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Par delà Heidegger et Watsuji : Ontologie, tout et mécanique quantique Thèse Charles-Anica Endo Doctorat en philosophie Philosophiae Doctor (Ph.D.) Québec, Canada © Charles-Anica Endo, 2015

Par delà Heidegger et Watsuji - Université Laval · ferons alors le lien entre la philosophie de Heidegger et la mécanique quantique par lentremise de Bohr et de Heisenberg. Nous

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Par delà Heidegger et Watsuji : Ontologie, tout et mécanique quantique

Thèse

Charles-Anica Endo

Doctorat en philosophie

Philosophiae Doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

© Charles-Anica Endo, 2015

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Résumé

La crise écologique comme les débats entourant les avancements technologiques en

biologie moléculaire ou en nanotechnologie sont au cœur d’un questionnement sur la

relation que nous entretenons envers la nature, mais également avec nous-mêmes. En effet,

des catastrophes comme celle de la centrale nucléaire de Fukushima ou les controverses

entourant les organismes génétiquement modifiés nous rappellent la portée de nos choix

individuels et collectifs en nous questionnant sur la justesse de nos modèles; ce sont ces

paradigmes qui structurent nos pensées et qui servent d’assises à nos actions. C’est

justement en ayant pour objectif de trouver une alternative à la modernité occidentale que

ce modèle de pensée, qui a servi au développement de la science moderne depuis Descartes,

mais également de prétexte à un asservissement de la nature, que cela nous amène à nous

engager dans ce processus de réflexion. Pour cheminer philosophiquement dans ce projet

d’une nouvelle fondation de notre relation à la nature et à nous-mêmes, nous explorerons la

question du rapport sujet/objet à travers l’histoire de la philosophie. Ensuite, nous

procurerons ce même débat à travers l’interprétation de Copenhague de la théorie de la

mécanique quantique pour situer cette question dans le développement de la physique

actuelle. Nous emprunterons ensuite les chemins philosophiques de l’ontologie

heideggérienne pour nous donner un nouveau point de départ à cette discussion. Nous

ferons alors le lien entre la philosophie de Heidegger et la mécanique quantique par

l’entremise de Bohr et de Heisenberg. Nous étudierons alors la question de l’être humain

conceptualisée dans un contexte non occidental par la thèse du philosophe japonais Watsuji

Tetsuro. Cette dernière étape nous aidera à trouver des solutions au dépassement des

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problèmes éprouvés par Heidegger à la complétion de son projet d’ontologie fondamentale.

C’est par une tentative de synthèse de la pensée de Heidegger et de Watsuji sur l’être et

par-delà les conséquences philosophiques de la mécanique quantique sur la conscience que

nous pourrons alors proposer les bases d’une nouvelle ontologie du Tout qui servira à un

renouveau des relations que nous entretenons avec la nature et nous-mêmes.

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Table des matières Résumé .................................................................................................................................. iii Table des matières ............................................................................................................... vii Avant-Propos ......................................................................................................................... xi Introduction ............................................................................................................................. 1 Chapitre 1. La crise des sciences, le rapport sujet/objet et la question de l’être ..................... 7

1.1- Comment les interrogations entourant les nouvelles technologies débouche à un

questionnement sur l’être humain. .................................................................................... 17 1.1.1- Le projet Hapmap ............................................................................................ 17 1.1.2- Identité ou qu'est-ce qu’un Japonais? ................................................................. 20

Chapitre 2. Mécanique quantique et la dissolution de la dichotomie sujet/objet ................. 53 2.1- La mécanique quantique et ses conséquences ........................................................... 55

Chapitre 3. L’être chez Heidegger ....................................................................................... 79 3.1- Être et Temps .......................................................................................................... 79

3.1.1- Origine du questionnement ................................................................................. 81 3.1.2- Le sens de la question d’ «être» ......................................................................... 83 3.1.3- La primauté ontologique de la question de l’être ............................................... 85 3.1.4- La primauté ontique de la question de l’être ...................................................... 86 3.1.5- Méthodologie ...................................................................................................... 87 3.1.6- Le Dasein ............................................................................................................ 90 3.1.7- L’être-au-monde, constituant fondamental du Dasein ....................................... 90 3.1.8- Le rapport au monde ........................................................................................... 93 3.1.9- Espace, spatialité et Dasein ................................................................................ 98 3.1.10 La distinction entre les modes authentiques et inauthentiques. ...................... 102 3.1.11- Le Dasein comme affection ............................................................................ 103 3.1.12- Le Dasein comme comprendre ....................................................................... 105 3.1.13- Le sens ............................................................................................................ 107 3.1.14- Le Dasein et la parole ..................................................................................... 108 3.1.15- La déchéance .................................................................................................. 110 3.1.16- Le souci, fondement du Dasein. ..................................................................... 111 3.1.17- L’existence authentique .................................................................................. 115 3.1.18- Le temps comme sens de l’être ...................................................................... 117 3.1.19- La compréhension .......................................................................................... 121 3.1.20- La temporalité et affection .............................................................................. 122 3.1.21- La temporalité et déchéance ........................................................................... 124 3.1.22- La temporalité comme le parler ...................................................................... 124 3.1.23- La temporalité d’être-dans-un-monde ............................................................ 125 3.1.24- Temps et espace .............................................................................................. 127 3.1.25- Histoire ........................................................................................................... 128 3.1.26- Temporalité du Temps .................................................................................... 129

3.2. Tournant heideggérien et l’ontologie fondamentale ................................................ 132 Chapitre 4. Heidegger et la mécanique quantique .............................................................. 145 Chapitre 5. Watsuji Tetsurô, Fûdo et l’être humain ........................................................... 159

5.1 Watsuji Tetsurō et son époque .................................................................................. 160

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5.2.1- Nature subjective du milieu : ............................................................................... 164 5.3- Le ningen sonzai ..................................................................................................... 171 5.4- Le temps et l’espace ................................................................................................ 176 5.5- La limitation du climat dans la structure de la vie humaine ................................... 180

Chapitre 6. Tout, ontologie et technique ............................................................................ 189 6.1- Watsuji, la transcendance du Dasein et la métaphysique ....................................... 198 6.2- Le milieu comme révélateur de la totalité ............................................................... 207 6.3- Être-pour-la-mort .................................................................................................... 211 6.4- La technique ............................................................................................................ 213

Conclusion .......................................................................................................................... 221 Bibliographie ...................................................................................................................... 229

Monographies et collectifs ............................................................................................. 229 Articles de périodiques ................................................................................................... 235 Ressources électroniques ................................................................................................ 237

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Felix qui potuit rerum cognoscere.

Pour Yukio Endo (1944-2010),

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Avant-Propos

Cette thèse est avant tout une réflexion sur mon parcours de vie. De mes

interrogations comme biologiste du rapport de l’être humain à la nature, à ce cheminement

philosophique sur la question de l’être en passant par mon penchant pour les technologies.

Elle est aussi une étape dans une quête personnelle pour la sagesse, se connaître soi-même

comme le disait Socrate, découvrir l’être humain que je suis. Ce travail demanda aussi une

appropriation intellectuelle de la pensée de l’Occident comme de l’Orient, ce même

mélange qui coule dans mes vaines.

Cette thèse est également une tentative de « thinking outside the box » comme le

disent les Anglais. Elle me permet de faire une première boucle entre mon passé de

biologiste et celui de philosophe; de briser les silos disciplinaires pour s’approprier une

vision d’ensemble, se donner un nouvel horizon, un nouveau départ sur la question de l’être

jusqu’à ses implications dans notre relation à la nature et avec nous-mêmes. Si le

questionnement de ce projet de doctorat débuta par une réflexion éthique sur

l’environnement, elle aboutira à l’éclaircissement des bases d’une nouvelle ontologie.

Je tiens maintenant à remercier Mme Marie-Hélène Parizeau, directrice de cette

thèse. Votre patience et votre soutien m’ont permis de terminer ce document. Vos

interrogations m’ont permis de pousser ma réflexion. Grâce à votre soutien et à votre

ouverture, j’ai pu acquérir une expérience académique et professionnelle remarquable.

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Vous m’avez aussi aidé à développer une curiosité théorique et pratique qui me pousse à

questionner mes limites et à me dépasser.

Merci aussi à M. Sohail Kash qui m’a épaulé dans ce long périple avec des

commentaires pertinents, des analyses profondes. Il a été un catalyseur à ouvrir mon esprit

à d’autres facettes de la pensée dans des contextes hors de la modernité occidentale.

Merci à Augustin Berque qui par ses écrits a profondément influencé mon

cheminement en éthique de l’environnement et en philosophie japonaise.

Un merci aussi au défunt philosophe japonais Tomonobu Imamichi pour notre

entretien à Tokyo qui m’a redonné espoir en la sagesse de l’homme et réitérer l’importance

de la philosophie dans ma propre vie.

Un merci particulier à mon ami Pascal Bergeron, astrophysicien, qui a ouvert mon

esprit à la mécanique quantique et a permis de replanter ma thèse dans un terreau très

fertile.

Un merci spécial à ma famille, ma femme Dilnoza et mes enfants Komila, Eliott et

Rafael qui ont si patiemment attendu la fin de ce travail et enduré mon horaire difficile.

Merci aussi à tous mes proches et amis qui furent mes premiers lecteurs, testeurs

d’idées et partisans. Merci, Céline Carrier, Michel Houle, Denise Carrier, Akira Saito et

Jean-Jacques Dubois pour les discussions éclairantes sur l’être humain, la science et la

nature.

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Merci à mes collègues de Faune et Parcs Québec et du ministère de

l’Environnement du Québec dont Réjean Dumas, Laurier Hovington, François Girard,

Bruno Bélanger et Pierre Fournier qui m’ont permis de vivre une expérience de la nature

incroyable et amorcer ma réflexion sur l’environnement.

Enfin, un remerciement spécial à mon défunt père, Yukio Endo, à qui je dédie ce

travail. Tu as été une source d’inspiration et de sagesse pour moi tout au long de ta vie. Ta

confiance en l’être humain était sans limites, autant que ta foi. Je crois qu’avec la fin de ce

travail, tu pourras enfin reposer en paix et délivrera du même coup ceux et celles qui

t’avaient promis de me faire finir ce doctorat.

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Introduction

Le 11 mars 2011, un très puissant tremblement de terre, 9 sur l’échelle de Richter,

secoua le Japon. Un peu plus tard, un immense Tsunami dévasta les côtes japonaises

emportant avec lui plus de 20 000 personnes1 et causant des dommages matériels très

importants. Dans la foulée, ce tsunami endommagea la centrale nucléaire de Fukushima.

Cette catastrophe créa des bris d’équipements provoquant la fusion des réacteurs nucléaires

et un dégagement massif de radiations. La contamination nucléaire qui s’en suivit et ses

conséquences sur l’environnement, la santé humaine et la société soulèvent maintenant

plusieurs questionnements philosophiques. D’une part, il remet en cause le paradigme de

maîtrise de la nature si présente dans le développement technologique et de la pensée

scientifique depuis l’avènement de la modernité occidentale. D’autre part, elle questionne,

de par notre pouvoir sur le monde, le rapport à la nature et à notre propre nature.

En effet, le développement technologique est intimement lié à la question du rapport

à l’environnement, puisque nous sommes de plus en plus dépendants des technologies pour

assurer notre survie. Par exemple, l’optimisation de l’agriculture ou les techniques de génie

civil ont permis le développement des sociétés modernes. À l’opposé, ces techniques sont

aussi utilisées à des fins militaires qui peuvent mettre en danger notre propre espèce,

comme dans le cas des armes de destruction massive. Bonnes ou mauvaises, ces

technologies ont un impact grandissant sur l’environnement et notre milieu. Nous n’avons

1 Voir le site de l’agence de police nationale du Japon : Emergency Disaster Countermeasures Headquarters.

« Damage Situation and Police Countermeasures associated with 2011Tohoku district - off the Pacific Ocean

Earthquake », http://www.npa.go.jp/archive/keibi/biki/higaijokyo_e.pdf, consultation septembre 2013.

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qu’à prendre l’exemple de la catastrophe pétrolière du Deep Water Horizon en 2010 dans le

Golfe du Mexique pour s’en convaincre.2

La maîtrise technique est donc au cœur du débat sur notre relation à la nature. De

plus, de par les développements en biologie, en informatique ou en nanotechnologie, notre

relation à nous-mêmes est également en jeu. Nous n’avons qu’à penser au clonage, aux

organismes génétiquement modifiés ou au réchauffement climatique, et à leurs dérives

actuelles ou potentielles ainsi qu’à leurs conséquences pour prendre conscience de notre

pouvoir sur le monde et nous-mêmes.

