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30 avenue du Mont-Blanc • 74400 Chamonix www.editionsguerin.com article de presse 16 janvier 2015 PARU LE : PAGE 1 74 AVENUE DU MAINE CULTURELIVRE Confessions impériales II est tombé. Aujourd'hui, il est sur pied, un peu cassé, mais vivant. Sylvain Tesson publie «Berezina», le récit de son voyage dans les pas de la Grande Armée. Entretien. C 'est le récit d'une folle équipée. Trois garçons qui, alors qu'ils escaladent des parois de granit de fjord en fjord, du côté de la terre de Baffin, veulent renouer avec le «vrai voyage». «Unefolie qui nous emporte dans îe mythe, une glissade à la Ke- rouac», dit l'un d'eux. C'est Sylvain Tesson. Il a une idée derrière la tête: la retraite de Russie a 200 ans et il veut faire une offrande kilométrique aux fan- tômes des grognards en parcourant 4 DOO kilomètres, en side-car, pour « répéter la retraite ». Ecrire une épo- pée glacée et pétaradante, avec en guise de talisman une réplique du bicorne impérial et de carburant spirituel les mémoires du sergent Bourgogne, de La Baume et de Caulaincourt. Froid et boue, étapes gelées, vodka et toasts à la cosaque, vers la Berezina ! Ça roule et ça contemple, ça cause et ça médite, sur l'époque et la France, Napoléon et l'Europe, la mort et la vie. L'épopée en est devenue une autre, livresque, diablement tonique, rebelle à mort. Le jour même où Sylvain Tesson en remet le manuscrit à son édi- teur, cet adepte de la grimpe sauvage tombe de ic mètres. En mille morceaux. Coma puis réveil. Il avait réserve ses premiers mots au Point (n° 2 201). Qu'est-ce que ça fait de se réveiller dans la France du 7 janvier? Avec la tête pleine de Napoléon? Rencontre • PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT Le Point: Vous êtes revenu de la mort et vous vous réveillez dans une France où la mort frappe au coeur tout ce que vous aimez: le style, le panache, la liberté. Que pensez-vous de ce monde dans lequel vous rouvrez les yeux? SylvainTesson:Si j'étais mort, cela aurait été de mon fait : un accident dû à la maladresse. Rien de commun avec la mort des victimes de l'islamisme, assassinées pour leur esprit. On aurait tort de penser que la tue- rie de Charlie Hebdo est l'événement fondateur du pro- blème islamiste en Europe et en France. lise développe depuis quarante ans sans que le débat soit possible sur le caractère violent de cette religion. Au nom de l'antiracisme, il n'est pas permis d'apporter une cri- tique à l'islam. Le terme d'« islamophobie » - forgé, j e lerappelle, par l'ayatollah Khomeyni-nousfaitcroire que la critique d'une philosophie s'apparente à une attaque envers la communauté de ses adeptes. C'est une infection du champ intellectuel par un virus sé- mantique : notre pays est coutumier de ce syndrome. Je souhaite qu'il naisse de la tuerie de Charlie un dé- bat. Mais je n'ai pas d'espoir. Pourquoi? Peu après la tuerie, la majorité des hommes poli- tiques bégayaient « Pas d'amalgame, pas d'amal- game ». Comme si on pouvait considérer que la religion n'avait pas inspire les tueurs. L'amalgame permet de relier les événements, de fabriquer les chaînes de causalité. N'est-il pas précisément l'un des ressorts de la pensée ? Croient-ils, ces amalgamo- phobes, que les événements se développent isolé- ment ? Ne savent-ils pas que l'Histoire est précisément l'amalgame d'un événement à sa cause ? La France est-elle encore ce «petit paradis peuplé de gens qui se pensent en enfer»

OJD : 399243 74 AVENUE DU MAINE Hebdomadaire 75682 PARIS

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article de presse16 janvier 2015PARU LE :

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74 AVENUE DU MAINE75682 PARIS CEDEX 14 - 01 44 10 10 10

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Surface approx. (cm²) : 1043N° de page : 66-69

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Tous droits réservés à l'éditeur

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ConfessionsimpérialesII est tombé. Aujourd'hui, ilest sur pied, un peu cassé,mais vivant. Sylvain Tessonpublie «Berezina», le récitde son voyage dans les pas dela Grande Armée. Entretien.

