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Persistent link: http://hdl.handle.net/2345/4004 This work is posted on eScholarship@BC, Boston College University Libraries. Published in Revue de l'Histoire des Religions, vol. 211, no. 2, pp. 187-224, 1994 De l'orateur à l'orant: La "rhétorique divine" dans la culture chrétienne occidentale Author: J.-L. Solère

occidentale divine dans la culture chrétienne De l'orateur

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Page 1: occidentale divine dans la culture chrétienne De l'orateur

Persistent link: http://hdl.handle.net/2345/4004

This work is posted on eScholarship@BC,Boston College University Libraries.

Published in Revue de l'Histoire des Religions, vol. 211, no. 2, pp. 187-224, 1994

De l'orateur à l'orant: La "rhétoriquedivine" dans la culture chrétienneoccidentale

Author: J.-L. Solère

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R E V U E DE L'HISTOIRE

DES RELIGIONS

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JEAN-LUC SOLÈRE

Centre national de la recherche scientifique, Paris

DE L'ORATEUR A L'ORANT La « rhétorique divine »

dans la culture chrétienne occidentale

Dans l'espace chrétien, la prière, considérée comme acte de langage, énonciation humaine s'obligeant à des règles, a été très tôt confrontée à la rhétorique gréco-romaine et analysée avec les méthodes et les concepts de cette dernière. Comme pour le discours profane, on s'est efforcé d'élucider la nature de l'oratio religieuse, d'en dresser une typologie, d'en chercher les lois de composition en vue du meilleur effet de persuasion possible. Après avoir rappelé les éléments principaux de la justification théologique de la prière, conçue comme demande adressée à Dieu, la présente étude s'attache à montrer, à travers l'exemple le plus achevé d'ars orandi médiéval, la Rhetorica divina de Guillaume d'Auvergne (v. 1240), combien la tech­nique rhétorique cicéronienne a exercé son influence sur la façon de prier.

From oration to orison : « divine rhetoric » in western christian culture

In the christian World, prayer considered as an act of language, human enunciation based on rules, was confronted with Graeco-Boman rhetoric and analyzed with the latter's methods and concepts very early on. As for profane discourse, attempts were made to clarify the nature of religious oratory, draw up a typology and discover the laws governing the pro­duction of the most effective persuasion possible. The article reviews the main arguments of the theological justification of prayer as a request addressed to God, then taking one of the most consummate examples of medieval ars orandi, William of Auvergne's Rhetorica divina (c. 1240), shows how Cice­ronian rhetorical techniques exerted their influence on the concep­tion of prayer.

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Il faut se résigner, lorsqu'on entreprend d'étudier en historien la prière chrétienne, à admettre que l'essentiel de cet objet restera inaccessible, si du moins l'on en croit ceux qui en traitent d'expérience. De leur témoignage unanime, il ressort en effet que si la prière commence par des paroles, elle s'achève (au sens où ce terme dénote la perfection) dans la contemplation indicible, le simple regard amoureusement porté sur l'être aimé, où l'effusion du cœur et de l'esprit annule toute autre forme d'expression, surtout langagière. Simple discours limité, dans les commencements, à des temps et des propos déterminés, l'oraison a pour vocation de devenir la vie même du croyant, prière perpétuelle, qui n'est plus circonscrite par des mots, mais est l'orientation constante de l'esprit vers Dieu, ou le sentiment permanent de sa présence. Elle tend à s'épurer, se réduit progressivement à une esquisse, quelques mots (« que ta volonté soit faite... »), de simples exclamations ou des soupirs, puis au silence d'adoration. Oraison du cœur, suspension des facultés, perception ineffable, elle se dépouille de toute discursivité, s'enfouit dans le secret des âmes et se dérobe à l'enquête. François de Sales, par exemple, fait état de cette mutation de la prière qui nous la rend insaisissable. Reprenant la formule de Grégoire de Nysse (la prière est « un entretien et une conversation de l'âme avec Dieu »)1, il en donne cette définition liminaire qui l'assimile bien à un discours : « Que si l'oraison est un colloque, un devis ou une conversation de l'âme avec Dieu, par icelle donc nous parlons à Dieu et Dieu réciproquement parle à nous (...). » 2 Mais, puisque la façon de prier est destinée à évoluer avec le progrès de la vie spirituelle, il en vient à dire que l'oraison est la même chose que cette théologie que l'on

1. Sermon I (sur la prière), cité dans le Traité de Vamour de Dieu, VI, 1, éd. A. Ravier, Gallimard-NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p.'608.

2. Ibid., p. 609.

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nomme mystique « parce que la conversation y est toute secrète, et ne se dit rien en icelle entre Dieu et l'âme que de cœur à cœur, par une communication incommunicable à tout autre qu'à ceux qui la font ». « Le langage des amants, pour­suit-il, est si particulier que nul ne l'entend qu'eux-mêmes (...) où l'amour règne, on n'a point besoin du bruit des paroles extérieures ni de l'usage des sens pour s'entretenir et s'en-tr'ouïr l'un l'autre. » 3

Ainsi, il semble que la notion de prière soit par trop mouvante, puis qu'on désigne du même mot les formules rituelles rabâchées, récitées mécaniquement, et le divin colloque, sublime et silencieux, improvisé, inspiré par le don imprévisible de la grâce. D'un extrême à l'autre, il n'est même pas de rupture qui autoriserait un utile distinguo. Selon Gassien, c'est la familiarité avec le simple Noire Père, tant de fois répété, qui conduit à « cette prière de feu que bien peu connaissent d'expérience, et, pour mieux dire, ineffable » ; « Celle-ci dépasse tout sentiment humain. Ni sons de la voix, ni mouvements de la langue, ni parole articulée. L'âme, toute baignée de la lumière d'en haut, ne se sert plus du langage humain, toujours infirme. » 4 Dans leur excessive diversité, toutes les approches de l'oraison convergent vers cette affir­mation : elle pointe vers autre chose qu'elle-même, vers une communication qui s'avère, au bout du processus, indicible, surnaturelle, car ce n'est finalement plus l 'homme qui prie, avec ses mots, mais l'Esprit en lui, avec des « gémissements inexprimables » 5 . Si le xëkoç révèle la véritable nature d'une réalité, il faut alors avouer que l'essence de la prière nous demeure inconnue, cachée dans le for intérieur, dans l'inti­mité des consciences et des cœurs, que nous ne pouvons

3. Ibid. Plus loin : « Certes, en la théologie mystique c'est le principal exercice de parler à Dieu et d'ouïr parler Dieu au fond du cœur ; et parce que ce devis se fait par des très secrètes aspirations et inspirations, nous l'appelons colloque de silence : les yeux parlent aux yeux et le cœur au cœur, et nul n'entend ce qui se dit que les amants sacrés qui se parlent » (p. 611).

4. Conférences, IX, § X X V , trad. E. Pichery, coll. « Sources chrétiennes », n° 54, Ed. du Cerf, 1958, p. 61.

5. Rom., 8, 26.

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scruter. L'historien ne peut appréhender la prière que de l'extérieur, pour ainsi dire, en ce qu'elle a de visible, de mani­festé : il doit la considérer uniquement comme un acte de langage.

Gomme acte de langage, c'est-à-dire un ensemble d'énon­cés, adressés à « quelqu'un » et en un certain ordre assemblés. Dès lors, la prière relève de la constitution rhétorique et peut être questionnée sur la composition même de ses énoncés. Puisqu'il s'agit d'une énonciation humaine, s'obligeant à des règles, on peut se demander quels types de discours ont été employés, quels sont leurs rapports avec les discours profanes, comment ils ont été codifiés, comment on pensait en obtenir les effets souhaités. Selon cette ligne de recherche, nous concentrerons notre analyse sur un des ouvrages qui souligne le mieux la construction rhétorique de la prière, l'affinité de l'art du langage et de l'art de prier : la Rheiorica divina sive ars oratoria eloqueniiae divinae de Guillaume d'Auvergne. Mais avant d'en venir à l'étude de ce manuel d'oraison, nous devons resituer la prière dans son contexte théologique chrétien, en donner, avant la pratique, la théorie ou, si l'on veut, la logique. De ce point de vue deux séries de questions se présentent au sujet de la prière. La première sur la nature même de ce discours particulier : en quoi consiste-t-il, com­ment le définir ? La deuxième sur les conditions de possibilité de cet acte de langage : comment est-il concevable de parler à Dieu, quelle représentation de Dieu est supposée par l'inten­tion même de s'adresser à lui ?

I. La logique de la prière

A / Historiquement, selon Origène 6, la première prière {d>xh)> signalée dans la Bible, fut celle de Jacob. Elle prit la forme d'un vœu (izpoasvxhi invocation, a les deux sens de prière et de vœu). Ce vœu ne fut toutefois pas une initiative

6. Ilepl eûx7JÇ> III, 1, éd. P. Koetschau, in Origenes Werke, hrsgb. der K. Preuss. Akad. der Wissensch., Bd II, Leipzig, 1899, p. 304.

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de l'homme : il répondait à une proposition de Dieu. La prière apparaît dès lors comme une repartie. Elle s'inscrit dans le dialogue, l'échange constant qui se noue entre Dieu et l'humanité dans la Révélation. La saisie consciente de la parole créatrice et salvatrice de Dieu appelle cette réponse de l'homme. Réponse qui est en fait un renvoi, un retour, car de même que c'est l'Esprit qui prophétise par l 'homme et prie à travers lui, c'est un seul et même Verbe qui passe de Dieu à l'humanité et de l'humanité à Dieu. Les prières, les paroles humaines, sont le monnayage de l'unique Parole de Dieu. « Dieu a parlé une seule fois [Ps. 61, 12], note Hugues de Saint-Victor, parce qu'il a engendré un seul Verbe par qui tout a été fait. Ce Verbe, c'est sa parole, Il y a donc une seule parole de Dieu, parce qu'il y a un seul verbe de Dieu. Une seule véritablement, parce que seule et d'un seul ; non pas déve­loppée en une pluralité d'énoncés, mais totalisée en un seul et simple verbe 7 . » Pourtant, « il faut savoir que Dieu parle autrement par la bouche des hommes, autrement par lui-même (...) par les hommes, de multiples paroles ; par lui-même, une seule. Mais en toutes ces paroles qu'il a proférées par les lèvres des hommes fut présente cette unique parole, et en son unicité toutes ne font qu'un » 8 . De même que le Verbe s'est incarné, la Parole prend corps dans la multiplicité des mots humains : « Le Verbe de Dieu revêtu de la chair humaine est apparu une seule fois de façon visible, et maintenant, chaque jour, ce même Verbe vient lui-même à nous sous le couvert d'une voix humaine. » 9 La prière ne devrait donc pas être considérée isolément, car elle prend place dans la conti­nuité d'un seul discours qui vient de Dieu et y retourne. Autrement dit, elle fait partie d'un seul et même processus, qui est le déploiement du Verbe dans la vie spirituelle. C'est ainsi que Guigues II le Chartreux la situe, comme troisième

7. De verbo Dei, I, 1, in Six opuscules spirituels, éd. et trad. R. Baron, Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes », n° 155, p. 61.

8. Ibid. 9. Ibid., I, 2, p. 61-62.

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des quatre degrés de « l'échelle spirituelle » : la lecture de la parole de Dieu déposée dans l'Ecriture se poursuit par la méditation, écho et amplification de cette parole en l 'homme, se prolonge en la prière, qui reporte la parole vers Dieu, et aboutit dans la contemplation 1 0 . Si pauvres soient les paroles humaines, elles sont des sacrements, c'est-à-dire des signes sensibles par lesquels l'Esprit opère dans l'âme de l'orant, au même titre que la parole de Dieu est un « grand sacrement » u .

