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Le Fantôme de Canterville Lecture d'image par Valérie Lagier Oscar Wilde

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  • Le Fantôme de Canterville

    Lecture d'image par Valérie Lagier

    Oscar Wilde

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  • Oscar Wilde

    Le Fantôme de Canterville

    Traduit de l'anglais par Henri Robillot

    Dossier réalisé par Magali Wiener

    Lecture d'image par Valérie Lagier

  • Agrégée de lettres classiques, Magali Wiener est née en 1973 et enseigne au collège. Passionnée par l'écriture sous toutes ses formes, elle s'intéresse de près au théâtre. Chez Gallimard, elle a publié une lecture accompagnée d'Esca-drille 80 de Roald Dahl (collection «La bibliothèque Gallimard »).

    Conservateur au musée de Grenoble puis au musée des beaux-arts de Rennes, Valérie Lagier a organisé de nom-breuses expositions d'art moderne et contemporain. Elle a créé, à Rennes, un service éducatif très innovant, et assuré de nombreuses formations d'histoire de l'art pour les enseignants et les étudiants. Elle est l'auteur de plusieurs publica-tions scientifiques et pédagogiques. Elle est actuellement adjointe à la directrice des Études de l'Institut national du Patri-moine à Paris.

    Couverture: Emma Florence Harrison, La Jeune Fille et la Mort. Illustration pour le poème de Christina Rossetti, The Ghost's Pétition.

    © Éditions Gallimard, 2004.

    Sommaire

    Le Fantôme de Canterville

    Chapitre I 7

    Chapitre 2 14

    Chapitre 3 19

    Chapitre 4 28

    Chapitre 5 35

    Chapitre 6 42

    Chapitre 7 48

    Dossier

    Du tableau au texte Analyse de La Jeune Fille et la Mort d'Emma

    Florence Harrison, vers 1910 57

    Le texte en perspective

    Vie littéraire: Du roman gothique au roman fan-

    tastique

    L'écrivain à sa table de travail : L'écriture du ren-

    versement

    Groupement de textes thématique: Tous ces

    fantômes qui nous font peur! 85

    Groupement de textes stylistique: Le portrait

    effrayant 97

    Chronologie : Oscar Wilde et son temps 109

    Éléments pour une fiche de lecture 118

    69

    76

  • -

    Le Fantôme de Canterville

  • I

    Lorsque M. Hiram B. Otis, le ministre américain, acheta Canterville Chase, tout le monde lui dit qu'il commettait une folie car il ne faisait aucun doute que les lieux étaient hantés. En vérité, lord Canterville lui-même, homme pointilleux à l'excès sur les questions d'honneur, avait jugé de son devoir de mentionner le fait à M. Otis quand ils en étaient venus à discuter des conditions de vente.

    — Nous avons préféré ne pas y habiter nous-mêmes, dit lord Canterville, depuis que ma grand-tante, la duchesse douairière de Bolton, a été prise d'une peur panique dont elle ne s'est jamais vraiment remise en voyant apparaître sur ses épaules deux mains de squelette pendant qu'elle s'habillait pour dîner et il est de mon devoir de vous dire, M. Otis, que le fantôme a été vu par plusieurs membres vivants de ma famille, aussi bien que par le recteur de la paroisse, le révérend Augustus Dampier, diplômé de King's Collège à Cambridge. Après ce malheureux accident survenu à la duchesse, aucun de nos jeunes domestiques n'a voulu rester avec nous, et lady Can-terville a souvent bien peu dormi la nuit en raison des

  • 8 Le Fantôme de Canterville

    bruits mystérieux qui venaient des couloirs et de la bibliothèque.

    — Milord, répondit le ministre, je prendrai le mobilier et le fantôme selon évaluation. Je viens d'un pays moderne où nous avons tout ce que l'argent peut acheter; et avec tous nos fringants jeunes gens qui viennent faire les quatre cents coups dans le Vieux Monde et qui enlèvent vos meilleures actrices et prima donna, je suppose que, s'il existait un fan-tôme en Europe, nous l'annexerions à bref délai pour le montrer au public dans un de nos musées ou dans les foires.

    — Je crains que le fantôme n'existe, dit lord Can-terville en souriant. Encore qu'il ait peut-être résisté aux propositions de vos entreprenants imprésarios. Il est bien connu depuis trois siècles, depuis 1584 pour être précis, et il apparaît toujours avant la mort de chaque membre de notre famille.

    — Ma foi, on peut en dire autant du médecin de famille, lord Canterville, mais les fantômes n'existent pas, non, monsieur; et je doute que les lois de la nature soient mises en échec en faveur de l'aristocra-tie britannique.

    — Vous êtes certainement très naturels en Amé-rique, répondit lord Canterville qui n'avait pas bien compris la dernière observation de M. Otis, et si la présence d'un fantôme dans la maison ne vous dérange pas, tant mieux. Seulement, souvenez-vous que je vous ai prévenu.

    Quelques semaines plus tard, l'acquisition de la mai-son était chose faite et, à la fin de la saison, le ministre et sa famille vinrent s'installer à Canterville Chase.

    Chapitre I 9

    Mme Otis qui, sous le nom de miss Lucretia R. Tap-pan, de la 53e rue Ouest, avait été une des beautés célèbres de New York, était maintenant une superbe femme entre deux âges avec de beaux yeux verts et un profil parfait. En quittant leur pays natal, bien des Américaines adoptent un air de santé chancelante avec l'impression que c'est une forme de raffinement européen, mais Mme Otis n'avait jamais cru à cette fable. Elle jouissait d'une admirable constitution et d'une sorte de vitalité animale exceptionnelle. En fait, à bien des égards, elle était tout à fait anglaise et offrait un parfait exemple du fait que, de nos jours, nous avons tout en commun avec l'Amérique, hormis, bien entendu, le langage. Son fils aîné, baptisé Washington par ses parents dans un moment de patriotisme qu'il n'avait jamais cessé de regretter, était un jeune homme blond, plutôt joli garçon, qui s'était qualifié pour la diplomatie en conduisant le cotillon au casino de Newport pendant trois saisons consécutives et qui, même à Londres, avait la réputation d'un excel-lent danseur. Les gardénias et les aristocrates étaient sa seule faiblesse. Pour le reste, il était extrêmement sensé. Miss Virginia E. Otis était une petite demoi-selle de quinze ans, svelte et ravissante comme une biche avec de grands yeux bleus où se lisait un fort penchant pour la liberté. C'était une merveilleuse amazone et elle avait un jour défié le vieux lord Bil-ton à la course sur son poney. Après deux tours de parc, elle avait gagné d'une longueur et demie juste devant la statue d'Achille aux suprêmes délices du jeune duc de Cheshire qui lui avait demandé sa main sur-le-champ et avait été renvoyé par ses tuteurs le

  • 10 Le Fantôme de Canterville Chapitre I 11

    soir même à Eton dans un déluge de larmes. Après Virginia, venaient les jumeaux, généralement appelés Stars and Stripes en raison des corrections répétées qu'ils ne cessaient de recevoir. C'étaient des garçons délicieux et, mis à part l'estimable ministre, les seuls vrais républicains de la famille.

    Canterville Chase étant situé à dix kilomètres envi-ron d'Ascot, la plus proche station de chemin de fer, M. Otis avait télégraphié pour qu'une voiture vînt les chercher et ils prirent la route de la meilleure humeur. C'était par une très belle journée de juillet et l'air était embaumé de la senteur délicate des bois de pins. De temps en temps, ils entendaient un pigeon ramier roucouler doucement ou entrevoyaient dans les fougères bruissantes le poitrail cuivré d'un faisan. De petits écureuils les regardaient passer, per-chés sur les branches des hêtres, et les lapins déta-laient dans les taillis et par-dessus les tertres moussus, leurs courtes queues blanches dressées en l'air. Alors qu'ils s'engageaient dans l'allée d'accès de Canterville Chase, le ciel se chargea soudain de nuages; un calme étrange parut se répandre dans l'atmosphère, un grand vol de corneilles fila au-dessus de leurs têtes et, avant qu'ils eussent atteint la maison, quelques grosses gouttes de pluie se mirent à tomber.

    Debout sur les marches pour les recevoir se tenait une vieille femme, vêtue de manière stricte de soie noire avec une coiffe et un tablier blancs. C'était Mme Umney, la gouvernante que Mme Otis avait consenti à maintenir dans sa position antérieure à la demande expresse de lady Canterville. Comme ils descendaient de voiture, elle leur fît à chacun une

    révérence profonde et, d'une voix affable, déclara à

    l'ancienne mode :

    — Je vous souhaite la bienvenue à Canterville

    Chase.

    À sa suite, ils traversèrent le magnifique hall Tudor

    et entrèrent dans la bibliothèque, une longue pièce

    basse lambrissée de chêne sombre à l'extrémité

    de laquelle s'encadrait une large fenêtre garnie de

    vitraux... Là, ils trouvèrent le thé préparé à leur

    intention et, après avoir ôté leur manteau, ils s'assi-

    rent et se mirent à regarder tout autour d'eux pen-

    dant que Mme Umney les servait.

    Soudain, Mme Otis aperçut une tache rougeâtre

    sur le parquet et, sans la moindre idée de ce qu'elle

    pouvait signifier, elle dit à Mme Umney:

    — Je crains qu'on n'ait renversé quelque chose

    par terre.

    — Oui, madame, répondit la vieille servante à voix

    basse. Le sang a été répandu à cet endroit.

    — Quelle horreur! s'écria Mme Otis. Une tache

    de sang dans un salon. C'est inadmissible. Il faut la

    nettoyer tout de suite.

    La vieille femme sourit et répondit de la même

    voix confidentielle :

    — C'est le sang de lady Eleanore de Canterville

    qui a été assassinée ici même par son mari, sir Simon

    de Canterville, en 1575. Sir Simon lui a survécu neuf

    ans et il a disparu dans des circonstances très mysté-

    rieuses. Son corps n'a jamais été retrouvé mais son

    esprit coupable continue à hanter le manoir. La tache

    de sang a été très admirée par des touristes et plu-

    sieurs autres visiteurs, et elle est ineffaçable.

  • 12 Le Fantôme de Canterville

    — Tout ça ne tient pas debout! s'exclama Washington Otis. Le Détachtou et le Superdétersif Pinkerton la feront disparaître en un clin d'oeil.

    Et, avant que la gouvernante terrifiée ait pu inter-venir, il se laissa tomber à genoux et se mit à frotter le sol avec une sorte de bâtonnet qui ressemblait à un fard noir. Quelques instants plus tard, toute trace de la tache de sang s'était effacée.

    — Je savais bien que Pinkerton ferait l'affaire, s'exclama-t-il, triomphant, tourné vers les membres de sa famille admiratifs, mais à peine avait-il prononcé ces mots qu'un violent éclair illuminait la pièce tandis qu'un fracas de tonnerre les faisait se dresser tous d'un bond et que Mme Umney s'évanouissait.