C 'est le récit d'une folle équipée. Trois garçonsqui, alors qu'ils escaladent des parois de granitde fjord en fjord, du côté de la terre de Baffin,

veulent renouer avec le «vrai voyage». «Unefoliequi nous emporte dans îe mythe, une glissade à la Ke-rouac», dit l'un d'eux. C'est Sylvain Tesson. Il a uneidée derrière la tête: la retraite de Russie a 200 anset il veut faire une offrande kilométrique aux fan-tômes des grognards en parcourant 4 DOO kilomètres,en side-car, pour « répéter la retraite ». Ecrire une épo-pée glacée et pétaradante, avec en guise de talismanune réplique du bicorne impérial et de carburantspirituel les mémoires du sergent Bourgogne, deLa Baume et de Caulaincourt. Froid et boue, étapesgelées, vodka et toasts à la cosaque, vers la Berezina !Ça roule et ça contemple, ça cause et ça médite, surl'époque et la France, Napoléon et l'Europe, la mortet la vie. L'épopée en est devenue une autre, livresque,diablement tonique, rebelle à mort. Le jour mêmeoù Sylvain Tesson en remet le manuscrit à son édi-teur, cet adepte de la grimpe sauvage tombe deic mètres. En mille morceaux. Coma puis réveil. Ilavait réserve ses premiers mots au Point (n° 2 201).Qu'est-ce que ça fait de se réveiller dans la France du7 janvier? Avec la tête pleine de Napoléon?Rencontre •

PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOTLe Point: Vous êtes revenu de la mort et vousvous réveillez dans une France où la mort frappeau coeur tout ce que vous aimez: le style,le panache, la liberté. Que pensez-vous de cemonde dans lequel vous rouvrez les yeux?SylvainTesson:Si j'étais mort, cela aurait été de monfait : un accident dû à la maladresse. Rien de communavec la mort des victimes de l'islamisme, assassinéespour leur esprit. On aurait tort de penser que la tue-rie de Charlie Hebdo est l'événement fondateur du pro-blème islamiste en Europe et en France. lise développedepuis quarante ans sans que le débat soit possiblesur le caractère violent de cette religion. Au nom del'antiracisme, il n'est pas permis d'apporter une cri-tique à l'islam. Le terme d'« islamophobie » - forgé, j elerappelle, par l'ayatollah Khomeyni-nousfaitcroireque la critique d'une philosophie s'apparente à uneattaque envers la communauté de ses adeptes. C'estune infection du champ intellectuel par un virus sé-mantique : notre pays est coutumier de ce syndrome.Je souhaite qu'il naisse de la tuerie de Charlie un dé-bat. Mais je n'ai pas d'espoir.Pourquoi?Peu après la tuerie, la majorité des hommes poli-tiques bégayaient « Pas d'amalgame, pas d'amal-game ». Comme si on pouvait considérer que lareligion n'avait pas inspire les tueurs. L'amalgamepermet de relier les événements, de fabriquer leschaînes de causalité. N'est-il pas précisément l'undes ressorts de la pensée ? Croient-ils, ces amalgamo-phobes, que les événements se développent isolé-ment ? Ne savent-ils pas que l'Histoire est précisémentl'amalgame d'un événement à sa cause ?La France est-elle encore ce «petit paradispeuplé de gens qui se pensent en enfer»

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ConfessionsimpérialesII est tombé. Aujourd'hui, ilest sur pied, un peu cassé,mais vivant. Sylvain Tessonpublie «Berezina», le récitde son voyage dans les pas dela Grande Armée. Entretien.

