116
1 Guillemette BOUFFARD Promotion XXVI Institut Albert le Grand Colloque 2020 « L’enfant » « On ne parle pas au nom de l’enfance, il faudrait parler son langage. Et c’est ce langage, oublié, que je cherche de livre en livre… » Georges Bernanos Georges Bernanos dans les années 40 Collection famille Jean Loup Bernanos https://www.bnf.fr/fr/bernanos-histoire-dun-homme-libre Sous la direction de Mme Servane Rayne

On ne parle pas au nom de lenfance, il faudrait parler son ......prêtres et de saints gardiens de la pureté et de linnocence, révoltés par la perversion et la domination du mal,

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • 1

    Guillemette BOUFFARD

    Promotion XXVI

    Institut Albert le Grand

    Colloque 2020 « L’enfant »

    « On ne parle pas au nom de l’enfance, il faudrait parler son langage.

    Et c’est ce langage, oublié, que je cherche de livre en livre… »

    Georges Bernanos

    Georges Bernanos dans les années 40 – Collection famille Jean Loup Bernanos https://www.bnf.fr/fr/bernanos-histoire-dun-homme-libre

    Sous la direction de Mme Servane Rayne

    https://www.bnf.fr/fr/bernanos-histoire-dun-homme-libre

  • 2

    ENGAGEMENT DE NON PLAGIAT1

    Je, soussigné (e) Guillemette Bouffard déclare être pleinement conscient(e) que le plagiat de documents ou d’une partie d’un document publiés sur toutes formes de support, y compris l’internet, constitue une violation des droits d’auteur ainsi qu’une fraude caractérisée. En conséquence, je m’engage à citer toutes les sources que j’ai utilisées pour écrire ce rapport ou ce mémoire. Date : 17 avril 2020 Signature :

    1 Cet engagement de non plagiat doit être inséré en première page de tous les rapports, dossiers, mémoires

  • 3

    INTRODUCTION…………..…………………………………………………………………………….4

    I/ LE LANGAGE DE L’ENFANCE : LA VALEUR SUPERIEURE DE LA PAROLE……………….…...…7

    A) Un langage différent…………………………………….…………………………....……….7

    1- Une représentation différente du monde…………………………………...………….…….….7

    2- Le langage adulte opposé à celui de l’enfant……………………………………………...…....8

    3- Le dialogue impossible…………………………………………………………………...…....9

    B) L’efficacité de la parole…………..………………………………….…………...………….10

    1- Une parole authentique………………………………………………………………………..10

    2- Un langage concret et imagé…………………………………………………………………..12

    3- Le son au service du message……………………………………………………….………...14

    C) La vérité au cœur du discours………………………………………………………………15

    1- La lucidité de l’enfance……………………………………………………………………….15

    2- La vérité imposée à l’imposteur………………………………………………………………16

    3- La perfection du langage de Dieu…..…………………………………………………………17

    II/ UN LANGAGE PERVERTI PAR L’INVERSION DU SENS………………………………………...20

    A) L’impuissance du langage……..…………………………………………………………….20

    1- Une parole propre refusée……………………………………………………………………..20

    2- L’humiliation du langage de l’enfance………………………………………………………..21

    3- Une angoisse indicible…………………………………...……………………………………23

    B) Le langage de l’enfance oublié………………………………………………………………24

    1- La dénaturation de l’enfance………………………………………………………………….24

    2- La révolte par le langage adulte……………………………………………………………….25

    3- Le mensonge de Satan………………………………………………………………………...27

    C) L’échec de la révélation de Dieu…………………………………………………………….28

    1- Le dialogue avec le pécheur…………………………………………………………………..29

    2- La parole remplacée par la narration………………………………………………………….29

    3- L’aveu du secret : une parole d’anéantissement………………………………………………30

    III/ UN LANGAGE RECHERCHE A TRAVERS L’ECRITURE…………………………………………… 32

    A) L’écriture comme processus de recherche…………………………………………………32

    1- Reconquérir son langage…………………………………………………………………… 33

    2- L’écriture dépassant la conscience……………………………………………………………34

    3- La vocation d’écrivain………………………………………………………………………...35

    B) Retrouver l’esprit d’enfance…………………………………………….…………………..36

    1- Le journal : se retrouver avec soi-même………………………………………………………36

    2- La fidélité à l’enfance…………………………………………………………………………37

    3- L’esprit d’enfance et la sainteté……………………………………………………………….38

    C) Rendre l’enfance à ses personnages………………………………………………………...39

    1- Le regard de l’écrivain……………………………………………………………………...…39

    2- Un « romancier sacerdotal »………………………………….……………………………….40

    3- Le sens de la mort des personnages…………………………………………………………...41

    CONLUSION …………………………………………………………………………………………43

    BIBLIOGRAPHIE ...…………………………………………………………………………………..44

  • 4

    INTRODUCTION

    L’écriture de Georges Bernanos est chargée de mystère. Le sens de son œuvre est si

    vaste qu’il semble toujours échapper à la totale compréhension du lecteur, immergé entre le

    beau et le sale, le tendre et le violent, le pur et l’impur, l’innocent et le perverti, l’amour et la

    haine, le bien et le mal, Dieu et Satan, tout ceci souvent sans limites précises.

    Les romans de Bernanos sont très sombres au premier abord : ce sont les histoires de

    personnages aveuglés par le vice, d’autres tentés et poussés jusqu’au désespoir par le diable,

    angoissés, certains se suicident : le monde apparaît perdu, gouverné par le péché, la mort et la

    souffrance. Le premier roman de Bernanos, Sous le Soleil de Satan 1, raconte ainsi la perdition

    dans le péché de l’âme d’une jeune fille de seize ans, Germaine Malorthy, et la tentation

    continuelle subie par un jeune prêtre, Donissan, malgré sa vie de saint. Il porte la marque d’un

    écrivain témoin des horreurs de la première guerre mondiale, à qui la mort inspire une crainte

    profonde depuis son enfance, familier de la souffrance de l’angoisse, de l’infirmité et de la

    maladie.2

    Cependant, ce sont aussi les histoires de personnages qui luttent pour garder l’espérance, de

    prêtres et de saints gardiens de la pureté et de l’innocence, révoltés par la perversion et la

    domination du mal, qui combattent pour enseigner la parole de Dieu et le révéler. La Joie3

    raconte le combat d’une jeune fille, connaissant des extases divines, pour s’abandonner à Dieu

    malgré les mensonges et le péché dans lesquels son entourage l’enferme. Ils sont la création

    d’un écrivain engagé dans le siècle qui abandonne la religion et adopte le totalitarisme en

    Europe. Elevé dans une famille catholique côtoyant de nombreux prêtres, puis mis en pension

    chez les Jésuites à Paris4, l’écrivain met en effet en scène de nombreux curés dans ses romans.

    Certains sont la représentation d’une Eglise trop enfermée dans les conventions et la retenue,

    d’autres la dénoncent, au service du message vivant du Christ. D’abord journaliste politique,

    Bernanos ne cesse également par la suite d’écrire pour « éclairer son pays »5 , même depuis

    l’étranger, notamment le Brésil où il s’installe en 1938.

    1 Paru en 1926, alors que Bernanos avait déjà trente-huit ans, le roman obtient rapidement un grand succès.

    2 BEGUIN A., Bernanos par lui-même, le Seuil, 1954

    Bernanos est victime d’un accident de motocyclette qui lui broie la jambe en 1933, et une maladie de foie qui

    s’aggrave en 1948 cause sa mort. 3 Paru en 1929, il obtient le Prix Fémina.

    4 BEGUIN A., op.cit.

    5 BERNANOS G., cité par BERNANOS J.L, notice biographique in Georges Bernanos – Romans, Plon, 1994

  • 5

    Ce sont également les histoires de personnages qui, malgré leur faiblesse, se révoltent contre

    l’ordre instauré, contre le voile placé devant les regards pour dissimuler la laideur du péché, et

    qui veulent faire éclater la vérité. Le Journal d’un curé de campagne 1 est le récit d’un petit

    curé qui dérange sa paroisse rongée par le mal à cause de sa simplicité et de sa volonté, jamais

    abandonnée malgré les échecs, de faire servir la vérité de Dieu. Jean-Loup Bernanos décrit

    son père comme un être « viscéralement libre, incapable de soumettre sa conscience à la

    moindre compromission »2 : il ne rentre pas dans un cadre politique défini, refuse la Légion

    d’honneur, le ministère, l’ambassade et l’Académie.

    Mais derrière sa nature révoltée, Bernanos est aussi un contemplatif, un poète, aux accents

    souvent tendres, amoureux de la vie et du rire, qui a su conserver un esprit d’enfant.3 Les

    romans de Bernanos sont avant tout les histoires d’enfants. Ses héros sont ceux qui sont

    encore capables de poser un regard d’enfant sur le monde et qui ont préservé en eux cet idéal

    de pureté et d’innocence. Ces romans dénoncent l’enfance écrasée, humiliée par le mal. Dans

    son dernier roman, Nouvelle Histoire de Mouchette 4, le récit de la petite Mouchette n’est

    qu’une succession de misère et de souffrance. Mais même ses personnages les plus médiocres,

    enfermés dans leur mensonge et leur bassesse, gardent une part de leur enfance qui semble

    réapparaître par moment, et à laquelle ils ne peuvent repenser sans nostalgie.5

    Deux phrases énigmatiques de la préface de Les Grands Cimetières sous la lune, un

    écrit politique dans lequel Bernanos confie aussi une part de sa vie, semblent révéler la

    finalité de toute son œuvre dans ce sens : « On ne parle pas au nom de l’enfance, il faudrait

    parler son langage. Et c’est ce langage oublié, ce langage que je cherche de livre en livre. »6

    Pour un auteur engagé comme Bernanos, convaincu de l’existence d’une vocation pour

    chaque homme, l’écriture est nécessairement le moyen de poursuivre une cause supérieure. Le

    langage est l’instrument au service de cette cause, même dans ses romans ; il permet à

    l’écrivain, selon la définition du langage, de mettre en forme des messages multiples.7 Il est ce

    qui représente le monde, ce qui agit sur lui à travers des énoncés performatifs, ce qui interagit

    et communique avec lui. Ce pouvoir du langage révèle quelque chose de la spiritualité de

    l’homme, capable de penser et d’exprimer des concepts abstraits et des réalités immatérielles.