    — Quel climat impossible! dit le ministre améri-cain d'un ton calme tout en allumant un long cigare de Manille. J'ai l'impression que ce vieux pays est tellement surpeuplé qu'il est incapable de fournir un temps convenable à tout le monde. D'ailleurs, j'ai toujours pensé que la seule solution pour l'Angle-terre, c'était l'émigration.

    — Mon cher Hiram, s'écria Mme Otis, qu'allons-nous faire d'une femme qui tombe en pâmoison ?

    — Opérer une retenue sur ses gages, répondit le ministre. Ensuite, elle n'y tombera plus.

    Et, en effet, quelques instants plus tard, Mme Umney revint à elle. Elle n'en était pas moins extrêmement perturbée et elle avertit avec gravité M. Otis qu'il devait se méfier des malheurs éventuels qui pour-raient s'abattre sur la maison.

    — J'ai vu certaines choses de mes propres yeux, monsieur, dit-elle, des choses qui feraient dresser les

    Chapitre I 13

    cheveux sur la tête de n'importe quel chrétien. Et pendant bien des nuits, je n'ai pas pu dormir à cause des événements terribles qui ont eu lieu ici.

    Cependant, M. Otis et sa femme assurèrent avec conviction à cette âme pure qu'ils n'avaient pas peur des fantômes et, après avoir invoqué l'intercession de la Providence en faveur de ses nouveaux maîtres et négocié une augmentation de salaire, la vieille gou-vernante repartit à petits pas vers sa chambre.

  • 2

    L'orage se déchaîna toute la nuit, mais il n'arriva rien de particulier. Le lendemain matin toutefois, quand ils descendirent prendre leur petit déjeuner, la terrible tache de sang était revenue sur le sol.

    — Ça ne peut pas être la faute du Superdétersif, dit Washington, car je l'ai essayé sur tout. Ça doit être le fantôme.

    En conséquence, il effaça une seconde fois la tache, mais le matin suivant elle était réapparue, et il en fut de même le troisième jour; pourtant M. Otis en per-sonne avait fermé à double tour la porte de la biblio-thèque et était monté se coucher en emportant la clef.

    La famille au complet était maintenant très inté-ressée par cette énigme. M. Otis commença à se demander s'il n'avait pas été trop dogmatique dans sa façon de nier l'existence des fantômes. Mme Otis émit l'intention de s'inscrire à la Société de psychisme, et Washington élabora une longue lettre destinée à MM. Myers et Podmore sur la question de la persis-tance des Taches Sanglantes ressortissant aux crimes. Cette nuit-là, les doutes concernant l'existence objec-tive des apparitions furent balayés à jamais.

    Chapitre 2 15

    La journée avait été chaude et ensoleillée et, dans la fraîcheur du soir, toute la famille était sortie se promener en voiture. Ils ne rentrèrent pas avant neuf heures du soir et prirent un souper léger. Il ne fut pas un instant question de fantôme au cours du repas, si bien que ces conditions premières de réceptivité qui précèdent souvent la manifestation de phénomènes psychiques n'intervinrent pas. Les sujets débattus — ainsi que je l'ai appris depuis par la bouche de Mme Otis — se limitèrent à ceux qui constituent la conversation courante d'Américains cultivés de la classe la plus élevée, tels que l'immense supério-rité de miss Fanny Davenport sur Sarah Bernhardt comme actrice, la difficulté d'obtenir des épis de maïs vert, des galettes de sarrasin et de la purée de maïs, même dans les meilleures maisons anglaises; l'im-portance de Boston dans le développement de la spiritualité mondiale; les avantages du système d'en-registrement des bagages dans les voyages en chemin de fer, et la douceur de l'accent new-yorkais com-paré au ton traînant des Londoniens. Aucune allusion ne fut faite au surnaturel ni à sir Simon de Canter-ville. À onze heures, la famille se retira et, une demi-heure après, toutes les lumières étaient éteintes. Quelque temps plus tard, M. Otis fut réveillé par un bruit curieux dans le couloir à hauteur de sa chambre. On eût dit un tintement de métal qui sem-blait se rapprocher peu à peu. M. Otis se leva aussi-tôt, gratta une allumette et consulta sa montre. Il était exactement une heure. M. Otis était très calme; il prit son pouls qui n'avait rien de fébrile. Les sons étranges se prolongeaient et, s'y ajoutant, M. Otis

  • 16 Le Fantôme de Canterville

    perçut distinctement un bruit de pas. Il chaussa ses pantoufles, sortit une petite fiole oblongue de sa valise et ouvrit la porte. Juste devant lui, dans un pâle rayon de lune, se tenait un vieil homme d'aspect ter-rible. Ses yeux étaient aussi rouges que des charbons ardents. Ses longs cheveux lui tombaient sur les épaules en mèches entremêlées. Ses vêtements de coupe antique étaient souillés et déchirés ; à ses poi-gnets et ses chevilles pendaient de pesants fers man-gés de rouille.

    — Cher monsieur, dit M. Otis, je vous prie ins-tamment de huiler vos chaînes; je vous ai apporté dans ce but une petite bouteille de lubrifiant indien. On le dit d'une parfaite efficacité après une seule application et l'emballage comporte plusieurs témoi-gnages en ce sens dus à quelques-uns de nos plus éminents ecclésiastiques. Je vais vous le laisser ici à côté des quinquets et je serai heureux de vous en fournir un peu plus si vous en avez besoin.

    Sur ces mots, le ministre des États-Unis posa le fla-con sur une console de marbre et, refermant la porte, regagna son lit.

    Un instant, le fantôme de Canterville resta immo-bile, figé par l'indignation; puis, projetant avec vio-lence la bouteille sur le parquet luisant, il s'élança le long du couloir en poussant des grognements caver-neux et en émettant une affreuse lumière verdâtre. Cependant, comme il parvenait au sommet du grand escalier de chêne, une porte s'ouvrit à la volée, deux petites silhouettes drapées de blanc apparurent et un énorme oreiller lui frôla la tête. Il n'y avait de toute évidence pas une seconde à perdre, aussi, optant,

    Chapitre 2 17

    dans le but de s'éclipser, pour la quatrième dimen-sion de l'espace, il s'évanouit à travers les boiseries et le calme revint dans la maison.

    Comme il atteignait une petite chambre secrète dans l'aile gauche, il s'appuya contre un rayon de lune pour reprendre son souffle et tenta de faire le point sur sa situation. Jamais, au cours d'une brillante car-rière ininterrompue de trois cents ans, il n'avait été aussi grossièrement insulté. Il songea à la duchesse douairière qu'il avait tant effrayée en apparaissant dans le miroir où elle se regardait avec ses dentelles et ses diamants ; aux quatre caméristes prises d'hys-térie lorsqu'il se contentait de leur grimacer un sou-rire à travers les rideaux d'une des chambres d'amis ; au recteur de la paroisse dont il avait soufflé la chan-delle tandis qu'il rentrait très tard une nuit de la bibliothèque et qui depuis, ravagé de tics nerveux, était resté le patient de sir William Gui! ; à la vieille Mme de Trémouillac qui, réveillée de bonne heure un matin, avait vu un squelette assis dans un fauteuil près du feu, plongé dans la lecture de son journal intime, et avait été condamnée à garder le lit durant six semaines en proie à une fièvre cérébrale et s'était, une fois remise, réconciliée avec l'Église et avait rompu tous rapports avec le scandaleux et mécréant M. de Voltaire. Il se souvint de la terrible nuit où le pervers lord Canterville avait été trouvé suffoquant dans son cabinet de toilette avec un valet de carreau coincé en travers de la gorge et avait avoué juste avant de mourir qu'il avait triché au jeu à l'aide de cette carte et extorqué chez Crockford cinquante mille livres à Charles James Fox et juré ensuite que le

  • 18 Le Fantôme de Canterville

    fantôme l'avait forcé à l'avaler. Tous ces hauts faits lui revenaient en mémoire, depuis le maître d'hôtel qui s'était tué d'un coup de pistolet dans l'office parce qu'il avait vu une main verte taper à la vitre, jusqu'à la belle lad/ Stutfield qui était toujours obligée de por-ter un tour de cou en velours noir pour cacher la brûlure laissée par cinq doigts sur sa gorge blanche, et qui avait fini par se noyer dans l'étang aux carpes à l'extrémité de l'Allée Royale. Avec l'égotisme enthou-siaste propre aux vrais artistes, il passa en revue ses coups d'éclat les plus réussis et sourit amèrement au souvenir de sa dernière apparition dans le rôle de «Ruben le Rouge ou le Nourrisson étranglé», de ses débuts comme «Gédéon l'Émacié, le suceur de sang de Bexley Moor», et la furore qu'il avait déclenchée par un beau soir de juin en jouant aux quilles avec ses propres os sur un court de tennis. Et, après tout cela, de misérables Américains modernes allaient se per-mettre de lui offrir du lubrifiant indien et de lui lancer des oreillers à la tête. C'était proprement intolérable. D'ailleurs, jamais aucun fantôme n'avait été traité de cette manière dans l'histoire. En conséquence, il résolut de se venger et resta jusqu'au jour immobile, plongé dans une profonde méditation.

    3

    Le lendemain matin, quand les membres de la famille Otis se retrouvèrent réunis pour le petit déjeuner, ils discutèrent longuement du fantôme. Le ministre des États-Unis était naturellement un peu dépité en constatant que son cadeau avait été dédai-gné.

    — Je ne souhaite causer aucun mal à ce fantôme, déclara-t-il, et je dois dire que depuis le temps qu'il hante la maison, je pense qu'il n'est guère poli de lui lancer des oreillers.

    Remarque très juste qui, j'ai le regret de le dire, déclencha une crise d'hilarité chez les jumeaux.

    — D'autre part, continua-t-il, s'il refuse vraiment de se servir de lubrifiant indien, il faudra que nous lui enlevions ses chaînes. Il est tout à fait impossible de dormir avec ce raffut dans les couloirs.

    Rien toutefois ne vint les troubler durant le reste de la semaine; le seul détail qui attira leur attention fut la réapparition continuelle de la tache de sang sur le parquet de la bibliothèque. Ce phénomène était à coup sûr singulier puisque la porte était toujours fer-mée la nuit par M. Otis et les fenêtres soigneusement

  • 20 Le Fantôme de Canterville

    closes. Par ailleurs, la couleur de la tache de sang, qui changeait aussi souvent que celle d'un caméléon, suscitait des commentaires. Certains matins elle était terne, presque brunâtre, puis elle passait au ver-millon, puis à une riche nuance pourpre et, une fois, alors qu'ils descendaient pour dire les prières fami-liales selon les rites simples de la libre Église réfor-mée épiscopalienne américaine, ils la trouvèrent d'un vert émeraude éclatant. Ces changements kaléido-scopiques amusaient toute la famille et les paris étaient ouverts chaque soir à ce sujet. La seule per-sonne qui n'entrait pas dans le jeu était la petite Vir-ginia qui, pour quelque raison inexpliquée, était toujours perturbée à la vue de la tache de sang et qui, le matin où elle vira au vert émeraude, faillit fondre en larmes.