C 'est le récit d'une folle équipée. Trois garçonsqui, alors qu'ils escaladent des parois de granitde fjord en fjord, du côté de la terre de Baffin,

veulent renouer avec le «vrai voyage». «Unefoliequi nous emporte dans îe mythe, une glissade à la Ke-rouac», dit l'un d'eux. C'est Sylvain Tesson. Il a uneidée derrière la tête: la retraite de Russie a 200 anset il veut faire une offrande kilométrique aux fan-tômes des grognards en parcourant 4 DOO kilomètres,en side-car, pour « répéter la retraite ». Ecrire une épo-pée glacée et pétaradante, avec en guise de talismanune réplique du bicorne impérial et de carburantspirituel les mémoires du sergent Bourgogne, deLa Baume et de Caulaincourt. Froid et boue, étapesgelées, vodka et toasts à la cosaque, vers la Berezina !Ça roule et ça contemple, ça cause et ça médite, surl'époque et la France, Napoléon et l'Europe, la mortet la vie. L'épopée en est devenue une autre, livresque,diablement tonique, rebelle à mort. Le jour mêmeoù Sylvain Tesson en remet le manuscrit à son édi-teur, cet adepte de la grimpe sauvage tombe deic mètres. En mille morceaux. Coma puis réveil. Ilavait réserve ses premiers mots au Point (n° 2 201).Qu'est-ce que ça fait de se réveiller dans la France du7 janvier? Avec la tête pleine de Napoléon?Rencontre •

PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOTLe Point: Vous êtes revenu de la mort et vousvous réveillez dans une France où la mort frappeau coeur tout ce que vous aimez: le style,le panache, la liberté. Que pensez-vous de cemonde dans lequel vous rouvrez les yeux?SylvainTesson:Si j'étais mort, cela aurait été de monfait : un accident dû à la maladresse. Rien de communavec la mort des victimes de l'islamisme, assassinéespour leur esprit. On aurait tort de penser que la tue-rie de Charlie Hebdo est l'événement fondateur du pro-blème islamiste en Europe et en France. lise développedepuis quarante ans sans que le débat soit possiblesur le caractère violent de cette religion. Au nom del'antiracisme, il n'est pas permis d'apporter une cri-tique à l'islam. Le terme d'« islamophobie » - forgé, j elerappelle, par l'ayatollah Khomeyni-nousfaitcroireque la critique d'une philosophie s'apparente à uneattaque envers la communauté de ses adeptes. C'estune infection du champ intellectuel par un virus sé-mantique : notre pays est coutumier de ce syndrome.Je souhaite qu'il naisse de la tuerie de Charlie un dé-bat. Mais je n'ai pas d'espoir.Pourquoi?Peu après la tuerie, la majorité des hommes poli-tiques bégayaient « Pas d'amalgame, pas d'amal-game ». Comme si on pouvait considérer que lareligion n'avait pas inspire les tueurs. L'amalgamepermet de relier les événements, de fabriquer leschaînes de causalité. N'est-il pas précisément l'undes ressorts de la pensée ? Croient-ils, ces amalgamo-phobes, que les événements se développent isolé-ment ? Ne savent-ils pas que l'Histoire est précisémentl'amalgame d'un événement à sa cause ?La France est-elle encore ce «petit paradispeuplé de gens qui se pensent en enfer»

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Gueule cassée. SylvainTesson, chez lui, à Paris.«A cause de la paraly-sie de la partie droitede mon visage, j'ai la(sale) gueule d'un per-sonnage de Calvino.»

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«Napoléonressemble à unhéros littéraireshakespearien,donc maudit.Il vivait un romanqu'il écrivaitlui-même.Notre personnelpolitique?Il se flatte de neplus lire.»