    Selon Bernanos, il existerait donc un langage de l’enfance, qui serait l’objet d’une recherche,

    d’une sorte de quête spirituelle, à travers l’écriture de livres. Il permettrait donc d’exprimer

    des messages plus essentiels, résulterait d’une représentation plus vraie du réel : il serait

    porteur de plus de sens.

    1 Paru en 1936, ce roman est sûrement le plus reconnu de Bernanos.

    2 BERNANOS J.L., Ibid.

    3 BEGUIN A., op.cit., p. 86

    4 Paru en 1937

    5 BEGUIN A., op.cit., p. 5

    6 BERNANOS G., Les Grands Cimetières sous la lune, in Georges Bernanos – Roman, Plon, 1994, p. 1251

    7 D’après la définition de Ferdinand Saussure

  • 6

    Cependant, l’enfant est d’abord celui qui reçoit le langage, qui le possède seulement en

    puissance. La croissance de l’homme, de l’enfant à l’adulte, comporte une notion de progrès ;

    il développe ses facultés physiques et intellectuelles, il perfectionne son langage. Vouloir

    retrouver le langage de l’enfance s’apparenterait plus à une régression. Par ailleurs, dans les

    romans de Bernanos, les personnages principaux d’enfants selon une conception traditionnelle

    sont rares. Ils ont atteint un âge que l’on qualifierait plutôt d’adolescent, le plus jeune d’entre

    eux étant Mouchette, âgée de quatorze ans. De plus, ils semblent voués à l’incompréhension,

    à la solitude et au mal, dont leur parole est marquée. Germaine dans Sous le Soleil de Satan

    découvre le plaisir du mensonge, Chantal d’Ambricourt dans le Journal d’un curé de

    campagne prononce des blasphèmes et des injures devant le curé, Mouchette de la Nouvelle

    Histoire de Mouchette n’arrive même pas à parler à cause de son manque de vocabulaire.

    Leur désir de mort, que deux d’entre elles, Germaine et Mouchette, réaliseront, ne montre pas

    une supériorité spirituelle de leur état.

    D’un autre côté, un personnage de dix-sept ans, Chantal de Clergie, dans La Joie, est

    une sainte selon l’exemple de la voie de la petitesse de Sainte Thérèse, dont le langage est

    marqué par la vérité de Dieu. De même, le petit curé d’Ambricourt du Journal d’un curé de

    campagne et le jeune prêtre Donissan de Sous le Soleil de Satan sont au service de la parole

    d’amour de Dieu. Ces personnages, qui semblent détenir une vérité qui dépasse leur entourage

    ou leurs paroissiens, sont les héros de Bernanos. Ils rencontrent également la tentation du

    désespoir de Satan, l’humiliation, l’échec, ressentent la solitude, et la blessante réalité du

    péché. Ils meurent d’ailleurs au terme des romans, Chantal assassinée, le curé d’Ambricourt

    d’un cancer, et Donissan d’une attaque cardiaque. Mais ils attendrissent le lecteur par leur

    innocence et leur pureté, et semblent les vrais enfants de ses romans.

    Dans quelle mesure parler le langage de l’enfance, étant donné l’incompréhension, la

    solitude, l’humiliation et la mort que rencontrent les enfants des romans de Bernanos, permet-

    il de révéler une vérité, un sens supérieur à l’être humain, que recherchent les personnages de

    Bernanos et l’écrivain lui-même ?

    L’analyse du langage des personnages de Bernanos ayant préservé leur esprit

    d’enfance montrera qu’il poursuit une logique particulière puisqu’il refuse toute retenue ou

    réduction du message, ne cherchant à exprimer que la vérité : il aspire à une communion

    parfaite des êtres en Dieu. Cependant, le langage réduit des personnages adolescents montrera

    l’inversion de sens opérée par Satan, qui les conduit à oublier leur langage d’enfant. Enfin,

    l’étude de la conception de l’écriture selon Bernanos exposera la recherche de l’esprit

    d’enfance de l’écrivain à travers ses romans.

  • 7

    I/ Le langage de l’enfance : la valeur supérieure de la parole

    Les personnages du prêtre Donissan, du curé d’Ambricourt et de Chantal de

    Clergie suscitent l’incompréhension dans leur entourage et sont traités en enfants par ce

    dernier, car ils ont préservé une pureté et une innocence jugées trop naïves. Cependant, c’est

    cet esprit d’enfance en eux qui donne un pouvoir important à leur parole, car elle révèle la

    vérité qu’ils détiennent de Dieu. S’ils ressentent si profondément la solitude, c’est parce qu’ils

    rêvent d’une communion parfaite des êtres, d’un langage qui transcenderait les corps. Ils

    semblent d’ailleurs percevoir les âmes grâce à leur charité.

    A) Un langage différent

    Ces personnages, qui font donc figures d’enfants dans les romans de Bernanos, se

    détachent du monde qui les entoure par le regard différent qu’ils portent sur lui, qui cherche

    toujours le sens. C’est pourquoi le dialogue avec les personnages adultes, dont le regard est

    perverti par l’orgueil et le mal, paraît impossible.

    1- Une représentation du monde différente

    Le regard que porte l’enfant de Bernanos sur le monde est avant tout un étonnement,

    qui lui fait se poser la question du « pourquoi ». Leur langage est donc imprégné de cette

    représentation particulière du réel. Ils cherchent à comprendre, et ils questionnent tout ce qui

    les entourent et ce qu’ils vivent pour leur donner un sens.

    Cela se traduit notamment par la présence de nombreuses phrases exclamatives et

    d’interjection dans leur discours. Le langage vivant du curé de campagne en rend bien

    compte : « Oh ! », « Hélas ! », « Mon Dieu ! » sont autant de termes ponctuant sa parole, qui

    montrent que les enfants ne sont jamais indifférents à ce qui les entoure et que cela les touche

    sensiblement.

    De même, les interrogations sont nombreuses dans leur discours. La répétition de la question

    « à quoi bon ? » dans leur langage montre bien cette interrogation perpétuelle sur le sens.

    « Calculer nos chances, à quoi bon ? »1 se demande le curé de campagne. Et Chantal

    s’interroge pendant tout le roman La Joie à propos de la logique des adultes qu’elle ne

    comprend pas. Elle demande ainsi à Fiodor, un domestique de sa maison qui attend d’elle des

    1 BERNANOS G., Journal d’un curé de campagne, in Georges Bernanos – Romans, Plon, 1994, p.824

  • 8

    miracles après l’avoir surprise durant l’une de ses extases, pourquoi il tente Dieu : « Et à quoi

    bon ? […] A quoi bon le tenter ? »1

    De plus, cet étonnement les conduit à énoncer des constats empreints d’une logique simple

    propre à ce qu’on pourrait appeler la pureté ou l’innocence de l’enfance. C’est le cas des

    réflexions du curé d’Ambricourt dans son journal : « Ma paroisse est dévorée par l’ennui,

    voilà le mot. Comme tant d’autres paroisses ! L’ennui les dévore sous nos yeux et nous n’y

    pouvons rien. Quelque jour peut-être la contagion nous gagnera, nous découvrirons en nous

    ce cancer. On peut vivre très longtemps avec ça. »2 Sa constatation est déstabilisante par sa

    simplicité, mais aussi par la fatalité qu’il exprime, en décalage avec la légèreté de son ton :

    « On peut vivre très longtemps avec ça », preuve d’une certaine lucidité. Cette légèreté, que

    l’on pourrait confondre avec une sorte de naïveté, s’explique par la spontanéité avec laquelle

    les idées viennent à l’esprit d’un enfant, qui interroge et interprète tout ce qu’il voit. Il avoue

    en effet que : « L’idée [lui] est venue hier sur la route », suite à la vision de son village « si

    tassé, si misérable sous le ciel hideux de novembre. »3

    2- Le langage des adultes opposé à celui des enfants

    Les adultes ne comprennent pas les enfants car leur représentation du monde se situe

    totalement à l’opposé de celle des enfants. Ils ne s’étonnent pas devant le monde, donc leur

    langage occulte une grande partie du réel. C’est pourquoi il apparaît réducteur, matérialiste,

    calculateur et égoïste, n’ayant aucun autre horizon qu’une rationalité ramenée à l’argent, au

    confort, à soi-même.

    Lorsqu’au début de Sous le Soleil de Satan, le père de Germaine Malorthy découvre que sa

    fille est enceinte, il soupçonne le marquis de Cardignan d’en être la cause. Il s’ensuit un

    dialogue entre les deux hommes, ou plutôt un combat oral, l’un essayant de ruser pour se faire

    avouer la relation et l’autre pour se faire innocenter. Ce dernier lui annonce « Je viens vous

    parler d’homme à homme. […] il n’est que de parler pour s’entendre, et j’aime mieux vous

    voir avant d’aller plus loin. »4 Par « s’entendre », il ne signifie pas « se dire la vérité », mais

    plutôt « se mettre d’accord sur ce qui nous arrange ».

    Le marquis répond à l’accusation de Malorthy avec ces mots : « Nous ne sommes plus au

    temps des seigneurs : le bien que je prends, on me l’a librement laissé prendre. La

    République est pour tous, mille noms d’un chien ! »5 Il se réfère à des principes historiques ou

    généraux pour montrer sa supériorité au brasseur, bien que ces principes soient vides de sens

    dans cette situation. Les généralités qu’il exprime ne résultent pas d’un questionnement sur le

    réel ni d’une recherche de la vérité, mais seulement d’une recherche d’arguments, qui montre

    1 BERNANOS G., La Joie, in Georges Bernanos – Romans, Plon, 1994, p. 420

    2 BERNANOS G., Journal d’un curé de campagne, op.cit., p.821

    3 Ibid.

    4 BERNANOS G., Sous le Soleil de Satan, in Georges Bernanos – Romans, Plon, 1994, p. 25

    5 Ibid., p. 26

  • 9

    que ses propos ne se justifient pas en eux-mêmes. De plus, l’utilisation d’un juron montre le

    besoin de donner de l’authenticité au propos, qui manquerait sinon de vivacité.

    Malorthy tente de reprendre le dessus en jurant que sa fille lui a avoué que le marquis était

    son amant, bien qu’il n’ait rien obtenu d’elle, et « ce mensonge lui parut sur-le-champ une

    ruse honnête ».1 Mais il se fait mener par le marquis pendant tout le dialogue, ce dernier ayant

    réussi à le convaincre qu’ils étaient finalement tous les deux dupes de Germaine.

    C’est ce qui semble être un dialogue « d’homme à homme », d’adulte à adulte : un moyen de

    faire valoir ses intérêts, des paroles calculées et mesurées pour faire croire ou faire dire

    quelque chose à l’autre. Un rapport de force, finalement, le dominant étant celui qui donne le

    plus l’illusion de vérité dans son langage.