De par cette situation dialogale, on définit donc générale­ment la prière, ainsi que nous l'avons vu, comme un entretien (qui peut être un monologue, pas forcément un dialogue) avec Dieu. Oratio renvoie à ratio. Gomme le remarque en effet Thomas d 'Aquin 1 2 , la raison a deux actes discursifs, le juge­ment et le raisonnement, dont le discursus ou discours peut être appelé oraiio (oris ratio, « raison exprimée », d'après Cassiodore) 1 3. Sémantiquement, oraiio a toujours été lié au raisonnement et au discours. Ce n'est donc pas pur hasard si oraiio signifie à la fois le discours raisonné et la prière. Prier, c'est parler à Dieu 1 4 , exprimer quelque chose qui a un sens, donc faire acte de raison en des mots.

Non moins communément les théologiens soutiennent que ce discours a pour but de présenter à Dieu une demande. La prière, selon le sens obvie du terme français, consiste en effet à prier Dieu de donner. En latin, le terme oratio désigne spécialement les discours que font les oratores, où une argu­mentation vise à convaincre l'auditoire. Or ces discours sont le plus souvent des plaidoiries destinées à obtenir la clémence d'un juge. D'où le nom d'oratio pour les demandes que

10. Lettre sur la vie contemplative (L'échelle des moines), II-III, éd. E. Col-ledge et J. Walsh, trad, anon., coll. « Sources chrétiennes », n° 163, p. 85-87.

11. Hughes de Saint-Victor, De verbo Dei, 1, p. 61. 12. Summa theologiae, I I a I I a e , q. 83, a. 1, et In Sententias IV, d. 15, q. 4, a. 1. 13. Comment, in Ps. 38, 13, PL, 70, 285 C. 14. Ce en quoi la prière se distingue de la « méditation », qui est plus propre­

ment un raisonnement (« frequens cogitatio modum et causam et rationem uniuscuiusque rei investigans » selon Hugues de Saint-Victor, De meditatione, in Six Opuscules spirituels, op. cit., p. 45) et surtout qui est un dialogue de l'âme avec elle-même, réfléchissant (toujours selon Hugues) sur les créatures, l'Ecriture ou les actions.

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l 'homme adresse au souverain Juge. Par une dichotomie conceptuelle, Thomas d'Aquin parvient à la même conclu­sion : la demande fait partie de l'essence même de la prière. Celle-ci est en effet un acte de la raison pratique qui, à la différence de la raison spéculative, a le pouvoir d'être cause. Mais la causalité peut être soit contraignante, induisant nécessairement l'effet, lorsque celui-ci est entièrement soumis au pouvoir de la cause ; soit dispositive seulement. Ainsi, la raison pratique peut soit commander à ce qui lui est soumis, soit préparer la réalisation de la chose, lorsqu'elle demande l'accomplissement de quelque chose à ce qui ne lui est pas soumis, mais égal ou supérieur. D'où cette définition de l'oraison : « La prière est un acte de la raison par lequel on fait une demande à un supérieur, de même que le commande­ment est un acte de la raison par lequel on donne l'ordre à un inférieur de faire quelque chose. Prier est donc le propre d'un être doué de raison et qui dépend d'un supérieur. » 1 5

L'oratio est par nature une petitio. La prière dans le christianisme ne se distingue pas par là

de ce qu'elle est dans toutes les religions : l 'homme accablé de maux, pénétré du sentiment de son impuissance et de sa misère, demande aide et protection à la divinité. Ce besoin est reconnu par les Pères 1 6 , qui admettent le caractère « intéressé » de la prière, y compris de la prière archétype, celle enseignée par le Christ en personne, qui est faite de demandes. Seulement, ce qui est demandé dépend de la maturité spirituelle de l'orant. Il est d'abord de la responsa­bilité du croyant de ne pas demander à Dieu des choses « inconvenantes ». Ensuite, ce qu'on demande révèle l'idée que l'on a de la grandeur de Dieu : « Et tu cum oras, magna ora » 1 7 , avertit Ambroise de Milan. Des quatre types de

15. Sum. theol., II»Ils«, q. 83, a. 10, resp. 16. La prière est une « demande de quelque bien, présentée à Dieu par les

fidèles », dit tout simplement Basile de Césarée (Homélie sur sainte Juliette martyre, 3, PG, 31, 243 A).

17. « id est, ora quae aeterna sunt, non caduca », précise-t-il (In Ps. 118, XIX, 11, PL, 15, 1472 C).

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prière qu'énumère l'apôtre Paul 1 8 (dont la classification a fourni le cadre et le point de départ de toutes les analyses théologiques), Origène estime que les trois premières sont des demandes hiérarchisées selon que leur objet est inférieur ou supérieur 1 9 :

— SsYjcrtc : demande des choses dont on a besoin ; — 7rpocjeu^ : demande d'un objet plus élevé faite par une

âme elle-même plus élevée, et comportant une doxologie ; — ëvTeu^iç : demande adressée avec une très grande confiance,

par celui qui a libre accès à Dieu (7tapp7)cta : « franc-parler avec Dieu », relation filiale et dialogale avec Dieu).

Seule l'eù^apioTia n'est pas à proprement parler une demande, mais la reconnaissance pour les bien reçus. Il est certain qu'il s'agit là du point culminant de la prière, qui tend à transcender la demande par la louange 2 0 . Mais même chez Evagre les différents degrés de la vie spirituelle : irpôtÇtç, 0e<opca, -yvc5(nç se traduisent en un ordre hiérarchique parmi les demandes : « Prie premièrement pour être purifié des passions, deuxièmement pour être délivré de l'ignorance, troisièmement de toute tentation et dereliction. » 2 1

La prière est donc un besoin. On dit parfois aussi qu'elle est une nécessité : il y a une nécessité « naturelle » de prier comme de respirer, l'oraison étant la « respiration de l'esprit » (Théophane le Reclus 2 2 ) , dont c'est la fonction de prier comme pour l'âme de connaître. Mais surtout, la prière est une obligation. Selon Thomas d'Aquin, elle relève de la vertu

18. I Tim., 2, 1 : ILxpaxaÀco crôv 7rpâ>Tov TOXVTOV 7uoi.eïci9ca 8er\Giq, 7upoaeu-Xaç, èvreûÇeiç, eàxapioTÊaç (...). Les quatre termes sont traduits dans la Vulgate par : obsecratio, oraiio (qui n'est pas ici la prière en général, mais une espèce), postulatio, gratiarum actio.

19. ïlepi eôyyf,, XIV, 2 (éd. cit., p. 331). Id. chez Cassien, qui les hiérarchise selon le degré de perfection de l'orant (Conf., IX, § XV, p. 54).

20. La louange dans la Bible est une forme d'action de grâces. « Merci » n'existant pas en hébreu, on remercie en louant le donateur.

21. Traité de Voraison, § 33, trad. I. Hausherr, in Les leçons d'un contem­platif, Paris, Beauchesne, 1960, p. 55.

22. Cité par T. Spidlik, La spiritualité de l'Orient chrétien, t. II : La prière, Pont. inst. studiorum orientalium, coll. « Orientalia Christiana analecta », n° 230, Rome, 1988, p. 44.

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de religion, qui est une vertu annexe de la vertu principale de justice. Or la justice consiste à rendre, à titre obligatoire, à chacun ce qui lui est dû. En appliquant cette maxime aux rapports entre l'humanité et Dieu, Thomas reprend à Cicéron cette définition de la religion : elle consiste à rendre à une nature supérieure, qu'on nomme divine, les devoirs et céré­monies du culte 2 3 . Nous devons en effet nous soumettre à Dieu en tant qu'il est le principe absolument premier, et la religion est faite de ce qui nous ordonne à Dieu. Par tous les actes de religion, l'homme témoigne de l'excellence divine et de sa sujétion à Dieu, en lui manifestant la révérence qui lui revient 2 4 . C'est pourquoi la prière est par excellence un acte de religion. Il ne s'agit pas là seulement de la louange, mais même de la prière en tant que demande, car demander, c'est se mettre devant Dieu en attitude de sujétion, ou lui remettre son esprit, le lui soumettre avec respect, et lui en faire comme un présent 2 5 . Ainsi, la prière n'est nullement facultative, mais est un devoir, au titre de la vertu de religion. Nous avons l'obligation de prier, et en priant, il est non seulement licite, mais, pourrait-on dire, obligatoire de demander.

B / Les différentes approches de la nature de la prière que nous venons de voir sont autant de réponses à la question : pourquoi prier ? L'homme, disent les théologiens, prie par besoin, par nécessité, par obligation. Néanmoins, toutes ces réponses doivent être précédées par la solution d'une question préliminaire : est-il possible, ou sensé, de prier ? Le christia­nisme a presque immédiatement rencontré les objections contre la prière émanant des milieux philosophiques païens. Maxime de Tyr 2 6 , par exemple, distinguait les objets de nos

23. « Superioris cujusdam naturae, quam divinam vocant, curam caere-moniamque vel cultum affert » (De inventione, II, LUI, 161, cité dans la Sum. theol., II&Ils* q. 80 a. unique et q. 81, a. 1, sed contra).

24. Q. 81, a. 3. 25. Q. 83, a. 3, resp. et ad 3 m . 26. Eî Set euxsffxai. Cf. G. Soury : Aperçus de philosophie religieuse chez

Maxime de Tyr, Collection d'études anciennes... de l'Association G. Budé, Paris, 1942, p. 22-34.

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demandes selon qu'ils relèvent de la Providence, du Destin, de la Fortune, de l'art, et montrait que dans chaque cas la prière est inutile. Dans le domaine de la Providence, à laquelle croient les chrétiens, il posait ce dilemme : ou bien Dieu exerce sa Providence sur l'ensemble et non sur les détails, de même que les rois assurent le salut des cités sans étendre leur sollici­tude à chaque individu, et alors la prière est inutile car Dieu ne sacrifiera pas le bien de l'ensemble pour le bien d'un seul ; ou bien il prend soin des détails, mais la prière est là aussi inutile, car justement Dieu a pris les dispositions pour que tout arrive au mieux : ce n'est pas quand le malade demande nourriture ou médicament que le médecin les lui accorde, mais quand il le juge bon, et s'il le juge mauvais, il refusera 2 7. Cette objection sera récurrente, jusqu'aux déistes modernes, et après eux. La prière ne manifeste que la superstition de ceux qui croient pouvoir infléchir la volonté divine : comment une demande a-t-elle chance d'aboutir auprès d'un être qui est immuable et sage, et qui donc ne changera pas les décrets qu'il a pris de toute éternité et pour le mieux ? Ce que le fidèle demande est soit conforme, soit contraire à ce que Dieu a décidé ; dans les deux cas son oraison est vaine. L' incom­mensurabilité de l'éternel et du temporel, de l'intérêt parti­culier et du bien universel rend inepte la supplication du croyant. D'ailleurs, l 'Apôtre n'a-t-il pas dit que « nous ne savons pas ce qu'il nous convient de demander dans nos prières », et que l'Esprit intercède pour nous dans notre faiblesse 2 8 ? L'homme ignore ce qui est réellement bon pour

27. A l'inverse, dans la ligne de l'argumentation antifataliste de Carnéade, d'autres soutenaient que la prière perdrait tout son sens si rien n'échappait à l'sîfiappivT) (or les prières ne sont pas inutiles, donc...). D'où l'objection men­tionnée par Justin de Naplouse (Dialogue, 4) : si l'on fait valablement des prières, alors il n'y a pas de Providence pour les individus, mais seulement pour le cosmos et les espèces (cf. J. Pépin, Prière et providence au 1 1 e siècle, in Images of man in ancient and medieval thought, Leuven Univ. Press, 1976, p. 111-126). Par conséquent, prière et Providence paraissent devoir s'exclure de toute façon. Cf. Origène, Ilepl sûx%> V : la préscience de Dieu, qui sait ce dont nous avons besoin, et la prédestination (il serait fou de prier pour que le soleil se lève, ce qui doit arriver arrivera aussi bien sans la prière) semblent rendre inutile l'oraison.

28. Rom., 8, 26.

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lui, mais Dieu le sait, et la seule vraie prière consiste à s'en remettre à lui.