    La seconde apparition du fantôme eut lieu un dimanche soir. Peu après être allés se coucher, les Otis furent subitement mis en alerte par un terrible fracas dans le hall. Ils se précipitèrent au bas des marches et constatèrent qu'une énorme armure ancienne s'était détachée de son socle pour s'éparpiller sur les dalles de pierre tandis que le fantôme de Canterville, assis dans un fauteuil à haut dossier droit, se frictionnait les genoux avec une expression de douleur aiguë sur les traits. Les jumeaux, qui s'étaient munis de leurs sar-bacanes, tirèrent immédiatement deux boulettes sur lui avec cette précision qui ne peut être atteinte que grâce à une pratique assidue et prolongée sur la per-sonne d'un maître d'école, tandis que le ministre des États-Unis, son revolver braqué sur l'intrus, lui intimait selon l'étiquette californienne l'ordre de lever les bras.

    Chapitre 3 21

    Le fantôme se dressa avec un cri de rage aigu, il se précipita sur eux et les traversa comme un lambeau de brume, éteignant au passage la bougie de Washington Otis et les plongeant ainsi dans une obscurité totale.

    Parvenu au sommet de l'escalier, il se ressaisit et résolut de recourir à son célèbre éclat de rire sata-nique. Plus d'une fois, ce procédé lui avait été fort utile. C'était lui qui, disait-on, avait fait virer au gris en une seule nuit la perruque de lord Raker et qui avait certainement décidé trois des gouvernantes fran-çaises de lady Canterville à plier bagages bien avant la fin du mois. Il émit donc son ricanement le plus atroce jusqu'à ce qu'il résonnât et se répercutât contre l'antique voûte de plafond, mais à peine le ter-rifiant écho s'était-il éteint qu'une porte s'ouvrait et que Mme Otis surgissait, vêtue d'une robe de chambre bleu pâle.

    — Je crains que vous ne soyez bien mal en point, dit-elle. Voici donc un flacon de l'élixir du Dr Dabell. S'il s'agit d'une indigestion, ce remède vous fera le plus grand bien.

    Le fantôme, furieux, la foudroya du regard et prit aussitôt ses dispositions pour se transformer en un énorme chien noir, opération pour laquelle il était justement renommé et que le médecin de famille avait toujours jugée responsable de l'état d'idiotie permanent de l'oncle de lord Canterville, l'honorable Thomas Horton. Un bruit de pas qui se rapprochait le fit toutefois hésiter et il se contenta de devenir légèrement phosphorescent pour disparaître avec un grognement sépulcral à l'instant où les jumeaux le rejoignaient.

  • 22 Le Fantôme de Canterville

    Une fois dans sa chambre, il sombra dans le marasme et devint la proie d'une violente agitation. La vulgarité des jumeaux, le matérialisme grossier de Mme Otis étaient, bien entendu, odieux, mais ce qui le démoralisait le plus, c'était sa totale inaptitude à revêtir la cotte de mailles. Il avait espéré que même des Américains modernes vibreraient à la vue d'un spectre en armure, ne fût-ce, à défaut de motif plus sensé, que par respect pour leur poète national, Longfellow, dont la poésie gracieuse et élégante lui avait allégé bien des heures de dépression pendant les séjours des Canterville à Londres. D'autant que c'était sa propre armure. Il l'avait glorieusement por-tée au tournoi de Kenilworth et elle lui avait valu les plus vifs compliments de la Reine Vierge en personne. Et pourtant, quand il avait essayé de l'endosser, il avait été complètement écrasé par le poids de la cotte d'armes et du bassinet et il était tombé lourde-ment sur le dallage de pierre, s'écorchant les genoux et s'éraflant les jointures de la main droite.

    Durant plusieurs jours après cette mésaventure, gravement malade, il ne sortit guère de son refuge, sinon pour assurer le bon entretien de la tache de sang. Cependant, à force de se prodiguer à lui-même des soins attentifs, il se rétablit et résolut de faire une troisième tentative pour effrayer le ministre des États-Unis et toute sa famille. Il choisit le vendredi 17 août pour apparaître et passa la plus grande partie de la journée à inspecter sa garde-robe. Finalement, il opta pour un vaste chapeau de feutre aux larges bords rabattus orné d'une plume rouge, un linceul plissé aux poignets et au col et une dague rouillée.

    Chapitre 3 23

    Vers le soir un violent orage éclata accompagné de trombes d'eau; le vent soufflait avec une telle vio-lence que toutes les portes et les fenêtres de la vieille demeure grinçaient et battaient à qui mieux mieux. En fait, c'était exactement le temps que le fantôme préférait. Son plan d'action était le suivant: il allait pénétrer sans bruit dans la chambre de Washington Otis, l'abreuver d'invectives incompréhensibles et le poignarder trois fois à la gorge au son d'une musique lente. Il gardait une dent particulière contre Washing-ton, n'ignorant pas que c'était lui qui effaçait chaque jour la tache de sang avec le Superdétersif Pinkerton. Après avoir plongé ce godelureau sans cervelle dans un état de terreur abjecte, il se rendrait dans la chambre occupée par le ministre des États-Unis et sa femme et poserait une main glaciale et visqueuse sur le front de Mme Otis, tout en chuchotant d'une voix sifflante à l'oreille de son mari les terribles secrets du caveau de famille. Vis-à-vis de la petite Vir-ginia, il n'avait pas encore arrêté de décision. Jamais elle ne l'avait insulté et elle était jolie et gentille. Quelques gémissements lugubres du fond de l'ar-moire, se dit-il, seraient plus que suffisants pour la réveiller, sinon il pourrait tirailler sur son édredon à petits coups saccadés. Quant aux jumeaux, il était bien résolu à leur donner une leçon. La première chose à faire était de s'asseoir sur leur poitrine pour leur faire éprouver une sensation d'étouffement cau-chemardesque. Ensuite, comme leurs lits étaient tout proches l'un de l'autre, de se tenir entre eux sous la forme d'un cadavre vert et glacé jusqu'à ce qu'ils soient paralysés de peur, enfin de rejeter son linceul

  • 24 Le Fantôme de Canterville

    et tourner lentement autour de la pièce avec ses os blanchis et un œil roulant au creux de l'orbite dans le rôle de «Daniel le Muet» ou «Le Squelette du sui-cidé», rôle dans lequel il avait plus d'une fois fait un effet spectaculaire et qu'il considérait comme égal à celui de «Martin le Dément» ou «Le Mystère Mas-qué».

    À dix heures et demie, il entendit la famille qui montait se coucher. Pendant un moment, il fut dérouté par les hurlements de rires aigus des jumeaux qui, avec leur insouciante gaieté d'écoliers, batifolaient avant de se mettre au lit mais, à onze heures un quart, tout était calme et, lorsque minuit sonna, il s'élança. Le hibou se mit à voleter aux carreaux, le corbeau à croasser en haut du vieil if et le vent à gémir et à se lamenter autour de la maison comme une âme per-due; mais les membres de la famille Otis dormaient, inconscients de leur destin et, très haut par-dessus la pluie et les rugissements de la tempête, le fantôme entendit les ronflements sonores du ministre des États-Unis. Il émergea sans bruit des boiseries avec un sourire mauvais sur ses lèvres cruelles et la lune se voila la face derrière un nuage comme il se glis-sait devant la grande fenêtre en encorbellement où étaient blasonnées en azur et or ses armes et celles de sa femme assassinée. Il continua à se faufiler comme une ombre maléfique et l'obscurité même semblait prise de répulsion à son passage. À un moment, il crut entendre un appel et s'immobilisa, mais ce n'était que l'aboiement d'un chien de la Ferme Rouge et il se remit en marche, marmonnant d'étranges blasphèmes du xvie siècle et brandissant de temps à autre sa dague

    Chapitre 3 25

    rouillée. Enfin, il parvint à l'angle du couloir qui menait à la chambre de l'infortuné Washington. Un instant il s'y arrêta, tandis que le vent faisait voleter ses longues mèches grises autour de sa tête et tordait en plis bizarres l'horreur sans nom de son linceul funèbre. Puis la pendule sonna le quart et il jugea que le moment était venu. Avec un petit rire sarcastique, il tourna le coin. Mais à peine l'avait-il fait qu'il vacilla en arrière avec un pitoyable cri de terreur, et cacha son visage livide derrière ses longues mains osseuses. Droit devant lui se dressait un horrible spectre, immo-bile telle une statue, aussi hideux que le cauchemar d'un fou ! Son crâne était chauve et poli, son visage rond gras et blanc ; un rire atroce semblait s'être figé à jamais sur ses traits grimaçants. Les yeux proje-taient des rayons de lumière sanglante, la bouche était un large puits de feu, et un affreux vêtement, semblable au sien, drapait de ses plis neigeux sa sil-houette de Titan. Sur sa poitrine, une pancarte por-tait des mots écrits en caractères archaïques, quelque attestation ignominieuse, semblait-il, quelque liste de péchés atroces, quelque funeste éphéméride du crime et, dans sa main droite, il brandissait une large épée d'acier luisant.

    N'ayant jamais vu de fantôme, il fut naturellement terrifié et, après un deuxième coup d'ceil furtif à l'hor-rible question, il se sauva jusqu'à sa chambre, trébu-chant dans les plis de son suaire et lâchant dans sa course sa dague dans les hautes bottes du ministre où elle fut retrouvée au matin par le maître d'hôtel. Une fois en sûreté dans son refuge, il se jeta sur son étroite paillasse et rabattit son voile blanc sur sa tête.

