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48 326 La cartographie des risques : de la rationalisation du futur à l’apprentissage du risque. Cas de l’identification du risque opérationnel au sein d’un établissement de crédit par Béatrice Bon-Michel 83 Résumé Les établissements de crédit, sous l’impulsion des recommandations de Bâle II, ont largement recours à la démarche de cartographie pour identifier le risque opérationnel. Cette recherche se nourrit d’une étude de cas réalisée au sein d’un grand groupe bancaire français qui a recours à une méthode avancée de gestion du risque. Nous montrons par cette étude que, par-delà les méthodes quantitatives déployées, certains éléments du dispositif, dont la cartographie, trouvent leur justification non pas dans le résultat en termes d’information mais dans la dynamique d’apprentissage organisationnel qu’elle suscite. Le développement des interactions sous l’impulsion de la formalisation du risque devient critère de différenciation en faveur du développement d’une intelligence du risque. Abstract Banking institutions, under the impulse of the Basel II recommendations, commonly use a mapping approach to identify operational risk. This research feeds from a case study carried out at a large French banking group which uses an advanced method of risk identification. This study illustrates that over the quantitative methods used, certain elements of the provision of which the mapping find their justification not in the result in terms of information but in the learning process at work in the mapping process. The development of interactions so as to shape the vision of risk becomes a criteria of differentiation sustaining intelligence of operational risk. Les évolutions de la règlementation prudentielle bancaire (Bâle II) ont incité les banques à gérer de manière explicite le risque opérationnel afin de lui affecter un montant en fonds propres. Celui-ci se définit comme « le risque de pertes dues à une inadéquation ou à une défaillance des procédures, personnels, systèmes internes ou à des évènements extérieurs » (BCBS, 2003). L’évaluation du risque opérationnel se distingue des risques traditionnels de la banque notamment par l’absence d’encours connus. Il est diffus, multiforme et ambigu (Power, 2005). Si l’évaluation quantitative du risque a été le premier exercice réalisé par les banques 83. BÉATRICE BON-MICHEL, Professeur-associé au CNAM, [email protected]

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La cartographie des risques : de la rationalisation du futur à l’apprentissage du risque. Cas de l’identification du risqueopérationnel au sein d’un établissement de crédit

par Béatrice Bon-Michel83

Résumé

Les établissements de crédit, sous l’impulsion des recommandations de BâleII,ontlargementrecoursàladémarchedecartographiepouridentifierle risque opérationnel. Cette recherche se nourrit d’une étude de cas réalisée au sein d’un grand groupe bancaire français qui a recours à une méthode avancée de gestion du risque. Nous montrons par cette étude que, par-delà les méthodes quantitatives déployées, certains éléments du dispositif, dont la cartographie, trouvent leur justificationnonpasdans lerésultat en termes d’information mais dans la dynamique d’apprentissage organisationnel qu’elle suscite. Le développement des interactions sous l’impulsion de la formalisation du risque devient critère de différenciation en faveur du développement d’une intelligence du risque.

Abstract

Banking institutions, under the impulse of the Basel II recommendations, commonly use a mapping approach to identify operational risk. This research feeds from a case study carried out at a large French banking group which uses an advanced method of risk identification. This studyillustrates that over the quantitative methods used, certain elements of the provisionofwhichthemappingfindtheirjustificationnotintheresultintermsof information but in the learning process at work in the mapping process. The development of interactions so as to shape the vision of risk becomes a criteria of differentiation sustaining intelligence of operational risk.

Les évolutions de la règlementation prudentielle bancaire (Bâle II) ont incité les banquesàgérerdemanièreexplicitelerisqueopérationnelafindeluiaffecterunmontantenfondspropres.Celui-cisedéfinitcomme«le risque de pertes dues à une inadéquation ou à une défaillance des procédures, personnels, systèmes internes ou à des évènements extérieurs » (BCBS, 2003). L’évaluation du risque opérationnel se distingue des risques traditionnels de la banque notamment par l’absence d’encours connus. Il est diffus, multiforme et ambigu (Power, 2005). Si l’évaluation quantitative du risque a été le premier exercice réalisé par les banques 83. BÉATRICE BON-MICHEL, Professeur-associé au CNAM, [email protected]

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(Lamarque et Maurer, 2009), en témoignent les nombreuses recherches qui se sont orientées vers une approche quantitative (Frachot et alii, 2003 ; Klugman et alii,1998;King,2001),lerôledelacomposantehumainedanslerisquelui-mêmeetdanssonprocessusd’identificationrendparticulièrementintéressantetoute approche de nature qualitative. Comme le soulignent Lamarque et Maurer (2009), l’approche quantitative du risque opérationnel, compte tenu de sa difficile prévisibilité, est « insuffisante pour maîtriser ces risques et la gravité des évènements exceptionnels est extrêmement difficile à évaluer ». C’est généralement l’apparition même du risque qui permet de le connaître et donc de le gérer de manière efficace, c’est-à-dire a posteriori. Si l’organisation secaractérise par sa diversité et sa complexité (Weick, 1995), celles-ci constituent unfreinàl’identificationprécisedurisquefutur.