    3- Le dialogue impossible

    Dans ces conditions, le dialogue entre l’enfant et l’adulte semble compromis.

    L’interrogation perpétuelle des enfants vient déranger la représentation restreinte du monde et

    de ses possibilités des adultes. Ils refusent de comprendre une logique qui échappe à leur

    raison. Leur différence de langage les amène parfois à signifier des choses complètement

    différentes avec le même signifiant. C’est pourquoi la communication est impossible : leurs

    angles de vues sont trop différents pour pouvoir se partager.

    D’un côté, les enfants ne comprennent pas le langage pratique des adultes. Le curé de

    campagne se trouve comme « un enfant fourvoyé dans une conversation de grandes

    personnes »2 lors d’une conférence de sa paroisse. Lorsque ses confrères abordent des sujets

    d’argent, leur langage lui est étranger : « ces mots qui pour chacun ont un sens précis me

    paraissent au contraire se distinguer à peine entre eux ». Le lexique-même n’est pas partagé.

    Les enfants sont à la quête de sens dans le langage, et pour eux celui des adultes n’en a pas.

    Dans La Joie, lorsque Chantal discute avec son père et que celui-ci lui expose les raisons

    pratiques pour lesquelles il a décidé d’épouser une nouvelle femme (la mère de Chantal étant

    décédée), elle répond à son argumentation inutile par un baiser. « A quoi bon poursuivre deux

    monologues, chacun de notre côté ? »3, lui demande-t-elle. Pour Chantal, le langage de son

    père n’en est même pas un, car il n’exprime rien de significatif, d’essentiel : « Le bégaiement

    du vieil homme n’était plus, à ses oreilles, qu’une rumeur sans aucun sens précis, une espèce

    de plainte puérile. »4 Elle répond à ses reproches et ses craintes par le seul langage qui a pour

    elle de la valeur, celui de l’amour : « oh ! papa, je vous aime ! », ce qui fait uniquement

    songer à Monsieur de Clergie : « ce n’est qu’une enfant »5. La restriction négative montre

    bien la valeur négative attribuée au point de vue de l’enfance.

    1 Ibid., p. 28

    2 BERNANOS G., Journal d’un curé de campagne, op.cit., p. 840

    3 BERNANOS G., La Joie, op.cit., p. 449

    4 Ibid., p. 454

    5 Ibid., p. 455

  • 10

    En effet d’un autre côté, les adultes jugent également le langage des enfants sans valeur, le

    considérant comme éloigné de la réalité et des nécessités de ce monde. C’est ce que Monsieur

    de Clergy appelle « le point de vue du poète »1 de Chantal. La même accusation est portée au

    curé de campagne par le doyen de Blangermont qui, après avoir tenté de lui expliquer qu’il

    fallait surveiller ses comptes durant un monologue d’une centaine de lignes, lui avoue : « Je

    vous soupçonne d’être poète »2. Ce langage est de plus moqué et tourné au ridicule. Alors que

    le curé de campagne a exprimé un message spirituel avec son langage dans une homélie, il

    raconte la honte qui en a résulté : « A la sortie de la messe, M. le comte m’a dit […] : ‘Vous

    avez eu une belle envolée !’ J’aurais voulu rentrer sous terre. »3

    Donissan, le curé d’Ambricourt et Chantal de Clergie ne se situent pas du tout au

    même niveau de réalité que les adultes qui les entourent et ne les comprennent pas. En effet,

    leur langage d’enfant prend en compte la totalité du réel dont ils tentent d’exprimer le sens.

    B) L’action de la parole sur le monde

    Si le langage des enfants est comparé à celui des poètes, ce n’est peut-être pas à tort.

    En effet, les enfants utilisent toutes les possibilités du langage pour s’exprimer et ainsi

    maximiser la signification de leur parole. Leur discours est porteur de message multiples, et

    même le signifiant, c’est-à-dire le son de leur voix et des mots prononcés, est un support de

    sens pour l’interlocuteur. Leur langage est efficace, souvent performatif, car il constitue à lui

    seul un acte, il leur permet d’agir sur le monde et les personnes qui les entourent : il n’est pas

    utilisé en vain. Grâce à sa simplicité mais également à l’imagination dont il découle, il réussit

    à exprimer les réalités les plus complexes.

    1- Une parole authentique

    Les enfants sont conscients de l’immense pouvoir des mots et l’efficacité de leur

    communication ne tient pas à un discours argumentatif percutant, à une maîtrise

    exceptionnelle du langage. Le processus de communication de ce langage ne se situe pas dans

    l’éloquence : « La parole du curé de Lumbres est difficile, parfois même elle choppe sur

    chaque mot, bégaye. C’est qu’elle ignore le jeu commode du synonyme et de l’à-peu-près, les

    détours d’une pensée qui suit le rythme verbal et se modèle sur lui comme une cire. »4

    Donissan ne maîtrise pas le langage, il « bégaye », sa parole ne suit pas parfaitement sa

    pensée. Mais il cherche à l’exprimer telle quelle : ce n’est pas sa parole, la langue, qui

    1 BERNANOS G., La Joie, op.cit., p. 448

    2 BERNANOS G., Journal d’un curé de campagne, op.cit., p. 864

    3 Ibid.

    4 BERNANOS G., Sous le Soleil de Satan, op.cit.

  • 11

    influence sa pensée. Cette dernière ne se préoccupe pas des codes, n’est pas enfermée ou

    « modelée » par un « rythme verbal ». La maîtrise du langage paraît donc être opposée à

    l’efficacité de la communication, déformant la pensée et le message.1 « C’est qu’il est

    impossible de se croire une minute la dupe d’un tel homme : où il vous mène, on sent qu’il

    monte avec vous. La dure vérité qui tout à coup, d’un mot longuement cherché, court vous

    atteindre en pleine poitrine, l’a blessé avant vous. On sent bien qu’il l’a comme arrachée de

    son cœur. »2 Le désir de communiquer est premier et il suscite « un élan presque corporel,

    d’autant plus convaincant qu’il est pénible ».3 Monique Gosselin, analysant ce passage

    décrivant la prise de parole de Donissan, nomme ce processus « loi de la communication

    féconde » : la parole qui touchera le plus le destinataire est celle qui est arrachée de

    l’émetteur, et qui lui procure même une souffrance physique (« blessé »), que l’on peut

    comparer à l’enfantement.

    Leur langage est opposé au bavardage, c’est-à-dire à un ensemble de paroles abondantes et

    pourtant creuses, superficielles, sans signification, sans conséquence pour le monde. Il ne peut

    non plus être le support d’un discours parasité par des conventions sociales, des normes qui

    affaiblissent son pouvoir. C’est ce discours contre lequel souhaite aller le curé d’Ambricourt :

    « Que de gens se prétendent attachés à l’ordre, qui ne défendent que des habitudes, parfois

    même un simple vocabulaire dont les termes sont si biens polis, rognés par l’usage, qu’ils

    justifient tout sans jamais rien remettre en question ? »4 Il critique ici le langage qui n’est plus

    un choix, qui ne résulte pas d’une volonté ou d’une pensée de l’homme mais d’une habitude,

    d’une répétition, d’un ordre préétabli. Les mots d’un tel langage sont « polis » et « rognés » :

    leur signification est diminuée, ils sont passifs. Le langage ne peut en effet remplir une

    fonction d’expression ou de communication s’il est réduit au code seul ; ce dernier doit être

    un instrument adapté à la subjectivité de chaque expérience, pour ne pas éliminer la

    singularité au profit de la généralité.5

    Le langage des enfants constitue au contraire un acte : il agit sur le monde et sur les

    hommes. Leur parole est d’ailleurs souvent performative. Germaine tue le marquis au terme

    de leur discussion, la nuit où elle s’est enfuie de chez elle. Et lorsque Donissan lui révèle

    qu’elle était sous l’emprise de Satan et lui dit : « Vous n’êtes point devant Dieu coupable de

    ce meurtre. », ces paroles la « clouèrent […] sur place, et retentirent dans son cœur ».6 Une

    simple phrase peut toucher quelqu’un au plus profond de lui, et peut le délivrer de sa faute. Le

    pardon est ainsi une forme de langage performatif.

    D’autre part, l’impératif, le performatif par excellence car il exprime un ordre et fait agir celui

    à qui il est donné, est beaucoup utilisé par les enfants de Bernanos. Chantal intervient ainsi au

    1 GOSSELIN M., L’écriture du surnaturel dans l’œuvre romanesque de Georges Bernanos, Aux amateurs de

    livres, 1989, p. 37 2 BERNANOS G., Sous le Soleil de Satan, op.cit.

    3 GOSSELIN M., op.cit., p. 37

    4 Ibid.

    5 GOSSELIN M., op.cit., p. 46

    6 BERNANOS G., Sous le Soleil de Satan, op.cit., p. 136

  • 12

    milieu d’une crise de sa grand-mère, qui accuse la domestique Francine de l’avoir frappée, en

    ordonnant au médecin La Pérouse et à l’autre domestique Fiodor présents à ses côtés : « Ne

    parlez pas […]. N’essayez pas de lui couvrir la tête, surtout !... Mon Dieu, Fiodor, allez-vous-

    en…non…c’est-à-dire, prévenez Francine, elle doit être cachée quelque part, pas loin d’ici.

    Qu’elle ne se montre pas !»1 Par son langage, Chantal de Clergie possède une autorité, elle

    pousse les autres à agir pour leur bien et celui de Mama (sa grand-mère).

    Finalement, s’ils bredouillent, hésitent, ont l’impression de mal s’exprimer, c’est que

    les enfants choisissent leurs mots selon leur pensée : leur parole est authentique et ne résulte

    pas d’un calcul, d’une habitude, ou d’une volonté de séduire l’auditoire. Et c’est cette

    simplicité qui rend leur parole redoutablement efficace. C’est ce qui amène le chanoine de

    Motte-Beuvron à prévenir ainsi le curé d’Ambricourt de l’hostilité de ses paroissiens après la

    mort de la comtesse : « Que voulez-vous, mon enfant, ces gens ne haïssent pas votre

    simplicité, ils s’en défendent, elle est comme une espèce de feu qui les brûle. » 2 La simplicité

    de la parole du curé est à l’origine d’un vrai feu, se propageant et brûlant tous ceux qu’il

    atteint.

