projection rebours du pointd'arrive sur le point de dpart, Descartes n'aperoit que le bnfice,

    savoir l'limination de l'hypothse insidieuse duaux tres ainsi reprsents, droit de tenir Dieu comme la cause de la prsence de sapropre ide en nous. Je vais droit aux consquences qui concernent le Cogito lui-mme,ainsi excd par cette ide d'infini ou de perfection incommensurable avec sa conditiond'tre fini.

    20

    PRFACE

    Dieu menteur qui nourrissait le doute le plus hyperbolique ; l'imagefabuleuse du grand trompeur est vaincue en moi, ds lors quel'Autre vritablement existant et entirement vridique en a occupla place. Mais, pour nous, comme pour les premiers contradicteursde Descartes, la question est de savoir si, en donnant l'ordre desraisons la forme du cercle, Descartes n'a pas fait de la dmarche quiarrache le Cogito, donc le je , sa solitude initiale un gigantesque

    cercle vicieux.Une alternative semble alors ouverte : ou bien le Cogito a valeurde fondement, mais c'est une vrit strile laquelle il ne peut tredonn une suite sans rupture de l'ordre des raisons ; ou bien, c'estl'ide du parfait qui le fonde dans sa condition d'tre fini, et la

    premire vrit perd l'aurole du premier fondement.Cette alternative, la postrit de Descartes l'a transforme en

    dilemme : d'un ct Malebranche et plus encore Spinoza, tirant lesconsquences du renversement opr par la Troisime Mditation,n'ont plus vu dans le Cogito qu'une vrit abstraite, tronque,dpouille de tout prestige. Spinoza est cet gard le plus cohrent :

    pour Vthique, seul le discours de la substance infinie a valeur defondement ; le Cogito, non seulement rgresse au second rang, mais

    perd sa formulation en premire personne ; on lit ainsi au livre II de

    Vthique, sous le titre de l'axiome n : L'homme pense1

    . Unaxiome prcde cette formule lapidaire - axiome i - qui souligne unpeu plus le caractre subordonn du second : L'essence del'homme n'enveloppe pas l'existence ncessaire, c'est--dire qu'il

    peut aussi bien se faire suivant l'ordre de la nature que cet homme-ciou celui-l existe, qu'il peut se faire qu'il n'existe pas2. Notre

    problmatique du soi s'loigne de l'horizon philosophique. De l'autrect, pour tout le courant de l'idalisme, travers Kant, Fichte etHusserl (du moins celui desMditations cartsiennes), la seulelecture cohrente du Cogito, c'est celle pour laquelle la certitudeallgue de l'existence de Dieu est frappe du mme sceau desubjectivit que la certitude de ma propre existence ; la garantie de lagarantie que constitue la vracit divine ne constitue alors qu'uneannexe de la premire certitude. S'il en est ainsi, le Cogito n'est pas

    une premire vrit que suivraient une seconde, une troisime, etc.,mais le fondement qui se fonde lui-mme, incommensurable toutesles propositions, non seulement empiriques, mais transcendantales.Pour viter de tomber dans un idalisme subjectiviste, le je

    1. Spinoza, thi que, livre II, texte et trad. fr. de C. Appuhn, Paris, Vrin, 1977.2. Ibid.

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    SOI-MME COMME UN AUTRE

    pense doit se dpouiller de toute rsonance psychologique, plusforte raison de toute rfrence autobiographique. Il doit devenir leje pense kantien, dont la Dduction transcendantale dit qu'il doit pouvoir accompagner toutes mes reprsentations . La

    problmatique du soi en ressort en un sens magnifie, mais au prixde la perte de son rapport avec la personne dont on parle, avec le

    je-tu de l'interlocution, avec l'identit d'une personne historique,

    avec le soi de la responsabilit. L'exaltation du Cogito doit-elle trepaye ce prix ? La modernit doit au moins Descartes d'avoir tplace devant une alternative aussi redoutable.

    2.Le Cogito bris

    Le Cogito bris : tel pourrait tre le titre emblmatique d'unetradition, sans doute moins continue que celle du Cogito. mais dontla virulence culmine avec Nietzsche, faisant de celui-ci le vis--vis

    privilgi de Descartes.Pour comprendre l'attaque mene par Nietzsche contre le Cogito

    cartsien, en particulier dans les fragments de la dernire priode, il

    n'est pas inutile de remonter quelques crits contemporains deLaNaissance de la tragdie, o le plaidoyer contre la rhtorique vise subvenir la prtention de la philosophie s'riger en science, ausens fort de discipline du fondement '.

    L'attaque contre la prtention fondationnelle de la philosophieprend appui sur le procs du langage dans lequel la philosophie sedit. Or il faut bien avouer que, part Herder, la philosophie de lasubjectivit a fait entirement abstraction de la mdiation langa-gire qui vhicule son argumentation sur le je suis et le je pense. En mettant l'accent sur cette dimension du discours phi-losophique, Nietzsche porte au jour les stratgies rhtoriques

    1. Deux textes mritent cet gard de retenir notre attention : le premier appar-tient un Cours de rhtorique profess Ble durant le trimestre d'hiver1872-1873 (t. V de l'd. Krner-Musarion, trad. et prsent en franais par P.

    Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy inPotique, n 5, 1971, et en anglais par C. Blair inPhilo-sophy and Rhetoric. 1983, p. 94-129). Le second texte, intitul Introductionthor-tique : sur la vrit et le mensonge au sens extra-moral,tait destin figurerdans un ouvrage qui se serait appel Dos Philosophenbuch - Le livre duphilosophe - et qui aurait servi de complment thorique La Naissance de latragdie (Le Livre du philosophe, d. bilingue, trad. fr. de A.K.. Mariei, Paris,Aubier-Flammarion, 1969).

    PRFACE

    enfouies, oublies, et mme hypocritement refoules et dnies, aunom de l'immdiatet de la rflexion.

    Le Cours de rhtoriquepropose l'ide nouvelle selon laquelle lestropes - mtaphore, synecdoque, mtonymie - ne constituent pas desornements surajouts un discours de droit littral, non figuratif,mais sont inhrents au fonctionnement le plus primitif du langage.En ce sens, il n'y a pas de naturalit non rhtorique du langage.

    Celui-ci est tout entier figuratif.C'est dans Vrit et Mensonge au sens extra-moral1(t 1873) quele paradoxe d'un langage de part en part figurai, et de ce fait rputmensonger, est pouss le plus loin. Paradoxe, en un double sens :d'abord en ce que, ds les premires lignes, la vie, prise apparemmenten un sens rfrentiel et non figurai, est mise la source des fables parlesquelles elle se maintient. Ensuite en ce que le propre discours de

    Nietzsche sur la vrit comme mensonge devrait tre entran dansl'abme du paradoxe du menteur. Mais Nietzsche est prcisment le

    penseur qui a assum jusqu'au bout ce paradoxe, que manquent lescommentateurs qui prennent l'apologie de la Vie, de la Volont de

    puissance, pour la rvlation d'un nouvel immdiat, substitu lamme place et avec les mmes prtentions fondationnelles que leCogito. Je ne veux pas dire par l que Nietzsche, dans son effort pour

    surmonter le nihilisme, n'ait pas eu en vue pareille reconstruction.Mais il importe que celle- i reste la merci du geste de dconstructionauquel est soumise la mtaphysique antrieure. En ce sens, sil'argument dirig contre le Cogitopeut tre interprt comme uneextension au Cogito lui-mme de l'argument cartsien du malingnie, au nom du caractre figurai et mensonger de tout langage, iln'est pas certain qu'en se plaant lui-mme sous le paradoxe dumenteur, Nietzsche ait russi soustraire sa propre philosophie l'effet de dconstruction dchan par son interprtation rhtorique detoute philosophie. Le paradoxe initial est celui d'une illusion

    servant d' exp-

    1. Le Cours de rhtorique cite avec faveur une dclaration de l'crivainJean-Paul dans un extrait de la Vorschule der Aesthetik qui conclut en ces termes : Ainsi, eu gard aux connexions spirituelles, tout langage est un dictionnaire demtaphores fanes. La mtaphore parat ici privilgie entre tous les tropes, mais

    la mtonymie - remplacement d'un mot par un autre - n'est pas pour autant clipse: le remplacement de l'effet par la cause (mtalepsis) deviendra, dans les fragmentsdeLa Volont de puissance, le mcanisme principal du sophisme dissimul dans leCogito.

