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ŒUVRES DE SAINTE THÉRÈSE TOME PREMIER. 1

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  • UVRES DE SAINTE THRSE

    TOME PREMIER.

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  • 4

  • UVRESTRS COMPLTES

    DE SAINTE THRSEPRCDES

    DU PORTRAIT DE LA SAINTE PAR TH. BLANCHARD, DU FAC-SIMIL DE SON CRITUREPAR BINETEAU, DE SA VIE PAR VILLEFORE, ET DE LA BULLE

    DE SA CANONISATION PAR GRGOIRE XV ;SUIVIES D'UN GRAND NOMBRE

    DE LETTRES INDITES,LES MDITATIONS SUR SES VERTUS PAR LE CARDINAL LAMBRUSCHINI,DE SON LOGE PAR BOSSUET ET PAR FRA LOUIS DE LON, DU DISCOURS

    SUR LE NON-QUIT1SSIE DE LA SAINTE PAR VILLEFORE ;DES UVRES COMPLTES

    DE S. PIERRE D'ALCANTARA, DE S. JEAN DE LA CROIXET DU BIENHEUREUX JEAN D'AVILA ;

    Formant ainsi un tout bien complet de la plus clbre cole asctique d'Espagne.TRADUITES

    PAR ARNAUD D'ANDILLY, Melle DE MAUPEOU, DOM LA TASTE, L'ABB CHANUT, VILLEFORE, CHAPPE-DE-LIGNY, F. FLICOT, J. A. EMERI, M.

    L'ABB CENAT DE L'HERM,Et plusieurs autres traducteurs vivants ;

    PUBLIES PAR M. L'ABB MIGNE,DITEUR DE LA BIBLIOTHQUE UNIVERSELLE DU CLERG,

    OUdes COURS COMPLETS sur CHAQUE BRANCHE DE LA SCIENCE ECCLSIASTIQUE.

    TOME PREMIER,CONTENANT LA VIE DE SAINTE THRSE PAR VILLEFORE ET PAR

    ELLE-MME, LA BULLE DE SA CANONISATION PAR GRGOIRE XV, SES MDITATIONS SUR LE PATER ET APRS LA COMMUNION,

    LE CHEMIN DE LA PERFECTION ET LE CHTEAU DE L'ME.4 VOLUMES IN-4. PRIX : 24 FRANCS.

    S'IMPRIME ET SE VEND CHEZ J.-P. MIGNE, DITEUR,AUX ATELIERS CATHOLIQUES, RUE D'AMROISE, AU PETIT-

    MONTROUGE,BARRIRE D'ENFER DE PARIS.

    1840

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  • SOMMAIREDES MATIRES

    CONTENUES DANS CE VOLUME.VIE DE SAINTE THRSE par M. Villefore

    Bulle DE SA CANONISATION par Grgoire XV ;

    VIE DE SAINTE THRSE par elle-mme.

    MDITATIONS sur le Pater. MDITATIONS APRS la Communion.

    LE CHEMIN DE LA PERFECTION.

    LE Chteau DE L'ME

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  • AVERTISSEMENT D'ARNAUD D'ANDILLY.

    L'minente de l'esprit de sainte Thrse, jointe toutes les vertus et toutes les grces surnaturelles qui peuvent enrichir une me, me la faisant considrer comme l'un ; des plus grandes lumires de l'glise dans ces derniers sicles, me porta, il y a dj plusieurs annes, entreprendre de traduire toutes ses uvres. Mais, lorsqu'aprs avoir donn au public son trait du Chemin de la Perfection et quelques autres petits traits, je voulais continuer, je me trouvai engag traduire des Vies de Saints, par des raisons dont j'ai rendu compte dans l'avis au lecteur du volume de celles que j'ai fait imprimer d'un grand nombre des plus illustres. Un autre engagement m'obligea ensuite la traduction de Joseph : et l'ayant acheve cet ge que Dieu a comme donn pour terme la vie des hommes, et au-del des bornes duquel l'criture dit qu'il n'y a plus que de l'infirmit et de la douleur, j'avais rsolu de ne travailler dsormais que pour moi seulement, en m'occupant de saintes lectures qui ne remplissent mon esprit que des penses de l'ternit. Dans ce dessein, la premire chose que je fis fut de relire sainte Thrse pour ma propre dification ; et j'en fus si touch, que je crus que, puisque Dieu me donnait une sant si extraordinaire dans un tel ge, je devais l'employer achever ce que je n'avais fait que commencer ; et je m'y suis attach avec tant d'application, que Dieu m'a fait la grce de finir ce long travail plus tt que je n'aurais os l'esprer.

    Encore que la Sainte parle beaucoup dans ses ouvrages de la pratique des vertus, et particulirement de celle de l'humilit et de l'obissance, nanmoins, parce que l'oraison est le principal sujet dont elle traite. elle s'tend plus sur celui-l que sur tous les autres, cause qu'elle le considrait comme le moyen d'arriver cette haute perfection qu'elle souhaitait aux mes dont Dieu lui avait donn la conduite. Mais parce que les grces dont il l'a favorise, et les vrits qu'il lui a fait connatre dans une occupation si sainte, sont si extraordinaires et si leves, que ce qu'elle en rapporte peut passer pour des nouvelles de l'autre monde et pour un langage tout nouveau,

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  • il n'y a pas sujet de s'tonner que presque tous ceux qui lisent ces uvres trouvent de l'obscurit dans les endroits o elle traite de ces matires si sublimes. C'est ce qui m'avait fait croire que, pour dissiper en quelque sorte ce nuage qui s'offre d'abord leurs yeux, et qui demande tant d'attention pour ne se point laisser refroidir dans une lecture si diffrente de celle des autres livres, je devais commencer cet avertissement par claircir les termes dont la Sainte se sert pour entendre les choses qui ont si peu de rapport nos connaissances ordinaires, afin que, lorsque l'on se rencontrera dans ces endroits difficiles, on ne soit pas surpris par l'ignorance des termes dont la Sainte est contrainte d'user pour s'expliquer, et qu'ainsi, ne perdant point courage, on franchisse ces cueils qui ont jusqu'ici arrt la plupart du monde dans les endroits les plus levs et les plus excellents de ses ouvrages. Mais depuis, ayant considr que cela contiendrait ici trop de place, j'ai pens qu'il valait mien renvoyer les lecteurs la table des matires, que j'ai faite trs-exactement, que l'on trouvera la fin, sur tout ce qui regarde les diverses manires d'oraison.

    Aprs que l'on se sera rendu ces termes familiers, je veux croire que l'on n'aura pas beaucoup de peine entendre tout ce qui est compris dans cet ouvrage. Je l'ai divis en deux parties, et voici l'ordre dans lequel j'ai jug propos de mettre les diverses pices qui le composent.

    LA VIE DE LA SAINTE, CRITE PAR ELLE-MME.Je ne m'arrterai point donner des louanges cet ouvrage,

    puisqu'il est dj si connu et si estim de tout le monde. Je me contenterai de dire que, comme la Sainte se trouva oblige, par le commandement de ses suprieurs, d'y parler des grces qu'elle avait reues de Dieu, c'est l qu'elle commence traiter particulirement de l'oraison, qu'elle compare un jardin spirituel qui peut tre arros en quatre manires, dont la premire est l'oraison-mentale, qui est comme tirer de l'eau d'un puits force de bras ; la seconde, l'oraison de quitude, qui est comme en tirer avec une machine ; la troisime,

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  • l'oraison d'union, qui est comme en recevoir sans peine d'une fontaine ou d'un ruisseau par des rigoles ; et la quatrime, l'oraison de ravissement, qui est comme une pluie qui tombe du ciel, sans que nous y ayons en rien contribu. A quoi j'ajouterai que le feu d'un amour de Dieu, tel qu'tait celui dont brlait le cur de la Sainte, ne pouvant tre si ardent sans jeter des flammes, elle interrompt souvent son discours pour s'adresser cette suprme majest par des paroles toutes de feu et d'amour, de mme que saint Augustin dans ses Confessions, dont elle tmoigne que la lecture avait fait une si forte impression en son me ; et son style dans ces matires d'un amour cleste et tout divin me parait si semblable au sien, qu'il est, mon avis, facile de voir qu'ils taient anims d'un mme esprit. Je pense qu'il se trouvera trs-peu de saints qui il ait fait une telle grce.

    FONDATIONS FAITES PAR LA SAINTE DE PLUSIEURS MONASTRES.

    Quoique ces fondations soient une relation de plusieurs choses semblables, elles sont mles de divers vnements rapports d'une manire si agrable, et la narration en est si pure, qu'il y a peu d'histoires plus divertissantes. Elles sont aussi trs-utiles, parce la Sainte n'y perd aucune occasion de faire d'excellentes rflexions sur l'exercice des vertus, pour exciter ses religieuses s'avancer de plus en plus dans le service de Dieu.

    MANIRE DE VISITER LES MONASTRES.Rien ne peut, ce me semble, tre plus utile pour les suprieurs

    et pour les suprieures que ce petit trait, tant il excelle galement en prudence et en saintet.

    AVIS DE LA SAINTE A SES RELIGIEUSES.Ces avis sont aussi des instructions fort utiles.

    LE CHEMIN DE LA PERFECTION.Je ne dirai rien de ce trait, aprs le jugement si avantageux

    que le public en a dj fait lorsque je lui en ai donn la traduction.

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  • MDITATION SUR LE PATER.Je ne pourrais que rpter la mme chose que je viens de dire

    sur le Chemin de la Perfection.

    LE CHATEAU DE L'AME.C'est ici o je me trouve oblig de me beaucoup tendre,

    cause de la prvention presque gnrale que cet ouvrage est si obscur, qu'il est inutile de le lire.