    2- Un langage concret et imagé

    Ils parviennent à exprimer des expériences spirituelles, des sentiments ou des réalités à

    l’aide de métaphores, de comparaisons, appartenant souvent au domaine de la nature. Les

    enfants utilisent donc leur imagination pour expliquer une notion complexe à l’aide d’une

    image simple. Ce besoin d’associer un mot à une image pour en comprendre pleinement le

    sens est montré dans ce passage où le curé de campagne parle de sa paroisse. Il explique qu’il

    ne peut prononcer ce mot sans ressentir un puissant amour, et pourtant il ne lui évoque qu’une

    idée confuse. Il exprime alors ce désir : « Mais je voudrais que le bon Dieu m’ouvrît les yeux

    et les oreilles, me permît de voir son visage, d’entendre sa voix. Sans doute est-ce trop

    demander ? Le visage de ma paroisse ! Son regard ! Ce doit être un regard doux, triste,

    patient, et j’imagine qu’il ressemble un peu au mien […] » 3 Le prêtre aimerait saisir la

    signification de ce mot avec ses sens : l’ouïe, la vue. A travers la personnification de sa

    paroisse et la description d’un visage, qui est une notion concrète, il exprime ce concept

    abstrait. Il « imagine » ; ce pouvoir lui permet d’apporter à son langage une dimension

    matérielle plus accessible.

    Il utilise également la comparaison pour pousser à la réflexion. Par exemple celle-ci portant

    sur la prière, que le curé accuse certains de juger avec trop de légèreté :

    J’ose à peine risquer cette comparaison, je prie qu’on l’excuse, mais peut-être

    satisfera-t-elle un grand nombre de gens dont on ne peut attendre aucune réflexion 1 BERNANOS G., La Joie, op.cit., p. 506

    2 BERNANOS G., Journal d’un curé de campagne, op.cit. infra, p. 935

    3 Ibid., p. 837

  • 13

    personnelle s’ils n’y sont d’abord encouragés par quelque image inattendue qui les

    déconcerte. Pour avoir quelque fois frappé au hasard, du bout des doigts, les

    touches d’un piano, un homme sensé se croirait-il autorisé à juger de haut la

    musique ? 1

    La comparaison lui paraît grossière étant donné le caractère sacré de ce dont il parle, la prière.

    Mais par cette « image inattendue », qui appartient au quotidien de chacun, il interroge

    l’interlocuteur. En cela l’analogie est efficace pour faire réfléchir.

    Le langage de Chantal dans La Joie déborde également de métaphores et de comparaisons.

    Elles lui permettent de faire comprendre sa pensée aux adultes qui l’entourent. Lors de la crise

    de mama, elle compare la condition des hommes à celle d’une fourmi, pour lui faire prendre

    conscience de son orgueil : « Je vous ai portée en effet, dans mes bras, légère comme une

    plume, telle que vous pèserez dans la main de Dieu – une fourmi, une pauvre fourmi…Une

    fourmi passe sa vie à remplir ses greniers, et puis elle s’en va mourir, seule, derrière un petit

    caillou… »2 Cela est non seulement simple à comprendre pour la grand-mère (que tout le

    monde prend pour folle), mais en plus cela attire sa curiosité et permet de lui faire passer un

    message difficile à entendre.

    Chantal se compare d’ailleurs souvent à un petit animal ou à un oiseau, ce qui montre son

    humilité. Le curé de campagne se compare également à un pauvre animal, notamment dans ce

    passage de l’entrevue avec la comtesse où l’esprit de prière lui revient :

    Une malheureuse bête, sous la cloche pneumatique, peut faire tous les

    mouvements de la respiration, qu’importe ! Et voilà que soudain l’air siffle de

    nouveau dans ses bronches, déplie un à un les délicats tissus pulmonaires déjà

    flétris, les artères tremblent au premier coup de bélier du sang rouge- l’être entier

    est comme un navire à la détonation des voiles qui se gonflent.3

    Le lecteur comprend ainsi ce qu’a ressenti le curé : les comparaisons sont un moyen privilégié

    de partager une expérience personnelle par la description d’une expérience générale que

    chacun peut imaginer. Le curé insiste sur le caractère nécessaire et vital de l’esprit de prière

    pour sa vie, en le comparant à l’air. De plus, le vocabulaire très précis, presque scientifique de

    sa comparaison (« tissus pulmonaires », « artères ») permet de rendre le concept le plus

    concret possible. Il ajoute d’ailleurs une seconde comparaison, montrant qu’il est dépendant

    de Dieu comme le navire l’est du vent.

    1 Ibid., p. 885

    2 BERNANOS G., La Joie, op.cit., p. 509

    3 BERNANOS G., Journal d’un curé de campagne, op.cit., p. 925

  • 14

    3- Le son au service du message

    Le signifiant de ce langage permet également de toucher profondément l’interlocuteur

    et d’augmenter l’efficacité de la communication. Le son de la voix passe par un sens, l’ouïe :

    il permet de créer un effet physique chez le destinataire. Après avoir écouté l’abbé Donissan,

    Germaine entend en elle-même « l’écho de cette voix dont la douceur l’avait transpercée »1.

    Le son, le signifiant, retentit à l’intérieur de destinataire, réussit à traverser son corps pour

    toucher le cœur. On peut remarquer la puissance du signifiant dans ce passage de La Joie,

    lorsque Chantal commence à parler à mama en proie à la folie :

    La voix de Chantal le cloua au seuil, stupéfait. […] Ce qui l’avait mis un instant

    hors de lui-même, c’était la tristesse comme augurale de cette voix […]. Tristesse

    désintéressée, surnaturelle, pareille au reproche des anges. Et si simple à la fois, si

    claire, d’un tel frémissement d’innocence et de suavité, qu’elle venait d’atteindre

    en La Pérouse la part réservée, la part intacte de l’âme, et qu’il ne la distinguait

    plus qu’à peine du brusque et délicieux déchirement de son propre cœur.2

    L’isotopie de la blessure en réaction à la voix de Chantal ou de Donissan, montre qu’elle

    constitue une véritable arme : « cloua », « transpercée », « déchirement ». Nous pouvons

    retrouver la notion de communication corporelle ou physique évoquée précédemment avec le

    discours de Donissan : la parole est non seulement arrachée à l’émetteur, mais elle vient en

    plus transpercer le destinataire par la voix. Elle attire la curiosité de l’interlocuteur et ainsi

    augmente l’intérêt qu’il porte au propos (La Pérouse est « stupéfait »), mais lui délivre aussi

    son propre message, en partageant un sentiment : la tristesse pour Chantal, la tendresse pour

    Donissan. Ces voix semblent donner également à partager quelque chose de surnaturel (celle

    de Chantal a quelque chose des « anges »). De la même manière qu’on dit que la beauté d’un

    chant est capable d’élever une âme, la beauté de ces voix semble emmener les destinataires

    vers Dieu : La Pérouse était « hors de lui-même », touché dans « la part intacte de [son]

    âme. »

    Ainsi, le langage de ces enfants est le plus efficace pour communiquer car il transmet

    un message authentique, qui n’est pas altéré par le désir de séduire le destinataire ou de le

    dominer, ou par le souci de respecter un code particulier. La parole de l’enfant n’est pas

    déterminée par un extérieur quelconque : il l’extirpe de son propre corps, grâce à un effort

    physique. Elle est donc un acte, capable de transformer le monde et les personnes qui

    l’entourent. Elle est donc également matérielle, car les enfants cherchent à comprendre

    l’abstrait grâce à leurs sens et l’expriment de façon concrète à l’aide de comparaisons. Enfin,

    1 BERNANOS G. Sous le Soleil de Satan, op.cit., p. 134

    2 BERNANOS G. La Joie, op.cit., p. 507

  • 15

    elle porte la profondeur de leur être : c’est pourquoi le lexique choisi ou le son de cette parole

    (le signifiant) touchent l’âme des destinataires. Cette profondeur est leur vérité, et nous allons

    voir que cette valeur est bien au cœur de leur discours.

    C) La vérité au cœur du discours

    Les enfants ne sont pas naïfs, au contraire, ils sont très conscients non seulement de la

    réalité matérielle du monde qui les entoure, mais aussi de la réalité immatérielle. Cette réalité

    est celle des âmes, qu’ils découvrent souvent pourrie et pervertie par le diable ; elle est

    également celle de Dieu, de sa présence et de sa Parole. Cette lucidité est source de vérité, en

    tant qu’adéquation du jugement au réel. Elle leur permet de reconnaître le mensonge et

    l’imposture et de les combattre grâce à un langage de vérité, qui correspond à celui de Dieu.

    1- La lucidité face à la laideur du péché

    L’enfant, très tôt, est confronté à la laideur du péché et aux mensonges des adultes.

    Donissan, le curé d’Ambricourt et Chantal, s’ils apparaissent très éloignés de cette réalité du

    mal aux yeux de leur paroissiens ou de leur entourage, s’en font au contraire une idée très

    exacte. Ils semblent même avoir le pouvoir de comprendre les messages de l’âme, d’y lire

    ainsi le péché et le mensonge, mais aussi la vérité.

    Le curé d’Ambricourt par exemple mène une réflexion sur la luxure dans son journal. Il

    déplore ses conséquences désastreuses chez l’homme, la manière dont elle le blesse et le

    dévore. Il s’indigne également de la façon dont le monde dissimule ce mal en atténuant sa

    laideur et en le tournant à la dérision, avec légèreté. Il fait ainsi preuve d’une grande

    clairvoyance non seulement sur ce péché mais également sur le mensonge duquel le monde

    l’entoure. Il raconte ensuite comment son enfance misérable l’a conduit à prendre conscience

    de cette destruction : « Un pauvre, à douze ans, comprend beaucoup de choses. Et que

    m’aurait servi de comprendre ? J’avais vu. La luxure ne se comprend pas, elle se voit. » 1 Le

    simple fait de voir la luxure permet à l’enfant d’en faire l’expérience ; il n’a pas besoin de

    comprendre pourquoi elle fait des ravages puisqu’il en est déjà témoin.