C’est pourquoi, en complément de l’analyse des pertes internes au travers de leur collecte, le régulateur impose aux établissements de crédit d’intégrer dans leur démarche des éléments prospectifs (BCBC, 2006) liés à l’environnement opérationneletaucontrôleinterne : c’est ainsi que la démarche de cartographie des risques s’est progressivement imposée aux banques. Cette démarche s’inscrit dans une volonté de rationaliser la complexité dans un univers incertain. En un sens, elle pourrait même rassurer. Cependant peut-on réellement faire confianceaurésultatdelacartographie?Sarationalitémêmen’est-ellepasunfreinàl’identificationd’unrisquesouventcaractériséparl’interdépendancedescauses du fait de la complexité (Taleb, 2009).

Cet article ne vise pas à se prononcer sur la pertinence de la démarche de cartographie. Il a pour ambition de mettre en exergue les processus à l’œuvre lors du déploiement même de cette démarche, en particulier les processus d’apprentissage d’une intelligence du risque. A partir des résultats d’une étude de cas au sein d’un établissement de crédit, nous présenterons les conditions d’apparitiondetracesd’apprentissageaprèsavoiridentifiélesfreinsquiontétéspontanément générés dans la phase initiale de déploiement.

Nous préciserons dans un premier temps le concept d’apprentissage organisationnelenprenantsoinaupréalabled’expliciterlerôledesconnaissancestacites dans la démarche de cartographie. Les enjeux en termes d’apprentissage prennent alors sens au regard d’un risque par nature fortement lié à la composante humaine (Power, 2005). Dans un deuxième temps, à la lumière des résultats de notre étude, nous montrerons que, si des attitudes défensives sont rapidement apparues face à un dispositif perçu comme chronophage, la dimension sociale du dispositif, pilotée et animée par des correspondants dédiés, a permis, dans certainscas,demodifierlesmodesderaisonnementetdedépasserlesseulesévolutions comportementales. C’est alors dans un processus continu d’interactions que la construction d’une intelligence du risque peut générer une évolution de la perception même du risque par les individus et donc de leurs actions.

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1. La cartographie : de la codification des connaissances tacites à l’apprentissage

La cartographie suppose de mobiliser, lors de son élaboration, le « dire d’expert », c’est-à-dire les connaissances en matière de risque détenues au niveau de ceux quimaîtrisentlescompétencesspécifiquesopérationnellesetquisontconfrontésau quotidien à ce risque.

1.1. Les enjeux de la cartographie ? Mobiliser et transférer des connaissances tacites

Le contenu de la cartographie s’appuie principalement sur le jugement de l’expert métier pour tenter d’obtenir une image des risques potentiels. Le premier enjeu de lacartographieestderéussircettecodificationquioffreainsiunerationalisationdelaperceptiondurisquefuturensimplifiantlaconnaissancedétenueparlesopérationnels. Pour ce faire, la banque structure sa démarche en s’appuyant sur un langage formalisé (Kogut et Zander, 1992).

Leprocessusdecodificationdesconnaissancesprendencomptelestroisfacteursévoqués par Cowan et alii (1999) : la technique d’impression, la modélisation des connaissances individuelles et le développement du langage. Le premier facteur, la technique d’impression, s’appuie, dans le cadre de la cartographie des risques, sur des systèmes d’information capables de stocker les formes transcrites. Le deuxième facteur relatif à la modélisation de la connaissance individuelle, implique de structurer la connaissance selon des catégories imposées par la modélisation (catégories de risque telle la fraude interne par exemple). Enfinle troisième facteur repose sur le développement du langage. Celui relatif au risque opérationnel est défini en grande partie par les textes réglementaires(préconisations de Bâle II notamment). La Commission Bancaire, dans le cadre despremierscontrôlesqu’elleamenéssurlamiseenœuvredesdispositifsAMA

, relève que « la majorité des établissements a adopté un découpage en classes de risquesfondésurlatypologied’événementsetdelignesdemétierdéfiniesdansla réglementation » (Commission bancaire, 2007, p.162) tout en reconnaissant que la pertinence du découpage a rarement été testée.

Le deuxième enjeu est relatif au transfert de ces connaissances ainsi explicitées afin d’alimenter les modèles de calcul des fonds propres. Si la logique dequantification des risques peut se satisfaire de la fiabilité de la collecte desdonnées, la dynamique d’apprentissage est soutenue non par le résultat du transfert des connaissances tacites mais par le processus même de transfert (Kogut et Zander, 1992 ; Conner et Prahalad, 1996 ; Spender et Grant, 1996). La spirale des savoirs (Nonaka , 1994 ; Nonaka et Takeuchi, 1995) illustre la construction des connaissances par le passage du tacite à l’explicite et de l’individuel au collectif sous l’impulsion des interactions. La cartographie apparaît

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ainsi, à l’instar de cette spirale, comme l’un des piliers de la connaissance informationnelle qui n’a de sens que dans une perspective dynamique de savoir actionnable.

1.2. Codifier le risque en situation d’incertitude : le développement d’heuristiques

Comme Knight l’affirme (1921), l’incertitude et l’ignorance obligent à « agir davantage d’après l’opinion que d’après la connaissance » (Knight, 1921, p.268). Knightmetainsienavantlerôledujugementpourfairefaceàl’incertitude..