Le symbole de la perte de contrôle de nos propres créations techniques évoqué par

l’accident de Fukushima nous montre qu’il subsiste un besoin urgent de nous questionner

sur le modèle existant de la modernité occidentale. Le modèle philosophique dominant, sur

lequel les sociétés modernes ont été bâties, prévaut, encore de nos jours, dans nos rapports

à nous-mêmes, aux autres et à notre environnement. Si nous croyons possible de trouver un

modèle alternatif comme base philosophique à l’avènement d’une ère nouvelle pour l’être

humain et nos sociétés, nous devons questionner d’abord la modernité sur ses propres

assises autant aux niveaux scientifiques que philosophiques. En effet, si par la réponse de

Descartes à la question de la séparation du corps et de l’esprit, nous avons édifié l’Empire

de la modernité, c’est par sa remise en question philosophique que nous pourrons changer

sa trajectoire et son influence sur les sociétés humaines et nous-mêmes.

2 Voir : McKie, Robin. « Gulf Oil Spill at Deepwater Horizon Threatens $8bn clean-up and an Ecological Oil

Slick Disaster for the US », The Observer. Sunday 2 May 2010, http://www.theguardian.com/

environment/2010/may/02/bp-oil-spill-costs-impact, consultation janvier 2014.

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Cette thèse aura donc comme trame de fond la question suivante : comment

pouvons-nous dépasser le rapport sujet/objet proposé par la modernité occidentale illustré

par la techno-science et ainsi trouver de nouvelles avenues à notre relation avec la nature,

notre société et nous-mêmes?

Pour débuter notre enquête, nous présenterons dans un premier temps à travers

l’histoire de la philosophie la manière dont le rapport corps et esprit a été conceptualisé.

Nous présenterons les positions de divers philosophes, des présocratiques à Kant en passant

par Heidegger. Nous tenterons également de mieux comprendre les liens existants entre le

rapport sujet/objet, la connaissance, la technologie et l’identité. Nous utiliserons pour ce

faire l’exemple du projet Hapmap en génomique humaine pour montrer comment la

technologie, la science et le rapport sujet/objet posent un problème important non

seulement à la façon dont nous déterminons notre identité, mais également pour la science

et ses propres fondements.

Par ailleurs, notre questionnement sur la limite des technologies implique une

remise en cause des changements que nous imposons « aux objets » et par extension au

monde, autant au niveau physique que de ses représentations. En raison des thèses de

Heidegger sur notre relation au monde et celles de Nishida sur l’identité des contraires,

nous arriverons à déduire que nos interactions avec le monde auront une influence sur notre

identité comme être humain.

Pour explorer la question du rapport sujet/objet, nous devons donc comprendre et

conceptualiser la question de l’être humain. Cette explicitation de l’être humain doit être

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répondue à la lumière du questionnement plus général de l’être. Voilà pourquoi nous avons

choisi la philosophie d’Heidegger en tant que pilier central pour cette thèse. En effet, ce

penseur a fait de la question de l’être l’objet fondamental de sa quête philosophique.

Cependant, le rapport sujet/objet et la question de l’être fascinent aussi les physiciens

modernes, en particulier depuis le développement de la mécanique quantique qui a remis en

cause les fondements de la physique newtonienne.

Dans cette optique, nous avons cru pertinent dans un deuxième temps de présenter

la conceptualisation du rapport sujet/objet dans les sciences modernes par la théorie de la

mécanique quantique à la lumière des thèses de Bohr et d’Heisenberg qui ont été aux

premières loges du développement de cette théorie, mais également par l’entremise de

l’œuvre de Nadeau et Kafatos. En effet, ce livre, écrit par un philosophe des sciences et un

physicien, permettait de mettre clairement en évidence le rapport sujet/objet sur deux plans

parallèles : philosophie et sciences. De plus, la présentation du débat entre Bohr et Einstein

au XXe siècle sur la possibilité de décrire le monde « réel » par les mathématiques et les

théories physiques demeure au cœur de notre propos et influencera, comme nous le verrons

plus tard, la question de l’être chez Heidegger. Enfin, c’est en ayant en tête l’appel de

Nadeau et Kafatos à développer une philosophie sur les conséquences de la théorie de la

mécanique quantique sur la conscience humaine que nous allons par la suite entrer dans

l’univers ontologique de Heidegger par le livre Être et Temps. Dans un troisième temps,

nous présenterons alors les grandes lignes de son questionnement sur l’être, qui est pour

nous la clé de voûte de son univers philosophique.

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Si l’objet de notre quête était de découvrir l’être humain pour remodeler le rapport

sujet/objet afin de trouver des modèles alternatifs pour faire face aux problèmes

technologiques, mais également pour changer notre relation à notre environnement, notre

milieu et nous-mêmes, cette incursion dans l’univers heideggérien ne résoudra

malheureusement pas entièrement la question.

En effet, la troisième partie du livre d’Être et Temps, où Heidegger devait livrer la

conclusion de son analyse et ainsi compléter son ontologie fondamentale, ne fut jamais

publiée. Les deux premières parties du livre sont certes éclairantes, mais pas suffisantes

pour compléter notre quête philosophique. C’est donc pour tenter de résoudre cette question

énigmatique de l’être que nous avons entrepris d’étudier dans un quatrième temps, le

tournant chez Heidegger.

C’est en étudiant son cheminement philosophique, qui passera entre autres par un

rejet d’une ontologie fondamentale et une lutte avec la métaphysique, que celui-ci arrivera à

la conclusion que le logos ne peut saisir l’entièreté de l’être. Il y aurait donc pour

Heidegger une condition limite au savoir de l’homme.

La conclusion d’Heidegger sur l’être semblait très rapprochée de celle sur les

conséquences de la mécanique quantique. Voilà pourquoi, dans un cinquième temps, nous

nous sommes intéressés au contexte dans lequel s’est déployée la pensée de Heidegger.

Plus précisément, nous avons tenté de découvrir l’influence du développement de la

mécanique quantique et du débat épique entre Albert Einstein et Niels Bohr sur sa

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philosophie. En particulier, nous mettrons en évidence les liens étroits qu’entretenait

Heidegger avec le célèbre physicien allemand Werner Heisenberg.

La limite du logos auquel sera confronté, d’une part, Heidegger et, d’autre part, les

physiciens modernes nous mènera à poser la question de l’être de façon différente. Nous

devrions peut-être sortir du contexte de la pensée moderne occidentale pour trouver des

pistes de solution. Pour ce faire, nous avons alors voulu, dans un sixième temps, sortir des

sentiers battus pour poser la question de l’être ‒ et du rapport sujet/objet ‒ dans un contexte

oriental en utilisant l’auteur japonais Watsuji Tetsurô. Nous avons, ce faisant, mis

l’emphase sur ses deux œuvres les plus célèbres : Fûdo et Rinrigaku. Par ailleurs, le choix

de Watsuji s’imposait de lui-même car, fort d’un voyage en Europe, il avait écrit Fudô en

réponse à Être et Temps de Heidegger.

C’est en présentant l’être humain chez Watsuji, sa dialectique individu et société,

ainsi que son interaction avec son milieu que nous pourrons nous engager, dans un

septième temps, vers notre dernier chapitre. La conclusion de notre thèse tentera d’apporter

un éclairage nouveau à l’ontologie heideggérienne et ainsi se donner une fondation pour

repenser le rapport sujet/objet, mais également notre relation à notre milieu, aux

technologies et à nous-mêmes.

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Chapitre 1. La crise des sciences, le rapport sujet/objet et la question de

l’être

Depuis qu'il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu'à

l'invention des engins atomiques et thermonucléaires, en

passant par la découverte du feu ‒ et sauf quand il se

reproduit lui-même ‒, l'homme n'a rien fait d'autre

qu'allégrement dissocier des milliards de structures pour

les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles

d'intégration…

Claude Lévi-Strauss

La crise des sciences européennes décrite par Husserl, dans La crise des sciences

européennes et la phénoménologie transcendendale3 qui questionne le rapport de la science

moderne à l’humanité, est bien au centre de la problématique que nous vivons toujours au

XXIe siècle avec les avancées de la technique :

Nous prendrons notre point de départ dans un renversement qui a eu lieu au

tournant du siècle dernier dans l’attitude à l’égard des sciences. Ce

renversement concerne la façon générale d’estimer les sciences. Il ne vise pas

leur scientificité, il vise ce que la science en général avait signifié et peut

signifier pour l’existence humaine. La façon exclusive dont la vision globale du

Monde qui est celle de l’homme moderne s’est laissé dans la deuxième moitié

du XIXe siècle, déterminer et aveugler par la « prosperity » qu’on leur devait,

signifiait que l’on se détourna avec indifférence des questions qui pour une

humanité authentique sont les questions décisives. De simples sciences de faits

une simple humanité de faits. Ce renversement dans la façon d’estimer

publiquement les sciences était en particulier inévitable après la guerre et,

comme nous le savons, elle est devenue peu à peu dans les jeunes générations

3 Paru en 1954 dans sa langue originale.

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une sorte de sentiment d’hostilité. Dans la détresse de notre vie,‒ C’est ce que

nous entendons partout ‒ cette science n’a rien à nous dire. Les questions

qu’elle exclut par principe sont précisément les plus brulantes à notre époque

malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin :

ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de toute

cette existence humaine.4

Cette question sur l’objectivité de la science poussée par la prospérité économique,

qui met de côté la subjectivité humaine et la question du sens du monde, a pris beaucoup

d’éclat dans les dernières années avec les biotechnologies, notamment dans les débats sur

les cellules souches, ou encore dans le cas épique des organismes génétiquement modifiés

(OGM). Nous n’avons qu’à prendre en considération les actions de José Bové en France

qui a été condamné pour ses nombreuses actions militantes, dont la destruction de champs

cultivés aux OGM, ou encore une grève de la faim pour nous en convaincre.5 Nous

pouvons aussi prendre connaissance des rapports et des actions du Action Group on

Erosion, Technology and Concentration (ETC)6 au Canada pour nous persuader de

l’importance de ce mouvement de contestation, ce qui démontre que le malaise concernant

les sciences évoqué par Husserl est bien d’actualité.

Pour revenir à notre exemple des OGM, la compagnie Monsanto disposait d’un

nouvel outil technologique fort efficace pour assurer la prospérité économique de

l’entreprise. En effet, elle utilisait les dernières techniques de génie génétique pour

4 Husserl, Edmund. La crise des sciences européennes et la phénoménologie. Traduction Gérard Granel,

Paris, Gallimard 1976, p. 10. 5 Voir par exemple la grève de la faim de José Bové pour protesté contre les OGM au : Kempf, Hervé. « José

Bové menace d'entrer en grève de la faim contre le maïs transgénique », Le Monde. 10 octobre 2007,

http://www.lemonde.fr/doublon/article/2007/10/15/jose-bove-menace-d-entrer-en-greve-de-la-faim-contre-le-

mais-transgenique_967011_959155.html, consultation le 23 septembre 2013. 6 Voir par exemple le site internet du groupe ETC (action group on Erosion, Techology and Concentration)

au : www.etcgroup.org.

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introduire dans le génome des plantes commerciales, des gènes qui pouvaient augmenter

leurs résistances aux stress (insectes, chaleur, eau, etc.) et ainsi créer des organismes

supérieurs, mieux adaptés aux conditions de cultures modernes par rapport à ceux qui se

trouvaient déjà dans la nature. Les fins de cette opération semblaient nobles pour la

compagnie Mosanto:

We apply innovation and technology to make our farmer customers more

productive and profitable by improving the ways they can produce food, fiber

and feed. We’ve built our business on a seeds and traits strategy. We use the

tools of modern biology to make seeds easier to grow, to allow farmers to do

more with fewer resources, and to produce healthier foods for consumers and

better feed for animals. Our biotechnology products also bring environmental

benefits such as reduced pesticide use and improved agricultural practices.7

Malheureusement pour Mosanto, la société civile, forte de la mouvance des débats et de la

controverse scientifique sur la sécurité de ces produits autant au niveau environnemental

qu’humain, rejeta la technologie (du moins dans un premier temps et particulièrement en

Europe), créant ainsi des pertes de revenus importantes pour la compagnie, mais également

pour les autres sociétés en biotechnologie qui avaient aussi investi beaucoup de capitaux

dans ces recherches. Si bien qu’en 1999, Bob Shapiro, alors à la tête de Monsanto,

s’exclama lors d’une conférence de Greenpeace : « We have irritated and antagonised

more people than we have persuaded. Our confidence in biotechnology has been widely

seen as arrogance and condescension because we thought it was our job to persuade. But

7 Monsanto. « Annual Report. Setting the Standard in the Field », 2004, https://bib.kuleuven.be/files

/ebib/jaarverslagen/Monsanto_2004.pdf, consultation 3 novembre 2013.

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too often we forgot to listen. »8 Cet exemple montre encore une fois que le problème relevé

par Husserl sur l’objectivité des sciences et la perte de sens dans le monde est encore au

cœur du débat actuel sur les technologies. De façon plus précise, cet exemple nous montre

combien la relation entre sujet et objet est le nœud d’un débat philosophique sur la science

et le monde.

