P. Assouline, La condition du traducteur

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a noteworthy inquiry on the state of translators in French until 2010

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  • La condition du traducteur

  • Centre national du livre53, rue de Verneuil 75007 Paris

    Pierre Assouline

    La condition du traducteur

  • Copyright : Pierre Assouline, 2011

    Centre national du livre pour la prsente dition

    dition hors commerce

    Ne peu tre vendu, ni reproduit

  • Humour is the first of the gifts to perish in a foreign tongue.

    Virginia Woolf

  • I. TAT DES LIEUX 13

    Le rle du CNL 14 Ce qui a chang 16

    II. DE LA FORMATION DES TRADUCTEURS 19

    Masters et traduction 20

    De Paris Arles, et retour 21

    Le franais et la culture la peine 24

    Anglicisation et fminisation 26

    Vers une cole nationale de traduction ? 28

    III. AIDEZ-NOUS LES UNS LES AUTRES 31

    Le dispositif du CNL 31

    Offres de rsidences 33

    La voie europenne 34

    Entre programmes, ateliers et socits 35

    Nom de code : Petra 38

    Vers quel fonds europen de la traduction ? 40

    La manne de ltranger 41

    Petite philosophie du soutien 42

    IV. DES PRIX POUR LES TRADUCTEURS 47

    Lauriers et trophes 47

    Il ny en a jamais assez 50

    V. RMUNRATION : LA DGRADATION 53

    Grilles et pratiques 54

    Entre non-fiction et fiction 56

    Paroles de traducteurs 58

    Sommaire

  • LA CONDItION Du trADuCtEur10

    Paroles dditeurs 61

    Ailleurs, chez nos voisins 63

    VI. L O IL Y A DE LABUS 67

    reproches lditeur 67

    rponses dditeurs 69

    crivains et critiques la barre 72

    Du code aux commandements 75

    Les huit commandements 77

    Off 79

    Laffaire Kleist 80

    VII. SCNES DRAMATIQUES 85

    une prestation de service ? 86

    Laffaire Ibsen 88

    Laffaire Estupidez 89

    Contestation la SACD 91

    Off bis 93

    Le rle de la Maison Antoine-Vitez 95

    rformer 96

    VIII. DE LA RECONNAISSANCE 101

    Par lauteur 102

    Par le public 103

    Par les traducteurs entre eux 104

    Par les diteurs 107

    Par les sites dditeurs 109

    Par les couvertures de livres 110

    Par les mdias 112

    ltranger 115

  • Sommaire 11

    Les chevaliers errants de la littrature 119

    Pour que cela change 122

    IX. DERNIRES RECOMMANDATIONS 123

    Aides 124

    thtre 124

    Formation 125

    Contrat 125

    Visibilit 126

    Portail 126

    International 127

    Code 128

    De lavenir 129

    ANNEXES

    Quelques prcisions techniques 135

    Brve histoire de lAtLF 137

    Code de dontologie du traducteur littraire 140

    Code des usages 142

    Les crdits de traduction du CNL 147

    Laide lintraduction du CNL : traduction vers le franais 148

    volution des aides du CNL aux diteurs pour la traduction douvrages trangers en franais 151

    volution des aides directes du CNL aux traducteurs 167

    un exemple, les livres aids par le CNL pour la rentre littraire de 2009 179

    Appel plus dune langue 183

  • Heureux comme un traducteur en France ? Le moins malheureux en Europe, certainement. linstar de Mme de Stal, il pourrait dire quil se dsole lorsquil se contemple, et se console lorsquil se com-pare. Sauf que ce sentiment ne lui suffit plus car, depuis quelques annes, sa situation sest dgrade en mme temps que son environnement profession-nel a volu.

    Dun ct, on a assist chez les diteurs une croissance sur plusieurs fronts : le chiffre daffaires et, dans une moindre mesure, les salaires ont aug-ment ; en littrature trangre, le volume des traductions, la diversit des langues traduites, le nombre des collections se sont accru.

    De lautre, on a assist chez les traducteurs un bouleversement sur des fronts plus nombreux encore : tandis que le mtier se professionnalisait, la profession sest prcarise. Elle a su, certes, fminiser et rajeunir ses effec-tifs, se doter de formations spcialises qui permettent dobtenir un premier contrat lissue dun stage en fin de master. Mais, dans le mme temps, elle a eu faire face, dans ldition, une concentration excessive sur la langue anglaise, une rduction des dlais de livraison, une externalisation des services, une gnralisation de la pratique du forfait et une reddition de comptes de plus en plus alatoire. Ses revenus ont baiss, son pouvoir dachat sest effondr. Pauprise, fragilise dans son pouvoir de ngociation, sous-estime dans son statut, elle se considre dprcie.

    tat des lieux

    I.

  • LA CONDItION Du trADuCtEur14

    Le monde de ldition se comporte comme si, de la fameuse formule de Paul Valry pointant dans lactivit de traduire la facult de crer de la gne au plus prs de la grce , il ne voulait retenir que la grce, alors que les traducteurs se trouvent de plus en plus dans la gne. rien ne leur importe comme la dfense de leur indpendance : imagine-t-on un auteur salari ? Beaucoup ont t enseignants. Le mouvement aujourdhui est doser vivre de son mtier de traducteur littraire. Daucuns jugeront extravagante une revendication qui devrait tre naturelle.

    On en reparlera tout au long de ce rapport. En revanche, autant affran-chir demble le lecteur sur ce quil ny trouvera pas, ou peu, savoir une analyse ou une enqute sur la traduction pragmatique (commerciale, technique, scientifique) ; la philosophie de la traduction (la traductologie ; la potique du traduire ; la rflexion luvre dans les translation studies ; ltat du bablisme lheure des moteurs de recherche) ; lextraduction (la traduc-tion du franais vers une langue trangre) ainsi que lternel dbat entre partisans de la langue-source et partisans de la langue cible ou la non-moins sempiternelle polmique sur le dilemme fidlit/trahison.

    Le prsent rapport se focalise sur lintraduction, la traduction dune langue trangre vers le franais. Davantage que de sarrter sur des statis-tiques, il a pour objet dindiquer des tendances, et donc de mettre en pers-pective les flux partir de diffrentes sources, dont lIndex translationum Bibliographie mondiale de la traduction de lunesco , les catalogues dditeurs, les donnes du Syndicat national de ldition (SNE), les enqutes de lAssociation des traducteurs littraires de France (AtLF) et de la Socit franaise des traducteurs (SFt), Electre, sans oublier les entretiens mens auprs de diverses personnalits. Il entend avant tout dresser un tat des lieux de la condition matrielle, et donc morale, du traducteur en France.

    Le rle du CNL Centre national du livreretour lexception franaise. Patrick Deville, que ses fonctions la tte de la Maison des crivains trangers et des traducteurs (MEEt) amnent souvent voyager, le reconnat : La situation des traducteurs franais est envie ailleurs car elle est enviable, que ce soit comparativement au reste de lEurope, ou relativement 1 . Depuis les annes 1960, le champ est en voie dautono-misation pour le sociologue, confirme Susan Pickford, traductrice, matre de confrences Paris XIII en traduction, qui conduit des recherches sur lvolution de la profession, de linvention du droit dauteur nos jours 2.

    1. Entretien avec Patrick Deville, hiver 2010.

    2. Entretien avec Susan Pickford, 5 mai 2009.

  • I. tat des lieux 15

    1981 fut une date dans lhistoire de la reconnaissance du mtier de tra-ducteur en France avec la nomination de Jean Gattgno la Direction du livre. Pour la premire fois, un traducteur parvenait cette fonction, mme si la traduction ntait pas son unique activit. Le changement fut percep-tible car il se signala aussitt par des bourses, des aides, des commissions. Selon Jean-Yves Masson, la bibliomtrie tmoigne de ce que cette arrive a fait exploser le nombre de traductions 3.

    Initi dans les annes 1980 donc, et rvis en 2006, le dispositif que Gat-tgno instaura au CNL, le Centre national du Livre, incite la fois dve-lopper les traductions de qualit et amliorer le statut des traducteurs. Il faut dailleurs noter que, la diffrence de ses homologues internationaux, le CNL soutient autant limportation des littratures trangres en France que lexportation de la littrature franaise ltranger.

    Pour ce qui est de lintraduction, la seule qui nous intresse dans le cadre de cette mission, les principaux points de laide aux diteurs portent sur le taux de la contribution (50 % du cot de la traduction pris en charge par le CNL si le feuillet est rmunr entre 18 euros et 20,90 euros ; 60 % sil est rmunr entre 21 euros et 25 euros) ; sur le nombre de dossiers dposs (4 dossiers par session et par commission, et 3 supplmentaires si ces demandes daides entrent dans le cadre de manifestations que le CNL organise ou aux-quelles il participe) ; et sur le mode de versement de la subvention (70 % ds la dcision dattribution, le solde la parution de louvrage et la remise de lattestation de paiement du ou des traducteurs).

    Pour ce qui est de laide directe aux traducteurs, elle consiste en des cr-dits de traduction envisageables ds lors que le demandeur na pas bnfici dune aide lanne prcdente et quil a sign un contrat avec un diteur pour une rmunration minimale de 20 euros le feuillet. Le CNL intervient alors en complment de l-valoir consenti et relativement la difficult et la lon-gueur de luvre selon des montants modulables (1 100 euros, 2 200 euros, 3 300 euros, 4 400 euros, 5 500 euros, 6 600 euros).

    Ces aides sont, dans les deux cas, examines par des commissions dex-pertise runissant des reprsentants des professions ou des domaines concer-ns qui remettent leurs avis consultatifs au prsident du CNL, lequel est seul mme de statuer afin de garantir limpartialit des dcisions.

    La France est ainsi devenue le premier traducteur plantaire (13 % des traductions ralises dans le monde en 2004). La littrature traduite repr-sente 18 % de la production ditoriale, contre 3 % aux tats-unis, et atteint environ 22 % en parts de march. Au cours des vingt dernires annes du

    3. Entretien avec Jean-Yves Masson, 20 janvier 2010.

  • LA CONDItION Du trADuCtEur16

    xxe sicle, les traductions ont augment de 50 %. Si cette progression a net-tement profit langlais, ce qui lui a permis dtendre davantage encore son empire et sa domination, les langues dorigine demeurent trs diverses. Cest peu de dire que le CNL a t essentiel dans cette volution. De plus, on observe que la retraduction commence entrer dans les murs. Mme si les diteurs nen sont pas encore considrer que chaque gnration mrite sa traduction, certains ont intgr le dicton allemand Einmal ist keinmal, une fois ne suffit pas . Comme le dit un critique : Toute traduction est un meuble de style et une curiosit dpoque 4 .

    Bourses, tarifs, commissions dexpertise : le CNL est aussi linstitution qui a le plus fait, depuis quarante ans, pour les traducteurs. Il les a toujours soutenus selon deux axes : la professionnalisation du mtier et la vrification de la qualit quoi quil ne faille pas le confondre avec un comit de lecture ou une direction ditoriale de substitution. Il a aussi accompli un important rle de mdiation auprs des diteurs.