    La manire d'exprimer les choses est ce qui les rend d'ordinaire intelligibles ou obscures. Ainsi, de trs-faciles entendre par elles-mmes peuvent tre obscures lorsqu'elles sont mal exprimes ; au lieu que les plus difficiles tant bien traduites peuvent, quelque leves qu'elles soient, tre rendues claires par la nettet de l'expression. Que si on allgue sur cela la difficult qui se rencontre dans les crits des prophtes et de l'Apocalypse, il suffit, ce me semble, de rpondre que les prophtes et saint Jean, ou, pour mieux dire, le Saint-Esprit qui parlait par leur bouche, n'a pas eu dessein de se rendre plus intelligible, pare que ce sont des secrets et des mystres qui doivent demeurer inconnus aux hommes, jusqu' ce que le temps soit arriv de les rendre, par les effets, intelligibles tout le monde. Mais, pour ce qui regarde ces traits de sainte Thrse, et particulirement celui du Chteau de l'me, c'est le contraire. Car elle dit prcisment en divers endroits qu'elle fait tout ce qu'elle peut pour se rendre intelligible, cause que son dessein est de dcouvrir ses religieuses ce que Dieu lui avait fait connatre de son infinie grandeur, et des merveilles renfermes dans les grces extraordinaires qu'il fait aux mes ; comme aussi de leur apprendre ce qu'elle savait des artifices dont le dmon se sert pour les faire tomber dans ses piges, et pour dtruire ainsi en elle l'ouvrage de son esprit saint. En quoi elle tmoigne toujours apprhender de ne se pas bien expliquer : ce qui montre combien elle dsirait d'viter l'obscurit. La question n'est donc pas si ces matires sont si leves qu'elles soient inconnues ceux qui n'ont point reu de Dieu le don de ces oraisons si sublimes, puisque chacun en convient ; mais de

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  • savoir si cette grande Sainte a exprim de telle sorte ce que l'exprience lui en a appris, qu'elle l'ait rendu intelligible ; et c'est ce que je suis persuad qu'elle a fait, me paraissant que l'on peut entendre ce qu'elle rapporte de ces communications de Dieu avec les mes, qui il donne ds cette vie des connaissances angliques. Ainsi il ne s'agit pas de demeurer d'accord si elle a eu l'intention dans cet ouvrage de bien expliquer ces hautes vrits, puisque l'on n'en peut douter, ni si elle s'en est bien acquitte, aprs avoir vu de qu'elle sorte elle s'exprime si clairement dans tout le reste ; mais seulement de juger si, dans cette traduction, j'ai bien compris son sens, et si j'ai t assez heureux pour le faire comprendre aux autres. Or, c'est en quoi je ne suis pas si prsomptueux que de croire d'avoir aussi bien russi qu'auraient pu le faire des personnes trs-habiles et beaucoup plus intelligentes que je ne le suis en ces matires si spirituelles. Ce que je puis dire avec vrit, c'est que je n'ai jamais rien trouv de si difficile, tant par les choses en elles-mmes, que par la manire d'crire de la Sainte, qui met quelquefois parenthses sur parenthses, lorsque l'esprit de Dieu l'emporte avec tant de rapidit dclarer ce qu'elle sait des effets de la grce, qui vont si fort au-del des connaissances humaines. Ainsi il n'y a point d'efforts que je n'aie faits pour tcher dcouvrir son vritable sens. Et, comme toute la difficult tombe sur ce qui est de l'oraison, le moyen dont je me suis servi pour m'en clairer a t de considrer avec une extrme application tout ce que la Sainte en a dit dans ses autres traits, qui ont prcd celui de ce Chteau de l'me, dans lequel elle marque particulirement que depuis quatorze ou quinze ans qu'elle avait crit de cette matire, Dieu lui en avait fait connatre beaucoup de choses qu'elle ignorait auparavant : tellement que l'on peut dire que ce trait est comme son chef-d'uvre en ce qui regarde l'oraison. Mais cet avantage ne lui te pas celui d'tre aussi trs-excellent et trs-utile pour ce qui est de la pratique des vertus. Elle en parle admirablement en plusieurs endroits. Et si, d'un ct, les personne spirituelles y trouvent tant de lumires dont elles n'avaient point de connaissances, ceux que Dieu n'a pas favoriss de semblables grces, et qui sont mme encore

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  • engags dans le sicle, n'y trouveront pas moins apprendre pour la pratique d'une vie toute chrtienne ; car cette grande Sainte y fait voir que la perfection ne dpend pas de ces grces extraordinaires, de ces visions merveilleuses, de ces ravissements, de ces extases que Dieu donne qui il lui plait, et que l'on ne doit pas demander, ni mme dsirer ; Mais que tout consiste soumettre entirement notre volont la sienne. Ce qui est d'une si grande consolation, que l'on ne saurait trop admirer son infinie bont pour les hommes, de vouloir ainsi, par des voies si diffrentes, les rendre ternellement heureux.

    PENSES SUR L'AMOUR DE DIEU.Je ne saurais assez m'tonner de ce que le trait du Chteau de

    l'me faisant tant de bruit, on ne parle point de ses Penses sur l'amour de Dieu, qui sont comme la septime demeure de ce Chteau spirituel, et encore plus leves s'il se peut. J'avoue n'avoir jamais rien vu qui m'ait paru plus beau, ni qui porte l'esprit une plus haute admiration de la grandeur infinie de Dieu et des merveilles de sa grce. En quoi le trait est d'autant plus estimer, que la Sainte y mle, selon sa coutume, des penses si sublimes, des instructions trs-utiles pour la pratique des vertus ; et qu'au lieu de dcourager les lecteurs par la vue d'une perfection laquelle ils n'oseraient aspirer elle les console en leur faisant voir qu'il n'est point ncessaire, pour tre entirement uni Dieu, et ainsi parfaitement heureux, qu'il nous favorise de ses grces si releves ; mais qu'il suffit, comme je viens de le dire, de soumettre absolument notre volont la sienne, et de tmoigner cette soumission par toutes nos actions.

    MDITATIONS APRS LA COMMUNION.Comme j'avais dj donn ce petit trait au public, avec celui

    du Chemin de la Perfection et des Mditations sur le Pater, je me contenterai de dire que je l'ai mis en suite du Chteau de l'me et des Penses sur l'amour de Dieu, parce qu'il est plein de mouvements si vifs et si ardents de cet amour, qu'il peut passer pour l'une de ces effusions du cur, qui dtachent de telle sorte une me des sentiments de la terre, qu'elle l'lve vers le ciel par son ardeur et son

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  • impatience de possder cet adorable Sauveur qui fait toute sa flicit, et la remplit de l'esprance de rgner ternellement avec lui dans sa gloire.

    Quant aux LETTRES DE LA SAINTE, ayant considr ses uvres comme toutes comprises dans les trois volumes en espagnol, imprims Anvers en 1649, j'avais cru, aprs avoir achev le troisime, qu'il n'y avait rien d'elle traduire. Mais sur ce que j'appris qu'il y avait un quatrime volume, aussi imprim Anvers en 166I, j'ai voulu le voir, et j'ai trouv qu'il n'est compos que de lettres de la Sainte et de quelques avis ses religieuses et aux carmes dchausss, avec des remarques de M. l'vque de Palafox, et qu'il n'y a que deux ou trois de ces lettres qui aient du rapport ses autres ouvrages, le reste n'tant que des lettres particulires qu'elle crivait touchant les affaires de son ordre. Ainsi j'ai cru que M. Plicot, ayant traduit avec grand soin ce quatrime volume, je ne pourrais, sans une espce de larcin, en tirer ces deux ou trois lettres, ou me persuader sans prsomption de pouvoir, en tes traduisant de nouveau, y mieux russir que lui.

    Voil donc en quoi consistent gnralement toutes les uvres de cette grande Sainte qui ont paru jusqu' cette heure. et je n'ai rien omis traduire des trois premiers volumes que des vers, dont la reprise est : Que muero porque no muero, c'est--dire : Car je meurs de ne mourir pas ; parce que la Sainte ayant dclar expressment dans le tome premier de sa Vie, que ces vers taient une production de son amour et non de son esprit, j'avoue n'avoir pas t assez hardi pour entreprendre d'expliquer des penses que le Saint-Esprit lui a inspires et fait exprimer d'une manire si leve et si pntrante, que quand on pourrait douter de la vrit des paroles de cette admirable Sainte, ce que personne n'oserait faire, il serait facile de juger, par le style de ces vers divins, qu'elle n'y a point eu de part.

    On trouvera dans quelques endroits des notes ; et comme je ne doute point que ces notes, qui sont dans l'espagnol, ne soient des remarques faites par quelque grand contemplatif sur les matires les

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  • plus difficiles de l'oraison, et qu'elles ont t traduites par le pre Cyprien dans sa traduction des ouvrages de cette grande Sainte, je me suis cru oblig de les traduire aussi, afin que l'on ne me pt blmer d'avoir nglig de le faire.

    Pour ce qui regarde la fidlit de ma traduction, j'espre que ceux qui voudront se donner la peine de la confrer exactement avec l'espagnol, jugeront qu'il est difficile d'tre plus religieux que je l'ai t rapporter le sens de la Sainte, et mme jusqu'aux moindres des mots que l'on ne pourrait omettre sans l'altrer en quelque sorte. Mais comme chaque langue a des beauts et des expressions qui lui sont particulires, il n'y a point de soin que je n'aie pris pour balancer, par les avantages que notre langue a sur l'espagnole, ceux que l'espagnole a sur la ntre. Et je suis persuad que c'est l'une des rgles la plus importante, aussi bien que la plus difficile pratiquer, que l'on puisse suivre dans la traduction, parce qu'elle fait que, dans plusieurs endroits, les copies surpassent les originaux. Aprs avoir rendu raison ceux qui liront cet ouvrage de la conduite que j'y ai tenue, il ne me reste qu' implorer l'assistance de cette glorieuse Sainte, afin que Dieu ait mon travail agrable. Et si ses prires ont t si puissantes lorsqu'elle tait encore sur la terre, o il ne lui dcouvrait ces hautes vrits que comme travers des nues clatantes de lumire, que ne dois-je point attendre de son intercession, maintenant que, ces voiles tant levs, elle rgne avec lui dans sa gloire, qu'elle voit ces vrits dans leur source, et que l'ardente charit dont elle tait embrase s'est augmente de telle sorte dans le ciel, qu'on peut la considrer comme l'un de ces sraphins qui brlent sans cesse de ce feu divin que nuls sicles ne verront teindre, j'espre aussi que ceux qui seront le plus touchs de la lecture de ces admirables ouvrages de la Sainte, et particulirement entre tant de maisons religieuses, celles de son ordre voudront bien imiter sa charit, en ne me refusant pas la prire que je leur fais de tout mon cur de se souvenir de moi devant Dieu.

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  • PRFACE DE LA VIE DE SAINTE THRSE,Par M. De Villefore

    Il paratra peut-tre assez inutile de donner au public une nouvelle Vie de sainte Thrse, aprs qu'elle-mme a pris soin d'en crire une qui, depuis plusieurs annes, est si purement traduite en notre langue. J'en ai jug de la mme manire quand on m'a propos d'entreprendre celle-ci ; mais, depuis que j'ai lu les diffrents auteurs espagnols, j'ai chang de sentiment.

    Il suffirait, pour autoriser la composition d'un autre ouvrage, de dire que celui de cette Sainte n'est pas complet, car elle ne dit pas un mot des quatorze dernires annes qu'elle a vcu ; et il est certain que, dans cet espace de temps, il lui est arriv bien des choses capables d'exciter la curiosit des fidles.

    Comme donc ni la traduction de M. Arnaud d'Andilly, ni celle de M. l'abb Chanut ue nous apprennent rien de ces quatorze annes, puisqu'ils ne sont que les simples interprtes de la Sainte, on ignore encore cet gard tout ce qu'ils n'ont pu nous dire.

    Il est vrai que le Livre de ses fondations est un supplment o l'on trouve plusieurs incidents remarquables qui ne sont pas dans sa vie ; mais cela ne va pas encore jusqu' la fin, et n'a point l'air d'une narration mthodique.

    Nous avons en vieux franais une Vie de sainte Thrse crite en espagnol par le pre Ribera, jsuite. J'avoue que c'est une histoire entire et conduite depuis sa naissance jusqu' sa mort ; mais, sans parler de la composition, qui est trs-peu conforme au got d'aujourd'hui, le style de la traduction en est devenu si barbare, qu'il est malais de n'en pas souhaiter une autre. Cela n'empche pourtant pas qu'on n'y rencontre des endroits assez curieux, et l'on s'en peut servir comme d'un ancien mmoire ; car ce pre est un des premiers auteurs et des mieux instruits sur ce qui regarde cette Sainte.