  • 26 Le Fantôme de Canterville

    Au bout d'un moment toutefois, la vieille tradition de vaillance chevaleresque des Canterville reprit le des-sus et il résolut d'aller trouver l'autre fantôme dès qu'il ferait jour. Ainsi, à peine les lueurs argentées de l'aube avaient-elles effleuré les collines qu'il retour-nait vers ce lieu où l'abominable spectre lui était apparu, tout en songeant qu'après tout, deux fan-tômes valaient mieux qu'un et qu'avec l'aide de son nouvel ami, il pourrait plus sûrement s'en prendre aux jumeaux. Mais, comme il atteignait l'angle du cou-loir, une angoissante vision frappa son regard. Il était de toute évidence arrivé quelque chose au spectre, car la lumière était totalement éteinte dans ses yeux caves, le glaive luisant lui était tombé des mains et il était adossé de guingois au mur dans une position insolite. Il se ruait en avant pour ceinturer son adver-saire quand il vit la tête de celui-ci tomber et rouler par terre tandis que le corps s'affaissait, et il se retrouva cramponné à une courtine de basin blanc, avec un balai, un couperet de cuisine et un gros navet creux gisant à ses pieds. Incapable de comprendre cette singulière métamorphose, il empoigna la pan-carte avec une hâte fébrile et, à la lumière grisâtre du matin, il lut ces mots :

    LE FANTÔME OTIS

    Unique modèle déposé garanti d'origine

    Méfiez-vous des contrefaçons

    En un éclair, il comprit tout. Il avait été joué,

    trompé, dupé. Alors la vieille intrépidité des Canter-

    Chapitre 3 27

    ville brilla dans son regard ; il grinça de ses gencives édentées et, levant ses mains ridées très haut au-des-sus de sa tête, il jura, selon la pittoresque phraséolo-gie de la vieille école, que lorsque Chantecler aurait allègrement sonné du cor par deux fois, des crimes de sang seraient perpétrés et le Meurtre, à pas silen-cieux, se mettrait en marche.

    À peine avait-il achevé ce terrible serment qu'un coq chanta sur le toit de tuiles rouges d'une ferme lointaine. Il laissa échapper un long rire étouffé chargé d'amertume et attendit. Heure après heure, il atten-dit, mais le coq, pour quelque raison étrange, ne rechanta pas... Enfin, à sept heures et demie, l'arri-vée des femmes de chambre l'obligea à abandonner sa veille et il regagna dignement son refuge, ruminant ses espérances déçues et ses objectifs manques. Puis il entreprit de consulter divers ouvrages de chevale-rie antique, ses lectures de prédilection, et découvrit que, chaque fois qu'il avait été invoqué par serment, Chantecler avait toujours chanté une seconde fois.

    — La peste étouffe cette maudite volaille, mar-monna-t-il. Il fut un temps où, de mon fidèle épieu, je lui aurais transpercé le bréchet et fait chanter pour moi seul jusqu'à ce que mort s'ensuive.

    Sur quoi, il alla s'allonger dans son douillet cercueil de plomb et y demeura jusqu'au soir.

  • 4

    Le jour suivant, le fantôme se sentait faible et fati-gué. La terrible agitation qu'il avait connue au cours des quatre dernières semaines commençait à faire son effet. Il avait les nerfs absolument à vif et sursau-tait au moindre bruit. Durant cinq jours, il garda la chambre et, réflexion faite, il renonça à l'entretien de la tache de sang sur le sol de la bibliothèque. Si la famille Otis n'en voulait pas, c'était donc qu'elle ne la méritait pas. De toute évidence, ces gens vivaient dans un univers bassement matérialiste et étaient tout à fait incapables d'apprécier la valeur symbolique de phénomènes sensoriels. La question des appari-tions fantasmagoriques et la formation des corps astraux était, bien entendu, d'une tout autre nature et elle échappait à son contrôle. Il était de son devoir absolu d'apparaître dans les couloirs une fois par semaine et d'émettre des cris inarticulés à la grande fenêtre en encorbellement, le premier et le troisième mercredi de chaque mois, et il ne voyait pas com-ment il aurait pu se soustraire honorablement à ses obligations. Il était vrai qu'il avait mené une vie détes-table mais, d'un autre côté, en ce qui concernait le

    Chapitre 4 29

    domaine surnaturel, il était consciencieux à l'excès. Les trois samedis suivants, en conséquence, il suivit le couloir entre minuit et trois heures, prenant toutes les précautions possibles pour n'être ni vu ni entendu. Il ôtait ses souliers, marchait à pas aussi légers que possible sur les lattes vermoulues du plancher, por-tait une grande cape de velours noir et veillait à utili-ser le lubrifiant indien pour huiler ses chaînes. Je dois avouer que ce n'est pas sans beaucoup de répugnance qu'il se contraignit à se servir de ce produit. Cepen-dant, un soir, tandis que la famille était en train de dîner, il se faufila dans la chambre de Mme Otis et emporta la bouteille. Sur le coup, il se sentit un peu humilié mais, par la suite, il fut assez avisé pour admettre que cette invention avait beaucoup de bon et que, jusqu'à un certain point, elle servait ses des-seins. Mais en dépit de tout, il ne s'en tira pas sans dommage. Constamment, il rencontrait des ficelles tendues en travers du couloir sur lesquelles il butait dans l'obscurité et, une nuit, alors qu'il s'habillait en vue d'interpréter le rôle d'« Isaac le Noir ou le Chas-seur du bois d'Hogley», il avait fait une très mauvaise chute en glissant sur une planche inclinée enduite de beurre que les jumeaux avaient disposée devant l'en-trée de la Salle aux Tapisseries en haut du grand esca-lier de chêne. Ce dernier affront l'avait mis dans une telle rage qu'il avait résolu de réaffirmer sa dignité et décidé d'aller rendre visite aux jeunes insolents etoniens la nuit suivante dans son fameux rôle de «Rupert le Téméraire ou le Comte sans tête».

    Il n'était pas apparu sous cette forme depuis plus de soixante-dix ans ; en fait, pas depuis qu'ainsi déguisé

  • 30 Le Fantôme de Canterville

    il avait tant effrayé lady Barbara Modish qu'elle avait brusquement rompu ses fiançailles avec le grand-père de l'actuel lord Canterville et s'était enfuie à Gretna Green avec le beau Jack Castleton en déclarant que rien ne pourrait l'inciter à prendre époux dans une famille qui permettait à un fantôme aussi horrible de se promener sur la terrasse au crépuscule. Plus tard, le pauvre Jack avait été tué en duel par lord Canter-ville dans le parc de Wandsworth et lady Barbara était morte de chagrin à Tunbridge Wells avant que l'année fût écoulée, si bien qu'à tous égards, on pou-vait parler d'un succès complet.

    C'était toutefois une «composition» très difficile à réaliser, si je puis appliquer une expression aussi scé-nique à l'un des plus grands mystères du monde sur-naturel ou, pour avoir recours à un terme plus scientifique, le monde supranaturel, et il lui fallut trois bonnes heures pour achever ses préparatifs. Enfin, tout fut prêt et il était enchanté de son aspect. Les hautes bottes de cuir qui faisaient partie de son cos-tume étaient un peu trop grandes pour lui et il ne put trouver qu'un seul des deux pistolets d'arçon mais, dans l'ensemble, il était satisfait et, à une heure et quart, il traversa la boiserie et commença à longer le couloir à pas comptés. Comme il atteignait la chambre occupée par les jumeaux qui, je dois le préciser, était appelée la Chambre Bleue en raison de la couleur de ses tentures, il trouva la porte entrebâillée. Désireux de faire une entrée spectaculaire, il poussa brusque-ment le panneau et reçut un lourd broc d'eau qui l'inonda et lui manqua l'épaule gauche d'un cheveu. Au même instant, il entendit des hurlements de rire

    Chapitre 4 31

    étouffés qui venaient des deux lits à baldaquin. La surprise lui causa un tel choc nerveux que, dans une fuite éperdue, il courut s'enfermer dans sa chambre où, le jour suivant, il se trouva cloué au lit par une grippe sévère. Du moins dans son malheur eut-il une consolation. Il avait laissé sa tête chez lui, car s'il l'avait mise sur ses épaules, les conséquences auraient pu être dramatiques pour lui.

    Ayant désormais renoncé à tout espoir d'effrayer cette grossière famille d'Américains, il se contenta, pour la bonne règle, de rôder dans les couloirs avec des chaussons de lisière aux pieds, une épaisse écharpe rouge autour du cou contre les courants d'air et armé d'une petite arquebuse au cas où il serait atta-qué par les jumeaux. Ce fut le 19 septembre qu'il reçut le coup de grâce. Il était descendu dans le grand hall d'entrée, certain de ne pas y être molesté, et il s'amusait à ironiser sur les grandes photos du ministre des États-Unis et de sa femme, signées Saroni, qui avaient maintenant pris la place des portraits d'an-cêtres de la famille Canterville. Il était vêtu simple-ment mais avec élégance d'un long linceul souillé de terre de cimetière, avait attaché sa mâchoire avec une bande de tissu jaune et portait une petite lan-terne ainsi qu'une bêche de fossoyeur. En fait, il était déguisé en «Jonas le Déterré ou le Voleur de Cadavres de Cherney Barn», une de ses créations les plus remarquables, création dont les Canterville avaient toute raison de se souvenir, car c'était là la véritable origine de leur querelle avec leur voisin, lord Rufford. Il était environ deux heures et demie du matin et, pour autant qu'il pouvait en juger, rien ni personne

  • 32 Le Fantôme de Canterville

    ne bougeait. Comme il s'approchait de la biblio-thèque pour voir s'il restait quelque trace de la tache de sang, soudain lui sautèrent dessus, surgies d'un coin sombre, deux silhouettes qui agitaient frénéti-quement les bras au-dessus de leur tête en lui hurlant « Bouh ! » à l'oreille.

    Pris de panique — ce qui dans sa situation était rien moins que naturel — il se rua vers l'escalier mais se heurta à Washington Otis qui l'attendait avec le grand pulvérisateur du jardin. Ainsi cerné de tous côtés par ses ennemis et presque à leur merci, il s'évanouit dans l'énorme poêle de fonte qui, par bon-heur pour lui, n'était pas allumé et, réduit à battre en retraite en se faufilant dans les conduits et les chemi-nées, il parvint chez lui dans un affreux état de saleté, de désordre et de désespoir.

    Par la suite on ne le revit plus jamais s'aventurer dans une expédition nocturne. À plusieurs occasions, les jumeaux le guettèrent et semèrent chaque soir les couloirs de coquilles de noix au grand dam de leurs parents et des domestiques, mais sans résultat. Il était évident que le fantôme était à ce point blessé qu'il ne réapparaîtrait plus. En conséquence, M. Otis se remit à sa grande œuvre sur l'histoire du parti démocrate à laquelle il s'était attelé depuis plusieurs années déjà. Mme Otis organisa un somptueux raout qui émer-veilla tout le comté. Les garçons jouaient au hockey, au mistigri, au poker, et Virginia faisait du poney dans les allées du parc, escortée par le jeune duc de Che-shire qui était venu passer la dernière semaine de ses vacances à Canterville Chase. Il était généralement admis que le fantôme s'en était allé et, pour tout dire,

    Chapitre 4 33

    M. Otis écrivit une lettre en ce sens à lord Canter-ville qui, en réponse, lui fit part de tout le plaisir que lui causait cette nouvelle et envoya ses meilleurs compliments à la digne épouse du ministre.

