Ofce Maurice Allais

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l'

MAURICE ALLAIS, ITINRAIRE DUN CONOMISTE FRANAISN 2009-23 Septembre 2009

Henri STERDYNIAK OFCE Universit Paris-Dauphine

OFCE - Centre de recherche en conomie de Sciences Po69, quai dOrsay - 75340 Paris Cedex 07 Tl/ 01 44 18 54 00 - Fax/ 01 45 56 06 15

www.ofce.sciences-po.fr

Maurice Allais, itinraire dun conomiste franais*Henri Sterdyniak**

Rsum : Luvre de Maurice Allais est abondante et protiforme. Elle comporte des travaux dconomie thorique et dconomie applique comme des ouvrages de politique conomique. Dans les annes 1940, il tablit rigoureusement les fondements de la thorie microconomique no-classique. Cest pour ces contributions pionnires la thorie des marchs et de lutilisation efficace des ressources quil obtient en 1988, 40 ans plus tard, le prix Nobel dconomie. Aprs la guerre, il apparat comme le chef de file des ingnieurs conomistes franais. Il dfend le planisme concurrentiel, troisime voie entre le laisser-fairisme et le planisme autoritaire. En 1952 il remet en cause la thorie de la dcision en avenir incertain. Puis, il sgare dans les arcanes de la thorie hrditaire, relativiste et logistique de la demande de monnaie et dans des travaux de physicien amateur, sisolant ainsi de la communaut scientifique. Dans les annes 1970, il remet en cause la thorie de lquilibre gnral pour proposer une thorie gnrale des surplus . Ses analyses le conduisent prconiser, au nom du libralisme, une rforme fiscale (lattribution lEtat de toutes les rentes par un impt sur le capital), une rforme montaire (le 100 % monnaie ), et lindexation de toutes les crances. Aprs son prix Nobel, il se consacre la lutte contre la mondialisation librale et la construction europenne libre-changiste.

Codes JEL : B3 Mots cls : Thorie no-classique ; montarisme ; mondialisation.

Ce texte dveloppe et met jour larticle : Jacques Le Cacheux et Henri Sterdyniak, Maurice Allais, Premier Franais prix Nobel dconomie , mimeo, 1988. Je remercie Alexandre Moatti de mavoir demand de le faire pour son sminaire de lEHESS : Une approche historique de l'alterscience . Ce texte a t prsent au congrs de lAFSE de septembre 2009.**

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Economiste lOFCE, Professeur associ lUniversit Paris-Dauphine, chercheur au SDfi-LEDa Email : [email protected]

Itinraire dun conomiste franais

Luvre de Maurice Allais est abondante et protiforme. Elle comporte des travaux dconomie thorique et dconomie applique comme des ouvrages de politique conomique. Dans les annes 1940, il tablit rigoureusement les fondements de la thorie microconomique no-classique. Cest

pour ces contributions pionnires la thorie des marchs et de lutilisation efficace des ressources quil obtient en 1988, 40 ans plus tard, le prix Nobel dconomie1. Aprs la guerre, il apparat comme le chef de file des ingnieurs conomistes franais. Il dfend le planisme concurrentiel, troisime voie entre le laisser-fairisme et le planisme autoritaire. En 1952 ilremet en cause la thorie de la dcision en avenir incertain. Puis, il sgare dans les arcanes de la thorie hrditaire, relativiste et logistique de la demande de monnaie et dans des travaux de physicien amateur, sisolant ainsi de la communaut scientifique. Dans les annes 1970, il remet en cause la thorie de lquilibre gnral pour proposer une thorie gnrale des surplus . Ses analyses le conduisent prconiser, au nom du libralisme, une rforme fiscale (lattribution lEtat de toutes les rentes par un impt sur le capital), une rforme montaire (le 100 % monnaie ), et lindexation de toutes les crances. Aprs son prix Nobel, il se consacre la lutte contre la mondialisation librale et la construction europenne libre-changiste.

A la diffrence des sciences exactes, coexistent en conomie une pense dominante et des courants htrodoxes. Il nest pas facile de dire lesquels sont dans le vrai, lesquels sont fous. Celui qui aurait mis en cause, en 2006, les fondements des mathmatiques financires se serait dconsidr ; en 2009, la mme opinion apparat totalement respectable. Luvre de Maurice Allais comporte ainsi des parties qui ont t intgres dans le corpus dominant ; dautres qui apparaissent aujourdhui comme des impasses, des erreurs ou des divagations ; dautres enfin qui sans doute nont jamais t lues. Aussi, lapprciation que lon peut donner aujourdhui de son uvre devra sans doute tre revue. En 1988, le choix de Maurice Allais comme prix Nobel dconomie avait plong nombre dconomistes franais dans ltonnement ou la gne. Nous avions, lpoque, explicit les raisons de ce malaise dans un texte, co-crit avec Jaques Le Cacheux2, texte dont nous nous inspirons ici. Certes, ce choix apparaissait comme lhommage une longue tradition dingnieurs conomistes franais, ligne qui va de Cournot et de Dupuit en passant par Colson, Divisia et Walras jusqu Mass et Boiteux. Mais ses travaux dataient de 1943 ou de 1947, soit de plus de quarante ans. Les ouvrages de Maurice Allais de cette priode taient puiss depuis plus de trente ans, de sorte quaucun conomiste de moins de 50 ans ne les connaissait, mme parmi les Franais pour qui lobstacle de la langue ne joue pas. Ces uvres navaient gure eu de retentissement international, de sorte que le prix Nobel semblait rcompenser un prcurseur mconnu et oubli. Depuis, Maurice Allais stait cart de lvolution de la thorie conomique.1 2

Plus exactement le prix de la Banque de Sude en sciences conomiques en mmoire d'Alfred Nobel . Jacques Le Cacheux et Henri Sterdyniak, Maurice Allais, Premier Franais prix Nobel dconomie , mimeo, 1988. Ce texte a t refus par les deux revues auxquelles nous lavions soumis. Un rsum est paru dans Alternatives Economiques.

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Henri Sterdyniak

Maurice Allais ntait jamais cit dans les travaux contemporains et lui-mme nintervenait gure dans les dbats rcents ; les rares disciples qui se rclamaient de lui semblaient des malheureux englus dans les arcanes de la thorie hrditaire relativiste et logistique de la demande de monnaie . En mme temps, dans son superbe isolement, Maurice Allais prtendait avoir conu et dvelopp de nouvelles thories sur lanalyse montaire et les fluctuations conjoncturelles, thories ignores par la quasi-totalit des conomistes. Aucun manuel de macroconomie ou de thorie montaire ne discutait ou mme ne prsentait les thses de Maurice Allais. Maurice Allais apparat comme un conomiste autodidacte et franc-tireur. Il a toujours dvelopp ses ides propres, avec une mthode spcifique, en ne sintressant gure aux travaux de ses prcurseurs et de ses collgues. Il ne sest gure inscrit dans les dbats conomiques. Une grande partie de son uvre apparat aujourdhui comme un continent inexplor, que personne na pris la peine de lire ou de discuter. Cest sans doute un prcurseur, mais ses ides ont t redcouvertes par dautres et non pas dveloppes par lui ou ses disciples. Le prix Nobel avait-il couronn un savant mconnu (comme lcrit Thierry de Montbrial, 1986)3, victime de sa trop grande originalit et de sa trop grande avance sur les esprits, victime de la mconnaissance des anglo-saxons pour une uvre crite essentiellement en franais, victime de nombreux pilleurs ? De sorte quil serait urgent de lire enfin Maurice Allais ? Mais depuis 1988, cette lecture na gure progress. Ou avait-il couronn un savant fou , qui a certes fait des dcouvertes importantes il y a trs longtemps, mais qui depuis sest gar ? En fait, il a y plusieurs Maurice Allais : lconomiste thoricien prcurseur, le montariste born, le rformateur libral, laltermondialiste mais aussi le savant fou. En 1988, Maurice Allais a obtenu son prix Nobel for his pioneering contributions to the theory of markets and efficient utilization of resources. Dans sa lecture Nobel, Maurice Allais estime avoir apport cinq contributions essentielles la science conomique : - La thorie de lquilibre gnral, de lefficacit maximale et les fondements du calcul conomique. - La thorie des choix inter-temporels et de la structure capitalistique optimale. - La thorie du choix en incertitude. - La thorie de la monnaie, du crdit et de la dynamique montaire. - Lanalyse des sries temporelles et de leurs composantes exognes. A plusieurs reprises, il se plaint que les jurs Nobel nont couronn quune partie de son uvre en oubliant la dynamique montaire ou la thorie des sries temporelles . Mais ont-ils eu tort ?

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Titre repris par un surprenant ouvrage paru en 2002, qui rassemble des textes faisant lloge de Maurice Allais.

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Itinraire dun conomiste franais

Maurice Allais, microconomiste et thoricien de l'quilibre gnral4La grande majorit des travaux de Maurice Allais concerne la microconomie et la thorie de l'quilibre gnral, domaines dans lesquels il a sans doute produit ses contributions les plus importantes, dont l'originalit et surtout la postrit sont cependant difficiles cerner. C'est explicitement cette partie de son uvre, et plus prcisment ses travaux sur l'utilisation efficace des ressources, publis entre 1943 et 1947, qui ont t couronns par le jury Nobel. Le Trait d'conomie pure (1943, 1952, 1994) est incontestablement un ouvrage majeur de la littrature conomique. Maurice Allais y effectue une vaste synthse des analyses marginaliste et no-classique du XIXe sicle. Mme aujourd'hui, la lecture du Trait est impressionnante, tant par la rigueur du traitement du problme de l'quilibre gnral d'une conomie dcentralise que par le caractre pntrant des suggestions d'application qui en sont faites. Il s'agit l d'un livre dont l'importance, sinon l'influence, est comparable celle de Value and Capital de Hicks (1939) ou de Foundations of Economic Analysis de Samuelson (1947), plus rigoureux peut-tre, comme l'auteur s'est maintes fois plu le souligner. Maurice Allais y donne en effet les dmonstrations compltes des grandes proprits de l'quilibre concurrentiel. Il dmontre la stabilit de cet quilibre (sans toutefois prouver son existence) et dtermine les conditions sous lesquels il peut tre obtenu par un ttonnement walrasien. Il dmontre l'quivalence entre quilibre concurrentiel et situation defficacit (ou rendement social maximal ou optimum de Pareto) et tablit : lquilibre concurrentiel est une situation defficacit maximale et toute solution defficacit maximale peut tre ralise par un quilibre concurrentiel. Comme il le rptera souvent : Toute conomie, quelle quelle soit, collectiviste ou de proprit prive, doit sorganiser sur la base dcentralise dune conomie de march si elle veut tre efficace et utiliser au mieux les ressources dont elle dispose . Outre la caractrisation prcise des fonctions de demande (complmentarit et substituabilit des biens), on y trouve les notions cls de ces travaux postrieurs : l'utilit cardinale5, le surplus et la distinction entre les questions d'allocation et de rpartition. Allais se place dans un univers walrasien ; les transactions se font sur un march unique des prix dquilibre ( partir de 1967, il remettra ce choix en question). Il dfinit un quilibre gnral inter-temporel en prvision parfaite, en supposant quil existe des marchs pour les biens futurs.. Cependant, il mettra rapidement en doute lhypothse selon laquelle un individu est capable de tenir compte des ses satisfactions futures (Allais, 1947). De mme, en 1952, il introduira un modle dquilibre gnral avec risques et biens alatoires (Allais, 1952 b). Il suppose que lconomie comporte des secteurs diffrenci, o les rendements dchelle sont dcroissants, et des secteurs non diffrencis, rendements dchelle croissant, o loptimum suppose la proprit publique, la minimisation des cots et la vente au cot marginal. Plus de quarante ans aprs la publication de cet ouvrage, il est malais de faire la part de son originalit. Non dnu d'intrt du point de vue de l'histoire de la pense conomique, le4