Commedansnombredesituationsincertaines,l’identificationdurisquegénèrepotentiellement des biais perçus comme irrationnels (Boudon, 1995). Dans un contexte d’incertitude forte, l’individu a tendance à faire usage d’heuristiques simplificatrices ou de modèles cognitifs afin de percevoir et d’interpréterl’information (Desreumaux, 1993 ; Susskind, 2005). L’heuristique se définitcomme un processus cognitif s’appuyant sur des « stratagèmes mentaux » (Piattelli-Palmarini,1995)etquipermetderésoudredesproblèmesspécifiques(Kahneman et Tversky, 1979). Kahneman et Tversky ont mis en évidence les heuristiques de « représentativité », de « disponibilité » et d’« ancrage ». Dans le cadre de l’heuristique de représentativité (1), les individus ne se basent pas sur les probabilités a priori ou sur les informations dont ils disposent, faisant ainsi abstraction de données objectives existantes. L’heuristique de disponibilité (2) amène l’individu à estimer la probabilité d’un évènement en fonction d’exemples ou d’associations qui viennent à son esprit, comme par exemple une erreur survenue la semaine précédente. L’émotion peut également intervenir : une erreur opérationnelle, qui aura suscité une forte connotation émotionnelle, pourra fausserlavisiond’unopérationnelsurcetyped’erreur.Enfinl’ancrage(3)tendàfonder le jugement en fonction des premières informations qui ont été accessibles et qui servent ainsi de point de référence.

1.3. Processus de cartographie et apprentissage

L’apprentissage peut être perçu à la fois comme un enrichissement des connaissances organisationnelles et comme un ajustement des comportements organisationnelssuiteàunemodificationdel’environnementouàunensembled’interactions entre les individus (Ferrary et Pesqueux, 2006).

1.3.1. L’apprentissage et l’évolution des routines organisationnelles

Dans le cadre de la théorie comportementale dite ‘behavioriste’, l’organisation trouve en elle la résolution de problèmes par le traitement de l’information (March et Simon, 1958 ; Cyert et March, 1963). A partir de ce qui est observable, des lois générales peuvent être déduites qui permettent de définir les réponsescomportementales des individus face à des stimuli reçus. L’apprentissage est ainsi

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la résultante de l’expérience accumulée et de la régularité des expérimentations effectuées (Koenig, 1994).

L’organisation est ainsi un système adaptatif qui apprend de l’expérience (Cyert et March, 1963) dans un processus stimulus-réponse. Les routines créées ou modifiées sont les réponses standardisées auxévolutions de l’environnement(Levitt et March, 1988 ; Nelson et Winter, 1982) et apportent des « modèles réguliers et prévisibles de comportement » (Nelson et Winter, 1982, p.14).

1.3.2. De l’apprentissage simple boucle à l’apprentissage double-boucle

Pour de nombreux auteurs tels Argyris et Schön, l’apprentissage comportemental correspond à une évolution normale de l’organisation pour s’adapter à son environnement, apprentissage considéré comme simple-boucle (Argyris, 1977 ; Argyris et Schön, 1978). L’apprentissage double-boucle suppose une remise en question des normes et valeurs qui se traduira par l’émergence de nouveaux modes d’interprétation (Fiol et Lyles, 1985).

Or, dans une situation perçue comme embarrassante par l’individu, celui-ci tend à maintenir une théorie d’action défensive. S’il sent ses objectifs opérationnels menacés par un changement et ses émotions affectées négativement, il cherchera à défendre sa position actuelle, à se protéger et donc à maintenir ses croyances. Pour parler d’apprentissage double- boucle, il faut interrompre le maintiendesattitudesdéfensivesafinquel’individupuissemodifiersesschémascognitifs, ses représentations, en un mot sa théorie d’usage (Argyris et Schön, 1996). En l’absence d’intérêt pour l’exercice, la pertinence de la cartographie peutseheurteràlavolontédel’opérationneld’affichersathéorieprofesséepoursatisfaire sahiérarchieaudétrimentde sa théoried’usage, celle-ci se figeantdans une attitude défensive.

1.3.3. Apprentissage et dimension sociale

L’apprentissage organisationnel conduit bien souvent à mettre l’accent sur la dynamique interactionniste dans une dimension sociale de l’apprentissage (Ferrary et Pesqueux, 2006). Que ce soit dans les travaux de Nonaka et Takeuchi, d’Argyris et Schön, de Piaget ou de Weick, cette dimension apparaît comme une condition nécessaire à l’apprentissage.

Siledialoguepeutêtreconflictuel,poussantlesindividusàs’interrogersurleursschémas de pensée, il est source de conversion des connaissances créées au niveau individuel telle la connaissance du risque opérationnel. En effet l’individu tend à développer une représentation mentale de la réalité en fonction de ses schémas mentaux qui vont donner du sens aux informations reçues de l’environnement (Weick, 1977, 1995 ; Argyris and Schön, 1996) : une position devenue perdante sur le portefeuille-titre d’un trader n’amènera pas forcément

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la même réaction ou analyse selon l’individu. C’est au cours du processus de socialisation que l’individu se trouve confronté à différentes interprétations. Et plus la situation est complexe et ambigüe, plus la recherche de sens est importante (Weick, 1995). L’évolution du sensemaking s’arrime aux échanges et aide à l’interprétation de situations complexes, notamment les situations de risque (Weick, 1993).Elle influencealors l’actiond’organiser, l’enactment, qui facilite l’intelligibilité de situations ambigües.