En outre, le cas des OGM est intéressant puisqu’il questionne non seulement la

science et la technique dans son rapport à l’être humain, mais également dans ses

interactions avec l’environnement. En effet, nous pourrions nous demander si l’acte des

scientifiques de Mosanto, à savoir d’introduire du nouveau matériel génétique dans le

génome des plantes, était éthiquement acceptable. Jusqu’à quel point pouvons-nous

modifier la « nature » par la technique? Devons-nous imposer des limites à nos

interventions sur la « nature »? Dans l’affirmative, qu'est-ce qui peut nous servir de phare

pour guider nos actions? Voilà les questions fondamentales auxquelles est confronté l’être

humain dans le développement technologique. Cependant, ces interrogations renvoient

directement à d’autres sur les rapports de l’être humain avec la « nature », tels le rapport

entre sujet/objet, la division esprit/matière et ultimement, notre rapport à l’être.

Par ailleurs, plusieurs approches présupposant des a priori sur notre conception

esprit/matière et notre rapport à l’être ont été développées au cours de l’histoire de la

philosophie pour répondre aux questionnements éthiques. De façon générale, ces approches

8 Vidal, John. « We Forgot to Listen, Says Monsanto: GM Company Chief Takes Blame for Public Relations

Failures and Pledges to Answer Safety Concerns. GM Food Special Report », The Guardian. 7 octobre 1999,

http://www.theguardian.com/science/1999/oct/07/gm.food, consultation septembre 2013.

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placent l’être humain au centre de toute moralité. L’homme est le seul à avoir une valeur

intrinsèque. Cette façon anthropocentrique de voir le monde est illustrée chez des

philosophes, tel Kant qui place l’homme seul comme une fin en soi. « Or, je dis : l’être

humain, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas comme

moyen pour l’usage que pourrait en faire »9. Sur cette distinction de fin en soi et de moyen,

Kant en viendra à formuler un impératif pratique : «Agis seulement de façon telle que tu

traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours

en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen. »10 Cette éthique de type

déontologique ‒ puisqu’elle s’appuie sur une règle ou un principe moral indépendant des

conséquences des actions ‒ n’est généralement pas partagée par les défenseurs de la nature.

En effet, d’autres courants ont émergé utilisant parfois des systèmes de valeurs

différents, où le sujet moral n’est plus limité à l’être humain. Certains utilitaristes, comme

Peter Singer qui épouse la cause du droit des animaux, défendent que les conséquences de

nos actions doivent être incluses dans l’éthique utilitariste de Jeremy Bentham et John

Stuart Mill, qui posent le plus grand bien pour le plus grand nombre : « La doctrine qui

donne comme fondement à la morale l’utilité ou le principe du plus grand bonheur, affirme

que les actions sont bonnes (right) ou sont mauvaises (wrong) dans la mesure où elles

tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur »11, mais en l’orientant

9 Kant, Emmanuel. Métaphysique des mœurs I : Fondation, Introduction. Traduction par Alain Renaut, Paris,

Flammarion, 1994, p. 107. 10 Ibid., p. 108. 11 Mill, John Stuart. L’utilitarisme. Traduction George Tanesse, Paris, Flammarion, 2009, p. 48-49.

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plutôt vers la maximisation des plaisirs et la réduction de la douleur. C’est sur ce critère

moral que se départagent les actes posés envers les animaux comme envers les humains.12

En outre, accorder une valeur intrinsèque uniquement à l’homme est le corolaire

d’une relation de maitrise et de possession de la nature ‒ et de la division entre l’esprit et le

corps/la matière ‒ qui mène à sa destruction, soutiennent les défenseurs de la nature. En

effet, si la valeur intrinsèque repose seulement sur une reconnaissance de la raison, alors la

nature sera à jamais un moyen; ce que nous pouvons posséder et maitriser. Ceci montre

également un autre élément important : c’est sur la division entre matière et esprit, sur la

distinction entre sujet et objet que s’opère l’éthique kantienne.

Cette distinction est bien sûr remise en question par les tenants du biocentrisme comme

Holmes Rolston III13 et Paul Taylor qui croient que tous les individus vivants ont un intérêt

dans leur survie, indépendamment de la conscience qu’ils en ont. Ils sont donc des fins en

soi. Dans le modèle kantien, une réciprocité dans la reconnaissance de la raison comme

critère pour l’attribution d’une valeur intrinsèque est présupposée. De la manière que nous

considérons les « fous », les « idiots » et les « handicapés mentaux » comme ayant une

valeur en soi, l’homme peut aussi reconnaitre dans la nature les processus d’adaptation

(moyens) à la survie (fins). C’est en cela que réside la valeur de ces êtres. En extrapolant la

fin en soi kantienne au-delà des êtres pourvus de raison, et en attribuant à tous les êtres

vivants un intérêt de survie, la notion de valeur intrinsèque ne se limite plus à l’humain.

12 Voir : Singer, Peter. La libération animale. Traduction de Louise Rousselle, Paris, Grasset, 1993, 382

pages. 13 Voir : Rolston III, Holmes. Environmental Ethics. Duties to and Values in the Natural World.

Philadelphia,Temple University Press, 1988, 391 pages.

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Un autre courant, celui de l’écocentrisme, représenté par Aldo Léopold et J. Baird

Callicott, attribue une valeur intrinsèque à la communauté des individus. En effet, Callicott

croit qu’ « il n’y a pas de, véritablement, de valeur intrinsèque, il y a toujours des sujets

évaluateurs, qui confèrent une valeur à des objets qui ne la possèdent pas en propre ».14

Nous n’avons pas, comme chez les penseurs biocentriques, une attribution basée sur

l’extension de la fin en soi dans la reconnaissance de la Vie comme fin pour tous vivants,

mais bien la préservation de la vie humaine, en centrant néanmoins nos actions envers les

communautés biotiques. « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la

stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à faire

autre chose. »15 En ce sens, cette position est anthropogénique et non anthropocentrique.

Par ailleurs, d’autres courants de pensée alternatifs se sont développés pour

répondre au questionnement sur les technologies. C’est le cas de l’éthique de la

responsabilité de Hans Jonas qui repose sur la continuité de la vie. Le critère moral pour

départager les décisions concernant les technologies repose sur la responsabilité d’assurer

la permanence des générations futures : « La théorie éthique de Hans Jonas, qu’il fondera

sur un impératif catégorique commandant la préservation de l’humanité dans son intégrité,

place la responsabilité au cœur de la relation asymétrique qui s’établit entre celui qui

détient le pouvoir (pouvoir de faire) et celui qui, parce qu’il est en posture de subir ce

pouvoir ‒ pouvoir nocif ou bienfaisant ‒, est vulnérable par rapport à ce pouvoir. »16 Ces

nouveaux impératifs catégoriques visent la continuité de la vie sur terre. « Agis de façon

14 Larrère, Catherine. Les philosophies de l’environnement. Paris, Presses Universitaires de France, 1997,

p. 33. 15 Leopold, Aldo. Almanach d’un comté des sables. Traduction Anna Gibson, Paris Flammarion, 2000, p. 256. 16 Rondeau, Dany. « La disparition de l’humanité est objectivement indifférente. Réflexions autour de

l’éthique de Hans Jonas », dans Béland, Jean-Pierre (dir.). L’homme biotech : humain ou post-humain?.

Québec, Presses de l’Université Laval, 2006, p. 67-95.

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que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie

authentiquement humaine sur terre. »17 De plus, Paul Ricoeur croit que cette notion de

responsabilité chez Jonas va plus loin que le sens d’imputabilité qui concerne les

conséquences des actions immédiates des individus. En effet, le concept de vie et de survie

de l’impératif catégorique chez Jonas implique l’homme en tant que vivant, comme espèce.

« Si, par la technique, l’homme est devenu dangereux pour l’homme, c’est dans la mesure

où il met en péril les grands équilibres cosmiques et biologiques qui constituent le socle

vital de l’humanité de l’homme. Bref, l’homme met en danger l’homme en tant que

vivant. »18 C’est pourquoi Ricoeur voit un lien entre l’éthique chez Jonas et une certaine

philosophie de la biologie.

Cependant, ces outils sont souvent critiqués comme inadéquats pour répondre à

l’ampleur du questionnement qui s’offre à nous lorsqu’il est question des limites de

l’homme ainsi que son rapport à la technologie et la nature. Par exemple, l’éthique

biocentrique est une approche difficilement praticable : « […] Nous devons manger, faire

des expériences pour développer nos connaissances, nous protéger nous-mêmes des

prédateurs… Si l’on prend au sérieux le critère de respect de la vie, alors toutes actions sont

moralement condamnables ».19 De plus, comment pouvons-nous, pour les

conséquentialistes, anticiper toutes les conséquences à long terme de ces technologies? Le

calcul des conséquences est-il approprié pour déterminer le bien-fondé d’une orange

transgénique résistante aux insectes? Ou encore du maïs enrichi d’un vaccin pour

17 Jonas, Hans. Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique. Traduit de

l'allemand par Jean Greisch, Paris, Éditions du Cerf, 1995, p. 40. 18 Ricœur, Paul. « Ethique et philosophie de la biologie chez Hans Jonas », Lectures II : La contrée des

philosophes. Paris, Seuil, 1992, p. 305. 19 Goodpaster, Kenneth. « On Being Morally Considerable », dans Larrère, Catherine. Op. cit., 124 pages.

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l’hépatite? Comment voir la légitimitéd’un implant cybernétique nous permettant

d’augmenter notre quotient intellectuel de 20%? Devrait-on modifier le patrimoine

génétique des êtres humains, des plantes et des animaux à des fins de recherche et ainsi

risquer une pollution génétique qui pourrait avoir des conséquences graves pour le futur de

l’humanité? Dans le cas du nucléaire, était-il justifié de sacrifier des centaines de milliers

de morts à Hiroshima et Nagasaki pour développer ensuite le nucléaire comme source

d’énergie?

Au fur et à mesure que les techniques se développent et que la puissance de

l’homme s’exprime par un contrôle de plus en plus fin de la matière, les impacts de notre

maîtrise de la nature s’étendent maintenant sur l’échelle de la planète. De par son succès

dans le monde vu comme « objectif », la dichotomie entre cet homme et son

environnement, entre le sujet et l’objet s’opère. Devant la prouesse technique et l’évidence

de la réussite, les arguments philosophiques perdent quelque peu d’éclat; c’est-à-dire que

les critiques de la modernité, de ce questionnement sur la véracité de cette séparation entre

le sujet et l’objet, sont voilées par les résultats que nous croyons faire partie du réel. En

effet, quel argument pourra ébranler la tour d’ivoire technicienne, d’une division entre le

sujet et l’objet ou de l’esprit et la matière devant l’évidence de guérison des maladies

comme le cancer ou de la production de l’énergie par l’atome?

Cette logique technicienne pose le postulat fondateur que le sujet de l’expérience est

séparé de l’objet qu’il étudie. C’est donc sur cette « objectivité » scientifique que repose

encore le développement technologique de nos sociétés modernes. Cependant, cette

approche a un prix. Pour certains, elle est cause de l’aliénation de notre lien à notre

environnement, notre milieu. En effet, nous rendre « maitre et possesseur » à la manière de

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Descartes impose un rapport de force qui obscurcit des questions fondamentales propres à

l’être humain. Qui sommes-nous? Quelles relations devons-nous entretenir avec notre

environnement? En trame de fond, nous retrouvons donc la question de notre rapport au

monde, à notre milieu et à notre univers.

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1.1- Comment les interrogations entourant les nouvelles technologies débouche à un

questionnement sur l’être humain.

1.1.1- Le projet Hapmap

Pour mettre en lumière le questionnement sur les nouvelles technologies et l’être

humain, nous utiliserons l’exemple du projet international HapMap20 en génétique

humaine. Le projet dans son ensemble était le résultat d’une collaboration internationale

entre le Japon, le Royaume-Uni, le Canada, la Chine, le Nigeria et les États-Unis. Le projet

visait à comparer les séquences génétiques de différents individus provenant de diverses

parties du monde ainsi que de relever et cataloguer les régions du chromosome où des

variations génétiques, les polymorphismes nucléotidiques simples (SNP), sont partagées

chez l’être humain. Le projet envisageait de faire les liens entre les variations génétiques et

les risques de développer certaines maladies.

HapMap est un catalogue des variations génétiques les plus fréquentes chez

l’humain. Il décrit la nature des variantes, leur emplacement dans la séquence

d’ADN et leur distribution au sein d’une population et entre les populations

dans différentes parties du monde. Le projet international HapMap n’utilise pas

l’information recueillie pour établir des corrélations entre des variantes

précises et des maladies. Le projet vise plutôt à fournir aux chercheurs de

l’information qui leur permettra d’établir des liens entre les variations

génétiques et les risques de contracter certaines maladies. Ces recherches

20 Voir le site internet officiel du projet Hapmap : http://www.hapmap.org/citinghapmap.html,

http://hapmap.ncbi.nlm.nih.gov/whatishapmap.html.fr, consultation 3 septembre 2013.