    Outre ces raisons qui semblent assez essentielles pour faire

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  • dsirer une nouvelle histoire, on peut encore ajouter que la manire dont sainte Thrse crit la sienne embarrasse beaucoup la narration. Souvent elle s'arrte des rflexions trangres qui mettent trop de distance entre les vnements, dont la liaison est si longtemps interrompue qu'on a peine les rapprocher. Les digressions longues et ritres rendent le rcit languissant, et sont cause que l'on prend beaucoup moins de part des faits qui ne se runissent pas assez, et qui, faute d'tre rapports de suite, chappent notre souvenir.

    Sainte Thrse fut oblige d'crire de cette sorte, parce qu'il tait plus question de donner connatre les dispositions de son me que le cours des actions de sa vie. Ses confesseurs, pour qui elle crivait, exigeaient d'elle un dtail fort tendu sur la nature, des grces et des inspirations qu'elle recevait ; et le soin qu'elle prend de les satisfaire avec exactitude la jette quelquefois tellement l'cart, qu'elle ne sait pas elle-mme comment reprendre le fil de son discours.

    Tout cela suppose une relation assez peu suivie. Mais, d'ailleurs, combien faut-il s'imaginer qu'elle a supprim de circonstances qui donnaient trop de lustre ses actions ? Combien de faits ne pouvaient tourner qu' son avantage ? On est surpris d'en dcouvrir un si grand nombre dans les auteurs contemporains, dont quelques-uns l'ont pratique longtemps, et nous apprennent des particularits qu'il y aurait de l'injustice taire et retenir enveloppes sous les voiles du silence. Il faut donc revenir toujours aux historiens espagnols.

    L'abrg latin du pre Jean de Jsus-Maria, l'un des premiers Carmes rforms, m'a t trs-utile pour mon dessein ; il est compos avec beaucoup d'ordre et d'agrment, et j'en ai tir de grands secours.

    Mais les mmoires les plus amples et les plus srs sont les Annales des Carmes dchausss et la Vie1 que l'vque de Terrassonne crivit trs-peu d'annes aprs la mort de la Sainte, qu'il

    1 Messire Jacques d'Ypez, religieux hironymite, et depuis vque de Terrassonne.

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  • avait fort connue, et qu'il conduisit mme pendant quelque temps.

    Le premier de ces ouvrages, qui est l'histoire gnrale de l'ordre, rapporte avec soin tout ce qu'on peut dire de plus certain de sainte Thrse. Mais il est crit avec tous les assaisonnements du langage espagnol, c'est--dire, avec des allgories continuelles, des mtaphores peu judicieuses, des louanges insipides ; et la vrit, pour ainsi parler, gmit sous ces ornements bizarres et mal assortis, en sorte qu'il la faut aller chercher sous ces amas de figures entasses pour la remettre en tat de paratre au jour avec sa beaut simple et naturelle.

    L'vque de Terrassonne est tomb dans les mmes inconvnients des crivains de son pays, Il ne laisse point aux lecteurs le plaisir de sentir natre leur admiration. On dirait qu'il se dfie de leur jugement, tant il a soin de le prvenir, car chaque vnement il ajoute de magnifiques loges, comme si la saintet ne brillait pas assez au seul clat des vertus.

    Cependant il faut demeurer d'accord que ces deux livres renferment bien de beaux traits capables d'enrichir une histoire. J'ai tch d'en composer celle-ci, o l'on trouvera du moins rassembls dans une mme suite tous les faits qui donnent connatre sainte Thrse sous son vritable caractre, sans rien omettre des circonstances qui l'ont rendue dans l'glise un des plus grands exemples de ces derniers temps.

    Au reste, ce n'est point ici la vie d'une religieuse retire dans une cellule o rien ne la soustrait la paisible contemplation des vrits ternelles. Elle et t bien contente d'y passer tranquillement ses jours ; et les grces extraordinaires qu'elle y recevait dans la ferveur de ses oraisons ne lui donnaient pas beaucoup d'envie de chercher se rpandre parmi le monde. Mais la Providence divine la destinait beaucoup de travaux extrieurs qui devaient contribuer la gloire de Jsus-Christ et la sanctification des mes.

    On ne doit pas s'tonner de voir une femme faible, et appele

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  • un tat de vie solitaire, expose nanmoins tant d'occasions de se dissiper et tant de courses et de voyages. Personne ne convenait mieux que cette Sainte aux desseins de Dieu pour travailler l'tendue de son royaume. Les grandes connaissances qu'il lui avait donnes sur les biens de la vie future et sur la beaut de la justice firent natre dans son cur ce zle ardent qui la dvorait pour le salut du prochain ; les dons sublimes dont elle fut favorise la tinrent toujours au-dessus des tentations qui s'lvent au milieu du commerce du monde, quand on est oblig de s'y rencontrer. Ce sont ceux que Dieu destine sanctifier et convertir les autres qui doivent tre auparavant les plus retirs dans la solitude, o l'on se munit des armes ncessaires pour combattra en sret contre les puissances des tnbres ; et le ministre apostolique serait la vocation la plus prilleuse de toutes, si pour en remplir les fonctions Dieu choisissait des sujets que les lumires les plus vives de sa grce et les expriences frquentes de sa misricorde n'auraient pas assez affermis contre les dangers et la corruption du sicle.

    C'est sur de tels fondements que sainte Thrse a t soutenue durant tous les travaux pnibles qui lui ont fait passer les dernires annes de sa vie dans de si fatigantes agitations. Cela n'tait pas assurment de son choix ; elle s'en est explique souvent ; mais les volonts divines ont toujours prvalu dans son cur ; et, quand il a fallu les accomplir, elle s'est toujours mise au-dessus de ses propres penchants et des jugements des hommes, qui n'ont pas manqu d'attaquer sa conduite, parce qu'ils n'en reconnaissaient pas les principes.

    Ainsi, pour la justifier dans ses dmarches, et pour faire en sorte qu'on puisse juger d'abord de la vocation de cette Sainte que Dieu avait choisie pour tre le sanctuaire de ses grces les plus distingues et l'instrument de tant d'uvres clatantes, il ne sera pas hors de propos de donner une ide gnrale du caractre de ses vertus : on en sera plus susceptible de leur impression par les sentiments avantageux dont on aura pu se laisser prvenir.

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  • La plupart de ceux qui donnent la vie de quelque saint ont coutume de mettre la fin de leur ouvrage un supplment o ils font l'loge de chaque vertu sparment. J'avoue que je ne puis me soumettre cette mthode, et j'ai toujours pens qu'aprs avoir conduit le rcit des actions d'une personne jusqu' sa mort, le lecteur ne s'intressait plus gure ce qu'on lui eu rapportait au-del, et qu'il est peu sensible des traits de saintet dtachs des circonstances qui en font le prix et le mrite.2 Ainsi, au lieu de mettre le pangyrique aprs l'histoire, j'ai cru le pouvoir placer auparavant ; d'autant plus que ce qu'on rapporte ici n'aurait pu s'appliquer des faits particuliers, ni se bien arranger dans le cours de la narration.

    Je ne serais pas entr dans ce dtail, si l'on pouvait se dispenser de rpondre aux, prventions de quelques gens, qui, faute d'tre assez instruits du caractre de sainte Thrse, ont os dire qu'elle s'tait trop tmrairement engage dans des entreprises trangres sa vocation et son tat.

    Comme donc elle n'tait pas seulement appele aux simples exercices de la vie religieuse, mais des travaux apostoliques, nous essaierons de faire voir qu'il y eut dans ses vertus une force et une fermet convenables aux emplois que Dieu lui avait destins.

    Sa foi ne fut pas seulement inbranlable et sans atteinte, et ne se rduisit pas des dispositions passives qui la tenaient soumise aux vrits rvles ; pleine de reconnaissance et d'admiration pour un don si prcieux, dlicate sur la docilit due toutes ses parties, arme d'un courage toute preuve pour les soutenir, fidle aux plus lgres pratiques de la religion, sensible au moindre souvenir de ses augustes mystres, qu'elle croyait d'autant plus fortement qu'elle les comprenait moins ; mais elle tait encore embrase par le zle d'en tendre la crance chez les nations les plus barbares. Ce fut l'objet qu'elle se proposa dans les divers tablissements de ses couvents, pour engager les solitaires qu'elle rassemblait demander Dieu, par

    2 M. l'abb Chanut, qui a traduit la Vie de la Sainte, fait un dtail de ses vertus dans son ptre ddicatoire aux carmlites de ce royaume.

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  • leurs oraisons et leurs pnitences, les lumires de la foi sur les peuples qui n'en taient pas encore clairs.

    Cette vertu n'tait pas seulement vive et agissante dans ses crits. Jamais la doctrine d'aucun thologien ne fut expose un examen plus rigoureux que les ouvrages de cette Sainte. Bien loin d'viter le jugement des gens habiles, ds qu'elle apprenait que quelque docteur clbre ne jugeait pas d'elle avantageusement elle l'allait trouver aussitt pour s'claircir avec lui. Comme elle ne souhaitait rien tant que d'viter les illusions, elle croyait ne pouvoir trouver de meilleurs conseils qu'auprs de ceux que de faux bruits avaient mal-prvenus pour elle ; car elle regardait leurs sentiments comme les plus sincres et les plus dgags de la flatterie. Tout ce qu'il y avait alors d'hommes savants dans l'ordre de Saint-Dominique, dans la compagnie de Jsus, dans l'ordre de Saint-Franois ; les plus illustres par leurs lumires et par leurs vertus, prononcrent en sa faveur sur la nature de ses dispositions intrieures ; et plusieurs d'entre eux, qui d'abord l'attaquaient dans sa doctrine, en devinrent par la suite les plus zls dfenseurs. Elle s'adressa toujours pour tre claircie aux personnes les plus capables ; son gnie sublime ne s'accommodait de rien de mdiocre en pareille matire, et tant de tmoignages importants sont des preuves de la puret et de la vivacit de sa foi.

    Nous ne prtendons pas exprimer quelle fut la violence de son amour pour Jsus-Christ ; tout ce qu'on en publierait n'approcherait point de ce qu'on en voit dans ses livres. Si les actions sont des preuves de l'amour, on aura quelque ide du sien par le prodigieux nombre de ses difficiles entreprises ; par sa fermet dans les traverses et dans les obstacles ; par son courage et par sa joie dans les souffrances, par sa patience dans les maladies. Elle mourait, pour ainsi dire, de langueur d'tre oblige de vivre au milieu des nuages de son exil o la prsence de l'poux cleste lui tait cache ; elle s'en plaignait tendrement lui, et dsirait ardemment la mort. Nul instant de ses journes n'tait sans action, et ne ralentissait l'activit de ses mouvements. Elle n'eut pas comme les autres des heures marques

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  • pour penser aux vrits divines, elle les y employait toutes, et jl n'y avait pas plus de vide dans son temps que dans son cur. Quelquefois elle tait tellement dvore par ses dsirs devoir Dieu, qu'on et dit qu'elle allait expirer. Alors elle se retirait dans les lieux les plus carts du monastre ; et quand on l'y dcouvrait, on la trouvait toute abme dans les transports de son amour. Le commerce invitable de la conversation, le boire, le manger, les ngociations, les voyages, rien n'tait capable de la distraire un moment. Quand le cur est tout Dieu, et que nul objet ne le divise, il n'a pas besoin de la solitude et du repos pour se soutenir. Ainsi c'est des mes remplies de ces sentiments qu'il appartient de paratre au milieu du monde, sans crainte que rien ne les y affaiblisse.