La théologie, en Occident, ne pourra que répéter et moduler la réponse élaborée par Augustin d'Hippone, qui n'était pas sans connaître l 'objection, du moins sous la forme de cette question : pourquoi le Christ nous ordonne-t-il de prier sans cesse et de demander sans relâche, alors que Dieu connaît ce qui nous est nécessaire avant que nous ne lui demandions (Matt. 6, 32) ? Il faut en fait comprendre, selon Augustin, que Dieu, par cette injonction, a dessein, non point d'ap­prendre nos désirs et nos besoins, qu'il ne peut ignorer, mais de nous mettre dans la disposition de recevoir ce qu'il veut nous donner. La prière n'a pas pour but de renseigner Dieu ou le fléchir, mais de nous faire prendre note de nos propres aspirations, et d'agir sur nous-mêmes, sur notre propre état de réceptivité, en nous exhortant nous-mêmes à désirer ardemment les biens qu'il a décidé d'accorder 2 9 . Demander : « Que votre règne arrive », c'est en fait ranimer notre désir de l'avènement de ce règne et notre souci d'être digne d'y participer, car, que nous le souhaitions ou non, ce règne arrivera, à la date et l'heure connues de Dieu seul 3 0 . C'est ce qu'admet également Thomas d'Aquin, qui reprend la solution d'Augustin 3 1 . La prière a, sur ce plan « informatif », une simple utilité psychologique, en ce qu'elle produit un effet de prise de conscience : « Il est nécessaire d'adresser

29. Lettre CXXX, à Proba, VIII, 17-IX, 18, PL, 33, 500-501 : « (...) Dominus et Deus noster non voluntatem nostram sibi velit innotescere, quam non potest ignorare ; sed exerceri in orationibus desiderium nostrum, quo possimus capere quod praeparat dare (...) Tanto quippe illud quod valde magnum est (...) sumemus capacius quanto id et fidelius credimus, et speramus firmius, et desideramus ardentius (...) Dignior enim sequetur effectus, quem ferventior praecedit affectus (...) verbis orationis nos ipsos admonentes in id quod desidera­mus, intendere, ne quod tepescere coeperat, omnino frigescat, et penitus extin-guâtur, nisi crebrius inflammetur. Unde et illud quod idem apostolus ait, Postulationes vestrae innotescant apud Deum [Phil., 4, 6], non sic accipiendum est, tanquam Deo innotescant apud Deum per tolerantiam, non apud hominem per jactantiam. »

30. Ibid., § 18. 31. Du moins pour résoudre cette objection précise : il est inutile d'informer

Dieu.

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des prières à Dieu, non pas pour lui signaler nos besoins et nos désirs, mais pour nous persuader nous-mêmes qu'il faut recourir en ces affaires au secours divin » 3 2 . Ou encore si Dieu (qui nous accorde beaucoup sans même que nous l'ayons demandé) veut que nous le priions, c'est pour affermir l'assu­rance que nous pouvons recourir à lui, pour exciter en nous-mêmes la confiance qui nous porte à lui adresser des demandes, et pour que nous le reconnaissions comme l'auteur de nos biens 3 3 .

Paradoxalement donc (en forçant un peu les choses), la prière n'a pas pour destinataire Dieu, mais celui-là même qui prie. Plus exactement, si la prière, énoncé performatif, ou illocutionnaire, a un effet perlocutionnaire, cet effet est réflexif, car elle agit non pas sur l'interlocuteur mais sur le locuteur (sur son état d'esprit). Autrement dit, si la prière a une action, c'est sur l'orant qu'elle s'exerce et non sur Dieu.

Mais Thomas ne va pas jusqu'à tirer cette conséquence, car à côté du plan « informatif », il distingue le plan « exé­cutif », où l'analyse psychologique cède le pas à la méta­physique. La solution qu'il propose, et qui met en jeu l'efficace des causes secondes, lui permet d'attribuer à la prière une action autre que reflexive. L'objection repose ici plus précisé­ment sur l'inflexibilité de Dieu. Il s'agit, répond Thomas, d'éviter les deux erreurs symétriques des Anciens : croire que les prières ne servent absolument à rien (que tout arrive au hasard ou bien par nécessité), et croire que l'on peut infléchir la Providence. Le cap moyen passe par une réflexion sur la synergie de la cause première et universelle (qui déter­mine à l'avance et produit tous les effets) et des causes parti­culières (qui collaborent à la production des effets, selon l'ordre même fixé par la cause première) : « La Providence n'établit pas seulement que tel ou tel effet sera produit : elle détermine aussi qu'il proviendra de telle cause et de tel ordre.

32. IIaIIae, q. 83, a. 2, ad 1«. 33. Ibid., ad 3™, et a. 9, ad 2™.

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Or parmi les causes, il faut inclure les actes humains. Par conséquent, s'il convient que l 'homme agisse, ce n'est point pour que ses actes modifient l'ordre établi par Dieu, c'est pour que, par ses actes, soient réalisés certains effets que Dieu a voulu faire dépendre d'eux. (...) Nous ne prions pas pour changer les dispositions prises par Dieu, mais pour demander ce que Dieu a décidé d'accomplir à travers les prières des âmes saintes. » 3 4 Ainsi, affirmer qu'il ne faut pas prier pour obtenir quelque chose de Dieu, parce que l'ordre établi par sa Providence est immuable, reviendrait à dire qu'il est inutile de marcher pour parvenir en un lieu, ou inutile de manger pour se nourrir 3 5. Si Dieu a décrété que nous nous rendrions en tel lieu, cela ne nous dispense pas de marcher pour nous y rendre. L'objection contre la prière serait donc une variante de « l'argument paresseux » 3 6 . Dieu ne veut pas seulement donner, il veut aussi que nous priions, et le don est attaché à la demande. La prière de tel individu a été prévue par Dieu parmi les causes qui amènent à la réalisation de tel effet. Cette prière particulière, cause occasionnelle de cet effet, est voulue par Dieu, comme pièce de l'économie globale de sa Providence. De la sorte, la prière est cause prochaine d'un événement, mais ne modifie en rien les décrets divins 3 7 .

34. Ibid., a. 2, resp. 35. Summa contra Gentiles, III, 96. 36. Cf. Sum. theol., II»II««, q. 83, a. 5, ad 3 m : « Dieu nous convie à prendre

part à ses bontés, mais de sorte que ce soit nous qui fassions la démarche de les atteindre, non certes en franchissant une distance matérielle, mais par le moyen de pieux désirs et de dévotes prières. »

37. On soulignera que la prière n'est pas censée efficace par elle-même, comme une formule magique, mais de par les dispositions de la Providence. Par ailleurs, c'est la même raison qui, selon Thomas, légitime la prière d'inter­cession des saints au paradis : ils ne demandent à Dieu que ce que Dieu a voulu faire dépendre de leurs prières, et ils n'obtiennent que ce que Dieu a décidé de réaliser par le moyen de leur prière (cf. Sum. theol., I I a I I a e , q. 83, a. 11, ad 2"», et In Sent., IV, d. 45, q. 3, a. 3). Autrement dit, leurs mérites étant mis à part, la prière des saints in. patria est infailliblement exaucée parce qu'elle se conforme parfaitement à la volonté divine : ils ne prient Dieu que pour autant qu'ils découvrent que sa volonté est d'accomplir par leur intercession ce qu'ils demanderont. Leur prière paraît donc « convenue », comme le texte, écrit par avance, d'un rôle au théâtre ; mais il faut rattacher son caractère néanmoins indispensable, selon Thomas, à la métaphysique des causes secondes : celles-ci

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II. La rhétorique de la prière

Après avoir examiné la nature et la signification théo­riques de la prière, il reste à voir selon quelles règles elle est bâtie. Car, dans l'exacte mesure où l'oraison est une oratio, un acte de langage, elle ressortit, même si son objet est autre que celui du discours profane, à la rhétorique, en tant que cette discipline étudie les lois des discours afin de classer ces derniers et d'en obtenir l'efficacité maximale.

La rhétorique est en effet une passion taxinomique 3 8 et une t&yyt\ (ars)3d, visant à connaître les moyens de persuader l'interlocuteur ou l'auditoire. Elle prend chez Cicéron le nom de doctrina dicendi : une réflexion sur les fins et les moyens du langage en général et du discours adapté à chaque type de circonstances en particulier. Il n'est pas étonnant que les Anciens, Origène le premier semble-t-il 4 0, pétris de cette culture rhétorique, aient songé à l'appliquer à la prière et à en chercher une typologie et les lois de composition. L'exemple

tirent de la cause première toute leur vertu, et pourtant leur action est bien considérée comme ayant une efficace propre. Cette efficace n'est pas une dimi­nution de la gloire de Dieu, mais au contraire comme une manifestation plus éclatante de sa bonté, puisqu'il consent à associer ses créatures à son gouverne­ment (cf. In Sent, IV, d. 15, q. 4, a. 5).

38. Roland Barthes, L'ancienne rhétorique, aide-mémoire, in Communi­cations, n° 16, Seuil, 1970, p. 172-229.

39. Une TI/VÎ] , selon Aristote, n'est pas seulement un empirisme : elle s'élève au-delà de l'expérience des faits particuliers pour remonter aux lois qui deviendront les principes de la science relative à cet ordre de faits. C'est pourquoi Aristote estime (Rhét., I, 1, 1354 a 12-26) qu'avant lui les auteurs de manuels de iéyy(} ^Topixr) n'ont enseigné qu'une routine dénuée d'art (&xeyyoç Tptêr)), selon l'expression de Platon (Phèdre, 260 e). Mais la xèyyt] se distingue aussi de la science (STCIOTY](X7]) en ce qu'elle vise à une production. D'autre part, elle est poétique (Tcot7)T»d)), mais non pratique (7cpax-ux7)), car elle ne dirige pas la conduite, morale ou immorale, de la vie (elle ne se confond pas avec la <pp6vY]Ctç). Elle est une faculté (SiSvau.iç) de créer, ou plutôt soutient par sa méthode la faculté humaine de créer. Cf. la définition de ars dans la Rhetorica ad Herrenium (I, 3) : « Ars est praeceptio, quae dat certain viam rationemque dicendi. »

40. Cf. E. K. Lutz, Rhetorica divina : mittelhochdeutsche Prologgebete und die rhetorische Kultur des Mittelalters, W. de Gruyter, 1984, p. 123 sq. Cet auteur, p. 124, relève la ressemblance entre le plan origénien de la prière et les modèles de lettre des artes dictandi médiévaux. L'invocation et la louange de Dieu correspondent à la salutalio, l'action de grâces à la captatio benevolentiae, la reconnaissance des péchés à la narratio, les demandes à la petitio, la doxologie finale à la conclusio.

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leur semble en avoir été donné par l'apôtre Paul lui-même dans son enumeration de I Tim., 2, 141. Le pseudo-Ambroise du De sacramentis marque fortement l'analogie entre le dis­cours profane, gouverné par les lois de la rhétorique, et la prière : les orateurs instruits savent la technique (disciplina) pour faire du juge un soutien ; ils commencent par le louer pour se le rendre favorable, puis peu à peu ils le prirent de bien vouloir les écouter avec patience, ensuite ils osent exprimer leurs demandes, enfin ils terminent sur de nouvelles louanges 4 2. Augustin, en montrant comment le christianisme pouvait assumer l'essentiel des idéaux de la culture païenne, au prix de la transformation du vir bonus dicendi peritus, l'orateur selon les vœux de Cicéron, en un vir chrislianus dicendi peritus, n'a pas peu contribué à légitimer la dialec­tique et la rhétorique dans les modes d'expression chrétiens. Raban Maur pourra ainsi écrire : « Il fait une bonne œuvre celui qui le [l'art rhétorique] maîtrise en vue d'être capable de prêcher la parole de Dieu. » 4 3 Le Moyen Age, dans l'immense littérature qu'il consacrera à l'oraison, ne manquera donc pas de produire des artes orandi, des manuels de la prière, considérée comme un acte de langage, un discours argumenté, susceptible d'obéir aux règles de la rhétorique 4 4 . Il est signi-

41. On a discuté pour savoir s'il s'agit d'une enumeration des espèces de la prière, ou bien de ses parties constitutives. D'après la Glossa ordinaria, elle donne l'ordre de la messe (PL, 114, 627 B). D'autre part, les commentaires patristiques et médiévaux du Notre Père ont vu aussi dans cette prière le para­digme de l'oraison chrétienne, de son essence, de son ordre et de son contenu.

