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Guillaume de Lacoste Lareymondie Ophélies Ophelia : « You are merry, my Lord. » Shakespeare, Hamlet Hors Jeu éditions, 1995

Ophélies

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Poèmes sur la figure d'Ophélie

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Guillaume de Lacoste Lareymondie

Ophélies

Ophelia : « You are merry, my Lord. »Shakespeare, Hamlet

Hors Jeu éditions, 1995

Guillaume de Lacoste Lareymondie

Table des poèmes

Ophélie (I).......................................................................................3Ophélie (II).....................................................................................5Ophélie (III)....................................................................................6Ophélie (IV)....................................................................................7Ophélie (V).....................................................................................9***...................................................................................................11Ophélie (VI).................................................................................13Nocturne Ophélie (VII).............................................................15Dernière Ophélie.........................................................................16***...................................................................................................20

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Ophélies

Ophélie (I)

Ophélie n’est plus.

Elle fut dans ton rêveAu profond de ton sensDans le sang de tes veinesEt l’ardeur de ton cœur.

Ophélie n’est plus.

La naïade a regagné la source de sa paix.Hamlet, pleure,Pleure ton être,Répands tes yeux en larmes,Pleure comme jamais :Rien ne la noiera plus,

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Guillaume de Lacoste Lareymondie

Elle est pure parmi les dieux,Fleur rare sur l’eau claire.

Que ta douleur éclateCar malgré sa folieEt ton désespoir chantant,Tu l’aimais,La belle, la seule,

Ophélie qui n’est plus.

Sur ses lèvres flotte un sourire mélancoliqueOubliéPerdu dedans ses grands cheveux,Souvenir d’un songe de bonheur,Dame d’albâtre au front d’azur.

Hamlet ! on n’aime jamais assezCeux qui nous aiment avec passion,Fussent-ils la jeune Ophélie,Fût-ce l’amour d’Hamlet.

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Ophélies

Ophélie (II)

Et le chant des étoiles moissonnées par l’angeBercera ses grands bras qui se tordent au vent,La mer emportera ses soupirs éperdus,Le chant de sa folie et son sourire triste.

Ophélie restera la fille aux longs cheveuxQui se mêlent au flot reposant des étoiles,Celle qui aima tant l’homme désespéréEt qui mourut, ô fleur, sur l’onde transparente.

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Ophélie (III)

Un nénuphar nouveau a porté son ombrage au firmament des eaux,Folle naïade floue, blanche se reposant entre les grands roseaux.Elle a les yeux fermés tournés vers l’infini et la main languissante ;Des fleurs paissent autour de son corps endormi, dans leur soudaine entente.La musique est touchante, un troubadour tourmente une ballade morte :Les amours d’un soldat, d’une mauve princesse où le destin les porte.Le vent fait sa caresse au fleuve souriant, sur son visage nu.Va, triste Ophelia, — Hamlet s’enfuit pleurant dans le silence dru,

Ophélie mais douceur Ophélie ô passantsRoulée dedans ses longs cheveux évanescents.

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Ophélies

Ophélie (IV)

La nuit est sans espoir et l’onde blême porteUne morte beauté que voile sans pudeurQuelque ombrage brumeux, — mais chaque cri rapporteUne longue douleur ; pleurez, vases de fleurs.

Et l’onde sans écho se brise désolée ;Pourtant l’aurore est proche et la nuit ne se tait.Son visage se perd et, dans l’ombre gelée,Repose en grand silence une étrange clarté.

Soudain l’eau se déchire et la source blesséeSe froisse d’un soupir limpide et ténébreux.Mais les étoiles fuient, la douce est délaissée ;Mais les cigales crient, son silence est affreux.

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Sous l’aulne se lamente une triste figure,Et la main désolée qui encense le soirAccepte de mourir. Oh, exsangue parjure…Efface cette plaie, toi qui passes sans voir.

Mais les larmes versées, les roses qui s’égarent,Témoignent d’un amour que l’amour a perdu.Mais que dire de toi ? Tant de femmes se parentD’un cœur immaculé, — reçois ce qui t’est dû.

Toute blême, tu vas sous l’ombre grandissante ;Et dormante plutôt que cadavre rompu,Le vent berce ton corps, et la lune mouranteÉclaire l’eau si calme où un ange s’est tu.

Toute pâle, tu meurs, et l’extase murmure :Oublie, seule, oublie l’onde et qui t’emportera ;Tu sais — mais chaque fleur que l’aube dénature,Ophelia, renaît, — mais qui t’acclamera ?

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Ophélie (V)

Une fontaine grise au fond d’une forêt, dont l’eau douce et claire étouffe le silence, ce matin, a perdu le reflet d’une étoile. Mais cette nuit vit naître une nouvelle étoile. Des fleurs et de longues couronnes tressées reposent avec lenteur sur la source, et le vent murmure dans les feuilles que, demain, l’aurore pleurera.

Le miroir est froissé et, sous l’onde, sous tant de nénuphars, sous tant d’aulnes qui chantent, descend ton nom à peine dessiné sur ses lèvres.