2. Le processus de cartographie comme source d’apprentissage du risque

Les résultats présentés ci-après sont issus d’une étude de cas longitudinale réalisée dans le cadre d’une activité doctorale et qui s’étend sur la période de janvier2005àjuin2009.Cetteétudes’inscritdansunedémarcheréalisteafinde décrire la situation vécue par les acteurs de l’organisation. Compte tenu de la sensibilité du sujet et de l’aspect novateur de la gestion du risque opérationnel au sein de la banque, l’étude de cas est une démarche appropriée pour décrire et expliquer un processus d’apprentissage sur un sujet récent.

2.1. Méthodologie de l’étude de cas

L’établissement retenu est en méthode avancée (AMA) en matière de gestion du risque opérationnel. Elle utilise donc un modèle de calcul des fonds propres alimenté notamment par des données issues des pertes internes et externes, de l’évaluationdesfacteursderisqueetdecontrôle(traduiteparunecartographiedes risques) et de l’élaboration de scénarii.

Si le cas est unique, en revanche deuxmétiers spécifiques ont été étudiés :la banque de détail et la banque de financement et d’investissement (BFI ) permettant ainsi d’avoir deux unités d’analyse. Outre la documentation interne (directives, rapports internes notamment), 55 entretiens semi-directifs ont été menés vis-à-vis de trois niveaux d’acteurs : des acteurs au sein de la direction des risques opérationnels, des acteurs disposés au sein des métiers mais rattachés à lafilièrerisqueopérationnel(correspondantrisqueopérationnel),etdesacteursopérationnels au sein des métiers.

Les résultatsdesentretiensontétécodifiésmanuellementsans recouriràunlogiciel de traitement des données. Ce choix volontaire a permis de maintenir une forme d’empathie lors de l’analyse des entretiens. Cette analyse s’est faite en plusieurs étapes à partir d’un dictionnaire de thèmes issus de la littérature surl’apprentissage.Al’issuedecetteanalyse,desmatricesidentifiantlesliensde cause à effet, inspirées des travaux de Miles et Huberman (2003), ont été réalisées. Elles ont permis de faire émerger certains ressorts de l’apprentissage organisationnel.

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2.2. Formalisation des zones de risque et prises de conscience

Apprendre du risque opérationnel suppose déjà d’en avoir conscience. A la lumière de nos entretiens, force est de constater que le banquier n’avait pas toujours une vision précise de son périmètre de risque. Comme l’exprime cet interlocuteur au sein de la banque de détail, « on a découvert que nous étions responsables de certains risques comme les pannes informatiques ou une inondation. On a pris conscience de risques plus larges que les risques que nous connaissions traditionnellement comme la fraude sur les chèques ou sur la carte bleue par exemple ».Cesprisesdeconscienceontfacilitélamodificationdecertainscomportements,parl’ajoutoulamiseàjournotammentdecontrôlesexistants : procédures, renforcement de la séparation des fonctions, ajout de check-list etc.Comme le confirme ce responsable opérationnel au sein de labanque de détail, « la formalisation, au travers de la cartographie, des risques moyens voire faibles mais fréquents sur la complétude des dossiers clients nous a amenés à renforcer les procédures et les contrôles permanents. Maintenant que l’on sait, on se devait d’agir ! ».

Lacartographiejoueainsilerôledestimulus,poussantl’organisationàtrouveruneréponse. Ces apprentissages se trouvent concentrés d’une part sur des risques fréquentsàimpactfaible(ex.:intérêtsderetardsurgestiondesconfirmationsclients) et d’autre part sur des solutions pouvant être standardisées. Ce n’est donc pas un hasard si nombre de ces évolutions se sont trouvées sur des processus industrialisés telles certaines opérations de la banque de détail (contrôles dechèquesparexemple)oudesopérationsdeback-officeBFI(confirmationdesinstructions client). Cependant la complexité même de certains processus bancaires et l’ambigüité des signaux issus de l’environnement limitent la portée de ces apprentissages.

2.3. Apparition rapide de réactions défensives

La démarche de cartographie et les documents y afférents ont été réalisés par un groupeProjetauseindeladirectiondesrisques.Suiteauxdifférentesréflexionsde Place, « à fin 2004, nous avions la beauté d’un dispositif, nous savions que les difficultés allaient commencer ! » nous rapporte cet interlocuteur de la direction des risques. Cette phrase anticipe bien les obstacles qui vont s’ériger dans la phase de déploiement.

Dans un premier temps, la démarche de cartographie est, « une exigence règlementaire de plus », un « exercice très lourd » perçu comme « chronophage ». Au sein de la BFI, « aucun retour sur investissement » ne peut être attendu. Ce qui incite les opérationnels a une certaine passivité : « on le fait et on passe à autre chose » et les conforte dans l’absence d’intérêt de l’exercice : « les risques ont les connaît déjà ». Ces réactions reflètent certainesdifficultéspropresautransfert des connaissances tacites.

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2.3.1. La difficulté du langage

La cartographie, conçue par des spécialistes de la gestion des risques, a adopté un langage conceptuel et règlementaire. Les terminologies relatives aux «facteursderisqueetdecontrôle»sesontheurtéesaulangagedesmétiers(langagedesacteursdemarché,langagedesfinanciers,langagedesacteursduréseau etc.). La structure même de la cartographie, les questions formelles qui y étaient attachées, censées assister l’opérationnel dans l’exercice, ont généré de fortes incompréhensions.

