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Pages intérieures de Jadis, carnets et souvenirs picaresques de la Ville infinie

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Découvrez en avant-première la couverture et plusieurs pages maquettées de notre beau-livre Jadis réalisées par le directeur artistique du projet : Franck Achard.

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Page 3: Pages intérieures de Jadis, carnets et souvenirs picaresques de la Ville infinie

Maestro

Chère Éris,

Je t’imagine troublée, à l’heure qu’il est… Tes aventures m’ont enchanté,

mais pourquoi t’arrêter à l’ouverture du coffret ? Sans doute voulais-tu

aiguiser mon appétit ? C’est mal me connaître. Je sais ce qu’il y avait dans

le coffret, ce croquis te le prouve. Je sais aussi ce que tu fis après : suivre le carabin et

l’enfant jusqu’à sa prison dorée où comme toi, il écrira son histoire. Suivre encore le

carabin jusqu’à cette auberge où à peine ta commande passée, tu viens de voir un homme

bouffi s’écrouler au milieu de la salle, un homme au riche pourpoint jaune, un homme

qui était lui aussi au Palais des Miroirs Véritables, tu le reconnais maintenant…

Un homme avec qui le carabin était venu s’entretenir…

Alors que tu cherchais son assassin du regard, on t’a remis cette lettre, que tu lis et qui

t’interroge. Comment tes sens si aiguisés ont-ils pu confondre le passé et le futur ? En

voyant et en me relatant la mort de l’homme en jaune, ne l’as-tu pas condamné ? La

femme assassine que tu as aperçue est-elle là, tout près de toi ? Qui est-elle, puisqu’elle

n’était pas au Palais ? Est-elle vraiment l’auteure de l’invitation ? Ne serait-ce pas

plutôt moi, l’Optimate Maestro ? Peut-être te demandes-tu aussi comment je sais ce que

tu es en train de vivre ? Et ce que j’attends de toi et des vingt-neuf autres ? L’un de vous

vient de mourir, seriez-vous tous menacés ? Quel rôle joue ce carabin qui va de l’un à

l’autre ? Et si la Grande Mort de ton frère avait quelque chose à voir ? Comment la

femme au diadème a-t-elle récupéré sa pierre ? Se seraient-ils croisés sous ma coupe ?

Peux-tu seulement répondre à ces questions ?

L’ Optimate

Chère Éris,

Je t’imagine troublée, à l’heure qu’il est… Tes aventures m’ont enchanté,

mais pourquoi t’arrêter à l’ouverture du coffret ? Sans doute voulais-tu

aiguiser mon appétit ? C’est mal me connaître. Je sais ce qu’il y avait dans

le coffret, ce croquis te le prouve. Je sais aussi ce que tu fis après : suivre le carabin et

l’enfant jusqu’à sa prison dorée où comme toi, il écrira son histoire. Suivre encore le

carabin jusqu’à cette auberge où à peine ta commande passée, tu viens de voir un homme

bouffi s’écrouler au milieu de la salle, un homme au riche pourpoint jaune, un homme

qui était lui aussi au Palais des Miroirs Véritables, tu le reconnais maintenant…

Un homme avec qui le carabin était venu s’entretenir…

Alors que tu cherchais son assassin du regard, on t’a remis cette lettre, que tu lis et qui

t’interroge. Comment tes sens si aiguisés ont-ils pu confondre le passé et le futur ? En

voyant et en me relatant la mort de l’homme en jaune, ne l’as-tu pas condamné ? La

femme assassine que tu as aperçue est-elle là, tout près de toi ? Qui est-elle, puisqu’elle

n’était pas au Palais ? Est-elle vraiment l’auteure de l’invitation ? Ne serait-ce pas

plutôt moi, l’Optimate Maestro ? Peut-être te demandes-tu aussi comment je sais ce que

tu es en train de vivre ? Et ce que j’attends de toi et des vingt-neuf autres ? L’un de vous

vient de mourir, seriez-vous tous menacés ? Quel rôle joue ce carabin qui va de l’un à

l’autre ? Et si la Grande Mort de ton frère avait quelque chose à voir ? Comment la

femme au diadème a-t-elle récupéré sa pierre ? Se seraient-ils croisés sous ma coupe ?

Peux-tu seulement répondre à ces questions ?