Les deux ouvrages essentiels de cette priode sont Trait d'conomie pure, publi compte d'auteur en 1943, puis en 1952 par l'Imprimerie Nationale, avec une nouvelle introduction qui en souligne les apports originaux ; et Economie et intrt, publi en 1947. S'y rattachent directement d'une part Economie pure et rendement social (1945), qui rsume les enseignements du Trait, d'autre part de nombreux articles d'conomie applique (utilisation des ressources et tarification dans les monopoles publiques), dont plusieurs sont reproduits en annexe de son cours polycopi l'cole des Mines et lcole d'application de l'INSEE (Allais, 1959). 5 Allais pense que lintrospection permet de dfinir une utilit cardinal, mais il na pas besoin dutiliser celle-ci dans le Trait.

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problme de l'attribution ne nous arrterait gure si l'auteur lui-mme n'en faisait si grand cas et si l'on ne devait, de ce fait, s'en remettre sa bonne foi. Maurice Allais reconnat certes bien volontiers ses principales sources d'inspiration, en particulier ses dettes envers Divisia, Fisher, Pareto et Walras (voir, sur ce point, Allais, 1981, et la troisime dition, page 30 et 31). Mais, alors qu'il se plaint de l'ignorance o le tiennent les auteurs anglo-saxons, surtout Samuelson6 qui il aurait trs tt communiqu ses rsultats, il explique longuement combien son isolement pendant la guerre a t pour lui une chance de dvelopper, hors des influences des modes, son analyse et revendique pour lui le privilge de l'ignorance de plusieurs des travaux antrieurs7. Il est, vrai dire, probable que dans ces cas, comme dans de nombreux autres, des dcouvertes voisines aient t faites indpendamment et concomitamment par plusieurs auteurs. L'influence des premiers travaux de Maurice Allais sur l'quilibre gnral et l'utilisation efficace des ressources a t importante en France, grce ses enseignements et aux lves qu'il a forms dans l'aprs-guerre. En premier lieu, les applications du calcul conomique bon nombre d'activits du secteur public se sont multiplies, mettant en uvre ses dcouvertes et celles de certains de ses lves-ingnieurs, notamment Boiteux : l'exploitation, la tarification et la gestion des houillres, de l'EDF, de la SNCF en ont t profondment amliores. D'autre part, ces premiers travaux ont donn une impulsion majeure au dveloppement de la thorie de l'quilibre gnral, en France avec Boiteux (1951) et, indirectement, chez les conomistes anglo-saxons, par l'intermdiaire de Debreu (1951 et 1954), autre lve de Maurice Allais. Pourtant, alors que Debreu reconnat sa dette envers Maurice Allais, les dveloppements successifs du modle d'quilibre gnral, tant dans la littrature anglo-saxonne qu'en franais, font gnralement rfrence au modle ArrowDebreu . Economie et intrt (1947) constitue l'bauche du deuxime tome d'une thorie gnrale en six volumes que Maurice Allais avait en projet, et qui n'a jamais abouti. C'est une contribution majeure, qui propose une synthse des thories classique et keynsienne du taux d'intrt, en introduisant des considrations temporelles dans le modle d'quilibre gnral prcdemment labor. Maurice Allais se place dans la triple filiation de Fisher qui l'ouvrage est ddi , Boehm-Bawerk et Keynes dont il reconnat, dans ce domaine, l'apport fondamental (page 15). Lanalyse est la fois microconomique (le rle du taux dintrt dans lquilibre gnral), normative et macroconomique. Louvrage analyse les trois dterminants du taux dintrt : long terme, le taux dintrt rel est gal la productivit marginale du capital ; il est dtermin par lgalit entre lpargne et linvestissement et ne dpend pas de lquilibre montaire ; court terme, il dpend de lquilibre entre loffre et la demande de monnaie, donc de la politique montaire et de la prfrence pour la liquidit. Le point dlicatA ce propos, la note 127,3 (pp.45 ,46 et 47, Allais, 1981), o il revendique, contre Samuelson, la paternit des surfaces de rendement social maximum (frontires des possibilits de production), est rvlatrice. Maurice Allais (1981) s'occupe galement longuement de rendre Csar.. en ce qui concerne les contributions d'autrui ; ainsi la fameuse Bote d'Edgeworth , restitue Pareto (p.67). 7 Allais fournit la liste de ses lectures avant le Trait : on y trouve tous les grands conomistes franais, les grands conomistes trangers traduits en franais (Boehm-Bawerk, Fisher, Hayek, Marshall, Pareto), mais pratiquement aucun ouvrage ou article en anglais. Georgescu-Roegen (1956) reconnat certes les apports de Allais dans sa recension de la rdition de 1952, mais estime que la plupart de ces apports ont dj t introduit, entre 1943 et 1952, dans la littrature anglo-saxonne par des conomistes indpendamment dAllais. Il juge svrement lattitude dAllais de faire son propre loge et de se vanter de navoir pas lu ses prdcesseurs : ce nest pas conforme with Anglo-American literary etiquette .6

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est larticulation entre le court et le long terme. Allais refuse dappliquer la thorie classique (la monnaie nest quun voile) lquilibre de court terme. A court terme, lexcs de monnaie induit une tendance la hausse des prix et la baisse des taux dintrt, qui selon le comportement des banques et les anticipations des agents, peuvent ou non ramener lquilibre. En raison de linstabilit montaire, le taux dintrt rel ne peut jouer son rle qui est dquilibrer lpargne et linvestissement. Son explication des blocages de l'conomie dans des situations dpressives est trs proche de celle de Keynes, lorsqu'il explique que le taux d'intrt nominal ne saurait prendre des valeurs ngatives et donc : Le taux d'intrt nominal reste par la force des choses maintenu une valeur beaucoup trop haute ; l'pargne garde une valeur trop grande, bien suprieure celle de l'investissement et, l'excdent d'pargne s'immobilisant sous forme de monnaie thsaurise, cette thsaurisation entrane son tour le blocage progressif de l'conomie. (p. 411). Toutefois, Allais ne propose pas une thorie formalise de lconomie hors-quilibre. Il ne se pose pas la question de la politique budgtaire ncessaire dans cette situation. Implicitement, pour lui, lquilibre montaire est la rgle. On trouve dans louvrage la premire caractrisation de l'optimum capitalistique : Allais dmontre en effet qu'il existe un taux d'intrt qui maximise long terme la consommation, c'est--dire ce qui reste de la production une fois dduit l'investissement. Nous savons depuis Desrousseaux (1961), lve de Allais, que ce taux est gal, en termes rels, au taux de croissance naturel de l'conomie (somme des taux d'accroissement de la force de travail et du progrs technique conomisant le travail), c'est la fameuse rgle d'or de la croissance conomique , que les anglo-saxons attribuent abusivement Phelps (1961). Malencontreusement, en 1947, Allais avait raisonn en rgime permanent stable, de sorte qu'il avait trouv que ce taux optimal est gal zro (page 184). Par ailleurs, Allais comme Desrousseaux utilisaient des reprsentations complexes du processus de production, le revenu originaire, la valeur des facteurs primaires de production utiliss par unit de temps dans lconomie considre et la fonction caractristique qui rpartit dans le pass la quantit de travail utilis pour produire la production consommable, de sorte que leur dmonstration est beaucoup plus complique que celle de Phelps. Rtrospectivement plus tonnantes encore sont les trouvailles , dissmines dans les notes et les annexes, qui anticipent plusieurs dcouvertes importantes de la thorie montaire anglo-saxonne, apparues indpendamment beaucoup plus tard : ainsi le modle de demande d'encaisses de transactions de Baumol , (voir, Allais, 1947, pp. 240-241, note 12) ; le modle gnrations imbriques de Samuelson , expos dans l'annexe II (voir Malinvaud, 1986). Comme le disent Brossard et Salvas-Brossard (1988), ne pas lire Allais, c'est souvent se condamner la redcouverte indpendante . Se trouve nonce dans cet ouvrage la position interventionniste de l'auteur en matire d'pargne et de taux dintrt : Allais pense que les individus sont incapables de tenir compte de leur satisfactions futures et que lEtat doit intervenir pour abaisser le taux dintrt et assurer un quilibre inter-temporel satisfaisant : Les individus ne voient lavenir qu travers le prsent, de sorte que leurs dterminations ne visent qu maximiser leurs satisfactions prsentes. Ils ne sauraient rechercher la maximisation de leurs satisfactions futures quils ne connaissent pas , (page 173). Il propose que lEtat se donne comme objectif dabaisser le taux dintrt zro, ceci passant par la collectivisation des sols (car, sinon, par effet richesse, la hausse de la valeur de la rente foncire tend empcher la baisse du taux dintrt rel), par une monnaie fondante et par une hausse de limpt pour augmenter 6