    Les Otis se trompaient cependant, car le fantôme était toujours dans la maison et, quoique maintenant à demi invalide, n'était nullement disposé à abandon-ner la partie, en particulier lorsqu'il apprit que parmi les invités se trouvait le jeune duc de Cheshire dont le grand-oncle, lord Francis Stilton, avait naguère parié cent guinées avec le colonel Carbury qu'il joue-rait aux dés avec le fantôme de Canterville et avait été découvert le lendemain matin gisant sur le sol du fumoir dans un tel état d'aphasie que, en dépit d'une longévité remarquable, il n'avait plus jamais été capable de dire autre chose que « Double Six! ». L'his-toire avait fait grand bruit à l'époque, encore que, bien entendu, par respect pour les sentiments des deux nobles familles, tout avait été tenté pour la gar-der secrète, et l'on pourra trouver un exposé détaillé de toutes les circonstances qui avaient entouré l'af-faire dans le troisième volume des Souvenirs du prince régent et de ses amis, de lord Tattle. Le fantôme tenait donc beaucoup à montrer qu'il n'avait pas perdu son influence sur les Stilton dont il était en vérité un parent éloigné, sa première cousine germaine ayant épousé en secondes noces le sieur de Bulkeley, dont, comme chacun sait, descendait la lignée des ducs de Cheshire. Il prit en conséquence ses dispositions pour apparaître au jeune soupirant de Virginia sous son aspect du «Moine Vampire ou Bénédictin Exsangue», une apparition tellement horrible que, lorsque la vieille

  • 34 Le Fantôme de Canterville

    lady Startup en avait été témoin, elle s'était mise à pousser des cris perçants qui, à leur paroxysme, avaient déclenché chez elle une crise d'apoplexie et qu'elle était morte dans les trois jours, après avoir déshérité les Canterville, ses plus proches parents, et laissé toute sa fortune à son apothicaire de Londres. Au dernier moment, malgré tout, la terreur que lui inspiraient les jumeaux l'empêcha de sortir de sa chambre et le petit duc dormit en paix sous le vaste dais emplumé de la chambre royale où il rêva de Vir-ginia.

    5

    Quelques jours après, Virginia et son chevalier ser-vant aux cheveux bouclés chevauchaient dans les prés de Brockley. En franchissant une haie, Virginia fit un tel accroc à son habit qu'elle résolut de rentrer dans la maison par l'escalier de service pour qu'on ne la voie pas. Comme elle traversait la Salle des Tapis-series dont la porte était ouverte, elle crut voir quel-qu'un à l'intérieur et, pensant que c'était la femme de chambre de sa mère qui venait parfois s'installer là avec son ouvrage, elle jeta un coup d'œil dans la pièce pour lui demander de recoudre son habit. À son immense surprise, elle reconnut le fantôme de Can-terville en personne! Assis près de la fenêtre, il contemplait l'or finissant des frondaisons jaunies qui voletait dans l'air et les tourbillons dansants des feuilles rouges le long de la grande allée.

    Le front penché au creux de sa main, toute son attitude trahissait une profonde détresse. En vérité, il paraissait si désemparé, si mal en point que la petite Virginia, dont la première idée avait été de se sauver pour s'enfermer à double tour dans sa chambre, se sentit tellement émue qu'elle résolut d'essayer de le

  • 36 Le Fantôme de Canterville

    consoler. Elle marchait d'un pas si léger que, dans son accablement, il ne s'aperçut pas de sa présence avant qu'elle ne lui ait adressé la parole.

    — Je vous plains beaucoup, dit-elle, mais mes frères repartent pour Eton demain donc, si vous vous tenez tranquille, personne ne vous fera d'ennuis.

    — Il est absurde de me demander de me tenir tranquille, répliqua-t-il, regardant, ébahi, cette ravis-sante enfant qui s'était risquée à lui parler. Totale-ment absurde. Je dois faire tinter mes chaînes, gémir par les trous de serrure et me promener la nuit, si c'est à cela que vous faites allusion. C'est ma seule raison d'exister.

    — Ce n'est pas du tout une raison d'exister et vous savez très bien que vous avez été très méchant. Mme Umney nous a dit, le jour de notre arrivée ici, que vous aviez tué votre femme.

    — D'accord, je l'admets, dit le fantôme avec viva-cité, mais c'était un problème purement familial et qui ne concernait personne d'autre.

    — C'est très mal, de tuer les gens, dit Virginia qui faisait parfois preuve d'une charmante rigueur puri-taine, héritée de quelque lointain ancêtre de Nou-velle-Angleterre.

    — Oh, je déteste la misérable austérité de cette éthique abstraite! Ma femme était très laide, mes fraises n'étaient jamais bien amidonnées et elle n'en-tendait rien à la cuisine. Tenez, je pense à ce daim que j'avais abattu dans le bois de Hogley, un superbe daguet, et savez-vous comment elle l'a fait servir à table ?... Enfin, peu importe. Tout ça est bien loin et, même si je l'avais tuée, je crois que ce n'était guère

    Chapitre 5 37

    courtois de la part de ses frères de me laisser mourir de faim.

    — Vous laisser mourir de faim ? Oh, monsieur le fantôme, je veux dire sir Simon, avez-vous faim ? J'ai un sandwich dans mon sac. Voulez-vous que je vous le donne?

    — Non, merci. Je ne mange plus rien maintenant, mais c'est très gentil de votre part et vous êtes beau-coup plus aimable que le reste de votre détestable famille, grossière, vulgaire, malhonnête.

    — Arrêtez ! cria Virginia en tapant du pied. C'est vous qui êtes détestable et vulgaire et grossier. Quant à la malhonnêteté, vous savez très bien que vous avez volé mes tubes de peinture pour essayer de refaire cette tache de sang ridicule dans la bibliothèque. D'abord, vous avez pris tous les rouges, y compris le vermillon, ce qui fait que je ne pouvais plus peindre de couchers de soleil, puis vous avez pris le vert émeraude et le jaune de chrome et, pour finir, il ne m'est resté que l'indigo et le blanc de Chine et je ne pouvais plus faire que des clairs de lune, ce qui est toujours déprimant à regarder et en plus très difficile à réussir. J'étais excédée et tout ça était vraiment ridicule, mais jamais je ne vous ai dénoncé. A-t-on jamais vu du sang vert émeraude ?

    — Vous avez raison, dit le fantôme, l'air plutôt déconfit, mais qu'est-ce que je pouvais faire? C'est très difficile de se procurer du vrai sang de nos jours, et c'est votre frère qui a commencé avec son super-détersif, je ne vois pas pourquoi, moi, je n'aurais pas pris vos peintures. Quant à la couleur, c'est toujours une affaire de goût. Les Canterville ont du sang bleu,

  • 38 Le Fantôme de Canterville

    par exemple, le plus bleu d'Angleterre, mais je sais bien que ce genre de détails ne vous intéresse pas, vous autres Américains.

    — Vous ne savez rien du tout et ce que vous pourriez faire de mieux, ce serait d'émigrer et de vous cultiver un peu. Mon père sera trop heureux de vous offrir un voyage gratuit et, bien qu'il y ait des droits énormes à payer sur l'esprit-de-vin, vous n'aurez pas de problèmes à la douane car tous les employés sont démocrates. Une fois à New York, vous êtes sûr d'obtenir un énorme succès. Je connais des tas de gens qui donneraient cent mille dollars pour avoir un grand-père, alors, vous pensez, pour un fantôme de famille !

    — Je ne crois pas que l'Amérique me plairait.

    — Parce que nous n'avons pas de ruines ou de curiosités, je suppose ? dit Virginia d'un ton ironique.

    — Pas de ruines! Pas de curiosités! s'exclama le fantôme. Vous avez votre marine et vos manières.

    — Bonsoir. Je vais aller demander à papa de s'ar-ranger pour que les jumeaux aient une semaine de congé de plus.

    — Je vous en prie, miss Virginia, ne partez pas! s'écria-t-il. Je suis si seul et si malheureux. Et je ne sais vraiment pas quoi faire. Je voudrais dormir et je n'y arrive pas.

    — Ça ne tient pas debout. Vous n'avez qu'à vous coucher et souffler la bougie. C'est quelquefois très difficile de rester éveillé, surtout à l'église. Voyons, même les bébés savent comment s'y prendre et ils ne sont pourtant pas bien malins.

    — Je ne dors pas depuis trois cents ans, dit le fan-

    Chapitre 5 39

    tome, et les beaux yeux bleus de Virginia se dila-tèrent d'étonnement. Trois cents ans que je n'ai pas fermé l'œil et je suis si fatigué.

    Virginia prit un air très grave et ses lèvres fines fré-mirent comme des pétales de rose. Elle s'approcha, s'agenouilla à côté de lui et leva les yeux vers son vieux visage fripé.

    — Pauvre, pauvre fantôme, murmura-t-elle. Vous n'avez vraiment aucun endroit où dormir ?

    — Bien loin au-delà des pinèdes, répondit-il à voix basse et rêveuse, il y a un petit jardin. L'herbe y pousse haute et drue, les grandes étoiles blanches de la ciguë fleurissent, le rossignol y chante toute la nuit. Toute la nuit il chante, et la froide lune de cristal le regarde et les ifs étendent leurs ramures géantes au-dessus des dormeurs.

    Les yeux de Virginia se remplirent de larmes et elle se cacha le visage dans les mains.

    — Vous voulez dire le Jardin de la Mort, chu-chota-t-elle.

    — Oui, la mort. La mort doit être si belle. Repo-ser dans la douce terre brune, avec l'herbe qui ondule au-dessus de votre tête et écouter le silence. Ne connaître ni hier ni lendemain. Oublier le temps, oublier la vie, être en paix. Vous pouvez m'aider, vous pouvez ouvrir pour moi les portes de la maison de la mort, car l'amour toujours vous accompagne et l'amour est plus fort que la mort.

    Virginia se mit à trembler. Un frisson glacé la par-courut et pendant quelques instants régna le silence. Elle avait l'impression d'être plongée dans un terrible rêve.

  • 40 Le Fantôme de Canterville

    Puis le fantôme reprit la parole et sa voix murmura

    comme un souffle de vent:

    — Avez-vous jamais lu la vieille prophétie sur la

    fenêtre de la bibliothèque ?

    — Oh, souvent, s'écria la petite fille en levant les

    yeux. Je la connais très bien ; elle est peinte en drôles

    de lettres noires et c'est difficile à lire. Elle n'a que six

    lignes.

    Quand une fille aux cheveux d'or viendra

    Qu'une prière aux lèvres du pécheur naîtra Quand l'amandier stérile ses fruits prodiguera

    Qu'une petite enfant ses larmes donnera

    Alors dans la maison le calme renaîtra Et Canterville enfin la paix retrouvera.

    Mais je ne sais pas ce qu'elles signifient. — Elles signifient, dit-il tristement, que vous devez

    pleurer pour mes péchés, parce que je n'ai pas de larmes, et prier pour mon âme, parce que je n'ai pas de foi et, si vous avez toujours été douce, bonne et gentille, l'Ange de la Mort aura pitié de moi. Vous ver-rez des formes effrayantes dans l'obscurité et des voix maléfiques vous chuchoteront à l'oreille, mais elles ne vous toucheront pas car, contre la pureté d'une enfant, les puissances de l'Enfer sont désarmées.