Quête, sylvain lessonen Mongolie en 2013,sur la rive du lac Baïkalen 2010 et dans le dé-sert de Gobi en 2004.Des voyages épuisantspour le corps, libéra-teurs pour l'esprit.

que vous évoquez dans votre livre?Ce pays est le mien. Ses paysages, sa géologie, son gé-nie artistique, mais qu'est devenu ce peuple ? Ce peuplen'est pas un peuple, mais un agrégat d'individus dontchacun fait de lui-même un horizon limite. Le«vivre-ensemble» n'est pas ce désir commun et ro-manesque que décrivait Renan, mais un règlementde copropriété dans l'escalier de service. Nous vivonsune crise plus grave que la crise économique: unecrise de tempérament. La marche pour Charlie Hebdo,heureusement, donne l'idée d'un nouveau saisisse-ment. La question est de savoir comment les pouvoirspublics convertiront en action politique cet élan dela foule. Fera-t-on un ethos du pathos?C'est fini, pour vous, le jeu avec la mort?Non, carj'espèretoujoursmourirviolemment. Orwell,dans « Comment meurent les pauvres », explique en1929 l'absurdité de vouloir mourir chez soi dans sonlit, au risque de toutes les souffrances, alors que laguerre offre le cadeau d'une mort indolore. Mais je neveux plus risquer gratuitement ma vie. A présent, j'ad-mire davantage Caton que James Dean. Pour défendrela liberté contre le moralisme, par exemple, je veuxbien mourir.Vous recherchiez quoi dans la grimpe sauvageet les sports extrêmes?Le picotement dans l'échiné. Le sentiment du « ilétait moins une » qui donnait au reste de la vie unsurcroît de valeur. La gratuite du geste (dans cetteépoque où la vie entière est devenue un marché éco-nomique) et cette élégance que je continue à saluerchez tous les adeptes des sports extrêmes, cette élé-gance de n'avoir pas trop « le sens de la conservationde soi-même », comme disait Dorothy Parker.Et dans ces autres expériences: marcherdans le désert sur les traces d'évadés du goulagou le long d'un gazoduc, s'enfermer dansune cabane russe pendant six mois... vouscherchiez une forme d'ascèse, un héroïsme?Ces voyages n'étaient pas agréables. Mais au moinsle temps me paraissait se charger, ralentir, s'épaissir.Parce que le corps souffrait (un peu) et parce que l'es-prit connaissait une liberté parfaite. Et chacun deces séjours me paraissait une existence à lui seul. J'aitoujours essayé d'ankyloser le temps.Vous avez désormais deux visages: un marquépar les rides, l'autre presque adolescent. Lequel

voulez-vous garder?Oui, à cause de la paralysie de la partie droite de monvisage, j'ai la (sale) gueule d'un personnage de Cal-vino. J'ai toujours voulu vivre perches me voilà pour-fendu. Il faudrait que la partie gauche de mon visage(vieillie) surveille un peu la partie droite (lissée) etfronce le sourcil quand celle-ci rêve encore aux400 coups.Vous dites qu'à l'hôpital vous avez été porté,antalgiquement parlant, par la résistance kurde,à Kobané. C'est-à-dire?Les Kurdes de Kobané nous offrent deux leçons. Lapremière est une leçon de courage digne de l'antique,un héroïsme comparable à celui des moujiks de Sta-lingrad ou de la noblesse de Léonidas aux Thermo-pyles. Avec des AK-4/ et des RPG-/ (aidés certes parquèlques frappes aériennes de l'Otan), ces guerriersmagnifiques tiennent en échec l'armée des islamistes,puissamment pourvus en blindés. Tout cela sous lesyeux des Turcs complices. Les Turcs trahissent tout :le kémalisme, l'Otan, leurs pseudo-aspirations eu-ropéennes... L'Histoire les retiendra comme l'incar-nation moderne de Judas. Et puis, la seconde leçondes Kurdes, c'est que nous avons un ennemi com-mun: l'islamisme. Les Kurdes sont notre dernierrempart contre le djihadisme global. Nous ren-dons-nous compte de cela? Daech est aux portes del'Otan. Nos hommes politiques continuentpourtantà traiter Erdogan avec tous les égards. Encore un peu,ils auraient été prêts à dire aux Kurdes : «Attentionles gars, pas d'amalgame ! » La marche de dimancheva peut-être mettre un terme à la schizophrénied'Etat. La foule a rejeté l'horreur, mais elle s'est peut-être aussi érigée contre notre torpeur.Vous publiez «Berezina», un voyage sur lestraces de l'armée napoléonienne en déroute.Pourquoi faire revivre une défaite?Toute la Grande Armée fut anéantie au retour deMoscou, mais ce furent le froid et le typhus qui dé-cimèrent les troupes. Car tous les affrontementsentre Napoléon et Koutouzov, le chef d'état-majorrusse, furent menés à la faveur des Français. On esten face du premier cas d'anéantissement d'une ar-mée victorieuse ! Pourquoi refaire la route de la re-traite ? Pour saluer les fantômes des grognards deuxcents ans après. Ils croyaient écrire une geste, ils vi-vaient dans la littérature, c'est-à-dire le dépassement