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lpargne globale. Il estime que le passage du taux dintrt rel de 5 0 % permettrait terme daugmenter de 20 % le niveau du revenu national. Ds 1948, cependant, il reviendra sur son estimation, la reconnaissant survalu, et sur ces propositions. Malgr sa richesse, cette analyse, qui intgre les phnomnes rels et les phnomnes montaires, a t presque compltement ignore par la littrature qui a suivi. En particulier les concepts que l'auteur dclare avoir introduits, ceux de revenu originaire ou de fonction caractristique n'ont gure eu de postrit8. En 1988, Allais dclarait cependant : De toutes les thories des processus capitalistiques dynamiques, celle que j'ai prsente est la seule qui se prte des applications numriques. Elle est entirement confirme par les donnes de l'observation. (Allais, 1988, p. 16). A partir de 1967, Maurice Allais remet en cause ses travaux antrieurs, leur filiation walrasienne et leur postrit Arrow-Debreu. Il entreprend de dvelopper une thorie plus gnrale de l'quilibre conomique, affranchie des hypothses restrictives qu'il juge irralistes, celles de convexit, de drivabilit et de continuit des fonctions de prfrence et des fonctions de production. Cette volution le conduit adopter une attitude extrmement critique l'encontre de Walras et des dveloppements contemporains de la thorie de l'quilibre gnral, dans lesquels, selon lui, le souci de l'lgance mathmatique prime sur les proccupations de pertinence empirique : les thories contemporaines, purement mathmatiques, se sont condamns la strilit quant leur comprhension de la ralit . Ce divorce d'avec Walras et les walrasiens, largement majoritaires dans ce domaine, s'accompagne dune auto-critique de ses travaux de 1943 et d'un retour aux sources vers Dupuit, Pareto et Edgeworth (Allais, 1998). La Thorie Gnrale des Surplus (Allais, 1981), labore pour l'essentiel avant 1974, ne semble pas, pour l'instant, avoir de postrit9. Elle prsente pourtant de nombreux aspects sduisants : en particulier, l'abandon des hypothses de convexit des fonctions de prfrence et de production confre l'analyse une plus grande gnralit et un plus grand ralisme. Elle essaie de tenir compte des indivisibilits et des discontinuits. Elle dfinit loptimum comme une situation o aucun change nest plus possible qui augmenterait le bien-tre des deux contractants. Sinspirant de lexemple de la tarification des entreprises publiques, elle montre que, dans certains cas, la pratique de prix discriminatoires est une condition de ralisation de l'optimum. Par contre, l'analyse du fonctionnement dynamique des marchs dcentraliss ne convainc gure ; Maurice Allais tente de remplacer le ttonnement walrasien, bien sr totalement fictif, par une suite de trocs mutuellement avantageux pour les deux contractants qui s'effectueraient sans rfrence un prix de march (il dclare passer de lconomie de march lconomie de marchs) et en dehors de lquilibre ( Toutes les transactions se font des prix spcifiques ). Allais a lambition de dcrire un monde o les changes ne sont pas organiss par un commissaire-priseur qui cherche les prix dquilibre, mais par les agents qui cherchent des changes mutuellement avantageux. Le concept de prix passe au second plan et ne joue plus quun rle subsidiaire . Lquilibre nest pas obligatoirement atteint et lanalyse doit se concentrer sur les processus qui font tendre lquilibre. Cette description ne fait gure gagner en ralisme ce qu'elle perd en cohrence. On voit mal comment des agentsL'obstacle linguistique ne joue pas vraiment dans ce cas, puisque les rsultats sont parus en anglais tard, il est vrai (Allais, 1962). Sans doute les outils mathmatiques peu usuels sont-ils pour quelque chose dans cette faible diffusion. 9 De 1981 2008, le livre na eu quune analyse critique (celle de Guesnerie, 1984) et na t cit depuis que dans 3 articles. Voir depuis Alcouffe (2009).8

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peuvent faire un change spcifique entre deux biens sans avoir une ide de la valeur de ces biens sur le march Malgr les proclamations de son auteur ( Ma thorie gnrale des surplus constitue un progrs considrable, vrai dire tout fait rvolutionnaire, non seulement sur toutes les thories antrieures, mais galement sur toutes les thories actuelles , (Allais, 1989, p. 9), cette contribution n'a eu jusqu' prsent aucun retentissement10. Peut-tre est-elle trop gnrale pour aboutir des rsultats exploitables ? Peut-tre est-elle trop date sur les proccupations des annes 1950-1960 (la gestion optimale des entreprises publiques) plutt que les proccupations des annes 1980 (les externalits, les rigidits des prix et des salaires) ?

La thorie des choix dans lincertitude et le paradoxe dAllaisLa thorie des choix incertains de Maurice Allais mrite une place part dans la discussion de ses contributions, parce qu'elle a assur l'auteur une notorit dans les milieux acadmiques anglo-saxons bien suprieure celle obtenue de ses autres travaux11, et parce quelle donne lieu encore aujourdhui des dbats et des dveloppements importants (voir Munier, 2009). Maurice Allais expose sa thorie des choix en univers incertain lors d'un colloque international du CNRS qu'il organise Paris en 1952, afin d'entamer un dbat, qu'il espre fructueux, avec les tenants de l' cole amricaine , alors dominante depuis l'mergence de la thorie des jeux (von Neumann et Morgenstern, 1944). Sa contestation des postulats de la thorie (no-bernoullienne) de la maximisation de l'utilit anticipe est fonde la fois sur l'intuition l'introspection psychologique et sur les rsultats d'un questionnaire qu'il fait remplir aux participants du colloque et ses meilleurs tudiants (soit 19 sujets), et qui tablirait le fondement empirique de ses thses12. Dune part, Allais prtend que lanalyse de ce sondage confirme que pour tous les agents considrs, il existe effectivement un indice de valeur psychologique ou utilit cardinale, qui peut tre dtermin indpendamment de la considration de tout choix alatoire (Allais, 1989). Cette utilit cardinale est dabord une fonction loglinaire de la quantit consomme puis tend vers une limite correspondant la satit, exactement comme la raction dun individu face une excitation lumineuse (proposition qui se trouvait dj dans Allais, 1943). Elle peut tre dtermine par lintrospection. Il est difficile de comprendre le sens de cette utilit cardinale, qui nest dailleurs pas utile pour lanalyse micro-conomique. Cette proposition na gure t prise au srieux13.

Mais, ne pourrait-on considrer que les thories de lappariement sont des descendantes lointaines de lexigence de Allais de formaliser directement les transactions individuelles ? 11 Google Scholar recense 1 128 citations de larticle dEconometrica de 1953 contre 107 pour le Trait dconomie pure. Bronsard et Salvas-Bronsard (1988) dbutent un article laudatif sur les apports dAllais en rappelant son paradoxe et en ajoutant : En revanche, on ne sait peu prs rien sur le reste de son uvre . 12 En fait, Allais va voquer pendant 30 ans les rsultats de ce questionnaire sans jamais les publier. En 1975, il complte son sondage par 8 nouveaux sujets, mais concentre lanalyse sur 4 personnes. 13 Elle serait dvelopp dans louvrage : Allais et Hagen (1994) : Cardinalism. A fundamental Approach, Kluwer, ouvrage que nous navons pas encore pu consulter. Cet ouvrage na eu aucun retentissement et, en particulier, aucune analyse critique.

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Dune part, Allais insiste sur la prfrence pour la scurit au voisinage de la certitude, sur limportance de la probabilit de ruine et, plus gnralement, sur la ncessit dun traitement appropri du risque. Selon la thorie no-bernouillienne, un individu rationnel prend ses dcisions dans lincertitude en vrifiant certains axiomes de rationalit. Dans ce cas, on peut lui attribuer une utilit cardinale U(c) telle que lutilit pour lui dune loterie (ci , i ) , soit U = iU (ci ) . Au contraire, Allais montre que les individus ont une forte prfrence pour la scurit au voisinage de la certitude. Ainsi, ils prfrent gnralement la loterie A (10 000 , 100%) la loterie B (15 000 , 95% ; 0, 5%), mais prfrent la loterie D (15 000, 45% ; 0, 55%) la loterie C (10 000 , 50% ; 0, 50%), ce qui est incompatible avec laxiome dindpendance de van Neumann, Morgenstern et Savage : si la loterie A est prfre la loterie B, alors, quelle que soit la loterie C et quelle que soit la probabilit , la loterie [A() ; C(1 )] est prfre la loterie [B() ; C(1 )] . Selon Allais, cet axiome ne tient pas si la qualit de la loterie A tait labsence dincertitude ou labsence de risque de ruine. Allais jette un doute sur la validit des rsultats des analyses en termes d'utilit anticipe dans la plupart des situations o elles sont gnralement appliques : la thorie des jeux bien sr, mais aussi la finance et les choix d'investissement. Les conomistes amricains von Neumann, Morgenstern, De Finetti, Savage, Friedman... n'ont pas voulu admettre le bien-fond de ces critiques ; les analyses en univers incertain a longtemps continu d'utiliser les postulats contests par Maurice Allais ; le paradoxe dAllais a t considr, soit comme le produit de lirrationalit de certains agents14, soit comme une particularit locale de la fonction dutilit qui pouvait tre nglige dans les plupart des cas. En sens inverse, Allais ne proposait pas une spcification prcise, sinon quil fallait considrer lensemble de la distribution des gains. Soit : U = f ( i , ci ) En 1979, louvrage publi par Allais et Hagen ne fait que reprendre la polmique de 1952, sans la faire progresser. Cependant, la multiplication des anomalies constates dans certaines applications empiriques et le dveloppement d'une vritable conomie exprimentale ont, partir de la fin des annes 1970, remis le paradoxe dAllais au got du jour et ont donn lieu un grand nombre de spcifications qui cherchent intgrer la prfrence pour la scurit, la prfrence pour les gains importants, la crainte de la ruine, la sous ou la sur-estimation des trs faibles probabilits, la dissymtrie entre les pertes et les gains (voir Kaineman et Tversky, 1979, Machina, 1982, Allais, 1986, Quiggin, 1993, Wakker et Deneffe, 1996). Par exemple, la thorie de lutilit dpendant du rang crit la fonction dutilit dune loterie :U = u (c1 ) + (u (ci ) u (c1 )) f ( p j ) , les occurrences ci tant classs par ordre croissant dei=2 j =i n n

prfrence, f permet de passer des vraies probabilits aux probabilits ressenties et donc de prendre en compte la prfrence pour la scurit mis en avant par Allais en donnant un poids levs des probabilits trs faibles. De plus, Kaineman et Tversky proposent, comme Allais, de traiter de faon dissymtrique les pertes et les gains, la fonction dutilit pouvant tre concave pour les pertes et convexe pour les gains. Cependant, le gain en ralisme par rapport la thorie de la maximisation dune esprance dutilit se paye en perte de parcimonie et en perte de rsultat gnralisable.

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Selon Savage, il suffi dexpliquer laxiome dindpendance pour que les personnes sy conforment.

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Ainsi, Allais peut-il apparaitre comme le prcurseur de cette extension de la thorie nobernoullienne comme il peut tre considr comme le prcurseur de la finance comportementale, qui se donne comme but danalyser les choix effectivement fait par les individus sans a priori thorique.