    2. F. Nietzsche, Vrit et Mensonge au sens extra-moral, in uvres philo-sophiques compltes, 1, vol. 2, crits posthumes, 1870-1873, d. Colli-Montinari.Paris, Gallimard, 1975.

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    SOI-MME COMME UN AUTRE

    dient au service de la conservation de la vie1. Mais la natureelle-mme a soustrait l'homme le pouvoir de dchiffrer cetteillusion : Elle a jet la cl (op. cit.,p. 175). Pourtant, cette cl,

    Nietzsche pense la possder : c'est le fonctionnement de l'illusioncomme Verstellung. Il importe de conserver le sens de dplacement ce procd, qui signifie aussi dissimulation, car c'est lui quidsigne le secret du fonctionnement non seulement langagier, mais

    proprement rhtorique de l'illusion. Nous revenons ainsi lasituation du Cratyle de Platon et l'affrontement dont parle ledialogue socratique entre une origine naturelle et une origine conventionnelle des dsignations de choses par les mots.

    Nietzsche n'hsite pas : le modle - si l'on ose dire -, c'est le menteurqui msuse du langage coups de substitutions volontaires etd'inversions de noms (ibid.). Mais, de mme que le langagefiguratif, dans le texte prcdent, ne pouvait plus tre oppos unquelconque langage littral, le langage du menteur n'a pas non plus

    pour rfrence un langage non mensonger, car le langage est en tantque tel issu de telles substitutions et inversions2.

    En quel sens le Cogito cartsien est-il ici vis, au moins oblique-ment ? En ce sens qu'il ne peut constituer une exception au doutegnralis, dans la mesure o la mme certitude qui couvre le

    j'existe, le j'existe-pensant , la ralit formelle des ides etfinalement leur valeur reprsentative, est frappe par la sorte derduction tropologique ici prononce. De mme que le doute deDescartes procdait de l'indistinction suppose entre le rve et laveille, celui de Nietzsche procde de findistinction plus hyper-

    bolique entre mensonge et vrit. C'est bien pourquoi le Cogito doitsuccomber cette version elle-mme hyperbolique du malin gnie,car, ce que celui-ci ne pouvait inclure, c'tait l'instinct de vrit. Orc'est lui qui maintenant devient nigmatique . Le malin gnies'avre ici plus malin que le Cogito. Quant la philosophie proprede Nietzsche, ou bien elle s'excepte elle-mme de

    1. L'intellect humain est dit appartenir la nature en tant qu'apanage d'un animalinventeur de l'intelligence : Il n'y a pas pour cet intellect une mission plus vaste quidpasserait la vie humaine (Vri tet M ensonge, op . ci t., p . 171).

    2. D'o la dclaration prononce d'un ton solennel : Qu'est-ce donc que la vrit ?Une multitude mouvante de mtaphores, de mtonymies, d'anthropomor-phismes,bref, une somme de relations humaines qui ont t potiquement et rh-toriquementhausses, transposes, ornes, et qui, aprs un long usage, semblent un peuple fermes,canoniales et contraignantes : les vrits sont des illusions dont on a oubli qu'elles lesont, des mtaphores qui ont t uses et qui ont perdu leur force sensible, des pices demonnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent ds lors en considration, non pluscomme pices de monnaie, mais comme mtal (ibid.. p. 181-183).

    PRFACE

    ce rgne universel de la Verstellung - mais par quelle ruse sup-rieure chapperait-elle au sophisme du menteur ? -, ou bien elle ysuccombe - mais alors comment justifier le ton de rvlation surlequel seront proclams la volont de puissance, le surhomme et leretour ternel du mme ? Ce dilemme, qui ne parat pas avoirempch Nietzsche de penser et d'crire, est devenu celui de sescommentateurs partags en deux camps : les fidles et les ironistes1.

    Ce qui vient d'tre appel rduction tropologique2

    constitue unecl fort utile pour interprter la critique frontale du Cogito qui se litdans les fragments duNachlass parpills entre 1882 et 18843. Il vasans dire que le choix des fragments dont la frappe anli-Cogito estla plus manifeste, ne lve qu'un coin du voile jet sur ce gigantesquechantier o la critique du christianisme voisine avec l'laborationdes thmes nigmatiques de la volont de puissance, du surhommeet de l'ternel retour. Mais la slection svre ici pratique est fidle mon propos qui est de montrer dans Van-Cogito de Nietzschenon pas l'inverse du Cogito cartsien, mais la destruction de laquestion mme laquelle le Cogito tait cens apporter une rponseabsolue.

    En dpit du caractre fragmentaire de ces a^horismes dirigscontre le Cogito, la constellation qu'ils dessinent permet d'y voir les

    rigoureux exercices d'un doute hyperbolique dont Nietzschelui-mme serait le malin gnie. Ainsi ce fragment de novembre1887-mars 18884: Je retiens fich halte] la phnomnalit gale-ment du monde intrieur : tout ce qui nous devient conscient est

    !. Les commentateurs franais se rangent plutt dans le second camp, accompagnspar Paul de Man dans son essai Rhetoric of tropes (in Allgori es of readi ng, NewHaven. Londres, Yale University Press. 1979, p. 103-118).

    2. Dans une tude consacre l'uvre de Nietzsche pour lui-mme, cette rductiontropologique devrait tre complte par la rduction gnalogique l'uvre dans laGnal ogi e de la mora le. On y retrouverait une alliance entre symptomatologiemdicale et dchiffrement textuel. La critique de la conscience (morale), la fin de cetouvrage, donnera l'occasion de rendre justice ce grand texte.

    3. Dans la grande dition in-octavo, antrieure l'dition de Colli-Montinari, cesfragments taient regroups dans la section III d'un ouvrage qui n'a jamais vu le jouret qui avait t imprudemment plac sous le titre de La Vol ontde pui ssance (trad. fr.

    de G. Bianquis. Paris, Gallimard, 1948). Ces fragments sont aujourd'hui replacs dansleur ordre chronologique dans l'dition savante Colh-Montinari ; trad. fr. : uvresphi losophi ques compltes, t. IX XIV, Paris, Gallimard (t. XIV, 1977).

    4. Trad. fr. de P. Klossowski. Fr agments posthumes, in uvres philosophiquescompltes, op. cit.. t. XIII, p. 248. Dans l'ancienne dition in -octavo. La Volontdepuissance. n 477.

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    d'un bout l'autre pralablement arrang, simplifi, schmatis,interprt - le processus rel de la " perception " interne,Yen-chanement causal entre les penses, les sentiments, lesconvoitises, comme celui entre le sujet et l'objet, nous sontabsolument cachs - et peut-tre pure imagination .