Un interlocuteur nous parle des questions « qui n’étaient pas comprises par les métiers car parfois trop théoriques. Du coup ils ne font pas le lien entre leur activité, les risques et les questions ». Un autre concède que « la cartographie a adopté une vision du métier des risques avec son vocabulaire, ses expressions et sa logique. Face aux métiers, on n’est pas forcément sur la même longueur ce qui complique la compréhension ». L’intelligence conceptuelle du risque acquise au niveau de la direction se heurte à la pratique opérationnelle du risque.

2.3.2. La cartographie : révélateur d’un écart avec la perception de l’opérationnel

Par ailleurs, la vision du risque ainsi formalisée par la démarche s’est trouvée en décalage avec la réalité opérationnelle. « Quand les managers ont vu le résultat de la cartographie, ils se sont dit que cela était très éloigné de leurs préoccupations quotidiennes et qu’ils ne pouvaient pas vendre ça à leurs équipes ! » nous rapporte ce correspondant risque de la BFI.

Le correspondant risque opérationnel se trouve alors confronté à une situation ambigüe : respecter le formalisme de la direction dans les temps ou s’affranchir du modèle pour le faire évoluer et lui donner du sens. Au niveau de la banque de détail, les correspondants risque opérationnel ont rapidement réagi et compris la nécessité de vendre le projet pour en faire un outil proche des préoccupations du métier. « Nous cherchons à proposer une démarche plus vendeuse qu’un référentiel standard »affirmeuncorrespondant.

La direction des risques elle-même cherche des solutions. Des questionnaires plus proches des opérations sont déployés et une grande souplesse est laissée aux métiers pour s’organiser. Mais, au sein de la BFI, le niveau de granularité de lacartographiedevenualorstropfin,étaitinexploitable.«Après on a cherché à faire plus micro mais au niveau de la direction des risques, ils ne s’y retrouvaient pas non plus » précise ce correspondant. En effet, au sein de la direction des risques, « la centralisation des différents risques amène des nivellements qui ne veulent plus dire grand-chose en matière de risque » rapporte ce responsable de la direction.

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2.3.3. La présence de biais cognitifs : expression du faible intérêt perçu

Dès les premières cartographies, des biais importants sont apparus. « Au départ on a vu des spring mapping ou des cartographies toutes rouges. Il a fallu benchmarker pour essayer de voir où se situait le juste milieu » nous rapporte ce correspondant banque de détail. Si certains biais sont plus de type émotionnel, comme l’optimisme démesuré ou le pessimisme de nature, d’autres traduisent un détournement du sens de la cartographie, notamment au sein de la BFI. L’opérationnel sait que sa cartographie ne représente pas forcément la réalité maisill’utiliseàd’autresfinsquiluisemblentplusprochesdesespréoccupations.C’est le cas de celui qui indique des risques forts pour se couvrir ou montrer qu’il gère un métier risqué donc important. Comme l’exprime ce responsable au niveau de la direction des risques opérationnels : « Parfois, quasiment tous les risques sont jugés forts comme cela le manager se dit qu’on ne pourra pas lui reprocher de n’avoir rien vu en cas d’erreurs. Il se couvre de cette manière. On a vu ça au niveau des marchés par exemple ».

Tant que la cartographie est perçue comme un exercice formel et obligatoire, les attitudes défensives se renforcent. Rejoignant ainsi les propos d’Argyris et Schön, l’opérationnel cherche à éviter une situation perçue comme embarrassante car contraireàsesobjectifs:pasdegainsfinanciersattendus,atteinteàsonémotivitéau travers de la sensibilité du risque opérationnel, impact sur le coût des fonds propresetdoncsoncentredeprofit.Ledétournementdurôledelacartographieestlerefletdesoncomportementopportuniste.Descontrôlescomplémentairessont alors réalisés par la direction (comparaisons de cartographies sur des métiers/activitéssimilairesparexemple)ainsiquedesréflexionssurunepolitiqueincitativesansréelleinfluencesurlecomportementdesopérationnels.Pourquoiest-ce principalement au niveau de la BFI que les attitudes défensives se sont maintenues ? Quelle dimension a été activée au sein de la banque de détail pour donner du sens à la démarche ?

2.4. Intégration d’une dimension sociale : faciliter la confrontation des points de vue

Les correspondants risque opérationnel de la banque de détail ont rapidement comprisl’intérêtdefaireadhérerlesopérationnelsauprojet.Alafindupremierexercice annuel et à la lumière des réactions, il ne leur semblait pas concevable de continuer « à faire du règlementaire », à considérer la cartographie comme « une fin en soi ».

2.4.1. Le correspondant risque opérationnel : traducteur du langage des risques

C’est lorsque le correspondant risque opérationnel a développé de réelles interactions avec les métiers que certains freins ont été levés et des traces d’apprentissage que nous qualifierons de ‘supérieur’ ont été identifiées. Au

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sein de la banque de détail, « on s’est très rapidement rendu compte qu’on n’y arriverait pas si chacun n’y mettait pas du sien. On a pris conscience de notre rôle et que les métiers ne feraient pas la cartographie tout seuls » nous rapporte ce correspondant risque opérationnel.