42. PL, 16, 458 B-C (cité par E. K. Lutz, op. cit., p. 126). Le véritable Ambroise n'est pas en reste dans le De institutione virginis : « Bona oratio quae ordinem servat, ut primo a divinis inchoemus laudibus. Si enim cum apud homines agimus, benevolum volumus judicem facere, quanto magis cum Dominum nostrum precamur ! Primo ergo immolemus Deo sacrificium laudis » (PL, 16, 307 B-C).

43. De clericorum institutione, III, 19, PL, 107, 396 C-D, 395 C : « Aut quorum partium orationis jura, schematum decorem, troporum virtutem, etymologiarum rationem, et orthographiae rectitudinem novit, si non gramma-ticam artem ante sibi notam fecit ? » Raban Maur formule ainsi la règle de ce qu'on peut appeler « l'humanisme médiéval » : « Quando poetas gentiles legimus, quando in manus nostras libri veniunt sapientiae secularis, si quid in eis utile reperimus, ad nostrum dogma convertimus » (ibid., 396 B).

44. Les artes praedicandi et les artes diclaminis, manuels de rédaction de lettres, qui connaîtront une grande diffusion, véhiculeront également ces règles

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ficatif, par exemple, que le cistercien Gontier de Pairis, dans son De oralione, ieiunio et eleemosyna (vers 1205), fasse préliminairement de la prière l'une des quatre espèces d'ora-tiones : grammatica, dialectica, rhetorica, catholica, et exploite cette assimilation pour développer une comparaison du dis­cours rhétorique et de l'oraison : « Ce que le discours rhéto­rique effectue sur le juge terrestre, le discours catholique l'effectue encore mieux sur le juge céleste. En effet, de même que l 'avocat (forensis orator) cherche à se concilier la faveur du juge pour le persuader plus facilement de ce qu'il veut, de même l'orant (orator fidelis) s'attire la grâce du juge suprême (...). » 4 5 Cette attention portée à la T É ^ T ) de l'oraison fournit un critère strict pour identifier lesquels, parmi la masse des ouvrages parlant de la prière, sont réellement des artes orandi. En effet, comme le remarque B. H. Jaye 4 6 , ils ne sont d'abord pas identifiables par leur titre (ars orandi n'est qu'une désignation moderne), et ils peuvent se trouver aussi bien dans des sermons, conseils aux novices, etc. Ensuite, s'il est clair qu'un traité sur les bienfaits de la prière, ou sur la validité des prières des non-baptisés, par exemple, ne sont pas des manuels d'oraison, il faut préciser que même un guide de la contemplation mystique, tel que L'échelle de perfection de Walter Hilton, n'est pas un ars orandi, parce que le « comment » de la prière est analysé davantage sur le plan émotionnel que verbal : c'est un livre sur l'union mystique plutôt que sur le discours adressé à Dieu et aux saints. A strictement parler, un ars orandi traite non seulement du « comment prier », mais plus précisément des stratégies verbales conscientes à mettre en œuvre dans la prière. L'exemple le plus achevé, de ce point de vue, est, nous

(sans compter les arts poétiques proprement dits). Cf. J. J. Murphy, Rhetoric in the Middle Ages. A history of rhetorical theory from Saint Augustine to the Renaissance, Berkeley, Los Angeles - London, 1974.

45. PL, 212, 107 C-D. 46. Artes orandi (à la suite de M. G. Briscoe, Artes praedicandi), coll. « Typo­

logie des sources du Moyen Age occidental », fasc. 61, Brepols, Turnhout, 1992, p. 84.

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l'avons dit, la Rhetorica divina sive ars oratoria eloquentiae divinae de Guillaume d'Auvergne 4 7 . Rédigée vers 1240 alors qu'il était évêque de Paris, elle appartient à un ensemble de traités à visée pastorale, le Magisierium divinale, commencé vers 1223-1224. C'est en effet à des clercs que l'auteur s'adresse. Ils sont des spécialistes de l'art oratoire divin, qui ont pris sous leur responsabilité la cause des âmes, qui se sont faits orateurs spirituels pour porter devant le tribunal céleste ce genre d'affaires (ce pour quoi les prébendes de l'Eglise leur sont attribuées en grande partie) (c. 1, 336 a G - H ) . Ensuite, c'est l'office de la « milice cléricale » que d'enseigner et prêcher, et ces tâches ne peuvent être accomplies correcte­ment que si la force de la prière aide et dirige constamment les docteurs, prédicateurs et juges ecclésiastiques (336 a H). C'est pourquoi est nécessaire une « rhétorique divine, céleste ou spirituelle », qui enseigne à plaider (allegare) dans ces causes : aux « professionnels » de la prière, il faut une thyyr\ adéquate et spécialisée 4 8.

En bon orateur, Guillaume souligne à la fois l'importance de son sujet et la carence de ses prédécesseurs. Tout sacrifice, toute bénédiction et tout sacrement, tout ce qui dans le culte divin est fait pour honorer Dieu, soit est une prière, soit est accompli par le moyen de la prière : c'est assez dire sa pré-cellence parmi les « sacris ac sacrificativis exercitationibus » (336 a F) . Pourtant ce discours incomparablement meilleur et plus important que tout autre est jusqu'ici resté sans art, doctrine ni technique (336 b E). Les saints docteurs n'ont pourtant pas ignoré l'utilité de la prière, et ont beaucoup

47. Paris, Guillaume Deluiyne - Louis Billaine, 1674, t. I, Il n'existe pas actuellement de meilleure édition, bien qu'elle soit tronquée entre les c. 26 et 27 (cf. J. Lingenheim, L'art de prier. Essai sur la rhétorique divine de Guillaume d'Auvergne, Bosc Frères, M. et L. Riou, Lyon, 1934, p. 13-16). Nous donnerons les références à cette édition directement dans notre texte, sous la forme sui­vante : (éventuellement chapitre) page, colonne, lettre.

48. Peut-être ce besoin d'un ars défini et particulier doit-il être rapproché de la professionnalisation de l'intellectuel, du métier de théologien, qui se fait jour dans cette première moitié du x m e siècle, avec la constitution de l'univer­sité, dont Guillaume est issu. Celui-ci, dans le même ordre d'idées, compare au c. 2 (338 a G) les prières des saints à des disputationes contre Dieu.

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écrit à son sujet ; mais ils ont cru faire assez en livrant des exemples de prières ; ou encore, ils ont pensé que l'on appre­nait à prier en priant, et non en philosophant, et qu'il suffisait de mettre sous les yeux de vraies prières, comme celles dont les Psaumes sont remplis (336 6 F - G). Mais l'Eglise est l'école de Dieu, et il doit y avoir dans cette école un art de discourir (336 6 F) . Si tant de volumes sur l'art oratoire ont été écrits par le labeur des rhéteurs, si le discours logique a été traité avec soin par Aristote dans toutes ses parties, à bien plus forte raison il est digne et juste que soit écrit un art et une doctrine de la très sainte prière (336 a H - b E).

Peut-être objectera-t-on que la prière est un don de Dieu, une grâce et une faveur, et qu'elle ne relève pas de l'industrie humaine. De fait, Guillaume rappellera régulièrement que Dieu est à la fois celui qui inspire la prière et celui qui l'exauce (337 a B ) 4 9 , ce qui revient à tempérer la « technicisation » de l'oraison qu'il opère. Mais, répond-il, la justice, par exemple, tient aussi ce qu'elle est de la faveur et de la grâce divines ; et pourtant, l'habileté (peritia) en la justice (qui est la science des lois et des canons) est éclairée et dirigée par la connaissance des diverses coutumes, et par la pratique des causes et des affaires (336 b G). Ou encore, la sagesse est un don de Dieu et ne doit être attendue et espérée que de lui : cela ne rend pas inutiles les doctrines scolastiques ou les disputes ou l'exposition des livres sacrés. Il en va pareillement pour d'autres dons du créateur, vertus ou grâces : chacun est considérablement conforté par la doctrine 5 0 .

Après ce préambule (son propre exordium), où il se montre conscient de son originalité, Guillaume en vient à définir l 'objet de son ouvrage. Il étudiera la prière avec « ses perfec­tions, ses différences et parties, ses vertus magnifiques, ses

49. Cf. par exemple 339 a A-B, à propos de l'exorde : « Da Domine miseri-cordiae mihi (...) orationis tibi acceptae exordium (...) Antequam enim rogarem te, hoc mihi praedonesti, arrham scilicet exordii piae, devotae et tibi placitae orationis. »

50. Ce qui revient à dire que la nature (ou plutôt, ici, l'artifice) coopère avec l'action surnaturelle.

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fruits inestimables, ses adjuvants et ses obstacles » (337 a B) . La nature de la prière, dit Guillaume sans nous surprendre, est une espèce du genre demande (petitio) : une demande adressée à Dieu, ou à une ou plusieurs personnes (saints ou anges) en vue de Dieu (ibid.)51. « Toute prière est une demande mais la réciproque n'est pas vraie » : les demandes adressées à des hommes, fussent-ils le pape ou l'empereur, ne sont pas des prières, car la prière, même lorsqu'elle a pour but d'obtenir de Dieu des biens temporels, ajoute à la simple demande la qualité de vénération, de sorte qu'en priant on demande un bien à celui qui est l'auteur de tous les biens et qui a tout pouvoir sur eux, alors qu'un homme n'a pouvoir que pour autant que Dieu le lui accorde. C'est pourquoi la prière est une partie du culte divin, celle où l'on honore Dieu, car elle ne peut être dirigée droitement vers lui sans être accompagnée de vénération (337 a C - b C).

Comment encore caractériser l'oraison ? Guillaume tient à souligner (et pour cause, dans ce cadre rhétorique, sous peine de voir se dissoudre l 'objet de l'entreprise) qu'elle est un discours, un acte discursif de la raison prenant corps en des mots. C'est pourquoi il juge insuffisantes plusieurs défi­nitions qui faisaient pourtant autorité à son époque. Celle du pseudo-Augustin 5 2 : « La prière est un pieux mouvement de l'âme vers Dieu pour lui demander quelque chose » ; mais un mouvement de l'âme, même pieux, n'est pas une demande explicite, donc pas une prière. Celle de Jean Damascene 5 3 : « la prière est une ascension de l'âme vers Dieu » ; mais ici l'auteur loue la prière plutôt qu'il ne la définit, il dit ce qu'elle fait plutôt que ce qu'elle est. Celle de Grégoire le Grand 5 4 : « prier véritablement, c'est faire retentir des gémis-

51. Précisions de vocabulaire : la deprecatio est destinée à écarter les maux, alors que Voratio proprement dite est une demande de biens ; Vobsecratio est une demande à laquelle s'ajoute une adjuration (338 a E).

52. De spiritu et anima, c. IV {PL, 40, 816). 53. De fide orthodoxa, liv. III, c. 24 (PG, 94, 1089). 54. Moralia in Job, liv. X X X I I I , c. 23 (coll. « Corp. christ, ser. lat. »,

CXLIII-B, Brepols, Turnhout, 1985, p. 1712). Le texte indique par erreur Jérôme.

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sements amers, et non des paroles apprêtées » ; mais les gémissements sont des manifestations de la componction, ils ne sont ni la prière ni la componction. Ayant assuré le carac­tère locutoire de son objet, Guillaume précise que; en tant que demande, l'oraison est un discours (locutio) non pas optatif, mais inclinatif (enclitique). Celui qui souhaite ou désire quelque chose ne le demande pas forcément (ainsi l 'homme sage peut désirer malgré lui certains objets, qu'il ne voudra aucunement parce qu'il s'en abstient). Mais celui qui demande montre indubitablement qu'il veut avoir (337 b C - D).