    L’importance de la vue (« J’avais vu. ») est d’ailleurs soulignée dans les autres passages où

    les personnages parviennent à reconnaître le mensonge et le péché chez les autres. Ils

    semblent avoir le pouvoir de lire les âmes, recevoir les messages que la parole de

    l’interlocuteur ne prononce pourtant pas. Le visage, et plus particulièrement le regard, est un

    langage qui dépasse les mots et qu’ils comprennent. Lorsque le curé d’Ambricourt est dans le

    confessionnal avec Chantal, il reçoit une sorte de vision : l’image du visage de Chantal à

    travers l’ombre, apparaissant « peu à peu, par degrés. »2 Et dans la suite de l’entretien, le curé

    1 BERNANOS G., Journal d’un curé de campagne, op.cit., p. 897

    2 Ibid., p. 904

  • 16

    devine les intentions de Chantal qu’elle n’avoue pas (« Ce n’est pas de cela que vous êtes

    tentée, je le sais ! »1), ainsi que l’existence de la lettre cachée dans son sac. La vue du visage

    est donc liée à la capacité du prêtre à comprendre les messages cachés, à dépasser les

    mensonges proférés par la parole.

    Cependant dans le visage, le regard de ces pécheurs, subsiste une vérité. Le curé

    d’Ambricourt décrit ainsi celui de Chantal : « La pureté n’y était plus, mais la colère, ni le

    mépris ni la honte n’avaient réussi encore à effacer le signe mystérieux. Ils y grimaçaient

    simplement. »2 Le péché n’est qu’une grimace sur le visage de Chantal, une expression

    mensongère. Il est comme une couche au-dessus de l’âme et au-dessus du visage, dissimulant

    la vérité. Sulpice Mitonnet est un garçon de la paroisse qui effectue souvent des réparations au

    presbytère et le curé apprend qu’il passe pour avoir des mœurs condamnables. Lorsque le soir

    de cette découverte il ouvre la porte de la pièce où Sulpice répare le plancher, ce dernier se

    retourne : « nos regards se sont croisés. J’ai lu dans le sien la surprise, puis l’attention, puis

    le mensonge. Non pas tel ou tel mensonge, la volonté du mensonge. Cela faisait comme une eau

    trouble, une boue. Et enfin […] la vraie couleur du regard est apparue de nouveau, sous cette

    lie. » 3 Le curé est non seulement capable de lire le mensonge mais également la vérité qui se

    cache derrière. Le mensonge n’est qu’une « eau trouble », une « boue » : il dissimule la

    beauté de l’âme sous une couche crasseuse. Mais l’enfant voit à travers cette fausse apparence

    ce que l’imposteur lui-même a oublié : sa vérité, et son langage lui permet de la révéler.

    2- La vérité imposée à l’imposteur

    Le propre de l’imposteur est de se mentir à soi-même en même temps qu’aux autres.

    Progressivement, il s’enferme dans son mensonge qui finit par devenir son unique réalité.

    Mais on ne peut pas cacher la vérité aux enfants, et leur langage la révèle et l’impose à ces

    imposteurs. L’autorité dont font preuve les enfants se découvre d’ailleurs la plupart du temps

    lorsqu’il s’agit de déceler le mensonge et de l’empêcher.

    D’une part, la parole des enfants affirme la vérité face au mensonge, la révélant au grand jour.

    Après avoir parlé avec Chantal dans l’église, le curé d’Ambricourt vient au château pour

    s’entretenir avec la comtesse, afin de la convaincre d’agir pour éviter un malheur de la part de

    sa fille. « Vous n’aimez pas votre fille » assène le curé d’Ambricourt à la comtesse, qui

    cherche à lui faire croire que Chantal n’est qu’une enfant naïve et que ce qu’elle lui a raconté

    (la liaison de son père avec l’institutrice, le non-agissement de sa mère) est faux.

    La vérité ainsi affirmée force les imposteurs à révéler leur secret, leur mensonge. La comtesse

    lutte contre la vérité en face de laquelle le curé l’a placée, jusqu’à ce qu’elle extirpe d’elle le

    mensonge qu’elle avait enfoui. Quand le curé demande à la comtesse si elle croit, comme son

    mari, que Chantal reviendra si elle quitte le château, il décrit ce mouvement irrésistible qu’il

    1 Ibid., p. 905

    2 Ibid., p. 906

    3 BERNANOS G., Journal d’un curé de campagne, op.cit.

  • 17

    perçoit : « Le regard surpris en plein mensonge disait : ‘oui’, alors que l’irrésistible

    mouvement de l’être intérieur jetait le ‘non’ par la bouche entrouverte. »1

    C’est le même pouvoir à l’œuvre lors de la discussion dans La Joie entre Chantal de Clergie et

    Cénabre, ce prêtre qui n’a plus la foi. Après avoir avoué ce secret à Chantal, il repense ainsi à

    leur discussion : « Quelques heures plus tôt, tandis qu’il s’appliquait de toutes ses forces à

    retenir devant Mlle Chantal les paroles dangereuses, équivoques, capables de le trahir, il

    semblait qu’elles sortissent d’elles-mêmes se ranger en ordre ».2 La vérité semble être sortie,

    comme attirée par la personne de Chantal. La lutte est inutile : c’est un mouvement

    irrésistible. Cette dernière culpabilise d’ailleurs d’avoir « arraché » ce secret à Cénabre, de

    l’avoir « dérobé ».3 Cela montre bien qu’il n’y avait pas de volonté de la part de celui-ci.

    Cette vérité révélée et avouée malgré l’intéressé le délivre, car l’imposteur s’entoure de

    son mensonge et finit par s’enfermer dans ce qui constitue ainsi son unique réalité4. Chantal

    décrit ce phénomène d’imposture à propos de sa grand-mère, Mama, qui s’enferme depuis des

    années dans un faux état de folie dans lequel tout le monde la pousse à se complaire : « Elle a

    construit son histoire ainsi, comme un oiseau son nid, mensonge par mensonge, et vous faites

    semblant d’y croire, vous refusez de la libérer. Mon Dieu, il me semble pourtant qu’il n’y a

    pas de mensonges plus redoutables que ceux-là qu’on commet contre soi-même ? »5 C’est

    d’ailleurs pourquoi les imposteurs, sans se l’avouer, cherchent à se confier aux enfants.

    Pourquoi la comtesse confie-t-elle son secret à un simple petit prêtre ? Pourquoi un prêtre

    aussi imposant et même célèbre que Cénabre se confie-t-il à une jeune fille ? Ils reconnaissent

    finalement la supériorité de la parole de l’enfance, de la vérité qui leur apporte la paix. « Tu

    ne mens pas, toi, ma jolie… On t’écoute, on respire ; que cela est frais ! »6 avoue Mama à

    Chantal. C’est d’ailleurs ce que reproche cette dernière à bout de force à son entourage :

    « Suis-je ainsi faite que vous me deviez donner vos mensonges à garder ?»7 La parole de

    Donissan, du curé d’Ambricourt ou de Chantal de Clergie apporte la paix aux autres parce

    qu’elle est imprégnée de Dieu.

    3- La perfection du langage de Dieu

    S’ils parviennent à communiquer aussi efficacement, à concrétiser des abstractions et les

    expliquer, et à agir sur les autres grâce à leur langage, c’est parce que leur langage d’enfant

    est perfectionné par Dieu, qui parle ce langage.

    Les enfants sont plus proches de Dieu que ne le sont les adultes, et plus capables de

    comprendre sa Parole, ce qui montre que le langage de Dieu et celui de l’enfance ne font

    1 Ibid., p. 920

    2 BERNANOS G. La Joie, op.cit., p. 549

    3 BERNANOS G., La Joie, op.cit., p. 543

    4 GILLE P., Bernanos et l’angoisse, Presses universitaires de Nancy, 1984

    5 BERNANOS G., La Joie, op.cit., p.511

    6 Ibid., p. 509

    7 Ibid.

  • 18

    qu’un. Le curé d’Ambricourt rend souvent visite au curé de Torcy, un prêtre plus âgé qu’il

    apprécie pour sa sagesse et les conseils qu'il lui donne. Celui-ci lui fait part de ses réflexions

    sur la pauvreté, qui s’apparente à l’enfance dans sa petitesse, pour laquelle et parmi laquelle

    Dieu s’est incarné. Il explique au petit curé : « l’idéal, vois-tu, ce serait de ne prêcher

    l’Evangile qu’aux enfants. »1 L’Evangile, la Parole de Dieu, ne peut pas être comprise par les

    riches, les Grands, s’apparentant aux adultes. Dieu parle uniquement aux petits.

    D’autre part, la Parole de Dieu est corporelle, physique, permettant cette

    communication parfaite qu’est la communion, le saint-sacrement de Dieu. La Croix du Christ

    incarne ce désir de transparence du corps, qui ne ferait plus qu’un avec la parole.2 C’est à

    partir de cette Croix que Chantal a une vision et tombe dans l’extase, qui est une forme de

    communion : « Ce fut comme un arrachement de l’être, si brutal, si douloureux, que l’âme

    violentée n’y put répondre que par un horrible silence. »3 Cette communion procure une

    douleur physique car elle « arrache » l’être : l’extase atteint la perfection du langage. En

    effet, ici ce n’est pas seulement la parole qui est arrachée de soi, ni même la pensée, mais

    l’être en entier.

    C’est d’ailleurs une communion silencieuse (« horrible silence »). Dieu se passe de mots ou

    de sons, de signifiant. Il est silencieux : « le Silence qu’elle appelait roula sur elle, la

    recouvrit. »4, et c’est ce silence qui fait le sens. Au cours du récit de son journal, le curé

    d’Ambricourt semble tomber peu à peu dans une sorte de ténèbres, perdant l’esprit de prière,

    ne trouvant plus de sens à son rôle de prêtre. Cependant il retrouve ce sens lors de sa

    rencontre dans le confessionnal avec Chantal, dont il aperçoit le visage après avoir prié. Il

    raconte alors à propos de cette image : « elle rétablissait le silence d’autrefois, le bienheureux

    silence au-dedans duquel Dieu va parler – Dieu parle… »5 Le silence est le signe de la Parole

    de Dieu.

    Le langage de Dieu est également le langage performatif, qui permet de créer, de

    pardonner, de guérir ou de bénir. « Soyez donc en paix, ma fille. »6 : ces simples paroles

    adressées à la comtesse transforment son cœur et lui permettent d’entrer en Dieu. En

    l’appelant « ma fille », le curé accomplit déjà la parole qui lui permet de redevenir enfant de

    Dieu.

    Enfin, le langage de Dieu exprime directement son être, son amour. Ce que l’on peut

    appeler des concepts sont communiqués, communiés à l’état pur, tout comme la douleur.