    Virginia ne répondit pas et le fantôme se tordit les mains de désespoir, les yeux baissés sur le casque d'or de sa tête inclinée. Soudain, elle se redressa, très pâle, avec une lueur étrange dans les yeux.

    — Je n'ai pas peur, dit-elle avec fermeté, et je demanderai à l'ange d'avoir pitié de vous.

    Chapitre 5 41

    Il se leva de son siège avec un faible cri de joie, lui prit la main et, avec une grâce surannée, y déposa un baiser. Ses doigts étaient aussi froids que la glace et ses lèvres brûlaient comme le feu, mais Virginia n'eut pas d'hésitation tandis qu'il lui faisait traverser la pièce obscure. Les petits chasseurs qui ornaient la tapisserie aux tons vert fané se mirent à souffler dans leurs trompes festonnées de pompons et, de leurs mains minuscules, lui firent signe de battre en retraite : «Retourne en arrière, petite Virginia, retourne en arrière ! » Mais le fantôme lui étreignait la main et elle ferma les yeux pour ne pas les voir. D'horribles ani-maux à queues de lézard et aux yeux globuleux bat-tirent des paupières du haut de la cheminée aux montants de bois sculpté, en murmurant: «Prends garde, petite Virginia, prends garde ! On ne te reverra peut-être jamais plus ! » Mais le fantôme allait de plus en plus vite et Virginia ne les écoutait pas. Comme ils atteignaient l'autre bout de la pièce, le fantôme s'arrêta et murmura quelques mots qu'elle ne put comprendre. Elle ouvrit les yeux, vit le mur qui se dissipait lentement comme un écran de brume, et une vaste caverne noire s'ouvrit devant elle. Un vent froid et mordant les enveloppa et elle sentit quelque chose qui tiraillait sa robe.

    — Vite, vite, cria le fantôme, ou il sera trop tard ! L'instant d'après, les boiseries se refermaient der-

    rière eux et la Salle des Tapisseries était vide.

  • 6

    Dix minutes plus tard environ la cloche sonna pour le thé et, comme Virginia ne descendait pas, Mme Otis envoya l'un des valets de pied la prévenir. Au bout d'un moment, il revint et dit qu'il n'avait pu trouver miss Virginia nulle part. Comme elle avait l'habitude de sortir dans le jardin chaque soir cueillir des fleurs pour orner la table du dîner, Mme Otis ne s'alarma pas tout de suite, mais six heures sonnèrent et Virginia n'apparaissait toujours pas, alors elle com-mença a s'inquiéter et envoya les garçons à sa recherche tandis qu'elle-même et M. Otis fouillaient chaque pièce de la maison. À six heures et demie, les garçons revinrent en déclarant qu'ils n'avaient trouvé aucune trace de leur sœur. M. Otis se souvint brus-quement que, quelques jours plus tôt, il avait donné à une bande de bohémiens l'autorisation de cam-per dans le parc; il partit donc séance tenante pour Blackfell Hollow où il savait les retrouver, accompagné de son fils aîné et de deux domestiques de la ferme. Le petit duc de Cheshire, au comble de l'anxiété, se répandit en supplications pour faire partie du groupe, mais M. Otis refusa de l'emmener parce qu'il craignait

    Chapitre 6 43

    une échauffourée. En arrivant sur les lieux, il constata que les romanichels étaient partis et, de toute évi-dence, ce départ avait été précipité car le feu brûlait encore et des écuelles traînaient dans l'herbe. Après avoir envoyé Washington et les deux domestiques explorer les environs, Otis rentra précipitamment et envoya des dépêches à tous les inspecteurs de police du comté en leur demandant de rechercher une jeune fille qui avait été enlevée par des vagabonds ou des romanichels. Il commanda ensuite qu'on sellât son cheval et, après avoir insisté pour que sa femme et les trois garçons se mettent à table pour le dîner, il partit le long de la route d'Ascot, escorté d'un valet d'écurie. Il avait à peine parcouru trois ou quatre kilomètres qu'il entendit derrière lui un cheval qui galopait et, s'étant retourné, il vit le petit duc qui arri-vait sur son poney, tête nue et le visage en feu.

    — Je suis désolé, M. Otis, dit le jeune garçon, mais je ne peux pas dîner tant que Virginia n'est pas retrou-vée. Ne soyez pas fâché, je vous en prie. Si vous nous aviez laissés nous fiancer l'année dernière, tout ça ne serait jamais arrivé. Vous n'allez pas me renvoyer, n'est-ce pas ? Je ne veux pas rentrer ! Et je ne rentre-rai pas !

    Vivement touché de la dévotion qu'il manifestait à l'égard de Virginia, le ministre ne put s'empêcher de sourire au jeune et gracieux chenapan. Penché sur l'encolure de son cheval, il lui tapota affectueusement l'épaule et dit:

    — Ma foi, Cecil, si vous ne voulez pas rentrer, venez avec moi, mais il faut que je vous trouve un chapeau à Ascot.

  • 44 Le Fantôme de Canterville

    — Oh, zut pour le chapeau ! C'est Virginia que je veux! s'écria le petit duc en riant, et ils prirent le galop en direction de la gare.

    M. Otis demanda au chef de gare si une jeune fille répondant à la description de Virginia avait été vue sur le quai, mais il n'apprit rien à son sujet; le chef de gare, toutefois, expédia des dépêches dans les deux directions opposées de la ligne et assura M. Otis qu'une étroite surveillance serait exercée en vue de retrouver sa fille. Après avoir acheté un chapeau pour le petit duc chez un mercier qui était en train de fermer ses volets, M. Otis chevaucha jusqu'à Bexley, un village à six kilomètres de là environ, lieu bien connu, lui avait-on dit, de rassemblement des bohé-miens dans le vaste pré communal voisin. Il alerta le représentant de la police locale mais n'en obtint aucun renseignement et, après avoir exploré à che-val tout le pré, ils tournèrent bride pour regagner la maison et arrivèrent à Canterville Chase vers sept heures, recrus de fatigue et l'âme en peine. Ils t rou-vèrent Washington et les jumeaux qui les attendaient au portail avec des lanternes, car l'avenue était très sombre.

    On n'avait découvert aucune trace de Virginia. Les bohémiens avaient été retrouvés dans les prés de Broxley mais Virginia n'était pas avec eux, et s'ils étaient partis précipitamment, expliquèrent-ils, c'était à la suite d'une erreur sur la date de la foire de Chor-ton où ils avaient craint d'arriver trop tard. Ils avaient même été désolés d'apprendre la disparition de Vir-ginia, d'autant qu'ils étaient très reconnaissants à M. Otis de les avoir autorisés à camper dans son parc,

    Chapitre 6 45

    et quatre d'entre eux s'étaient séparés du groupe pour participer aux recherches. L'étang aux carpes avait été dragué et toute la propriété minutieusement explorée sans le moindre résultat. Il était évident que, pour cette nuit-là du moins, Virginia était per-due; et c'est dans un état d'abattement profond que M. Otis et les garçons rentrèrent dans la maison, sui-vis par le valet d'écurie qui ramenait les deux chevaux et le poney. Dans le hall, Us trouvèrent un groupe de domestiques sur le qui-vive et, allongée sur un canapé dans la bibliothèque, la pauvre Mme Otis, à demi folle de peur et d'anxiété, dont la vieille gouvernante bas-sinait le front avec des compresses d'eau de Cologne. M. Otis insista aussitôt pour qu'on lui servît quelque chose à manger et commanda un souper pour tout le monde. Ce fut un triste repas ; personne ou presque ne souffla mot et les jumeaux eux-mêmes étaient désemparés, prostrés, car ils aimaient énormément leur sœur. Lorsqu'ils eurent fini, M. Otis, en dépit des prières du petit duc, leur donna l'ordre d'aller se coucher en disant qu'on ne pouvait rien faire de plus cette nuit-là et qu'il télégraphierait le lendemain à Scotland Yard qu'on leur envoyât sans délais des ins-pecteurs de police. Au moment où ils sortaient de la salle à manger, minuit se mit à sonner à l'horloge de la tour et ils entendirent un grand bruit accompagné d'un cri aigu ; un roulement de tonnerre effrayant fit vibrer la maison, les accents d'une musique céleste flottèrent dans l'air, un panneau de la boiserie au sommet de l'escalier se déroba avec fracas et, sur le palier, très pâle et blanche, un petit coffret à la main, surgit Virginia. Ce fut en un instant une ruée générale

  • 46 Le Fantôme de Canterville

    vers le haut des marches. M. Otis étreignit Virginia avec passion, le petit duc l'étouffa de baisers fréné-tiques et les jumeaux se mirent à exécuter une danse du scalp autour du groupe.

    — Grand Dieu, mon enfant, où étais-tu donc? s'écria M. Otis avec une certaine humeur, pensant qu'elle avait voulu leur jouer un tour de sa façon. Cecil et moi avons parcouru tout le pays à cheval pour te retrouver et ta mère était mortellement inquiète. Il ne faut plus jamais faire des mauvaises farces de ce genre.

    — Sauf au fantôme ! Sauf au fantôme ! glapirent les jumeaux en exécutant des cabrioles.

    — Ma petite chérie, Dieu merci te voilà retrou-vée. Je ne veux plus jamais que tu me quittes, mur-mura Mme Otis en embrassant l'enfant tremblante et en lissant ses mèches d'or emmêlées.

    — Papa, dit Virginia calmement, j'étais avec le fan-tôme. Il est mort et il faut que tu viennes le voir. C'avait été un très méchant homme, mais il regrettait sincèrement tout ce qu'il avait fait de mal et, avant de mourir, il m'a donné cette cassette de bijoux superbes.

    Toute la famille la regardait, muette de stupeur, mais elle était parfaitement sérieuse et grave, puis elle se détourna et les conduisit par le panneau ouvert dans la boiserie le long d'un étroit corridor secret; Washington suivait avec une bougie allumée qu'il avait prise sur la table. Enfin, ils parvinrent à une lourde porte de chêne rehaussée de clous rouilles. Sous les doigts de Virginia, la porte pivota sur ses gonds et ils se trouvèrent dans une petite pièce basse avec un

    Chapitre 6 47

    plafond voûté et une minuscule fenêtre garnie de bar-reaux. Scellé dans le mur, un énorme anneau de fer auquel était enchaîné un squelette gisant de tout son long sur le sol de pierre, et qui semblait essayer de sai-sir de ses longs doigts décharnés une cruche antique et une écuelle placées juste hors de sa portée. De toute évidence, la cruche avait été jadis remplie d'eau, car ses parois intérieures étaient tapissées d'une mousse verdâtre. Dans l'écuelle ne restait qu'un infime tas de poussière. Virginia s'agenouilla à côté du sque-lette et, joignant ses petites mains, elle se mit à prier en silence tandis que les autres semblaient songer avec effroi à la terrible tragédie dont le secret venait de leur être dévoilé.