    Une autre disposition bien ncessaire pour se livrer sans dgot tous les exercices d'une vie apostolique, c'est la charit du prochain. Aussi celle de sainte Thrse fut-elle digne des desseins que le Seigneur avait sur elle. Ce fut cette vertu qui la fit tant de fois sortir de son monastre pour aller efficacement travailler, au salut des mes qu'elle voyait prir. Elle en tait si vivement enflamme, qu'elle enviait leurs talents aux prdicateurs, aux thologiens, aux docteurs, et elle et voulu tre capable de remplir les fonctions de tous les Aptres pour gagner tous les hommes Jsus-Christ.

    Ses prires ferventes ont souvent attir la conversion des pcheurs, et dlivr les mes dtenues dans les lieux o la justice divine les purifie. Elle visitait les malades avec une affection sans gale, et partageait entre eux tout ce qu'on lui donnait pour son propre soulagement. Elle tmoignait une douceur prvenante tous ceux qu'elle savait ne la pas aimer, et leur parlait avec des termes et des dmonstrations de bont qui souvent ont dsarm leur haine.

    Mais un des principaux motifs de ses fondations et de tant de peines qu'elle endura, fut l'envie de faire honorer Jsus-Christ au Saint-Sacrement, et d'lever, disait-elle, autant de sanctuaires qu'elle pourrait, o le Sauveur ft ador sous les voiles eucharistiques. On sait avec quelles dispositions elle prenait cette divine nourriture, et

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  • les effets qu'elle produisit dans son me.

    Quelle confiance en Dieu n'exigent point les travaux apostoliques ! combien la sienne fut-elle parfaite, et que de preuves ne nous en fournira point son histoire ! il est bien nouveau de voir une femme seule, toujours infirme, toujours traverse et comme enchane, expose tant d'outrages, la raillerie, l'indigence, qui nanmoins est assez rsolue pour ne jamais dsesprer du succs de ses desseins malgr de continuels obstacles. Elle n'entreprit que des choses presque impossibles, et dans les divers tablissements de ses monastres, surtout de ceux d'Avila, de Mdine et de Svillc, peine avait-elle le premier argent pour commencer des ouvrages qui demandaient des sommes considrables ; mais sans s'amuser rflchir sur les moyens d'en trouver, elle s'assura toujours que tout lui viendrait des trsors de Jsus-Christ. Nulle adversit ne fut capable de l'abattre ; elle ne craignit jamais que le pch ; et sans rien avoir pour appuyer son esprance, elle espra nanmoins toujours. Dans le temps que ; les magistrats d'une ville, les docteurs les plus vnrables, ses amis, ses parents, s'opposaient ses desseins ; dans le temps que le dmon redoublait sa rage contre elle ; que Dieu, pour prouver sa constance, se cachait aux yeux de sa foi, elle eut toujours confiance que tout ce qu'elle avait entrepris russirait.

    De quel courage n'eut-elle pas besoin en une infinit d'occasions, et quels tmoignages n'en donna-t-elle pas ! L'clat de cette vertu consistant ne point s'arrter rien de mdiocre, et chercher en chaque chose ce qu'il y a de grand, personne ne peut lui disputer d'avoir excell en ce genre. Jamais elle n'eut que dvastes projets, et n'imagina rien de faible ni de born. Ds les plus tendres annes de l'enfance on vit en elle cette disposition. Lorsque les-difficults venaient l'accabler, et quand le faux zle de ses ennemis fut prs de renverser tous ses premiers tablissements, loin de s'abandonner aux pleurs et aux regrets, et de donner des marques de faiblesse, elle fut la premire consoler les autres et les encourager. Durant les prils et les fatigues de ses voyages elle les ranimait et les rjouissait mme quelquefois. Quelle fermet n'y avait-il pas s'aller

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  • hardiment prsenter ceux qu'elle savait tre prvenus contre elle, sans tre effraye par leur condamnation et par leur critique !

    Comme les heureux succs et la grande rputation sont les piges les plus dangereux qu'on puisse tendre l'humilit, si celle de sainte Thrse n'et t bien tablie que serait-elle devenue ? Aussi c'tait pour s'y maintenir qu'elle s'accusait de ses fautes avec exagration. Rien ne lui faisait plus de peine que de se voir honore ; elle et souhait pouvoir se soustraire la vue de ceux qui s'apercevaient de ses bonnes uvres, et s'aller cacher dans quelque endroit o elle et t inconnue. Il lui est quelquefois arriv de demeurer du temps en des lieux o elle remarquait qu'on avait peu d'estime pour elle, comme elle le tmoignait un jour h son confesseur en lui crivant ; et quand elle se rjouissait ainsi d'tre connue dans ses imperfections, elle croyait se rjouir de la vrit. Elle avait accoutum de dire qu'elle s'tonnait comment on pouvait s'arrter h ce qu'elle faisait et ce qu'elle disait, tant elle se croyait indigne d'attirer la moindre attention. Lorsqu'un fit courir Sville tant de bruits faux et dsavantageux son innocence : Je rends grces Dieu,dit-elle, de ce qu'on me connat mieux ici que partout ailleurs. Dans ces humiliations monastiques, qui semblent quelquefois si peu de chose aux gens du sicle, parce qu'ils ne voient pas les ressorts du cur qui leur donne le mouvement, elle excellait par ses motifs et par ses manires. Dj fort avance en ge elle avait coutume de consulter de jeunes religieuses, de rendre les plus humiliants services, de porter pour elles les fardeaux les plus pesants, do leur demander pardon s'il lui chappait quelque parole un peu dure, de se tenir abaisse devant les diffrentes prieures qu'elle rencontrait dans les villes o elle passait, sans examiner ni leur capacit ni leurs talents ; de se prosterner dans le rfectoire, de dire tout haut ses fautes, et de n'en point apporter d'excuse si on l'en reprenait. Jamais elle ne fut, dit-elle, tente de vaine gloire et n'eut se confesser de rien qui et rapport ce vice.

    Ds sa premire jeunesse elle fut attaque de diverses maladies, et n'en fut gure exempte tant qu'elle vcut ; mais elles ne retardrent

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  • jamais ni ses affaires ni ses entreprises, et elle les souffrit avec une force extraordinaire, quoiqu'elle en ait peut-tre souffert de plus longues et de plus cruelles que personne. Elle assure que pendant quarante ans elle n'avait point pass de jour sans endurer quelque douleur. Si tout ce qu'elle souffrit d'incommodits dans ses courses diffrentes mit sa patience tant d'preuves, les mauvaises humeurs des antres, les mdisances, les jalousies, les outrages ne fuient pas plus capables de l'branler.

    Les fatigues de ses voyages et les rigueurs des saisons, qui lui taient fort sensibles, ne lui servirent jamais de prtexte pour diminuer ses austrits ni pour les suspendre ; et il est surprenant qu'une personne si faible et presque toujours en marche ou malade en ait fait de si excessives.

    Il faut dans un genre de vie comme celui o elle tait appele tre beaucoup au-dessus des inconvnients de la pauvret, car on s'y trouve souvent rduit ; aussi l'amour de cette vertu fut-il en elle trs-agissant. Les expriences qu'elle en fit dans les divers tablissements de ses monastres sont des preuves bien remarquables du dtachement o elle tait de toutes sortes de commodits. Pour satisfaire tant de divers besoins qui la pressaient, elle fut si attache au travail qu' peine avait-elle du temps pour reposer. Elle se rjouissait dans les alarmes de l'indigence autant qu'un avare dans l'abondance de ses richesses.

    On peut juger de quelle obissance elle eut besoin en une infinit de rencontres. Elle la pratiqua dans les choses o son inclination tait le plus oppose, sans examiner ni le mrite des personnes ni leurs raisons.

    On verra dans sa vie de quel caractre tait sa reconnaissance, et l'on ne trouvera peut-tre jamais une me plus violemment touche par ce sentiment. Le plus petit service qu'elle recevait ne sortait point de son souvenir, et les moindres bienfaits lui taient toujours prsents.

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  • Mais quelle doit avoir t la prudence d'une personne engage dans des ngociations si pineuses ? Jamais on ne la vit prendre dfausses mesures dans toute sa conduite, surtout dans le gouvernement de ses monastres. Elle ne prescrivait rien ses religieuses avec aigreur, et les dterminait sans nulle violence faire tout ce qu'elle voulait. Quand il tait question de les corriger de leurs manquements, elle savait mnager et proportionner les rigueurs de la pnitence sans les accabler. Elle aimait autant les coupables qu'elle hassait les fautes ; et de la manire dont elle les reprenait, jamais elle ne s'attira la moindre aversion. Elle examinait avec discernement la diffrence des esprits, pardonnait volontiers aux mlancoliques, mais ne leur souffrait rien de mal propos. Elle affectionnait beaucoup les religieuses ferventes et soumises, et conservait de la fermet pour les tides et les indociles. Quand il fallait admettre une postulante, elle s'arrtait moins sa pit qu'au bon esprit. On lui en demanda quelquefois la raison, et elle rpondait : Que la pit pouvait s'acqurir dans le clotre, mais que la trempe de l'esprit ne pouvait changer. Elle trouvait pour l'ordinaire les filles de petit gnie peu capables de s'exercer la vertu, et trs nuisibles aux antres par leur enttement. Si parmi ses religieuses il y en avait quelques-unes qui reussent dans l'oraison des grces non communes, elle les obligeait de consulter sur cela d'habiles thologiens qu'elle consultait aussi elle-mme ; car elle voulut toujours tre bien claire sur ces sortes de choses, non-seulement en ce qui la regardait, mais aussi celles que la Providence divine avait commises ses soins.

    Voil de quelle manire le Seigneur l'avait prpare pour excuter ses ordres, et l'on doit convenir que des vertus de ce caractre la rendaient trs-propre aux desseins de Dieu, soutenaient en elle les principes de sa vocation, et la mettaient en tat, durant ses occupations extrieures, de vaincre le monde avec tout ce qu'il peut avoir ou de terrible, ou de sduisant, ou d'agrable.

    Comme l'on n'a que trop de penchant fonder son opposition la pratique des vertus chrtiennes sur l'impossibilit d'atteindre la perfection des saints, que l'on s'autorise ne pas imiter quand leurs

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  • actions paraissent trop au dessus des efforts ordinaires de la nature, on s'est propose, dans cet ouvrage, de donner une vie qui put servir de modle, de sorte qu'il ne faut pas s'attendre voir ici sainte Thrse dans des ravissements frquents et dans de continuelles extases. On a mme vit de la reprsenter sous ces ides, et sans prtendre combattre la ralit de ces dons excellents, dont la vrit n'est point rvoque en doute par ceux qui savent ce que peut l'amour d'un Dieu tout-puissant sur une me o il veut rpandre ses dlices, on a cru qu'il ne fallait pas montrer cette Sainte connue l'objet d'une admiration strile, mais plutt exposer la grandeur de son courage et la puret de ses vertus l'imitation des mes ferventes.