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pourraient aboutir à de nouvelles méthodes de prévention, de diagnostic et de

traitement des maladies.21

Toutefois, le projet Hapmap avait également une visée distincte de celle de la

médecine, qui était celle d’étudier l’histoire de la génétique humaine.

Or, en faisant une lecture attentive du projet, on s’aperçoit qu’au plan

méthodologique la mise en œuvre de la banque d’ADN populationnelle a une

double visée. Le but largement expliqué est de fournir des outils d’analyse en

génétique médicale à des fins thérapeutiques. Mais de façon additionnelle, la

banque ouvre également sur l’« l’exploration des forces évolutives ayant induit

la variation naturelle des populations humaines. 22

Ce qui est intrigant dans ce projet est l’utilisation de catégories ethno-raciales pour

nommer des populations qui allaient participer à cette étude. En effet, les variations

génétiques (SNP) devaient être trouvées par les chercheurs d’Hapmap chez certaines

populations ciblées comme les « Japonais » du Japon ou la population « Han » en Chine.

Si nous prenons l’exemple du Japon, certains échantillons devaient donc être

prélevés sur des « Japonais » sans liens de parenté provenant de la région métropolitaine de

Tokyo. Or, selon le protocole, ce critère d’inclusion fait référence directement à un peuple

qui se prétend un critère scientifique, voire même objectif. Le projet Hapmap, sous

l’appellation « Japonais » semblait mettre un voile sur une caractérisation culturelle de

l’identité, qui était plus complexe qu’imaginée au départ. En faisant de la catégorie

« Japonais » un critère objectif, nous faisons face à une objectivation d’une catégorie de

personne. Cela pose certainement problème quand nous tenterons de comprendre ce que le

21 « Qu’est-ce que le projet HapMap ? », Ibid., consultation 3 septembre 2013. 22 Parizeau, Marie-Hélène. Biotechnologie, nanotechnologie, écologie entre science et idéologie. Versailles,

Quea, 2010, p. 28.

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terme « Japonais » signifie. Cette catégorisation nous renvoie au concept d’identité qui

serait aussi un concept objectif. Cette position nous semble à tout le moins controversée.

Par ailleurs, imposer le concept de « Japonais » montre bien un malaise dans le rapport

entre le sujet, le scientifique et l’objet, le « Japonais ». En effet, cet exemple remet en

question notre objectivité et le critère sur lequel nous bâtissons la science. Comme nous le

traiterons plus loin, cette situation met également le doigt sur une illusion qui subsiste au

XXe et XXIe siècle à savoir, l’inconséquence de la mécanique quantique sur la séparation

du sujet et de l’objet dans les sciences modernes.

Ce faisant, nous sommes en droit de nous question sur ce qu’est un Japonais dans

cette situation? Une autre question est également sous-jacente à la première : Est-il possible

de dissocier culture et techno-science dans ce cas? Pourquoi devons-nous utiliser la

catégorie « Japonais » de Tokyo pour faire de la génétique? Le problème réside peut-être

ici, comme le soulignent Catherine et Raphaël Larrère,23 dans notre incapacité à établir la

modernité dans une dichotomie complète entre le sujet et l’objet. Peut-être est-il difficile,

voire impossible, pour la science objective d’ériger cette barrière entre la société et les

gènes (hérédité)? Dans ce cas, comment faire de la science (génétique) sans une réelle

objectivité qui est supposément garante d’une protection contre nous-mêmes (sujet) et des

effets pervers de notre recherche? En effet, les projets en génétique, ne pouvant faire

abstraction des concepts anthropologiques, culturels ou historiques avec lesquels ils sont

liés, remettent en question la fondation de la science elle-même parce qu’elles mettent en

danger l’étanchéité de la dichotomie entre sujet et objet. Le scientifique a des

23 Voir : Larrère, Catherine et Raphaêl Larrère. Du bon usage de la nature : pour une philosophie de

l’environnement. Paris, Alto Aubier, 1997, 355 pages.

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appréhensions qui nécessairement vont influencer l’objet de la recherche; de déterminer ce

qu’est un Japonais « objectivement » par la science repose sur des critères subjectifs qui

renvoient à la notion d’identité. La recherche n’est donc pas seulement une question de

science, mais de sens. « L’activité scientifique n’existe et n’a de sens que dans ces

collectifs hétérogènes que nous constituons, à l’opposé du mythe selon lequel il y aurait la

science d’un côté, la société et la politique de l’autre : nous n’avons jamais été

modernes! »24 Cette science située ou contextualisée soulève non seulement des

interrogations, mais remet en cause les fondements mêmes de nos systèmes de pensées, de

la façon dont nous nous concevons le monde et nous-mêmes.

Pour les scientifiques de Hapmap, l’individu « japonais » et celui « génétiquement

japonais » sont la même personne. Alors pouvons-nous parler ici de sujets de recherche

génétiquement classés d’où découle une nation-« race »? Par ailleurs, cette classification

pose le problème du partage « génétique » autant dans des sociétés apparemment

homogènes ou à l’inverse multiculturelles. C’est peut-être en commençant par se

questionner sur ce que veut dire être un « Japonais » et de voir comment les sciences

modernes ont été détournées d’une vérité plus originelle et utilisées comme élément de

contrôle que nous pourrons enfin comprendre l’ampleur et la complexité du problème.

1.1.2- Identité ou qu'est-ce qu’un Japonais?

24 Latour, Bruno. Le métier de chercheur au regard d’un anthropologue. Paris, INRA, 1995, p. 61.

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Au Japon, la question de l’identité est particulièrement délicate. Cette quête

d’identité est la résultante d’une situation politique et géographique qui induit un

développement du Japon en périphérie de l’Empire du Milieu (Chine). Malgré les

influences culturelles de la Chine sur le Japon, quoique profondes, et en particulier sous

l’Empire Tang (618-907), l’héritage culturel nippon conserve un caractère distinct de la

société chinoise. Une des difficultés pour les Japonais de saisir l’essence de leur culture

provient, selon Richard Hooker, de la difficulté à se défaire de cette proximité de la Chine.

Lorsque les Japonais commencèrent à écrire leur histoire ou leurs expériences, ils avaient

déjà adopté le système d’écriture chinois, si bien qu’il était difficile de cerner clairement ce

qui provenait de la culture japonaise avant l’influence chinoise.

C’est durant la période Edo (1603-1868), qui fut marquée par une isolation du pays

des influences occidentales, que se développa un mouvement culturel majeur issu de

l’instauration d’un domaine de recherche appelé « kokugaku »25. Les intellectuels nippons

de cette spécialisation avaient comme tâche de distinguer les éléments de la véritable

culture japonaise de celle des Chinois, des Indiens ou des Européens. Ils se tournèrent alors

principalement sur l’étude des textes shintoïstes anciens. C’est dans ce contexte que vécut

Motoori Norinaga (1730-1801), une des figures dominantes de ce mouvement. Celui-ci,

s’intéressant à l’écriture et au langage, développa le concept de « mono no aware ».26 Cet

érudit soutenait que l’unicité de la culture japonaise résidait dans sa capacité

d’expérimenter le monde objectif de manière directe, sans médiation. Les Japonais

25 Étude de la nation. 26 La sensibilité aux choses.

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pouvaient alors comprendre les objets et le monde naturel sans avoir recours au langage ou

à un autre médiateur.27

L’identité culturelle japonaise, construite à partir des éléments de la période

Tokugawa, fut reprise par les autorités lors de la restauration Meiji, où se produisit un

réveil forcé du nationalisme et l’accession du Japon à la société moderne. C’est par une

idéalisation de la culture et de l’homogénéité de la race que furent implantés les jalons de la

définition de l’identité nippone ainsi que le concept de nation-race.

Within this framework the kazoku kokka (family state) was projected as an

enduring essence, which provided the state with an elevate iconography of

consanguineous unity, enhanced the legitimacy of new economic, social and

political relations, and provided the Japanese people with a new sense of

national purpose and identity. It was a national identity forged from both

indigenous and imported elements, and which rested upon the assumed unique

qualities and capacities of the Japanese minzoku.28

Ce minzoku29, « composé du mot “min”, peuple, et du mot “zoku” qui porte en lui le

sens de la filiation (descendance d’un même ancêtre) »,30 était vu comme un phénomène

naturel « objectivable » solidifiant alors la force de son discours. Ces propos furent alors

repris par certains intellectuels japonais. Par exemple, en 1938, Takakusu Junjiro publia un

ouvrage suggérant l’existence d’une race japonaise pure qui aurait « absorbé » les autres

populations préhistoriques. En 1940, l’œuvre de Kada Tetsuji, intitulé Jinshu Minozu

Sansô, affirma l’importance des liens entre la biologie (ou la génétique) et le minzoku.

27 Voir : Hooker, Richard. « Tokugawa Japan », Washington State University, http://www.faculty.umb.edu/

gary_zabel/Courses/Phil%20281b/Philosophy%20of%20Magic/Dante.%20etc/Philosophers/Idea/www.wsu.e

du_8080/~dee/TOKJAPAN/NORINAGA.HTM, modifié le 6 juin 1999, consultation 20 mars 2004. 28 Weiner, Michael. Japan’s Minorities: The Illusion of Homogeneity. London, Routledge, 1997, p. 1. 29 Ethnie, peuple, nation ; ce terme fut aussi importé en Chine au 19e siècle. 30 Dikötter dans Allès, Elisabeth. Musulmans de Chine : une anthropologie des Hui du Henan. Paris, Editions

de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, 2000, p. 10.

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« The construction of Japanese national identity has also entailed the transformation of

culture through an overarching discourse of race, into a pseudobiological property of

communal life ».31

L’anthropologie donna aussi un élément objectif de justification des origines à un

discours qui était basé essentiellement sur l’acceptation du mythe traditionnel voulant que

l’empereur du Yamato, descendant direct la déesse du soleil Amaterasu, aurait fondé la

« race du Yamato », ou la lignée japonaise. C’est donc encore une fois sous les auspices de

la science que l’on assista à l’émergence de la nation-race ou de la notion de « japonicité »

ou le nihonjinron. Cette notion est définie par Harumi Befu comme « a litterature that

purports to demonstrate the uniqueness of Japanese culture, society and national

character ».32

D’autres auteurs définiront le nihonjinron comme des images de stéréotypes

populaires du Japon33, ou encore tel un phénomène qui serait un processus d’identification

dans un contexte international se réalisant en réaction à l’Occident.34 Cette unicité suggère

toutefois différents traits propres aux Japonais comme l’harmonie, la coopération, une

structure sociale verticale ainsi que l’intuition et la communication non verbale.

Cette notion d’originalité fait partie des convictions les plus profondes du peuple

japonais. En effet, « the belief that Japan is homogenious, monoracial state is deeply

31 Gilroy dans Weiner, Michael. Op. cit., p. 3. 32 Fawcette, Clare. « Archaeology and Japanese Identity », dans Denoon, Donald (et al.). Multicultural Japan:

Palaeolithic to Postmodern. Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 74. 33 Ibid., p. 75. 34Shin’ichi, Kitaoka. Japan's Identity and What It Means. Japan Forum on International Relations (JFIR),

http://www.jfir.or.jp/e/research_e/seminar1/conversation.htm, 1999, consultation mars 2004.

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rooted and, as Ivan Halls notes, has long been openly sanctioned by intellectual

establishment, public consensus, and government policy ».35

De plus, plusieurs personnalités connues ont appuyé cette distinction du peuple

nippon. Par exemple, le premier ministre Nakasone Yasuhiro, dans les années 1980,

soutenait que « Japan is a homogeneous “natural community” (as distinct from a western-

style nation formed by contract), and the Yamato race which he insisted has been living for

at least two thousand years… hand to hand with no other, different ethnic groups present

(in these Islands) ».36

Pourtant, à ses débuts, le Japon ‒ d’un point de vue de la génétique ‒ était loin

d’être homogène, mais se constituait plutôt d’un métissage de plusieurs nations, produit de

colonisations et de conquêtes successives. On distingue généralement comme ethnie

fondatrice les Néo Mongoliens, venus du nord de la Chine, qui ont conquis les premiers

habitants de l’Archipel nippon, établissant la dynastie Yamato; les Aïnous et les habitants

des îles du Sud, dérivés des Mongoliens anciens; les Wajins, Mongoliens anciens, venus du

sud de la Chine; les Hayatos, population des mers du Sud (Indonésie) et finalement les

Coréens, des royaumes de Kudara, Shiragi et Koukuri.37 Cependant, comme le notait Ruth

Benedict dans son ouvrage The Chrysanthemum and the Sword, cette diversité japonaise est

35McCormack, Gavan. « Introduction », dans Denoon, Donald (et al.). Op. cit., p. 1. 36 McCormack, Gavan. « Introduction », dans Ibid., p. 1. 37 « Nakano », dans Maher, John C. et Gaynor Macdonald. Diversity in Japanese Culture and Language. New

York, Kegen Paul international, 1995, p. 50.