    Ainsi, si lAtLF se tourne aujourdhui vers le CNL, cest que depuis 1993, elle na pas eu de runion de travail avec le SNE, ce qui a entran une s-rieuse drive dans le respect du code des usages, sign par le SNE, la Socit des gens de lettres (SGDL), lAtLF et la SFt en 1984. Sa dernire mouture remonte cette poque : elle tait plus favorable aux traducteurs. Depuis, lAtLF et le SNE ne se sont plus rencontrs. Voil pourquoi il est urgent que les pouvoirs publics se saisissent nouveau de cette question. Non pour complaire une corporation, mais parce que la traduction, dont umberto Eco nous dit quelle est la langue de lEurope , est au cur des changes culturels. Elle est le nerf de la guerre en temps de paix entre les nations.

    Ce qui a changIl y a en effet pril en la demeure. Il est dabord conomique. une enqute socioprofessionnelle sur la situation des traducteurs dans ldition, mene pour lAtLF travers ses adhrents par Susan Pickford et Christian Cler, situe le dcrochage au milieu des annes 1990. Entre 1996 et 2009, la rmu-nration moyenne a baiss de 15 %, passant de 23 euros 20 euros le feuillet partir de langlais. Durant la mme priode, le chiffre daffaires de ldition augmentait de 34 %. La pauprisation de la profession, dj touche par la suppression de labattement fiscal dont elle jouissait, na fait que saggraver. De plus, le comptage informatique de 1 500 signes, en lieu et place du feuillet 25x60, lunit de mesure conventionnelle, gnre un manque gagner. Bien

    4. Philippe Lanon, Ich bin ein Dbliner , in Libration, 11 juin 2009.

  • I. tat des lieux 17

    que pour lheure, uniquement 30 % des traducteurs soient concerns, seule une petite minorit dentre eux russit imposer une rvaluation du tapus-crit en cas de litige 5.

    La rvolution technologique na pas manqu, pour sa part, de boulever-ser les conditions de production de la traduction littraire. Linformatique a apport les multiples avantages du traitement de texte et de la correction automatise ; lInternet, laccs direct et immdiat une large documenta-tion, les changes dinformations par courriel, la recherche permanente des citations, et autres facilits qui, pour autant, nont pas dnatur le travail. La productivit du traducteur sen est trouve augmente. On ignore prci-sment dans quelle proportion. Car il nest pas certain que le temps pass remplir un feuillet soit tellement plus court qu lpoque de la machine crire. La relation lditeur, elle, en a t change.

    Eu gard aux moyens de chercher et de savoir dont dispose dsormais le traducteur, lditeur manifeste son endroit un surcrot dexigence dans la vrification du dtail, bien que le temps de travail se soit raccourci. Paral-llement, le traducteur est devenu plus exigeant pour lui-mme, dans son travail, car il sait que lditeur attend beaucoup de lui. En effet ces dernires annes, au sein des maisons ddition, on observe une dgradation gn-rale de la production quentranent les bouclages htifs, la minimalisation de lediting, lexternalisation des travaux et les rductions de budgets pour la prparation et la correction de la copie. Ainsi, au final, si la rvolution tech-nologique a permis au traducteur de gagner en confort, qualit et prcision, elle ne lui a gure profit en termes de rapidit et de rendement 6.

    La traduction, activit solitaire par excellence, a galement volu du fait de la prise de conscience collective des traducteurs : dsormais non seule-ment ils se runissent mais encore se confrontent au sein de syndicats et dassociations ou loccasion de colloques et de journes. Nul litisme ou dsir de faire bande part dans la volont des traducteurs littraires de se distinguer des traducteurs techniques, puisque mme lInsee tablit cette distinction. Beaucoup se considrent par la force des choses comme des in-termittents de ldition. force de revendiquer le statut dauteur, ils le vivent pleinement, commencer par son aspect le plus sombre : la prcarit.

    Est traducteur littraire professionnel toute personne dont la traduction est lactivit principale et qui vit de ses revenus de traducteur. Le Conseil europen des associations de traducteurs littraires (CEAtL), vocation f-

    5. table ronde AtLF : traduction/dition : tat des lieux in Vingt-Siximes Assises de la traduction littraire Arles 2009, Actes Sud, 2010.

    6. Voir le dbat Ardoise magique et presse-citron in TransLittrature, no 37, t 2009.

  • LA CONDItION Du trADuCtEur18

    drative, a t cr afin de mieux dfendre les droits des traducteurs7. Son r-glement prend soin de stipuler la nature des activits marginales qui peuvent complter le principal : lectures et confrences, lectorat, dition de livres, critique littraire. un traducteur plein temps consacre au moins 70 % de son temps traduire 8. Or, de plus en plus de jeunes diplms sortent des for-mations universitaires en qualit de traducteurs littraires professionnels alors que les dbouchs sont de plus en plus incertains, que les conditions de travail srodent et que le mtier se dprcie. Cet afflux de main-duvre exploitable na pas pour seule consquence de menacer la situation des plus anciens : elle fragilise davantage encore le systme au sein duquel la pro-chaine gnration de traducteurs devra faire ses preuves.

    Car plus le march de ldition se mondialise, plus il se spcialise ; plus il se spcialise, plus il se professionnalise 9. Les traducteurs nchappent pas cette tendance. Entre 2003 et 2007, la sociologue Gisle Sapiro a dirig une vaste enqute sur les flux de livres de littrature et de sciences humaines et sociales traduits en franais depuis les annes 1980, ce qui a donn lieu la publication dun rapport en 2007 et dun livre lanne suivante10. Son objet tait de dterminer si la mondialisation tait de nature favoriser les changes culturels internationaux ou sil fallait, au contraire, la considrer comme la manifestation dun imprialisme conomique. Hybridation culturelle versus hgmonie culturelle : plus que jamais la libert de la cration dpend de la diversit des traductions.

    Il est temps de rviser le statut du traducteur car la socit littraire a elle-mme revu ses repres. Puisque le traducteur sait dexprience que sa tech-nique consiste anticiper les problmes qui ne manqueront pas de se poser dans les pages qui suivront, en quoi son mtier a partie lie avec lesprit du jeu dchecs, pourquoi ne pas lui demander danticiper les problmes qui se poseront lexercice mme de son mtier dans les annes venir ?

    7. Voir ltude rcemment publie www.ceatl.eu

    8. Nathalie Heinich cite par Susan Pickford.

    9. G. Sapiro, J. Heilbron, A. Bokobza, Ioana Popa et. al., Translatio. Le march de la traduc-tion en France lheure de la mondialisation, CNrS ditions, 2008.

    10. G. Sapiro, op. cit.

  • Longtemps on a pu dire quil en tait du traducteur littraire comme du psychanalyste : il ne sautorise que de lui-mme. On ne lui rclame pas davantage ses papiers quau pote. ceci prs que les mentalits ont volu. Le mtier sest professionnalis. La mise en place il y a une douzaine dannes de Masters de traduction littraire en France est en train de crer une forme daccrditation de facto sinon de jure1 .

    Cest une voie efficace, semblable celle des coles de journalisme : par les liens quelles nouent entre intervenants et tudiants, le rseau quelles tissent avec les rdactions, et les rencontres qui sensuivent, elles permettent leurs diplms daccder plus directement au premier emploi, ici par une commande, l par un stage. Ce nest pas une garantie pour lavenir court ou moyen terme, mais un srieux coup de pouce pour lenvol, mme si un diteur sera rarement enclin courir un risque financier avec un traducteur peine sorti du master.

    tout laisse penser que cette volution se poursuivra et quun nombre de plus en plus important de jeunes traducteurs littraires sera issu dune filire universitaire spcialise.

    une douzaine de facults forment 150 traducteurs par an, majoritaire-ment anglicistes. Mais une promotion de master ne met quune vingtaine de

    De la formation des traducteurs

    II.

    1. Entretien avec Susan Pickford, 5 mai 2009.

  • LA CONDItION Du trADuCtEur20

    jeunes traducteurs environ sur le march, alors quil y a environ 750 traduc-teurs professionnels inscrits lAGESSA, ce qui signifie que la traduction est leur source de revenus principale, les autres ont sans doute un autre mtier 2. Dans nombre de ces facults, les masters sont inoprants car les professeurs ne sont pas traducteurs. Du moins nont-ils jamais pratiqu la traduction sur un plan professionnel. Pour langlais, ils sont majoritairement des sp-cialistes de la langue ou de la culture attaches une rgion linguistique, mais pas de la traduction littraire. Quant au recrutement des candidats, il se fminise outrance. telle est brutalement expose la situation.

    Masters et traductionLe site de lAtLF recense les principales formations universitaires franco-phones qui dlivrent des masters de traduction. Il en dnombre une dizaine, dont deux Bruxelles et une Genve. Les voici, telles que rpertories selon les langues concernes :

    w Allemand, anglais, arabe, espagnol, italien, portugais universit Paris VII - Denis Diderot Master dit de Charles V Master de traduction littraire professionnelle

    w Allemand, anglais, arabe, espagnol, italien, portugais, russe universit Paris VIII Master de traduction

    w Arabe, catalan, espagnol, portugais universit Lyon 2 - Facult des langues traduction littraire et dition critique

    w Allemand, anglais, italien, chinois, japonais, russe universit Jean-Moulin Lyon 3 Master de traduction littraire et rdaction ditoriale

    w Allemand, anglais, grec universit Marc-Bloch - Strasbourg-II - Institut de traducteurs, dinterprtes et de relations internationales Master en traduction/interprtation, mention traduction littraire

    w Allemand, anglais, espagnol universit Bordeaux III, Michel de Montaigne

    2. table ronde AtLF : traduction/dition : tat des lieux in Vingt-siximes assises de la traduction littraire Arles 2009, Actes Sud, 2010.

  • II. De la formation des traducteurs 21

    Mtiers de la traduction : traduction, traductologie de lcrit pour ldition et le march du livre.

    w Allemand, anglais, espagnol universit dAngers Master Mtiers de la traduction, traduction littraire et gnrale

    w Allemand, espagnol, italien universit dAvignon et des Pays de Vaucluse- facult des Lettres Master didentits des cultures anglophones et traduction

    w Multilangues cole Suprieure dInterprtes et de traducteurs (ESIt), universit de Paris III Master traduction ditoriale, conomique et technique

    w Multilangues LInstitut Suprieur de traducteurs et dInterprtes (IStI) de Bruxelles, formation payante Master en traduction : options Industries de la langue

    w Multilangues Centre europen de traduction littraire (CEtL) de Bruxelles, formation payante Cycle postuniversitaire en traduction littraire

    w Multilangues cole de traduction et dinterprtation (EtI) de Genve, formation payante Matrise en traduction

    Ces formations universitaires de traducteurs ne font pas pour autant lunanimit. Langliciste Bernard Hoepffner reconnat quau dpart, il leur tait hostile : il craignait que la multiplication des masters et que leur inscrip-tion durable dans le paysage ne poussent les maisons ddition ne sadresser exclusivement quaux diplms 3. Sa crainte fut vite dissipe puisquil eut lui-mme loccasion dtre un tuteur lInstitut Charles-V.