Maurice Allais comme macroconomiste montaristeMais, luvre d'Allais ne se limite pas la thorie microconomique. Une partie importante de celle-ci porte sur la thorie macroconomique. Ses thses montaristes sont essentiellement expliques dans Economie et Intrt (1946). Maurice Allais a toujours mconnu l'apport de la pense keynsienne la thorie macroconomique. Il crit en 1946 dans Economie et Intrt : En tant que construction conomique, la Thorie Gnrale est inconsistante et les attaques de Keynes contre lpargne et lingalit des revenus sduisent les esprits dmagogiques ou aigris pour lesquels toute ingalit dont ils ne bnficient pas est insupportable ; puis, en 1954, dans Les fondements comptables de la macroconomie (p. 70) : Aucune des constructions thoriques de Keynes ne peut tre prise comme un point de dpart solide pour de nouveaux progrs. Il est dailleurs inutile de les discuter, d'en prciser les obscurits, les contradictions et les erreurs.... La thorie keynsienne n'a cess de se caractriser que par une rare confusion de pense et une totale incohrence qui seraient vraiment incomprhensibles si nous ne savions pas combien la logique a peu de poids lorsqu'il s'agit de justifier thoriquement certaines positions idologiques. Bien des discussions qui au premier abord apparaissent au lecteur peu averti comme particulirement obscures s'claireraient singulirement si les textes pouvaient tre accompagns d'annotations o seraient clairement explicites les arrire-penses.... Avec le recul du temps on ne tardera pas reconnatre qu'avec Keynes la thorie conomique s'est fourvoye pour de nombreuses annes dans une voie errone. Les fondements comptables de la macroconomie (1954) est typique de la mthode de Allais. Il y construit longuement une Comptabilit Nationale en utilisant des concepts personnels. Le livre est une accumulation de dquilibres comptables, avec des dfinitions proches, mais subtilement diffrentes de celles de la Comptabilit Nationale comme le revenu distribu, lpargne place, lauto-investissement. Allais distingue lpargne place et lpargne sous forme montaire car, pour lui, la monnaie se distingue radicalement des autres actifs financiers. Il proclame que, globalement, l'investissement n'est pas gal l'pargne, mais la somme de l'pargne spontane et du revenu non distribu des entreprises. On voit mal lintrt de lexercice. Finalement, Allais prcise que les relations comptables doivent tre compltes par des conditions de structures et des conditions de causalit , leur fcondit est la mesure de leur ncessit pour toute exposition claire et prcise de la thorie conomique ; il ne peut en traiter faute de place . Le lecteur ne comprend pas lenjeu du systme propos par Allais. Allais y dmontre de faon confuse, quen cas de neutralit montaire , cest--dire lorsque les prix sont stables, le prlvement global effectu par les entrepreneurs sur le revenu national (dduction faite des amortissements et des intrts des capitaux ainsi que de la rmunration des entrepreneurs en tant que tels est probablement peu diffrent de zro (p. 80). Il reprendra souvent, par la suite, cette proposition pour soutenir que les socialistes qui veulent rduire la part des profits devraient militer pour une inflation nulle.

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Les confrres dAllais nont gure vu lintrt de remettre en cause les dfinitions de la Comptabilit Nationale15. Louvrage na eu aucun cho en 1954, ni en 1993 (lors de sa rdition). Il na pas influenc llaboration ou lvolution de la Comptabilit Nationale (il nest pas cit dans Vanoli, 2002). Ainsi, lorsqu'il intervient sur des sujets de macroconomie, il le fait souvent en microconomiste born, c'est--dire en partant du point de vue que la ralit conomique devrait se conformer au schma thorique walrasien, malheureusement perturb par la cration montaire exogne : le taux dintrt jouerait effectivement son rle fondamental de rgulateur de lpargne et de linvestissement si le niveau des prix nominaux restait stable, cest--dire si lconomie restait montairement neutre . (1946, page 415). Certes, par certains cts, Allais est un Friedman franais persuad que tout ira bien si la masse montaire crot un taux fixe (le taux de croissance de la production potentielle + 2 % dinflation tolrable), mais le montariste franais n'a jamais eu avec la pense keynsienne le dbat fcond que l'amricain a pu avoir.

La thorie hrditaire, relativiste et logistique de la demande de monnaieSelon Maurice Allais, son apport essentiel la thorie montaire est la thorie hrditaire, relativiste et logistique de la demande de monnaie et du taux d'intrt , thorie qu'il a dveloppe de 1953 2000. Peut-on comprendre pourquoi cette thorie, concurrente, mais beaucoup plus vaste, que celle de Cagan, a eu si peu de succs dans la communaut scientifique ? Ecartons la question de la langue : cette thorie fut expos en anglais dans American Economic Review en dcembre 1966 ; puis trois reprises dans le Journal of Money, Credit, and Banking (1969, 1972 et 1974). Cette thorie ne repose pas sur une dmonstration prcise base sur l'application des principes habituels de maximisation d'utilit ou de minimisation de cot mais sur des postulats que l'auteur ne justifie que par la cohrence finale de sa construction avec les faits. Elle introduit des concepts nouveaux dont la comprhension est difficile et le rle obscur. Mme les conomistes les plus favorables Allais doivent le reconnatre. Bertrand Munier (1986), par exemple, crit : La thorie de la dynamique montaire d'Allais est difficile pntrer, mme lorsqu'on souhaite se dispenser des aspects secondaires, sans parler du dtail du raisonnement (p. 23). Pour Thierry de Montbrial (1986) : Cette thorie est d'un abord difficile Ses mthodes numriques aussi lui sont particulires. Il rsulte de tout cela que pour accder en profondeur l'uvre d'Allais, il faut un investissement considrable dont aucun conomiste rput n'a accept jusqu'ici de payer le prix (p. 40). Pour Lesourne (2009), cette partie de loeuvre de Maurice Allais na pas eu le retentissement des autres . En 2001, Allais publie un recueil de ses crits sur la dynamique montaire, mais celui-ci na aucun cho. Vu de loin, c'est un spectacle assez tonnant que celui de cet homme qui dfend obstinment une thorie grandiose, originale et homogne qui d'aprs lui explique la totalit des phnomnes montaires, mais ne russit pas la faire comprendre et encore moins adopter. Allais (2001) lexplique par cinq raisons : ses travaux ont t publis en franais ; ils sont complexes et techniques ; ils se heurtent aux vrits tablies ; ils nont pas t regroups ;15

Klotz (2009) a une apprciation plus positive de louvrage que nous-mmes, mais il ne montre pas que louvrage a eu un quelconque impact ni quil aurait mrit den avoir.

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lui-mme a nglig les relations publiques. Allais ajoute quil prfre viter de mentionner les autres raisons. Cette thorie comporte une thorie des cycles, une thorie de la demande de monnaie et une thorie du taux d'intrt. La thorie du cycle C'est dans l'article Explication des cycles conomiques par un modle non linaire rgulation retarde de 1954 qu'apparaissent les premiers ingrdients de cette thorie. Maurice Allais propose une thorie du cycle entirement base sur la confrontation entre l'offre et la demande de monnaie, Il crit ainsi que la dpense globale en valeur (gale au revenu global) de la priode t+l est gale la dpense de la priode prcdente augmente d'une fraction de l'excs de l'encaisse dtenue M sur l'encaisse dsire Md. Le rapport des encaisses dsires la dpense globale est une certaine fonction dcroissante, f(z), d'un indice de prosprit conomique, z, que Allais appelle taux d'expansion conomique psychologique , qui est un lissage gomtrique des taux de croissance passs de la dpense en valeur, x. Allais suppose par ailleurs que la masse montaire est dtermine par le systme bancaire, le ratio entre la monnaie mise et le revenu tant une certaine fonction croissante, g(z), de l'indice z. On a alors : x = h (g(z)-f(z)). Comme z est une fonction des x passs, cette quation dtermine une dynamique de la croissance de la dpense globale. Si les agents ressentent une amlioration du taux d'expansion conomique (z augmente), ils voudront dtenir moins de monnaie tandis que les banques en creront plus; cela provoquera une hausse de la croissance c'est--dire de x qui rtroagira sur z. Sur le plan mathmatique, Allais montre que l'on peut choisir habilement les fonctions f et g pour que l'quilibre stationnaire soit instable, que l'conomie converge vers un cycle limite aprs des chocs de taille modre tandis quelle explose pour des chocs trop forts, d'une faon similaire aux modles d'inspiration keynsienne de Goodwin (1951). Sur le plan conomique, en revanche, le modle est nettement plus discutable. D'abord Allais introduit une fonction de demande de monnaie ad hoc qui ne dpend que du revenu et de sa croissance, alors que dans Economie et intrt, il avait justifi le fait que la demande de monnaie dpende du taux d'intrt et de ses variations anticipes. Ensuite, l'quation fondamentale du modle est bizarre : le taux de croissance de la demande devrait dpendre de la variation de l'cart entre encaisse et encaisse dsire ; on ne voit apparatre dans l'quation ni les dpenses ni les investissements financs par la cration montaire : la monnaie serait injecte dans l'conomie par hlicoptre. Plus fondamentalement, que peut apporter un modle purement montaire du cycle, qui ne distingue pas entre prix et volume, entre investissement et consommation ? Le modle ne comporte pas de cadre comptable rigoureux explicitant les comportements sur les trois marchs (biens, monnaie, titres-crdits) ; il repose sur des hypothses arbitraires : les mnages, s'ils ont trop de monnaie, dpensent plutt que d'acheter des titres ; ils peuvent avoir trop de monnaie mais jamais trop de titres ; sur le march du crdit, l'offre s'impose la demande. C'est un modle montariste puisque l'ajustement entre la demande et l'offre de monnaie, ici endogne, dtermine l'volution de la demande de biens et non le taux d'intrt. Bien sr, Allais peut crire : Notre thorie est donc en opposition complte avec la thorie keynsienne des cycles conomiques qui repose sur la considration de l'pargne et de 12

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l'investissement que nous considrons comme fondamentalement errone (Allais, 1954b, p. 234) ou il est possible dexpliquer les fluctuations conjoncturelles en considrant seulement linterdpendance entre les sries temporelles de la dpense globale et de la masse montaire, indpendamment de la considration de toute quantit relle (Allais, 2001, p. 88). Mais son modle a le dfaut de ne pas expliciter les dterminants de l'investissement, de faire l'hypothse que les fluctuations de la consommation sont rgies avant tout par des phnomnes patrimoniaux portant sur la seule monnaie, de reposer sur un concept arbitraire de monnaie. Cette thorie l'amne penser que si la vitesse de circulation de la monnaie et l'offre de monnaie sont fixes, il ne peut y avoir de cycles. Cela lui donnera des arguments supplmentaires pour ses deux grandes ides : la dprciation de la valeur de la monnaie circulante (du coup les agents conomiques ne dtiendraient qu'un minimum incompressible de monnaie) et la rgle de 100 % monnaie . La thorie de la demande de monnaie et du taux d'intrt En 1965, Maurice Allais propose une reformulation de la thorie quantitative de la monnaie. Malheureusement, son expos est si confus que personne n'est sr de l'avoir compris. Cet expos part de huit postulats dont Allais dit : En fait, l'analyse des donnes empiriques m'a conduit, d'une manire pratiquement irrsistible chaque tape, formuler successivement les diffrents postulats qui sont la base de ma formulation hrditaire, relativiste et logistique. Comme les postulats de la mcanique, ces postulats ont t dgags d'une longue analyse antrieure. Ces postulats, comme les postulats de toute thorie, se trouvent justifis par le fait que leurs consquences se trouvent en accord avec les donnes de l'observation. (Allais, 1965, p. 67). Ces postulats mlangent bizarrement des considrations psychologiques et montaires. Citons le postulat relativiste 1 : le temps psychologique est tel que l'oubli par unit de temps psychologique est constant ; le postulat hrditaire 2 : les dcisions des agents conomiques dpendent du taux dexpansion psychologique, fonction de lvolution passe de la demande ; le postulat 3 : la fonction d'encaisse dsire est invariante dans le temps et dans l'espace ; le postulat 4 : la vitesse de circulation de la monnaie est une constante dans le rfrentiel de temps psychologique ; le postulat logistique 5 : la variation de lencaisse dsire est proportionnelle la variation du taux dexpansion psychologique ; le postulat 8 : le taux d'oubli est gal au taux d'intrt psychologique. Il en conclut que le ratio entre la demande de monnaie et le revenu national est une fonction dcroissante d'un certain coefficient d'expansion psychologique du revenu national nominal, c'est--dire de la perception par les agents de la croissance passe du revenu, et ne dpend que de ce coefficient. Or cette thse n'a aucun fondement logique, la demande de monnaie devant dpendre du taux d'inflation anticip (si on considre les arbitrages monnaie/biens) ou du taux d'intrt nominal (si on considre les arbitrages monnaie/actifs rmunrs), bien qu court terme effectivement le ratio monnaie/revenu soit bas quand le revenu a cr fortement, les mnages n'ayant pas eu le temps d'ajuster leurs liquidits. Par ailleurs Allais refuse toute autonomie aux anticipations : aucune anticipation de l'avenir ne peut se former en dehors d'une influence hrditaire du pass. (Allais, 1976a, p. 125)

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D'aprs Allais, on peut dfinir chaque instant un taux d'expansion psychologique du revenu nominal, Z(t), et un taux d'oubli : (t ) . Le taux d'expansion psychologique dpend alors de la croissance passe du revenu nominal, x, selon la formule : (1) dZ/dt = x -Z

et le taux d'oubli dpend de Z selon : = 0 *(1 + e Z ) / 2 , avec 0 = 0,004 en valeur mensuelle.