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occultée: « local diversity and historical transition in Japan are disregarded, which results

in depicting a country where a homogeneous and invariable culture continue to exist ».38

Il est donc important de retenir ici que le Japon, loin d’être homogène au plan

historique, s’est servi de la science pour légitimer des fins politiques et ainsi donner

l’illusion d’un pays constitué d’une nation-race. Pour comprendre l’ « ethnicité » au pays

du soleil levant, il faudra faire écho aux propos de Morris-Suzuki, lequel suggère que:

The conceptual frontier between Japan and its neighbors is created and

recreated out of a ceaseless and still continuing interplay between similarity

and difference, outside and inside, space and time. The rediscovery of this

interplay requires not only, as Wallerstein suggests, the unthinking of our

accepted categories of social science, but also the unthinking of a fixed and

unchanging category called Japan.39

Il faut, ainsi, remettre en question cette catégorie statique qu’incarne le Japon pour

redécouvrir son identité.

En faisant cette brève incursion dans l’histoire du Japon, nous avons voulu montrer

la manière dont le concept d’identité à l’intérieur de ce pays est un processus non seulement

complexe et tributaire d’un ensemble de facteurs que nous qualifierons de culturels

(histoire, langue, mœurs, politique, etc.), mais aussi que la science comme élément fort de

caractérisation ‒ de par la prétention à l’objectivité ‒ pouvait s’insérer dans les traits

originaux des mécanismes d’identification des peuples par l’idée de la nation-race. Par le

passé, la science a tenté de naturaliser la culture en utilisant sa prétention à la vérité

38 Macdonald, Gaynor. « The Politics of Diversity in the Nation-State », dans Ibid., p. 311. 39 Morris-Suzuki, Tessa. « A descent into the Past: The Frontier in the Construction of Japanese History »,

dans Denoon, Donald (et al.). Op. cit., p. 92.

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objective pour s’imposer aux identités culturelles, mais également pour les contrôler. Cette

situation obscurcissait du même coup notre rapport au monde et celui de l’être, comme

nous le verrons plus loin avec la philosophie de Martin Heidegger.

En effet, c’est par le rêve d’une modernité voulant faire régner la raison et

l’objectivité que la science s’est efforcée de faire de la culture son objet, l’étudiant alors

comme un phénomène naturel.40 Comme l’accélération d’un objet dans l’espace, elle est

caractérisable et répond nécessairement à des lois. Étant classée comme élément

objectivable, elle devient alors « neutre » et libre de toute polarité. Par exemple, avant que

la pomme tombe sur la tête de Newton ‒ qui selon la croyance populaire lui inspirant alors

les lois de la gravité ‒, elle avait une signification propre, un sens pour l’homme: le fruit

tombe quand il est prêt à manger. Néanmoins, dès que les théories scientifiques expliquent

de façon objective que la pomme est tombée à cause de la gravité, elle perd de son sens

premier. Son sens « culturel ou historique » est relayé ou classé comme explication naïve

devant l’édifice de la Science. Voilà l’origine de la confusion sémantique qui pose

problème ici. Cependant, il faut avoir en tête que la culture n’est pas un objet et, en ce sens,

elle est antimoderne ;41 c'est-à-dire que l’on ne peut objectiver la culture comme nous

tentons de faire avec la nature. Nous ne pouvons réaliser cette séparation entre le sujet et

l’objet et, dans ce sens, elle est antimoderne. C’est donc de s’opposer à l’idéologie qui

prône que la technologie peut marquer les différences culturelles et ainsi faire écho aux

propos de Mishima Yukio, le célèbre écrivain japonais, qui affirmait que la culture qui doit

40 Par exemple, voir les travaux en anthropologie génétique comme : Cavalli-Sforza, Luigi L. Qui sommes-

nous?. Traduction François Brun, Paris, Flammarion, 1997, 386 pages; ou encore Marks, Jonathan. Human

Biodiversity : Genes, Race and History. New York, Aldyne de Gruyter, 1994, 321 pages. 41 « Najita », dans Miyoshi, Masao et H. D. Harrootunian. Postmodernism and Japan. Durham, Duke

University Press, 1989, p. 15.

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définir l’authenticité d’une personne dans ses rapports avec la technologie et la

bureaucratie.42

Cette tentative d’objectivation de la culture par la techno-science, dont Hapmap est

un exemple, touche donc dans ce cas-ci aux racines de l’identité des peuples. Il s’agit donc

de remettre en cause pour un ensemble de gens ce qu’ils sont ou croient être. Cela nous

pousse ainsi à nous questionner sur qui nous sommes en tant que société, mais aussi en tant

qu’être humain? Pour répondre à cette question, nous devons d’abord discuter de ce qui

définit l’identité.

Le mot identité, du latin idem ou le même, est un processus dynamique de

comparaison d’un élément extérieur avec nous-mêmes. Il en est ainsi de l’identité dite

individuelle qui ne peut se déployer qu’en contact avec des éléments extérieurs. Cet homme

ou cette chose n’est pas moi, pas plus que moi je suis cet homme ou cette chose. Ce faisant,

ce mouvement d’opposition réciproque mène à réaliser pour chacun des termes leur identité

propre, leur originalité. C’est de faire de l’autre une expression de soi. Cette idée se

retrouve chez le philosophe japonais Nishida Kitaro dans son livre Logique du lieu et vision

religieuse du monde :

Le champ de notre conscience exprime en lui-même le monde dans une identité

des contradictions avec soi-même qui sont l’intérieur et l’extérieur, ou encore

le temps et l’espace; il agit simultanément comme point dans lequel le monde

se forme et s’exprime. Par expression, j’entends le fait par lequel l’autre

s’exprime en soi et le soi s’exprime dans l’Autre. Notre soi n’est qu’un foyer

par lequel le monde se reflète tel qu’en lui-même. La prise de conscience de

42 Ibid., p. 16.

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notre soi n’est pas suscitée dans un soi simplement clos, mais ne se produit au

contraire qu’il se transcende et est confronté à l’autre. 43

Le concept d’identité compris ainsi au sens de ce processus dynamique peut se

réaliser à travers plusieurs niveaux; à l’échelle de l’unité lorsque notre comparaison se

limite à un élément extérieur à l’individu, mais aussi à celle d’un ensemble. Il en est ainsi

de l’identité culturelle qui fait appel à une analogie au collectif pour se définir comme

faisant partie d’une entité. C’est donc par la négation, qui en même temps sera une

affirmation de qui nous sommes, que culturellement nous définissons notre singularité en

tant que groupe. Cette caractérisation puisera bien sûr dans divers éléments comme

l’histoire, les mœurs, la philosophie, la langue et le politique pour enfin raffiner les

prémisses de ce que ou qui nous sommes et entretenir cette conviction qu’ont les individus

de faire partie d’un groupe. Il est intéressant de noter que l’identité définit comme un

processus dynamique fluctuera à travers le temps selon « l’évolution » de ses diverses

composantes.

Le développement de la science et de la technologie permet d’ajouter d’autres

éléments à la façon dont nous définissons notre identité. C’est par l’essor de techniques

appliquées, de la génétique à l’archéologie en passant par l’anthropologie, en conjoncture

avec une reprise intéressée des résultats par les sphères politiques et sociales que l’identité

culturelle pourrait être bouleversée. En effet, la science considérée et se développant

comme vérité ultime a un grand potentiel de persuasion. Dans la foulée, la génétique est

43Nishida, Kitaro. Logique du lieu et vision religieuse du monde. Traduction Yasuhiko Sugimura et Sylvain

Cardonnel, Paris, Editions Osiris, 1999, p. 18.

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vite perçue par plusieurs comme la clé de voûte de la compréhension du vivant, réduisant

du même coup la vie et ses diverses formes à un déterminisme. C’est sur ce fond

idéologique d’un réductionnisme génétique que cette branche de la biologie pourrait entrer

comme élément constitutif de l’identité culturelle, en objectivant par exemple les mythes de

la création d’un peuple, ou encore en tentant de la contrôler, de l’usurper en montrant que

les croyances de l’origine d’une nation sont fausses.44 C’est donc dire que la génétique

proposant une classification quasi finale à l’évolution des peuples pourrait prétendre du

même coup tracer les frontières de l’identité. Cette affirmation est particulièrement vraie

dans le cas d’une reprise politique de ce discours scientifique où l’organe étatique est utilisé

comme moteur de diffusion d’une idée qui, elle, est légitimée par « la science exacte ».

Nous n’avons qu’à nous rappeler l’épisode nazi concernant la race aryenne45 ou encore la

quête génétique des Juifs pour le gène Cohen pour ainsi marquer leur différence.46 Cette

situation est aussi présente en Chine avec l’homme de Pékin. En effet, une controverse47

subsiste encore de nos jours quant à la provenance de l’ancêtre des Chinois. Une première

théorie veut que cet ancêtre vienne de l’Afrique. L’autre, qui donna des bases raciales au

nationalisme des Han,48 repose sur l’hypothèse selon laquelle l’homme de Beijing serait

l’ancêtre de la « race » mongoloïde et que cette ethnie serait la descendante directe de celui-

ci. Formulés en une phylogénie, les Han incarneraient donc la branche commune à tous les

44 Voir : Chu J.Y. (et al.). « Genetic Relationship of Populations in China », Proceedings of the National

Academy of Sciences of the United States of America. 95, 20,(Septembre 1998), p. 11763-11768. 45 Voir : Goodrick-Clarke, Nicholas. Black Sun: Aryan Cults, Esoteric Nazism and the Politics of Identity.

New York, New York University Press, 2003, p. 221. 46 Voir par exemple : Thomas, Mark G. (et al.). « Y Chromosomes Traveling South: The Cohen Modal

Haplotype and the Origins of the Lemba ‒ the "Black Jews of Southern Africa" », American Journal of

Human Genetics. 66,2 (2000), p. 674-86. 47 Voir: Schmalzer, Sigrid. The People's Peking Man: Popular Science and Human Identity in Twentieth-

Century China. Chicago, University of Chicago Press, 2008, 346 pages. 48 Groupe éthnique dominant en République populaire de Chine avec 91,5% de la population, voir : Central

Intelligence Agency. « The World Factbook », https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/

geos/ch.html, consultation 20 septembre 2013.

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groupes minoritaires de la « race jaune ». Cette situation justifiait donc que les frontières de

la République populaire reposaient non seulement sur la politique, mais aussi auraient à

certains égards une fondation biologique. On reprendra aussi le mythe pour ancrer plus

profondément cette croyance chez les gens, avec l’utilisation de la légende de l’Empereur

jaune. Ce souverain se serait établi sur les rives du fleuve Jaune et serait à l’origine de la

« race jaune ». Pour ces raisons, Lucien Pye49 prétend que la société chinoise

contemporaine n’est pas une civilisation qui prétend être un État, mais plutôt un empire se

proclamant une nation-race. Dans cette optique, être « chinois » est donc une question de

sang et de descendance. Par ailleurs, même si la théorie voulant que l’ancêtre des Chinois

n’origine pas d’Afrique semble de plus en plus contestée au point de vue scientifique, elle

demeure un excellent exemple de la reprise politique d’un discours objectivant qui ne

pourrait qu’être amplifié par l’illusion des explications finales de la génétique.

Parallèlement, cette problématique de la technoscience comme seule source

d’explication véritable du réel a été soulevée par Heidegger sur La question de la technique

dans l’ouvrage Essais et conférences.

Heidegger croit en effet qu’il faut faire la distinction entre la technique (que nous

voulons maitriser) et l’essence de la technique (qui nous permettra d’y découvrir notre être

et ainsi comprendre ses limites). « La technique n’est pas la même chose que l’essence de

la technique. Quand nous cherchons l’essence de l’arbre, nous devons comprendre ce que

régit tout arbre, en tant qu’arbre n’est pas lui-même un arbre que l’on puisse rencontrer

49 Voir: Pye, Lucien W. « China: Erratic State, Frustrated Society », Foreign Affairs. 69, 4 (Fall 1994).

Disponible : http://www.foreignaffairs.com/articles/45998/lucian-w-pye/china-erratic-state-frustrated-society,

consulté 3 mars 2013

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parmi les autres arbres. »50 C’est par l’essence de la technique que Heidegger veut prendre

conscience des limites de la technicité.