    Cependant il n'a pas t possible, et mme il y aurait eu de l'injustice de retrancher tout ce qui a rapport ces grces choisies que la Sainte a reues en une si grande abondance ; mais on en a parl modrment.

    Il faut pourtant convenir que tout ce qu'on a supprim de ces divines oprations qui l'ont si fort distingue entre tous les autres saints, est reconnu pour trs-solide par les docteurs les plus opposs ces sortes de choses.

    Tous les thologiens ont toujours dclar que ses dispositions et ses enseignements sur ces matires ne renferment que des vrits hors d'atteinte ; on n'en admet point, et l'on n'en soutient point d'autres dans tout son ordre. En vain les faux mystiques modernes ont voulu mettre leurs dogmes insenss l'abri de la doctrine de cette Sainte ; une nourriture cleste, comme l'appelle l'glise, ne souffre point de mlange et de corruption ; et pour me servir des paroles d'un grand3 orateur de nos jours, jamais le manteau de Thrse et de ses enfants ne couvrit des erreurs condamnes.

    Il serait donc souhaiter que la plupart des hommes fussent plus disposs croire la vrit de ces communications mystrieuses, et qu'en faisant une histoire on ne ft pas oblig de se gner jusqu'

    3 Le pre de la Rue dans un pangyrique de sainte Thrse.

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  • mnager la dlicatesse de certains critiques peu clairs..Mais comme on crit pour l'utilit gnrale de tous les fidles, et que, suivant les rgles de la sagesse et les maximes des saints oracles, il faut proportionner les vrits l'intelligence humaine, il est de la prudence de ne pas exposer le langage du divin amour l'insulte des profanes et aux mpris de ceux qui condamnent et blasphment tout ce qu'ils ignorent, et qui, devenus semblables des animaux sans raison, corrompent tellement leur esprit, qu'ils ne connaissent rien que par le seul instinct de la nature. Les dons spirituels seront toujours inintelligibles aux hommes charnels ; ainsi, loin de familiariser indiscrtement ces mystres, il faut souvent n'en rien dire. Mais si l'on n'en parle que sobrement, c'est par respect pour ces dons sublimes, et nullement pour le got de pareilles critiques, qui n'est rien moins que respectable.

    D'ailleurs, il n'est pas donn tous de dmler avec prcision les diverses subtilits de ces oprations de la grce ; il est ais d'y prendre le change, et de confondre ce qui les mystiques abuss ont crit de faux et de vain sur ces matires, avec ce que sainte Thrse en a dit de vrai et de solide. Semblables mprises ne sont pas sans exemples, et elle les apprhendait si fort, qu'en beaucoup d'endroits de ses ouvrages elle recommande qu'on les lise avec prcaution, et ne permet pas toutes sortes de personnes de les lire.

    Enfin, ce qui m'a encore dtermin d'en user ainsi, c'est que j'ai cru devoir me faire justice moi-mme, et reconnatre mon insuffisance. Il faut des mains habiles pour loucher des choses si dlicates, et les dvelopper judicieusement. Thrse seule est capable de les traiter avec toute la justesse et toute la dignit qui leur convient ; et j'avoue sans peine que l'entreprise est au-dessus de mes forces et de mes lumires.

    Voila les raisons qui nous ont oblig de rapporter si peu de chose des tats si extraordinaires de la Sainte, quoique nous en soyons plus persuads que personne, malgr et qu'on y peut opposer. Nous regardons ces mes privilgies comme les prophtes du

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  • nouveau Testament, qui Dieu rvle encore aujourd'hui ses plus secrets mystres, comme il les rvlait ceux de l'ancien : car prophtiser n'est pas seulement prdire, mais voir, connatre, pntrer et approfondir ce qui est inconnu au commun des chrtiens. Il y aura donc toujours des prophtes en Isral ; l'esprit de Jsus sera l'esprit de prophtie, et l'esprit de prophtie sera le tmoignage de Jsus. Mais comme cet esprit de prophtie a de tout temps t l'objet de la raillerie du monde corrompu, on se moque en nos jours des nouveaux prophtes, comme on se moquait des anciens, qui pour cela n'en taient ni moins clairs de Dieu, ni moins respectables dans leurs visions prophtiques.

    A comparer celles d'Isae, de Jrmie, d'zchiel, de l'Apocalypse, avec celles de sainte Thrse, que dcouvre-t-on dans celles-ci qu'on ne dcouvre pareillement dans les autres que nous faisons profession de croire ? Que ne trouve-t-on pas dans les visions du4 Pasteur, de sainte Perptue, de saint Cyprien, et de tant d'autres que tous les sicles et tous les Pres de l'glise ont respectes ?

    Il serait inutile, pour appuyer davantage la vrit de ces rvlations, d'ajouter quelque chose aux autorits que nous venons de rapporter ; nanmoins examinons un peu les raisons de ceux qui les combattent, et les causes de leur rsistance les croire.

    Ils sont tellement accoutums ne faire jamais abstraction des sens dans leurs ides, qu'ils ne sauraient comprendre qu'on puisse entendre ou voir quelque chose sans l'entremise des oreilles et des yeux. Voir un objet immdiatement par l'esprit, entendre une voix intrieure, rien ne leur parat plus chimrique ordinairement que ces faons de parler. Cependant rien n'est plus rel, les sensations de la vue et de l'oue ne sont que des figures et des images de la vue et de l'oue spirituelles. Les sens ne sont que des instruments et des organes pour former certaines impressions dans l'me, et ne sont nullement les causes d'une infinit d'oprations intellectuelles, indpendantes du ministre de l'oue et des yeux. Avoir dans l'esprit 4 Livre d'Hermas.

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  • une ide fixe, claire et distincte de quelque objet, c'est le voir. Penser actuellement quelque principe sur, quelque maxime certaine, c'est entendre la vrit. Le nom ne fait rien la chose : si cela n'est pas ainsi appel par le commun des hommes, s'ils ont sur cela d'autres notions, il n'en est pas moins vrai que l'me voit et entend immdiatement par elle-mme. Il n'est pas ncessaire, pour admettre ses oprations purement intellectuelles, de nous renvoyer sa manire d'agir aprs la mort : ds cette vie mme elle opre souvent ainsi ; et l'exprience nous apprend combien les spculations mtaphysiques, pousses jusqu' quelque excs, sont capables d'arrter l'action des sens. Pourquoi donc les oprations intellectuelles qui ont la religion pour principe, et qui sont soutenues et mme prvenues par un secours surnaturel, ne seront-elles pas indpendantes de l'entremise des organes sensibles ?

    Ce qui rend les oprations purement spirituelles si difficiles croire pour certaines personnes, c'est qu'elles ne jugent de l'action de l'esprit que par ses rapports avec les sens ; mais cela ne le met point essentiellement dans leur dpendance. Les sentiments de notre me ne sont attachs aux organes du corps en certaines choses que par l'institution divine qui l'a ainsi ordonn, et nullement par des relations ncessaires des organes aux sentiments ; rien n'est plus oppos que la nature des uns et des autres. Bien loin que l'entremise des sens soit ncessaire l'me pour agir, plus ils ont de part son opration, plus ils l'affaiblissent et la dgradent. Car toute action des sens met l'me dans la servitude et la dpendance, et lui ote quelque chose de sa noblesse et de sa vivacit. Les assujettissements du corps resserrent ses connaissances et bornent l'tendue de ses lumires ; ds qu'elle agit indpendamment, et que ses ides et ses perceptions sont immdiates, elle a toute une autre force ; et ce serait bien mal connatre l'essence de l'me, que de regarder comme des chimres ses oprations les plus vives et les plus relles.

    Les causes de l'incrdulit de la plupart des gens sur ces matires naissent donc d'un renversement d'ides ; on attribue tout au corps, et presque rien l'me ; et c'est nanmoins tout le contraire ;

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  • car, selon la vritable ide des choses, on peut dire qu'en un sens tout appartient l'esprit. C'est lui qui voit, et non pas les yeux ; c'est lui qui entend, et non pas les oreilles. L'me dpend du ministre des sens dans les oprations sensibles, mais n'en a que faire dans les oprations intellectuelles, comme nous avons dit. Or, tout tant de ce genre l'gard de ce qui nous met en commerce avec Dieu, et les sens ne pouvant atteindre ce qui est purement intellectuel, c'est sans eux qu'elle entend et qu'elle voit ; car toutes les oprations de l'intelligence se rduisent voir et entendre, puisque c'est entendre que d'avoir dans l'esprit une vrit, et que c'est voir que d'avoir une ide vive et distincte.

    Au reste, il ne faut pas croire qu'il n'y ait que les objets de pnre intelligence qui puissent nous donner des perceptions et des ides indpendamment des sens. Je dis mme que les objets sensibles qui peuvent tre prsents l'esprit sans le ministre des organes extrieurs ne rendent pas ses oprations moins relles. C'est une erreur de penser que tout ce qui s'imprime dans l'esprit par l'entremise de l'imagination, est chimrique. L'imagination, proprement parler, est le rservoir des images que les objets ont imprimes ou peuvent imprimer dans l'unie par les sens ; mais elle y ajoute souvent beaucoup, elle les spiritualise, elle les perfectionne, et mme les perptue, pour ainsi dire ; car sans employer davantage le ministre des organes extrieurs, l'me se les peut reprsenter une infinit de fois, quoiqu'elle n'en ait reu qu'une seule fois l'impression par les sens. L'imagination en elle-mme est une modification de l'me, et peut tre cause occasionnelle ou en bien ou en mal. Dieu l'emploie comme il veut, et de la manire qu'il emploie les sens extrieurs, pour donner l'me l'impression des objets ; il est le matre d'en tirer des images et des ides, comme de tirer de la mmoire les souvenirs. Si ces souvenirs et ces images n'ont rien que de conforme :\ la vrit, et reprsentent l'me quelque mystre de la religion, ou quelque maxime de l'criture, je ne vois pas pourquoi l'on peut appeler cela des chimres et des fantmes sans ralit. Ce n'est pas l'extrieur et le sensible de l'opration qui la ralise, c'est

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  • l'impression qu'elle fait sur l'me. L'imagination n'est en elle-mme ni bonne ni mauvaise ; mais quoiqu'elle ne juge de rien et ne dsire rien, elle peut tre l'entendement une occasion de bien ou mal juger, et la volont une occasion de dsirer ou bien ou mal, soit que l'erreur ou la vrit la mette en mouvement, soit que la cupidit ou la charit la fasse agir.