    De Paris Arles, et retourFeu le DESS de traduction littraire de lInstitut danglais Charles V (Paris-VII), cr en 1989, a longtemps servi dtalon non seulement aux diteurs mais galement aux universitaires qui, au fil du temps, ont mont des for-

    3. Entretien avec Bernard Hoepffner, Institut Charles V, 13 octobre 2009.

  • LA CONDItION Du trADuCtEur22

    mations analogues un peu partout en France. un mlange denseignement de la langue, de tutorat dans un esprit daccompagnement, de confrences et dinterventions dexperts, de stages prometteurs qui permettent au futur traducteur, dj frott au milieu, de confronter son acquis tout frais aux ra-lits du terrain : cest la mme recette qui prside la russite du master de traduction professionnelle qui lui a succd, toujours lInstitut Charles V, et dont le sminaire demeure exemplaire 4.

    Cette formation pionnire conserve son statut dexcellence, prestige d tant son anciennet, sa spcialisation en anglais, ses liens avec la profes-sion qu sa dimension pratique quaucun enseignement thorique ne saurait remplacer. La particularit du tutorat et du stage est la clef dun cursus dune dure dun an auquel on accde lissue dune slection qui se veut dras-tique : une preuve de franais suivie dune preuve de traduction. En 2009, sur une soixantaine de candidats titulaires dune licence danglais, 28 ont t retenus lcrit, dont la moiti seulement a russi loral centr sur la capa-cit des imptrants se projeter en tant que traducteurs. Ce qui fait la fin une promotion forte de 14 diplms, place sous la direction dAntoine Caz quentourent Jacqueline Carnaud, en charge du cycle de confrences et de latelier non-fiction, le philosophe et germaniste Marc B. de Launay ainsi que lenseignant de franais et hellniste Michel Volkovitch.

    Lun des objectifs de Charles V est de resserrer les liens entre ltudiant et la profession, de manire lui permettre davoir un pied dans le monde de ldition. un traducteur patent prend donc en charge deux tudiants : un tuteur pour deux tuts . Il leur fait dcouvrir son atelier de travail dans lesprit du compagnonnage. Ce rapport de matre apprenti fait la singula-rit de cette formation. Il matrialise lide selon laquelle la traduction est un artisanat autant quune activit physique, car il faut prendre un texte bras-le-corps, le ruminer, le mcher.

    Le sminaire sachve en fin danne par la remise dun mmoire dune centaine de feuillets, traduction dune uvre en langue trangre encore in-dite en franais, sans exclusive de genre, remise le 1er septembre au plus tard. Afin dviter llve de se perdre en route, le pdagogue le suit dans son avance : un contrle et une correction sont effectus sur une vingtaine de feuillets. Pour ltudiant, cest le moment de vrit. Cest l quon lui apprend respecter les dates-butoirs de rendu de la copie, impratif dont on ne lui rptera jamais assez quil peut dsorganiser tout un programme dditeur, avec les consquences conomiques que cela entrane, sil est pris la lgre.

    Puis vient le stage quil effectuera partir de mai chez un diteur de litt-rature gnrale, grce au rseau tiss au fil des ans par lInstitut Charles V. Ce

    4. Sance du 14 septembre 2009.

  • II. De la formation des traducteurs 23

    stage, dune dure dun trois mois, consiste principalement en corrections de manuscrits ou de traduction, et en tablissement de fiches de lecture ; mais il peut aller jusqu des essais de traduction, comme en tmoignent plusieurs rapports.

    Il y a prs de trente ans, quand les rencontres dArles nen taient qu leurs balbutiements, la perspective de former des traducteurs littraires relevait de lutopie. Lcriture ne senseignait pas et si le journalisme senseignait bien, les coles taient peu nombreuses. On mesure le chemin parcouru depuis.

    Sur les bords du rhne prcisment, AtLAS, lassociation des Assises de la traduction Littraire en Arles, sest dote dun Collge international des traducteurs, le CItL. un programme de formation y a t lanc en sep-tembre 2010 avec le soutien du CNL, du ministre de la Culture et de la Communication, de lInstitut franais (ex-Culturesfrance), et des collectivi-ts territoriales. Il stale sur une dure de dix semaines et entend sinscrire dans un parcours de professionnalisation, en donnant trois jeunes traduc-teurs franais, en dbut de carrire, loccasion de travailler de concert avec des pairs chevronns et en tandem avec trois jeunes traducteurs trangers travaillant dans lautre sens. Les travaux de chaque session, qui concernent principalement la littrature mais touchent galement aux sciences humaines et sociales, sont publis en un volume danthologie, bilingue naturellement. Six langues sont pour linstant au programme : russe, chinois, italien, arabe, espagnol, portugais.

    Ce principe du tandem fait, selon Jrn Cambreleng, lactuel directeur du CItL, loriginalit de la formation. Il permet chaque traducteur daffiner sa perception des niveaux syntaxiques, des rfrences culturelles qui pourraient lui chapper, de conforter ou dinfirmer ses intuitions, grce au soutien dun locu-teur naturel 5 . Ce qui revient tcher de conforter une vision double et bila-trale de laller-retour consubstantiel toute entreprise de traduction. Quant au principe du tutorat, il a dj fait ses preuves dans les formations analogues. Il permet la confrontation avec dautres thories, dautres esthtiques et, dans bien des cas, avec une autre conception du mtier mme.

    Le profit immdiat que les participants peuvent retirer de ces rencontres nest pas douteux. reste cependant sinterroger sur la manire dont un tel dispositif contribue efficacement la prennisation de leur vocation et tat. Or cest bien l, aujourdhui, lun des enjeux 6.

    La diversit des formations en est un autre. Il faut noter cet gard cer-taines expriences originales, comme le bien nomm rgime spcial

    5. Entretien Livres Hebdo, no 839, 29 octobre 2010.

    6. Entretien avec Vronique trinh-Muller, adjointe du prsident du CNL, 24 fvrier 2011.

  • LA CONDItION Du trADuCtEur24

    que lcole suprieure dinterprtes et de traducteurs (ESIt) rserve aux tudiants trangers dont la langue maternelle ne figure pas parmi celles du Master de traduction classique (allemand, anglais, arabe, chinois, espa-gnol, italien, russe) :

    lissue de cette formation dun an, les tudiants, qui, pour sinscrire doivent avoir une excellente matrise du franais (niveau Bac + 4), obtiennent un certificat de mthodologie de la traduction . Les cours sont ouverts se-lon les besoins du march, si au moins trois tudiants russissent les preuves dadmission. Cette anne, il y a du polonais et du coren ; prcdemment, du vietnamien, du bulgare ou du roumain Lenseignant, qui ne connat pas la langue de dpart, arbitre la ngociation qui sopre entre les tudiants qui lui expliquent le texte, et veille la qualit de la langue darrive. Cet exercice pas-sionnant est lillustration de la dverbalisation chre Danica Seleskovitch. Les locuteurs non francophones apprennent une mthode qui fonctionne quel que soit le couple de langues 7.

    toutes ces formations ont en commun de viser offrir des conditions objectives dapprentissage. La transmission du mtier ne saurait nanmoins dpendre de la seule technique. Elle implique aussi, et au sens propre, la communication de quelque art de linterprtation.

    Le franais et la culture la peineLes candidats eux-mmes ne sont pas ncessairement les spcialistes dune langue. Gnralement, ils sont censs avoir un diplme dtudes sup-rieures, une bonne culture gnrale et une solide connaissance linguistique. Il faut en effet un talent littraire pour tre traducteur littraire : la licence de Lettres nest pas de trop en sus de la licence de langues avant darriver au master. Car comme le rappelle le germaniste Jean-Pierre Lefebvre qui, outre les cours quil dispense aux agrgatifs de lcole Normale, enseigne dans le cadre du master de traduction Bordeaux-III : Les malheureux sont soumis en permanence des noncs imprcis comme ceux quon lit dans la presse ou quon entend la radio8 . Langliciste Laurence Kif, traductrice en littra-ture jeunesse, ne dit rien dautre : Cest un mtier o lon passe son temps crire en franais. Or cest l que cela pche : le niveau de franais. Il est inhib par lacte de traduire. On ne compte plus les barbarismes 9 . Antoine Caz, responsable du master de lInstitut Charles-V, renchrit lorsquil appelle

    7. Sandrine Dtienne, intervention la table ronde Formation, o allons-nous aux 27e assises de la traduction littraire en Arles, 5-7 novembre 2010.

    8. Entretien avec Jean-Pierre Lefebvre, in transLittrature, no 33, t 2007.

    9. Intervention au sminaire de lInstitut Charles V, 14 septembre 2009.

  • II. De la formation des traducteurs 25

    professionnaliser la profession en faisant comprendre aux tudiants que la matrise du franais est cruciale : Les apprentis nactivent pas les bons bou-tons. Ils sont obsds par la justesse lexicale, mais ils nont pas la bonne oreille (son, ton, rythme)10.

    Combien dentre eux auront le souci de la belle langue, au point de tenter de hisser leur texte au niveau de la langue dorigine ? Des cours dcriture seraient aussi ncessaires que des cours de traduction. Sur ce plan-l, il y a des ides prendre du ct des Workshops of Creative Writing, les ateliers dcriture des universits amricaines, tout en se gardant de standardiser lart et la manire afin dviter tout formatage. Cet cueil na pas pu tre vit aux tats-unis : bien quils soient disperss dans un grand nombre duniver-sits diffrentes, ces ateliers ont tendance lisser, uniformiser et standardiser lcriture. Il faut travailler davantage la langue franaise dans lensemble de son rpertoire et ne pas seulement approfondir la langue tudie.

    Ce qui, pour autant, nest pas suffisant, si lon en croit le constat de nombre de traducteurs de lancienne gnration qui est lunisson de celui de nombre dditeurs, dont Dominique Bourgois : La nouvelle gnration de traducteurs est moins nourrie de rfrences culturelles et son travail sen ressent. Elle est moins cultive que celle qui la prcde. Cest une inquitude pour lavenir 11. Le fait est que souvent de jeunes traducteurs nont jamais suivi dautres tudes que des tudes de langues ; les khgneux sortent aussitt du lot. Car il ny a pas que la langue ou lcriture : la culture compte aussi. Langliciste Bernard Hoepffner considre que pour traduire, il est pr-frable davoir vcu avant. Il constate un manque de lectures chez la jeune gnration des traducteurs, une carence de passion et dapptit qui se traduit par une lacune : labsence de rsonance du texte avec dautres textes. Ce nest pas dramatique dans la mesure o le lecteur a de la lecture pour deux, mais il ny voit pas moins un signe dappauvrissement de la profession12.

    La formation, cela consiste galement reconnatre que lon peut pas-ser six ans sur les 2000 pages dAnatomie de la mlancolie de robert Bur-ton et buter encore sur six paragraphes que personne na jamais russi comprendre. Cela consiste aussi transmettre la notion d orgasme du traducteur : ce moment o il navigue pendant quelques instants de grce dans un trou noir mi-chemin entre les deux langues, la langue-source et la langue-cible.