Les métiers de banque de détail ont essayé de donner rapidement du sens au projet c’est-à-dire en essayant de réduire la dissonance entre la cartographie, son langage et l’activité opérationnelle. L’objectif opérationnel de qualité du service client au niveau de la banque de détail a pu être rapproché de l’objectif de gestion du risque opérationnel : un meilleur conseil, c’est moins de risque de conformité, une rapidité de la gestion des réclamations client, c’est une réduction des intérêts éventuels à payer, facilitant ainsi la contagion entre gestion quotidienne et gestion du risque. L’acquisition du langage du risque opérationnel a été plus laborieux : elle n’est pas spontanée chez les opérationnels. Ils vivent leurs risques opérationnels tous les jours mais ne l’explicitent pas. Les premiers ateliers se sont mis en place. Le correspondant a au préalable traduit le langage de la cartographie : choix des questions, refonte du vocabulaire. Comme l’indique ce correspondant risque opérationnel, « au départ, le responsable d’agence, vous lui demandez son risque résiduel. Il vous regarde et lui vous parle de ses pertes d’exploitation. Il faut donc traduire et lui faire confiance sur sa vision du risque».Certainscorrespondantsont jouéun rôletrès « maternel » pour « assister », « faire avec » et progressivement « laisser faire tout en surveillant ». La cartographie doit néanmoins respecter la typologie de risques bâloise. Un client qui fait une réclamation car il n’a pas eu son relevé à temps suite à un problème informatique, est-ce un risque relatif au système ou un risque commercial ? Quant une seule case doit être renseignée, l’arbitrage est nécessaire.

La cartographie s’est ainsi intégrée dans un processus dynamique, servant de prétexte aux échanges. Le dialogue sur le risque opérationnel s’est ainsi progressivement construit, facilitant ainsi l’acquisition du langage du risque. La mise à jour de la cartographie devient régulière au gré de nouveaux incidents majeurs et s’inscrit dans une réelle démarche de gestion du risque au sein de l’activité. Cette réactivité est de nature à assurer une permanence de la logique de gestion du risque au quotidien et son expression dans les communications formelles et informelles.

A contrario, au sein de la BFI, les termes de « formation » ou « d’échange » sont peu présents dans les entretiens et la dimension pédagogique rarement évoquée. L’objectif est principalement de faire l’exercice avec les métiers, et non à leur place, en respectant les délais tout en comprenant les préoccupations opérationnelles. « Moi je les comprends, cela prend du temps et on ne sait pas toujours à quoi cela sert. Alors c’est vrai qu’on a tendance à remplir des cases » nous rapporte ce correspondant risque opérationnel. Un opérationnel nous

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confirme:«on fait l’exercice avec le métier et après je reconnais qu’on passe à autre chose».Lorsquel’échangeconsistejusteàrécupéreruntableaufinalisé,il s’agit d’un simple transfert d’information.

Si l’empathie est importante pour comprendre les enjeux du métier, elle a constitué un frein dans la mesure où elle a servi de faire valoir à l’absence d’intérêt du projet. Au sein de certains métiers de la BFI, le dispositif a été perçu comme contraire aux objectifs et contraignant. Tant que le correspondant a jugé ces attitudes normales, la perception du dispositif n’a pas évolué. « Au début, ils ont compris que, comme d’habitude, si vous révélez un risque, vous allez vous trouver avec une procédure de contrôle en plus. Donc vous ne révélez pas de risques susceptibles d’avoir ce type de réaction » explique ce correspondant BFI. Les correspondants risque opérationnel apparaissent alors bien souvent comme des transfugesdeladirectionoudescontrôleurssupplémentairesmalgrél’empathiedont ils font preuve.

Lorsque certains correspondants ont évolué pour favoriser le dialogue, l’attitude des opérationnels semble avoir évolué. « Certains correspondants BFI ont commencé à faire des ateliers, à écouter les opérationnels et à trouver un juste milieu pour bien cibler les risques potentiels. Il faut à la fois qu’ils respectent le cahier des charges mais en même temps qu’ils arrivent à faire parler les opérationnels sur le risque au quotidien. On commence à voir les résultats, les cartographies sont plus parlantes et on peut en tirer une logique de plans d’action » nous rapporte ce responsable au niveau de la direction des risques.

La prise de conscience du rôle des correspondants a amené la direction àmodifierleurprofilauseindelaBFI,commel’expliquecetinterlocuteur:«Les correspondants ont bien évolué dans leur approche. On a complètement changé notre mode de recrutement des correspondants. On a pris des bons calibres ».

2.4.2. L’importance des règles du jeu pour motiver et structurer les échanges

Le moteur des interactions se situe très clairement au sein des règles du jeu issues de la règlementation et adaptées par l’organisation au sein de directives et notes méthodologiques. Le formalisme des risques facilite la visualisation des zones d’incertitude perçues qui prêtent alors à discussion tout en respectant le formalisme exigé par les directives. Dans un premier temps les résultats des cartographies expriment la plausibilité, suscitant alors d’éventuelles questions voire des désaccords, autant d’opportunités d’échange. Les échanges mettent l’accent sur les explications causales des opérationnels qui étaient, jusque-là, implicites tout comme les opérations d’inférence. L’individu ne peut plus fournir une cause simpliste, dire que « c’est normal » ou « inhérent à l’activité ».