Avec le chapitre 2, l'auteur entre dans le vif du sujet. La prière, annonce-t-il, a sept perfections, dont la première est qu'elle ressemble au discours rhétorique profane 5 5 . Cette comparaison, la plus importante, va occuper comme il se doit la majeure partie de l'ouvrage, les trente-sept premiers cha­pitres 5 6 . Dans l'assimilation de l'orant à l'orateur, de l'oraison à l'oratio forensis, Guillaume d'Auvergne va plus loin qu'on n'a jamais été. Certes, avant lui le vocabulaire spécialisé

55. Les autres comparaisons, typiques de l'esprit médiéval, sont celles de l'ambassadeur (c. 38), du cantique de l'âme pécheresse (c. 39), du veau destiné au sacrifice (les poils symbolisent les paroles de la prière, la peau les textes et les formules, les os la persévérance, la moelle la dévotion, la chair les pensées, c. 40), des spirales d'encens (c. 41), de l'autel d'or (le Christ, où les prières prennent leur valeur, c. 42), du feu et du glaive du sacrifice (c. 47-51), de la lutte (c. 52-53). Guillaume ayant annoncé sept ressemblances en tout et non huit, deux de ces comparaisons doivent en fait n'en former qu'une (par exemple l'autel du sacrifice et le glaive et le feu : cf. J. Lingenheim, op. cit., p. 27, n. 22), à moins que les c. 52 et 53 servent de conclusion générale, en présentant l'oraison comme une « lutte contre Dieu », ce qui serait plus qu'une simple comparaison ajoutée aux précédentes.

56. C'est en effet au ç. 37 que l'on trouve la formule : « hic quidem finem facio partis primae tractatus istius in qua agitur de oratione, prout ipsa est quodammodo oratio rhetorica, et in partibus suis assimilatur eidem » (375 b A). Toutefois, à partir du c. 26 déjà, il est question non plus de la prière en elle-même, mais de ses adjuvants. Ces moyens non verbaux de l'oraison, tels que la position du corps, ou les gémissements, les pleurs, font pourtant encore partie de la rhétorique. Les Anciens admettaient en effet comme parties de l'art oratoire, après l'invention et la disposition (les deux parties principales, dont il va être question ici), le style (l'étude des « figures de rhétorique » — à quoi la rhétorique ne se limitera que dans les temps modernes), la mémoire, et l'action oratoire : Û7T6xptai.ç (Aristote, Rhét., 1403 b), pronunlialio, qui « consiste à rendre agréable la voix, les jeux de physionomie et les gestes » (Rhel. ad Herrenium, I, 4, trad. G. Achard, Paris, Les Belles Lettres, 1989).

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de l'éloquence était déjà utilisé pour décrire la prière et en classer les formes. Dans son De modo orandi57, Hugues de Saint-Victor distinguait trois genres de prière : supplicatio, insi-nuatio, postulatio, puis trois espèces de la supplicatio : captatio, exactio, pura oratio. Mais, on le voit, les termes techniques d'insinuatio ou de capiatio désignaient justement des types d'oraison et non des parties du discours (spirituel) comme dans l'art oratoire. De même, Pierre le Chantre définissait l'oraison comme une « Dei benevolentiae captatio » 5 8 : pour lui la captatio benevolentiae n'était pas une partie de la prière mais sa nature. Enfin, selon Gontier de Pairis, la ressemblance entre le discours profane et le discours sacré se trouvait, comme nous l'avons vu, dans l'intention et l'action, tandis que leurs structures n'étaient pas vraiment comparables 5 9 . Au contraire, d'après Guillaume, plus proche d'Augustin, la construction est la même mais le projet est différent : alors que l'orateur tente d'émouvoir le juge et de le mettre de son côté, l'orant sait que Dieu demeure « in ultimitate stabili-tatis immobilissimum », et par la prière s'efforce seulement de se changer lui-même, du mal vers le bien ou du bien vers le mieux, et de se préparer à recevoir ce que Dieu lui donnera (338 a H - b E ) 6 0 . Mais cela ne l'empêche nullement de calquer la composition de sa prière sur celle du discours profane, et de faire comme si il devait fléchir un juge 6 1 .

Guillaume va donc s'inspirer, sans les nommer, des deux manuels antiques de rhétorique qui prévalaient de son temps : le

57. C. 2 (PL, 176, 979). 58. Cité par B. H. Jaye, op. cit., p. 92. 59. Les parties de la prière « pro orantis arbitrio re et numéro variantur »

(PL, 212, 106 A, cité par E. K. Lutz, op. cit., p. 130). 60. De même au c. 22 (362 a H - b E) : tous ces discours, bien qu'ils ne

puissent mouvoir l'immuable puissance de Dieu, sont pourtant « validissima ad movendum ipsum recitantem, vel meditantem illa, ad movendum inquam et praeparandum undecunque ad gratiam devotionis, et gratitudinis, et largi-tatis, et beneficiae incogitabilis Dei, similiter ad gratiam compunctionis (...) valida tamen mihi videntur ad gratiam aeternae ac verae poenitudinis provo-candam, et procurandam ».

61. Cf. supra la théorisation de ce comme si par Thomas d'Aquin.

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De inventione de Cicéron et la Rhetorica ad Herrenium62. La prière doit avoir d'après lui les six parties qu'ils préco­nisent : exordium, narratio, peiitio (au lieu de partitio ou divisio — nous verrons pourquoi), confirmatio, reprehensio (ou confutatio), et conclusion. Ce disant, Guillaume place délibérément la prière dans la catégorie du discours judiciaire. Parmi les trois genres oratoires distingués par Aristote : délibératif, épidéictique, judiciaire, c'est en effet à ce dernier que convient particulièrement le plan sexpartite 6 4 , et c'est sur lui que les deux rhéteurs romains concentrent leurs analyses. C'est également lui qui convient le mieux à la prière. « Le genre judiciaire, dit Cicéron, est celui où l'on discute la nature du juste et de l'injuste et la question de la récompense et du châtiment » ; ou encore, il « implique un procès (judicium) comporte accusation et défense, ou demande (peiitio) et refus (recusatio) » 6 5 . Telle est la situation de l'orant, car si Dieu ne peut être en fait fléchi, il est néan­moins réellement un juge, et l 'homme comparaît devant lui

62. Alors attribuée également à Cicéron, et appelée rhetorica nova pour la distinguer de la rhetorica vêtus (i.e. le De inventione — mais leurs doctrines sont quasiment identiques). La Rhétorique d'Aristote semble avoir été traduite seulement au milieu du x n i e siècle, et donc n'avoir pu être utilisée par Guillaume. Sans doute connaît-il aussi VInstilulio oratorio de Quintilien (cf. infra, passim) ; mais outre le fait que cet ouvrage, selon E. K. Lutz (op. cit., p. 18), a été utilisé surtout au x n e siècle, la division du discours en cinq parties que propose Quin­tilien (e.g. I l l , IX, 1) n'est pas celle que reprend Guillaume (cf. note suivante).

63. Ce fait montre que c'est bien du De inventione (I, XIV, 19 — qui propose la même division que la Rhét. à Herr., I, 4) que Guillaume s'inspire, puisque Cicéron, dans des œuvres postérieures, a ramené le nombre des parties à quatre (De oratore, I, 143, Orator, 122, Partitiones oratoriae, IV, 27, Topica, 97-98). Par ailleurs, il est évident que J. R. O'Donnel (The Rhetorica divina of William of Auvergne. A Study in Applied Rhetoric, in Images of man in ancient and medieval thought, op. cit., p. 326) commet un contresens dans sa lecture du c. 2 de Guillaume d'Auvergne, en écrivant que la prière a sept divisions, au sens de parties du discours. Les « divisions » qui sont au nombre de sept sont les perfections ou ressemblances de la prière. Mais les parties qui la composent comme discours sont bien les six susmentionnées, et Vintentio (auctoris) qu'ajoute indûment O'Donnel n'en est pas une, mais est l'intention (au sens psycholo­gique) de l'orant, que Guillaume montre différente de l'intention de l'orateur profane. Ce n'est donc pas « indirectement », mais très directement, que Guil­laume s'inspire de Cicéron et de Y Ad Herrenium.

64. Ad Herrenium, I, 4. 65. De inv., éd. et trad. H. Bornecque (parfois modifiée par nous), Paris,

Gamier, s.d., II, X X I I I , 69 et I, V, 7.

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parce qu'il est pécheur, accusé et coupable 6 6 . La prière sera donc la plaidoirie du pécheur qui veut obtenir sa grâce, la remise du châtiment, et met en œuvre toutes les ressources de l'inventio rhétorique 6 7 pour trouver un contenu à chacune des parties de son discours.

1. On sait que l'exorde d'un discours tente de s'assurer de la bienveillance de l'auditoire, de le disposer favorablement à écouter (captatio benevolentiae). Mais il devra être adapté au genre de cause que l'on défend. Or il y a selon Cicéron cinq genres de cause : noble (honestum), extraordinaire (admirabile), humble (humile), incertaine (anceps), obscure (obscurum)68. Elle est extraordinaire (turpe selon l'Ad Herr., I, 5) quand l'esprit de l'auditoire est a priori mal disposé à l'égard de l'orateur, qui défend une « mauvaise affaire ». Dans ce cas, il ne faut pas introduire un exorde direct, « car à un homme irrité demander ouvertement sa faveur et sa bienveillance, c'est le moyen de ne pas les obtenir, et même d'augmenter sa flamme et sa haine » 6 9 . On doit recourir à l'insinuatio, qui parvient au même résultat mais par des voies détournées. Parmi les moyens généraux de la captatio benevolentiae, il faut donc utiliser surtout ceux-ci : parler de nous en insistant sur « nos difficultés (incommoda), notre dénuement (inopia), notre solitude, notre malheur (calamitas) » et implorer « l'aide des auditeurs tout en mon­trant que nous n'avons pas voulu compter sur d'autres personnes » 7 0 ; parler des juges en rappelant « leur courage,

66. On veut parfois voir dans l'importance donnée à la représentation de Dieu comme juge une différence d'accent entre les spiritualités occidentale et orientale. Mais Jean Climaque a écrit aussi : « Ne cesse de te représenter et de scruter l'abîme du feu éternel, les bourreaux sans pitié, le Juge impitoyable et inexorable (...) Quand tu supplies dans la prière, tiens-toi tout tremblant, comme un criminel qui comparaît devant son juge (...) » [L'échelle sainte, trad. P. Deseille, coll. « Spiritualité orientale et vie monastique », n° 24, Abbaye de Bellefontaine, 1978, 7» degré, § 12-13, p. 114-115).

67. « L'invention consiste à imaginer les choses vraies ou vraisemblables (est excogilatio rerum verarum aul verisimilium) de nature à faire admettre notre cause (quae causant probabilem reddant) » (De inv., ï, VII, 9).

68. De inv., I, XV, 20. 69. Ibid. 70. J. R. O'Donnel (loc. cit., p. 327) remarque que dans les artes dictaminis,

par exemple celui du pseudo-Albéric du Mont-Cassin, se trouve le même conseil

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leur sagesse, leur clémence, leur hauteur de vues dans des affaires déjà jugées » 7 1 , et en protestant de la confiance que l'on place dans leur jugement. Ce sont exactement ces conseils que reprend Guillaume d'Auvergne (c. 3 à 5). « L'orateur spirituel » ne peut mieux commencer son oraison qu'en faisant état de « sa stupeur, sa confusion, sa crainte et sa douleur devant sa propre injustice et folie » et de son indi­gnité qui le fait hésiter à présenter quelque demande que ce soit (338 b F - G ) 7 2 . Il pourra aussi reconnaître tous les bienfaits qu'il doit à Dieu, et en même temps avouer qu'il est incapable de rendre grâces autant qu'il le faudrait, et qu'il a fait mauvais usage des biens accordés, naturels ou surnatu­rels, au lieu de les avoir employés à glorifier Dieu (339 b -340 a). L'essentiel, puisqu'il ne peut trouver aucun argument en sa faveur dans les faits (ses péchés) ou sa propre personne, est qu'il fasse « de ses misères une humble, dévote et accusa­trice confession, et une plaintive amplification [exagge-ratio] » 7 3 , en comptant sur « l'immense miséricorde de Dieu, son juge très clément », et aussi (la métaphore, dans l'ordre du théologico-politique, pouvant être étendue) sur « la pitié de son sénat et de toute la curie céleste ».