    Tout ceci suppos, qui doute qu'une me juste et chrie de Dieu par une prfrence distingue, ne puisse avoir avec lui des communications intimes qui remplissent son esprit d'ides si pures et de vrits si certaines, qu'elle voit et qu'elle entend bien des choses que les hommes plongs dans les sens ne sont pas capables de voir ni d'entendre ? Sous quelle autre notion cette me peut-elle faire connatre ces vrits et ces ides, quand elle s'en explique, qu'en disant qu'elle voit et qu'elle entend ? Lorsque, par exemple, l'humanit de Jsus-Christ est reprsente l'esprit dans quelque tat et dans quelque circonstance de la vie du Sauveur, si l'impression de cette ide est bien vive et bien profonde, et que l'me en soit toute occupe, pense-t-elle seulement alors si les sens y ont part ou non, et peut-elle dire autrement, sinon qu'elle a vu l'humanit de Jsus-Christ sous telle ou telle forme ? Saint Paul, tout clair qu'il tait, en parlant de son ravissement an ciel, dit qu'il ne sait si cela s'est fait ou dans son corps, ou sans son corps. Lorsque l'ide de l'enfer, du paradis, de quelques attributs de Dieu s'imprime bien vivement dans une me, peut-elle sur cela s'expliquer d'une autre faon qu'en disant qu'elle a vu l'enfer, le paradis, les perfections divines ? Il ne s'agit pas de savoir si cette ide est juste et rpond exactement la vrit de ce qu'elle reprsente ; il suffit que ce soit la manire dont Dieu juge propos de l'clairer sur ce sujet. Ainsi ds qu'il est certain que ces choses sont possibles, toutes les objections se rduisent dire que ce qu'on appelle visions et voix intrieures n'est le plus souvent dans telles et telles personnes que des fantmes et des chimres, c'est--dire, des ides vagues et sans fondement, ou des paroles purement imagines.

    Je sais qu' l'gard de bien des gens faibles qui s'attribuent ces

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  • sortes de grces dont nous parlons, il peut entrer de l'illusion dans leurs penses, et que sans parler des surprises de l'orgueil, une imagination trop forte et trop dominante est la source de bien des prestiges. Mais les mauvaises consquences ne doivent pas dtruire les bons principes. Quand on a de vraies raisons pour s'assurer de la sagesse d'un esprit ; et quand, aprs bien des preuves, on a reconnu dans quelqu'un l'uniformit de la conduite, l'humilit des sentiments, le rglement des passions, la puret des murs, je ne vois pas pourquoi l'on refuserait de donner crance ces dons privilgis que Dieu accorde quelques mes choisies. Le peu d'exprience qu'en a le commun des fidles, le peu de facilit pour les expliquer, le peu de pntration pour les comprendre, tout cela ne doit pas, ce me semble, engager les nier.

    Ainsi, lorsque nous lisons en tant d'endroits de la vie et des crits de sainte Thrse, qu'elle a vu Jsus-Christ de telle et telle manire, que Dieu lui a dit intrieurement telles et telles paroles, je ne fais nulle difficult d'y ajouter foi, parce que je crois donner son discours l'interprtation convenable, et que d'ailleurs je suis convaincu de la solidit d'esprit et de la sincrit de cette Sainte.

    Enfin une des causes les plus ordinaires de toutes les objections qu'on forme sur ces sortes de sujets, c'est le peu d'ide qu'on a de la Divinit, dont on ignore la manire d'agir sur les mes ; et je ne puis mieux soutenir cette raison que par les paroles loquentes d'un grand prlat de notre France.

    La plupart des hommes, dit-il, ne connaissent Dieu que comme je ne sais quoi de merveilleux, d'obscur et d'loign de nous. On ne le regarde que comme un tre puissant et svre qui demande beaucoup de nous, qui gne nos inclinations, qui nous menace de grands maux, et contre le jugement duquel il faut se prcautionner. Quand on dit aux hommes de chercher Dieu dans leur propre cur, c'est leur proposer de l'aller chercher dans les terres les plus inconnues ; car qu'y a-t-il de plus inconnu pour eux que le fond de leur propre cur, et que ce sanctuaire impntrable de l'me, o

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  • Dieu veut qu'on l'adore en esprit et en vrit ? Comment entendraient-ils les vrits clestes, puisque les vrits terrestres, dit Jsus-Christ, ne peuvent se faire sentir eux ? Tout disparait comme une ombre aux yeux de celui qui a vu Dieu une fois au fond de son me. C'est Dieu qui fait tout, qui donne tout, qui rgle tout, et le monde ne le voit point ; mais celui qui ne le voit point n'a jamais rien vu, et passe sa vie dans les illusions d'un songe... C'est dans le sein tendre et paternel du Seigneur que nous l'oublions ; c'est par la douceur de ses dons que nous cessons de penser lui. Ce qu'il nous donne tout moment, au lieu de nous attendrir et de nous enlever, nous amuse. Il est la source de tous les plaisirs, les cratures n'en sont que les canaux grossiers ; et le canal nous fait compter pour rien la source. Cet amour immense nous poursuit partout, et nous chappons toujours ses poursuites. Il est partout, et nous ne le voyons en aucun endroit ; nous croyons tre seuls ds que nous n'avons que lui. Il fait tout, et nous ne comptons sur lui en rien, et mme nous croyons tout dsespr quand nous n'avons plus d'autres ressources que sa providence ; comme si l'amour infini et tout-puissant ne pouvait rien.

    Saint Augustin enchrit encore sur tout cela dans une de ses lettres, o il veut prouver que ce que nous voyons par l'intelligence a plus d'tre et de vrit que tout ce que les yeux nous dcouvrent. Cette pense ramenait la lumire et la joie dans son me, et la dgageait des nuages o les soins et les affaires l'avaient souvent enveloppe. Lors, dit-il, que pour me renouveler, je rappelle ce grand principe, et qu'aprs avoir implor le secours de Dieu, je commence m'lever vers lui et vers ce qui est solidement vrai, cette vue anticipe des choses permanentes me remplit tellement l'esprit, que je suis tonn quelquefois de me voir oblig de recourir au raisonnement pour me persuader de l'existence de ce qui nous environne, et qui nous est aussi prsent que nous-mme.

    On ne peut exprimer plus vivement ce qu'il y a de force et de ralit dans les oprations d'une intelligence pure.

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  • LA VIE DE SAINTE THRSE.

    LIVRE PREMIER

    SAINTE THRSE naquit en l'anne 1515, le 28 de mars, dans une ville piscopale de la vieille Castille nomme Avila, que les auteurs du pays estiment une des plus considrables de l'Espagne. Ils en louent la puret de l'air, la salubrit des eaux, la fertilit du terroir, et la situation des maisons,bties sur le penchant d'une colline, d'o l'on dcouvre une vue agrable. Ils font aussi l'loge de la pit des habitants, et surtout du courage et de la gnrosit des femmes.

    Les parents de la Sainte y vivaient avec toute la distinction que mritaient leurs vertus et leur naissance. Son pre tait un gentilhomme qui soutenait honorablement l'clat de sa condition, et s'appelait Alphonse de Cepde. Quoiqu'il part dans le monde et dans les compagnies autant que les affaires et les biensances l'y obligeaient, il aimait naturellement la solitude et la lecture, et consacrait la meilleure partie de son temps la retraite et la prire. Il eut un grand nombre d'enfants, trois de sa premire femme, et neuf de la seconde, et les affectionna tous ; mais il eut pour Thrse une prdilection particulire ; elle tait la troisime du second lit, et sa mre s'appelait Batrix d'Ahumade.

    Cette dame n'eut que deux filles, dont Thrse tait l'ane, et les sept garons, la rserve d'un seul, s'engagrent tous dans la profession des armes, o ils se distingurent par leur valeur et par leur fidlit tous les devoirs.

    Le nom que notre Sainte reut au baptme signifie, dit-on, un feu ou un prodige, dans sa langue originale, et un pote a mme rapport que les paens donnaient ce nom Bellone pour exprimer sa force. Mais quoi qu'il en soit, le courage de Thrse fut encore mieux exprim dans ses actions que dans son nom.

    Ds sa tendre jeunesse on remarqua l'lvation de ses

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  • sentiments. A peine sa raison tait-elle dveloppe, qu'elle forma des projets et des entreprises. Elle ne connut pas plus tt les mystres de la foi, qu'elle les gota, et crut que ce n'tait point assez aimer Jsus-Christ, que de ne lui pas sacrifier sa vie.

    Entre tous ses frres il y en avait un nomm Rodrigue, que les convenances de l'ge et de l'humeur lui rendaient plus cher que les autres. Elle se sparait avec lui pour faire ensemble de pieuses lectures, et pour admirer les exemples des premiers chrtiens. Leurs jeunes curs s'enflammaient de telle sorte au rcit des souffrances et des victoires de tant de martyrs, que l'envie de marcher sur leurs traces croissait en eux de jour en jour. Ils trouvaient mme que les saints avaient achet le ciel bon march ; l'ide d'une ternit les frappait d tonnement ; et ils s'criaient : Quoi toujours, toujours ils verront Dieu ! Quoi jamais, jamais les damns ne le verront ! Et sur ces paroles ils faisaient des rflexions aussi solides qu'auraient pu faire des personnes accoutumes s'occuper depuis longtemps des vrits ternelles. Aprs avoir bien confr tous deux sur la meilleure manire de servir Dieu, un jour dans les transports de leur ferveur, ils prirent la rsolution de s'chapper de la maison paternelle pour aller chez les Maures, en demandant l'aumne, s'offrir la perscution de ces barbares, et donner leur vie pour le nom de Jsus-Christ. Ils se prparrent du mieux qu'ils purent l'excution de ce dessein, et amassrent pour leur voyage autant de petites provisions que leur faiblesse leur put permettre d'en emporter, s'abandonnant pour les suites tout ce qu'il plairait la Providence divine d'en ordonner. Thrse avait sept ans quand elle se mit ainsi en chemin avec son frre. Ils sortirent de la ville par la porte d'Adaja, qui est le nom de la rivire, et marchaient tous deux dlibrment, lorsqu'un de leurs oncles les rencontra sur le pont : il leur demanda o ils allaient dans cet quipage, et ils lui rpondirent sans faon qu'ils allaient se faire martyriser chez les Maures, et que rien ne leur paraissait gal au bonheur de mourir pour Jsus-Christ. Leur oncle les ramena au logis, o leur mre tait dans la dsolation et dans les alarmes. Elle les reprit fortement de leur sortie. Rodrigue rejeta la faute sur sa sur, et

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  • dit que c'tait elle qui l'avait press de faire ce voyage et de se mettre en chemin avec elle.

    Thrse, afflige du peu de succs de son entreprise, ne changea pas pour cela de sentiments et continua de vivre spare du commerce du monde. Les bagatelles de l'enfance ne la touchaient point, et faisant toutes ses dlices des entretiens qu'elle avait avec son frre sur la batitude ternelle, pour se consoler de n'avoir pu souffrir le martyre, ils btissaient ensemble dans le jardin de petits ermitages o ils se retiraient comme dans des demeures fort solides, sans tre rebuts par les insultes des vents et des orages, qui ne respectaient pas toujours leurs difices. Si Thrse admettait ces innocentes occupations d'autres personnes, c'tait condition que ses compagnes reprsenteraient dans leurs jeux la vie qu'on mne dans les monastres de religieuses, quoiqu'alors elle n'et pas beaucoup d'envie de s'y renfermer. Elle tait, dans ces premiers temps, trs-exacte remplir les devoirs de pit qu'elle s'tait prescrits ; elle faisait de longues prires, et compatissait beaucoup aux misres des pauvres, qu'elle assistait autant qu'une personne de son ge en peut avoir les moyens et les occasions.