Le départ de Heidegger repose sur deux conceptions qui sont liées de la technique :

des moyens en vue de certaines fins ou encore une activité de l’homme. Ces façons de

caractériser la technique sont pour lui la conception instrumentale et anthropologique de la

technique. Elle vise une prise en charge, s’en rendre maitre et ne pas perdre son contrôle.

Mais si elle n’était pas un moyen alors qu’arrive-t-il à la volonté de la maitriser?

Heidegger pose alors le raisonnement suivant : L’observation révèle ce qui est

exact, mais non ce qui est vrai, c’est-à-dire l’essence des choses. Pour trouver l’essence, il

faudra distinguer ce qui est vrai et ce qui est exact. Cela nous ramène à nous poser la

question : Qu'est-ce qu’une relation instrumentale, sur quoi se base la fin et les moyens?

Heidegger reprend les notions des quatre grandes causes enseignées par la philosophie : la

causa materialis qui est la matière avec laquelle on fabrique (par exemple la terre), la causa

formalis la forme de la matière (par exemple, la forme du pot), la causa finalis la cause qui

va donner une signification aux deux autres causes (par exemple, la décoration de ma

maison) et la causa efficiens (ce qui produit l’effet achevé, soit le potier). Pour Heidegger

« Ce qu’est la technique représenté comme moyen, se dévoilera lorsque nous aurons

ramené l’instrumentalité à la quadruple causalité ».51 Pour expliquer cela, il montrera que la

cause est vue comme « ce qui opère » ou obtient des résultats. La doctrine des quatre causes

remonte à Aristote, mais les Grecs n’utilisaient pas la notion des causes comme « opérer »,

50 Heidegger, Martin. Essais et conférences. Traduction André Préau, Paris, Éditions Gallimard, 2004[1958],

p. 9. 51 Ibid., p. 12.

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mais bien plutôt comme « acte dont on répond ». Si la matière, la forme et la finalité sont

co-responsables de cet « acte dont on répond », la cause efficiente, le potier, lui, rassemble

les trois autres. Le potier fait donc apparaitre le pot comme production. Mais cette

production est un dévoilement pour Heidegger puisque, au contraire du pot qui a besoin du

potier pour « apparaitre » en tant que possibilité, « la fleur a la possibilité de s’ouvrir dans

la floraison ».52 Ce « pro-duire » fait passer ce qui est caché à la clarté. Voilà donc le

dévoilement. « En lui réside la possibilité de toute activité productrice. »53 Heidegger

conclut donc que la technique n’est alors plus seulement un moyen, mais un dévoilement,

c’est-à-dire, la vérité.

La technique moderne pour Heidegger ne se déploie pas comme dévoilement

associé à une « pro-duction », mais comme une « pro-vocation». En effet, la science

moderne somme la nature de donner son énergie à l’homme pour que celui-ci la prenne et

l’emmagasine. Cela fait partie du dévoilement. C’est ce qui est atteint par le dévoilement

qui provoque. Heidegger donne l’exemple suivant pour expliquer son propos : « Mais un

avion commercial, posé sur sa piste de départ, est pourtant un objet! Certainement. Nous

pouvons nous représenter ainsi cet engin. Mais alors qu’il cache ce qu’il est et la façon dont

il est. Sur la piste où il se tient, il se dévoile comme fonds, pour autant qu’il est commis à

assurer la possibilité d’un transport. Pour cela il faut qu’il soit commissible, c’est-à-dire

prêt à s’envoler, et qu’il le soit dans toute sa construction, dans toutes ses parties. »54

52 Ibid., p. 16-17. 53 Ibid., p. 18. 54 Ibid., p. 23

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La technique moderne comme dévoilement somme donc l’homme de commettre le

réel comme fond. Cette pro-vocation rassemble les activités de l’homme autour du

commettre comme fond, elle est appelée Arraisonnement par Heidegger : « la technique

arraisonne la nature, elle l’arrête et l’inspecte, et elle l’Ar-raisonne, c’est-à-dire la met à la

raison, ce que exige de toutes choses qu’elle rende raison, qu’elle donne sa raison ‒ Au

caractère impétueux et conquérant de la technique s’opposeront la modicité et la docilité de

la chose. »55 Cet Arraisonnement qui met l’homme sur la route du dévoilement est appelé

destin.

Pour Heidegger, l’essence de la technique se retrouve dans l’Arraisonnement, mais

cela place l’homme devant deux possibilités.

Parce que l’homme celui-ci met chaque fois l’homme sur le chemin de

dévoilement, l’homme ainsi mis en chemin, avance sans cesse au bord d’une

possibilité : qu’il poursuive et fasse seulement progresser ce qui a été dévoilé

dans le « commettre » et qu’ils prennent toutes mesures à partir de là. Ainsi se

ferme une autre possibilité : que l’homme se dirige plutôt et davantage vers

l’être du non-caché et sa non-occultation, pour percevoir comme sa propre

essence son appartenance au dévoilement.56

L’Arraisonnement comme mode de dévoilement pose des problèmes ou des dangers

pour l’homme. D’une part, il menace l’homme dans son rapport à lui-même, puisque

l’homme ne peut plus se percevoir comme faisant partie de ce dévoilement : reconnaitre

l’être de l’homme dans ce dévoilement. D’autre part, la pro-vocation met de côté les autres

possibilités de dévoilement comme celui de la pro-duction, mais aussi obscurcit le

dévoilement lui-même, siège de la vérité.

55 Ibid.. p. 26. 56 Ibid.p. 35.

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La menace pour Heidegger est que le mode de l’Arraisonnement pro-voquant soit

définitivement une entrave à un dévoilement plus originel et donc de perdre définitivement

la vérité dans l’exactitude ou de refuser de reconnaitre l’être de l’homme dans le

dévoilement.

Pour revenir à notre exemple de Hapmap, la génétique empêche donc en quelque

sorte l’homme de se dévoiler comme appartenant au dévoilement puisqu’elle tente

d’objectiver la culture ou l’identité en la figeant dans la science. Cela a pour conséquence

d’empêcher l’homme de se voir comme acteur de ce dévoilement.

Par ailleurs, est-ce que le questionnement en général sur les nouvelles technologies

revient à dire dans tous les cas qu’il est un questionnement sur l’être humain ? Pour

répondre à cette question, nous devons d’abord discuter de la relation que nous, les sujets,

entretenons avec les objets. Cette question est une interrogation fondamentale pour la

philosophie. Elle remonte à la Grèce antique sous la forme du « comment nous

connaissons ? ». C’est probablement avec Parménide et les présocratiques que le débat

entre la raison et l’expérience sensible débute. Si les premiers penseurs de la nature, de

Thalès de Millet à Héraclite, se sont concentrés à développer une physique basée sur des

observations et des déductions, Parménide, lui, oppose l’expérience sensible à la logique.

Pour celui-ci, les opinions des hommes ne sont pas la vérité. « Ce n’est pas un sort funeste

qui t’a fait prendre cette voie, fort éloignée des chemins frayés par les mortels, mais bien

l’amour de la justice et de la vérité. Or, il faut que tu sois informé de tout, aussi bien du

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cœur inébranlable de la vérité bien arrondie que des opinions humaines. À celles-ci on ne

doit accorder aucune créance véritable. »57

La seule recherche ouverte à l’intelligence est celle de l’être :

Et bien donc ! Je viens de parler; toi, écoutes et retiens mes paroles qui

t’apprendront quelles sont les deux seules voies d’investigation que l’on puisse

concevoir. La première dit que l’Être est et qu’il n’est pas possible qu’il ne soit

pas. C’est le chemin de la certitude, car elle accompagne la vérité. L’autre,

c’est : l’Être n’est pas et nécessairement le Non-Être est. Cette voie est un

étroit sentier où l’on ne peut rien apprendre. Car on ne peut saisir là l’esprit, le

Non-Être, puisqu’il est hors de notre portée; on ne peut non pas l’exprimer par

des paroles; en effet, c’est la même chose que penser et être. 58

En affirmant que la pensée et l’être sont une même chose, Parménide dit que ce

sont les choses que nous pensons qui peuvent être. Cela implique donc qu’il serait possible

pour Parménide de connaitre autrement que par l’expérience sensible. En effet, si nous

pensons seulement à ce qui est, alors nous pourrons aussi, par l’esprit, acquérir des

connaissances sur la nature puisque seules les choses de nature comme être sont dans notre

esprit. Nous pourrions voir ici un détachement certain de l’expérience sensible vers une

condition a priori de la connaissance. Pour Jean Voilquin, Parménide fait une distinction

entre la pensée logique et la pensée empirique. Il met aussi en relation l’Être avec les

exigences de la raison. « Parménide établit à la fois la réalité de l’Être et soumet le concept

aux exigences sévères de la logique et de non-contradiction. Pour la première fois avec

cette force, se trouvent éliminées la contradiction et l’incohérence. Les exigences de la

philosophie analytique et les impossibilités de la pensée empirique se trouvent déterminées.

57 Voilquin, Jean. Les penseurs grecs avant Socrate de Thalès de Milet à Prodicos. Paris, Garnier Frères,

rééd., GF-Flammarion, 1964, p. 93. 58 Ibid. p. 94.

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La science est en possession de ses règles. Parménide a défini les conditions mêmes de la

connaissance humaine. »59

L’influence de Parménide fut très importante pour d’autres philosophes de la Grèce

antique qui, eux aussi, tentèrent d’expliquer comment nous connaissons. Dans le Théétète

comme dans la République, Platon tente également de discréditer la connaissance comme

venant des sens. « Ce n’est donc point dans les impressions que réside la science, mais dans

le raisonnement sur les impressions; car c’est par cette voie, semble-t-il, qu’on peut

atteindre l’essence et la vérité, tandis qu’on ne le peut par l’autre voit. »60 En effet, Platon

croit que nous utilisons nos sens comme instruments et que les propriétés des choses qui

sont perçues par notre âme le sont sans avoir recours à des organes. Par ailleurs, c’est dans

la théorie des Formes, exposée entre autres dans la République par la célèbre allégorie de la

caverne, que Platon expose sa pensée selon laquelle seule la réalité intelligible est

susceptible de connaissance véritable, reléguant ainsi la réalité sensible à des pâles copies

de ces formes.

(En parlant des sciences comme la géométrie et l’arithmétique) Tu sais donc,

qu’ils se servent sur elles en pensant, non pas à ses figures mêmes, mais aux

originaux qu’elles reproduisent; leurs raisonnements portent sur le carré en soi

et la diagonale en soi, non sur la diagonale qu’ils tracent et ainsi du reste; des

choses qu’ils modèlent ou dessinent, et qui ont leurs ombres et leurs reflets

dans les eaux, ils se servent comme autant d’images pour chercher à voir ces

choses en soi qu’on ne voit autrement que par la pensée.61

Socrate pose alors l’intelligible comme la seule réalité véritable.

59 Ibid.p.89 60 Platon. La République. Traduction de Robert Baccou, Paris Garnier-Frères, GF Flammarion, 1966, p. 128. 61 Ibid., p. 268.

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Je disais en conséquence que les objets de ce genre sont du domaine de

l’intelligible, mais que, pour arriver à les connaitre, l’âme doit avoir recours à

des hypothèses : qu’elle procède pas alors vers un principe ‒ puisqu’elle ne

peut remonter au-delà de ses hypothèses ‒ mais emploie comme autant

d’images les originaux du monde visible, qui ont leurs copies dans la section

inférieure, et qui par rapport à ces copies, sont regardés et estimés comme

clairs et distincts.62

Platon semble ici faire une distinction entre la pensée et les sensations qui nous

viennent du corps.

Par ailleurs, chez Aristote, on assiste à un renversement de la situation. Le corps (et

ses sensations), qui chez Platon avait une fonction plutôt « instrumentale » pour l’âme,

devient une forme indissociable à cette dernière. « C’est pourquoi l’on a même pas besoin

de chercher si le corps et l’âme ne font qu’un, exactement comme on ne le demande non

plus à la cire de la figure, ni, globalement, de la matière de chaque chose et de ce qui a cette

matière. »63 L’âme chez Aristote en tant qu’entéléchie ou principe actif responsable du

passage du potentiel à l’acte se prolonge dans le corps. Ainsi, pour connaitre, le sensible est

indispensable pour Aristote :

C’est dans les formes sensibles, que se trouvent les intelligibles, les réalités

qu’on dit abstraites et toutes celles qui forment les états ou les affections des

grandeurs sensibles. Et c’est pour cela que sans l’exercice des sens, on ne peut

rien apprendre ni comprendre, et que la spéculation implique nécessairement la

vue simultanée de quelques représentations. Les contenus de la représentation

sont, en effet, comme des données du sens, sauf qu’ils sont sans matière.64

62 Ibid., p. 268. 63Aristote. De l’Âme. Traduction par Richard Boréüs, Paris, GF Flammarion, 1993, p. 136. 64 Ibid., p. 239.