L’ Optimate

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LES LETTRES D’ÉRIS

T u vas un peu vite en besogne, Maestro ! Tu oublies trois points essentiels : la main coupée, dont tu as fait le cro-quis, était celle d’un Sélène ; l’infâme qui portait l’un

des joyaux de mon frère en diadème est morte ; l’enfant acheté par le carabin est à présent face à moi, dans cette auberge où l’homme au pourpoint jaune vient de trépasser. Quant au cara-bin, il ne nous a pas vus. Nous sommes installés tout au fond de la salle. L’enfant, qui a écrit son nom, acceptant dès lors de faire partie de l’histoire, s’appelle Jan. Comme moi, il porte désor-mais une cape grise qui plonge dans l’ombre son petit visage.

Revenons un peu en arrière, veux-tu ? Revenons au mo-ment où je découvris ce moignon grisâtre maculé de sang séché, ces doigts longs et fins, qui auraient pu être miens, cris-pés sur une carte dont je ne vis d’abord que le dos. Horrifiée, je tentai de comprendre la raison de cet ignoble crime. Je t’avoue qu’il me fallut un moment avant de me rappeler cette antique et absurde superstition : offrir à Dame Fortune le sang d’un taromancien, afin de renvfoncer la puissance d’une pré-diction. D’ordinaire, seuls les sujets volontaires et humains se prêtent à cette barbarie. Les Sélènes n’ont nul besoin de ces artifices pour lire le destin ; les Bougres s’en moquent ; quant aux Chromatiques, je pense qu’ils n’en ont aucune utilité.

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Je regardai de nouveau dans les méandres de l’azur. La bourgeoise, Anna van Lyn – j’appris son nom un peu plus tard –, saisit délicatement l’arcane souillé et le retourna : je découvris alors Le Caliban, la quinzième lame des tarots, liée à l’Outreville, aux étendues sauvages et souterraines, à ses mystérieux habitants. Je devinai qu’il s’agissait tant d’un augure que d’un sésame ouvrant les portes de quelque confrérie secrète.

Le carabin et sa nouvelle acquisition, le jeune enfant blond, partirent peu après. Je les suivis, dans les méandres étroits des ruelles du quartier du Chat-Huant et repérai rapidement l’étroite et haute demeure où le geôlier fit entrer le garçon. De niche en encorbellement, de socle en gargouille, il ne me fut guère difficile de me hisser jusqu’à sa cellule. Je l’observai longuement, avant de m’éclipser. Triste, résigné, le petit pri-sonnier, aperçu le matin-même au Palais des Miroirs, essuya les larmes qui coulaient de ses yeux et commença à écrire.

À la faveur de l’obscurité, j’effectuai le chemin inverse et retournai à la demeure d’Anna. Oui, Maestro. J’ai lu la missive que tu m’as fait parvenir. Ce que j’écris ne s’est peut-être pas encore produit, ce que je crois être vrai n’est peut-

être qu’un rêve éveillé, une fantaisie de mon imagination, une marque de folie ou un tour du destin. Peut-être est-ce également un signe de chrysalide ; une légende dit, par-mi les miens, que les plus Sélènes se transforment au fil du temps ; certaines versions évoquent la sagesse et la puis-sance, d’autres l’impossibilité de créer des liens émotionnels à Senanq. Certains pensent qu’ils se fondent dans la toile de Dame Fortune ; d’autres, comme mon frère jadis, croient cette métamorphose liée aux Chromatiques. Quoi qu’il en soit, me voici donc deux fois assassine : la première, en fait ; la seconde, en mots.

L’endroit était surveillé. Deux gardes à l’entrée ; un spa-dassin dans le salon, veillant sur le languide ennui de son employeuse. Je me faufilai dans le jardin, patientai jusqu’à ce qu’elle monte dans ses appartements, à l’étage du bâti-ment. Là encore, profitant des interstices entre les pierres et des corniches, j’escaladai la façade aisément. Sur le perron, les veilleurs ensommeillés n’entendirent rien, pas même le bruit des quelques cailloux roulant sous mes pieds. Deux servantes aidèrent ma proie à se déshabiller, puis la condui-sirent dans une salle d’eau, pièce carrelée de faïence bleu

… jusqu’à cette cellule de laquelle il contemple Senanq et s’apprête lui aussi à écrire une histoire picaresque, fabuleuse et dangereuse. Tu l’as vue grâce à tes dons de lapis lazuli.

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pâle et jaune, où trônait un immense baquet fumant. Elle voulait rester seule. Ses dames obéirent. J’attendis qu’elle se glissât dans son bain et s’endormît, engourdie par la chaleur et la vapeur parfumée, pour briser la vitre d’un coup de ma main gantée. Anna cria. Je bondis.

— Que se passe-t-il, madame ? s’écria une domestique, de l’autre côté de la porte.

— Un mot de travers, et je vous saigne comme une ver-mine, grondai-je d’une voix sourde, une écharde de verre plaquée contre la gorge de ma victime.