Ces quations formalisent l'ide que la croissance psychologique est un lissage de la croissance observe, lissage d'autant plus court que la croissance est vive. Dans ce cas, Z est fort et le taux d'oubli lev. Allais crit ensuite que la demande de monnaie vaut: (2) M = D * 2 /(1 + e Z ) , D tant le niveau du revenu global. En raison du postulat 8, le taux d'intrt psychologique i est gal au taux d'oubli : (3) i=0 * ( 1 + e Z ) / 2 La relation (2) peut donc s'crire : (4) M = D * i0 / i Mais la relation entre demande de monnaie et taux d'intrt psychologique n'est pas causale. Elle provient de ce que les deux dpendent de Z. Le taux d'intrt psychologique est le taux avec lequel la collectivit escompte l'avenir. Il n'est pas gal aux taux observs mais commande leur niveau. En croissance quilibre, cette spcification aboutit ce que la demande de monnaie soit trs sensible au niveau du taux de croissance quand celui-ci est faible : si x passe de 0 1 % en rythme annuel, la demande de monnaie diminue de 10 %. Le taux d'intrt psychologique vaut 4,8 % pour un taux de croissance nul puis il augmente moins vite que celui-ci : il lui est gal pour une croissance de 9,3 %. Le lecteur qui a eu la patience de nous suivre jusqu'ici se demandera sans doute quelle est le sens de cette construction. Pourquoi, le taux d'intrt psychologique dpend-t-il uniquement de la croissance nominale, quelque soit sa rpartition entre inflation et croissance relle ? Qu'est-ce d'ailleurs que ce taux psychologique dont Allais n'explique jamais quels comportements prcis il est cens influencer ? Comment la demande de monnaie peut-elle avoir les mmes caractristiques, quelles que soient les institutions montaires et quelle que soit la dfinition de la monnaie ? Par quel miracle le taux d'oubli et la vitesse de circulation de la monnaie sont-ils proportionnels ? Tout ceci repose sur l'hypothse implicite selon laquelle non seulement la nature humaine mais aussi les institutions montaires et la monnaie sont les mmes partout. Maurice Allais crit : Les rsultats obtenus montrent que tout se passe comme si, indpendamment de cadres institutionnels diffrents, de situations contingentes, et de leurs aspirations particulires, les hommes ragissaient de la mme manire, et en quelque sorte mcaniquement, des enchanements complexes identiques. Ils montrent que nous sommes conditionns par notre pass, et ils ouvrent de nouvelles perspectives dans le dbat gnral entre dterminisme et libre arbitre. (Allais, 1986, p. 14) Allais est persuad davoir introduit des concepts fondamentaux pour lconomie, mais aussi pour tous les domaines (psychologie, sociologie et sciences politiques) : lanalogie entre la mmorisation du pass et lactualisation de lavenir ; entre le taux doubli psychologique et le taux dintrt psychologique ; le concept de temps psychologique dfini par la condition

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que, dans ce rfrentiel, le taux doubli est constant16. Mais ces concepts nont jamais t repris par dautres conomistes ou scientifiques. On ne peut s'empcher d'avoir l'impression d'tre devant une construction thologique, arbitraire et sans fondement. Sans fondement logique, voulons-nous dire, car Maurice Allais exhibe de nombreuses courbes tablies par une mthode qui lui est propre, et qui prouvent que sa thorie rend compte merveille des faits. Les points dlicats tant que Z n'est pas directement calculable ; que jamais la validit empirique de sa thorie n'est pas prouve selon des mthodes conomtriques usuelles ; et, que, en ce qui concerne le taux d'intrt, Maurice Allais prend la prcaution de dire que le taux d'intrt psychologique n'est qu'une limite vers laquelle tend le taux d'intrt pur. Cette thorie l'amne crire dans Growth and Inflation (Allais, 1969) que si on veut maximiser la consommation par tte, compte tenu de ce que la rgle d'or nous indique qu'il en est ainsi quand le taux d'intrt est gal au taux de croissance de l'conomie, il faut selon lquation (3) un taux de croissance nominal de 9,3 %17. L encore cette thorie le taux d'intrt ne dpend que du taux de croissance et en dpend selon lquation (3) n'est pas dmontrable logiquement et nest pas vrifi empiriquement. D'ailleurs dans Economie et intrt, Allais crivait au contraire que 1'Etat pouvait et devait faire baisser le taux d'intrt par une politique budgtaire adquate. Il tudiait avec soin la double dtermination du taux d'intrt : court terme par la politique montaire ; dans les situations d'quilibre, par la confrontation de l'offre et de la demande de capitaux. Il crit maintenant : Le taux d'intrt pur apparat tre entirement dtermin par des considrations psychologiques. De ce fait, dans une situation d'quilibre, le taux d'intrt pur n'est pas dtermin par l'quilibre entre la demande et l'offre de capital ; en fait la demande de capital par le secteur productif est le rsultat du taux d'intrt psychologique, qui est lui-mme dtermin par l'volution passe de la demande globale. (Allais, 1969, p. 449). Cette thorie a donn lieu des dbats avec des conomistes anglo-saxons (Cagan, Niehans, Darby, Scadding) dans les annes 1964-1972. Ceux-ci furent peu fructueux. La mthode dAllais consistant poser a priori des postulats sans fondements, justifier a posteriori toute la construction par son adquation aux donnes, adquation value par des mthodes non-standard, refuser toute thorie concurrente sous largument quelle ne rendrait pas aussi bien compte des donnes, rendait difficile la discussion. De plus, le sujet de la demande de monnaie a progressivement perdu toute importance dans lanalyse montaire. La thorie hrditaire, relativiste et logistique de la demande de monnaie et ses annexes apparat malheureusement comme une impasse o un conomiste de la taille de Maurice Allais s'est perdu durant 40 ans. Le point trange est que Maurice Allais s'est accroch aux spcifications prcises des quations (1) et (2), persuad de tenir l des vrits aussi prcises et valables en tout temps et tout lieu que les lois de la physique, sans avoir jamais russi convaincre un seul conomiste rput18. Reste savoir comment humainement Maurice Allais16

Bizarrement, Allais crit que sa thorie est similaire la thorie de la relativit (Allais, 2001, p. 49) quil juge pourtant fausse. 17 Allais tempre cette proposition en reconnaissant, p. 396, que linfluence du taux dintrt sur le niveau de production est relativement faible, que lutilit des encaisses montaires est maximale quand le taux dintrt, donc la croissance nominale, est nul. 18 De ce point de vue, on remarquera que dans louvrage dhommage Allais (Boiteux et al., 1986), Christian de Boissieu traite de la demande de monnaie et de la politique montaire sans faire rfrence aux travaux de Allais autrement que dans des notes marginales.

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a ainsi pu croire avoir raison, contre toute la communaut scientifique, ce qui l'amenait crire : Tout progrs scientifique rel se heurte la tyrannie des ides dominantes des establishments dont elles manent. Le savant succs est celui qui apporte quelque perfectionnement marginal aux thories dominantes auxquelles tout le monde est habitu. Si par contre une thorie s'carte des chemins battus, elle est assure d'une opposition gnrale quelles que puissent tre ses justifications empiriques. (Allais, 1986, p. 29, repris dans Allais, 2009b, p. 71) Il faut regretter par ailleurs qu'aucun conomiste, autre quAllais et ses thsards (J.-J. Durand ou J.-M. Bethenod), n'ait jamais test srieusement sa thorie, sans doute par manque de curiosit pour une analyse si peu fonde thoriquement. Ses travaux sur la dynamique montaire lamnent des conclusions tranches en matire sociale. La psychologie des hommes reste fondamentalement la mme en tout temps et en tout lieu ; le prsent est dtermin par le pass selon les lois invariantes Les socits humaines, situes dans des contextes trs diffrents, quil sagisse de situations courantes, inflationnistes ou dflationnistes ou dhyperinflations, de pays capitalistes ou communistes, daujourdhui ou dil y a cent ans, se comportent de manire semblable. (Allais, 1965, p. 15). Laissons-le conclure : Les rgularits numriques que la formulation hrditaire et relativiste a permis de mettre en vidence sont vrai dire les plus extraordinaires qui aient jamais t trouves dans les sciences sociales et cela dans un domaine essentiel pour la vie des socits. (Allais, 1986, p. 13).