2. Comme le rappelle Guillaume (c. 6, 341 a D - 341 b A ) , « selon l'art et la doctrine rhétorique » c'est de la narratio

de gagner la bienveillance par l'humilité : « A personna mitentis, si de suis factis, etc., aliquid humiliter protulerint. »

71. Ad. Herr., I, 8. 72. « Deus gloriae et pater misericordiarum, audeone apparere in conspectu

sanctae ac venerendae, tremendaeque semper maiestatis tuae ? Aut possunt ferre oculi sancti tui horrificas abominationes et monstrificas foeditatos meas, abyssos immunditiarum mearum, et quod est deterius, immensitatem ingratitu-dinum mearum damnabilissimam et immensitatem iniquitatum et injustitiarum mearum nequissimam ? Speciosa namque est Babylon terrifica comparatione monstruositatis meae, pulcherrimus infernus (...) Sed si respicere dedignaris, quid faciam ? quo fugiam ? (...) Sed et si dignaris, qua fronte, qua audacia, qua temeritate praesumam aliquid petere a te ? »

73. D'après J. R. O'Donnel (loc. cit., p. 327-328), les moyens d'amplification préconisés par Quintilien sont fréquemment employés au Moyen Age : « Quattuor tamen maxime generibus video constare amplificationem, incremento, compara­tione, ratiocinatione, congerie » (Insl. orat., VIII , 4, 3). Le congeries est la multiplication des exemples et des citations. Guillaume ne se prive d'aucun des quatre.

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que sera tirée la confirmatio du bon droit de la partie plai­dante, et l'infirmalio de la partie adverse : « ex facto namque quod narratur oritur jus, et inde sumendi sunt omnes loci suasionum et argumentationum rhetoricarum ». La narration est en effet l'exposé des faits qui ont motivé l'action en justice 7 4 . Il s'agit en principe pour chaque partie de raconter leur déroulement (ou plutôt de les nouer en une histoire) sous le jour qui lui est le plus favorable. Selon l'éclairage donné (l'intrigue choisie, l'enchaînement qui donne sens), ils rece­vront une qualification tout autre, qui fondera, dans l'argu­mentation ultérieure, le droit, c'est-à-dire l'appel à des règles juridiques précises (c'est pourquoi la meilleure narration est celle qui contient d'une manière in apparente les germes des preuves : les germes, pour que les arguments paraissent découler naturellement des faits eux-mêmes, d'une manière inapparente, pour que les faits ne paraissent pas avoir été présentés de manière à conduire à ces preuves). La narraiio est donc une pièce décisive du dispositif rhétorique. Que l'on songe au Pro Milone : toute la question est de savoir si Milon était en état de légitime défense ou non. Cicéron va donc narrer la rencontre des deux cortèges de manière à faire ressortir l'impréparation de Milon (il était en voiture avec sa femme, enveloppé d'une pèlerine, avec une suite longue et encombrante, etc.) et la préméditation de Clodius (il était à cheval, sans bagages, etc.) : l'affaire se joue dans la manière de raconter l'incident. Evidemment, les rhéteurs conseillent de passer rapidement sur les faits qui nous sont défavorables 7 5 . Cependant, la narraiio pourra changer d'aspect en fonction de « l'état de la cause » (constiiutio ou status causae). On appelle ainsi le type de débat (controversia) qui s'instaure, le terrain sur lequel il s'engage. Au lieu de contester la maté­rialité de l'acte reproché (« Tu as fait cela ; Je ne l'ai pas fait » : « état conjectural »), on peut, le fait étant reconnu

74. De inv., I, X I X , 27. 75. De inv., I, X X I , 30.

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et le sens de la loi admis, discuter s'il a été « accompli confor­mément ou contrairement au droit, à la justice » 7 6 . C'est « l'état juridiciaire », qui se subdivise lui-même en « absolu » et « emprunté » : « L'état est absolu quand nous disons, sans faire appel à aucun argument extérieur, que l'action a été conforme au droit (...) L'état est emprunté quand la défense, faible par elle-même, est assurée par l'emprunt d'un argument extérieur. » 7 7 Cet emprunt peut prendre quatre formes : l'aveu, le rejet de la responsabilité, le transfert de la responsabilité, l'alternative. « L'aveu (concessio) consiste pour l'accusé à demander le pardon. Il se divise en excuse (purgatio) et supplication (deprecatio). L'excuse consiste pour l'accusé à dire qu'il n'a pas agi intentionnellement. Elle se subdivise en ignorance, hasard malheureux et force majeure (...) La supplication consiste à avouer que l'on a commis une faute et que l'on a agi intentionnellement, mais à réclamer, malgré tout, la pitié. » 7 8 Ce dernier moyen, précisent les rhéteurs, ne peut être employé habituellement dans un procès, « car, la faute une fois avouée, il est difficile d'obtenir le pardon de celui qui doit la punir » 7 9 . Il n'est utile que dans des cas rares, dans les procès devant le Sénat ou devant un général et un conseil militaire, et si l'on défend quelqu'un qui a réalisé de hauts faits en reconnaissance desquels il pourra être pardonné 8 0 .

C'est pourtant le seul recours qui s'offre à l'orant. Pleine­ment coupable, il ne peut invoquer pour excuser ses péchés l'ignorance, la force majeure, le hasard, la contrainte. C'est pourquoi Guillaume d'Auvergne écrit : « deprecatio 8 1 est constitutio causae omnis orantis » (341 a D). Puisque, de plus,

76. Ad Herr., I, 18. Cicéron (De inv., I, VIII , 10 et IX, 12) appelle ce status « l'état de genre » et en vient à la constitutio iuridicialis après une division intermédiaire.

77. Ad Herr., I, 24. 78. Ad Herr., I, 24. Même doctrine en De inv., I, X I , 14-15. Voir une appli­

cation dans le Pro Ligario. 79. De inv., II, X X X I V , 104. Cf. Ad Herr., ï, 24. 80. Ibid. 81. Qui a ici un sens différent de celui donné plus haut, n. 51.

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il ne peut et ne doit (à la différence du pharisien, en Luc 18, et de l'accusé devant le Sénat ou la cour martiale) se targuer d'aucun mérite ni service rendu, sa narratio sera faite, dit Guillaume, du même matériau que l'exorde : une humble et totale confession de ses péchés, sans rien déguiser ou faire valoir pour sa défense, ni même ajouter à sa décharge, confes­sion à l'issue de laquelle il ne pourra que supplier, simplement, que Dieu lui pardonne. Ici donc se trouve la limite de la comparaison entre l'oratio sacrée et l'oratio profane. L'orant est sûr de se trouver devant un juge miséricordieux, et il ne cherche pas à faire valoir son droit puisqu'il n'en a aucun. On peut même dire que moins il se défendra, plus il sera cer­tain de la clémence de son juge. Celui qui prie demande, et demander n'est pas exiger un dû, à moins d'alléguer la justice de sa propre cause et d'être prêt à en appeler de Dieu comme d'un juge inique (341 b A ) 8 2 — et quel meilleur moyen de l'irriter ? On n'apitoiera qu'en se montrant pitoyable, en se « chargeant » soi-même. « Il est donc salutaire et nécessaire, pour ceux qui demandent miséricorde, non seulement d'exhi­ber leurs misères, mais de les clamer aux oreilles du Dieu très miséricordieux, de les amplifier et de les aggraver, autant que la vérité et la conscience le permettent » (341 b B - C). Il leur faudra également rappeler la bonté du Juge et « narrer les bienfaits qu'il a déjà accordés, en tant qu'arrhes, signes certains et gages très sûrs de bienfaits encore plus grands » (341 b C).

Confession et louange : la narratio ressemble fort à l'exor-dium ; et de fait il n'y a pas de véritable cloisonnement des parties puisque la fin de l'exorde est le début de la narration. Pourtant celle-ci doit bien avoir sa spécificité, d'autant plus que, selon les orateurs romains, elle doit être omise « si le fait est connu, s'il n'y a aucun doute sur ce qui s'est passé » 8 3 .

82. « Quae autem stultitia major et intolerabilior cogitari potest, quam mendicatem, eleemosynasque petentem, paupertatem et inopiam suam abscon-dere, divitias ostentare ? » (341 6B).

83. De oratore, II, L X X X I , 330. En tout état de cause elle doit être claire, vraisemblable, et brève, ce qui est loin d'être le cas chez Guillaume. Dans la transposition qu'il effectue, la nature des parties du discours subit une adap­tation.

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C'est que, justement, il ne s'agit pas pour l'orant, après avoir dans l'exorde demandé à Dieu de l'écouter, de l'informer de ses péchés, qu'il connaît fort bien, mais d'exposer toutes ses fautes pour bien se pénétrer lui-même de sa culpabilité. Autrement dit, alors que l'exorde assure une fonction pha-tique, établit le « contact », dans la mesure où la prière est adressée à Dieu, la narration correspond à la nature reflexive (non informative) de l'oratio spirituelle.

Si le pécheur renonce à faire valoir son innocence ou ses mérites, à la différence de l'accusé (ou son avocat) devant le tribunal des hommes, il n'en renonce pas pour autant à plaider, c'est-à-dire à faire valoir un droit, que lui a obtenu sa confession même. C'est ce que Guillaume (c. 7) nomme, d'un terme non plus rhétorique mais proprement juridique l'alle-gatio84. Elle se fonde sur ce principe : « La confession de toutes mes fautes, que j 'ai faite et que je fais, me donne le droit d'obtenir miséricorde auprès de toi, Dieu de miséricorde. Tels sont en effet la loi et le décret de ta curie que tu as promulgués par la bouche de Salomon en disant : "Qui cache ses fautes ne réussira pas, qui les avoue et y renonce obtiendra miséri­corde" [Prov., 28, 13] » (343 b A) . L'orant va donc pouvoir exciper de cette parole pour demander la clémence de Dieu. Si je m'accuse, il faut qu'on m'acquitte ! Guillaume développe la logique de cette allégation : faire son propre procès, c'est se ranger du côté du droit, du côté de Dieu, contre l'iniquité, c'est donc participer soi-même à la justice 8 5 . Après avoir établi moi-même l'accusation et déposé le témoignage, je prononce la sentence en me jugeant digne de la mort éternelle ; puisque je fais tout cela à juste titre, j 'agis selon la justice et je deviens juste aux yeux de Dieu : m'est due alors non plus la

84. L'allégation, acte de produire devant le tribunal une justification ou une preuve, un témoignage, une loi, un argument. Allegatio peut être également synonyme d'intercession (ou représentation par un autre), et de petitio ou supplicatio : cf. le Thesaurus linguae latinae, vol. I, Leipzig, Teubner, 1900.

85. Au c. 22 (363 a D), il renvoie à I Cor. 11, 31 : « si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés ». Le péché le plus grand peut ainsi se changer en moyen de salut le plus efficace, de même que « le bouffon nous est un salutaire antidote, et le serpent une salubre thériaque » (362a G - H ) .

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condamnation, mais l'absolution et même la récompense (343 b B). Cette plaidoirie manie un paradoxe qui n'est pas sans rappeler celui du Cretois : en disant « je suis injuste », je deviens juste. Objectera-t-on que cette disposition (la repentance, somme toute) n'est pas un véritable état de justice ? Le c. 8 développe cette réponse : la haine de l'injus­tice est justice, et la justice divine ne peut donc sévir contre le pénitent qui hait ses iniquités. Guillaume adresse directe­ment à Dieu une série d'arguments reliés par des amplius et reposant sur des topoi dialectiques que la rhétorique a fait siens 8 6. Ils tendent à montrer que la justice divine se mettrait en contradiction avec elle-même si elle n'exerçait sa mansué­tude à l'égard de celui qui s'est rangé de son côté en avouant et regrettant ses fautes 8 7 . La confession effectuée dans la narratio devient donc un argument décisif 8 8 pour obtenir l'acquittement, et même l'aide de Dieu dans ce qui devient, par une sorte de dédoublement de personnalité, la lutte du pécheur contre ses péchés. Le plaidoyer judiciaire tourne insensiblement au discours diplomatique requérant l'aide d'un allié dans une guerre où les intérêts sont communs : « Adjuva ergo me contra me pugnantem » (345 6 D). Le moment est venu d'introduire une petitio, ou plutôt, d'introduire à la petitio.