    Chantal partage ainsi l’Agonie du Christ lors de son extase. Dans la lettre que la comtesse

    écrit au curé après leur entretien, elle décrit l’espérance qu’elle a reçue ainsi : «

    1 BERNANOS G., Journal d’un curé de campagne, op.cit., p. 854

    2 GOSSELIN M., op.cit., p. 37

    3 BERNANOS G., La Joie, op.cit., p. 525

    4 Ibid., p. 526

    5 BERNANOS G., Journal d’un curé de campagne, op.cit., p. 904

    6 Ibid., p.927

  • 19

    Une espérance qui est comme la chair de ma chair. Cela est inexprimable. Il faudrait des

    mots de petit enfant. »1 L’enfance est donc associée à l’expression de l’être dans sa chair

    même, donc de tout ce qu’il contient, même les réalités les plus abstraites. C’est pourquoi il

    est le plus capable de recevoir et de comprendre la Parole de Dieu.

    Cependant le langage particulier qu’est la prière permet cette communion et ce silence.

    Des mots répétés simplement peuvent parler à Dieu. Le signifiant possède donc également un

    pouvoir particulier dans ce langage. La comtesse d’Ambricourt, désirant retrouver Dieu après

    avoir été libérée de son péché de désespoir par le curé, lui demande : « Que voulez-vous que je

    dise ? », et il répond : « Dites : Que votre règne arrive. »2, ce qu’elle répète. Cela montre que

    des mots qui n’ont pas été pensés, qui ne proviennent pas de soi, peuvent pourtant parler à

    Dieu, car ils sont une forme d’abandon. Le langage de l’enfant, qui répète les mots appris, lui

    permet de prier. Chantal effectue d’ailleurs cette comparaison lorsqu’elle s’abandonne :

    « Ainsi qu’un enfant répète sans le comprendre, avec une docilité sacrée, les mots qu’il

    reçoit, un par un, des lèvres maternelles »3

    Le langage des enfants, différent de celui des adultes, semble plus efficace, plus

    proche de la vérité : il permet d’exprimer la réalité des âmes, celle de la pensée, du

    monde…qu’ils perçoivent plus clairement. Il est en acte par la parole de ces personnages qui

    possèdent l’esprit d’enfance : ils parlent le langage de l’enfance.

    Cependant les enfants que sont Donissan, le curé d’Ambricourt ou Chantal de Clergie, sont

    des saints. Ce langage correspond à celui de Dieu, qui le perfectionne. Le langage de

    l’enfance semble donc indissociable de la foi et l’espérance en Dieu. Il a donc besoin d’être

    actualisé par Dieu. Afin que la lucidité des enfants soit source de vérité, il faut qu’ils espèrent

    en cette dernière. Même si cette espérance, nécessitant un abandon à Dieu, est l’objet d’une

    lutte de la part de Donissan, du curé d’Ambricourt et de Chantal de Clergie, ils restent fidèles

    à leur enfance et leur langage. Or d’autres personnages, comme Germaine, Mouchette ou

    Chantal, ne rencontrent que Satan autour d’eux : comment pourraient-ils conserver cet esprit

    d’enfance que l’expérience du péché sans la foi en Dieu détruit ?

    L’analyse de la double logique de l’action de Satan sur leur langage permet de comprendre

    pourquoi elles ne trouvent aucun sens à leur vie.

    1 Ibid., p. 928

    2 Ibid., p. 926

    3 BERNANOS G, La Joie, op.cit., p. 526

  • 20

    II/ Un langage perverti par l’inversion du sens

    A côté des héros de Bernanos se trouvent des personnages entre l’enfant et l’adulte, les

    principaux des romans étudiés étant Germaine1 dans Sous le Soleil de Satan, Chantal

    d’Ambricourt dans le Journal d’un curé de campagne et Mouchette dans la Nouvelle Histoire

    de Mouchette. A quatorze ou seize ans, elles ne rencontrent que la misère du péché et du mal

    autour d’elles. Leur vérité d’enfant est humiliée par l’œuvre de Satan. La lucidité dont elles

    font preuve à propos du péché ne les amène donc pas à révéler la vérité, mais à désespérer et à

    tomber dans ce péché, qu’elles comprennent dès lors comme seule réalité. Leur langage est

    encore en puissance, mais il est perverti par le mal, perdant ainsi sa valeur. Leur vie est si

    remplie du mensonge de Satan que même la révélation de Dieu ne rétablit pas leur vérité.

    A) L’impuissance du langage

    Au milieu de ce monde ou règne Satan, le langage des enfants est humilié : il ne

    semble plus capable de dire quoi que ce soit. Les mots sont insuffisants pour exprimer

    l’angoisse de l’enfance face au mal et à la misère, la haine, la colère et le dégoût que cela leur

    inspire. De plus, leur parole est constamment dévalorisée : soit on ne les écoute pas, soit on

    s’en moque. Le ressenti de leur propre impuissance les enferme alors dans une animalité où le

    langage n’a plus sa place.

    1- Une parole propre refusée

    Face aux adultes, la parole en tant qu’expression de leur subjectivité leur est refusée,

    au titre de leur infériorité. On leur fait comprendre qu’ils n’ont rien à dire, qu’ils n’ont pas le

    droit d’utiliser et de développer cette faculté de langage, ou alors qu’ils doivent dire

    exactement ce qu’on attend d’eux. Le langage utilisé par les adultes comme moyen de

    supériorité et de possession renvoie donc les enfants à leur impuissance.

    Cette volonté de pouvoir sur l’enfant par le langage est illustrée par le personnage de M.

    Malorthy, le père de Germaine, à propos duquel l’auteur explique avec ironie : « Pour

    beaucoup de niais vaniteux que la vie déçoit, la famille reste une institution nécessaire,

    puisqu’elle met à leur disposition, et comme à portée de la main, un petit nombre d’êtres

    faibles, que le plus lâche peut effrayer. »2 En effet, après avoir été blessé dans son amour-

    propre par sa discussion avec le marquis, qu’il n’a pas réussi à faire parler à propos de sa

    1 Elle est également appelée Mouchette, cependant nous conservons ce prénom de Germaine pour éviter une

    confusion avec la « seconde » Mouchette. « Dès les premières pages de ce récit le nom familier de Mouchette

    s’est imposé à moi si naturellement qu’il m’a été dès lors impossible de le changer » indique Bernanos au début

    de la Nouvelle Histoire de Mouchette. 2 BERNANOS G., Sous le Soleil de Satan, op.cit., p. 32

  • 21

    liaison avec sa fille, il redemande à cette dernière : « Veux-tu parler, oui ou non ? »1 Cette

    question est rhétorique : il ne demande pas l’avis de sa fille, il cherche à se faire obéir, il

    menace. Germaine refuse d’ailleurs d’avouer le nom du père de son enfant et ne répond à

    l’interrogatoire de ses parents que par des pleurs, car elle refuse de se soumettre.

    Madame, la maîtresse de Mouchette, semble exercer la même autorité qui révolte l’enfant. Le

    cours de musique que Mouchette aperçoit depuis sa cachette est représentatif de cette

    domination : « Le bras maigre [de Madame] se lève et s’abaisse en mesure, parfois reste

    tendu, menaçant, dominateur, tandis que les voix s’abaissent lentement, ont l’air de se

    coucher aux pieds de la dompteuse ainsi que des bêtes dociles. »2 Elle est comparée à une

    « dompteuse », et les élèves à des « bêtes », ce qui montre qu’ils doivent uniquement

    reproduire le chant de la maîtresse, à la manière d’animaux dressés à la punition

    (« menaçant »). C’est pourquoi Mouchette hait le chant. Elle possède une belle voix, que

    Madame veut entendre, mais depuis cette année où elle a atteint quatorze ans, « elle s’obstine

    […] à ‘parler de la gorge’ ».3 Lorsque la maîtresse s’en rend compte, elle force Mouchette à

    chanter, et c’est alors une « lutte inégale dont personne ne saura jamais la cruauté ».4 En

    effet Mouchette se sent humiliée par cette domination exercée sur cette part profonde d’elle-

    même qu’exprime, encore plus que la parole, le langage du chant. Elle ne se sent libre que de

    prendre cette voix rauque et son accent picard, qui semblent la délivrer de l’emprise de la

    maîtresse. Lorsqu’elle entend de la musique, « chaque note est comme un mot qui la blesse au

    plus profond de l’âme ».5 Elle ne connaît la musique, qui est comme la parole, qu’à travers la

    domination de l’adulte. Elle ne la perçoit que comme une parole forcée qui la blesse car en

    entendant ce chant provenant de son être le plus profond, Madame prend comme possession

    de Mouchette.

    2- L’humiliation du langage de l’enfance

    L’incompréhension que les enfants rencontrent chez les adultes les convainc qu’ils

    n’arriveront jamais à s’exprimer et que le langage est inutile. De plus, lorsqu’ils parlent, leurs

    mots sont interprétés d’une manière humiliante et blessante.

    Lorsque Mouchette s’échappe de l’école, elle se perd dans les bois au milieu d’une tempête,

    où la trouve le braconnier Arsène, qui l’emmène alors se réfugier dans sa cabane. Ivre, Arsène

    lui invente qu’un cyclone se déchaîne dehors, et qu’il vient de commettre un meurtre. Il lui

    demande d’être sa complice et de ne pas raconter qu’elle est venue chez lui. Arsène éveille un

    nouveau sentiment chez Mouchette, tant le visage du braconnier lui semble si pareil au sien.

    Mais il tombe soudainement dans une crise d’épilepsie, et Mouchette le croit mort. Alors elle

    1 Ibid., p. 32

    2 BERNANOS G., Nouvelle Histoire de Mouchette, in Georges Bernanos – Romans, Plon, 1994, p. 1181

    3 BERNANOS G., Nouvelle Histoire de Mouchette, op.cit., p. 1182

    4 Ibid., p. 1183

    5 Ibid., p. 1182

  • 22

    prend la tête de l’inconscient dans ses bras, et « tout d’un coup elle chanta. »1, offrant sa voix

    comme par amour, livrant son secret, la part la plus profonde de son être qu’elle-même ne

    reconnaît pas. « Elle le lui avait donné comme elle se fût donnée elle-même, si l’enfant ne

    l’eût encore chez elle emporté de loin sur la femme. »2 Ce don est le plus beau et le plus grand

    que puisse faire l’enfant. Mais ce don magnifique n’éveille qu’un désir malsain chez Arsène,

    qui profite de la vulnérabilité de Mouchette et de la confiance qu’elle lui accorde pour la

    violer. Le langage de l’enfance de Mouchette, rencontrant le langage du mal, est blessé et

    humilié de la pire manière qu’il soit.

