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Oublier Fukushima - intro

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Ni héros ni martyr, Arkadi Filine est l’un des 800 000 liquidateursde Tchernobyl. Svetlana Alexievitch lui donne la parole dans sonlivre La Supplication. Issu-e-s de la génération Tchernobyl, les troisauteur-e-s ont choisi d’emprunter son nom pour signer Oublier Fukushima. Elles se reconnaissent dans son sens de la dérision, au bord du gouffre, son attitude désespérée mais pas résignée.

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La catastrophe de Fukushima n’a pas lieu. La catastrophede Fukushima n’a pas eu lieu. Quelle catastrophe ?

La fréquentation assidue de désastres nous en fait perdre laréalité. À peine une ombre passe-t-elle encore sur nos âmesrompues à l’horreur. L’imagination s’assèche et l’empathiepatine face aux réacteurs en fusion, face à l’impéritie burlesquedes réponses techniques, face à l’incommensurable pollutiondu pays, bref, face au naufrage d’un monde. Le fracas decruelles nouvelles du Japon, s’il nous afflige, assourdit surtoutnotre perception de la réalité matérielle et politique des faits.

Pourquoi l’évidente nécessité d’en finir avec le nucléaire nenous saisit-elle pas tous aux tripes ?

Après Hiroshima et Nagasaki, la guerre froide nous avaithabitués à voir les choses en grand. La menace permanente dela Bombe nous préparait au pire. Quand soudain, en avril1986, bing, la centrale de Tchernobyl péta. Tous, retenant leursouffle, levèrent timidement les yeux vers le cauchemar réalisé.Et que vit-on ? Rien, ou presque rien. Quand les médias eurentaccès à la scène de crime soviétique et percèrent les secrets malgardés du Kremlin, on vit, en fait d’apocalypse, des pompierstragiquement guignolesques sur le toit de la centrale essayant

« Je vous ai prévenue... Je n’ai rien de bien héroïqueà raconter, rien pour la plume d’un écrivain. »

Arkadi Filine, liquidateur de Tchernobyl.

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d’éteindre un incendie. Et c’est tout. C’est ainsi que lacatastrophe qui eut lieu n’eut en quelque sorte pas lieu pour lereste du monde. « C’était il y a longtemps et ce n’est pasvrai », nous dit Anatoli Saragovets, liquidateur biélorusse,lorsqu’il meurt de cette bataille sans fin quelques années plustard. Comment s’émouvoir de la lente agonie des liquidateurset des millions d’habitants touchés pour toujours par lacontamination, ce mal invisible ? Et aujourd’hui, quoi demoins spectaculaire que la contamination des terres et desmers, des villes et des campagnes japonaises ? Quoi de moinswagnérien que la mort lente des habitants du Japon dans unquotidien apparemment inchangé ?

Le temps de la catastrophe s’allonge inexorablement, impossibleà embrasser pour l’entendement des mortels.

La véritable catastrophe nucléaire, ce n’est pas que touts’arrête mais que tout continue. La Bombe n’a pas détruit lemonde, mais elle a ouvert une nouvelle période de ladomination. La terreur provoquée par la menace del’apocalypse nucléaire ne produit qu’un effet : figer l’ordredes choses. Il faudrait préserver l’espèce, et sauver sa peau aupassage. Pour parachever ce programme de glaciationsociale de l’après-guerre, il s’agit de civiliser l’atome : laBombe accouche d’usines d’électricité. Prise en étau entre lecauchemar de la destruction totale et le rêve d’une énergieillimitée, une nouvelle humanité verrait le jour. Unehumanité confinée au rayon électroménager et toujoursenchaînée au régime de la survie économique. Faute de prisesur sa propre vie, on aurait des prises partout dans sa cuisine.S’étant rendu indispensable, le nucléaire n’a par la suite plusbesoin de grands discours pour continuer à s’imposer.

« Même s’il y avait un accident de ce type tous les ans, jeconsidérerais le nucléaire comme une énergie intéressante »,nous dit Morris Rosen, directeur de la sûreté nucléaire del’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA)quatre mois après Tchernobyl.