86. « Absit autem hoc a misericordia tua, quod nec in ullo génère rerum inveniri potest, videlicet ut res aliqua sibi ipsi adversetur, et operationem suam naturalem atque debitam impediat » (345 a C). « Nec decet, nec possibile est, misericordiam tuam otiosara esse, quapropter necesse est earn operari operationes suas, et maxime in eos qui ad earn se praeparant (...) » (345 b A). Cf. au c. 7 : « Numquid non ipsa justitia contraria est omnibus injustiis meis (...) Cum igitur contraria simul in eodem esse non possint, haec autem manifeste in me est, jam abierunt te exterminante atque delente vitia mea et peccata » (344 a H - G). La rhétorique, disait Aristote, est le pendant (àvrioxpocpoç) de la dialectique (Rhét., I, 1, 1345 a 1) : il est normal qu'elles aient partie liée. Au c. 25, Guillaume écrit que, puisque Dieu tire du péché la destruction du péché, le péché est donc pour le Saint-Esprit comme un « lieu dialectique » (locus quasi dialecticus) d'où il tire des conclusions (l'antidote au péché), au sens de la dispute, c'est-à-dire où il enferme sans échappatoire possible (concludere, c'est enclore ; le perdant est « coincé »).

87. « Contra ista [peccata] pugno, licet débiliter, et adhuc infîrmiter cum justitia tua et non contra eâm. Injuste igitur mecum agit si contra me est, mihique obsistit » (345 bC).

88. « Ex ista igitur confessione minus potest ut ita dicam et contra me, et contra misericordiam tuam justitia tua » (345 a D).

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3. En effet, alors que les orateurs romains font suivre la narratio d'une diuisio ou partitio89, Guillaume parle à partir du c. 9 d'une petitio. On a remarqué qu'il se conforme en cela aux artes dictaminis médiévaux, qui opéraient déjà cette substi­tution 9 0 , plus adéquate au propos d'une lettre, et aussi d'une prière 9 1 . Il s'agit donc de demander l'aide de Dieu, de l'impli­quer dans un combat comme on le ferait d'un puissant voisin 9 2 . Le péché étant désigné comme l'ennemi commun, un curieux renversement se produit, où l'accusé devient l'avocat... du juge : « Ne suis-je pas ton champion dans ce combat, ton avocat dans ce procès ? (...) Je ne me bats ni ne plaide que contre tes ennemis mortels : mes iniquités (...) Viens donc au secours de ton champion et de ton avocat, dans ta juste guerre et ton jugement » (346 6 H).

Cette demande doit être appuyée par une excusatio93, car les raisons ne manquent pas pour qu'elle soit déboutée. Guillaume intercale donc entre les parties du discours rhéto­rique des réponses à des objections, à la mode de l'exposition scolastique : « si quis dixerit... », « respondeo quod... ». Par exemple (c. 10), chaque péché ayant été commis séparément,

89. On y indique sur quels points on est d'accord avec l'adversaire, sur quels points par conséquent portera le débat, puis quel est le plan que l'on suivra (De inv., I, X X I I , 31, Ad Herr., I, 17).

90. Cf. J. R. O'Donnel (loc. cit., p. 326), qui cite le pseudo Albéric, et aussi le De arte prosayca, metrica et rithmica de Jean de Garland.

91. Cf. le c. 38, où la prière est comparée à un messager. 92. « Peccata vero mea, quae proculdubio contra me sunt, et etiam contra te,

non debent praevalere, non dicam contra te, sed etiam nec contra me, in isto judicio vel proelio, de quo evidenter ostendi potest quod utrunque tuum est, videlicet tarn proelium quam judicium » (346 a E). « Bellum, quod contra injustitias meas suscepi, bellum commune est mihi et justitiae tuae, et bellum utique justissimum. Impossible igitur est ut justitia tua contra me sit in bello isto. Alioquin cum inimicis meis erit, et hoc in bello injustissimo » (350 b F).

93. Excuse (point au sens de Y Ad Herr. donné plus haut), justification. Ce terme, qui connote defensio ou purgatio (cf. le Thesaurus linguae latinae, vol. V-II) , appartient au droit civil (cf. e.g. Gaius, Dig., 47, 4, 2, Cod. Just., 10, 48) et au droit canon (cf. Dictionnaire de droit canonique, t. V, p. 628 s., Paris, Letouzey, 1953). Il désigne toute cause qui justifie l'inexécution d'une obligation légale, la non-imputabilité, la dispense ou l'atténuation d'une peine. Mais il appartient également au vocabulaire de la rhétorique, où il est prévu et admis que l'orateur puisse sortir du cadre convenu des six (ou cinq parties) et faire des digressions (cf. De oratore, II, LXXVII , 311-312) pour placer par exemple une excusatio (cf. Quintilien, Inst., IV, 3, 15 : « quidquid dicitur praeter illas quinque (...) partes egressio est : (...) convicium, excusatio, conciliatio »).

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chacun ne doit-il pas être réparé séparément ? Non, car si même la justice humaine pratique la confusion des peines, la mansuétude divine, a fortiori, ne réclamera pas une expia­tion pour chaque péché, mais donnera une absolution générale (347 a G - D). De plus (c. 11 et 12), les œuvres de pénitence plaisent davantage à Dieu que les souffrances des réprouvés en Enfer. Ces supplices ne convertissent pas à Dieu ceux qui les endurent, et ne sont là que pour rétablir la stricte justice, tandis que la contrition et la pénitence ôtent en l 'homme ce qui déplaît à Dieu 9 4 . Peu importe (c. 13 à 15) que l 'homme ne puisse faire beaucoup, expier volontairement autant qu'il a péché : Guillaume démontre à Dieu qu'il doit se contenter de ce qu'on lui offre ! Un seigneur ne peut attendre d'un fief modeste une redevance (servitium) considérable (350 b G - H). Le créancier qui veut être remboursé accepte de son débiteur, tombé dans la plus grande pauvreté, ce qu'il peut actuelle­ment donner, et ne l'empêche pas de continuer à travailler ; sinon, il veut davantage la ruine du débiteur que le rembourse­ment, ce qui est d'une « malignitas diabolica », que l'on trouve « chez certains aubergistes, ou plutôt gargotiers, qui préfèrent, à cause de la malice de leur volonté, pouvoir fouetter les ribauds que de les voir solder leur compte » (351 a A - B) .

Il est remarquable que dans cette série d'arguments qui brodent sur le thème de l'injustice qu'il y aurait à user de la stricte justice envers le pécheur (ubi summum jus ibi summa injuria), Guillaume se prend à son propre jeu, se laisse emporter par son inspiration rhétorique. Alors qu'il discutait contre un objecteur impersonnel, il passe à la deuxième personne et débat contre Dieu en personne : le « quod si dixeris mihi... » remplace le « si quis dixerit... ». Le voici même qui se met à déclamer comme un véritable avocat, et à interpeller directement la justice divine pour l'acculer à un

94. Nous sommes bien encore dans le cadre de Voratio spirituelle, car au lieu d'écrire un traité de la pénitence et de s'adresser aux hommes pour leur montrer en quoi elle est agréable à Dieu, Guillaume s'adresse à Dieu pour plaider sa cause et montrer la supériorité de la miséricorde.

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dilemme : « Réponds-moi donc, je t'en adjure, ô splendide justice de Dieu : ou bien seuls te plaisent les tourments infer­naux et éternels, ou bien d'autres choses. Si ce sont les pre­miers, c'est que tu te complais dans la mort éternelle et la damnation des pécheurs. Dès lors, il est évident que tu es d'accord avec les démons ! » (351 a C ) 9 5 . Certes, au c. 16, Guillaume rappelle le statut pseudo-illocutoire de ces allega-tiones, qui servent en fait, dit-il, « ad faciendum fidem de impetrando, quod petitur, et ad firmandam fiduciam obti-nendi » (354 a H ) 9 6 . Néanmoins, selon J. Lingenheim 9 7 , les c. 10 à 15 doivent être comparés avec le début du Pro Milone (7 à 23), où Cicéron cherche à établir la possibilité d'une défense par l'appel aux lois qui sont en faveur de l'accusé (ici, citations bibliques), les exemples à l'appui de la demande (ex. de miséricorde divine : conversion de Saul, salut des petits enfants), les arguments tirés de la personne du juge (bonté, fidélité, patience, etc.), les arguments tirés de la personne de l'accusé (bonne volonté, etc.).

Après avoir établi ainsi les titres que nous avons à faire une demande, Guillaume d'Auvergne en vient donc à la petitio elle-même, dont il faut chercher des exemples chez les écrivains sacrés, inspirés par l'Esprit saint, de même que Cicé­ron a transposé en latin Démosthène et Eschine (354 a G - H). Le style revient alors davantage à ce qu'on appelle d'habitude une prière 9 8 .

4. Le bon droit du plaignant est développé par les orateurs profanes dans la confirmatio qui, explique Cicéron, « est la

95. Cf. déjà en 346 a F - G : « Responde mihi, ô justitia creatoris, si eousque tibi placeat vindicta de me, adeoque avida es cruciarum et tormentorum meorum, die, obsecro, propter quid placeat tibi ista vindicta ? »

96. Cf. Thomas d'Aquin, Sum. theol., IHÏ^, q. 83, a. 2, ad l m et 3 m , cité supra.

97. Op. cit., p. 57, n. 11. 98. Exemple de demande : « Fac me tibi servum in omnibus acceptabilem,

servum tibi per omnia placentem (...) Subverte funditus quicquid in me mali aedifleatum conscipis (...) Lava, et munda me totaliter a omnibus inquinamentis carnis et spiritus. Reforma in me imaginem et similitudinem tuam. Restitue me etiam naturali pulchritudini, et rectitudini » (355 a B). Et à la fin : « Omnia desideria mea dirige, érige et collige ad te totum. Cor meum aggrega, et constitue in sanctitate justitiae tuae (...) totum fige in te fixione incorruptibili » (356 a E).