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Plusieurs siècles plus tard, le débat sur la relation corps et esprit (âme) et les

théories sur la connaissance reprennent de la vigueur, en Europe a tout le moins, par

l’entremise des courants rationalistes, avec des penseurs comme Descartes et Leibniz, et

empiriste, comme Locke et Hume.65

Nous pourrions affirmer, de façon grossière, que pour Descartes et les rationalistes,

la raison peut appréhender le monde et les objets du monde entièrement sans avoir recours

aux sens. Dans Méditations métaphysiques, Descartes avance plusieurs raisons pour

soutenir son doute face à la nécessité des sens pour connaitre. En effet, le philosophe ne

voit « aucune affinités ni aucun rapport (au moins que je puisse comprendre) entre cette

émotion de l’estomac et le désir de manger, non plus qu’entre le sentiment de la chose qui

cause de la douleur, et la pensée de tristesse que fait naître ce sentiment ».66 Le désir de

manger peut s’exprimer dans l’esprit ou l’âme à l’extérieur de son rapport au corps. De

plus, Descartes voit les erreurs que peuvent induire les sens sur le jugement. « […] J’ai

observé plusieurs fois que des tours, qui de loin m’avaient semblé rondes, me paraissaient

de près, être carrés […] ».67 Un autre argument utilisé par Descartes est que l’être humain

peut sentir les objets extérieurs lorsqu’il dort, de la même façon qu’il peut les sentir

lorsqu’il est éveillé. Enfin, il se questionne sur la possibilité que l’être humain se trompe,

par nature, sur les choses qui lui semblent les plus véritables.

65 Pour les biens de cet exposé, je me limiterai ici à présenter ici que quelques arguments des camps

rationaliste et empiriste, soit par la philosophie de Descartes (rationaliste) et celle de Hume (empiriste). 66 Descartes, René. Méditations métaphysiques. Présentation Jean-Marie Beyssade et Michelle Beyssade.

Paris, GF Flammarion, 1992, p. 181. 67 Ibid., p. 183

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Alors devant ses propres objections, Descartes croit que l’essence de l’homme est

dans son esprit :

Et premièrement, parce que je sais que toutes les choses que je conçois

clairement et distinctement peuvent être produites par Dieu telles que je les

conçois, il suffit que je puisse concevoir clairement et distinctement une chose

sans une autre, pour être certain que l’une est distincte ou différente de l’autre

parce qu’elles peuvent être posées séparément au moins par la toute puissance

de Dieu; et il n’importe pas par quelle puissance cette séparation se fasse, pour

m’obliger à les juger différentes. Et partant, de cela même que je connais avec

certitude que j’existe, et que cependant, je ne remarque point qu’il appartienne

nécessairement aucune autre chose à ma nature ou à mon essence, sinon que je

suis une chose qui pense, je conclus fort bien que mon essence consiste en cela

seul, que je suis une chose qui pense, ou une substance dont toute l’essence ou

la nature est de penser.68

Mais cet esprit près du corps est cependant indépendant du corps :

Et quoique peut-être (ou plutôt certainement, comme je le dirai tantôt) j’aie un

corps auquel je suis très étroitement conjoint ; néanmoins, parce que d’un côté

j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une

chose qui pense et non étendue et que d’un autre j’ai une idée distincte du

corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est

certain que ce moi, c'est-à-dire mon âme, par lequel je suis ce que je suis, est

entièrement et véritablement distinct de mon corps, et qu’elle peut être ou

exister sans lui.69

Descartes fait aussi état de plusieurs facultés qui sont rattachées à la chose pensante,

mais distinctes, comme l’imagination, les sensations, et même une faculté passive de sentir

qui reçoit et connait les idées du monde sensible. Il conçoit également une autre faculté plus

active qui produit des idées. Or, cette production d’idées ne présuppose pas la pensée du

sujet puisqu’elles sont représentées sans que le sujet y contribue. Il y a donc ici une

dichotomie entre le sujet et l’objet :

68 Ibid., p. 185 69 Ibid., p. 185

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(en parlant de la faculté à produire les idées) il faut donc nécessairement

qu’elle soit en quelque substance différente de moi, dans laquelle toute la

réalité, qui est objectivement dans les idées qui en sont produites, soit contenue

formellement ou éminemment (comme je l’ai remarqué ci-devant). Et cette

substance est ou un corps, c’est-à-dire une nature corporelle, dans laquelle est

contenu formellement et en effet tout ce qui est objectivement et par

représentation dans les idées; ou bien c’est Dieu même, ou quelqu’autre

créature plus noble que le corps, dans laquelle cela même est contenu

éminemment.70

Descartes s’oppose donc à Aristote en ce sens qu’il sépare corps et esprit. Ceci

marque un tournant important en science qui subsistera jusqu’à récemment, avec le débat

entre Bohr et Einstein sur la mécanique quantique et la possibilité pour les mathématiques

et la physique de décrire le réel. Nous revendons sur ce débat dans le prochain chapitre.

Par ailleurs, les empiristes comme Hume croient que la connaissance doit venir

exclusivement et en premier lieu à partir des sens. Dans son Traité sur la nature humaine,

le philosophe élabore un modèle philosophique sur la nature humaine, une science de

l’homme basée sur l’expérience et l’observation. Cette science de l’homme revêt une

importance capitale puisque les autres sciences en dépendent :

Il est évident que toutes les sciences sont plus ou moins reliées à la nature

humaine et que, si loin que certaines d’entre elles puissent paraître s’en écarter,

elles y reviennent toujours par une voie ou une autre. Même les

mathématiques, la philosophie naturelle et la religion naturelle dépendent, dans

une certaine mesure, de la science de l’HOMME, puisqu’elles relèvent de la

compétence des hommes et que ce sont leurs forces et leurs facultés qui en

jugent. Il est impossible de dire quels changements et quelles améliorations

nous pourrions apporter dans ces sciences si nous avions une connaissance

complète de l’étendu et de la force de l’entendement humain, et si nous

70 Ibid., p. 189.

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pouvions expliquer la nature des idées que nous employons et celle des

opérations que nous accomplissons dans nos raisonnements.71

De façon générale, Hume distingue impressions72 et idées73 qui sont les deux

perceptions de l’esprit humain. Cependant, les impressions (qui viennent aux sens) ont

préséance sur les idées qui sont plutôt dérivées des sens.

Pour expliquer les idées abstraites, Hume reprend les conclusions de Berkeley :

« […] toutes les idées générales ne sont rien d’autre que des idées particulièrement

associées à un certain terme qui leur donne une signification plus large et fait qu’elles

évoquent, à l’occasion, d’autres idées individuelles qui leurs sont semblables ».74

Cependant, ces idées particulières vont être utilisées par l’esprit comme universelles.

En effet, nous ne pouvons concevoir une qualité et une quantité relative sans avoir

une idée précise de leur degré. Nos sens reçoivent des impressions des objets en qualité et

en quantité. Notre esprit peut distinguer les objets différents et divisibles dans le réel

seulement de cette façon. Par analogie, l’esprit doit aussi faire de même pour former ses

idées. Comme nous ne pouvons appréhender de nos impressions que l’idée générale du

triangle par exemple, puisqu’il est indivisible et qu’il possède toutes les quantités et

qualités en lui-même, alors d’où provient-il ? Il provient de la façon dont notre esprit

fonctionne par nature. Celui-ci rassemble les objets semblables sous un même nom.

71 Hume, David. L’entendement : Taité sur la nature humaine, livre I et appendice. Paris, GF-

Flammarion,1995, p. 33. 72Les impressions sont pour Hume ce qui se présente avec force ou violence à l’âme comme les sensations, les

passions et les émotions. 73 Les idées sont pour Hume des images qui sont affaiblies dans le raisonnement ou dans la pensée. 74 Ibid., p. 62.

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Lorsque nous avons développé cette habitude et que ce nom, désignant les choses

semblables est amené à notre esprit, alors l’imagination conçoit l’idée générale.

Suivant ce raisonnement, les idées du temps et de l’espace sont aussi dérivées de

nos impressions. L’idée du temps provient de la succession de plusieurs perceptions et

sensations portant sur des objets changeants. L’idée de l’espace est apportée par deux sens,

la vue et le toucher. En effet, elles proviennent de l’arrangement des points que constituent

les objets. Ces points nous donnent l’idée de la couleur et de la tangibilité des choses.

Un autre élément important de l’analyse de Hume est la notion de cause à effet.

Comment faire une induction d’objet à un autre objet? Cela provient-il d’un raisonnement

abstrait ? La réponse de Hume est claire, « l’idée de cause provient de l’expérience, qui

nous apprend que dans tous les cas passés, tels objets particuliers ont été constamment

associés; et puisqu’un objet semblable à l’un de ceux-là est supposé immédiatement présent

par son impression, nous en présumons l’existence d’un objet semblable à son concomitant

habituel. »75 En posant cela, Hume élimine du même coup les fondements d’une

métaphysique, puisqu’il situe les idées, la raison dans l’expérience sensible. Pour cet

auteur, il n’est donc pas question de formes intelligibles comme chez Platon ou encore

d’une acquisition de la connaissance par raisonnement abstrait ou reposant sur des a priori

comme chez Kant.

Kant offre une position originale dans le débat entre empiriste et rationaliste. En

effet, celui-ci soutient que l’expérience est indispensable à la connaissance :

75 Ibid., p. 152-153.

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Que toute notre connaissance commence avec l’expérience ne soulève aucun

doute. En effet, par quoi notre pouvoir de connaitre pourrait-il être réveillé et

mis en action si ce n’est par des objets qui frappent nos sens et qui d’une part,

mettent en mouvement notre faculté intellectuelle, afin qu’elle compare lie ou

sépare ces représentations et travaille ainsi la matière brute des impressions

sensibles pour en tirer une connaissance des objets, celle que l’on nomme

expérience ? 76

Mais si la connaissance débute par l’expérience, cela veut-il dire que toute la

connaissance vient de l’expérience ? La réponse de Kant est négative. La connaissance

demande aussi des catégories a priori de l’esprit. Kant prend pour exemple les fondations

d’une maison. Nous saurons que la maison s’écroulera si elle n’a pas de fondation avant

que la maison s’écroule réellement. Voilà donc une connaissance a priori. Par contre, cette

connaissance a priori dérive en quelque sorte aussi de l’expérience. Après avoir vu, par

exemple, une maison sans fondation s’écrouler pour une première fois, nous pourrons

raisonner que c’est ce qui se passera dans un autre cas semblable.

Cependant, Kant s’interroge sur la possibilité d’une connaissance qui soit

totalement isolée de l’expérience. Encore une fois, pour lui cela est possible. Pour étayer sa

thèse, Kant fait aussi une différence dans les modes de connaissances, soit les jugements

analytiques et les jugements synthétiques. Les premiers sont a priori où le prédicat B est

contenu dans le sujet A, par exemple, la proposition : « tous les chats sont des félins ». Le

prédicat félin est inclus dans la définition du concept de chat, le sujet. Voilà donc un

76 Kant, Emmanuel. Critique de la raison pure. Traduction de A. Tremesaygues et B. Pacaud. Paris,

Quadrige/PUF, 2001, p. 31.

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jugement analytique pour Kant. Ils sont a priori puisqu’universellement et nécessairement

vrais en tout temps. Kant pose donc deux critères pour la connaissance a priori.

La première est la nécessité et la seconde, la stricte universalité qu’il ne faut pas

confondre avec l’universalité relative, qui comporte des exceptions et provient d’une

connaissance a postériori, de l’expérience sensible. Les jugements synthétiques sont ceux

où le prédicat B est complètement en dehors de A. Au contraire des jugements analytiques

qui ne nous font pas acquérir de nouvelles connaissances puisque nous restons dans le

même concept sous-entendu, les jugements synthétiques, eux, nous font sortir du sujet A

pour le déterminer avec le prédicat B. Mais nous fait remarquer Kant : « dans les jugements

synthétiques, je dois avoir en dehors du concept du sujet quelque chose encore (X) sur quoi

l’entendement s’appuie pour reconnaitre qu’un prédicat qui n’est pas contenu dans ce

concept lui appartient cependant. »77

L’expérience peut nous fournir ce X manquant pour lier A à B, c’est le cas des

jugements synthétiques à postériori. Cependant, ce que Kant veut découvrir et fonder c’est

que le jugement synthétique a priori est possible. Si cela est vrai, alors, il sera possible

d’acquérir de la connaissance « pure » à partir de la raison et non pas seulement et

strictement comme chez Hume à partir de l’expérience.

Kant affirme que les mathématiques contiennent comme principe des jugements

synthétiques a priori et du même coup critique la position de Hume sur la possibilité même

77 Ibid., p. 38.

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de la métaphysique.78 Pour Kant, la proposition arithmétique 7 + 5 = 12 est une proposition

synthétique a priori puisque les nombres 7 et 5 ne sont pas inclus dans le concept de 12. De

même, dans la somme de ces deux nombres, le concept de 12 n’est pas inclus dans celui de

la somme. Par conséquent, c’est l’intuition qui nous donne la somme et non la

décomposition des concepts.