Maurice Allais comme savant nimbus Il est deux dcouvertes de Maurice Allais auxquelles celui-ci attache une grande importance mais qu'il est difficile de prendre au srieux. Il a la conviction que l'conomie n'est qu'une partie d'un tout, l'quilibre conomique gnral ne constituant que l'un des aspects important, certes, selon lui de l'quilibre gnral social, ce dernier tant son tour immerg dans l'quilibre universel ; d'o la pratique assidue de quelques violons d'Ingres (Allais, 1986), parmi lesquels la physique. En 1952, Maurice Allais, en tudiant les mouvements du pendule paraconique, s'aperoit que ceux-ci prsentent des anomalies par rapport aux prvisions de la thorie gravitationnelle habituelle. Malgr les critiques des physiciens qui incriminent le manque de rigueur de ses conditions exprimentales, Maurice Allais publie alors une vingtaine d'articles pour analyser ces carts et reconsidrer les lois de la gravitation. Il prtend avoir dcouvert une anisotropie de lespace ; ceci lamne combattre la thorie de la relativit et ressusciter la thorie de lther. Ces travaux nont pas t pris au srieux par les physiciens et le CNRS refusa de subventionner les expriences de Allais. (voir Moatti, 2007). Ce manque de considration pour ses travaux de physiciens est souvent repris par Allais comme preuve de la tyrannie des ides dominantes . Mais, partir du milieu des annes 50, ses travaux damateur contriburent dcrdibiliser luvre dAllais. En 1979, Maurice Allais dcouvre la cause essentielle des fluctuations conjoncturelles ; ce serait le facteur X, c'est--dire l'influence sur l'homme des fluctuations plantaires et des taches solaires. Toutes les grandeurs conomiques vibrent de faon similaire en raison de l'influence du facteur X. Les travaux conomtriques usuels seraient fondamentalement errons car ils se contenteraient d'exhiber cette corrlation et ne permettraient pas de dceler des causalits : Il est aujourd'hui tabli que l'univers physique est caractris pour une large part par une structure vibratoire. Cette structure vibratoire se traduit par des phnomnes 16

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physiques d'allure priodique ou quasi-priodique, tels que rotation diurne de la terre, le mouvement des plantes autour du soleil, les taches du soleil, etc. C'est cette structure vibratoire de l'univers physique qui constitue le facteur X. Il est ds lors naturel de supposer que les fluctuations conomiques conjoncturelles sont dues en partie des fluctuations de la psychologie collective rsultant elles-mmes des fluctuations du facteur X. La thorie qui permettra de dduire les fluctuations des taches du soleil des priodes plantaires, et par la mme de les prvoir, constituera certainement un pas dcisif dans la comprhension des fluctuations conjoncturelles. (Allais, 1980, p. 20, repris dans Allais, 2001) ou encore : Suivant lhypothse du facteur X, les fluctuations des sries temporelles que nous observons dans les phnomnes qui relvent des sciences de la nature, des sciences de la vie ou de lhomme, rsultent, pour une large part, de linfluence par des phnomnes de rsonance, des innombrables vibrations qui sillonnent lespace dans lequel nous vivons et donc lexistence est aujourdhui une certitude. Ainsi, peut sexpliquer, pour une large part, la structure des fluctuations aujourdhui incomprhensible, que lon constate dans un trs grand nombre de sries temporelles comme par exemple celles des taches solaires ou des cours de bourse. (Allais, 1989, p. 1319). Ce facteur X reprsente, selon Allais, la 5e de ces grandes dcouvertes en conomie. Bref, Madame Soleil prix Nobel d'conomie Ce facteur X na eu aucune postrit, ce jour.

Maurice Allais, penseur libralMaurice Allais crit : Ma pense a t largement influence par une philosophie dinspiration librale Mais, quelle quait pu tre cette influence, je me suis toujours efforc de maintenir mes analyses dconomie applique sur un plan aussi scientifique que possible (Allais, 1986). Pour lui, la libert politique et les liberts conomiques (lconomie de marchs) sont indissociables ; il est farouchement oppos la proprit collective et la planification autoritaire, sources de gaspillage et incompatibles avec la libert individuelle. Une conomie collectiviste mne inluctablement non seulement des organisations bureaucratiques inefficaces, gnratrices dinnombrables injustices, mais galement la perte des liberts politiques, des rgimes dictatoriaux et un crasement des citoyens par ceux qui se sont empars de lEtat . Toutefois, la pense de Allais peut apparatre plus nuance (ou contradictoire). Cest un libral interventionniste, qui voit la ncessit dune intervention publique et qui sen mfie. Dun ct, il crit : Jai toujours t partisan de la proprit collective toutes les fois que la structure conomique dun secteur ne pouvait pas se prter la concurrence (Allais, 2009 a). Il se dclare souvent partisan dun socialisme concurrentiel , dun planisme concurrentiel ou dun libralisme social, alliant le principe de lconomie de march, avec une action consciente de lEtat pour raliser la justice de la rpartition, la promotion des meilleurs et la stabilit . Il soppose au laisser-fairisme comme au planisme autoritaire (Allais, 1947, page 621). Selon lui, le plein-emploi ne peut tre obtenu que par lajustement des salaires, mais il propose dinstaurer des transferts sociaux, si cet ajustement aboutit des niveaux de vie trop bas pour certains salaris et leurs familles. Dans Abondance ou misre (1946), il montre que le contrle des prix fausse tout calcul conomique et introduit des dcisions conomiques errones. Il propose la libralisation totale19

Oui, ce texte est bien paru dans Annales.

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des prix et des salaires, le contrle de la masse montaire devant empcher linflation. Il reconnat que ceci pourrait entrainer des ingalits intolrables ; aussi, propose-t-il un impt sur le capital (au lieu des impts sur le revenu et les bnfices), une forte taxation des rentes (matires premires, terres agricoles) et des transferts montaires vers les plus pauvres. De lautre, Allais accepte lingalit sociale au nom de la concurrence : Lingalit dans la distribution des revenus et de la proprit que gnre invitablement lappropriation prive des surplus est le prix quil faut payer pour assurer lefficacit de lconomie, condition en dernire analyse de toute amlioration de lexistence des hommes. Aucun progrs social nest possible si lconomie nest pas efficace et la condition de lefficacit conomique, cest une conomie de marchs fonde sur la proprit prive et la concurrence (Allais, 1986). En 1977, il ne se proccupe gure de corriger les ingalits de revenus par la redistribution, ex ante (limitation de lhritage) ou ex post : nous verrons quil nest pas favorable une fiscalit progressive ; il se mfie des prestations sociales, sources de fraude et de chmage : Lindemnisation du chmage conjoncturel, fondamentalement justifi dans son principe aboutit des abus scandaleux. Un chmage volontaire se dveloppe, de nombreux chmeurs gagnant plus avec leur indemnit chmage et les ressources tires dun travail au noir quavec le salaire qui rsulterait pour eux dune activit rgulire (Allais, 1977, p. 12) ou Les politiques de transferts de revenus aboutissent par la dmagogie qui les inspire, et par les abus quelles engendrent faire payer une partie de la collectivit une charge excessive et injustifie . (p. 77). Puis, en 1984 : Le chmage volontaire qui s'est dvelopp ces dernires annes dans certains pays comme la France trouve son origine dans l'avantage conomique qui rsulte pour un certain nombre de chmeurs du cumul de leurs indemnits de chmage avec les loisirs qu'il permet et les ressources procures par le travail au noir ou pire Le chmage chronique ne pourrait tre palli que par la rduction de la rmunration du travail et par la dtermination des salaires par le march, tous les contrats de travail , et tout particulirement ceux des travailleurs trangers20 ne restant valables que pour une dure dtermine . (Allais, 1987, p. 44). Ses analyses de l'histoire et de la sociologie (voir, par exemple, Allais, 1974 a) sont explicitement inspires de Pareto son matre entre tous et de Tocqueville. Elles se fondent sur l'interaction entre l'conomique et le social, en insistant sur le rle des lites, leur formation et leur volution, comme moteurs principaux de la dynamique des civilisations. Les socits dmocratiques, qui seules permettent l'panouissement des liberts favorables l'efficacit conomique, courent leur perte si elles n'assurent pas la domination des lites et la promotion des lites virtuelles. De ce fait il est favorable l'hritage : En moyenne, les enfants des plus capables sont les plus capables ; il est de l'intrt de tous que les plus capables disposent d'un pouvoir conomique plus grand que ceux qui le sont moins et se mfie de la dmocratisation de l'enseignement : Une structure de classe est invitable et l'ide que la rpartition des tudiants dans l'enseignement suprieur doive fidlement reflter, quant leur origine sociale, la rpartition de la population relve ou d'une analyse insuffisante des faits, ou d'une dmagogie hypocrite. Ce souci de prserver un ordre conomique et politique libral l'a conduit, plusieurs reprises, proposer des mesures de politique conomique radicales . De ce point de vue, il s'inscrit dans la ligne des libraux rformateurs et revendique l'hritage de Pareto, Silvio

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Soulign par nous.

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Gesell et Keynes, et plus gnralement des grands rformateurs sociaux de tous les temps, des Pres de 1'Eglise Proudhon et Marx (Allais, 1977, p. 253). Symptomatique de cet aspect de sa production, et rvlateur de ses talents de pamphltaire, L'impt sur le capital et la rforme montaire (Allais, 1977), exprime clairement ses choix de socit et les moyens qu' la lumire de ses analyses conomiques, il juge les plus appropris pour prserver l'ordre libral permettant seul d'atteindre l'efficacit conomique maximale : rforme fiscale (remplacer tous les impts directs sur le revenu et les socits par un impt sur le capital), rforme montaire (rendre lEtat le monopole de la cration montaire et du seigneuriage) et indexation gnralise. Ou plutt pour restaurer cet ordre libral, car la mythologie, c'est que la socit actuelle serait une socit librale ; la ralit, c'est qu'elle se fonde pour une grande part sur un singulier mlange de corporatisme et de collectivisme. (ibid, p. 245). Il compare la socit franaise de la fin des annes 1970 celle de la veille de la Rvolution franaise, telle que dcrite par Turgot, et celle du Bas Empire romain : Aujourd'hui comme alors des fodalits ploutocratiques, politicocratiques et technocratiques s'emparent de 1'Etat... (ibid, p. 255). Il dnonce avec virulence les mfaits de l'inflation : Qu'est-ce que le scandale de Panama au regard de l'norme "racket" permis par l'inflation ? Presque une goutte d'eau dans la mer. (ibid, p. 145) ; et s'en prend l'hypocrisie des politiques, de droite comme de gauche : Ce que les hommes recherchent, ce sont des thories et des doctrines qui viennent consolider les avantages dont ils bnficient, affaiblir ceux qu'ils contestent et faciliter la conqute de ceux qu'ils convoitent. (ibid, p. 150). Il est difficile de ne pas prouver de gne quand Maurice Allais critique aveuglment les transferts sociaux ou s'en prend aux salaires trop levs ou aux travailleurs immigrs. Mais Allais n'est pas un idologue du grand capitalisme. Le monde moderne, celui des grandes entreprises et de la finance lui rpugne. C'est un chantre de l'artisan, du travailleur consciencieux qui doit tre rcompens. Il faut mettre fin lexploitation des administrs par la collusion de la ploutocratie, de la technocratie et de la politicocratie. Latelier, la ferme, le magasin, le bureau, le laboratoire doivent devenir les seules sources de revenu . (p. 247).

La rforme fiscaleSa proposition d'instituer un impt annuel sur tout le capital physique, en remplacement de l'ensemble des impts directs existants, dcoule directement de ses travaux d'conomie pure, en particulier de son insistance sur la distinction entre allocation et rpartition. Allais estime que l'ingalit des revenus gagns est un systme d'incitation ncessaire au fonctionnement efficace de l'conomie ; qu'il faut donc viter de taxer les revenus qui rcompensent le travail et les risques encourus. Il refuse les recherches inquisitoriales que suppose limpt sur le revenu progressif21. Il estime quil est anormal et inefficace que limpt sur les socits ne frappe que les socits bnficiaires. Au contraire, il existe des revenus non gagns , qui sont injustes, inutiles et donc mal tolrs dans les socits dmocratiques : il en est ainsi, par exemple, de la plus-value sur les terrains ou les immeubles due leur raret ou aux infrastructures publiques qui les valorisent,

Son autorit a souvent t voque par le Front National pour prconiser la suppression de limpt sur le revenu.