    10. Idem.

    11. Entretien avec Dominique Bourgois, 14 dcembre 2010.

    12. Intervention de Bernard Hoepffner, Institut Charles V, 13 octobre 2009.

  • LA CONDItION Du trADuCtEur26

    Anglicisation et fminisationLa formation des jeunes traducteurs est souhaite et encourage par la pro-fession, condition dentendre jeune traducteur comme traducteur dbutant , mme si la majorit des tudiants de masters se situent dans la continuit de leur cycle universitaire entam aprs le baccalaurat. Mais elle ne va pas sans causer quelques dommages collatraux.

    Depuis une dizaine dannes, la rapide multiplication de ces cursus a engendr un phnomne qui menace de drgler le march sil nest pas contrl : la surreprsentation des anglicistes. Ce qui signifie en clair que les masters forment beaucoup plus de traducteurs de langlais que le mar-ch ne peut en absorber, satur quil est : aux 600 acteurs quil compte dj sajoutent chaque anne 80 entrants. Jugeant leur nombre inconsidr , Jrn Cambreleng souligne leur sous-emploi tout en se montrant optimiste pour lemploi des jeunes traducteurs du russe et du chinois13. Mais le fait est que les diteurs peinent trouver des traducteurs dans nombre de domaines linguistiques, dont larabe ou le turc font partie. Il faudrait rorienter de manire plus volontariste les formations avant que litalien ne soit considr comme une langue rare.

    La concentration est indniable. Elle se rpercute ditorialement et go-graphiquement. Si environ deux tiers des traductions publies en France viennent de langlais, selon lIndex translationum, 83 % des traductions de langlais paraissent Paris14. Gallimard, Actes sud, Bourgois caracolent en tte tous genres confondus : non seulement le roman, mais aussi les essais, le thtre et la posie, sont concerns.

    On estime donc quil y a actuellement sur le march 90 % de traducteurs anglicistes pour 60 % de livres traduits de langlais. Le fait est que beaucoup choisissent cette langue par dfaut, layant apprise lcole. Si la profession naffirme pas une volont collective de contrecarrer cette tendance, le ph-nomne entranera automatiquement une baisse de la rmunration, dj en cours, puisquune surabondance de talents dans une spcialit entrane automatiquement une mise en concurrence, laquelle tire inluctablement vers le bas tant les tarifs que la qualit. Il revient Atlas, comme au CNL, de susciter des vocations.

    Ce phnomne est dautant plus proccupant que la demande est en baisse. En effet, si lon se rfre au tableau comparatif des titres acquis en

    13. Entretien Livres Hebdo, no 839, 29 octobre 2010.

    14. Gisle Sapiro, Les changes littraires entre Paris et New York lre de la globalisation, Centre europen de sociologie et de science politique, avril 2010.

  • II. De la formation des traducteurs 27

    moyennes annuelles par les diteurs franais entre 1997-2000 et 2001-200515, on saperoit que les plus fortes hausses concernent le russe (426,3 %), le grec (366,7 %), le portugais (314,8 %), le tchque (300 %), le chinois (273,3 %), le nerlandais (262,5 %), le polonais (146,2 %), lespagnol (111,3 %), larabe (77,8 %). toutes choses qui se rvlent parfois relatives, voire circonstan-cielles lexamen, sauf pour lespagnol qui est en ascension constante. Mme si cette augmentation peut sexpliquer loccasion par des oprations sp-ciales, dont la mise en valeur dune littrature nationale loccasion des Belles trangres ou du Salon du Livre de Paris, elle nen reflte pas moins un profond mouvement.

    Dans le mme temps, le recul proportionnel des traductions de langlais (- 3 %) sexplique par une hausse en valeur absolue des traductions de lan-gues asiatiques (japonais, chinois, coren), ce qui dnote l encore une ten-dance avre, mme sil faut prendre en compte le nombre important de mangas et douvrages pour la jeunesse. Langlais nen demeure pas moins en tte des acquisitions, il domine mme avec 822 titres contre 106 japonais et 103 allemands. Quoi quil en soit, il apparat clairement que la politique volontariste de soutien lintraduction a un effet direct sur la diversit des langues traduites. Il ny a gure de langues au monde qui naient leurs sp-cialistes en France. Or on tue lenseignement des langues en substituant aux intituls de littrature ceux de civilisation . Les langues minoritaires ne survivront pas ce processus.

    Pour ce qui est des sciences humaines, le tableau est plus net : plus de la moiti des titres traduits en franais entre 1985 et 2002 le furent de langlais ; lallemand (25 %), litalien (10 %) et lespagnol (4 %) arrivant loin derrire. Mais l encore, on a pu observer que, malgr sa position dominante, langlais progressait moins que les autres langues16.

    toutes choses qui dessinent, en creux, une ralit assez prosaque : les-sor des genres de livres rotation rapide, jeunesse, polar, roman rose, best-sel-lers, parmi lesquels les traductions de langlais sont surreprsentes par rapport aux autres langues 17.

    Cest donc sur le terrain purement littraire, dans lacception la plus noble de lexpression, et celui des sciences humaines, que langlais apparat non seulement minoritaire mais galement en recul au profit des grandes lan-gues europennes traditionnelles, et aussi, ce qui est plus rcent, des langues dEurope centrale et des langues asiatiques. Des petits et moyens diteurs,

    15. Source SNE, reproduit dans Translatio, p. 93.

    16. Source Electre, cite par Sapiro, p. 114, op. cit. p. 8.

    17. Sapiro, p. 396, op. cit. 8.

  • LA CONDItION Du trADuCtEur28

    qui ont trouv l une spcialit de niche, doivent tre encourags par le CNL, de mme quil faut inciter les responsables des formations universitaires favoriser lenseignement de ces langues. Cest dans cette rsistance active lhgmonie que se joue lavenir de la diversit culturelle. reste savoir si les uns et les autres sauront et pourront sorganiser en rseau avec leurs homo-logues travers lEurope afin de maintenir cette qualit dans loriginalit. rgulire, une telle concertation serait bnfique pour tous.

    Elle le serait en premier lieu pour les traductrices. Car, plus le mtier se professionnalise, plus il largit sa base et ouvre le compas sur les genres di-toriaux, et plus il se fminise et se prcarise18. On dnombre prs de 600 femmes sur les 860 membres de lAtLF. Mais cette fminisation de masse nimplique aucun sentiment de lgitimit supplmentaire :

    Les femmes traductrices sont des domines parmi les domins []. ni-veau de diplmes et de positions gales, les femmes sont infiniment moins nom-breuses que les hommes se sentir investies du droit de traduire les auteurs les plus consacrs. La masculinisation de la traduction des classiques , plus encore que celle de la littrature contemporaine, est un fait patent19 .

    La traduction voluera ncessairement, la fminisation du mtier entra-nant une sensibilit diffrente. Cest l un des dfis de demain, la rsistance au lissage de la langue demeurant par ailleurs une inconnue.

    Vers une cole nationale de traduction ?Le diplme de traducteur a tendance devenir un ssame. On voit dsor-mais apparatre un vritable corps de mtier mesure que souvrent de nouveaux masters sous la pression du ministre de lducation nationale, dans sa hte de professionnaliser les tudes. Le phnomne est plutt positif mme si, on la vu, il y a surabondance dans certains domaines au risque de casser le march. Celui-ci ne peut slargir comme par miracle. Nombre de diplms finissent hors du cur de mtier littraire, du ct de laudiovisuel, dans la traduction de sous-titres pour les sourds-muets, travail qui na rien dindigne, mais qui est mal rtribu.

    Lorsquon rencontre de jeunes traducteurs diplms, dots de quelques annes dexprience, on constate quils ont souvent russi signer un premier contrat dans les mois qui ont suivi leur entre dans la vie professionnelle, malgr la rticence des diteurs prendre des risques avec des dbutants.

    18. Isabelle Kalinowski, cite par S. Pickford.

    19. Isabelle Kalinowski, in La vocation au travail de traduction .

  • II. De la formation des traducteurs 29

    Mais ensuite, seule une minorit se consacre exclusivement la traduction littraire, les autres devant se rsoudre subvenir leurs besoins soit par des travaux de traduction moins nobles (techniques, presse), soit par une autre activit dont la proximit intellectuelle (dition, enseignement) att-nue leur frustration de navoir pas acquis la reconnaissance que semblait leur promettre leur formation spcialise. les couter, on est frapp de consta-ter leur capacit dadaptation la dimension la moins sympathique de leur condition : son caractre alatoire, lequel dbouche souvent sur la prcarit. croire quils y ont t tellement bien prpars par leurs matres quils sy font avec une rapidit tonnante, ce qui ne signifie pas quils sy rsignent. Encore que tout cela ne dise rien sur la dure ; seule une enqute sociologique permettrait de documenter et de renseigner prcisment sur la prennit de leur activit.

    Do lide de voir se constituer une cole nationale de la traduction . une telle institution est-elle seulement envisageable ? On en reparle mesure que la formation se parcellise un peu partout en France de manire assez anarchique, les universits ayant le plus souvent le souci prioritaire dem-ployer leurs enseignants.

    Cela dit, une telle institution ne serait pas souhaitable car, en supposant qu on lui donne les moyens de ses ambitions, la situation de quasi mono-pole risquerait de standardiser les formations tout en les centralisant dans la capitale au dtriment des rgions - mme si Paris rassemble lessentiel du monde ditorial. Il serait plus intressant dabord dencourager chaque master se spcialiser davantage de manire offrir un vritable choix aux candidats ; ensuite de favoriser une action coordonne, sous la forme dune confrence permanente des responsables de ces masters, afin dattnuer les dysfonctionnements et de mieux anticiper les ralits ditoriales ; enfin, dof-frir une visibilit unique ces diffrentes formations en crant un portail commun sur Internet, site bien rfrenc destin renseigner automatique-ment les tudiants en leur permettant dengager leur dcision au mieux.

    Il est dautant plus urgent de mettre un peu dordre dans la formation que notre enseignement universitaire de la traduction littraire est le seul dEurope tre aussi divers, professionnel et riche tout en tant diplmant. En Italie et en Espagne, o loffre est galement trs forte, elle est mise en pratique par des professeurs qui nont souvent jamais eux-mmes sign de traductions. Aux tats-unis, les Translations Studies des universits forment dsormais davantage de thoriciens que de traducteurs 20. Michael Hoff-mann, traducteur de Seul dans Berlin de Hans Fallada en langue anglaise,

    20. Jennifer Howard, translators struggle to prove their academic bona fides in The Chro-nicle of Higher Education, Washington, 17 janvier 2010.

  • LA CONDItION Du trADuCtEur30

    assure mme quon assiste un vritable crpuscule de la traduction ; la fermeture progressive des dpartements de langues et littratures trangres dans les universits, do proviennent en principe traducteurs et lecteurs, nest pas la seule source de son pessimisme : il se dsole galement quen moins dun sicle, on soit pass dun temps o Virginia et Leonard Woolf renonaient diter une traduction de Proust, tant ils taient convaincus que les lecteurs intresss le liraient directement en franais, un temps o le public clbre des ouvrages o lon explique comment-parler-des-livres-quon-na-pas-lus 21.