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Ce n’est pas le cynisme d’un seul homme qui s’exprime ici,mais le credo d’une société nucléarisée qui nous fait partagerla responsabilité du désastre. En plus d’être dépossédés de nosconditions d’existence, nous devrions assumer soixante ansd’une copulation effrénée entre l’État et le nucléaire.Le nucléaire nous assigne une place : celle de prisonnier d’unmonde clos où chaque foutue aspiration à la liberté se cogneaux murs des installations nucléaires, et se perd dans le tempsinfini des déchets. Bientôt, imprégnés de fatalisme, nousserions contraints de ne voir dans le nucléaire qu’une énergieparmi d’autres.

Il faudrait que l’on se contente de compter les morts.

Au tournant des années quatre-vingt, pour la dernière fois dansce pays, des communautés entières perçoivent le nucléaire telqu’il est : une bombe déguisée en usine à nuage, la fin d’unrapport au monde, une ultime perte d’autonomie. Ces luttesmassives contre les implantations de centrales sontenterrées dans les urnes en 1981. La nucléarisation se poursuitsans encombre dans la morosité des années roses. La jeune bu-reaucratie verte née sur le cadavre des luttes achève de fairedu nucléaire une question séparée, technique, environnemen-tale, qui balaye la question sociale.

Certains de nos aînés ont refusé de ranger le nucléaire aurayon des énergies.

En 1986, ils ont fait « le pari que le désastre de Tchernobylallait ébranler la résignation au fait accompli »1. Perdu. Pourautant, ils ont démontré à quel point la catastrophe étaitdevenue l’un des moteurs de la bureaucratisation du monde,poursuivant ainsi la critique du nucléaire comme gestionsociale. Nous héritons de ce regard désespéré mais pas résigné.On ne sort pas du nucléaire comme on sort sa poubelle.

1. Association contre le nucléaire et son monde, Histoire lacunaire de l’opposition à l’énergie nucléaire, Éditions de la lenteur, 2012.

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Ce n’est pas la promesse d’une victoire contre cette sociéténucléarisée qui nous tient, mais bien la nécessité de la lutte.Nous savons ce qui se gagne en chemin.

La stupeur face à la catastrophe de Fukushima ne suffira pasà elle seule à relancer une opposition conséquente à ce mondenucléarisé. D’autant que le rouleau qui comprime les cris desJaponais est déjà passé par Tchernobyl. Vingt-cinq ans degestion sociale des conséquences de cette catastrophe ontfourbi les outils de la bureaucratie des années 2010. Elle lesait : faire disparaître la réalité sociale d’une catastrophe estavant tout affaire de découpage du temps, une questiond’agenda. Catastropher, liquider, évacuer, réhabiliter,banaliser, autant d’épisodes d’un feuilleton destiné à nousfaire oublier Fukushima. Autant de chapitres de ce livre pourtenter de démolir l’édifice du mensonge, pour se constituer uneconscience du nucléaire qui, lorsqu’elle n’est pas partagée,nous rend juste dingues.

Du Japon, nous ne connaissions pas grand-chose, il faut bienl’avouer.

Scotchée aux dessins animés des années 1980, la générationTchernobyl n’a croisé que quelques bouts de sa culture demasse. Nous ne savions pas que le magnétoscope de notreenfance était de la même marque que la centrale deFukushima Daiichi. Et puis des paroles de Japonaisdécouvrant la violence nue de l’État se sont frayées un cheminà travers le brouillard de l’information numérique. Bien qu’ilssoient partiels et parfois contradictoires, ces récits démontrentde manière éclatante à quel point le nucléaire bouchel’horizon. Leur publication s’est imposée comme une évidence.

Que peuvent bien faire les Japonais, si ce n’est exiger des me-sures de la contamination ? Que peuvent-ils espérer alorsqu’ils angoissent en attendant de se soigner ? Quelle libertéun gamin peut-il explorer dans un monde où il ne peut pastoucher une branche ? Comment se raconter une vie un tantsoit peu libre avec un dosimètre dans la poche ?