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de toutes les rentes de monopole22, des profits rsultant de protection douanire, des revenus qui naissent de l'inflation et de la cration montaire par les banques. Pour que l'conomie de marchs fonctionne harmonieusement et de faon quitable, l'Etat peut et doit intervenir dans le processus de rpartition des revenus, pour en corriger les volutions spontanes en confisquant les rentes. Maurice Allais propose d'instaurer un impt annuel uniforme de 2 % sur tout le capital physique existant, en ne conservant, de la fiscalit actuelle, que limpt sur la consommation et en ajoutant aussi les gains obtenus en restituant lEtat le monopole de la cration montaire. Limpt de 2 % sur le capital physique serait cohrent avec la taxe de 2 % sur les encaisses montaires quinduirait linflation stable 2 % que Allais propose. Allais estime que l'imposition du capital telle qu'il lenvisage23 n'aurait pas de consquences nuisibles, le volume de l'pargne tant, selon lui, indpendant de sa rmunration : La proposition suivant laquelle l'offre d'pargne est en valeur relle pratiquement indpendante du taux d'intrt rel dans le domaine de variation de 0 5 % de ce taux utile considrer, parat solidement supporte24 (Allais, 1977, p. 65). La substitution de cet impt ceux qui existent actuellement ne peut, selon lui, que favoriser les entreprises prospres au dtriment des entreprises dficitaires ; elle dcouragerait le gaspillage de capital tandis que la suppression de limpt sur le revenu inciterait les salaris travailler dautant plus quils sont plus productifs. Toutefois, il ne propose pas danalyse prcise et modlise de sa rforme : le gain en efficacit obtenu par sa rforme (qui inciterait les entreprises utiliser moins de capital et plus de travail et les salaris travailler plus) compenserait-il la perte induite par la baisse du stock de capital ? Le dbat nest pas clos comme le montre le dbat en 2007-2008 sur la TVA sociale et la Contribution la Valeur Ajoute. De plus, un tel impt ne rpond pas vraiment au problme pos de l'injustice des rentes et des revenus non gagns, puisqu'il frappe sans distinction toutes les formes de capital, qu'ils proviennent de l'pargne, de la prise de risque ou de l'aubaine. Un impt taux trs lev sur les plus-values (en tout cas les plus-values immobilires) aurait semblerait plus indiqu. De mme, faut-il considrer que tout revenu dit du travail est un revenu lgitimement gagn ? Ne faudrait-il pas considrer que des revenus salariaux excessifs rcompensent des rentes (celles de dirigeants des entreprises ou des oprateurs sur les marchs financiers), rentes quil faudrait fortement taxer ? Est-il choquant enfin que les revenus gagns et lgitimes contribuent aux dpenses de la Nation ?

La rforme montaireMaurice Allais a toujours t proccup de dfinir une rforme montaire, c'est--dire une nouvelle organisation du crdit et de la monnaie qui permette de stabiliser automatiquementAinsi, Allais dnonce les privilges des chauffeurs de taxis, des notaires, Cette proposition diffre de limpt sur la fortune que propose le Programme Commun de la Gauche : Deux diffrences fondamentales sparent le systme tudi ici d'impt sur le capital du systme socialiste : la premire est que l'impt sur le capital serait un impt de substitution ; la seconde est que l'impt ne porterait que sur les biens physiques considrs individuellement, qu'il ne porterait pas sur les fortunes, qu'il serait impersonnel et qu'il n'y aurait aucun inventaire des fortunes des personnes. (Allais, 1977, p. 139) 24 Toutefois, il soutient plus loin que la protection de la valeur de lpargne par lindexation provoquerait une forte hausse de lpargne.2322

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l'conomie (Allais, 1977, 1984, 1987). Si le thme de la monnaie fondante n'apparat que dans Economie et intrt, il dfendra toute sa carrire ses trois autres grandes rformes : le 100 % monnaie , l'attribution 1'Etat de l'ensemble des gains de seigneuriage et lindexation des crances. Nous avons vu que, dans Economie et intrt, Maurice Allais croyait avoir dmontr que le taux d'intrt optimal est zro. Or l'existence de la monnaie empche le taux d'intrt nominal de s'approcher de zro en priode de stabilit des prix. Maurice Allais prconise alors de dissocier les fonctions de la monnaie : la politique conomique devrait viser la stabilit du salaire nominal et donc une lgre baisse des prix. Mais toute la monnaie, billets et dpts vue, devrait obligatoirement tre exprime en circul, instrument de transaction dont la valeur se dprcierait au cours du temps. Cela permettrait au taux d'intrt nominal de fluctuer autour de zro. Il retrouve ainsi l'inspiration de Silvio Gesell, de Prudhon, d'Henry George et du Major Douglas. A cette poque Maurice Allais ne fait pas confiance aux individus pour faire un arbitrage satisfaisant entre le prsent et le futur de sorte qu'il prconise une politique budgtaire active pour abaisser le taux d'intrt zro. Maurice Allais cherche concevoir une organisation du secteur montaire qui permettrait au taux d'intrt d'galiser l'pargne et l'investissement, mcanisme qui est fauss, selon lui, par le fonctionnement actuel du systme montaire : d'une part les banques ont le pouvoir exorbitant de crer du pouvoir d'achat ex-nihilo et Allais les dnonce avec virulence comme des faux-monnayeurs , cratrices de faux droits ; d'autre part le systme est instable, car en priode d'essor conomique les banques offrent plus de crdit alors que les mnages veulent moins de monnaie. Allais est partisan dune sparation rigoureuse du crdit et de la monnaie : Il nest pas exagr de dire que le systme actuel de cration de monnaie par le crdit est un cancer qui ronge irrmdiablement le systme capitaliste (Allais, 1984). Pour lui, comme pour tous les montaristes, cest la hausse de la masse montaire qui est le facteur cl de linflation : Que lon explique linflation par la croissance de la masse montaire ou par la hausse des rmunrations qui ne peut se raliser que par laccroissement de la masse montaire, lorigine de linflation contemporaine doit tre recherche dans la cration acclre de faux droits, suscite ou permise par le mcanisme du crdit (Allais, 1977). Dans Les conditions montaires d'une conomie de marchs (Allais, 1987), Maurice Allais voit la source de tous les maux dans le fait que les banques prtent long terme des fonds dont elles ne disposent qu' court terme : Fondamentalement le mcanisme du crdit aboutit la cration de moyens de paiement ex-nihilo, car le dtenteur d'un dpt le considre comme une encaisse disponible alors que dans le mme temps la banque a prt la plus grande partie de ce dpt. A chaque opration de crdit, il y a duplication montaire... De l rsulte une instabilit potentielle permanente puisque les banques sont tout moment dans l'incapacit de faire face des retraits massifs, leurs actifs n'tant disponibles qu' des termes plus loigns. Autant la mobilisation d'pargnes vraies par les banques pour leur permettre de financer des investissements productifs est utile, autant la cration de faux droits par la cration montaire est nocive, tant du point de vue de l'efficacit conomique que du point de vue de la distribution de revenu. (ibid, p. 16). Il montre que le crdit gnre une spculation dstabilisante. Les agents conomiques achtent des actions crdit ; cela fait monter les cours. Cette monte des cours viendra justifier leurs prvisions et les inciteront emprunter davantage pour acheter encore...

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Leuphorie gnrale induira les banques prter toujours davantage. A un moment ou un autre, les oprateurs les plus lucides raliseront que les prix sont devenus, selon tous les critres, draisonnables Ds que la baisse samorce, les emprunteurs qui ont spcul sur la hausse des cours devront faire face leurs promesses de payer. Pour tenir leurs engagements, ils devront liquider une partie de leurs actifs, do une pression la baisse des prix. Ces difficults entraneront une perte de confiance dans lconomie La dpense globale diminuera. Le chmage stendra progressivement. . Ce ne sont pas les spculateurs qui sont responsables, mais le cadre institutionnel du crdit tel quil fonctionne . Il est donc partisan du systme de 100 % monnaie dj prconis par Irving Fisher : les banques de dpts devraient dtenir la contrepartie de leurs dpts en monnaie centrale et n'auraient pas le droit de consentir des prts ; les dposants devraient rmunrer les banques pour leurs service ; lEtat, en contrlant la monnaie centrale, contrlerait parfaitement la masse montaire. Par ailleurs des banques de prts collecteraient l'pargne sans avoir le droit d'accepter les dpts vue et distribueraient des crdits ; mais ces organismes, n'ayant pas de pouvoir montaire, ne pourraient que transfrer du pouvoir d'achat, pas en crer. Elles devraient prter un terme plus long que leurs passifs. Cette interdiction aboutirait priver de rle les intermdiaires financiers, dont la fonction est prcisment, grce la loi des grands nombres, de fournir des prts long terme partir de dpts court terme et de permettre la compatibilit des dsirs des pargnants et des besoins des investisseurs. Le projet d'Allais est bas sur un mythe : il n'existe pas de mcanisme qui assurerait automatiquement, ex-ante, l'galit entre les actifs financiers mis et ceux que les mnages veulent dtenir, c'est--dire entre l'pargne et l'investissement. Dans une conomie montaire, on ne peut distinguer entre un bon crdit (qui serait financ par de lpargne ex ante conserv sous forme de titres) et un mauvais (qui induirait de lpargne force sous forme montaire). La distinction actifs financiers/actifs montaires est arbitraire. Dans une conomie de subsistance, l'pargne (renoncer aller la pche aujourd'hui et consommer le produit de cette pche, pour reprendre l'apologue de Maurice Allais, 1947) dtermine automatiquement l'investissement (le radeau que l'on construira). Dans une conomie montaire, l'mission d'actifs financiers cre l'pargne correspondante, mais cela peut se faire par hausse de la production ou des prix, de mme que la restriction de cette mission peut provoquer du chmage ou rduire l'inflation. Les dsquilibres n'apparaissent pas sur un march pargne/investissement ou sur le march montaire mais sur le march des biens. L'Etat ou la Banque Centrale ne peut chapper sa responsabilit de fixer au jour le jour les rgles de distribution du crdit. Dans le systme propos par Allais, comme dans tout systme de contrle de la masse montaire, que se passerait-il lors de modifications de la demande de monnaie ? Une hausse de la demande de monnaie se traduirait par un fort effet dpressif, une baisse par un fort effet expansionniste Tout le projet repose sur une distinction fictive entre pargne et monnaie. Selon quels critres peut-on dcider qu'un actif financier reprsente de l'pargne ou de la monnaie, alors que l'volution des systmes financiers tend faire disparatre toute frontire nette entre monnaie et actif financier? Un autre thme d'Allais est que, si lEtat conservait la totalit du seigneuriage, c'est--dire du bnfice de l'mission de monnaie, les impts pourraient tre rduits fortement. Mais cette disposition aurait l'inconvnient d'inciter 1'Etat mettre inconsidrment de la monnaie pour bnficier du seigneuriage. Par ailleurs ce serait au dtriment des dtenteurs de monnaie qui