    Ce serait du gchis de ne pas fdrer les nergies au nom du respect de lautonomie des universits. Lavenir des masters se jouera dans la diversit linguistique. Il est donc prioritaire de mettre en rseau tous les cursus afin de les quilibrer, de les harmoniser et de mieux les rpartir. Par ailleurs, il nest pas vident pour les candidats de suivre un diplme de formation per-manente, car pendant ce temps-l, ils ne travaillent pas et ne gagnent donc pas leur vie. La plupart ont un second mtier, dans lenseignement le plus souvent. Pour dvelopper ces types de formation des traducteurs, faudrait-il envisager que les organismes et les institutions concerns les subventionnent plus largement encore quils ne le font dj ?

    Cela ne va pas sans soulever dautres interrogations. Depuis une dizaine dannes, le mtier de traducteur littraire, pour stre inscrit dans lair du temps, attire de plus en plus de vocations, nonobstant lincertitude des dbouchs et lpret du march. Il nchappe pas au mouvement gnral de la socit par lequel le citoyen est appel, avec un sens consomm de la dmagogie, dnier leur singularit aux experts. Puisque tout le monde est journaliste, photographe, critique, crivain, ou slectionneur de lquipe de France, on ne voit pas comment la qualit de traducteur pourrait y chapper. LInternet et ses logiciels de traduction automatiques y encouragent. Dsir de traduire et lgitimit du traducteur : tel a t le thme de la quatrime Journe de la traductologie de plein champ que devaient tenir, le 18 juin 2011, le master de traduction de Paris-VII et le Centre de recherches de lESIt Paris-III Sorbonne. Qui peut bon droit sintituler traducteur ? La question, en dpit de tous les efforts consentis, aura t au cur des dbats. Preuve, sil en tait besoin, quelle mrite dtre sans cesse remise sur louvrage.

    21. Michael Hoffmann, in Telegraph.co.uk, 15 mai 2010.

  • Le dispositif du Centre national du livreDoit-on craindre, ou au contraire souhaiter, que le nombre de traductions subventionnes par le CNL baisse dans les annes venir ? Cest ce quan-nonait en tout cas, fin 2008, lancienne direction selon le principe aider moins pour aider mieux , en vertu duquel il sagissait de concentrer laide sur un nombre raisonnable douvrages et daider leur diffusion, plutt que de saupoudrer laide sur un plus grand nombre de livres1.

    Le CNL avait dj rform, six ans plus tt, ses procdures de soutien aux diteurs dans la prise en charge dune partie des cots de traduction. Dans cette perspective, afin de renforcer lefficacit et la lgitimit du Centre, ses responsables avaient uvr afin de diversifier les interventions, amliorer limpact des dispositifs et simplifier les procdures.

    Dix commissions sur treize sont concernes par les demandes daides la traduction : Art et bibliophilie ; Bande dessine ; Librairie de larchitecture et de la ville ; Littrature classique et critique littraire ; Littratures tran-gres (posie comprise) ; Littratures de jeunesse ; Littrature scientifique et technique ; Philosophie, Histoire et Sciences de lhomme et de la socit ;

    Aidez-nous les uns les autres

    III.

    1. Interview de Marc-Andr Wagner, secrtaire gnral du CNL, Vitalit de la traduction de thomas Wieder in Le Monde, 19 dcembre 2008.

  • LA CONDItION Du trADuCtEur32

    thtre. Les autres commissions traitant de la diffusion des uvres, ce sont bien tous les domaines de la cration qui bnficient du dispositif.

    Ces aides, rptons-le, lorsquelles sadressent aux diteurs, ne peuvent excder 60 % du cot de la traduction quand la rmunration au feuillet varie entre 20 et 23 euros ; elles correspondent 50 % du cot de traduction pour une rmunration au feuillet comprise entre 18 et 20 euros le feuillet. Laide est verse en deux chances : lors de la dcision dattribution et la parution de louvrage traduit, sous rserve dune vrification des conditions (reversement au traducteur, mention de laide du CNL). Le versement a lieu en une seule chance si laide est infrieure 1 000 euros. La dure de vali-dit des projets est de 24 mois.

    Le tableau comparatif de laide la traduction se dcompose ainsi :

    Il est bon de noter qu en 2007, 241 titres sur 345 relevaient de la fiction pour un montant total de 1 119 950 euros, et que 40 langues taient concer-nes (contre 37 en 2004). On observe galement qu en 2008, 330 aides ont t accordes sur 539 demandes ; que le montant moyen de laide a t de 5 140 euros ; et que la langue anglaise a reprsent 43,94 % des aides accor-des, soit 145 livres traduits, alors quelle absorbe 62 % des acquisitions de droits en France 2.

    Quant aux aides directes du CNL aux traducteurs, elles sont, on la vu, de trois types et visent soutenir lexcellence comme la diversit.

    Il sagit dabord de crdits de traduction qui sadressent aux traducteurs travaillant sur une uvre particulirement difficile. Outre les formalits dusage ncessaires la constitution de son dossier, le candidat doit prsen-ter un contrat le liant un diteur pour cette traduction ; il est prcis que le contrat doit tre conforme au code des usages et quil doit prvoir une rmunration minimale la page de 20 euros. Chaque crdit est plafonn 7 000 euros. une dizaine de crdits de traduction a t accorde par le CNL en 2008.

    2008 330 aides 1 701 730 euros

    2007 328 aides 1 639 230 euros

    2006 338 aides 1 524 940 euros

    2005 324 aides 1 549 613 euros

    2004 348 aides 1 540 000 euros

    2. Voir Translatio, op.cit., p. 8.

  • III. Aidez-nous les uns les autres 33

    un deuxime dispositif consiste en la prise en charge dune partie des cots de traduction en franais douvrages trangers afin de rendre accessible au pu-blic franais un texte de qualit un cot tout aussi accessible. Mmes condi-tions que supra, mais la rmunration brute de la page est fixe de 18 euros 20,90 euros (taux de concours de 50 % maximum) ou partir de 21 euros (taux de concours de 60 % maximum jusqu 25 euros, plafond du taux de concours).

    Enfin, la Bourse Jean Gattgno est destine aider un projet de grande ampleur, dcriture ou de traduction, ncessitant un travail de recherche et un investissement personnel de longue dure. La bourse est verse sur deux ans : 25 000 euros lanne de lobtention de la Bourse, 25 000 euros lanne suivante.

    Eu gard ce bilan, le principe aider moins pour aider mieux nest pas all sans provoquer quelque inquitude. Ainsi, Jacques Le Ny, lanimateur de feu lAtelier europen de traduction (AEt) refuse la candeur selon laquelle il dpend de la seule puissance dun livre quil soit connu et traduit :

    En Europe, on compte plus dune trentaine de langues. Chacune a ses cri-vains, ses potes, ses intellectuels, mais quimporte, devrait-on dire, lorsquon sait quen moyenne, plus de 60 % des livres traduits chaque anne en Europe sont, lorigine, de langues anglaises. Des centaines duvres demeurent ainsi encloses dans le paradis perdu dune langue secondaire , faute de traduc-tions, de traducteurs, dditeurs pouvant financer leur traduction 3.

    Devenu en 2010 un tablissement public de plein droit, dot dune pr-sidence excutive, le CNL a raffirm depuis son attachement dfendre la diversit en excluant la distinction selon laquelle il y aurait de petites et de grandes langues 4. Par ailleurs, la difficult attribuer la Bourse Jean Gat-tgno, dont ont fait tat les membres de la commission concerne, devrait mener la rtroversion de son montant en plusieurs aides mieux adaptes, l encore pour assurer une meilleure quit.

    Offres de rsidencesOn ne dira jamais assez les signals services que rend la possibilit dune rsidence pour un traducteur littraire. Cet isolement-l est recherch, sol-licit, car il est indispensable un travail intensif loin de tout et de tous. Loffre est diverse, varie et souvent aussi variable. En son sein, la Maison des crivains trangers et des traducteurs (MEEt) de Saint-Nazaire, qui a jou un rle prcurseur, continue de reprsenter un modle.

    3. Site de lAEt.

    4. Entretien avec Vronique trinh-Muller, adjointe du prsident du CNL, 24 fvrier 2011.

  • LA CONDItION Du trADuCtEur34

    Il y a une vingtaine dannes de cela, Saint-Nazaire a voulu renouer avec sa tradition cosmopolite douverture mythifie par lancienne vocation du port qui, jusquau milieu du xxe sicle, assurait la ligne La Havane/Vera Cruz. Grce Jean Gattgno et la journaliste du Monde des livres Nicole Zand, spcialiste de littratures trangres, qui ont donn un contenu au projet de la ville, la MEEt accueille, depuis 1987, des crivains et des tra-ducteurs du monde entier, dont la France, en mettant leur disposition un appartement. Finance par les communes de Saint-Nazaire et de Nantes, le dpartement de la Loire-Atlantique, la rgion, la DrAC, lInstitut franais (ex-Culturesfrance) et le CNL, elle accompagne cette mission dautres acti-vits, dont lattribution de bourses, lorganisation de rencontres, la remise de prix littraires et ldition.

    Il sagit dune vraie rsidence dcriture sans aucune contrainte en re-tour ; le rsident-boursier na pas soumettre de manuscrit ; toutefois, sil le souhaite, il peut le montrer la MEEt qui pourra ventuellement le pu-blier. Patrick Deville, qui la dirige depuis 1995, a cr Mythes/MEET, revue annuelle bilingue comme tout ce qui y parat. Des traductions sont rguli-rement commandes aussi bien pour la revue que pour diverses collections douvrages, principalement de fiction (23 euros le feuillet pour langlais et lespagnol). Il est noter que les traducteurs jouent aussi un rle certain dans la slection des crivains trangers auxquels la rsidence est accorde 5. Et que, par ailleurs, la MEEt est parfaitement intgre rECIt, un rseau eu-ropen de centres de traduction littraire qui offrent des services analogues 6.

    La voie europenneLunion europenne, qui compte 23 langues officielles dans 27 pays, a son rle jouer dans les affaires de traduction. Elle y consacre tout un dispositif daide et de soutien. Mais les procdures apparaissent si compliques quen janvier 2011, le Motif, observatoire du livre et de lcrit en Ile-de-France, organisme associ de la rgion, a pris linitiative dorganiser un atelier daide la rdaction des candidatures et la constitution des dossiers pour les mai-sons ddition franciliennes intresses. tout le monde ne sait pas que le programme Culture (2007-2013) comporte un volet daide la traduction duvres littraires dun montant de 17 M deuros, et par consquent, celui-ci est trs peu sollicit par les diteurs franais. En 2010, la France se place ainsi en bas du classement des pays ayant peru une subvention, en 19 e posi-

    5. Entretien de Patrick Deville avec lauteur, hiver 2010.

    6. Cf www.re-cit.eu

  • III. Aidez-nous les uns les autres 35

    tion, avec un total infrieur 80 000euros. En tte, on trouve la Hongrie, la Slovnie, la Norvge, lItalie pour un total de 2,77 M deuros.