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La catastrophe dans laquelle se débattent les Japonais agitcomme un miroir grossissant. Nous reconnaissons dans le sortqui est fait à ces gens là-bas le sort qui nous est fait ici. Nousy voyons le mépris de l’État, les rapports sociaux aliénés,l’exploitation des travailleurs sacrifiés, la médicalisationrampante de la vie, l’économie toujours conquérante... et lamesure comme remède à l’angoisse provoquée par un mondedevenu tout à fait étranger.

Comment faire entendre à un frangin parti vivre là-bas ques’en tirer ne relève pas de la connaissance en radioprotection ?Comment contribuer à retrouver une rage commune ?

Peut-être avec un livre, six mains, des textes et des documents,en attendant mieux.

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LE TCHERNOBYL DU FUTURLettre de Toshihiko Ikegami, publiée le 8 octobre 2011sur le site Japan-Fissures in the Planetary Apparatus.

Nous commémorons cette année le vingt-cinquièmeanniversaire de l’accident de Tchernobyl. C’est peut-être pour cela qu’un grand nombre de documentairessur cette catastrophe sont actuellement diffusés à latélévision japonaise. Nous sommes nombreux à lesvisionner à la télévision ou sur Internet.

Il ne s’agit pas de se souvenir de Tchernobyl. Il ne s’agitpas d’avoir le cœur brisé par tant de douleur. Nousvoyons, dans ces images, l’avenir du Japon. Nous vivonsactuellement un lendemain de Tchernobyl. Et la situa-tion de Tchernobyl aujourd’hui, c’est l’avenir qui nousattend. Quand nous voyons ces images, nous savons quenos futurs souvenirs y sont gravés.

Certaines séquences montrent des travailleurs dunucléaire se déplaçant autour de réacteurs qui viennentd’exploser. Ils laissent d’évidentes taches deradioactivité dans l’environnement. Ces plans nousévoquent des images peu diffusées de l’usine deFukushima, il y a quelques mois.

Dans les bois abandonnés de Tchernobyl, nous voyonsl’avenir de Fukushima. Je me vois dans les personnesallongées sur leurs lits d’hôpital. Nous découvrons despersonnes âgées qui continuent à vivre comme si derien n’était dans un petit village qu’on a longtemps cruabandonné. Tchernobyl n’est pas un monde de données

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statistiques, mais un lieu fait de chair et de sang, oùrespirent des êtres vivants.

Notre rencontre avec Tchernobyl ne s’arrête pas là. Nousy prenons aussi des informations pratiques sur une viequotidienne comparable à la nôtre. Vingt-cinq ans aprèsl’accident, une famille de villageois biélorusses reçoitune caisse de bouteilles de lait. La mère se méfie et portece lait à une école des environs. Nous constatons avecétonnement que l’école a son propre appareil de mesurede la radioactivité, à disposition du public. La mèremesure le niveau de radioactivité dans son lait. Ilcontient une petite quantité de césium 137, mais sousle taux autorisé. Cette partie du documentaire suscite ennous une certaine jalousie. Nous envions cettecommunauté biélorusse équipée de ses propresappareils de mesure. Nous sommes en colère contrenotre gouvernement, qui ne nous propose même pas ceniveau de précaution. Nous sommes soulagés deconstater que la dose de radioactivité dans ce lait estfaible, même si nous sommes choqués d’apprendre que,vingt-cinq ans après, le lait est toujours contaminé. Voirdes enfants boire ce lait nous fend le cœur.

Les films sur Tchernobyl nous enseignent les chosessuivantes : d’abord, comment certains endroits ont l’airde retenir la radioactivité ; ensuite combien arroser unréacteur semble inefficace ; enfin, à partir de quel tauxde contamination il faut envisager une évacuation.Ces films nous enseignent également au bout de com-bien de temps les symptômes de la contamination com-mencent à apparaître, et ce qu’on peut faire alors.

Mais, pour moi, tout se résume à une seule question :j’aimerais beaucoup posséder un de ces appareils demesure de radioactivité, combien coûtent-ils ?

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