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partie du discours qui, par l'argumentation, apporte à notre cause quelque créance (fides), de l'autorité et de l'appui » 9 9 . Guillaume (c. 17) la situe dans le prolongement de la peiitio, et en fait un renforcement de la « puissance d'exaucement » (vis exauditionis) de la demande qui a été effectuée (356 a F). Cette confirmation de la légitimité et de l'exauçabilité de la demande résulte d'abord de raisonnements adressés à Dieu, lui démontrant qu'il ne peut faire autrement que répondre favorablement : « Je te demande donc cela même qui est l 'objet de ta volonté : comment peux-tu me refuser ce que toi-même veux qu'il soit fait ? » Par exemple : « Tu as dit par la bouche de Salomon dans les Proverbes : " Je ferai mes délices parmi les fils des hommes " . Et moi je ne te demande rien d'autre que tu me sois uni dans une société parfaite. Je te demande donc cela même que tu dis être ton délice » (356 a H). Ensuite, la confirmatio est celle que procure l'intercession des saints, de la Vierge (c. 18) et du Christ (c. 19). Ce dernier nous a été donné comme avocat et défenseur ; on le suppliera donc d'agir : « Adimple igitur officium advocati pro me, allega causam meam (...) Te praestante patrocinium causae meae, quis consurget ex adverso ? » (359 a D). Sa défense est une protection ou « patronage » au sens romain. L'orant selon Guillaume le lui a déjà rappelé : « Je t'appartiens par le droit [d'héritage], et au titre d'un achat, comme en témoigne l'Apôtre en disant : u Vous avez été achetés d'un grand prix " [I Cor. 6, 20]. Je t'appartiens par droit de salaire et de rétri­bution (...) Je t'appartiens par le droit d'une très sainte adjudication (...) Je t'appartiens par droit de donation, car je te fus donné à ta demande » (351 b C - D). En tant que tel, l'orant peut en appeler au Christ, protecteur de ceux qui sont à lui. Ce faisant, il se conforme à certains des conseils que dispense Cicéron pour le cas particulier de la deprecatio100. L'accusé ne défendra pas sa conduite, mais « il promettra de la

99. De inv., I, XXIV , 34. 100. De inv., II, X X X V , 106-107.

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façon la plus formelle que, instruit par sa faute, et affermi par le bienfait de ceux qui lui ont accordé son pardon, il ne tiendra plus jamais une telle conduite » ou « citera ceux à qui on a pardonné des fautes plus graves ». Mais aussi il ajoutera, s'il le peut, « qu'il est parent ou ami intime de grands hommes ou de personnages de premier plan » et montrera « le haut rang de ceux qui souhaitent son salut ». Ces expressions peu­vent s'appliquer au Christ, patron de ceux qu'il a rachetés et qui par ses mérites obtiennent l'absolution. Présentant une nouvelle excusatio au c. 21, Guillaume énumère sept motifs de confiance absolue dans l'efficacité de son interven­tion. Il est un avocat dont le plaidoyer et « l'allégation » emportent inévitablement la persuasion, et entre les mains duquel aucune cause ne périclite (361 b D - 362 a E). Certes, Guillaume lui-même le note, la cause périclitera d'autant moins que cet avocat est en même temps le juge. Mais comme le remarque J. R. O'Donnel 1 0 1 , cette double fonction s'explique par les pouvoirs discrétionnaires confiés au juge médiéval. Son office a un caractère paternel, qui lui permet d'agir selon l'équité, en dehors de l'actio proprement dite 1 0 2 .

5. Complémentaire de la confirmatio, l'infirmatio (ou repre-hensio), destinée à ruiner les arguments de l'adversaire, était bien annoncée par Guillaume, mais ne fait pas l 'objet d'un traitement spécifique. Il n'y a bien sûr pas réellement de partie adverse dans la prière, et les objections possibles ont été dis­cutées au fur et à mesure. Les rhéteurs d'ailleurs admettent qu'en fonction du sujet, telle ou telle section soit déplacée : les discours ne sortent pas tous d'un même moule rigide, la division sextuple est un scheme directeur.

101. Loc. cit., p. 330. 102. Par exemple dans Vimploratio officii judicis (cf. Dictionnaire de droit

canonique, t. VI, p. 208 s.). Thomas d'Aquin (Sum. Theol., I M F * q . 67, a. 4) admet que le juge souverain, le prince, qui est le dépositaire de la pleine puis­sance publique, puisse absoudre le coupable, si cela n'est pas nuisible à la communauté, et si celui qui, le cas échéant, a souffert d'une injustice, le veut bien (resp.). Dieu, qui possède la suprême autorité pour juger, et que tout péché commis concerne, a donc toute liberté de remettre les peines (ad 2 m ) .

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6. Il reste donc à parler de la conclusio. Celle-ci, d'après Cicéron, comporte trois parties : le résumé (enumeratio), l'invective (indignatio), le pathétique (conquestio)103. L'invec­tive n'a ici pas lieu d'être. Le pathétique cherche à exciter la pitié de l'auditeur, et les Romains, en plus de l'obsecraiio, langage humble et suppliant, ne reculaient guère devant tout autre moyen. Mais cette attitude est constante dans la prière. Guillaume donne (c. 26) comme conseil général d'imiter les voleurs qui à la vue des supplices qui leur sont préparés, gémissent, pleurent, implorent, et finissent par émouvoir leurs juges, sans avoir pourtant ni docteurs ni livres qui leur enseignent cette éloquence dans la supplica­tion : que Dieu nous donne la vue des supplices éternels que nous méritons, et que nous en tirions la même faconde (365 b C - D). Les larmes accompagnent donc toute l'orai­son 1 0 4 et ne sont pas particulières à la conclusio. Reste le résumé, que Guillaume conçoit ainsi (c. 20, 361 a A - D) , à la manière d'un avocat menant un dernier interrogatoire, ramassant en un seul tous les dilemmes et questions adressés à Dieu : « Je conclurai cette prière en t'interrogeant : veux-tu faire miséricorde ou non ? Si tu ne le veux pas, alors, puisque tu ne peux faire miséricorde à moins que tu ne le veuilles, ta miséricorde est donc inutile, et même nulle, car il ne peut y avoir miséricorde sans volonté de faire miséricorde 1 0 5 . Si tu le veux, ainsi qu'en fait il est non seulement évident, mais même nécessaire, alors je te le demande, Dieu de miséricorde : à qui, pour qui ? » Ce ne peut être aux seuls justes qu'il veut accorder sa pitié, car s'ils sont justes, c'est qu'il les a justifiés. C'est donc aux pécheurs qu'il veut faire miséricorde : « sans

103. De inv., I, LU, 98. 104. Guillaume n'a guère tenu compte de l'avertissement de l'Ad Herre­

nium : « L'appel à la pitié doit être bref, car rien ne sèche plus vite qu'une larme » (II, 50).

105. Jouer d'un attribut de Dieu contre l'autre, de la miséricorde contre la justice, est fréquent dans la prédication médiévale. Cf. J. Rivière, Le conflit des filles de Dieu dans la théologie médiévale, in Bévue des sciences religieuses, octobre 1933, p. 553-590.

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aucun doute tu veux que les pécheurs te prient et te deman­dent ta miséricorde, dont ils ont besoin ».

Ainsi, jusqu'à son terme l'oratio spiritualis se modèle sur Voratio forensis. L'orant conclut énergiquement, comme l'ora­teur, un plaidoyer qui est autant une démonstration qu'une demande. Revenant à la fin de son traité sur la nature de la prière (c. 52 et 53), Guillaume écrit qu'elle est une lutte (lucta) avec Dieu ou contre Dieu, comme celle où Jacob affronta l'ange ( Gen., 32) ; une lutte où l'on a droit de recourir à des ruses, telle que l'humilité, qui revient à s'abaisser pour charger l'adversaire sur les épaules (401 a C). Elle est même plus qu'une lutte à mains nues : elle est un combat (pugna) contre le « Dieu armé, tout puissant et invaincu », qui pour­tant, « par la prière est vaincu, capturé, lié, dépouillé de ses armes, conduit en captivité par l'orant et maintenu dans les chaînes aussi longtemps que celui-ci le veut » (402 b H ) 1 0 6 ! Le commentaire allégorique de Sag. 5, 18-20 donne à Guil­laume l'occasion de préciser la tactique à suivre. Il faut d'abord briser la lance qu'est la colère de Dieu : pas de meilleur moyen pour cela qu'une confession humble de ses péchés et une pieuse postulatio. La justice est une armure : on l'ôte à Dieu et on s'en revêt par la pénitence, car celle-ci est œuvre de justice. Le jugement droit est un casque : en s'accusant et se condamnant soi-même, on s'en coiffe. L'équité est un bouclier : en déposant ses iniquités, on s'abritera der­rière lui, et l'on en prive Dieu (403 a - b B) . « Que te reste-t-il donc à faire de Dieu, maintenant qu'il est désarmé et vaincu, que de le capturer, de l'attacher et de le tenir dans ces liens, de le garder très étroitement, sans qu'il puisse s'évader ? » (404 a A) . Certes, Dieu n'est vaincu que parce qu'il veut bien se laisser vaincre, et ne demande même qu'à l'être. Et les chaînes dont il s'agit sont en fait celles de l'amour : « On dit en effet usuellement, qu'une femme a pris dans ses rets

106. L'image de la lutte figure déjà chez Tertullien, De oratione, X X I X , 2 (coll. « Corp. christ, ser. lat. », t. I, Brepols, Turnhout, 1954, p. 274).

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l 'homme qui l'aime fortement, car l'amour est le seul lien par lequel le cœur humain puisse être lié et tenu ; de même, c'est le seul lien par lequel Dieu puisse être lié et tenu (...) » (404 a A) . Mais le caractère amoureux de cette relation n'entre nullement en dissonance avec l'idée de combat. Concurremment aux schemes de l'amitié-benevolentia et de l'amour, du De amicilia de Cicéron et du Cantique des Can­tiques, et se mêlant parfois à eux, s'exerce pleinement au Moyen Age la représentation d'une lutte courtoise avec Dieu. Ce sont l'impatience même et l'énergie de l'amour qui incli­nent l'amant à concevoir ses moyens et sa fin en termes de ruses, d'escarmouches ou de batailles, de conquête et de victoire. Aimer est un « service militaire », selon Ovide 1 0 7 , dont on sait l'influence sur le X I I e siècle (et encore sur le Roman de la Rose) par son Ars amatoria, auquel fait écho l'Ars amandi d'André Le Chapelain. Précisément, l 'amour est un ars 1 0 8 , et rejoint par là l'art de vaincre et l'art de la parole, l'art de gagner par des paroles. Amour et rhétorique vont de pair 1 0 9 , car il s'agit de faire cesser des résistances, et ce n'est point hasard si Jean de Salisbury écrivait : « Naso carmina, Cicero causas féliciter agit. » 1 1 0

La prière, donc, est une technique de lutte, fût-elle amou­reuse, et cette image coïncide totalement avec celle du discours judiciaire, du discours de combat, où il s'agit de désarmer l'accusation, de s'assurer d'un adversaire, de le vaincre, de le paralyser en l'enserrant dans les liens de l'argumentation. Transcendant la violence, l'oratio profane n'en reste pas

107. « Militiae species amor est », Ars amatoria, II , v. 233. 108. « Ars est artium ars amoris », écrit Guillaume de Saint-Thierry (De natura

et dignitate amoris, 1, éd. et trad. M.-M. Davy, in G. de S.-T. : Deux traités de l'amour de Dieu, Paris, Vrin, 1953, p. 70) tout en soumettant, polémiquement, cet ars au magistère de la nature et de l'auteur de la nature.

109. « Etudiez les arts libéraux, je vous le conseille, jeunes Romains, mais pas seulement pour défendre un accusé tremblant ; aussi bien que le peuple, que le juge austère, que le sénat choisi, la femme, vaincue, rendra les armes à votre éloquence » (Ars amatoria, I, v. 457-460, éd. et trad. H. Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, coll. des « Universités de France », 1929, p. 19).

110. Meialogicon, 111,8, éd. J. B. Hall, Brepols, Turnhout, coll. « Corp. Christ, cont. mediaev. », t. XCVII I , 1991, p. 125.

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moins un affrontement. Elle transporte avec elle cette charge dans le domaine religieux. La prière, parce qu'elle est une initiative de langage à visée perlocutoire, ne pouvait qu'être imprégnée de ce modèle de la relation agonistique, si essentiel à la culture occidentale, où, depuis Homère, le sujet s'affirme dans l'àytov dont une des formes est le duel judiciaire. Les mots sont des armes, la rhétorique une stratégie et une tac­tique. On mesure là l'intrication du phénomène religieux dans la culture profane qui lui fournit ses modes d'expression et de pensée (lesquels, dans leur référence fondatrice, Athènes, se donnent sous les espèces du combat et de la maîtrise du langage — la rhétorique sophistique et sa réponse philoso­phique, la rhétorique dialectique). On ne saurait sous-estimer l'importance historique de cette culture gréco-romaine des arts du langage, qui culmine dans l'épreuve de la joute oratoire et dans l'idéal de l'orateur. Constituant le fonds éducatif le plus commun encore au Moyen Age, elle a si profondément façonné les esprits (bien avant la Renaissance) que le païen Cicéron, et même plus précisément son De inven­tione, a pu fournir à des chrétiens à la fois le fondement de l'obligation de prier — la vertu de religion comme œuvre de justice — , et la forme de la prière. Une même histoire, une même assise culturelle, une même rhétorique, profane et divine, ont conduit sans discontinuité de l'orateur à l'orant.