    Lunion veut en effet aider traduire des uvres de fiction, quel que soit le genre littraire (roman, conte, nouvelle, thtre, posie, bande dessi-ne, etc.). Laide varie de 2 000 et 60 000 euros, limit 50 % des cots de tra-duction, et jusqu 100 % pour la posie, sous conditions. toutes les langues officielles des pays du programme, ainsi que le latin et le grec ancien, sont ligibles. Les uvres doivent avoir fait lobjet dune publication mais navoir jamais t traduites dans la langue trangre choisie. Chaque demande doit comporter entre une et dix uvres traduire pour une dure nexcdant pas 24 mois. une attention particulire est porte aux uvres crites dans les langues des pays entrs dans lunion depuis 2004. Les critres dattribution prennent en compte la valeur ajoute europenne, la pertinence des activits pour les objectifs du programme, un niveau dexcellence, les moyens mis en uvre et la communication ainsi que la qualit des maisons ddition, tenues de prsenter un rapport dactivit sur les deux dernires annes.

    Mais laction de lunion ne se limite pas ce dispositif. En avril 2009, une centaine de traducteurs et une dizaine de responsables culturels se sont retrouvs Bruxelles afin de chercher ensemble les moyens damliorer les conditions de travail de la profession. Lhgmonie absolue de langlais y ayant t dnonce, les participants sont convenus de la ncessit de favori-ser les traductions entre langues minoritaires, lesquelles ne sont jamais aussi bien dfendues que par la traduction littraire. La cration dun Observa-toire europen de la traduction, dont le sige serait tolde, ville historique-ment rpute depuis le Moyen ge pour sa tradition douverture linguistique illustre par son cole de traducteurs, y a t envisage ; de mme que la possibilit de faire subventionner par lunion, et dans les langues qui y ont cours, la traduction des classiques du patrimoine littraire europen. Sans se donner le mot, tous les intervenants, de quelque origine quils fussent, se sont essentiellement consacrs exposer les trois maux dont souffre selon eux le mtier : la rmunration, lindiffrence leur qualit dauteur et les questions de formation7.

    Entre programmes, ateliers et socitsCertaines initiatives existent dj lchelle du continent. Lune des plus anciennes est le Programme Georges-Arthur Goldschmidt qui existe depuis dix ans. Organis chaque anne davril juin entre Paris, Arles, Berlin par

    7. Miguel A. Villena, La traduccion europea pide auxilio in El Pais.com, 23 avril 2009.

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    lOffice franco-allemand pour la Jeunesse (OFAJ), il consiste en un smi-naire bilatral, destin de jeunes traducteurs littraires gs de moins de 30 ans et titulaires dun master ou dun DEA. Il est mont conjointement par la Foire du livre de Francfort et le Bureau international de ldition franaise (BIEF) et a pour objectif de donner des traducteurs en dbut de carrire loccasion de sinformer sur les structures ditoriales en les visitant, de tra-vailler la traduction de textes encore non traduits au sein dateliers dcri-ture et dtablir des contacts professionnels. Il sadresse aux traducteurs alle-mands et franais mais aussi francophones et germanophones rsidant de faon permanente en France et en Allemagne. LOFAJ finance une bourse mensuelle de 900 euros pour chaque tudiant et la prise en charge partielle des voyages. En 2011, le Programme Georges-Arthur Goldschmidt a dbut par deux journes dtudes qui se sont tenues les 12 et 13 avril au CNL. Laccent a t mis sur la critique littraire.

    Autre entreprise qui se veut europenne sans tre franco-europenne, lAtelier europen de la traduction, lAEt, a t cr en 1998 par Jacques Le Ny dans le cadre de la scne nationale dOrlans. Sa vocation est donc th-trale. LAtelier repose sur un systme dchanges entre auteurs contemporains par le biais de la traduction (intraduction/extraduction). Ces changes ne concernent pas seulement Franais et trangers, mais trangers entre eux. La condition absolue en est que lon traduise partir de la langue dorigine et non partir dune langue de transfert. LAEt est ainsi devenu une plateforme pour des pays sans diplomatie culturelle, puisque la rpartition stablit ainsi : 20 % dintraduction, 80 % dextraduction (y compris trangers entre eux).

    Sappuyant sur la logistique du thtre, lAEt fonctionne avec deux per-manents : son directeur et une secrtaire. Jacques Le Ny considre ce rseau europen comme un groupe de passeurs. Son comit ditorial runit des ex-perts (critiques, traducteurs, dramaturges) deux fois par an. Chaque uvre slectionne par le comit est traduite en au moins trois langues. Le comit choisit le traducteur, lAEt lui propose un contrat et le paie ; soit il publie lui-mme la traduction, soit il loffre un diteur (le plus souvent, Les solitaires intempestifs, LArche, thtrales). Le projet se veut global en ce quil accom-pagne un texte et son auteur du livre la scne, en nouant des partenariats avec des festivals et des salles. LAEt a 400 traductions en 14 langues son actif.

    En dix ans dactivit, une centaine dauteurs ont t concerns, notam-ment le dramaturge et traducteur grec Dimitris Dimitriadis, ainsi que Valre Novarina, Olivier Py, Juan Mayorga, rodrigo Garcia, Spiro Scimone, Anto-nio tarantino, Fausto Paravidino, Ascanio Celestini, Eduardo Erba, Iannis Mavritsakis, Jos Vieira Mendes, Eva Maliti, Giannina Carbunariu, Peter Asmussen, Chris Lee.

  • III. Aidez-nous les uns les autres 37

    Paralllement, de nombreux traducteurs ont t sollicits parmi lesquels Jean Paul Manganaro, Yves Lebeau, Constantin Bobas, robert Davreu, trsa Bento, Antonio Idias, Alfonso Silvan, Gioia Costa, Louisa Mitsacou, Dimitra Kondylaki, Victor Ivanovici, Peter Bokor, Elena Flaskova, Nathalie Mavlovitch, Alexandra Leit Lopes, Khaled Salem, Amani Ayoub, Cateri-na Gozzi, Jorge Silva Melo, Antonio Goncalves, Fernando Gomez Grande, Sofia rideg, Isabelle Berman, Isabelle Famchon, Klairy Mitsotakis.

    LAEt veut se distinguer en ce quil conoit la traduction comme un vritable objet de cration. Homriade, le monologue de Dimitris Dimitriadis traduit du grec par Michel Volkovitch8 est emblmatique des prototypes quil entend fabriquer. La traduction est donc envisage comme un projet culturel au-del de la seule perspective ditoriale. Dans le thtre contemporain, il faut dcouvrir sans recouvrir. Or les mdiateurs ont toujours tendance rechercher la nouveaut, lvnement qui recouvre le prcdent 9 , souligne Jean Le Ny.

    Le budget tait lorigine de 1,8 M deuros sur trois ans. Les premiers temps, les subventions furent intgralement prises en charge par la scne nationale dOrlans. Puis la commission ducation et culture de lunion europenne, aprs examen du dossier et vrification des partenariats, y contribua hauteur de 50 %. Depuis 2007, llan est intact mais lAEt est paralys : le conseil dadministration de la scne nationale dOrlans a dcid de ne plus le financer, dcision prise lunanimit en prsence et avec les voix des reprsentants du ministre de la Culture, de la municipalit dOrlans, du conseil rgional du Centre, au motif de restrictions budgtaires ainsi que de linintrt du projet pour le centre dramatique. LuE, en consquence, ne suit plus et refuse son tour le dossier. Ce verdict a t officialis par les lus le 15 dcembre 2009 et confirm le 15 mars 2010. Jacques Le Ny a tent en vain dy surseoir par une grve de la faim.

    Que meurt le passeur et le lien est coup assure Camille de toledo au nom de la Socit europenne des Auteurs, en appelant lui aussi un dcen-trage culturel vers lEurope. Changer de paradigme, telle est la volont que promeut la SEA en proposant de complter les diffrents systmes nationaux daide la traduction par une logique proprement europenne de confluences et de carrefours. Depuis 2010, elle entend donc publier chaque anne une liste douvrages classiques et contemporains, fictions et essais mls, quelle juge insuffisamment traduits. un comit de dix auteurs-lecteurs polyglottes issus de dix pays, et renouvel annuellement, a pour charge dtablir cette liste. Sil existe des uvres europennes, les aides la traduction devraient tre repenses sur le modle crois de laiguillage, de lintraduction permanente,

    8. Les Solitaires intempestifs, 2010 4 pages, 2009.

    9. Entretien de Jacques Le Ny avec lauteur, 27 novembre 2009.

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    au sein du continent, ce que fait dailleurs, depuis 1982, Vienne, lInstitut fur die Wissenschaften vom Menschen, lInstitut pour les Sciences humaines), en dveloppant une politique de traduction multilingue 10 , prcise de toledo bien que, pour lheure, la Socit europenne des Auteurs demeure en qute de financements.

    La question des SHS est elle-mme rcurrente. Pour une dition en sciences humaines rellement europenne : tels sont le titre et le thme der-rire lesquels se sont regroups une cinquantaine de chercheurs en juin 2009 en publiant un manifeste destin alerter lunion europenne sur lurgence quil y a traiter du problme. Quatre axes ont t identifis : la cration dun Observatoire europen de la traduction permettant une meilleure cir-culation des textes au sein de lEurope et dressant linventaire des lacunes ( la bibliothque des manques , pour reprendre lexpression de la philosophe Barbara Cassin lorigine de cette proposition) ; la reconnaissance et la lgi-timation du travail du traducteur en sciences humaines au titre de chercheur part entire ; publication de livres en commun entre diteurs europens ; le financement de cette politique de revalorisation de la traduction par le programme Culture de luE11.

    Comme on le voit, dun domaine lautre, les inquitudes et les attentes ressortent gales.

    Nom de code : PetraCrer un espace europen de la traduction littraire ? Certains y croient mal-gr les difficults. Cest tout lesprit du Projet PEtrA12, visant crer une Plateforme Europenne de traduction littraire. La premire dition des Journes europennes de la traduction (JEt), lance son initiative avec un certain nombre de partenaires, est prvue pour se tenir trois jours durant Bruxelles du 1er au 3 dcembre 2011. Son but ? rien moins que pousser les organismes concerns unir leurs efforts en vue ddifier une politique eu-ropenne de la traduction. Car ses promoteurs estiment quen Europe, le tra-ducteur littraire souffre de trois maux : dtre invisible ; dtre sous-pay ; de ntre pas form. Ce qui nest pas tout fait le cas en France, exception culturelle ou pas. raison de plus pour fournir la traduction littraire en France les moyens de ne pas laisser son statut tir vers le bas au moment o en Europe les initiatives sont lances afin de le tirer vers le haut.