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Lorsd’unateliersurlesrisquesauseind’unfront-officedelaBFI,quelquestradersétaient présents. Peu concernés apparemment par le sujet, ils ont commencé à demander la raison de leur présence alors qu’une cartographie avait été faite l’an passé. Ayant compris la nécessité d’une mise à jour, leur première réaction a été de dire que rien n’avait changé. Leur deuxième réaction fut de contredire certains risques qui leur étaient affectés. Pour eux, ces risques étaient du ressort du back-office.Cen’estquequelquesateliersplustard,aprèsconfrontationdesdifférentspointsdevue(front-office,back-office,middle-officeetcorrespondant)qu’ilsontadmis et validé, voiremodifié certaines causes et conséquences des risquesopérationnelsidentifiés.Lerôleducorrespondant,véritablechefd’orchestre,aété prépondérant dans l’évolution et la structuration de ces échanges.

La cartographie sert ainsi de révélateur des croyances sous-jacentes. L’opérationnel, contredit parfois par ses collègues, se doit d’argumenter : pourquoi est-ce que je considère ce risque opérationnel comme fort ? A partir de ces révélations, il sera possible de comprendre la nature des croyances et les raisonnements implicites. « On n’est pas toujours d’accord sur les causes de l’erreur et sur la manière d’y remédier. On sent que c’est un sujet sensible. Mais comme on doit y arriver, les échanges sont instructifs » nous rapporte cet opérationnel banque de détail.

Par ailleurs, ces échanges amènent des prises de conscience d’autres points de vue, comme nous le précise cet opérationnel BFI : « en matière de syndication, j’ai pris conscience des enjeux fiscaux sur certains dossiers exotiques. Avant je le savais mais quand le fiscaliste est venu nous exposer sa vision de nos montages pour finaliser la cartographie, on a commencé à mettre un gros warning ». La cartographie sollicite l’expression des différentes interprétations possibles d’un même évènement par les opérationnels selon leurs préoccupations.

Pour formaliser une pensée objective, l’opérationnel devra utiliser le langage du risque opérationnel. La méthodologie repose sur des termes tel ‘risque résiduel’, ‘risque intrinsèque’, ‘environnementdecontrôle’.Ellehomogénéise l’approchedu risque et lui donne sa rationalité. Le langage apparaît comme soutien au processus de sensemaking, rejoignant ainsi les propos de Weick. Les échanges argumentatifs ont facilité le développement du langage risque opérationnel. « C’est clair qu’on parle maintenant du risque opérationnel. On comprend mieux certains risques, les rapports avec le contrôle interne. On commence à mieux comprendre parfois l’intérêt de certaines procédures»nousconfirmecetopérationnel en agence.

Progressivement les cartographies se sont améliorées : réduction des biais cognitifs, cohérence avec les pertes réalisées etc., ce que nous confirme ceresponsable au niveau de la direction des risques : « on le voit, notamment sur la banque de détail, l’approche est payante : la cartographie évolue, ils se sont appropriés la cartographie, leurs questions sont bien ciblées ».

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L’améliorationcontinueestsoutenueparlanécessaireréflexivitésurleserreursau travers de l’analyse de la collecte des pertes. Celles-ci apportent certes une vision rétrospective mais permettent d’ajuster les cartographies. L’analyse des erreurs facilite un processus de récursivité initiant, comme l’évoque Weick (1995), des liens entre la pensée et l’action et contribue ainsi à l’élaboration du sens. La cartographieprendsensdansunprocessuscontinu,faisantainsiéchoaufluxexpérientiel souvent évoqué par Weick.

2.4.3. Le développement de nouveaux types de raisonnement

L’apprentissage comportemental, s’il améliore certains processus, est contraint par l’expérience passée. L’apprentissage double-boucle qui se dessine, que nous qualifieronsdecognitif,rendupossibleparlapriseencompteetlaréductiondesattitudes défensives, facilite de nouveaux modes de raisonnements hypothético–déductifsquivontêtreconfirmésounonparleserreursréalisées.

« La fraude sur les chèques, on la connaît depuis longtemps. Dans les premières cartographies, on a réagi face à un risque moyen en renforçant nos procédures de contrôle. Puis, on s’est rendu compte que les fraudes avaient peu diminuées. En en discutant avec les opérationnels, on a creusé et, en fait, à l’origine c’est la moindre qualité de l’entrée en relation et du dossier client qui peut être un facteur aggravant. Et bien cela change votre perspective sur ce fameux dossier jugé au départ comme administratif » nous rapporte ce correspondant de la banque de détail.

Rejoignant en cela les travaux de Nonaka et Takeuchi, d’Argyris et Schön, de Piaget ou de Weick, la dimension sociale apparaît comme une condition essentielle de l’apprentissage : les échanges, les interactions, la coopération et le dialogue ont facilité, autour de la structure apportée par la règlementation, le développement de nouveaux modes de raisonnement. La synthèse des interprétations se retrouve dans la structure d’interrelations et facilite ainsi la construction progressive d’une intelligence collective du risque. Les différentes interprétations se trouvent rationalisées dans un objectif commun de gestion du risque opérationnel. Si le résultat de la cartographie est alors à même d’être transféré vers les instances de gouvernance sous une forme explicite, il se trouve « intériorisé » au niveau individuel sous forme de nouveaux raisonnements implicites. Le développement de l’intelligence du risque, à l’instar des propos de Weick et Roberts (1993), renforce la capacité des individus à comprendre les évènements futurs non prévus ou non prévisibles. Cette intelligence favorise une vision construite du futur selon la qualité des interactions et facilite ainsi l’enactment, c’est-à-dire la création par les opérationnels de leur environnement de risque. Le schéma ci-dessousformaliseleprocessusd’apprentissageidentifiéàpartirdesrésultats.

