Octave Mirbeau, « Salon XIV » (1874)

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  • 8/14/2019 Octave Mirbeau, Salon XIV (1874)

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    Octave MIRBEAU

    LE SALON

    XIV

    Voici une petite exprience que nous prenons la libert de vous recommander.

    Vous n'tes pas, peut-tre, sans connatre un bourgeois quelconque : prenez-le

    dlicatement entre le pouce et l'index, et dposez-le avec prcaution devant une toile de M.

    Manet. Vous verrez aussitt un beau phnomne se produire : si votre bourgeois a des

    cheveux, ils se dresseront sur sa tte comme des piquants sur le dos d'un porc-pic ; s'il est

    chauve, il se contentera de vous quereller, de vous appeler tratre, misrable, et mme pote

    lyrique. Naturellement, vous lui rirez au nez. Alors il jurera de ne vous saluer de sa vie, et,

    pour peu que vous lui deviez de l'argent, vous serez enchant de voir rompues toutes les

    relations que vous aviez avec lui.

    Car M. Manet a pour spcialit de jeter les bourgeois, et gnralement les orlanistes,

    dans des rages incommensurables.

    C'est justement ce qui fait que nous bnissons trois fois par jour la Providence, qui a

    bien voulu donner M. Manet un talent capable de procurer des attaques d'apoplexie aux

    Philistins.

    La peinture de M. Manet est certainement la plus incomplte que nous connaissions.Ce n'est jamais soigneusement dessin, mais, en revanche, c'est toujours peint la va-te-

    faire-fiche. Alors, c'est monstrueux ? Mon Dieu, les bourgeois le prtendent, mais nous nous

    permettons de n'tre point de leur avis.

    Voici le Chemin de fer. Cela reprsente une grille, avec une dame et sa fille, qui

    attendent, la premire assise, la seconde debout, le passage du train, parce que, comme vous le

    savez, c'est une bien douce jouissance, la campagne, que de regarder passer le train.

    Cette dame et sa demoiselle sont des personnages comme on en rencontre tout au long

    de l'existence et comme on en voit dans tous les tableaux de M. Manet. Il ne faut pas les

    regarder de prs ni longtemps. Mais au premier aspect, elles saisissent, elles sont vivantes.

    Vivantes ? s'crie le bourgeois, en proie la plus terrible horripilation.

    Et le voil qui hurle et qui proteste.

    Comme il vous plaira, M. de la Mlasse ! M. Manet a le grand dfaut de se contenter

    d'baucher ses toiles et il les bauche juste, ce qui est bien quelque chose ; mais il a le

    grand mrite de dplaire prodigieusement aux gros bourgeois btes, et vous pouvez tre sr,

    ds lors, que son talent, tout rudimentaire qu'il paraisse, est un vrai talent.

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    Oh ! certes, nous prfrons les peintures o il y a autre chose que des intentions. Mais

    chacun donne ce qu'il peut. M. Manet changerait sa manire, il se mettrait finir et modeler

    ses figures qu'il n'en serait pas plus populaire. Pourquoi ? Parce qu'il n'est pas dans sa nature

    d'avoir, comme tant d'autres, des inspirations bourgeoises.

    Le public ordinaire va tout droit, soit aux toiles excessives, pour les critiquer, soit,

    pour les admirer avec une suffisance candide, aux petites uvres froides et mticuleuses,

    telles qu'en produit par exemple l'cole de M. Grme.

    Mais voyez un peu s'il s'arrte devant un tableau comme la Gauloise de M. Luminais.

    Or, cette Gauloise son rveil, c'est pourtant un des morceaux les meilleurs du Salon.

    Elle est blonde, de ce blond fauve et ardent qui s'appelle vulgairement le roux. Son

    beau corps est

    Nu comme un mur d'glise,Nu comme le discours d'un acadmicien.

    Et cela n'est point dsagrable au contraire , car ce corps est blanc et palpitant, et

    l'piderme frissonnerait sous le doigt si l'on osait y toucher.

    Comme elle a bien dormi, cette Gallo-Romaine, sur les peaux d'ours et de loup

    tendues sous ses pieds !

    Ses paupires sont encore appesanties, sa peau est moite, et elle tend les bras,

    nerveusement et mollement, en femme qui ne sait peut-tre point qu'on la regarde, mais dont

    la chair frissonne, tout heureuse.

    Cela est d'une finesse de model et d'une fermet admirables.

    Mais il n'y a que les dlicats pour savourer ces choses dlicates.

    * * *

    Une bonne bataille plat davantage, n'est-ce pas, monsieur ? On croit y tre, on y a

    peut-tre t. Qui est-ce qui ne s'est pas battu peu ou prou (except matre Gambetta et ses

    compres) en 1870 ?

    Donc quiconque fut mobile, ou mobilis, ou seulement garde national, ne peut point

    passer indiffrent devant le Combat sur une voie ferre, de M. de Neuville.

    Ces sujets-l font vibrer certaines cordes, qui peuvent bien n'tre pas toujours

    absolument artistiques, mais qui sont parfaitement franaises ; et voil la principale cause du

    succs du tableau de M. de Neuville.

    Ce n'est pas d'un grand style, il faut l'avouer, cette toile-l. Mais ces mobiles et ces

    chasseurs pied se battent si bravement !

    * * *

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    Autre tableau dans la mme note. celui-ci est de M. Beauc et reprsente un pisode de

    la bataille de Rezonville, le 16 aot 1870 ; c'est un magnifique engagement de cavalerie.