    Son pre, pour l'entretenir dans les bonnes dispositions o il la voyait, lui faisait lire toutes sortes de bons livres. Elle recevait aussi d'excellents avis de sa mre, qui lui inspira une fervente dvotion la sainte Vierge, dont elle a, dit-elle, toujours t secourue, et qui ne lui a jamais manqu. Elle dit que sa mre tait trs-belle, mais nullement occupe de sa beaut, et que, dans l'tat de langueur on elle passa presque toute sa vie, elle porta patiemment ses infirmits. Sa sant se ruina enfin peu peu, et elle mourut ge seulement de trente-sept ans.

    Thrse en fut extrmement afflige, et dans l'excs de sa douleur elle fut selon sa coutume, se jeter aux pieds de la Mre de Dieu, qu'elle pria d'tre la sienne dsormais, et de la ddommager de sa perte.

    C'en tait une la vrit trs-considrable pour Thrse, que sa

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  • mre avait leve avec beaucoup de soin. Cependant, quoique cette dame et une pit trs-claire, sa tendresse excessive pour ses enfants l'avait rendue trop indulgente en beaucoup de petites choses qui ne laissaient pas d'tre importantes pour leur ducation. Comme elle tait habituellement trs-infirme, surtout quelques annes avant sa mort, pour donner ses maux quelque distraction agrable, elle se permettait la lecture de ces romans dont l'Espagne a produit un si grand nombre. Ses filles, qui se crurent autorises par son exemple, s'y attachrent aussi bien qu'elle, et ces livres firent sur Thrse de fortes impressions qui furent l'origine des affaiblissements de sa vertu. Elle dplore dans sa vie ce peu d'application des pres et des mres, qui, pendant que leurs enfants sont encore jeunes, ont pour eux des condescendances indiscrtes, qui deviennent la source de leur malice, et les plus grands obstacles leur salut ternel.

    Thrse n'avait que douze ans quand sa mre mourut, et nanmoins ces dangereux livres avaient dj surpris son cur. Peut-tre que dans une personne d'un esprit moins avanc, ils n'auraient pas faits de si bonne heure leurs progrs funestes : mais il y a dans les gnies du premier ordre une pntration curieuse qui les met quelquefois plus en pril que les autres. Cependant, quelque soin qu'elle ait pris d'exagrer ses infidlits, le vice ne donna jamais d'atteinte mortelle son innocence, et tout se rduisit des transgressions et des lgrets qu'il ne faut nullement dissimuler, mais aussi qui ne doivent pis tre empoisonnes. Du caractre dont elle tait, les joies mondaines purent bien amollir son me, mais n'en bannirent jamais tout--fait l'amour de Dieu. Voici comme les auteurs contemporains l'ont dpeinte.

    Thrse avait l'esprit juste, tendu, susceptible des plus belles connaissances, un gnie propre aux grands desseins, l'me noble et suprieure aux vnements ; un jugement solide et incapable de se laisser prvenir, ou de se fier tmrairement ses lumires ; un cur fidle, gnreux, sensible au mrite, l'amiti, la justice, au devoir ; une humeur gale et flexible. Tout plaisait en elle : la conversation, les manires, la politesse, la modestie, la droiture ; et toutes ces

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  • qualits assaisonnes des grces extrieures de sa personne, faisaient le plus agrable assortiment du monde, et rendaient son commerce dlicieux.

    Aussi l'on eut toujours beaucoup d'empressement pour faire quelque liaison avec elle. Cependant comme son pre aimait peu le monde, il n'attirait gure de visites chez lui, et craignait d'ailleurs que le tumulte des compagnies n'introduisit dans sa famille une dissipation qui dtournai ses enfants des exercices o il les voulait assujtir, pour les former la pratique des vertus chrtiennes. Il ne put nanmoins viter de recevoir quelques parents proches, du mme ge que Thrse. Il y avait entr'autres une cousine, dont l'esprit badin et les galantes manires lui plaisaient fort. Cette fille avait beaucoup de penchant pour toutes sortes d'amusements profanes. Elle lisait avec apprt les aventures de chevalerie, et aprs s'en tre bien rempli la tte, elle venait s'en rjouir avec Thrse, qui prenait beaucoup de plaisir les entendre, et lui racontait aussi ses lectures, o elles faisaient toutes deux des rflexions frivoles et peu difiantes pour les murs. Quelques cousins germains furent admis ces conversations trop enjoues ; chacun y parlait de ses petits desseins, dont Thrse tait fort curieuse de leur faire conter l'histoire pour en apprendre les suites. Aprs des entretiens de cette nature, il n'est pas surprenant que son cur n'et plus de got pour les vrits clestes. Ds qu'elle tait seule, elle se replongeait dans ces lectures, o elle employait la plus grande partie des jours et des nuits, et recommenait ensuite s'en entretenir, plus touche que jamais de ces illusions, et toute dispose en couter de nouvelles. Sa dangereuse parente tait attentive la faire entrer dans ses galanteries, dont elle lui rendait un compte exact, et Thrse par une reconnaissance assez mal entendue lui dcouvrait tout ce qui se passait dans son cur. Cette mutuelle confidence fut pernicieuse notre Sainte. L'officieuse cousine lui fit connatre quelques personnes propres lui plaire ; elle s'accoutuma peu peu les voir et les souffrir, et bientt ensuite les croire et les souhaiter, avec d'autant moins de scrupule que c'tait, disait-on, dans la vue d'un

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  • tablissement honnte et convenable sa condition.

    A la naissance de ces nouveaux sentiments, toutes les lumires de la grce s'clipsrent, et les restes de sa ferveur s'teignirent au mme instant. Elle commena ds lors prendre un soin particulier de sa personne, surtout de sa coiffure et de ses mains : elle tudia son langage, sa contenance, sa dmarche ; tout cela lui parut des objets dignes d'une grande application. En un mot, la parure lui devint une occupation srieuse, et elle ne tarda pas longtemps tre assez habile pour donner des leons aux autres. Car elle eut toujours, durant ces dplorables annes, beaucoup de talent pour russir dans les vanits et dans les curiosits mondaines.

    Un tel changement ne put tre ignor de son pre. L'aversion qu'il tmoigna toujours pour les lectures profanes avait engag Thrse lui cacher soigneusement cette inclination drgle qu'il avait sans cesse combattue dans sa femme, et qu'il n'aurait eu garde de souffrir dans ses enfants, s'il en avait eu connaissance. Ainsi elle vcut de la sorte pendant trois ans sans qu'il s'apert du danger de ses conversations, ni mme de son ajustement recherch. Elle avait si bien pris ses prcautions pour s'assurer de la discrtion des femmes de chambre, que leur propre intrt les empcha de rien dcouvrir de ses drglements son pre, qui ne les connut que fort tard. Enfin la dissipation de sa fille le frappa comme les autres ; il en voulut savoir l'origine, et ne l'eut pas plus tt apprise, qu'il rsolut d'y mettre ordre. Il observa nanmoins des mnagements ; et pour ne rien faire avec un clat qui sans doute eut beaucoup mortifi Thrse, il attendit la conclusion du mariage de sa sur ane, et se servit de ce prtexte pour faire rentrer sa seconde fille dans un couvent, o, depuis la mort de sa mre et le dpart de sa sur, il lui convenait mieux d'tre leve que dans la maison paternelle.

    Cette sparation fut pnible Thrse, mais ne le fut pas tant qu'on pourrait penser. Elle avait alors quinze ans. Comme il y avait eu dans sa conduite moins de malice que de facilit d'humeur, elle ne souffrit pas beaucoup s'loigner de sa compagnie. De plus,

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  • l'attention qu'elle avait mnager les dehors, et sa dlicatesse sur l'honneur, lui firent comprendre que, puisqu'on en venait avec elle une prcaution si svre, il fallait qu'elle l'et bien mrite, et qu'elle se ft expose au danger de perdre l'estime des gens sages, et cette rflexion la consolait un peu d'tre dans le clotre. Elle dteste dans sa vie les illusions de cette fausse gloire qui l'avaient rendue si sensible au jugement des hommes, tandis qu'elle tait si peu touche de l'tat o la tenaient devant Dieu les infidlits de son cur. Le couvent d'Avila, o elle fut mise, s'appelait Notre-Dame-de-Grce. C'tait une retraite honnte, et remplie d'un assez grand nombre de religieuses qui prenaient soin d'y lever beaucoup de jeunes filles qualifies que leurs parents avaient commises leurs soins.

    Thrse, qui n'y entra que par obissance, s'y ennuya d'abord ; elle y passa les huit premiers jours assez, tristement, plutt par le soupon de s'tre dshonore dans le monde, que par le chagrin d'tre en religion. Car alors elle ne pouvait, dit-elle, souffrir le mpris, et sentait un plaisir secret se voir estime.

    La matresse des pensionnaires s'aperut de ses inquitudes ; c'tait une fille de beaucoup d'esprit, que Thrse gota bientt ; et ne sachant qui s'adresser pour se soulager dans son ennui, elle s'ouvrit volontiers cette religieuse, qui sut profiter de la conjoncture pour lui reprsenter ce qu'il y a de faux et de funeste dans les joies profanes, et combien il est amer une me d'avoir abandonn Dieu. Elle tait surtout vivement frappe de ces paroles : Beaucoup d'appels, mais peu d'lus, que cette religieuse lui rptait souvent. Ces entretiens diffrents de ceux qu'elle avait quitts, rappelrent souvent le souvenir des douces impressions que la grce faisait sur son cur, avant que l'amour du monde les eut effaces. Elle se trouva partage par des sentiments contraires qui causaient dans son me de violents combats ; car du ct du monde il lui venait furtivement certains messages qui retardaient beaucoup les progrs que la religieuse voulait faire ; mais, ds qu'on le sut, on y mit obstacle si prudemment, que toutes les avenues furent dornavant bien gardes.

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  • La petite intelligence qu'elle avait conserve dans le monde, tait avec une personne dont l'alliance lui convenait en toute manire, et elle ne l'et pas entretenue autrement ; car quoiqu'elle fut devenue trs-sensible au plaisir des conversations amusantes, elle avait toujours une extrme horreur de tout ce qui pouvait tre interprt son dsavantage.

    Thrse n'ayant plus rien qui la dtournt des voies du salut, sentit sa ferveur se rallumer jusques-l mme que l'tat de la vie religieuse qu'elle n'avait auparavant jamais got, lui parut pour elle le plus souhaitable et le plus sur. Elle commena donc d'y penser, mais ces penses la quittaient et la reprenaient ; tantt elle dlibrait si elle serait ou religieuse ou marie ; tantt elle ne voulait tre ni l'un ni l'autre. Enfin la rgularit de ces filles venant peu peu la toucher, elle se recommanda leurs prires ; elle devint plus tranquille, et parut moins s'ennuyer, et l'on vit bientt renatre les agrments et la srnit de son humeur. Il n'y eut point de religieuse dans ce couvent qui ne la trouvt fort son gr, et qui, lui tmoignant tous les empressements d'une amiti tendre, ne tcht de lui rendre agrable le sjour de leur maison.