— C’était un cauchemar, clama celle-ci d’un ton mal assu-ré. J’en suis encore toute retournée.

— Voulez-vous que j’essaie de vous détendre ? propo-sa-t-elle d’un ton caressant.

— Non. Non, je veux être en paix, ce soir. — Bien, murmurai-je, une fois certaine que nous étions

seules. Et maintenant, dites-moi : ce joyau, où l’avez-vous eu ?

Je quittai la riche maison, abandonnant dans mon sillage le cadavre d’Anna van Lyn. Dans la baignoire, l’eau se tein-tait lentement de rouge. Elle ne méritait pas mieux que cette mort, finalement. Maestro, tu veux connaître ce qu’elle me révéla, sans doute ? La dame hérita de la gemme à présent incrustée à la naissance de ma gorge, la nuit de son initiation dans la Cabale des Hommes Libres. Une société secrète re-groupant alchimistes, inventeurs et occultistes, financée par plusieurs maisons au sein même des différentes Hanses. Une société secrète ayant pour dessein l’autorité absolue de l’hu-main sur la Ville infinie. Cette domination passait évidem-ment par la maîtrise des différentes formes de divination et le contrôle de la destinée de chacun, ainsi que par l’éradication de Dame Fortune et de ses créatures – en premier-lieu les Sé-lènes. Quant aux Bougres, ils étaient considérés comme des créatures inférieures. Quant au carabin, il se nommait Peter Huysmens et Anna ressentait pour sa personne un mélange de peur et de dégoût. Il lui avait été conseillé par l’un de ses pairs, membre du Troisième Cercle de cette société impie. Octavio Ramirez – l’homme au pourpoint jaune que je vis mourir alors que je tirai les cartes. Pourquoi avait-elle fait ap-pel à lui ? Parce que Danis de La Hurle, Troisième Exulte de la Guilde d’Étain, Maitre des Plaisirs et des Illusions, organi-sait de grandes festivités pour célébrer sa nouvelle Chimère, un griffon aux ailes d’or, capable de porter disait la rumeur, un homme sur son dos. La rumeur exagérait très probable-ment ; en revanche, Anna voulait désespérément participer à cette fête. Ses Maîtres lui avaient donné une mission : sé-duire Danis et l’influencer de sorte qu’il rejoigne les rangs des Hommes Libres. C’était, pour Anna, la seule façon de gagner le droit de progresser dans son initiation au sein de la Cabale. La main coupée du Sélène lui donnait l’emplacement des fes-tivités, lieu dont Danis lui-même n’avait pas encore décidé. Il lui révélait également quelle attitude adopter pour se faire remarquer de lui et lui signalait les écueils à éviter. Quant à l’enfant, un rictus déforma ses traits lorsque je l’évoquai. Au départ, elle refusa d’en parler. Ensuite, elle admit qu’il s’agis-sait du sien. Crois-moi, cher Maestro, elle aurait parlé d’un mendiant purulent et couvert de poux avec moins de dégoût. Creusant un peu, j’appris qu’Anna avait été mariée ; le petit était le fruit d’une expérience de son défunt époux, alchimiste en quête du secret de la vie. Il n’avait pas de nom. Il ne savait parler. Mais il écrivait, sans que nul ne lui ait jamais appris, depuis qu’il était en âge de tenir une plume. Et les phrases qu’il couchait sur le papier avaient tendance à devenir réalité.

Tu as entendu parler de cette forme

de divination, constituant à faire

tirer les cartes à un sujet bien préparé, à couper sa main alors que la lame

est tout juste tirée, et à la livrer au

destinataire de la divination sans que personne n’ait vu la

carte... Honnêtement, tu pensais qu’elle

appartenait à l’âge de l’Empire.

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VOICI CE QUE J’APPRIS D’ANNA VAN LYN

AVANT DE QUITTER SA DEMEURE.

L a même nuit, je m’introduisis dans la demeure de Peter Huysmens, non sans maintes précautions. Comme la majorité des membres de mon espèce, je

maîtrise l’art des rêves ; non seulement je suis capable, en inhalant certaines substances merveilleuses et complexes, de sortir de mon corps et de voyager dans les mondes oniriques, mais je suis également capable d’influencer les songes des hommes. Ceux de Peter Huysmens étaient peu-plés d’Automatons et de câbles tendus au-dessus de beffrois immenses et décharnés, formant une toile vide de vie. Une caricature de la Tapisserie de Dame Fortune dont, pour-tant, je me méfiais tant. Cherchant la source de ces liens métalliques, je découvris enchaînés au sommet des tours, des enfants de fer et de chair : de leur ventre s’échappaient d’innombrables filins.