    Proclamer ainsi la phnomnalit du monde intrieur, c'estd'abord aligner ce dernier sur le monde dit extrieur, dont la ph-

    nomnalit ne signifie aucunement objectivit en un sens kantien,mais prcisment arrangement, simplification, schmatisation,interprtation ; pour comprendre ce point, il faut avoir prsente l'esprit l'attaque contre le positivisme ; l o celui-ci dit : il n'y a quedesfaits,Nietzsche dit : les faits, c'est ce qu'il n'y a pas, seulementdes interprtations. En tendant la critique la soi-disant exprience interne , Nietzsche ruine dans le principe le caractred'exception du Cogito l'gard du doute que Descartes dirigeaitcontre la distinction entre le monde du rve et celui de la veille.Assumer la phnomnalit du monde intrieur, c'est en outre alignerla connexion de l'exprience intime sur la causalit externe,laquelle est galement une illusion qui dissimule \ejeu des forcessous l'artifice de l'ordre. C'est encore poser une unit tout faitarbitraire, cette fiction appele penser, part de la foisonnante

    multiplicit des instincts. C'est enfin imaginer un substrat de sujet dans lequel les actes de pense auraient leur origine. Cettedernire illusion est la plus perfide, car elle met en action, dans lerapport entre l'acteur et son faire, la sorte d'inversion entre l'effet etla cause que nous avons plus haut rapporte au trope de lamtonymie, sous la figure de la mta-

    1. On lira la suite : Ce " monde intrieur apparent " se voit trait selon desformes et des procdures absolument identiques celles dont on traite le monde "extrieur ". Nous ne rencontrons jamais de " faits " : plaisir et dplaisir ne sont quedes phnomnes tardifs et drivs de l'intellect... La "causalit" nous chappe ;admettre entre les penses un lien originaire immdiat comme le fait la logique -voil la consquence de l'observation la plus grossire et la plus balourde. Entredeux penses tous les affects possibles mnent encore leur jeu : mais leursmouvements sont trop rapides pour ne pas les mconnatre, c'est pourquoi nous lesnions... " Penser ", tel que le supposent les thoriciens de la connaissance, ne se

    produit seulement pas : c'est l une fiction tout fait arbitraire, obtenue par ledgagement d'un lment unique hors du processus et la soustraction de tout le reste,un arrangement artificiel aux fins de la comprhensibilit... " L'esprit ", quelquechose qui pense : et pourquoi pas mme " l'esprit absolu,pur " - cette conception estune seconde consquence drive de la fausse observation de soi, laquelle croit aufait de " penser " ; ici est imagin pour la premire fois un acte qui ne se produitgure, " le penser ", et secondement imagin un substrat de sujet dans lequel toutacte de ce penser et rien d'autre a son origine : c'est--dire autant le taire quel'acteur sont des fictions (ibid.,p. 248).

    lepsis. C'est ainsi que nous tenons pour cause, sous le titre du je,ce qui est l'effet de son propre effet. L'argument ne fonctionnevidemment que si on introduit la causalit, donc une certainediscursivit, sous la soi-disant certitude immdiate du Cogito. Dansl'exercice du doute hyperbolique, que Nietzsche porte la limite, leje n'apparat pas comme inhrent au Cogito, mais comme uneinterprtation de type causal. Nous rejoignons ici notre argument

    tropologique antrieur: en effet, placer une substancesous le Cogitoou une cause derrire lui, ce n'est l qu'une simple habitudegrammaticale, celle d'adjoindre un agent chaque action. Onretombe sur Finversion des mots , dnonce vingt ans plus tt.

    Je n'insiste pas davantage sur ces arguments o il ne faut rien voird'autre, mon avis, qu'un exercice de doute hyperbolique pouss

    plus loin que celui de Descartes, retourn contre la certitude mmeque celui-ci pensait pouvoir soustraire au doute. Nietzsche ne dit

    pas autre chose, dans ces fragments du moins, que ceci : je doutemieux que Descartes. Le Cogito aussi est douteux. C'est sur ce modehyperbolique que je comprends des formules telles que celles-ci : mon hypothse, le sujet comme multiplicit. Nietzsche ne dit pasdogmatiquement - quoiqu'il arrive aussi qu'il le fasse - que le sujetest multiplicit : il essaie cette ide ; il joue en quelque sorte avec

    l'ide d'une multiplicit de sujets luttant entre eux, comme autant de cellules en rbellion contre l'instance dirigeante. Il atteste ainsique rien ne rsiste l'hypothse la plus fantastique, aussi longtempsdu moins qu'on reste l'intrieur de la problmatique dlimite parla recherche d'une certitude qui garantirait absolument contre ledoute.

    3, Vers une hermneutique du soi

    Sujet exalt, sujet humili : c'est toujours, semble-t-il, par untelrenversement du pour au contre qu'on s'approche du sujet ; d'o ilfaudrait conclure que le je des philosophies du sujet est ato-pos,sans place assure dans le discours. Dans quelle mesure peut-ondire de l'hermneutique du soi ici mise en uvre qu'elle occupe unlieu pistmique (et ontologique, comme on dira dans la diximetude) situ au-del de cette alternative du cogito et de Yanti-cogito?

    Un survol rapide des neuf tudes qui constituent proprementl'hermneutique du soi peut donner au lecteur une ide sommaire

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    SOI-MME COMME UN AUTRE PRFACE

    de la faon dont le discours philosophique rpond au niveauconceptuel aux trois traits grammaticaux voqus plus haut, savoir l'usage du se et du soi en cas obliques, le ddoublement dumme selon le rgime de Vident et de Vipse, la corrlation entre soiet l'autre que soi. A ces trois traits grammaticaux correspondent lestrois traits majeurs de l'hermneutique du soi, savoir : le dtour dela rflexion par l'analyse, ia dialectique de l'ipsit et de la mmet,

    celle enfin de l'ipsit et de l'altrit. Ces trois traits del'hermneutique seront progressivement dcouverts, selon l'ordreo ils viennent d'tre numrs, dans la suite des tudes quicomposent cet ouvrage. On donnera une forme interrogative cette

    perspective, en introduisant par la question qui ? toutes lesassertions relatives la problmatique du soi, en donnant ainsimme amplitude la question qui ? et la rponse - soi. Quatresous-ensembles correspondent ainsi quatre manires d'interroger :qui parle ? qui agit ? qui se raconte ? qui est le sujet morald'imputation ? Dtaillons.

    Le premier sous-ensemble (tudes i et H)relve d'unephilosophiedu langage, sous le double aspect d'une smantique et d'une

    pragmatique. Ds ces premires tudes, le lecteur sera confront une tentative pour enrler l'hermneutique du soi, hritire commeon l'a vu de dbats internes la philosophie europenne - appeledrlement continentale par les hritiers d'une philosophie qui futd'abord... insulaire -, des fragments significatifs de la philosophieanalytique de langue anglaise. Ces emprunts, qui se poursuivrontdans le deuxime et le troisime sous-ensemble, ne sont pasarbitraires ; ils ne rsultent d'aucune volont a priori d'acculturermutuellement deux traditions largement trangres l'une l'autre ;encore moins trahissent-elles quelque ambition maniaque demariage forc entre deux familles d'esprit qui se sont peufrquentes.Le recours l'analyse, au sens donn ce terme par la

    philosophie analytique, est le prix payer pour une hermneutiquecaractrise par le statut indirect de la position du soi. Par ce

    premier trait, l'hermneutique se rvle tre une philosophie du

    dtour : le dtour par la philosophie analytique m'a paru toutsimplement le plus riche de promesses et de rsultats. Mais c'estbien la question qui ? que revient l'impulsion. Question qui sedivise en deux questions jumelles : de qui parle-t-on quand ondsigne sur le mode rfrentiel la personne en tant que distincte deschoses ? Et qui parle en se dsignant soi-mme comme locuteur(adressant la parole un interlocuteur) ?