Une aube très blafarde et triste et percée de pâleurs hésite à demeurer en suspens de la vie. Mais la forêt frissonne et l’étrange se fond.

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Guillaume de Lacoste Lareymondie

Et toi, comme le rire est vain, comme une mauve et maladive envie de boire et d’oublier la morte Ophélie, Hamlet éperdu qui désire sans savoir ou la mort ou la vie, que cherches-tu ici ? Car la douce inconnue, la colombe liliale, a passé ce matin, et elle est là dans l’ombre où elle sourit au ciel.

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***

Les feuillages dorés dansent très doucement sous le vent. Les oliviers se taisent dans la nuit. Leurs troncs lèvent des doigts gris au ciel. Il fait tiède toujours. Il y a une pluie d’étoiles qui traverse le monde.

La jeune fille marche et, sur sa robe blanche, les taches de pénombre, les taches de lumière, composent leurs délicatesses.

Elle a passé l’orangeraie pâle où l’air est si léger, si vert, si constellé d’or aux branches de midi. Elle s’assied et ses longs voiles blancs l’entourent avec grâce. Elle est posée au bord de l’eau.

Dans le bassin d’albâtre où rien ne bouge, l’onde reflète son visage clair et les oiseaux volent dans le noir. Elle étend la main gauche, et son doigt heurte le miroir qui aussitôt se brise.

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Elle a perdu son anneau d’or tombé dans l’eau, mais l’eau est si profonde.

Son image se trouble, elle a retiré son bras diaphane qui avait — elle en rougit — perdu de son extrême blancheur.

Quelqu’un verse dans un cristal — ô loin ! — une liqueur rose dont la fraîcheur fait perler des gouttes de buée moite. On boit et la douceur du breuvage se mêle à sa chaleur. Un homme regarde une femme et, dans son rêve, lui sourit.

Elle s’est penchée sur l’eau pour regarder tomber l’anneau. Les yeux rivés sur le rivage, elle laisse filer entre ses doigts ouverts les fleurs lactées qu’elle a cueillies sur le chemin. Le bassin se glisse sous ce léger linceul qu’elle répand.

L’azur ignore encore le nuage, et l’océan l’esquif. Plus belle pudeur !

Sans bruit elle a plongé dans l’onde et ses longs voiles blancs se sont allés confondre aux pétales qui flottaient. Personne ne la vit ; et elle attend toujours dans le silence de la mer.

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Ophélie (VI)

Des hommes parlent sans se direQue leurs discours demeureront.Très loin, très loin dans son délire,L’âme d’enfant cherche son fond

Et court par la forêt profondeEt triste et froide et dans le noir.Dans les branches lacées sur l’onde,Son pas heurte les fleurs du soir.

Des hommes brûlent la lumièreSans plus comprendre bien pourquoi.L’amour déchire sa prière ;Marcher, c’est la première fois.

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L’âme en folie traverse l’onde ;L’enfant poursuit l’ombre qui fuit,Mais fuit jusques au cœur du monde, —Et tombe, tombe dans la nuit.

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Nocturne Ophélie (VII)

Sans douceur, en sanglots, la vaine ritournelleDe tes lamentations réveille la crécelleDes flasques batraciens qui rêvent sur les eaux ;Dans les roseaux jaseurs s’agitent les crapauds.

L’enfant qui chante dans les nuits d’apocalypseEnfouit ses yeux rougis dans une verte éclipse ;Ses feuillages flétris tombent dans l’océanEt ses cheveux lâchés répandent leur néant.

Ô frileuse Ophélie, tu t’enfouis dans la neigeOù des hommes sans cœur traîneront ton cortègeFunèbre. Et ton corps lumineux, nymphe et enfant,Remonte certains soirs boire au premier étang.

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Dernière Ophélie

L’onde est silencieuse, enveloppée de nuit.L’onde tombe, s’éteint, et lacère le bruit.Les branches sont brisées sur le remous du fleuve,La lumière s’y noie, célibataire et veuve…L’eau souffle son murmure aux feuilles des roseaux,Les fleurs pleuvent toujours — dans le ciel, les oiseauxOnt cessé leurs appels au lointain crépuscule.Les pétales sont morts autour… l’ombre l’accule ;Elle l’attend, elle est due à l’obscurité,Offerte, délivrée, elle a l’éternité.

L’onde t’épouse, ô belle, et les étoiles bleuesQui fuient entre tes yeux se confondent sur feuesTes lèvres refermées. Pourtant tu vas parler.Ton visage est ouvert, les astres vont halerLes brumes du matin vers leurs rives étroites.

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Ophélies

L’eau enlace ta peau autour de tes seins moitesEt ta bouche s’absorbe à des baisers amers,Liquides, infinis, aux confins de deux mers…Tes vêtements sont lourds et se déploient ensemble,Ô fleur universelle, aube qui te ressemble,Aussi pure, aussi blanche, aussi lente à mourir,Pourtant morte déjà, si proche de souffrir.