    Le 16e de uhlans s'est trouv en prsence de la division Valabrgue ; il a essay de se

    former en bataille, mais le 5e chasseurs (colonel de Sereville) s'est lanc la charge. Tout le

    monde connat cet hroque engagement : deux pices de canon reprises aux Allemands et le

    16e uhlans compltement dtruit.

    L'action d'clat que nous rappelons a trs heureusement inspir M. Beauc. Son

    tableau est bien compos ; il est la fois plein d'animation, d'entranement et parfaitement

    correct. Tous ces cavaliers qui se heurtent et qui se mlent, sabre au poing, sont d'une rare

    vrit de dessin. Les chevaux se cabrent au milieu de la mle, dans des poses hardies et

    trouves. C'est un peu froid de couleur, peut-tre ; mais c'est en somme un des deux ou trois

    bons tableaux de bataille de l'anne.

    * * *

    Du reste, l'hrosme n'est pas toujours cheval et le voici en effet pied, non pas en

    1870, mais en plein moyen-ge.

    Il n'est personne qui n'ait remarqu et qui n'ait admir, au Salon, le Dvouement des

    bourgeois de Calais, en 1347.

    Il y a, parbleu ! bourgeois et bourgeois. Ceux de Calais, en 1347, n'auraient jamais

    consenti se sauver en ballon de la place assige, si les ballons avaient exist. Ils taient de

    ceux qui payent de leur personne jusqu' la fin, qui se rsignent, sans hsiter, aux derniers

    sacrifices, mme au sacrifice de leur vie, et nous les voyons s'humilier et venir, en chemise et

    pieds nus, offrir leur tte pour ranon de leur ville.

    Ce drame historique a fourni M. Marquis le sujet d'un tableau remarquable ; l'artiste

    a rendu, avec une svrit pleine de grandeur, et aussi avec une tonnante justesse de tons, ce

    groupe de nobles bourgeois, envelopps de leurs longues chemises blanches. Il y avait l,

    dans tout ce blanc de linge, un pril extrmement srieux. Mais on ne s'en aperoit pas en

    regardant la toile de M. Marquis : il n'est tomb ni dans la scheresse, ni dans la crudit, ni,

    autre danger, dans les couleurs teintes et ternes.

    Ces bourgeois excellents ont prcisment la valeur qu'ils doivent avoir, au milieu des

    autres personnages de la composition, et ct, notamment, de ce grand magnifique bourreau

    qui attend, sans frocit comme sans piti, qu'on livre des ttes sa hache.

    C'est enfin un tableau parfaitement digne de l'auteur des Aveugles de Jricho, la toile

    que M. Marquis a expose en 1872.

    * * *

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    Il faut certainement que les bourgeois soient de Calais, qu'ils datent de l'an du

    Seigneur 1347, et qu'ils nous soient prsents par M. Marquis, pour que nous les puissions

    souffrir, mme en peinture.

    Mais les Italiens, c'est autre chose. Les Italiens ne sont jamais bourgeois. Il y en a

    quelques uns parmi eux, disent les journaux, qui sont garibaldiens, ce qui n'a rien d'artistique ;

    mais gnralement ils semblent avoir t mis au monde pour que les peintres fassent leurs

    portraits.

    Du temps que nous tions rapin, il nous est arriv de vouloir faire un chef-d'uvre.

    Nous avons, huit jours durant, cherch un sujet grandiose, et qu'il nous soit permis de faire

    cette concession nous n'avons rien trouv du tout. Alors, nous avons tout btement appel,

    un beau matin, certain petit bonhomme qui chantait dans la rue E viva l'Italia ! avec

    accompagnement de triangle. Il avait un chapeau pointu, un gilet rouge, une peau d'agneau sur

    le dos, de longs cheveux sur la tte, et des mains sales au bout des bras. Il nous a servi demodle, et nous avons excut gravement un tableau qui et occup une place distingue au

    Salon des refuss.

    Mais le mme jeune Italien, ou bien son frre, ou son cousin, ou du moins son sosie,

    vient d'tre peint cette anne par Mme Mathilde Robert. Cette fois il joue de la mandoline, et

    tellement qu'il est intitul Suonatore di mandolina ; et il est dlicieux... brun qu'il est comme

    un moricaud, et vivant, et insouciant, et artiste comme un rossignol.

    Mme Mathilde Robert se plat aux pays o fleurissent les orangers, o mrissent les

    grenades, et o le soleil bronze les figures. Elle a le don, fort rare, de reproduire, avec leurs

    tons francs et chauds, les carnations mridionales. Avez-vous vu sa belleAndalouse ?

    Comme elle sourit d'une faon gracieuse, nous allions dire voluptueuse, sous son

    grand voile noir ! C'est d'ailleurs une forte Andalouse pleine de sant, et sa belle gorge qui

    frmit parat l'troit dans le corsage de soie rose-ple.

    C'est peint en pleine pte, avec une fermet et une sret remarquables.

    Nous retrouvons la mme franchise de brosse, les mmes qualits robustes dans le

    portrait de Mme de B...

    Dans ces trois toiles, Mme Mathilde Robert a fait preuve d'une originalit puissante.

    Sa couleur rappelle la gamme dore de l'cole florentine, et nous souhaitons fort tous les

    coloristes un pareil dessin et un model aussi juste et aussi fin.

    R. V.

    L'Ordre de Paris, 28 juin 1874