Tu me demandais, cher Maestro, si j’avais compris les desseins de ce carabin meurtrier et malsain ; ma réponse est non. Même si je le devine avide de prédictions et de pro-babilités, fort éloigné des habitants de Senanq, fussent-ils Sélènes, Bougres ou Humains, je ne parviens toujours pas à comprendre son rôle dans cet étrange et mortel jeu de piste. De plus, les lames de tarot se brouillent dès que je tente de percer le mystère de son identité – car je suis convaincue que son habit noir et sa fraise doctorale ne sont que masques. Cet être, quelle que soit sa nature, est bien plus effroyable qu’il ne le paraît. J’ai entendu, il y a plusieurs saisons de cela, des bruits concernant la création d’êtres artificiels, en tous points semblables aux humains, libres de toute entrave de Dame Fortune. Est-il l’un de leurs créateurs ? Tente-t-il de les récupérer pour les asservir ?

Pour délivrer le garçon, cependant, je pris le risque de l’affronter. Je créai, au sein même de son univers onirique, un leurre né de mes propres souvenirs : une fillette blonde et gaie, sautillant librement entre les tours en chantant. Fu-nambule, elle s’élança vers le sommet d’une tour, s’agrippa à l’une des cordes métalliques, s’éloigna vers le lointain en effectuant d’étonnants sauts périlleux. Troublé dans son rêve, Peter Huysmens se lança à sa poursuite. J’en profitai pour trancher, le plus rapidement possible, les cordons ombilicaux retenant les enfants captifs, puis je réintégrai mon enveloppe

corporelle, certaine d’avoir suffisamment semé le chaos dans le sommeil du carabin pour agir sans être dérangée.

T’ai-je dit qu’en fréquentant certain Hypocritès, j’ai ap-pris comment crocheter une serrure ? C’est ce que je fis. Je grimpai quatre à quatre les escaliers menant à la cellule de l’enfant, le pris avec moi. Lui, renversa délibérément l’encre sur les feuilles qu’il avait commencé à noircir et me suivit le long d’un couloir étroit et gris. Je savais qu’il n’y aurait aucune trace, aucun cadavre dans la maison étroite de Huysmens. Je savais également qu’il ne me restait que peu de temps avant que le carabin vienne à bout du chaos que j’avais semé dans son univers.

Tu vois, Maestro, les choses sont un peu différentes, à pré-sent. Peut-être parce que Jan a décidé de les influencer.

Dans les ruelles du Griffon de Rubis, le carabin guide l’enfant…

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Voici quelques bribes d’un récit qu’il écrivit quelques jours plus tard.

La Sélène et le garçon pénétrèrent dans l’auberge du Goupil. Le plafond, soutenu par d’épaisses poutres noires, était bas ; des candé-labres éclairaient les tables, où se pressait une clientèle hétéroclite : aux Laborantès travaillant sur les canaux, Apothèques, une peintre et ses deux disciples, un homme vêtu de jaune, gros et gras, affichant ostensiblement sa richesse. De sa besace dépassait un objet luisant d’une étrange lueur verte. Jan déglutit : il connaissait cet homme, l’avait vu plusieurs fois en la demeure de sa mère (il fallait bien donner un nom à celle auprès de qui l’enfant avait grandi). Dis-crètement, il passa devant sa protectrice et l’entraîna jusqu’au fond de la pièce. Il choisit le coin le plus mal éclairé, et s’assit, jetant un

coup d’œil inquiet par-dessus son épaule. Étonnée, Éris suivit son regard. Découvrant l’homme qu’elle avait vu mourir, la veille, dans une vision du passé, elle sursauta. À cet instant, Peter Huysmens pénétra dans l’établissement, accompagné par une rafale de vent qui souffla les bougies les plus proches de l’entrée. Instinctivement, Éris étouffa la flamme de la chandelle et se tassa sur son banc, l’œil aux aguets. Jan retint son souffle. Le carabin s’approcha de l’homme au pourpoint jaune.

— Voici le paiement promis, déclara ce dernier en lui tendant sa gibecière.

— Parfait, Maître Reyjk. Le bougre ne sera bientôt plus une me-nace pour vous, souffla l’homme de science en réponse.

Ils se séparèrent aussitôt. Le carabin sortit comme il était venu. Avec son départ, l’atmosphère dans la salle se fit plus légère, plus enjouée. Une fille de salle aux yeux pétillants apporta une coupe de vin ainsi qu’un plat de quenelles trempant dans une sauce jaune à Maître Reyjk. Celui-ci porta le verre à ses lèvres, but une gorgée et s’affaissa soudain, pris de convulsions. Un instant plus tard, il était mort.