L’eau est ta sœur amie, et autour l’eau te presseEt te livre à ses nœuds dans sa liquide tresse.Et les branchages font la caresse du soirÀ ton corps immobile — ô faible nénuphar —Et l’ombre disparaît sous l’ombre qui déferleEntre les fleurs nouées… ton cœur, dernière perle,Monte d’entre les eaux à ton visage clairD’une aurore nouvelle où jaillit un éclair.Ô lumière, ô lueur, pâle pli d’un long voile,Et dans l’obscurité le rire d’une étoile,Ô toute ta beauté, simple scintillement,Point pur, tu disparais parmi le firmament.

Nue dans ton vêtement, nue et sans mouvement,Endormie, endormie, tu parles maintenant.

L’ombre m’est douce et chère, et ce ruisseau m’enivreDans sa simplicité. Oh ! j’entre dans ce livre.

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Guillaume de Lacoste Lareymondie

Les poissons tout autour se glissent sur ma peau —Parfois la lune éclaire un informe troupeauDe longs couteaux d’argent sous l’eau, qui se disperse…La nuit jaillit, debout, et la nuit me transperce !Hamlet, car ton nom me revient, m’écoutes-tu ?Te souviens-tu, Hamlet, — ô mémoire, ô fétuÉgaré par le vent — te souviens-tu encore— Ô mon âme et mon corps — comme Ophélie t’adore ?Et que devant mes yeux obscurcis par la mort,Mi-clos, vitreux, levés, pleins de larmes et d’or,Ta vie n’a pas cessé, mon ami, vie superbeDe prince et de poète, amoureux et imberbe ?Mon ami, maintenant, cette vie, je la tiens.Tu me restes toujours, accroupi dans mes mains,Entre l’eau qui s’enfuit, le ruisseau qui folâtre,Les algues de douleur, les derniers feux de l’âtre ;Tu es auprès de moi, tu es l’amour… l’amour !Dans mes yeux fatigués, une lointaine tourOù tu montais parfois, un cri dans ton haleine,Rien que ton cœur blessé que le vent me ramène —J’ai cette image encore, et ton sourire froidQui refusait alors un mot qui soit de moi.Fut-ce folie ou peur ? Parle, de ta géhenne !Ô Hamlet, mon ami, hors nous, hors notre peine,Qui a jamais aimé ? qui a jamais pleuré ?Te souviens-tu, du jour où tout s’est effondré ?

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Ophélies

Un sanglot la traverse, onde d’une secondeSur sa peau plus diaphane et toujours plus profonde.Elle est seule, elle attend au lit de son ruisseauQuelque songe qui fuit, quelque satyre d’eau.Ses mains happent le vide et poussent cette veille…Ô temps immémorial, ô heure sans pareille,Et ses trop longs cheveux se nouent à l’océanOù ses voiles gonflés se tordent lentement.L’eau l’emporte avec elle aux mamelles du monde ;Et parmi les poissons qui ne troublent plus l’onde,Dans le silence et l’air où tout meurt à demi,Elle murmure encore un prénom d’un ami.

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Guillaume de Lacoste Lareymondie

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Voici monter du soir une musique étrange. La main tendue, poussée par son trouble, cherche sa semblable. Le rythme des deux respirations va s’accorder. Dans la brume, le lac et la forêt qui s’y mirait et le ciel ont disparu. Même l’aurore demain ne percera pas.

La grisaille est tiède et humide ; la musique étouffe. La nuit devient caressante ; la chaleur ne tient qu’à une fragile unité, mais que rien ne brise. L’air monte à la tête, et les nuages dans les poumons.

Deux assis ont perdu leurs yeux dans des courses parallèles. Épuisés, ils se sont retrouvés. La main a touché la main qui fuyait. Elle se serre. Le temps a cessé de battre.

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Ophélies

La brume en descendant laisse apparaître un ciel et une étoile. Le ciel est noir et bleu et gris, — à cause de la lune.

Puis la barque sur l’onde fend l’ombre, et sur les ténèbres le brouillard dessine des figures fantastiques. Les rames battent l’eau en cadence. Une main assoiffée se baisse sur le liquide et porte des gouttes aux lèvres. Or rien ne les entrouvre, pas même l’eau froide et ses courants ; et la main blafarde est restée mi-plongée dans le lac, mi-noyée.

Encore la chaleur revient et l’air glisse alentours sans effleurer la peau serrée. Mais un sourire monte avec, à l’horizon, une ligne rouge indistincte. Pleurer, seulement pleurer.

Le hoquet des larmes étrangle à peine une gorge légère. Encore un sanglot, encore un soupir. Force sueur se mêle à la mer. La nuit leur est facile maintenant, secoués par vagues de tristesse et de vide. Pleurer, seulement pleurer.

Une bouche est tendue. L’air compact se froisse, se défait, s’absorbe. Une oreille est tendue, — mordue faiblement. Et l’écho tombe de la montagne où l’étoile est posée. Le gouffre reprend souffle et somme le silence. Un nom sonne. Les bouches se sont retrouvées.

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Guillaume de Lacoste Lareymondie

Alors la contradiction du feu et de la soif se desserre, s’est dénouée.

[1990 — 1994]

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