    10. Camille de toledo, La traduction ou comment mouvoir lEurope , site de la SEA, 2008.

    11. Christophe Prochasson, Pour une politique europenne de la traduction in Livres Hebdo, 4 mars 2011.

    12. Sis dans Maison internationale des littratures, Bruxelles.

  • III. Aidez-nous les uns les autres 39

    PEtrA runit dores et dj cinq cofondateurs venus de diffrents pays de lunion : Passa Porta (Belgique), transeuropennes (France), the Polish Book Institute (Pologne), le Slovak Literary translators Society (Slovaquie) et le Literarisches Colloquium Berlin (Allemagne). De plus, le projet peut compter sur lexpertise et lengagement de six partenaires associs bass en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne et en Espagne : Het beschrijf, CEAtL (European Council of Literary translators Associations), CEtL (Centre Europen de traduction Littraire), le Exper-tisecentrum Literair Vertalen, HALMA et lcole de tolde. Des contacts ont dj t nous avec le rseau europen des Centres de traduction littraire (rECIt), le Vlaams Fonds voor de Letteren, het Nederlands Lite-rair Productie en Vertalingenfonds (Journes nerlandaises de la traduc-tion), Entrez Lire, le Service des Lettres de la Communaut franaise de Belgique. Des pourparlers sont galement en cours avec Wallonie-Bruxelles International, la taalunie, le Nederlands Fonds voor de Letteren ainsi que la Socit europenne des Auteurs. Dautres sont en attente dtre nous pour affiner le programme autour du principe selon lequel la traduction est un fondement essentiel du patrimoine culturel europen.

    Quelles questions se posent les animateurs du projet, dont le comit de travail est compos dHenri Bloemen (Expertisecentrum Literair Vertalen), Sigrid Bousset (Het beschrijf), Paul Buekenhout (Passa Porta), Anne Caster-man (traductrice), Kurt De Boodt (Bozar Literature), Bart Vonck (traduc-teur) et Franoise Wuilmart (Centre europen de la traduction littraire) ?

    Comment reconnaissons-nous et favorisons-nous limportance des traduc-teurs littraires ? Les traductions littraires doivent-elles tre plus nombreuses ? De meilleure qualit ? Comment rendre la traduction littraire plus visible en tant que telle ?

    Si ces questions ne constituent quune base de travail, elles indiquent nanmoins une tendance et un esprit. Mais il en est une, absente de cette liste, qui revt leurs yeux une importance centrale : le contact. Autre-ment dit favoriser une rencontre permanente entre traducteurs littraires de tous les pays dEurope, car les rsidences daccueil ne suffisent pas.

    Pour remdier cette carence, les initiateurs proposent de crer un es-pace continental autour de deux axes daction : la mise sur pied dun congrs bisannuel runissant traducteurs et reprsentants dinstitutions publiques concernes par la traduction ; la mise en place dun encadrement fonction-nant moyen et long terme. Ils ont aussi pour ambition dtablir une car-tographie des traducteurs littraires en Europe en la dveloppant selon six sphres : statut lgal et social ; situation culturelle et visibilit ; ducation et formation ; politiques ditoriales et rapport avec le march conomique ; copyright et statut Internet ; culture, philosophie et politique.

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    Ce qui les rend optimistes dans leur constitution dune plateforme qui serait le rseau des rseaux de traducteurs ? La runion Literary Transla-tion and Culture, qui fut la premire se tenir sous lgide de lunion euro-penne le 20 avril 2009, Bruxelles. Organise par la Commission du Mul-tilinguisme, en collaboration avec celle de la Culture, elle fut prsente par le prsident Jos Manuel Barroso. Mme si les rapporteurs revenaient avec insistance dans les conclusions sur la prcarit du statut de traducteur, ils nen constataient pas moins que :

    Cet vnement a permis de reconnatre sans rserve limportance norme de la traduction littraire en Europe du ct officiel, en prsence de plus de cent reprsentants du secteur. Des projets ont galement t esquisss pour cartogra-phier et valoriser la position et le statut du traducteur et de la traduction litt-raires13.

    rendez-vous, donc, dans un proche futur puisque le calendrier de Petra est arrt pour ce qui est des dates-cl, du lancement officiel en mai 2011 la promotion dvnement professionnels et publics en fvrier-juin 2012, en passant par la convocation dune assemble gnrale en dcembre 201114.

    Vers quel fonds europen de la traduction ?La Socit europenne des Auteurs propose, ds aujourdhui, on la vu, la constitution dun fonds europen pour la traduction, non plus sur la base de la dfense dune langue nationale, mais dans une logique multilingue, croise, post-nationale. Le fonds, une fois constitu, dlguerait la Socit europenne des Auteurs, ou un comit de lecture indpendant et renouve-lable auquel elle ferait des propositions, le soin dtablir une liste duvres traduire : choix du texte, choix de la langue de destination, choix du traduc-teur. Concrtement, avec 100 000 euros par an, raison dune moyenne de 20 euros par page traduite, la SEA pourrait organiser et financer la traduc-tion de 30 000 pages par an, soit, entre 15 et 20 livres de 300 500 pages. Ce qui reprsenterait quelques centaines de textes sur deux trois dcennies. En sappuyant sur un rseau de parrains , passeurs , et correspondants , la SEA considre que tous ceux, institutions publiques ou mcnats privs, qui contribueraient ce fonds ne donneraient pas seulement du poids la cause minente du livre et de la traduction, mais aideraient lmergence dune Europe des uvres et des ides.

    13. change de correspondances avec Bart Vonck et Anne Casterman, fin 2010, dbut 2011.

    14. Contact : Passa Porta rue Antoine Dansaert 46, 1000 Bruxelles 00 32 (0)2 226 04 54 Anne Janssen [email protected], Paul Buekenhout [email protected], Bart Vonck [email protected]

  • III. Aidez-nous les uns les autres 41

    Ce qui ne va pas sans appeler deux remarques : la premire, que laide la traduction sinscrit gnralement dans le systme de march quest ldition afin dassurer quil y aura diffusion des uvres subventionnes ; la seconde, que mme sil dpend dune autre logique, il existe bien, on la vu aussi, un programme europen de soutien la traduction duvres littraires dont la dotation de 17 M deuros reste trs ingalement consomme. Or ce programme na, dans son principe, rien envier au systme amricain par exemple. Les conditions dattribution des bourses la traduction du National Endowment for the Arts (NEA) Washington ne font pas rver : 12 500 ou 25 000 dollars selon la qualit artistique ou le mrite du projet. Charlotte Mandell reconnat que si elle nen avait pas bnfici pour tra-duire Zone de Mathias nard une phrase dun seul tenant sur 500 pages , elle naurait pas pu le faire car, durant tout le temps, elle ne pouvait avoir ni dautres activits, ni dautres ressources. Elle est pourtant la traductrice de Proust, Flaubert, Blanchot. De plus, avoir dcroch cette aide la ravit, sachant quelle fut pour loccasion soumise au regard de ses pairs et non pas, comme lhabitude, des simples lecteurs15.

    un fonds europen daide europen la traduction, stable et efficace, doit certainement exister. Mais sa forme, son sens restent trouver.

    La manne de ltrangerIl est aussi des aides sur lautre rive, l o naissent les textes en attente de traduction. Deux pays mritent de retenir lattention : ils tmoignent non seulement dune antiquit linguistique mais aussi dune production contemporaine vivace, en dpit de leur petit nombre de locuteurs. tous deux sont galement des lieux importants dintraduction, ouverts aux lit-tratures dailleurs, mais tous deux prouvent aussi la mme difficult faire connatre leurs propres littratures. Do leurs efforts similaires les promouvoir. Ce sont Isral et la Grce.

    LInstitute for the translation of Hebrew literature, prs de tel Aviv, et The Office of cultural Affairs at the Consulate General of Isral, New York offrent conjointement une aide financire substantielle aux projets de traduction de littrature isralienne16. eux deux, ils peuvent couvrir 50 % des frais de

    15. Art talk with literary translator Charlotte Mandell , 30 aot 2010, Art works, the offi-cial blog of the NEA.

    16. www.ithl.org.il/

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    publication dun livre, le premier prenant en charge la totalit du cot de la traduction, le second les frais de promotion et de publicit17.

    La procdure est invariable : lambassade dIsral Paris informe la section littraire du dpartement des relations culturelles du ministre des Affaires trangres Jrusalem de la volont dune maison ddition franaise de faire traduire un roman paru en hbreu ; lambassade se porte garante de la fiabilit et du srieux de lditeur, tant entendu que celui-ci a dores et dj contact lcrivain en vue dun accord. Alors seulement le dossier est tudi afin de fi-nancer la traduction, mais toujours avec lditeur, jamais avec le traducteur18.

    Ekemel, le Centre europen de traduction littraire sis Athnes favo-rise lenseignement de la traduction littraire. Il dispense des bourses, orga-nise des ateliers et accueille en rsidence des jeunes venant de ltranger. Le Centre, qui rassemble ainsi des traducteurs de tous horizons, a t fond il y a peu par lquivalent hellnique du CNL, lEBEKI, lEthniko Kentro Bi-bliou. Son bulletin Apliots est devenu un vritable journal en ligne, consa-cr la traduction et aux littratures, tout en conservant une version papier mensuelle. Le ministre de la Culture grec dispose en thorie dun budget daide la traduction. Dj suspendu loccasion des Jeux Olympiques, il ne peut qutre menac aujourdhui par les soubresauts de la crise financire. La solidarit europenne devrait jouer pour contrer un tel effet.

    Comme nombre dautres pays, et la diffrence de la France, Isral et la Grce soutiennent plus volontiers lextraduction que lintraduction. Leurs politiques dans ce domaine sont par ailleurs rarement constantes.

    Et si ces aides venues de ltranger taient centralises par le CNL plutt quditeur par diteur ? La question vaut dtre pose.

    Petite philosophie du soutienSans les aides, les livres se font-ils quand mme ? Il est difficile dapporter une rponse catgorique car nul na les moyens de vrifier, au cas par cas, sur des annes, dans toutes les instances et auprs de tous les diteurs, si les livres qui une aide a t refuse nen ont pas trouv une autre ailleurs et sils sont finalement parus.

    17. Eric Herschthal , Israeli Authors Lost In translation as Few Hebrew-language Books Published in English in The Jewish week, 25 mai 2010, New York.

    18. Lettre lauteur de Michle Seguev, responsable de la section littraire au Ministre Jrusalem, 27 dcembre 2010.

  • III. Aidez-nous les uns les autres 43

    une chose est certaine : le chantage la subvention sexerce couramment et en termes de moins en moins voils, soit auprs des commissions, soit au-prs des traducteurs. Dans certaines petites, moyennes et grandes maisons comme quoi il ny va pas dune question conomique , sest dveloppe une mentalit proche de celle qui a cours de longue date dans la production cinmatographique et en vertu de laquelle un projet ne se monte que si suffi-samment de concours financiers sont assurs, de manire approcher le risque zro.

    En revanche, en demandant off the record aux diteurs sans prtention dtablir de quelconques statistiques, on observe que laide a t dcisive pour nombre de projets ambitieux qui ont finalement abouti. Sans le sou-tien du CNL, il aurait t difficile, voire impossible pour la jeune et petite maison Le Bruit du temps de publier, comme elle la fait en 2010, la nouvelle traduction par Jean Pavans des 700 pages du grand roman dHenry James Les Ambassadeurs ; car mme avec ce concours, lentreprise demeure pril-leuse. De plus, dans bien des cas, lditeur accepte de rduire le prix de vente du livre, lorsquil ne le propose pas lui-mme, loctroi de laide tant subor-donn cette condition.