    Le deuxime sous-ensemble (tudes m et iv) relve d'unephilo-

    sophie de l'action, au sens limit que le terme a pris principalementen philosophie analytique. Ce sous-ensemble est dans un rapportcomplexe avec le prcdent ; en un sens, celui-ci sert d'or-ganon,dans la mesure o c'est dans des noncs, donc des propositions,singulirement sur la base de verbes et de phrases d'action, qu'il est

    parl de l'action, et o c'est dans des actes de discours que l'agent del'action se dsigne comme celui qui agit. En un autre sens, le second

    sous-ensemble s'annexe le premier, dans la mesure o les actes dediscours sont eux-mmes des actions et o, par implication, leslocuteurs sont aussi des agissants. La question qui parle ?et laquestion qui agit ? apparatront ainsi troitement entrelaces. Iciencore, le lecteur sera invit participer une confrontationconstructive entre philosophie analytique et hermneutique. C'est eneffet la thorie analytique de l'action qui rgira le grand dtour par laquestion quoi ? et la question pourquoi ?, quitte ne pouvoiraccompagner jusqu'au bout le mouvement de retour vers la questionqui ? - qui est l'agent de l'action ? Rptons que ces longues bouclesde l'analyse sont caractristiques du style indirect d'unehermneutique du soi, l'inverse de la revendication d'immdiatetdu Cogito.

    Cette sorte de concurrence entre philosophie analytique et her-

    mneutique se continue dans le troisime sous-ensemble (tudes v etvi), o la question de Videntit personnelle se pose au pointd'intersection des deux traditions philosophiques. La question del'identit, lie celle de la temporalit, sera reprise au point ol'avait laisse Temps et Rcit III sous le titre de l' identit narrative, mais avec des ressources nouvelles procures par l'analyse del'identit personnelle en fonction de critres objectifs d'identi-fication. Ce que nous venons d'appeler la concurrence entre deuxtraditions philosophiques sera soumise l'arbitrage de la dialectiqueentre l'identit-te/n et l'identit-/p.se, dont nous avons fait, avec lecaractre rflchi du soi, le second trait grammatical du soi-mme'.A la faveur de ce dveloppement nouveau du thme de l'identitnarrative, le concept d'action - dont, rappelons-le, le rcit est lamimsis - recouvrera l'amplitude de sens que pouvait avoir leconcept aristotlicien de praxis, rencontre des dlimitationsdrastiques - mais justifies par le propos de l'analyse - auxquelles lasmantique de l'action aura soumis l'agir humain dans lesous-ensemble prcdent. En mme temps, et corrlativement, lesujet de l'action raconte commencera s'galer au concept le pluslarge de l'homme agissant et souffrant que notre procdureanalytico-hermneutique est capable de dgager.

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    SOI-MME COMME UN AUTRE

    Il reviendra au quatrime sous-ensemble (tudes vu, vin et ix) deproposer un dernier dtour par les dterminations thiques etmorales de l'action, rapportes respectivement aux catgories dubon et de Y obligatoire. Ainsi seront portes au jour les dimensionselles-mmes thiques et morales d'un sujet qui l'action, bonne ounon, faite par devoir ou non, peut tre impute. Si la premire et laseconde tudes ont t les premires mettre en uvre le procs de

    l'analyse et de la rflexion, et si les cinquime et sixime tudes ontmis l'accent principal sur l'opposition entre ipsit et mmet, c'estdans les trois tudes thiques que la dialectique du mme et deVautre trouvera son dveloppement philosophique appropri. Avrai dire, la dialectique du soi-mme et de Vautre n'aura pas faitdfaut aux tudes prcdentes, ni d'ailleurs celle de Vipse et deVidem. A aucune tape, le soi n'aura t spar de son autre. Il resteque cette dialectique, la plus riche de toutes, comme le titre de cetouvrage le rappelle, ne trouvera son plein dploiement que dans lestudes places sous le signe de l'thique et de la morale.

    L'autonomie du soi y apparatra intimement lie lasollicitudepourle proche et \a justicepour chaque homme.

    Le survol qu'on vient de proposer des tudes qui composent cetouvrage donne une premire ide de l'cart qui spare l'herm-

    neutique du soi des philosophies du Cogito. Diresoi, ce n'est pasdire je,. Le je se pose - ou est dpos. Le soi est impliqu titrerflchi dans des oprations dont l'analyse prcde le retour verslui-mme. Sur cette dialectique de l'analyse et de la rflexion segreffe celle de Vipse et de Videm. Enfin, la dialectique du mme etde l'autre couronne les deux premires dialectiques. On concluracette prface en soulignant encore deux traits qui s'opposent dia-mtralement, non plus seulement Vimmdiatet du je suis, mais l'ambition de le placer dans la position dufondement dernier. Il est

    possible d'introduire sommairement ces deux traits compl-mentaires en compltant la vue perspective qu'on vient d'esquisser.

    Le premier trait concerne le caractrefragmentaire de la srie denos tudes. Il rcuse la thse de la simplicit indcomposable duCogito. qui s'ajoute celle de son immdiatet. On verra qu'il

    rcuse la thse de la simplicit rflexive sans cder pour autant auvertige de la dissociation du soi poursuivie avec acharnement par ladconstruction nietzschenne. Examinons donc avec soin les deuxaspects de la contestation.

    Le caractrefragmentaire de nos tudes procde de la structureanalytique-rflexive qui impose notre hermneutique des dtourslaborieux dans lesquels nous allons nous engager ds la

    PRFACE

    premire tude. En introduisant la problmatique du soi par laquestion qui ?, nous avons du mme mouvement ouvert le champ une vritable polysmie inhrente cette question mme : qui parlede quoi ? qui fait quoi ? de qui et de quoi fait-on rcit ? qui estmoralement responsable de quoi ? Autant de manires diverses dontse dit le qui ? Or ces manires diverses de poser la question qui ?n'chappent pas une certaine contingence du questionnement,contingence lie celle des dcoupages que proposentconjointement la grammaire des langues naturelles (on en a donnun exemple ds les premires lignes de cette prface), l'usage dudiscours ordinaire, enfin le surgissement du questionnement

    philosophique au cours de l'histoire. L'hermneutique est ici livre l'historicit du questionnement, d'o rsulte la fragmentation de l'artde questionner1.

    En revanche, cette fragmentation n'est pas telle que nulle unitthmatique ne la garde de la dissmination qui reconduirait lediscours au silence. En un sens, on peut dire que l'ensemble de cestudes a pour unit thmatique Vagir humain, et que la notiond'action acquiert, au fil des tudes, une extension et une concrtionsans cesse croissantes. Dans cette mesure, la philosophie qui sedgage de l'ouvrage mriterait d'tre appele philosophie pratique etd'tre reue comme philosophie seconde , au sens que ManfredRiedel donne ce terme2, aprs l'chec du Cogito se constituer en

    philosophie premire et rsoudre la question du fondementdernier. Mais l'unit que le souci de l'agir humain confre l'ensemble de nos tudes n'est pas celle qu'un fondement ultimeconfrerait une srie de disciplines drives. Il s'agit plutt d'uneunit seulement analogique entre des acceptions multiples du termeagir, dont la polysmie est impose, comme on vient de le dire, parla varit et la contingence des questions qui mettent en mouvementles analyses reconduisant la rflexion sur soi3.

    1. Cette fragmentation justifie que le titre d'tude ait t prfr celui de chapitre, tant il est vrai que chacune de nos investigations constitue une partie totale,autorisant la limite le lecteur entrer dans notre cheminement n'importe quelstade.