    — Ah tiens ! s'exclama soudain l'un des jumeaux qui regardait par la petite fenêtre pour tenter de découvrir dans quelle aile du manoir était située la pièce. Tiens! Le vieil amandier desséché est en fleur. On le voit bien au clair de lune.

    — Dieu lui a pardonné, dit gravement Virginia en se relevant, et une lumière radieuse parut illuminer son visage.

    — Vous êtes un ange ! s'écria le jeune duc et il lui passa un bras autour du cou et l'embrassa.

  • 7

    Quatre jours après ces curieux événements, un convoi funèbre partit de Canterville Chase vers onze heures du soir. Huit chevaux noirs, la tête ornée de hauts plumets d'autruche, tiraient le corbillard et le cercueil de plomb était recouvert d'un riche drap pourpre sur lequel étaient brodées en or les armes des Canterville. À côté du corbillard et des voitures marchaient les domestiques portant des torches allu-mées et toute la procession était for t impression-nante. Lord Canterville, venu tout exprès du pays de Galles pour assister aux funérailles, conduisait le deuil, assis dans la première voiture avec Virginia à côté de lui. Ensuite venaient le ministre des États-Unis et sa femme, puis Washington et les trois gar-çons. Mme Umney occupait la dernière voiture. De l'avis général, elle avait été suffisamment effrayée par le fantôme durant plus de cinquante ans de sa vie pour avoir le droit de l'accompagner à sa dernière demeure. Une fosse profonde avait été creusée dans le coin du cimetière, juste en dessous du grand if et le service fut célébré avec beaucoup de solennité par le révérend Augustus Dampier. La cérémonie termi-

    Chapitre 7 49

    née, selon une vieille coutume de la famille Canter-ville, les domestiques éteignirent leurs torches et, tandis que l'on descendait le cercueil dans la fosse, Virginia s'avança et déposa sur le couvercle une grande croix faite de fleurs d'amandier roses et blanches. Au même instant, la lune surgit de derrière un nuage et baigna le petit cimetière de sa silencieuse lumière argentée, et dans un bosquet lointain s'éleva le chant du rossignol. Virginia songea à la description que lui avait faite le fantôme du Jardin de la Mort ; ses yeux s'embuèrent de larmes, et elle demeura silencieuse durant le trajet de retour.

    Le lendemain matin, avant que lord Canterville rega-gnât la ville, M. Otis eut un entretien avec lui à pro-pos des bijoux que le fantôme avait donnés à Virginia. Ils étaient somptueux, en particulier un collier de rubis à monture ancienne de Venise, merveilleux exemple de travail d'orfèvrerie du xvie siècle, et leur valeur était telle que M. Otis éprouvait de graves scrupules à l'idée de laisser sa fille les accepter.

    — Milord, dit-il, je sais que dans ce pays le droit de mainmorte s'applique aussi bien aux colifichets qu'à la terre et il m'apparaît clairement que ces bijoux font partie ou devraient faire partie de l'héri-tage familial. Je dois en conséquence vous prier de bien vouloir les emporter à Londres et de les consi-dérer simplement comme une part de vos biens qui vous a été restituée dans certaines circonstances étranges. Quant à ma fille, ce n'est qu'une enfant qui, jusqu'ici, je suis heureux de le dire, ne s'intéresse guère à de tels signes d'un luxe frivole. J'ai appris en outre par Mme Otis — qui, si je puis me permettre,

  • 50 Le Fantôme de Canterville

    fait autorité en matière d'art, ayant eu le privilège de passer plusieurs hivers à Boston quand elle était jeune fille — que ces pierreries ont une grande valeur mar-chande et que, mises en vente, elles atteindraient des prix considérables. Dans ces conditions, lord Canter-ville, il m'est tout à fait impossible de les laisser en la possession d'un membre de ma famille et, à vrai dire, toutes ces vaines parures, si opportunes ou néces-saires qu'elles soient à la dignité de l'aristocratie bri-tannique, seraient très déplacées parmi ceux qui ont été élevés selon les principes austères et, je crois, immortels, de la simplicité républicaine. Peut-être devrais-je ajouter que Virginia désire beaucoup que vous lui permettiez de conserver le coffret comme souvenir de votre ancêtre infortuné mais dévoyé. Comme il est très ancien et presque irréparable, vous jugerez peut-être bon d'accéder à sa requête. Pour ma part, j'avoue que je suis assez surpris qu'un de mes enfants soit attiré par le monde médiéval sous quelque forme que ce soit et, selon moi, la seule explication de cette singularité tient à ce que Virginia est née dans un de vos faubourgs de Londres peu après le retour de Mme Otis d'un voyage à Athènes.

    Lord Canterville écouta avec beaucoup de gravité le discours du digne ministre, tiraillant de temps en temps sa moustache grise pour dissimuler un sourire involontaire et, lorsque M. Otis eut terminé, il lui serra cordialement la main et répondit :

    — Cher monsieur, votre charmante petite fille a rendu à mon malheureux ancêtre, sir Simon, un très grand service, et ma famille et moi-même lui sommes infiniment reconnaissants de son sang-froid et de sa

    Chapitre 7 51

    crânerie. Les bijoux sont à elle, sans le moindre doute et, parbleu ! je crois que si j'étais assez sordide pour les lui prendre, le vieux scélérat sortirait de sa tombe séance tenante et me ferait mener une exis-tence infernale. Quant à faire partie de l'héritage, rien ne peut être considéré comme tel à moins de figurer sur un testament ou un document légal; en outre, l'existence de ces bijoux était totalement inconnue... Je vous assure que je n'ai pas plus de droits sur eux que votre maître d'hôtel et quand miss Virginia sera grande, j'ose dire qu'elle sera ravie d'avoir de jolies choses à porter. D'ailleurs, vous oubliez, M. Otis, que le mobilier et le fantôme étaient compris dans notre transaction, donc tout ce qui appartenait au fan-tôme vous revient de droit car, si remuant qu'ait pu se montrer sir Simon dans les couloirs, du point de vue légal, il n'en était pas moins mort et vous avez acquis ses biens par contrat.

    M. Otis, vivement contrarié par le refus de lord Canterville, le pressa de revenir sur sa décision, mais l'affable pair du royaume n'en démordit pas et, pour finir, il persuada le ministre de permettre à sa fille de conserver le cadeau du fantôme.

    Quand, au printemps de 1890, la jeune duchesse de Cheshire fut présentée à la Reine à l'occasion de son mariage, ses bijoux firent l'admiration de tous. Car Virginia reçut la couronne, qui est la récompense de toutes les bonnes petites filles américaines, et épousa son soupirant dès qu'il eut atteint l'âge requis. Ils étaient l'un et l'autre si charmants et s'aimaient d'un tel amour que leur union enchanta tout le monde, à l'exception de la vieille marquise de Dum-

  • 52 Le Fantôme de Canterville

    bleton qui s'était efforcée d'annexer le duc pour l'une de ses sept filles à marier et n'avait pas donné moins cfe trois grands dfners dans ce faut, auxquels, bizarre-ment, M. Otis lui-même avait été invité.

    M. Otis éprouvait personnellement une vive sym-pathie pour le jeune duc mais, par principe, il était hostile aux titres et, pour citer ses propres paroles: « Il n'était pas sans craindre que les influences débili-tantes exercées par une aristocratie assoiffée de plai-sir n'entraînent l'oubli de la simplicité républicaine. » Ses objections furent néanmoins totalement battues en brèche, et je crois que lorsqu'il s'avança le long de la nef de Saint-George sur Hanover Square avec sa fille à son bras, il n'y avait pas d'homme plus fier dans toute l'Angleterre.

    Une fois la lune de miel terminée, le duc et la duchesse se rendirent à Canterville Chase et, le len-demain de leur arrivée, ils allèrent à pied jusqu'au cimetière solitaire en passant par le bois de pins. Le choix de l'inscription à graver sur la tombe de sir Simon avait suscité des discussions ardues mais, pour finir, il fut décidé d'y graver simplement les initiales du vieux gentilhomme avec le poème figurant à la fenêtre de la bibliothèque. La duchesse avait apporté un bouquet de superbes roses qu'elle effeuilla au-des-sus de la tombe et, après s'être recueillis un moment sur les lieux, ils gagnèrent à pas lents le chœur de la vieille abbaye en ruine. La duchesse s'assit sur une colonne qui gisait au sol tandis que son mari, étendu à ses pieds, une cigarette aux lèvres, regardait ses beaux yeux. Soudain, il jeta sa cigarette, prit la main de sa jeune épouse et lui dit:

    Chapitre 7 53

    — Virginia, une femme ne devrait pas avoir de secrets pour son mari.

    — Cher Cecil, je n'ai pas de secrets pour vous.

    — Si, vous en avez, répondit-il avec un sourire. Jamais vous ne m'avez dit ce qui vous était arrivé quand vous étiez enfermée avec le fantôme.

    — Je ne l'ai jamais dit à personne, Cecil, fit Virgi-nia d'un ton grave.

    — Je sais, mais à moi, vous pourriez le dire. — Je vous en prie, ne me le demandez pas, Cecil.

    Je ne peux pas vous le dire. Pauvre sir Simon ! Je lui dois beaucoup. Si, si, ne riez pas, Cecil, c'est vrai. Il m'a fait comprendre ce qu'était la Vie et la significa-tion de la Mort et pourquoi l'Amour est plus fort que l'un et l'autre.

    Le duc se releva et embrassa sa femme avec ten-dresse.

    — Vous pouvez garder votre secret aussi long-temps que votre cœur sera mien, murmura-t-il.

    — Il a toujours été à vous, Cecil. — Et vous raconterez l'histoire un jour à nos

    enfants, n'est-ce pas ?

    Le rose monta aux joues de Virginia.

  • Du tableau

    au texte

    Valérie Lagier

  • Du tableau au texte

    La Jeune Fille et la Mort d'Emma Florence

    Harrison

    ... soutenir visuellement l'imaginaire du lecteur...