    Dans une moindre mesure, son langage est humilié par M. Mathieu, le garde-chasse

    qu’Arsène racontait avoir tué. Mouchette lui rend visite afin de savoir la vérité, et celui-ci la

    questionne à propos de l’activité d’Arsène cette nuit, accusé d’un banal délit de braconnage.

    Pour le protéger, elle répond qu’elle est restée toute la nuit chez lui. Le garde se moque alors

    de cette parole : « La nuit ? T’as passé la nuit dans la cabane d’Arsène. Ben, ma gosse, pour

    une fille de ton âge, tu m’as l’air de ne pas trop connaître la valeur des mots. Toute la nuit,

    ben, farceuse ! »3 Pour M. Mathieu, une fille de quatorze ans ne devrait plus être une enfant,

    et comprendre la « valeur des mots », c’est-à-dire leur signification selon les représentations

    adultes qui connaissent la luxure, selon le calcul de la réaction des autres. Il utilise en plus

    l’ironie, que Mouchette ne comprend pas. Il la place ainsi comme inférieure à lui.

    La même réduction est assignée à Germaine. Lorsqu’elle fuit sa maison et rejoint le marquis

    de Cardignan, elle explique à son amant dubitatif qu’elle ne retournera jamais chez ses

    parents. Elle lui propose alors : « Gardez-moi ? »4 , ce à quoi le marquis répond : « Te garder,

    par exemple ! […] Te garder ? Tu ne doutes de rien. Où te garder ? Crois-tu que je dispose

    ici d’une oubliette à jolies filles ? On ne voit ça que dans les romans, finaude ! »5 Germaine

    exprime sous la forme d’une interrogation la possibilité de vivre avec lui et la relation qu’ils

    devraient entretenir. Cependant, le marquis interprète ce message en calculant avant tout la

    capacité de réussite de ce qu’il comprend comme une option. La surprise que provoque chez

    lui cette idée, manifestée par la répétition de « te garder », les exclamations et les

    interrogations, nous montre que son esprit ne l’avait pas même envisagé. Selon lui Germaine

    fait preuve de naïveté et même d’inconscience, elle se situe dans un univers irréel, celui des

    « romans ».6 Il croit donc devoir expliquer à Germaine la réalité de ce dont elle parle, alors

    qu’elle signifiait quelque chose de différent et, en un sens, de plus essentiel.

    Même lorsqu’ils essayent d’exprimer leur désespoir, on ne leur prête pas attention, on les

    écarte, car ils menacent de révéler certains mensonges. C’est pourquoi la comtesse

    d’Ambricourt s’aveugle à propos de sa fille et tente de démentir, de réduire à néant ce qu’elle

    1 Ibid., p. 1202

    2 Ibid., p. 1203

    3 BERNANOS G., Nouvelle Histoire de Mouchette, op.cit., p. 1229

    4 BERNANOS G., Sous le Soleil de Satan, op.cit., p. 37

    5 Ibid., p. 38

    6 Ibid., p. 41

  • 23

    a avoué au curé. « Les jeunes personnes sont toujours malheureuses, incomprises. Et on

    trouve toujours des naïfs pour les croire… »1, prévient-elle le prêtre.

    3- Une angoisse indicible

    L’angoisse ressentie par ces enfants est indicible : ils ne trouvent pas les mots pour

    l’exprimer, et parfois même leur misère les empêche de les penser. Cette angoisse qu’ils

    ressentent dans leur chair les enferme dans une forme d’animalité.

    Mouchette ne peut exprimer sa souffrance après l’acte commis par Arsène, d’abord car elle ne

    dispose pas des mots nécessaires. « Nulle confidence future ne saurait la délivrer de ce secret-

    là, car la malheureuse ne dispose que d’un certain nombre d’idées élémentaires que son

    vocabulaire est encore trop court pour exprimer. Ce secret restera celui de sa chair. »2 Si la

    pensée ne doit pas être enfermée dans les mots ou par une structure grammaticale pour rester

    authentique, en revanche elle ne peut pas exister clairement sans langage, sans un ordre de

    signes. Mouchette, privée du langage dans sa misère, semble condamnée à être enfermée dans

    le sensible, dans son corps, « sa chair ».

    De plus, l’angoisse et la haine ressenties sont si fortes qu’elles sont indicibles. Face à

    Donissan qui lui parle de Dieu, Germaine se remplit soudain d’une immense colère due à

    toutes les injustices endurées, qui « jaillit d’elle tout d’un coup »3. Germaine ne maîtrise pas

    le langage, pas plus que sa fureur ; mais de plus cette dernière est si envahissante qu’elle ne

    peut la dire : « Elle ne trouvait d’abord aucun mot ; en était-il pour exprimer ce transport

    sauvage ? »4 Ce sentiment est « sauvage » : il n’appartient pas au champ de connaissance

    humaine : il ne peut donc pas être exprimé par des mots.

    Mouchette et Germaine semblent donc être réduites à un état de sauvagerie, et à l’expression

    de leur souffrance par des cris et des gémissements. Seul le cri semble capable de retranscrire

    la folie dans laquelle l’angoisse fait tomber Germaine. Quand elle raconte le meurtre du

    marquis à Gallet, il refuse de la croire, tournant son histoire à la dérision et l’attribuant à un

    rêve ou une démence. Face à cette incompréhension et ce démenti de sa parole, la jeune fille

    se dresse devant lui, son regard n’exprimant « plus qu’un affreux désespoir »5, et crie. Son cri

    est une « plainte surhumaine »6 car il exprime une souffrance surhumaine. Et pourtant le

    premier geste du médecin Gallet est une tentative d’étouffer ce cri, « comme l’assassin lutte

    avec un cœur vivant »7 : il chercher à tuer cette enfance qui dérange sa maison, son confort,

    Mme Gallet. Il finit par vaincre Germaine grâce à un mouchoir imbibé d’éther.

    Les enfants éprouvent une angoisse inhumaine, insupportable, et pourtant on essaye d’étouffer

    leur plainte, d’empêcher son expression. Ils sont vaincus par la force, les adultes les enferment

    1 BERNANOS G., Journal d’un curé de campagne, op.cit., p. 913

    2 BERNANOS G., Nouvelle Histoire de Mouchette, op.cit., p. 1213

    3 BERNANOS G., Sous le Soleil de Satan, op.cit., p. 135

    4 Ibid., p. 135

    5 Ibid., p. 68

    6 Ibid., p. 68

    7 Ibid., p. 68

  • 24

    ainsi dans une sorte d’animalité. Mouchette s’éloigne ainsi de la cabane d’Arsène comme un

    animal, son être tout entier se fondant dans la douleur : « Elle court, tête baissée, avec une

    faible plainte, celle de l’animal poursuivi qui donne son suprême effort, réussit à détendre

    une dernière fois ses muscles contractés par l’épouvante de la mort jusque sous la gueule des

    chiens ».1 De même, Germaine qui s’enfuit de chez elle est comme une bête sauvage : « Une

    fois de plus, un jeune animal féminin, au seuil d’une belle nuit, essaie timidement, puis avec

    ivresse, ses muscles adultes, ses dents et ses griffes. »2

    Cependant, si Mouchette est comparée à un animal poursuivi, Germaine, elle, est

    semblable à un animal chasseur : c’est qu’elle cherche à renverser la situation. En effet, face à

    cette impuissance, et même à cette impossibilité de parler, leur langage apparaît

    inévitablement inutile à ces enfants. Ils sont blessés dans leur âme, leur enfance est réduite à

    l’animalité, à une forme de vie inférieure à celle de l’homme adulte. Le monde qui les entoure

    leur fait donc oublier leur véritable nature, et le langage qu’ils possèdent en puissance ; ils

    adoptent alors le langage de Satan qui leur permettra de se venger.

    B) Le langage de l’enfance oublié

    Face à l’humiliation, Germaine, Mouchette et Chantal de Clergie développent un désir

    de vengeance ; elles se révoltent, en adoptant le même langage mensonger que les adultes. En

    agissant ainsi, elles se révoltent également contre leur propre nature ; elles souhaitent perdre

    leur enfance pour ne plus ressentir l’humiliation qui lui est faite et l’angoisse qui en découle.

    Au seuil de l’âge adulte, elles font donc mourir en elles le langage de vérité, qui menacerait de

    révéler le secret de leur être. Elles sont victimes de l’illusion de Satan, qui leur révèle

    l’impureté du monde et des êtres comme unique vérité. Inversant la valeur de la parole et ainsi

    celle de tout leur être, la voix du diable révèle un mensonge qui les conduit à haïr leur

    enfance, à la renier, la tuer.

    1- La dénaturation de l’enfance

    Les enfants finissent par haïr leur nature, car c’est en vertu de cette dernière qu’ils

    ressentent si cruellement la laideur du péché et l’humiliation de la vérité. La souffrance de

    Mouchette lui procure même de la honte ; elle déteste la désillusion qu’elle vient de connaître

    à cause de l’espoir qu’elle avait d’offrir sa jeunesse un jour. « O maudite enfance, qui ne veut

    pas mourir ! »3 Les enfants sont précipités dans le monde adulte qu’ils désirent pour éviter de

    1 BERNANOS G., Nouvelle Histoire de Mouchette, op.cit., p. 1207

    2 BERNANOS G., Sous le Soleil de Satan, op.cit., p. 36

    3 BERNANOS G., Nouvelle Histoire de Mouchette, op.cit., p. 1212

  • 25

    souffrir de nouvelles déceptions. A l’image de Germaine qui accouche d’un enfant mort, ils

    veulent tuer leur enfance pour terrasser l’angoisse.

    C’est pourquoi même de très jeunes enfants sont pervertis, dénaturés : leur langage porte la

    marque de l’expérience du mal. Le petit curé d’Ambricourt regrette d’avoir trop espéré des

    cours de catéchisme donné aux enfants préparant leur première communion : « Je rêvais de

    leur dire, dans ce langage enfantin que je retrouve si vite, tout ce que je dois garder pour

    moi ».1 En effet, il lui semblait qu’ils parleraient le même langage, qu’il pourrait trouver la

    compréhension et l’interprétation exacte chez ces enfants, sans craindre d’être humilié. Mais

    il est vite désillusionné : « Quand leur bouche a pu l’articuler pour la première fois, le mot

    amour était déjà un mot ridicule, un mot souillé qu’ils auraient volontiers poursuivi en

    riant »2. Le sens des mots est déjà perverti dans leur esprit, le sublime devient grotesque et

    ridicule, le péché a « souillé » l’innocence et la pureté des représentations de ces enfants.