    Le CNL a le droit et les moyens de vrifier si ses exigences sont respectes, commencer par le versement de laide au traducteur. Conscutivement lattribution, le Centre demande au traducteur une attestation certifiant sur lhonneur quil a t effectivement pay, sans omettre de prciser quel tarif. Au-del de la signature dun tel reu, ses reprsentants devraient avoir le pouvoir, en cas de ncessit, de recueillir les plaintes des traducteurs et de sen saisir lorsquelles sont justifies. Le CNL doit-il pour autant suivre la traduction, aprs loctroi dune aide la seule lecture dun chantillon de 40 pages, et porter un jugement postrieur sur la qualit de lensemble ? Des voix lont voqu lors de nos rencontres rue de Verneuil. Cependant, cela ne parat pas souhaitable : outre le surcrot de travail que cela imposerait, ce jugement venant aprs celui de lditeur entranerait dautant plus de pro-blmes quil aurait sa part de subjectivit.

    Cela dit, il ne faut pas se voiler la face : nombre dditeurs renoncent sans tat dme un projet qui nest pas aid dune manire ou dune autre. rose-Marie Makino-Fayolle, traductrice de japonais, a tmoign que dsormais, lorsquelle propose un texte la publication chez Actes Sud o elle fut direc-trice de collection, texte quelle a trouv et sur lequel elle a crit une note de lecture, on lui rpond que si elle ne trouve pas un financement, il ne pour-ra tre publi19. Outre, on la dit, quil conviendrait dlargir la palette des

    19. Intervention une runion publique de la Maison Antoine-Vitez au thtre de lOdon, 12 octobre 2009.

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    bourses aux traducteurs, dans la ligne de la bourse Gattgno, en tablissant diffrents paliers, une solution plus gnrale consisterait coupler aide la traduction et aide ldition.

    Le soutien du CNL peut cependant rendre des services insouponns un traducteur. Ainsi, lorsque langliciste Bernard Hoepffner signa un contrat, sur une dure de six ans, avec les ditions Jos Corti pour traduire les 2 000 pages du classique de robert Burton Anatomie de la mlancolie qui parut en 2000, il commena par consacrer un an non pas crire mais lire : il acheta 500 livres sur la question et sur lpoque grce une bourse du Centre 20.

    Pour autant, le CNL a parfois le sentiment daider moins quil ne le de-vrait ou ne le pourrait en raison de la faiblesse de la demande. croire que les traducteurs sont sous-informs de lexistence des dispositifs dont ils peuvent bnficier. Florabelle rouyer, chef du bureau des auteurs au CNL, constate que lon pourrait dpenser davantage si le systme tait mieux adapt lattente :

    Nous avons enregistr 14 demandes individuelles en 2009 pour des crdits en complment de traduction. En 2007, leur nombre tait lgrement suprieur, soit 18 demandes reues 21.

    Il apparat que souvent les traducteurs ne savent pas, ne tentent pas ou nosent pas. En cela, ils ne sont gure diffrents des crivains :

    Hormis un noyau dur dhabitus parfaitement au fait de la chose, la plu-part nen profitent pas, car ils ne savent mme pas quils peuvent y prtendre. Nous connaissons mme le cas dditeurs qui renoncent solliciter une aide, tant ils sont rebuts par la perspective de constituer un dossier, synonyme de tracasserie administrative 22.

    Cette remarque vaut pour dautres systmes de soutien, notamment ceux de lunion europenne, qui ncessitent de pntrer dans un maquis administratif et paperassier dune telle complexit que beaucoup renon-cent avant mme davoir commenc. Le systme du CNL, pour tre le plus connu et le plus concret, nest pourtant pas le plus visible : le site Internet et des publications telles que la revue 53, rue de Verneuil ne peuvent plus y pourvoir. Fait regrettable puisque ceux qui connaissent le fonctionnement du Centre nont pas de doute quant son souci de service et dobjectivit.

    Les membres de la commission Littratures trangres du CNL sont traducteurs soit plein temps, soit mi-temps, quand ils ne sont pas

    20. Intervention de Bernard Hoepffner, Institut Charles-V, 13 octobre 2009.

    21. Entretien avec Florabelle rouyer, CNL, mars 2010.

    22. idem.

  • III. Aidez-nous les uns les autres 45

    des universitaires traduisant loccasion de langlais, de lallemand, de lespagnol, de litalien, du serbo-croate, de litalien, du finnois, du hon-grois. La commission serait rpute prfrer la littralit, du moins aux dires de certains diteurs, lesquels suggrent aussitt que certains tra-ducteurs auraient tendance y coller pour lui complaire. Jugement abusif comme tout jugement global. toujours est-il que les notes de lecture y sont fouilles, denses, critiques et quelles bnficient dune double lecture du texte en question : loriginal et la traduction.

    Voil pourquoi il ne suffit plus de demander que soit inscrite la mention Ouvrage traduit avec le concours du Centre national du livre sur la page de garde. un logo spcifique serait le bienvenu. Appos sur la quatrime de couverture, il nen bouleverserait pas lesthtique, tout en accordant une visibilit justifie laction du CNL. Il pourrait mme tre considr comme un label de qualit, de srieux ou de rigueur, limage de la com-mission comptente constitue de pairs, donc dexperts.

  • Ne jamais mpriser, ngliger ou sous-estimer la valeur dun prix. Outre son immdiate traduction matrielle, qui est cono-miquement toujours la bienvenue, il apporte un rconfort. a recharge les batteries ! reconnat Mireille robin, laurate en 2003 du prix Conscration Halprine-Kaminsky pour les dizaines de livres quelle a tra-duits des langues de lex-Yougoslavie1. Autant dire quils sont un encourage-ment et un soutien.

    Lauriers et trophesLes prix ne manquent pas. Quon en juge par la seule liste, chronologique,

    de ceux qui distinguent une uvre dintraduction :

    w Prix Halprine-Kaminsky Conscration. Cr en 1937. Dot de 6 000 euros par la SGDL. remis dans le cadre des Assises de la traduction en Arles un traducteur mrite pour lensemble de son uvre loccasion de la parution dun nouvel ouvrage par un jury de traducteurs. Il sera remplac, partir de 2011, par Le Grand Prix SGDL de traduction pour lensemble de luvre.

    Des prix pour les traducteurs

    IV.

    1. Entretien dans TransLittrature, no 30, hiver 2006.

  • LA CONDItION Du trADuCtEur48

    w Prix Halprine-Kaminsky Dcouverte. Cr en 1937. Dot de 1 500 euros par la SGDL. remis dans le cadre des Assises de la traduction en Arles un traducteur novice pour encourager son travail loccasion dune parution. Ce prix devrait toutefois ne plus tre attribu partir de 2011.

    w Prix dtat du traducteur tranger. Cr en 1974. Dot de 10 000 euros. Dcern chaque anne Helsinki, par le ministre finlandais de la Culture, au traducteur tranger dune uvre littraire en finnois.

    w Prix Baudelaire. Cr en 1980. Dot de 2 250 euros par la SGDL. Dcern par un jury dcrivains, diteurs et traducteurs pour une traduction dun livre non universitaire de prose ou de posie crit en anglais (Grande-Bre-tagne et Commonwealth, mais tats-unis exclus) et remis dans le cadre du British Institute.

    w Prix Laure Bataillon. Cr en 1986. Dot de 7 500 euros. Organis par la MEEt. remis au traducteur dune uvre de fiction crite par un auteur vivant, la mme somme tant remise ce dernier, par un jury compos dcrivains, de traducteurs et de critiques.

    w Prix Pierre-Franois Caill. Cr en 1981. Dot de 1 500 euros par la Socit franaise des traducteurs. remis le 30 septembre loccasion de la Journe mondiale de la traduction alternativement au traducteur dbutant dun roman ou dun ouvrage scientifique afin de lencourager.

    w Prix Maurice-Edgar Coindreau. Cr en 1982. Dot de 2 250 euros par la SGDL. Distingue la traduction dun roman, dun essai ou dun recueil de posie amricains, choisi par un jury de traducteurs. Les rditions sont exclues mais pas les retraductions.

    w Prix lmanique de la traduction. Cr en 1985. Dot de 20 000 francs suisses. Dcern une traduction de lallemand vers le franais.

    w Prix Rhne-Alpes du livre. Cr en 1987. Dot de 5 000 euros. remis un traducteur vivant dans la rgion.

    w Prix Nelly Sachs. Cr en 1988. Dot de 1 524 euros par la chorgraphe et danseuse Julia tardy-Marcus puis, aprs sa mort en 2004, par luniversi-taire Jos Kany-turpin. remis au traducteur dun recueil de posie lors des Assises dArles par un jury de traducteurs.

    w Prix de traduction Grard de Nerval. Cr en 1989. Dot de 3 000 euros par la SGDL. remis en lhtel de Massa par un jury de traducteurs lauteur dune traduction de lallemand.

    w Prix Aristeion (prix europen de la traduction). Cr en 1990. Dot de 20 000 cus par la Commission europenne. Dcern un traducteur pour une traduction de qualit exceptionnelle dun ouvrage important de

  • III. Aidez-nous les uns les autres 49

    la littrature europenne. Suspendu en 1999. remplac depuis par le Prix Europen de Littrature, louvrage original distingu tant soutenu la traduction.

    w Prix Tristan Tzara. Cr en 1990. Dot de 1 500 euros par la SGDL. rcompense le traducteur dun livre hongrois paru dans lanne.

    w Prix de la traduction littraire franco-japonaise. Cr en 1993. remis un traducteur franais du japonais par la fondation Konishi pour les changes internationaux.

    w Prix Jules-Janin. Cr en 1994. remise dune mdaille en rcompense dune traduction en franais.

    w Prix Amde Pichot. Cr en 1995. Dot de 4 573 euros par le Collge international de la traduction littraire. remis en Arles au traducteur du livre dun auteur vivant.

    w Prix Andr Gide pour les traductions littraires franco-allemandes. Cr en 1997. Dot de 10 000 euros par la DVA-Stiftung (Fondation DVA) de Stuttgart et la Fondation robert Bosch. remis par un jury franco-allemand au jeune traducteur (moins de 50 ans) dune uvre de fiction de langue allemande.

    w Prix Amphi. Cr en 2001. Dot de 1 500 euros. Dcern au traducteur dun roman tranger, luniversit Charles de Gaulle-Lille III, par un jury dtudiants et de professionnels.

    w Prix de traduction de la Kunststiftung NRW (Fondation pour lart de Rhnanie du Nord Westphalie). Cr en 2001. Dot de 25 000 euros, Distingue une ralisation exceptionnelle dans le domaine de la traduction littraire partir de lallemand ou vers lallemand. dcern tous les deux ans, alternativement.

    w Prix Calouste-Gulbenkian. Cr en 2003. Dot de 3 000 euros par la fondation ponyme. rcompense une traduction de posie portugaise.

    w Prix littraire europen Madeleine-Zepter. Cr en 2003. Dot de 2000 euros