    Traduire en image l'humour noir et caustique dis-tillé par Oscar Wilde lorsqu'il nous conte les aven-tures du fantôme de Canterville est probablement impossible. En effet, cette histoire rocambolesque, qui raille avec un égal bonheur les superstitions de la vieille Angleterre comme le matérialisme de la ration-nelle Amérique, appelle visuellement la caricature, ou tout du moins une œuvre à l'atmosphère inquié-tante, dont un élément décalé viendrait contredire le sérieux. La peinture symboliste de la fin du XIXe siècle regorge d'œuvres angoissantes, puisant dans l'étendue de nos pires cauchemars un réper-toire iconographique d'une grande richesse, mais l'humour ne vient jamais en tempérer la charge d'épouvante. Et les fantômes, pourtant si présents dans l'imaginaire collectif anglais, et surtout écos-sais, sont ingrédients de romans et de poèmes plus que sujets de peinture. Bien sûr, au dire d'Oscar Wilde lui-même, son univers poétique trouve des résonances harmoniques dans l'œuvre picturale de son ami James Abbott Mac Neill Whistler (1834-1903), peintre américain dont la carrière s'effectue

  • essentiellement en Angleterre et en France. Wilde écrit ainsi à Whistler : « Imaginez un livre, moi pour l'écrire, vous pour l'illustrer. Nous deviendrons riches. » Et l'écrivain voit, dans les figures peintes par son ami, éthérées et noyées dans des harmonies de brume grise et blanche, des apparences de fantômes. Ainsi lui écrit-il, faisant allusion au tableau Symphonie en blanc n° 1 (La Fille blanche), présenté au Salon des Refusés à Paris en 1863 : «Et la Dame lune, la Dame en gris, la belle Dame fantôme aux yeux de béryl, notre lady Archie, que devient-elle ?» Pourtant, ces affinités pro-fondes, cette sensibilité commune entre le peintre et l'écrivain ne sauraient justifier le choix d'une œuvre de Whistler pour soutenir visuellement l'ima-ginaire du lecteur dans sa découverte du Fantôme de Canterville. Nul tableau de l'artiste ne peut aisément s'associer à l'écriture mordante du récit, ni à son thème principal : le frottement de deux mondes opposés, celui des humains, Américains sûrs d'eux-mêmes et dénués de toute poésie, et celui fantas-tique de l'au-delà, où règnent les fantômes et les légendes, tirant son existence de la croyance des hommes. Et même si l'humour en est absent, c'est cette même rencontre entre réel et fantastique, humain et fantôme, que met en scène cette déli-cieuse illustration, réalisée par Emma Florence Har-rison pour accompagner, dans une édition parue vers 1910, un poème de Christina Rossetti (1830-1894), The Ghost's Pétition («La requête du fan-tôme »), datant de 1866.

    ... Cette distance incompressible entre deux dimen-sions. ..

    Si cette image n'a aucun lien direct avec le texte d'Oscar Wilde, elle n'en est pas moins imprégnée de la même ambiance victorienne, faite d'un subtil mélange d'élégance et d'étrangeté. Elle appartient de plein droit au répertoire du spiritualisme, cette vogue qui se répand à Londres dans la deuxième moitié du xixe siècle, en particulier dans les cercles de l'aristocratie, et que Wilde s'amuse à railler à tra-vers l'histoire du fantôme de Canterville. Illustrant un poème d'une des plus importantes poétesses anglaises, Christina Rossetti, sœur et modèle du peintre préraphaélite Dante Gabriel Rossetti (1828-1882), cette composition met en scène le rendez-vous nocturne d'une jeune femme avec le spectre de son mari. Le romantisme noir et désespéré du poème, dans lequel les deux êtres, appartenant désormais à deux mondes différents, ne peuvent plus guère communiquer, est adouci dans la traduction pic-turale qu'en donne Emma Florence Harrison. Dans un langage graphique proche de l'illustration de contes pour enfants, l'artiste choisit de rendre compte visuellement de l'instant le plus tragique et le plus intense du poème, celui de la rencontre tant attendue entre les deux amants, séparés à jamais, ne pouvant ni se toucher ni s'étreindre. La jeune fille, beauté rousse à la peau laiteuse et aux longs che-veux bouclés, incarne à merveille cet idéal féminin dont les peintres préraphaélites nous ont vanté l'élé-gance et le mystère à travers les traits de Jane Morris, épouse de William Morris (1834-1896) — écrivain,

  • peintre et théoricien de l'art — et amante de Dante Gabriel Rossetti. Assise dans un grand fauteuil en tapisserie, la jeune fille au profil de madone esquisse un mouvement, un geste d'appel en direction de la silhouette diaphane du spectre, dont le corps se dis-sout dans la lueur de l'aube. À cet élan, le fantôme oppose un refus, s'exprimant clairement dans les paumes de ses mains, levées comme pour le proté-ger d'un contact avec la femme aimée. Par ce geste, le fantôme veut aussi prodiguer consolation et apai-sement aux pleurs et inquiétudes de son épouse. Devenu ombre, ses propres peurs ont disparu et il a trouvé une paix que son amante, tourmentée par la perte de son amour, ne peut concevoir et ressentir. Séparés par la mort, les deux êtres sont aussi séparés par la vision différente qu'ils se font désormais de leur amour : passion vivante et dévorante d'un côté, amour serein et détaché de l'autre. Cette distance incompressible entre les deux dimensions, la vie et l'au-delà, le réel et le surnaturel, le sensible et l'invi-sible, le rationnel et l'irrationnel, est au fond tout le sujet du récit d'Oscar Wilde, même si les chemins empruntés par l'écrivain pour nous conter ce mal-entendu sont ceux de l'humour et de la dérision.

    ... le fantôme, maître des angoisses de ses victimes...

    Car l'histoire du fantôme de Canterville est bien celle d'une douloureuse incompréhension entre deux mondes. Le fantôme, apparaissant selon une tradition établie depuis trois siècles aux habitants du manoir de Canterville, ne fait qu'obéir à sa destinée d'esprit errant, habitant une dimension parallèle. Il

    entre en interaction avec le monde réel et les vivants selon un schéma rodé depuis l'éternité : il apparaît et terrifie les occupants du château, qui s'évanouis-sent d'épouvante comme la duchesse douairière de Bolton, sont saisis d'une crise d'hystérie comme les servantes, comme le recteur de la paroisse Augustus Dampier (ravagé de tics nerveux) ou, encore, ter-rassés par « une fièvre cérébrale» comme Mme de Tré-mouillac. Dans cette situation, le fantôme, maître des angoisses de ses victimes, en orchestre avec brio le scénario. Aucun des personnages anglais du roman ne met en doute son existence. Ni lord Canterville, qui vend le manoir à M. Otis, ni lady Canterville dont son mari nous avoue qu'«elle a souvent bien peu dormi la nuit en raison des bruits mystérieux qui provenaient des couloirs et de la bibliothèque », ni Mme Umney, la gouvernante, qui raconte aux nouveaux maîtres des lieux l'histoire de la tache de sang de lady Eleanor de Canterville, assassinée en 1575 par son époux. Oscar Wilde se moque ici avec délice des superstitions de ses compatriotes, friands d'histoires fantastiques, de séances de spiritisme et autres expériences occultes. Car c'est en 1882 qu'est créée en Angleterre la Society for Psychical Research dont la mission est d'étudier la survie de l'être après la mort et d'explorer des sujets tels que la transe des médiums, les maisons hantées, les fantômes, les esprits frappeurs et les expériences de projection extracorporelle (ou «voyage astral»). Publié en 1887 sous forme de feuilleton dans la Court et Society Review, très prisée par l'aristocratie britannique, Le Fantôme de Canterville est donc fortement imprégné de cette atmosphère mystique, manifestant une inquiétude et un repli face à un monde bouleversé par le progrès

  • industriel et technique. Dans l'Angleterre décrite par Oscar Wilde, les fantômes ont leur raison d'être, ils font partie intégrante du réel.

    ... perdant sa substance au fur et à mesure que décroît la croyance des humains...

    Mais les choses se gâtent lorsque le fantôme entre en contact avec les nouveaux maîtres de Canterville Chase. Ses quatre apparitions sont des échecs, aucune communication ne peut s'installer, le fan-tôme ne peut plus exister face à l'incrédulité et au rationalisme de la famille du ministre américain. La condescendance de M. et Mme Otis à son égard, l'acharnement des jumeaux, le mépris de Washing-ton Otis sont autant d'agressions insupportables pour le pauvre fantôme, dont le pouvoir d'action sur les humains s'amenuise au fil des apparitions. On a l'impression qu'il disparaît peu à peu, perdant sa substance au fur et à mesure que décroît la croyance des humains. Avec humour, Oscar Wilde nous conte le douloureux destin des légendes qui ne tirent leur existence que de la crédulité des hommes. Mais, en même temps, il se moque de la vision terre-à-terre de la vie défendue par les Améri-cains, avec l'assurance tranquille des gens sans ima-gination et sans fantaisie. Cette réflexion mordante sur le rationalisme des habitants de ce jeune pays, sûr de ses avancées technologiques et scientifiques, est née chez Oscar Wilde de son séjour en Amérique en 1882. Ses conférences sur l'art l'amènent alors à mesurer ce qui sépare culturellement la vieille Europe de la jeune Amérique : une certaine idée de

    la poésie et du mystère. En effet, Wilde en voit la preuve dans le fait que les Américains, face au Noc-turne en bleu et or de Whistler, « dans leur belle simplicité, jurèrent que pareilles choses n'étaient pas admissibles». Cette incapacité à sentir le merveilleux, à l'intégrer dans leur univers mental, se retrouve dans l'attitude qu'Oscar Wilde prête aux membres de la famille Otis face aux manifestations du fantôme. Ils ne peuvent entrer en résonance avec l'univers parallèle auquel ce dernier appartient de droit. Le monde du merveilleux et le monde scientifique ne peuvent se comprendre et communiquer, ils ne parlent pas la même langue. Entre ces deux univers, élaborés selon deux conceptions incompatibles du monde, la rencontre ne peut être qu'un gigantesque malen-tendu.

    .. . briser les murs de l'au-delà et modifier le cours du temps...

    Un seul habitant du château parvient à entrer en communication avec le fantôme : Virginia, unique représentante de la tribu Otis à maintenir avec lui une distance respectueuse, sans jamais l'agresser, comme les jumeaux ou Washington, ou chercher à le changer, comme M. et Mme Otis. Seule figure décrite positivement par l'auteur, elle apparaît dès le début comme un personnage marginal, à la croi-sée entre deux univers. Wilde la décrit ainsi : « Miss Virginia E. Otis était une petite demoiselle de quinze ans, svelte et ravissante comme une biche avec de grands yeux bleus où se lisait un fort penchant pour la liberté. » Sa ren-contre avec le fantôme dans la Salle des Tapisseries,

  • ne résultant pas d'une apparition volontaire de celui-ci, n'est en aucun cas programmée. Fruit du hasard, et donc de la nécessité, c'est cet instant qui fait basculer le récit d'un conte satirique en un récit romantique, et qui met fin pour toujours au cycle des apparitions du spectre dans les murs du châ-teau. La dimension innocente et angélique de la jeune fille est tout entière contenue dans son nom, Virginia. Figure rédemptrice, elle est seule à pouvoir briser les murs de l'au-delà et à modifier le cours du temps. Elle est l'instrument de la prophétie inscrite sur la fenêtre de la