    2. M. Riedel,Fur eine zweite Philosophie. Vorlrge und Abhandlungen,Francfort.Suhrkamp, 1988.3. En introduisant ici le terme d'unit analogique, je fais allusion au problme

    pos par la suite des catgories de l'tre chez Aristote et l'interprtation que lesscolastiques ont donne de la rfrence de la srie entire un terme premier (proshen) qui serait Vousia. traduit en latin parsuhsianlia. C'est, bien entendu, un autrechamp problmatique que nous appliquons le terme d'unit analogique. On yreviendra dans la dixime tude.

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    SOI-MME COMME UN AUTRE

    Parler seulement d'unit analogique, c'est encore trop dire, dans lamesure o l'on peut hsiter sur le choix du terme premier ou uniquede rfrence. Le sens premier de l'agir humain consiste-t-il dansl'autodsignation d'un sujet parlant ? Ou dans la puissance de fairede l'agent de l'action ? Ou dans l'imputation morale de l'action ?Chacune de ces rponses a son bon droit. On objectera qu'il nousarrivera chemin faisant de surimposer la diversit de nos tudes

    sur l'agir le rythme ternaire : dcrire, raconter, prescrire. Commeon le verra le moment venu, ce ternaire permet d'assigner l'approche narrative - qui, dans Temps et Rcit III,plaait la notiond'identit narrative sur une sorte de sommet - une fonction detransition et de liaison entre la description qui prvaut dans les

    philosophies analytiques de l'action, et la prescription qui dsigned'un terme gnrique toutes les dterminations de l'action partirdes prdicats bon et obligatoire. Mais cette mise en ordre n'agure plus qu'une fonction didactique visant guider le lecteur dansla traverse de la polysmie de l'agir. Cette fonction didactiquen'empche pas que, suivant la question pose, le ternaire se lise dansun ordre diffrent. Aucune approche n'est premire tous gards.

    La perplexit cre par ce style fragmentaire n'est aucunementleve dans l'tude terminale dont je n'ai encore rien dit et dont jesouligne ds maintenant le caractre exploratoire. Dans cette tude,de style ontologique, c'est bien l'unit analogique de l'agir humainqui est en question. On se demande si, pour traiter l'agir humaincomme un mode d'tre fondamental, l'hermneutique peuts'autoriser de ressources des ontologies du pass qui seraient enquelque sorte rveilles, libres, rgnres son contact. On sedemandera principalement si la grande polysmie du terme tre ,selon Aristote, permet de revaloriser la signification de l'tre en tantqu'acte et puissance, gageant ainsi l'unit analogique de l'agir surune signification ontologique stable. Mais, prcisment, cettervaluation d'une signification de l'tre, trop souvent sacrifie l'tre-substance, ne peut se faire que sur le fond d'une pluralit plusradicale que toute autre, savoir celle des significations de l'tre. En

    outre, il apparatra trs vite que l'ontologie de l'acte et de lapuissance ouvre son tour un espace de variations de sens difficile fixer travers ses expressions historiques multiples. Enfin, etsurtout, la dialectique du mme et de l'autre, rajuste la mesure denotre hermneutique du soi-mme et de son autre, empchera uneontologie de l'acte et de la puissance de s'enfermer dans latautologie. La polysmie de l'alt-

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    PRFACE

    rite, que nous proposerons dans la dixime tude, imprimera toutel'ontologie de l'agir le sceau de la diversit de sens qui met endroute l'ambition de fondation dernire caractristique des

    philosophies du Cogito.Un dernier trait va creuser l'cart entre notre hermneutique et les

    philosophies du Cogito. Il concerne le type de certitude auquel lapremire peut prtendre et qui la diffrencie de manire dcisive de

    celle qui s'attache la prtention d'autofondation des secondes. Onverra poindre lentement au cours des premires tudes, puis prendrevigueur dans les tudes mdianes, enfin s'panouir pleinement dansles dernires tudes, la notion d'attestation par laquelle nousentendons caractriser le mode althique (ou vritatif) du styleappropri la conjonction de l'analyse et de la rflexion, lareconnaissance de la diffrence entre ipsit et mmet, et audploiement de la dialectique du soi et de l'autre -bref, appropri l'hermneutique du soi considre dans sa triple membrure.L'attestation dfinit nos yeux la sorte de certitude laquelle peut

    prtendre l'hermneutique, non pas seulement au regard del'exaltation pistmique du Cogito partir de Descartes, mais encoreau regard de son humiliation chez Nietzsche et ses successeurs.L'attestation parat exiger moins que l'une et plus que l'autre. En fait,

    compare l'une et l'autre, elle aussi est proprement atopos.D'une part, en effet, l'attestation s'oppose plus la certitude querevendique le Cogito qu'au critre de vrification des savoirsobjectifs. Le dtour par l'analyse impose prcisment le modeindirect et fragmentaire de tout retour au soi. En ce sens, la vrifi-cation est incluse dans le procs rflexif comme un momentpistmique ncessaire. C'est fondamentalement la notion"pislm, de science, prise au sens de savoir dernier et auto-fondateur. que l'attestation s'oppose. Et c'est dans cette oppositionqu'elle parat exiger moins que la certitude attache la fondationdernire. L'attestation, en effet, se prsente d'abord comme une sortede croyance. Mais ce n'est pas une croyance doxique, au sens o ladoxa - la croyance - a moins de titre que Vpistm - la science, oumieux le savoir. Alors que la croyance doxique s'inscrit dans lagrammaire du je crois-que , l'attestation relve de celle du jecrois-en . Par l elle se rapproche du tmoignage, commel'tymologie le rappelle, dans la mesure o c'est en la parole dutmoin que l'on croit. De la croyance ou, si l'on prfre, de lacrance qui s'attache la triple dialectique de la rflexion et del'analyse, de l'ipsit et de la mmet, du soi-

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    SOI-MME COMME UN AUTRE PRFACE

    mme et de l'autre que soi-mme, on ne peut en appeler aucuneinstance pistmique plus leve.

    On pourrait objecter cette premire approche de l'attestationqu'elle s'loigne moins qu'il ne parat de la certitude du Cogito :l'hyperbole du malin gnie n'a-t-elle pas situ la problmatique de la

    premire vrit dans la dimension de la tromperie et de la vracit ?Et n'est-ce pas sur le Dieu vrace que se fonde tout l'difice cartsien

    du savoir ? Cela est bien vrai : en ce sens, la problmatique del'attestation trouve une de ses sources dans la problmatiquecartsienne du Dieu trompeur. Mais ce que ne revendique pas pourelle-mme l'attestation, c'est le caractre de garantie, attach auCogito par l'intermdiaire de la dmonstration prtendue del'existence de Dieu, garantie qui finalement rsorbe la vracit dansla vrit, au sens fort de savoir thortique auto-fondateur. A cetgard, l'attestation manque de cette garantie et de l'hypercertitudeattache cette dernire. Les autres traits de l'hermneutiquevoque un peu plus haut confirment l'infirmit de l'attestation auregard de toute prtention la fondation dernire : la fragmentationqui fait suite la polysmie de la question qui ?, la contingence duquestionnement lui-mme rsultant, rptons-le, tant de l'histoiredes systmes philosophiques que de la grammaire des langues

    naturelles et de l'usage du discours ordinaire - pour ne rien dire ducaractre bien souvent aportique de maintes analyses venir -,confrent l'attestation une fragilit spcifique quoi s'ajoute lavulnrabilit d'un discours conscient de son dfaut de fondation.Cette vulnrabilit s'exprimera dans la menace permanente du

    soupon, tant entendu que le soupon est le contraire spcifique deY attestation. La parent entre attestation et tmoignage se vrifie ici: il n'y a pas de vrai tmoin sans faux tmoin. Mais il n'y a pasd'autre recours contre le faux tmoignage qu'un autre tmoignage

    plus crdible ; et il n'y a pas d'autre recours contre le soupon qu'uneattestation plusfiable.