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opérationnel. Si le résultat de la cartographie est alors à même d’être transféré vers les instances de gouvernance sous une forme explicite, il se trouve « intériorisé » au niveau individuel sous forme de nouveaux raisonnements implicites. Le développement de l’intelligence du risque, à l’instar des propos de Weick et Roberts (1993), renforce la capacité des individus à comprendre les évènements futurs non prévus ou non prévisibles. Cette intelligence favorise une vision construite du futur selon la qualité des interactions et facilite ainsi l’enactment, c'est-à-dire la création par les opérationnels de leur environnement de risque. Le schéma ci-dessous formalise le processus d’apprentissage identifié à partir des résultats.

Conclusion

Conclusion

La cartographie des risques touche au cœur de la complexité de l’organisation. Elle vise à rationaliser cette complexité pour faciliter la prise de décision. Cependant anticiper les risques pour modifier certains comportements en permettant des évolutions de dispositifs existants,

Activation de routines défensives Formalisme de la démarche Lourdeur du dispositif Distance cognitive entre la réalité opérationnelle et l’explicitation des risques Absence de sens (conflits d’objectifs)

Développement de nouveaux raisonnements de cause à effet avec l’intégration des liens risque et contrôle

Modification des comportements (dispositif de contrôle par exemple)

Niveau individuel et organisationnel

Niveau individuelPrise de conscience des risques

Faits générateurs

Ǧ Règles du jeu du dispositif

Ǧ Formalisme de la démarche (référentiel)

Ǧ Visualisation des risques

Les correspondants Traducteur des règles du jeu Pilote des interactions

Révélation des différentes interprétations Coopération : construction progressive d’une vision commune du risque

Mise en œuvre d’attitudes défensives Formalisme de la démarche Lourdeur du dispositif Distance cognitive entre réalité opérationnelle et explicitation des risques Absence d’intérêt Conflit d’objectifs

Conclusion

La cartographie des risques touche au cœur de la complexité de l’organisation. Elle vise à rationaliser cette complexité pour faciliter la prise de décision. Cependant anticiper les risques pour modifier certains comportements en permettantdes évolutions de dispositifs existants, notamment de contrôle interne, n’estassurémentpassuffisant:dansbiendessituations,lesrisquesmajeursavérésn’existaient dans aucune cartographie.

Si la cartographie exprime la plausibilité, confrontée ou non par l’exercice rétrospectif sur les erreurs, son véritable enjeu repose sur son processus même d’élaboration.Dansunpremiertemps,larèglementationfixelesrèglesdujeuquisont à l’origine de l’organisation du dispositif et du formalisme de l’information à restituer. Mais information sur le risque n’est pas connaissance du risque. Dans un deuxième temps, c’est dans l’émergence d’une dimension sociale que d’une part le dispositif prend sens et d’autre part de nouveaux types de raisonnement peuvent se développer. Il s’agit de créer un champ d’interactions délimité par les règles du jeu entre les connaissances nouvellement explicitées et les connaissances tacites individuelles. La communication des connaissances tacites sur le risque opérationnel rendue possible par le formalisme de la cartographie, nourrit un

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dialogueetuneréflexioncollectivesurcerisque.C’estdansl’interactionquelesopérationnels vont commencer à construire de nouveaux raisonnements à partir d’unlangagecommunetàinfluencerainsileurcomportementauquotidien.Cependant seul le rôle clé attribué dans notre cas au correspondant risqueopérationnel peut faciliter le développement de processus d’interactions. Leur position, à l’intersection des exigences de la direction et des préoccupations des opérationnels, leur confère la fonction que Nonaka et Takeuchi appellent « ingénieur de la connaissance ». Ils ne sont pas de simples relais, ils sont les instigateurs de la construction de nouveaux raisonnements. A terme, cette fonction revient au management. Il est à la fois le traducteur, l’animateur et le superviseur des connaissances en matière de risque opérationnel. Avant d’être garant des informations transmises, il est support de la construction d’une intelligence du risque par la manière dont il développe et oriente le dialogue et les échanges. Il facilite la réduction des freins vis-à-vis d’un dispositif perçu comme un état de contrôledeplus.

A partir de l’objectif règlementaire, la cartographie facilite les interactions dans une dynamique continue. Elle met en exergue les contradictions dans les modes de raisonnement en matière de risque. En ce sens, la cartographie s’avère un formidable levier d’apprentissage d’une intelligence du risque opérationnel de natureàinfluersurl’apparitiondurisquelui-même.Elletrouvealorssajustificationdans l’apprentissage au quotidien du risque en amenant l’organisation à écouter et à penser plus qu’à produire de l’information sur les risques. Face à une réalité ambigüe et difficilement prévisible, les résultats de la cartographie necorrespondent pas à une réalité qu’il faudrait découvrir. Le risque de demain résulte en partie de son anticipation et de la réaction de l’individu en situation d’action.

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