    Mais, plus ce qu'elles offraient de flatteur Thrse l'branlait et la dtachait du monde, plus elle sentait de violence la seule ide d'un engagement. Ces irrsolutions fatigurent longtemps son esprit, et lui causrent des agitations si vives, qu'elle tomba dans une maladie fort considrable, qui contraignit son pre de la retirer au bout d'un an et demi, et de la reprendre chez lui, o elle demeura quelque temps trs-languissante. Il crut que sa sant se rtablirait encore mieux la campagne, et rsolut de la mener chez sa fille nouvellement marie, pour qui Thrse conservait toujours une parfaite amiti. Ils s'arrtrent sur la route chez Dom Sanchez de Cpde, frre de Dom Alphonse, et oncle de notre Sainte. Dom Sanchez retint le pre et la fille, et ne les voulut pas laisser aller plus loin. Ce gentilhomme tait veuf, et s'tait retir dans une de ses terres, o l'amour de la solitude et le dsir de son salut lui faisaient trouver mille douceurs. Les saintes lectures, les dlices de la prire,

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  • les innocents travaux de la vie champtre partageaient son temps. Dom Alphonse, se voyant oblig pour ses affaires de s'en retourner Avila, laissa sa fille avec son oncle, qui promit d'en prendre autant de soin que si elle et t la sienne. C'tait un homme fort attach la rgularit de ses pratiques, et, bien loin que l'indisposition de sa nice lui fut une occasion d'en interrompre le cours, il lui proposa de s'associer elle-mme ses uvres de pit. Thrse, qui n'tait gure en tat de s'assujtir ce genre de vie, ne s'y plaisait pas beaucoup. Elle ne voulut pas nanmoins refuser son oncle, et lui cacha aisment ses incommodits, car sa complaisance a toujours surmont ses rpugnances les plus fortes. Enfin, peu peu elle se rtablit, et trouvait une satisfaction particulire lire les livres que son oncle lui mettait entre les mains. Elle en lut quelques-uns sur la vie spirituelle, qui lui donnrent beaucoup d'attrait pour marcher dans les voies de la perfection vanglique, et qui furent les premiers moyens dont Dieu se servit pour l'lever cette sublime contemplation o elle arriva dans la suite. Comme l'envie de se faire religieuse commenait se former tout--fait en elle quand elle quitta Notre-Dame-de-Grce, force de se nourrir de la vrit, son cur s'affermissait de plus en plus dans la rsolution de quitter le monde ; et quand le moment de faire ce divorce se prsentait son esprit, elle ne se trouvait plus si agite qu'elle l'avait t dans la maison d'o elle tait sortie. Cependant elle ne se dterminait pas entirement ; elle fut trois mois combattre, et l'tat de la vie religieuse qui lui paraissait le meilleur, n'tait point encore de son got : Je me reprsentais, dit-elle, que les peines de la religion ne pouvaient tre tout au plus que comme les peines du purgatoire, et qu'ayant mrit l'enfer, je n'aurais pas sujet de me plaindre, quand je serais dans le purgatoire tout le temps que j'avais vivre pour aller ensuite dans le ciel, car c'tait toujours l mon dsir. Ce furent enfin les ptres de saint Jrme, qui achevrent l'ouvrage de son sacrifice ; elle lisait avec une extrme consolation les avis que ce Pre de l'glise donnait toutes ces dames romaines, qui, pour s'y conformer, renonaient courageusement l'abondance de leurs richesses, et toutes les dlicatesses de leur ge, de leur

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  • sexe, et de leur naissance. Elle se proposa donc d'entrer dans le couvent ds qu'elle aurait dit son pre son dessein : Car le lui dclarer, dit-elle, et prendre l'habit, c'tait la mme chose. J'tais si glorieuse, que l'ayant dit une fois, il me semble que je n'aurais pu consentir me ddire.

    Ds qu'elle fut revenue chez son pre, elle s'expliqua sans aucuns dtours, mais trouva dans lui plus d'opposition qu'elle n'avait prvu. Elle employa auprs de lui la mdiation de quelques personnes, qui ne purent obtenir son consentement. Il aimait sa fille avec excs, et ne pouvait se rsoudre s'en sparer pour toujours. Mais Thrse se dfiait trop de son cur pour s'exposer davantage aux illusions du monde qui l'avaient dj sduite. Elle observa l'occasion de s'chapper, et ne l'eut pas plus tt trouve, qu'elle la saisit. Ainsi, sans se dcouvrir personne qu' l'un de ses frres qu'elle prit avec elle pour l'accompagner, et qu'elle avait aussi engag se retirer du monde, elle alla se renfermer dans le monastre de l'Incarnation d'Avila, o elle demanda l'habit religieux. Ce couvent tait de l'ordre de Notre-Dame-du-Mont-Carmel, et avait t bti par une duchesse de Mdina Cli, deux ans avant la naissance de Thrse. Il est situ hors la ville, du cot du nord. Il y a une trs-belle glise, de spacieux logements, un cloitre magnifique et de beaux jardins. A peine Thrse avait-elle dix-huit ans quand elle excuta ce dessein.

    Comme ce n'tait pas un amour de Dieu bien dominant qui la dterminait ce qu'elle faisait, l'loignement du monde et la sparation de son pre se firent vivement sentir. La description qu'elle fait elle-mme de l'tat o elle fut alors, donne une ide bien terrible de ce qu'elle souffrait. Il me semble, dit-elle, que sortant du logis tous mes os se dbotrent, et que mon cur se dchira en mille pices. On peut aisment s'imaginer ce que la forte amiti qu'elle avait pour son pre dut lui causer de violence, et quel cruel hommage fit la nature un cur aussi tendre que le sien.

    Thrse fit choix de cette maison religieuse plutt que d'une

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  • autre, parce qu'elle y avait une intime amie nomme Jeanne Suarez, et que d'ailleurs on y vivait avec rgularit. En arrivant au monastre, elle dissimula si bien son agitation, que personne ne s'en aperut. Elle y entra avec un air gai et un visage serein. Toute la communaut, qui ne savait pas ce qu'il en cotait sa raison pour paratre de si agrable humeur, la reut avec beaucoup de joie, dans l'esprance que de si heureux commencements auraient des suites encore plus heureuses. Son pre, qui la vit persvrer si courageusement, ne s'opposa plus ce qu'elle voulait, et fit un sacrifice Dieu de tous les mouvements de sa tendresse.

    Thrse commenait le sien, claire seulement d'une foi pure, sans que les douceurs de la grce rpandissent la joie dans son cur : mais elle ne s'arrta point aux ides tristes qui l'effrayaient ; elle espra toujours que Dieu n'tablirait jamais mieux en elle le rgne de son amour, que sur les dbris de l'amour-propre, et ne fut pas trompe dans sa confiance ; car ds qu'elle eut pris l'habit, toutes ses frayeurs se dissiprent, et toutes ses peines s'vanouirent. Il semblait que Dieu n'attendait que de lui voir excuter ce qu'il lui avait inspir pour la remplir de consolations clestes, et pour lui faire connatre combien il favorise une me qui force ses propres inclinations pour lui plaire. Elle reut en ce moment une satisfaction si parfaite de se voir religieuse, qu'elle n'en a jamais perdu le got. Les pratiques les plus humiliantes de la religion devinrent ses dlices. Lors, dit-elle, que je balayais dans la maison aux mmes heures que j'avais auparavant employes aux divertissements et la parure, je me plaisais penser combien j'tais heureuse d'tre dlivre de ces vanits sduisantes, et je sentais une joie si vive me souvenir de mon affranchissement, que j'en tais surprise moi-mme, et ne pouvais comprendre d'o cela venait.

    Cette rvolution de sentiments qu'elle prouva fit sur elle une telle impression, qu'elle demeura persuade que, quand Dieu nous inspire quelque chose pour son service, les rpugnances qu'on y ressent ne doivent jamais tre coutes, et que plus on les mprise, plus on en connait ensuite l'illusion : Si l'me, dit-elle, se soulve et

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  • se trouve tonne jusqu' ce qu'on ait mis la main l'uvre, c'est Notre-Seigneur qui le permet ainsi pour rendre la victoire plus complte, le mrite plus grand, et la rcompense plus abondante.

    Thrse passa l'anne de son noviciat dans une ferveur toujours gale, malgr les diverses incommodits que lui causa le changement de vie et de nourriture. Les occupations les moins propres sa dlicatesse ne la rebutaient point. Il y avait dans ce monastre une religieuse attaque d'une si dgotante maladie qu'elle faisait horreur voir, et toutes les surs l'abandonnaient comme si elle et eu la peste. Thrse se rendit assidue auprs d'elle, marquant la joie qu'elle avait de la secourir de toutes les faons. et le peu de peine qu'elle trouvait lui rendre toutes sortes de services.

    Pendant qu'elle tait toujours fidle remplir les observances rgulires, le dmon fit de nouveaux efforts pour branler sa constance : car avant le temps de sa profession qui s'approchait, il lui vint quelques doutes dans l'esprit sur la faiblesse de son temprament, dont ses infirmits continuelles lui apprenaient assez se dfier. Elle craignit de succomber sous les austrits de sa rgle, et sentit chanceler sa rsolution..Mais un rayon de grce lui dcouvrit le pige de l'ennemi, et se souvenant aussitt des violents combats qu' sa prise d'habit elle avait soutenus, et qui avaient t suivis de tant de faveurs du ciel, elle fit les vux de son engagement l'ge de dix-neuf ans, avec une humilit courageuse ; et fut ensuite si contente et si parfaitement dtache, qu'elle croyait, dit-elle, en certains moments voir tout l'univers sous ses pieds.

    Il n'y eut personne dans cette communaut qui ne lui tmoignt de l'affection, et il et t bien difficile de faire autrement et de ne la pas aimer ; car elle avait toutes les qualits convenables la socit religieuse. Jamais elle ne murmurait ni contre les bizarreries des humeurs, ni contre la svrit des pratiques ; nulle aversion, nulle prdilection ne la divisait, et cette conduite lui mrita si bien l'estime de ses surs, qu'elles s'adressaient souvent elle, et la faisaient dpositaire de leurs inquitudes et de ce qui causait quelquefois entre

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  • elles de petits refroidissements de charit. Rien alors n'tait plus admirable que sa discrtion et sa prudence ; car elle n'entrait dans aucune de ces pitoyables motions qui dfigurent la beaut des maisons les plus ferventes. Peut-tre ces justes mesures qu'elle observa furent-elles aussi la cause du peu de justice qu'on lui rendit quelquefois : car les personnes vivement touches de leurs intrts ne s'accommodent pas de cette impartialit, et veulent toujours qu'on se dclare.

    Thrse, qui dplorait incessamment les dissipations de sa premire jeunesse, ne se lassait point d'en gmir, et quand elle avait accompli tons ses devoirs, elle employait le temps qui lui restait pour demander Dieu ses misricordes. De sorte qu'elle vivait dans une si profonde solitude, que quelques religieuses, qui sa grande retraite ne plaisait pas, l'accusrent de singularit. Elle se conduisit d'une manire si sage en cette occasion, qu'il ne lui chappa ni justification, ni plaintes ; elle ne mcontenta pas une de ses surs, et ne parut aussi mcontente de personne. Elle laissa croire sur sa grande retraite tout ce qu'on en voulut imaginer, mme le soupon qu'on en conut contre elle qu'elle s'ennuyait dans son tat.

    Cependant les mortifications qu'elle s'tait imposes au-del mme des rgles communes, la mirent enfin dans un tel puisement, qu'elle en fut accable ; ses dfaillances augmentrent ; e