    D'autre part - et l'attestation fait maintenant face sur le frontoppos du Cogito humili -, la crance est aussi (et, devrions-nous

    dire, nanmoins) une espce de confiance, comme l'expression d'attestation fiable vient l'instant de le suggrer. Crance est aussifiance. Ce sera un des leitmotive de notre analyse : l'attestation estfondamentalement attestation de soi. Cette confiance sera tour tour confiance dans le pouvoir de dire, dans le pouvoir de faire,dans le pouvoir de se reconnatre personnage de rcit, dans le

    pouvoir enfin de rpondre l'accusation par

    l'accusatif: me voici ! selon une expression chre Lvinas. A cestade, l'attestation sera celle de ce qu'on appelle communmentconscience morale et qui se dit prcisment en allemand Gewissen(mieux que le terme franais de conscience, qui traduit galement

    Bewusstsein et Gewissen, le Gewissen allemand rappelle sa parentsmantique avec la Gewissheit ou certitude). Et, si l'on admet que la

    problmatique de l'agir constitue l'unit analogique sous laquelle se

    rassemblent toutes nos investigations, l'attestation peut se dfinircomme Vassurance d'tre soi-mme agissant et souffrant. Cetteassurance demeure l'ultime recours contre tout soupon ; mme sielle est toujours en quelque faon reue d'un autre, elle demeureattestation de soi. C'est l'attestation de soi qui, tous les niveaux -linguistique, praxique, narratif, prescrip-tif -. prservera la questionqui ? de se laisser remplacer par la question quoi ? ou la question

    pourquoi ? Inversement, au creux dpressif de l'aporie, seule lapersistance de la question qui ?, en quelque sorte mise nu par ledfaut de rponse, se rvlera comme le refuge imprenable del'attestation.

    En tant que crance sans garantie, mais aussi en tant queconfiance plus forte que tout soupon, l'hermneutique du soi peut

    prtendre se tenir gale distance du Cogito exalt par Descartes et

    du Cogito proclam dchu par Nietzsche. Le lecteur jugera si lesinvestigations qui suivent justifient cette ambition.*

    Je dois mes lecteurs d'expliquer pourquoi j'ai renonc incluredans le prsent ouvrage les deux confrences jumelles quiterminaient la srie originale des Gifford Lectures prononces Edimbourg en 1986. Ces confrences relevaient de l'hermneutique

    biblique dont j'expose le projet dans Du texte l'action*. Dans lapremire, intitule Le soi dans le miroir des critures , jem'interrogeais, la faon de N. Frye dans Le Grand Code1, sur lasorte d'instruction et d'interpellation manant du rseau symboliquetiss par les critures bibliques, juive et chrtienne. L'accent

    principal tait mis sur la nomination de Dieu , qui. travers unegrande varit de genres littraires, distingue la dimensionkrygmatique de ces Ecritures de la dimension argu-mentative de la

    philosophie, l'intrieur mme de la dimension

    1. P. Ricur, Du texte l' action. Paris, d. du Seuil, 1986.2. N. Frye. Le Grand Code. La Bib le et la lit tratu re, prface de T. Todorov, trad. fr.

    de C. Malamoud, Pans, d. du Seuil, 1984.

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    SOI-MME COMME UN AUTRE PRFACE

    potique dont elle relve. Dans la seconde confrence, intitule Lesoi mandat ' , prenant pour guide les rcits de vocation de

    prophtes et de disciples dans l'Un et l'Autre Testament (pourreprendre l'heureuse expression propose par Paul Beauchamp2),

    j'explorais les traits par lesquels la comprhension de soi-mmerpondait le mieux l'instruction, l'interpellation, qui sollicitent lesoi la faon d'un appel sans contrainte. Le rapport entre appel et

    rponse tait ainsi le lien fort qui faisait tenir ensemble ces deuxconfrences que j'ai dites jumelles.Pourquoi, alors, ne les ai-je pas conserves dans cet ouvrage qui

    constitue par ailleurs une version dveloppe des Gifford Lecturesoriginales ? Je ne m'arrterai pas l'argument technique allguantl'allongement excessif d'un ouvrage dj volumineux, quoique cetteconsidration ait jou un rle important dans ma dcision.

    La premire raison de cette exclusion, que je sais discutable etpeut-tre regrettable, tient au souci que j'ai eu de tenir, jusqu' ladernire ligne, un discours philosophique autonome. Les dix tudesqui composent cet ouvrage supposent la mise entre parenthses,consciente et rsolue, des convictions qui me rattachent la foi

    biblique. Je ne prtends pas qu'au niveau profond des motivationsces convictions soient restes sans effet sur l'intrt que je porte

    tel ou tel problme, voire mme l'ensemble de la problmatiquedu soi3. Mais je pense n'avoir offert mes lecteurs que desarguments qui n'engagent pas la position du lecteur, que celle-cisoit de rejet, d'acceptation ou de mise en suspens, l'gard de la foi

    biblique. On observera que cet asctisme de l'argument, quimarque, je crois, toute mon uvre philosophique, conduit un typede philosophie dont la nomination effective de Dieu est absente eto la question de Dieu, en tant que question philosophique, resteelle-mme tenue dans un suspens qu'on peut dire agnostique,comme en tmoignent les dernires lignes de la dixime tude. C'est

    pour ne pas faire exception ce suspens que le seul prolongementdonn aux neuf tudes relevant express-

    1. Cette confrence peut tre lue dans laRevue de l'Institut catholique de Paris,octobre-dcembre 1988, p. 88-89, sous le titre Le sujet convoqu. A l'cole desrcits de vocation prophtique .

    2. Paul Beauchamp, L'Un et l'Autre Testament. Essai de lecture, Paris, d. duSeuil, 1977.

    3. Je ne clerai pas la sorte d'enchantement dans lequel me tient cette citation deBernanos, qui figure la fin duJournal d'un cur de campagne : Il est plus facileque l'on croit de se har. La grce est de s'oublier. Mais, si tout orgueil tait mort ennous, la grce des grces serait de s'aimer humblement soi-mme, comme n'importelequel des membres souffrants de Jsus-Christ

    ment d'une phnomnologie hermneutique consiste dans uneinvestigation ontologique qui ne prte aucun amalgameonto-thologique.

    A cette raison principale, j'aimerais en ajouter une autre, qui tientau rapport que les exercices d'exgse biblique, sur lesquels sefonde mon interprtation du Grand Code, entretiennent avec lestudes ici rassembles. Si je dfends mes crits philosophiques

    contre l'accusation de crypto-thologie, je me garde, avec unevigilance gale, d'assigner la foi biblique une fonctioncrypto-philosophique, ce qui serait assurment le cas si on attendaitd'elle qu'elle apporte une solution dfinitive aux apories que la

    philosophie multiplie l'occasion principalement du statut del'identit-/;?, aux plans pratique, narratif, thique et moral.

    11 faut dire, d'abord, qu'entre la philosophie et la foi biblique leschma question-rponse ne vaut pas. Si la confrence sur le soimandat met en jeu la notion de rponse, celle-ci n'y est pas miseen face de la notion de question, mais de celle d'appel : une choseest de rpondre une question, au sens de rsoudre un problme

    pos, une autre de rpondre un appel, au sens de correspondre lamanire d'exister propose par le Grand Code .