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non seulement ne seraient pas rmunrs mais en plus devraient payer les frais de fonctionnement des banques. Allais est victime du prjug qui veut que la monnaie soit nfaste tandis que l'pargne est bonne, alors que la frontire entre les deux est arbitraire. Allais dnonce comme une gigantesque escroquerie le pillage de l'pargne par l'inflation due aux faux droits causs par la cration montaire et prconise pour viter des transferts injustifis l'indexation totale sur lindice des prix de tous les engagements sur l'avenir, sauf pour la monnaie25. Selon Allais, cest la hausse de loffre de monnaie qui induit le profit des entreprises. Si la masse montaire tait fixe, il en irait de mme pour la dpense globale et les entreprises absorberaient une part nulle de la production nationale , (Allais, 1984, p. 522). Cette proposition est difficilement comprhensible. Allais est un Cassandre qui prdit continuellement que le systme montaire et financier va seffondrer sil nest pas rform. Ainsi, Les conditions montaires d'une conomie de marchs de dbut 1987 prdit un krach boursier en octobre 1987 ; de mme en 1979, Allais prvoit un krach pour 1980 (voir La Vie Franaise du 22 octobre 1979) ; de mme qu'il avait prdit, pour 1949-1951, l'effondrement de l'conomie amricaine en crivant ds 1947 : Nous sommes quant nous convaincus que si les Etats-Unis ne prennent pas les mesures que nous prconisons, ils ne pourront viter d'ici deux quatre ans une nouvelle grande crise conomique, plus terrible encore que celle de 1929 (Allais, 1947, p. 617).

Le savant mconnuAprs la seconde guerre, Maurice Allais a contribu former de brillants conomistes comme Marcel Boiteux, Grard Debreu, Jacques Lesourne, Edmond Malinvaud. (voir Drze, 1989). Il apparat comme le chef de file des ingnieurs-conomistes franais. En octobre 1944, il fonde un Groupe de recherches conomiques et sociales, qui organise un sminaire dans la salle du 1er tage dun caf de la Place Saint-Sulpice (voir Bungener et Jol, 1989). A partir de 1948, et jusquen 1968, ce sminaire devient un sminaire CNRS, qui se tient lInstitut Poincar. Y assistent des tudiants et des chercheurs de lISUP, de lcole des Mines et des Ponts, de lcole dapplication de lINSEE, mais aussi des industriels, des chefs dentreprises, des hauts-fonctionnaires (en particulier du corps des Mines et des Ponts). Les ides dAllais peuvent donc avoir une influence directe. Ses travaux thoriques sont appliqus dans les questions de tarification des entreprises publiques (nergie, transport). De 1944 1980, il est professeur dconomie lcole des Mines, lISUP, lcole dapplication de lINSEE et enseigne donc en particulier aux polytechniciens du Corps des Mines, promis aux plus hauts postes de lindustrie. Il devient conjointement directeur de recherche au CNRS26. En 1978, il se voit dcerner mdaille dor du CNRS. Pourtant, une flure a eu lieu entre Allais et la science conomique active27.25

Maurice Allais suggre habilement d'obliger les hommes politiques, lors de leur accession au pouvoir, convertir l'intgralit de leurs avoirs en titres dEtat non-indexs pour les dcourager de pratiquer des politiques inflationnistes. 26 En 1972, il aurait t lu prsident de lAFSE, mais aurait immdiatement dmissionn pour raisons de sant. 27 Selon le tmoignage de Malinvaud : Maurice Allais avait un petit groupe d'tudiants autour de lui, auquel j'ai moi mme particip. Ce groupe tait trs vivant et trs actif, surtout entre 1948 et 1950. Allais tait trs stimulant l'poque, mais plus tard il a commenc travailler de faon beaucoup plus isole Allais a perdu beaucoup de son rayonnement intellectuel pour des tas de raisons. Il avait dcid de s'intresser la physique. C'est un homme

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Il est difficile de dater avec prcision la rupture. Allais sest progressivement marginalis au sein des conomistes au cours des annes 1955-1965. Il a continu travailler en autodidacte, rinventant lui tout seul chaque ouvrage la science conomique, utilisant peu les travaux et les mthodes de ses collgues, de sorte que ceux-ci nont plus fait leffort de le lire. Il na pas russi constituer autour de lui une quipe dconomistes de valeur sur des questions comme la dynamique montaire ou la rforme fiscale. Homme de caractre affirm28, il est rest un solitaire, sans rels disciples, trop imbu de lui-mme. Il na pas pris le tournant de la macroconomie, ni celui de lconomtrie moderne. Les questions de tarification optimale et de gestion des monopoles publics sont passes de mode. Allais a souffert de la perte dinfluence de lcole franais dconomie au profit des anglo-saxons. Enfin, il sest quelque peu dconsidr avec ses travaux de physicien amateur et, surtout, avec lchec de la thorie hrditaire, relativiste et logistique de la demande de monnaie. Maurice Allais navait pas russi se faire lire professeur 1'Ecole Polytechnique en 1959 (bien qu'il en soit sorti major et appartenait au Corps des Mines29). Selon Allais, cest son libralisme qui explique son chec lEcole Polytechnique30, mais ne serait-ce pas plutt sa franchise de parole, son non-conformisme et sa position originale qui l'amenait dnoncer, au nom mme de la doctrine librale, les abus des monopoles, le pillage de l'pargne, les revenus non gagns31 ? Il choua deux fois la section dEconomie Politique, Statistiques et Finances de l'Acadmie des Sciences Morales et Politiques32. Dans toute son uvre, il nhsite pas prsenter ses travaux sous forme dithyrambique : Ma thorie gnrale des surplus constitue un progrs considrable, vrai dire tout fait rvolutionnaire, non seulement sur toutes les thories antrieures, mais galement sur toutes les thories actuelles ou, propos de sa thorie hrditaire et relativiste, la nouvelle approche ouvre de larges perspectives, peu prs insouponnes jusquici, non seulement dans les sciences conomiques, mais galement dans toutes les sciences sociales . En mme temps quil se plaint dtre un savant mconnu, victime de la tyrannie des ides dominantes : Dans tous les domaines que j'ai travaills au cours de ce dernier demi-sicle, qu'il s'agisse d'conomie ou de physique, je n'ai cess de me heurter aux vrits tablies , et aux dogmatismes des establishments de toutes sortes qui en assurent la domination . Mas-Collel (1981), commentateur de Allais (1979) dans le Journal of Economic Literature, est surpris du ton du Maurice Allais : Professor Allais feels intensely about his ideas and criticism, to the point that he cannot comprehend why they have not been morequi est somme toute trs personnel. Son sminaire a perdu de la vitalit et un jour le CNRS a dcid de cesser de le soutenir . 28 Selon Raymond Aron, il a trop de caractre pour ne pas lavoir mauvais . 29 On lui prfra un Administrateur de lINSEE, Jacques Dumontier, qui tait certes un excellent pdagogue (je peux en tmoigner), mais dont luvre conomique tait beaucoup moins importante. Il ne sagissait toutefois que dun cours dinitiation lconomie. 30 Pour obtenir le succs, il tait essentiel de stre agenouill devant lautel du tout puissant dieu de la planification centralise et autoritaire , (Allais, 1998). 31 Mais ses travaux sur le pendule paraconique, habilement utiliss par ses adversaires, contriburent dresser contre lui les scientifiques des sciences dures. Allais attribue la responsabilit de son chec Jean Ullmo, qui tait la fois un physicien et un conomiste. 32 Il y fut cependant lu en 1990, aprs son prix Nobel, avec dautant plus de mrite que cette section compte bizarrement de moins en moins dconomistes et de plus en plus dindustriels et de banquiers. Sans doute, lconomie telle quelle a volue nest plus une des Sciences Morales et Politiques. Sur le site de lAcadmie, la prsentation dAllais prcise : On aurait toutefois garde d'oublier que Maurice Allais a produit une uvre considrable dans le domaine de la physique, en tudiant notamment la gravitation et le mouvement du pendule paraconique .

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Henri Sterdyniak

widely accepted among decision theorists. He tends to suggest less than elevated reasons: "authority of received ideas" (p. 131), "dogmatism and intolerance" (p. 519), "passioned to the detriment of objectivity" (p. 561), "prejudice" (p. 584), ignorance of French (p. 584). He believes himself "misunderstood, misrepresented and ignored" (p. 556), as the result of a "systematic blanket of silence" (p. 581). En 1981, il se plaint que sa thorie des surplus est reste sans cho et lattribue leffet de la nouveaut : l'espce de tyrannie qu'exercent les hommes qui dtiennent le pouvoir scientifique, le conditionnement des esprits par un enseignement dogmatique, la force quasiment irrsistible des ides acquises font que les conceptions nouvelles se heurtent des obstacles pratiquement insurmontables, et il faut des dizaines d'annes et un renouvellement des gnrations pour que les ides errones et les prjugs d'une poque soient finalement abandonns. La rsistance aux ides nouvelles est si forte que lorsquelles sont prsentes, elles sont qualifies, si justifies quelles puissent se rvler finalement derreurs manifestes rsultant simplement de lignorance de ce qui est universellement admis . A cela s'ajoute dans le monde contemporain la croyance quasiment universelle que les seuls crits scientifiquement valables sont les travaux de langue anglaise (Allais, 1981, p. 433, note 599,3). En 1986, il crivait amrement : L'volution de ma pense a t analogue celle de Pareto. Je suis aujourd'hui plus soucieux de comprendre ce que font les hommes que d'essayer de les changer. Je considre toujours que certaines politiques sont meilleures que d'autres, mais je pense de plus en plus que les hommes sont mens par leurs intrts, leurs prjugs, leurs passions, et que la logique, ft-elle scientifique, a rellement peu de prise sur ce qu'ils font. (Allais, 1986, p. 8).

Allais, un tardif prix Nobel dconomieEn 1988, lattribution du prix Nobel Maurice Allais est apparue comme une surprise dans la mesure o il tait rcompens pour des travaux datant de 40 ans et o ses travaux rcents (ceux sur la dynamique montaire ou le facteur X) taient des plus discutables. Surtout, Maurice Allais stait marginalis et stait cart des voies de recherche des conomistes franais de lpoque. Ceux-ci dveloppaient alors la thorie de la rgulation (Boyer, Aglietta), les modles macroconomtriques ou la thorie des quilibres prix fixes avec rationnements (Bnassy, Malinvaud). Ils cherchaient renforcer la cohrence dune pense keynsienne, alternative la pense no-classique. Le prix ne couronnait pas la vitalit de la recherche franaise contemporaine. Lattribution Malinvaud aurait t plus satisfaisante de ce point de vue. En 1988, nous crivions : Il resterait comprendre comment quelques conomistes franais33 qui n'ont ja