— Je sais qui l’a tué, chuchota Éris en se penchant vers Jan. Celui-ci hocha la tête et griffonna quelques mots sur une feuille

vierge. « Tu sais qu’il s’agit d’Artemisia Villanova, mais tu as dé-

cidé de faire accuser Peter Huysmens, dans l’espoir que les Sieurs orientent l’enquête sur lui et découvrent les sombres trafics auxquels ils se livrent. »

Éris sourit, dissimulant son étonnement sous son habituel masque de sérénité. Ensemble, la Sélène et l’enfant attendirent l’arrivée des autorités, un Sieur portant longs ses cheveux blancs et sa barbe mal taillée, vêtu d’un pourpoint de cuir, de bottes hautes et portant une dague au côté. Éris fronça les sourcils : elle l’avait vu, lui aussi, au palais des Miroirs. Tout proche d’elle. La reconnut-il, lui aussi ? Il n’en manifesta en tous cas aucun signe, lorsqu’il se mit en devoir d’examiner le cadavre et d’interroger les clients. Ce ne fut que lors-qu’il se tint en face d’elle qu’il lui glissa, discrètement, un message soigneusement plié dans une enveloppe de papier brun. Un message portant le sceau du mystérieux Optimate avec lequel elle correspon-dait depuis quelque temps, et qui aurait dû être mort et enterré.

Cher Maestro, je reprends ici mon récit, veux-tu ? Si j’avais amené Jan à la taverne du Goupil, c’est que j’avais vu dans les cartes qu’il s’y passerait quelque chose. Je ne m’attendais pas à y retrouver deux de tes invités. Et encore moins d’y recevoir de tes nouvelles… Je pris le temps de parcourir ta missive avant de la glisser dans un repli de mon

Une vision du passé, devenue réalité

du futur…

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pourpoint, puis tirai mon jeu de tarots de ma bourse et bat-tis les cartes. Conformément à ma première vision, la ser-vante, Artemisia, se glissa près de Reyjk, piqua son épaule avec une fine aiguille enduite d’une pâte noire, avant de s’éloigner. Ensuite, ma vue se brouilla. D’autres images se dessinèrent devant mes yeux.

L’œil aux aguets, la main posée sur la garde de son épée, le Sieur court dans le dédale des rues du quartier du Chat-Huant. Les deux Automatons qui l’escortent sont loin der-rière lui. Sa proie est toute proche. Il ne veut pas prendre le risque qu’elle lui échappe. Un pont de pierre, un passage entre deux ruelles, l’éclat du métal baigné par les lueurs verdâtres du soleil couchant, un coup vif, précis, entre ses omoplates. Il se retourne, écarquille les yeux en découvrant de sa meurtrière… Lisbeth. Liseria Mona. L’infâme qui a donné à mon frère la Grande Mort. Celle que je poursuis de ma vendetta.

Déjà, d’autres lieux, d’autres visages se superposent à celui-ci. Un bougre dans sa tanière encombrée d’objets étranges, d’alambics et de gros volumes reliés de cuir. Ab-sorbé par ses travaux, il n’entend pas la porte de son atelier grincer. Une silhouette contrefaite s’approche de lui. Une

silhouette de chair et de métal, née d’une science impie…Une femme, pâle et blanche, étendue sur un lit. À ses che-

vets, un homme que je reconnais être le Sieur, voici de nom-breuses saisons. Non loin d’eux, un berceau dans lequel un nourrisson dort, à poings fermés. Dans leurs yeux remplis d’amour et de larmes, une promesse, celle de se retrouver, par-delà la mort, par-delà le temps.

Je revins à moi, sonnée. — Que vous ont montré les Atouts de Dame Fortune, de-

manda-t-il d’un ton rauque et grave.— Un venin d’une grande puissance, répondis-je, capable

de terrasser un homme d’un seul contact. Son meurtrier a enfoncé une aiguille recouverte de poison dans son épaule.

— À quoi ressemblait-il ? — Un carabin au faciès chafouin, originaire du quartier de

l’Hippocampe de Rubis. Le Sieur hocha la tête et, s’accroupissant près du cadavre,

découpa son pourpoint et découvrit une marque bleuâtre sur son épaule. À cet instant, il arqua un sourcil, étonné et tira une arcane glissée sous sa tête : La Justice, encore une fois. Il l’examina avec attention, ouvrit sa gibecière de cuir et la rangea soigneusement à l’intérieur.

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