    Ensuite, il faut affirmer que, mme au plan thique et moral, la foibiblique n'ajoute rien aux prdicats bon et obligatoire appliqus l'action.L'agapcbiblique relve d'une conomie du donde caractre mta-thique, qui me fait dire qu'il n'existe pas demorale chrtienne, sinon au plan de l'histoire des mentalits. maisune morale commune (celle que j'essaie d'articuler dans les troistudes consacres l'thique, la morale et la sagesse pratique)que la foi biblique place dans une perspective nouvelle, o l'amourest li la nomination de Dieu . C'est en ce sens que Pascalassignait la charit un ordre transcendant celui des corps et celui des esprits pris ensemble. Qu'une dialectique de l'amour et dela justice en rsulte, cela mme prsuppose que chacun des termesconserve son allgeance l'ordre duquel il relve. En ce sens, lesanalyses que je propose des dterminations thiques et morales de

    l'action sont confirmes dans leur autonomie par une mditationgreffe sur la potique de Vagap que les analyses du prsentouvrage laissent volontairement entre parenthses.

    Enfin - et peut-tre surtout -, si, sous le titre du soi mandat et rpondant , les dterminations du soi parcourues dans le prsentouvrage se retrouvent la fois intensifies et transformes par larcapitulation que la foi biblique en propose -

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    cette rcapitulation ne constitue nullement une revanche sournoise del'ambition de fondation dernire que notre philosophie hermneutiquene cesse de combattre. La rfrence de la foi biblique un rseausymbolique culturellement contingent fait que cette foi doit assumer sa

    propre inscurit qui fait d'elle, au mieux, un hasard transform endestin travers un choix constamment renouvel, dans le respectscrupuleux des choix adverses. La dpendance du soi une parole qui le

    dpouille de sa gloire, tout en confortant son courage d'exister, dlivrela foi biblique de la tentation, que j'appelle ici crypto-philosophique, detenir le rle dsormais vacant de fondation ultime. En retour, une foi quise sait sans garantie, selon l'interprtation qu'en donne le thologienluthrien E. Jingel dans Dieu le mystre du monde1, peut aiderl'hermneutique philosophique se garder de Yhubris qui la ferait se

    poser en hritire des philosophies du Cogito et de leur ambitiond'autofondation ultime.

    En cela le prsent travail se reconnat appartenir ce que JeanGreisch dnomme l'ge hermneutique de la raison2.

    1. E. Jngel, Dieu l e. mystre du monde, 2 vol., Paris, d. du Cerf, 1983.2. Jean Greisch, L'ge hermneuti que de la rai son, Paris, d. du Cerf, 1985.

    PREMIRE TUDE

    La personne et la rfrenceidentifiante

    Approche smantique

    Dans cette premire tude, nous partirons du sens le plus pauvresusceptible d'tre attach la notion $ identification. Identifier quelquechose, c'est pouvoir faire connatre autrui, au sein d'une gamme dechoses particulires du mme type, celle dont nous avons l'intention de

    parler. C'est sur ce trajet de la rfrence identifiante que nousrencontrons pour la premire fois la personne, en un sens trs pauvre dumot qui distingue globalement cette entit des corps physiques.Identifier, ce stade lmentaire, ce n'est pas encore s'identifiersoi-mme, mais identifier quelque chose .

    1.Individu et individualisation

    Que la personne soit d'abord une des choses que nous distinguons parrfrence identifiante, nous allons l'tablir par une enqute pralableapplique aux procdures par lesquelles nous individualisons un quelquechose en gnral, et le tenons pour un chantillon indivisible l'intrieurd'une espce1. Le langage, en effet, est ainsi fait qu'il ne nous laisse pasenferms dans l'alternative, longtemps professe par Bergson : ou bien leconceptuel, ou

    1. Je propose le terme individualisation plutt qu' identification , plusfamilier en anglais qu'en franais, pour dsigner la procdure. Aussi bien Peter

    Strawson, qui nous ferons un large crdit dans la seconde partie de cette tude,titre Individuals (Londres, Methuen and Co, 1957; trad. fr. d'A. Shalom et P.Drong. Les Indi vidus,Paris, d. du Seuil, 1973 ; les rfrences entre crochets ren-voient la pagination originale indique dans l'dition franaise) son ouvrageconsacr l'identification des particuliers. Je saisis l'occasion pour dire ici madette l'gard de l'ouvrage de J.-C. Pariente, Le Langage et 1 Indi viduel, Paris,A. Colin, 1973.

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    bien l'ineffable. Le langage comporte des montages spcifiques quinous mettent en mesure de dsigner des individus. Si toutefois nous

    prfrons parler d'individualisation plutt que d'individu, c'est pourmarquer le fait que l'assignation des individualits peut partir, suivantles ressources lexicales diffrentes des langues naturelles, de degrs trsvariables de spcification : telle langue spcifie plus finement que telleautre dans tel domaine, et cela selon l'empirique des langues naturelles ;ce qui est commun toutes, c'est l'individualisation, l'opration pluttque le rsultat.

    L'individualisation peut tre caractrise, en gros, comme le procsinverse de celui de la classification, lequel abolit les singularits au profitdu concept. Mais, si nous mettons l'accent principal sur l'adjectif inverse , nous soulignons seulement deux traits ngatifs de l'individu, savoir qu'il soit un chantillon non rptable et de plus non indivisiblesans altration ; ces ngations nous ramnent en effet du ct del'ineffable. Or, ce n'est pas parce que le mouvement est inverse ' que lelangage est dmuni, comme s'il s'puisait classer et caractriser par

    prdicats. La vise individualisante commence l o s'arrtentclassification et prdication, mais prend appui sur ces oprations et,comme on le verra, les relance. On n'individualise que si on aconceptualis et individualis en vue de dcrire davantage. C'est parceque nous pensons et parlons par concepts que le langage doit en quelquemanire rparer la perte que consomme la conceptualisation. Mais iln'use pas cet effet des mmes procdures que celles par lesquelles ilconceptualise, savoir la prdication. Quelles sont ces procdures ?

    Logiciens et pistmologues regroupent sous le titre commund'oprateurs d'individualisation des procdures aussi diffrentes que lesdescriptions dfinies - le premier homme qui a march sur la lune,l'inventeur de l'imprimerie, etc. -, les noms propres -Socrate, Paris, laLune -, les indicateurs - je, tu, ceci, ici, maintenant. Soulignons que, cestade de notre investigation, l'individu humain n'a de privilge dansaucune des trois classes d'oprateurs d'individualisation, mme danscelle des indicateurs, comme on le verra l'instant. Dsigner unindividu et un seul, telle est la vise individualisante. Le privilge del'individu humain dans le choix des exemples - le premier hommequi... ;

    I. Caractriser l'individualisation comme l'inverse de la spcification, c'est sedtourner de la direction ouverte par Leibniz et sa caractristique universelle (cf. J.-C. Pariente. op. cit.. p. 48 sq. ; P. Strawson, op. cit.. p. 131 (117) sq.).

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    LA PERSONNE ET LA RFRENCE IDENTIFIANTE

    Socrate, je-tu - vient de ce que nous sommes particulirement intresss individualiser les agents de discours et d'actions ; nous le faisons en

    projetant le bnfice des tapes ultrieures du procs d'identification,dont nous parlerons dans les tudes suivantes, sur la premire tapeici considre.