    Séraphita, une élève du catéchisme, est l’illustration de cette enfance pervertie. Elle se

    comporte en séductrice devant le prêtre et cherche à le troubler, encouragée par ses

    camarades. Le curé en souffre mais perçoit l’angoisse qui se cache derrière le comportement

    et les mots provocateurs, dont les adultes réduisent l’importance parce que les enfants ne

    peuvent pas l’exprimer : « le démon de l’angoisse est essentiellement, je crois, un démon

    impur.»3

    2- La révolte par le langage adulte

    Les enfants tentent de dominer le dialogue, et se donnent l’illusion de reprendre le

    dessus sur les adultes. Par la révolte, ils cherchent à transformer la réalité à leur avantage, ils

    se mentent à eux-mêmes, adoptant le statut de l’imposteur. Leur solitude devient un orgueil

    qu’ils lancent à la figure des adultes. Le langage (ou plutôt ce qui leur sert de langage) leur

    permet de provoquer, de choquer, de dominer : de se venger de l’humiliation subie.

    Le « non »4 de Germaine asséné à son père qui veut l’emmener voir le médecin Gallet est

    « son premier défi »5. En ne se conformant pas à la volonté de son père, en refusant son

    autorité, Germaine semble poser pour la première fois un acte libre face à lui. C’est le même

    refus de soumission qu’exprime Mouchette à son père après la misérable mort de sa mère, en

    lui jetant une injure avant de s’enfuir.

    A partir de cette nuit où elle s’échappe de chez elle, Germaine se comporte d’ailleurs en

    supérieure avec ses amants. Lorsqu’elle va voir le marquis cette nuit-là, elle le tutoie pour la

    première fois, et utilise l’impératif : « Donne-moi à boire, veux-tu ? »6 Elle utilise également

    le mensonge pour se placer comme supérieure à Cadignan, lui faisant croire que son père a

    menti et qu’elle n’est pas enceinte. Le mensonge est utilisé comme un moyen de vengeance :

    1 BERNANOS G., Journal d’un curé de campagne, op.cit., p. 836

    2 Ibid., p. 836

    3 BERNANOS G., Journal d’un curé de campagne, op.cit., p. 881

    4 BERNANOS G., Sous le Soleil de Satan, op.cit., p. 33

    5 Ibid.

    6 Ibid., p. 37

  • 26

    l’enfant, à qui on a refusé une parole propre, dissimule désormais volontairement ses secrets.

    Il pense ainsi se libérer et dominer les autres grâce au langage, entrant dans la logique de

    rapport de force des adultes. Cette impression de puissance, cette révolte à travers le

    mensonge l’entraîne alors dans une sorte d’ivresse : « Chaque mensonge était un nouveau

    délice dont sa gorge était resserrée comme d’une caresse ; elle eût menti cette nuit sous les

    injures, sous les coups, au péril même de sa vie ; elle eût menti pour mentir. »1 Elle savoure le

    mal pour le mal, le pouvoir de blesser les autres, de les humilier à son tour.

    Germaine, Chantal d’Ambricourt et Mouchette, par leur révolte, veulent provoquer les

    adultes, leur renvoyer toute la haine et le péché qu’ils ont inscrit dans leurs cœurs. Germaine

    clame qu’elle recherche la honte, se vante de sa perversité devant son amant Gallet, et lui

    affirme qu’elle l’aime pour son vice. Elle va même jusqu’à l’horreur, déclarant au médecin

    qui embrasse sa main à sa demande : « Tu viens de baiser la main qui l’a tué »2, en parlant de

    Cadignan. Le langage sert donc désormais son orgueil, sa fierté de faire le mal.

    Cette révolte de l’orgueil à travers les mots est également visible chez Mouchette. Elle refuse

    de livrer son secret à la femme du garde Mathieu, qui soupçonne Arsène d’avoir abusé d’elle.

    Elle leur lance alors en partant : « M. Arsène est mon amant »3 Ce mensonge, qui transforme

    la réalité en positionnant Mouchette comme détentrice du vice, est déclaré comme une

    « bravarde »4. Ces paroles n’ont aucun sens précis pour Mouchette, elles lui sont montées aux

    lèvres uniquement comme un moyen de blesser, de choquer l’autre, à la manière d’une

    insulte.

    De la même manière, Chantal d’Ambricourt affirme au curé sa haine envers la maîtresse de

    son père avec fierté : « je voudrais les lui arracher, ses yeux, oui, je les écraserais avec mon

    pied, comme ça ! »5 Elle exagère ses propos, leur donne une violence destinée à choquer le

    prêtre.

    Le rire, voire l’ironie, sont alors utilisés pour masquer l’angoisse, dans une tentative de

    mise à distance. Il ne signifie donc pas la joie mais le mensonge. Chantal se met à « rire

    affreusement »6 dans le confessionnal. Le rire de Germaine est évoqué à plusieurs reprises,

    lors de son entrevue avec le marquis et Gallet, mais aussi avec Donissan. Elle tente de fuir le

    dialogue avec l’abbé par la « raillerie » : « Elle riait d’un rire méchant, mais ce rire était

    menteur, et il le savait bien. Ou plutôt, peut-être ne l’entendait-il même pas. Car plus haut

    qu’aucune voix humaine criait vers lui la douleur sans espérance, dont elle était consumée. »7

    1 Ibid., p. 48

    2 BERNANOS G., Sous le Soleil de Satan, op.cit., p. 64

    3 BERNANOS G., Nouvelle Histoire de Mouchette, op.cit., p. 1230

    4 Ibid.

    5 BERNANOS G., Journal d’un curé de campagne, op.cit., p. 901

    6 Ibid., p. 903

    7 BERNANOS G., Sous le Soleil de Satan, op.cit., p. 131

  • 27

    Mais le rire ne peut dissimuler entièrement leur angoisse, qui est « la douleur sans

    espérance » qui les consume, de même que l’injure de Mouchette à son père « n’a pour elle

    […] aucun sens, […] n’exprime que son profond, son inconscient désespoir ». 1

    3- Le mensonge de Satan

    Cette domination, cette supériorité, cette liberté que semblent leur apporter le péché et

    le mensonge n’est qu’une illusion. Elle est l’œuvre de Satan, dont le langage lui-même n’est

    qu’une illusion, car il n’a aucune valeur, il n’est qu’un mensonge : Satan est « ce vieux

    rebelle, à qui Dieu n’a laissé pour défense qu’un unique et monotone mensonge ».2 Il ne parle

    pas dans le silence de l’âme mais dans son néant, multipliant les mots pour inventer un

    semblant de parole. Si l’illusion est si réussie, c’est qu’il détourne le langage de Dieu, parodie

    sa parole : « S’il ne savait abuser des dons de Dieu, il ne serait rien de plus qu’un cri de haine

    dans l’abîme »3, explique l’abbé Menou-Segrais à Donissan. Satan détourne par exemple le

    langage d’amour de Dieu en exploitant la solitude ressentie par l’enfance. La solitude,

    Donissan, le curé d’Ambricourt et Chantal de Clergie la ressentent avec cette impuissance à se

    faire comprendre, et plus concrètement leur manque d’amis. Satan utilise cette faiblesse pour

    les tenter : « Je suis vraiment votre ami – mon camarade- je vous aime tendrement »4,

    murmure-t-il à l’oreille de Donissan. Le prêtre triomphe de la tentation grâce à sa foi en Dieu

    et en son amour ; mais Germaine ne dispose pas des mêmes armes et tombe dans le piège. De

    même, la voix qu’entend Mouchette au moment de mourir lui paraît douce, elle semble

    compréhensive, familière : le diable essaye d’imiter la tendresse et la compassion de Dieu.

    En imitant ce langage, il donne une illusion de lucidité et de vérité aux enfants. Car

    toute la parole de Satan se concentre dans le même mensonge : « Tu sauras… »5 Et la

    connaissance qu’il révèle, c’est que l’essence de tout être, et celle du monde, est le mal.

    « Dieu ! la révélation de l’impureté ne serait qu’une épreuve banale si elle ne nous révélait à

    nous-mêmes. Cette voix hideuse, jamais entendue, et qui, du premier coup, éveille en nous un

    long murmure… »6 réfléchit le curé d’Ambricourt. L’impureté du monde parle à l’enfant pour

    lui dire qu’il en fait partie, qu’il ne doit donc plus s’aimer ni aimer Dieu. Cette voix, que l’on

    peut attribuer à l’origine de l’impureté de ce monde, Satan, les trompe sur la vérité du monde

    et leur propre vérité.

    L’acte d’Arsène illustre exactement ce processus. En violant Mouchette, non seulement il lui

    révèle l’impureté du monde, mais en plus il lui fait porter cette impureté. Au toucher de son

    1 BERNANOS G., Nouvelle Histoire de Mouchette, op.cit., p. 1222

    2 BERNANOS G., Sous le Soleil de Satan, op.cit., p. 174

    3 Ibid., p. 159

    4 BERNANOS G., Sous le Soleil de Satan, op.cit., p. 114

    5 Ibid., p. 174

    6 BERNANOS G., Journal d’un curé de campagne, op.cit., p. 909

  • 28

    propre corps, elle a « une grimace de dégoût »1, et durant son sommeil « ses mains ne

    pardonnent pas, refusent de toucher le corps haï, restent crispée à la paillasse. »2

    Lorsque Germaine se sauve de chez elle, elle a l’impression d’être libre et supérieure parce

    qu’elle peut se comporter comme elle le souhaite avec son amant, elle peut faire le mal,

    mentir, dominer les autres et les posséder grâce au langage. Elle se sent plus lucide que

    jamais : « depuis un quart d’heure il me semble que je comprends tout, la vie quoi ! […]

    D’abord, je ne me connaissais pas du tout moi-même -moi- Germaine. » 3 Ce qu’elle

    comprend à travers cette lucidité, c’est que la vérité de la vie, et ainsi sa vérité, est le péché,

    qu’elle désire profondément le mal.

    En révélant le péché comme seule réalité, en trompant les enfants sur leur vérité, Satan

    les conduit à se haïr, c’est à cause de lui qu’ils désirent faire mourir leur enfance. L’isotopie

    de la mort est omniprésente dans la bouche des enfants pervertis : « Je la tuerai ou je me

    tuerai »4 affirme Chantal, « je voudrais que ce ne fût pas un jeu, que je sois morte »

    5 raconte

    Séraphita qui a l’habitude de jouer à la morte, « J’allais me tuer »6 déclare encore Germaine à

    pro