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du réel. Ils n'étaient pas des « individus » préoccupésde leur destin. Ils se savaient inclus dans la geste col-lective, il suffit delirelesrelationsdela retraite faitespar Caulaincourt, Labaume ou Bourgogne pour s'enconvaincre. Ils mouraient pour l'idée de l'Empire;aujourd'hui, seul importe l'empire sur soi.Le roman dè cet Empire s'est écritavec beaucoup de sang...Napoléon a mis le feu à l'Europe et saigné la France.Il y a une véritable folie impériale. Mais il y a aussi, etil ne faudrait pas l'oublier, un projet politique où lesidéaux d'égalité de la Révolution furent mis en pra-tique. Jamais dans l'histoire de France un système nepermit à ce point au moindre commis voyageur d'ac-céder aux plus hautes destinées. Murât, roi de Naples,était fils d'aubergistes. « Ayez du talent, je vous avance.Du mérite, je vous protège », écrivait Napoléon-Mais quel sens cela a, vraiment, de s'élanceren side-car dans le froid, dans la neige, avecsur la tête un bicorne impérial?J'ai toujours cru aux vertus de lacoiffe... Et, si je n'aimepas du tout les commémorations, je voulais tout demême briser le silence qui régnait deux cents ansaprès la retraite et cette somme de souffrance. Je vou-

BJ lais comprendre pourquoi ce peuple a supporté celai eni8i2et pourquoi, deux cents ans plus tard, le même% peuple perd son sang froid et en appelle au gouver-I nement quand il y a une chute de neige sur l'autof route des vacances. Bien entendu, je n'ai pas compris.

On manque aujourd'hui de roman collectif?Napoléon a dit à ses grognards, à Fontainebleau:«J'écrirai ce que je vous ai fait vivre.» Je suis loind'être nostalgique de l'Empire. Je sais, et le répète, ceque fut le prix à payer à la folie napoléonienne. Maisje trouve que l'enfant corse qui grandit sur le granitplanté de châtaigniers et soulève une armée pourl'amener au pied des Pyramides ressemble à un hé-ros littéraire shakespearien, donc maudit. Il vivaitun roman qu'il écrivait lui même. Notre personnelpolitique ? Il néglige l'idée que la littérature est leseul souvenir impérissable des choses que l'on a vé-cues. Qu'offrons-nous en riposte aux agissementsdes djihadistes qui se revendiquent d'un texte? Unautre texte, une vision, un discours, une parole, uneépopée ? Non ! Nos hommes politiques se flattent dene plus lire.Vous parlez souvent de ce que les Grecs anciensappelaient le «kairos», c'est-à-dire le momentdécisif, le point d'inflexion. On y est, non?Oui. Quelque chose est obligé de naître de cette ma-rée de cœurs brisés et d'esprits en révolte qu'on a vusdans les rues dimanche. A présent que la vitalité despeuples s'est érigée contre le dogmatisme sanglant,ce sont les politiques qui doivent agir et devenir leshommes du kairos. La marche de dimanche n'était passeulement la réponse au djihad, elle était l'expressionqu'il fallait commencer à faire quelque chose •«Berezina», de Sylvain Tesson (Guerin, aparaitre).

Grognard. Pour« Berezina », il a suivi,en side-car, les tracesdes soldats de l'arméenapoléonienne,décimée par l'hiverrusse deux cents ansplus tôt. Ici, devant lemonastere deBorodmo.