    Un mot sur chacune des trois catgories d'oprateurs. La descriptiondfinie consiste crer une classe un seul membre, par intersection de

    quelques classes bien choisies (homme, marcher, lune). Les logiciens sesont intresss ce procd pour deux raisons : parce qu'il parat tre encontinuit avec la classification et la prdication, et parce qu'il paratencourager la construction d'un langage sans noms propres niindicateurs (pronoms personnels et dictiques), si toutefois on pouvait yramener les autres oprateurs. En effet, on peut construire un tel langagecomme Quine et d'autres l'on tent. Mais ce n'est pas l, dit fortementPariente, un langage qui puisse tre parl dans une situation concrted'interlocution ; c'est une langue artificielle qui ne peut tre qu'crite etlue. A cet gard, si les descriptions dfinies recourent des procds declassification et de prdication, c'est dans une autre vise qui n'est plusde classer mais d'opposer un membre d'une classe tous les autres.Voil l'altrit minimum requise : cet lment de la classe, mais pas lereste de la classe. Un seul oppos tous les autres. En ce sens, la vise des

    descriptions dfinies est bien ostensive, mme si le procd est encoreprdica-tif.Quant aux noms propres, ils se bornent singulariser une entit non

    rptable et non divisible sans la caractriser, sans la signifier au planprdicatif, donc sans donner sur elle aucune information '. Au point devue purement logique, abstraction faite du rle de l'appellation dans ladnomination des individus (rle sur lequel on reviendra plus loin),la dnomination singulire consiste faire correspondre unedsignationpermanente au caractre non rptable et indivisible d'uneentit, quelles que soient ses occurrences. Le mme individu est dsigndu mme nom. Comment ? Sans autre moyen que l'assignation de lamme chane phonique au mme individu dans toutes ses occurrences.Dira-t-on qu'il n'y a pas de rapport entre les deux termes de la relation

    biunivoque ? Mais, prcisment, la dsignation la fois

    1. Pour la smantique issue de Frege, les noms propres logiques dsignent destres rels. Socrate est le nom de Socrate rel. Le nom est ainsi une tiquettequi colle la chose. On examinera plus loin le problme pos par les noms propresd'tres fictifs : Hamlet, Raskolnikov...

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    SOI-MME COMME UN AUTRE

    singulire et permanente n'est pas faite pour dcrire, mais pour dsigner vide. Presque insignifiant (Pariente), le nom propre admet tous les

    prdicats, donc appelle une dtermination ultrieure. L'altrit, uneseconde fois, est incorpore la dsignation : un seul nom, parmi la listedes noms disponibles, dsigne titre permanent un seul individu oppos tous les autres de la mme classe. Et, une fois encore, le privilge desnoms propres assigns des humains tient leur rle ultrieur de

    confirmation de leur identit et de l'ipsit de ceux-ci '. Et, mme si dansle langage ordinaire les noms propres ne remplissent pas pleinementleur rle2, du moins leur vise est bien de dsigner chaque fois unindividu a l'exclusion de tous les autres de la classe considre.

    La troisime catgorie d'oprateurs d'individualisation, celle desindicateurs, contient les pronoms personnels (je, tu), lesdictiques, qui regroupent eux-mmes les dmonstratifs ( ceci , cela ), les adverbes de lieu ( ici , l , l-bas ), de temps (maintenant , hier , demain ), etc. ; quoi il faut ajouter lestemps verbaux ( il venait , il viendra ). A la diffrence des noms

    propres, ce sont des indicateurs intermittents, qui en outre dsignentchaque fois des choses diffrentes. Seul est dterminant le rapport derenonciation, prise pour repre fixe. Ici , c'est tout lieu proche de lasource d'mission du message ; maintenant , c'est tout vnement

    contemporain du message. Le je et le tu mergent certes du groupe titre d'interlocuteurs de renonciation. Mais, ce stade, renonciationest elle-mme traite comme vnement du monde, donc certes commeobjet bizarre, mais encore comme arrivant au-dehors ; c'est pourquoi,reprs par rapport l'vnement-nonciation, tous les indicateurs sontsur le mme plan. Cela est si vrai que, dans une phase de son uvre,Russell a tent d'or-

    1. De fait, dans le langage ordinaire, nous ne connaissons gure que des nomspropres dsignant des humains, parce que nous nous intressons par ailleurs unecertaine permanence des peuples, des familles, des individus, laquelle est consti-tue un autre niveau que celui o fonctionnent les oprateurs d'individualisa-tion. Nous nommons les villes, les rivires, et mme les astres, eu gard certainscomportements humains les concernant (habiter, naviguer, relier les travaux et lesjours dans te temps calendaire). En ce sens, identifier en nommant dit plus qu'in-dividualiser.

    2. La surdtermination laquelle il est fait aliusion dans la note prcdenteexplique que les noms propres usuels ne soient que rarement des noms propreslogiquement purs. Ainsi en est-il des noms de famille : les rgles de dnominationlies au statut matrimonial des femmes dans notre culture, au moins dans la pra-tique dominante, font que Jeanne Dupont peut dsigner au moins deux personnesdiffrentes : la soeur non marie de Pierre Dupont et son pouse.

    LA PERSONNE ET LA RFRENCE IDENTIFIANTE

    donner les indicateurs en fonction du ceci , rencontre de leurcaractrisation d'un autre point de vue comme particuliersgo-centriques . Mais Pariente a raison de dire que ceci et egon'exercent leur fonction de reprage qu'en liaison avec cette non-ciation' ; en ce sens, je dirai que le dmonstratif accol renonciation remportesur l'assignation de celle-ci tel locuteur et tel interlocuteur, tel siteet tel moment. Je tire de cette analyse prparatoire trois conclusions :/. L'individualisation repose sur des proccd i'es spcifiques dedsignation distinctes de la prdication, visant un exemplaire et un seul, l'exclusion de tous les autres de la mme classe.

    2. Ces procdures n'ont aucune unit en dehors de cette vise.3. Seuls parmi les oprateurs d'identification, les indicateurs visent

    le je et le tu ; mais ils n'ont aucun privilge par rapport aux autresdictiques, dans la mesure o ils gardent pour point de reprerenonciation entendue encore comme un vnement du monde.

    2.La personne comme particulier de base

    Comment passer de l'individu quelconque l'individu que noussommes chacun ? Dans Les Individus, P.F. Strawson dveloppe une

    stratgie que nous adopterons comme cadre gnral l'intrieur duquelnous placerons ultrieurement de nouvelles analyses, visant unedtermination toujours plus riche et plus concrte du soi. Cette stratgieconsiste isoler, parmi tous les particuliers auxquels nous pouvonsnous rfrer pour les identifier (au sens d'individualiser prcis plushaut), des particuliers privilgis relevant d'un certain type, que l'auteurappelle particuliers de base . Les corps physiques et les personnesque nous sommes sont, selon cette habile stratgie, de tels particuliersde base, en ce sens qu'on ne peut identifier quoi que ce soit sans renvoyer titre ultime l'un ou l'autre de ces deux types de particuliers. En cesens, le concept de personne, comme celui de corps physique, serait unconcept primitif, dans la mesure o on ne saurait remonter au-del de lui,sans le prsupposer dans l'argument qui prtendrait le driver d'autrechose.

    1. Le terme reprage est bien choisi (Pariente oppose reprer dcrire ) ; il dsigne un stade trs fruste o l'on est encore bien loin de l'ipsit :simple dcentrage de tous les faits et tats de choses dans la mouvance de renon-ciation, encore considre comme vnement du monde.

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  • 7/22/2019 OBRA CLSSICA - SOI MEME COM OTRE

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    SOI-MME COMME UN AUTRE

    S'il fallait donner un anctre cette stratgie, ce serait certainementKant, non le Kant de la seconde Critique, mais bien celui de la Critiquede la Raison pure. C'est en effet une sorte de dduction transce