Kant tente alors de découvrir les limites et la structure de notre façon de connaitre.

Le point de départ de son raisonnement est que nous avons besoin pour notre connaissance

de trois éléments : (1) les objets que frappent notre esprit par la (2) sensibilité et (3)

l’entendement qui produits les concepts. Les deux derniers éléments vont être repris par

Kant dans sa philosophie transcendantale. En effet, la sensibilité, si elle contient les

conditions a priori sous lesquelles les objets sont donnés, font partie de l’esthétique

transcendantale.

Il existe pour Kant deux a priori qui sont des conditions pures de la sensibilité, qui

ne viennent donc pas des sens ou de l’expérience. Ces deux concepts sont ceux de l’espace

et du temps. En effet, l’espace est une condition préalable à toutes représentations d’objets

à l’extérieur de nous. On ne peut imaginer les objets que dans l’espace. Si l’espace nous

venait seulement des sens et de l’expérience alors, ajoute Kant : « Il faudrait aussi se borner

à dire, d’après les observations faites jusqu’ici, qu’on a pas trouvé d’espace qui eût plus de

78 En effet, Hume croit que comme toute connaissance est dérivée de l’expérience, il est donc impossible de

fonder une métaphysique par des raisonnements abstraits ou conditions a priori. Le cas que Hume présente

est celui des relations de cause à effet qui sont fondées sur des impressions de l’habitude qu’un objet vient en

concomitance avec un autre. Kant s’opposera à cette conception.

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trois dimensions. »79 L’espace est pour Kant une intuition a priori puisqu’elle contient dans

sa représentation l’infinitude de ses parties, ce qui est l’inverse du concept qui est une

représentation contenue dans une multitude de possibilités.

Le temps est lui aussi un a priori puisqu’il n’est pas possible par expérience de

fonder la succession ni la simultanéité des objets. Comme l’espace, il contient en lui-même

l’infini qui l’éloigne donc aussi du concept.

Nous connaissons nécessairement par des phénomènes qui se donnent à nous dans

le temps et l’espace comme conditions préalables. Mais cela est-il suffisant pour connaitre?

Pour Kant, il manque à cela une logique transcendantale qui se fonde elle sur l’entendement

et des catégories ou concepts purs. En effet, pour lui :

Nous ne pouvons penser, qu’au moyen de catégories ; nous ne pouvons

connaitre aucun objet pensé sans le moyen d’intuitions qui correspondent à ses

concepts. Or toutes nos intuitions sont sensibles et cette connaissance, en tant

que l’objet en est donné, est empirique. Mais la connaissance empirique est

l’expérience. Aucune connaissance a priori ne nous ai donc possible que celle

uniquement, d’objets d’une expérience possible.80

Ces concepts sont comme des prédicats de jugements possibles qui sont appliqués à

des représentations d’objets indéterminés. Par exemple, dans la phrase « tout chien est un

corps », le concept de corps détermine le chien, mais pour être un concept il doit contenir

toutes les autres possibilités pour déterminer un autre objet : « Il n’est donc un concept qu’à

79 Ibid., p. 56. 80 Ibid., p. 143.

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la condition de contenir d’autres représentations au moyen desquelles il peut se rapporter à

l’objet. »81

Pour résumer grossièrement la façon de connaitre pour Kant, nous pourrions dire

que les objets s’offrent à notre esprit par la sensation qui produit des intuitions. Celles-ci

sont soumises au jugement de l’esprit qui les subsume dans des catégories.

Une autre position originale dans la façon de connaître et le rapport sujet/objet est

présentée dans la philosophie de Martin Heidegger. Dans Être et Temps, que nous

discuterons que très brièvement puisque l’ouvrage sera l’objet d’un chapitre entier,

Heidegger nous offre une position renversante concernant le rapport sujet/objet. En effet,

Heidegger part de la prémisse que l’Être-dans-un-monde est nécessaire à toute

connaissance ; c’est-à-dire qu’il croit que la distinction sujet/objet demande en premier lieu

que le sujet se situe dans le monde pour y apercevoir des objets. Alors comment Heidegger

nous décrit ce qu’est être dans ce monde ? Pour expliquer son propos, celui-ci soutient que

notre premier rapport au monde est de l’utiliser. Il distingue pour ce faire deux modes

d’interactions avec les objets par les termes de sous-la-main (Zuhandenheit) ou à-portée-de-

la-main (Vorhandenheit). Le rapport sous-la-main est l’objet qui est disponible pour nous

dans le monde comme outil, tandis que le mode à-portée-de-la-main est celui qui est coupé

des usages de l’objet. Les objets à-portée-de-la-main sont là, comme présence. C’est le

mode qu’utilise la science. Elle coupe en quelque sorte la signification de l’objet dans

monde. Par ce rapport au monde, l’homme ne peut plus se dévoiler dans l’objet. Le monde

est peuplé d’objet en tant qu’objet. Le problème est pour Heidegger de seulement voir le

81 Ibid., p. 88.

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mode de cette façon de se couper de l’usage des objets donnés par le mode sous-la-main qui

est le rapport primordial au monde. La façon de voir le monde pour Descartes et les

rationalistes est sous le mode à-portée-de-la-main. Sur cette voie, le sujet n’affecte en rien

l’objet. Cette vision n’est donc pas partagée par Heidegger.

Pour Kant, il y a deux parties nécessaires à la connaissance, soient : l’expérience

sensible et l’activité mentale du sujet. C’est donc dire que le sujet va inévitablement

affecter l’objet, puisque nous confrontons nos catégories aux objets. Comme nous avons

vu, Heidegger n’accepte pas cette façon de voir le monde comme seulement à-portée-de-la-

main (qui aussi se rapproche de Kant dans la façon de voir le monde rempli d’objets).

Partant de l’analyse de Kant, si le sujet affecte les objets et le monde, alors les autres façons

d’appréhender le monde vont aussi l’influencer. Il y aurait donc pour Heidegger d’autres

façons de connaitre le monde autre que par les objets : « Mais si Kant a raison et que la

substance et la cause sont des manières pour l’esprit de voir des objets, on peut se

demander s’il y a des activités de l’esprit qui ne considèrent pas les choses comme des

objets et donc n’emploient pas les catégories. C’est le point de départ de Heidegger. »82

Pour Heidegger, la relation sujet/objet présuppose un monde. Il y a donc une relation qui

s’exerce entre le sujet et les objets, cependant la connaissance des objets est teintée,

interprétée dans le cadre du monde dans lequel le sujet et l’objet se déploient. Pour

Heidegger, les objets dans le monde sont considérés comme présence (à la façon d’un

scientifique), mais également et de façon plus importante comme une signification, un

82 Gelven, Michael. Être et temps de Heidegger, un commentaire littéral. Traduction de Catherine Daems (et

al.), Bruxelles, Pierre Mardaga éditeur, 1987, p. 66.

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usage. Ce lien avec le monde peut être affectif comme mental, mais il conditionne notre

rapport aux objets.

En d’autres mots, la pensée de Heidegger, non seulement englobe une relation

sujet/objet réciproque à la façon de Kant, mais dépasse cette relation par un regard différent

sur les choses qui ne sont plus seulement des objets. Nous pouvons donc voir, toucher et

expérimenter les objets qui nous entourent. Nous pouvons également nous les représenter,

en créer de nouveau dans notre esprit. Toutefois, nous pouvons aussi avoir d’autres

relations aux choses dans le monde qui ne sont pas vues comme des objets de la science,

mais avec un regard d’une « connexion-signification » pour le monde (nous reviendrons sur

cette notion dans un prochain chapitre). En effet, je peux voir une roche comme un objet

qui a des caractéristiques comme la masse, la couleur, etc. Je peux aussi voir la roche

comme un endroit où j’ai pêché pour la première fois un poisson avec ma famille. Notre

relation aux choses, aux objets est certes sensorielle, mais peut être aussi mentale et/ou

affective, ce qui influence la façon dont je me représente le monde et qui me servira de toile

de fond à comment je vais interpréter la chose ou l’objet.

Nous pouvons maintenant revenir à notre propos principal, à savoir dans quelle

mesure le questionnement entourant les nouvelles technologies débouche à un

questionnement sur l’être humain. Pour répondre à notre question, nous allons maintenant

lier certains éléments théoriques que nous allons développer préalablement. Comme nous

avons vu avec la position de Descartes, la science et la modernité ont voulu couper les liens

entre le sujet, nous-mêmes, et l’objet. Cet objet n’est en fait qu’un élément extérieur à nous

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que nous pouvons appréhender avec nos sens ou notre esprit, ou les deux. Les liens que

nous pouvons avoir avec les objets sont conceptualisés dans l’histoire de la philosophie de

différentes façons. Nous avons vu que pour Heidegger, la relation sujet/objet est réciproque

à la manière de Kant, c'est-à-dire que le sujet va influencer l’objet. Cependant, elle la

dépasse puisque le regard sur les choses est différent dans la mesure où cette relation est

déjà dans un monde comme a priori. Il est donc possible d’expérimenter les objets qui nous

entourent et en créer de nouveau par l’esprit. Toutefois, nous avons la possibilité d’avoir un

regard différent sur le monde, une connexion-signification pour les objets qui est différente

du regard de la science. En effet, je peux voir une épée comme un objet qui a des

caractéristiques comme une masse, une composition chimique, etc. Par contre, je peux

aussi la voir comme un signe de courage ou de libération pour un peuple. Notre relation aux

objets est donc autant sensorielle qu’affective. Cela influencera donc la façon dont je me

représente le monde et ultimement influencera la façon dont je vais interpréter les objets.

Même pour des objets qui se rapprochent des mathématiques, nous pouvons aussi

imaginer cette toile de fond. En effet, prenons le théorème de Pythagore en exemple. La

pure abstraction mentale de cette loi est possible si nous faisons fi de son origine, les

travaux et l’histoire de Pythagore lui-même, l’époque dans lequel il a vécu. Nous devons

aussi couper les ponts avec les applications actuelles du théorème jusqu’aux millions

d’élèves qui, année après année, doivent le mémoriser pour leurs examens. C’est en

décontextualisant, vidant de tout sens, que la modernité a pensé établir cette dichotomie

entre le sujet et l’objet. La question qui nous préoccupe ici est donc de connaître s’il est

possible pour l’être humain, le sujet, d’appréhender le monde à l’extérieur du monde.

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La réponse pour nous comme pour Heidegger est négative. Les liens que nous

avons avec les objets sont plutôt le contraire. Elles sont les fruits d’une relation dynamique.

C’est-à-dire que le monde est engendré à partir des objets ou des choses qui sont

appréhendés par notre esprit à partir des objets eux-mêmes, de leurs représentations et des

affects qui nous habitent.

Par ailleurs, les liens qui unissent le sujet et l’objet ou les choses (dans le monde)

sont bidirectionnels. Ils s’influencent mutuellement; c'est-à-dire que le sujet affecte les

objets du monde, mais en retour est aussi affecté par ce monde. Si le lien est bidirectionnel,

cela veut dire qu’il aura un effet sur le sujet et l’objet. S’il affecte l’objet, alors à chaque

fois, le sujet sera influencé en tant qu’identité. En effet, comme notre identité se forme en

tant que mouvement d’opposition réciproque, alors tout changement aux objets ou aux

choses du monde engendra nécessairement un questionnement sur notre identité en tant

qu’être humain.

Voilà donc le lien entre la connaissance, la relation sujet/objet et l’identité. En effet,

se questionner sur les limites des nouvelles technologies implique nécessairement une

interrogation sur les changements que nous ferons subir aux objets et aux choses et par

extension au monde dans lequel nous vivons; ce monde que nous nous représentons. Si

nous acceptons d’une part, que nous ayons une influence sur le monde et ses objets en tant

que sujet, mais que ceux-ci puissent aussi avoir une influence sur nous en tant que sujet. Et

que d’autre part, le processus d’identité s’opère à la manière de Nishida comme une

opposition réciproque, « la forme d’une identité de contradictions absolues avec soi-

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même. »83, nous pouvons donc déduire que nécessairement, notre changement sur les objets

les choses nous affectera dans notre identité en tant qu’être humain.

Quand nous pensons à un acte, nous devons considérer en quel lieu, en quel

monde, cet acte se produit. Ainsi que j’ai dit, considérant que notre soi est un

point de vue d’expression du monde, expression d’un certain monde :

considérant tout cela, ce que l’on appelle acte de conscience n’est pas autre

chose qu’un processus de détermination avec soi-même individuel de notre soi

se formant expressivement en lui-même et en tous lieux. Cela signifie que le

monde est sur le plan spatial, biologique et instinctif, contenant le soi comme

un aspect de sa propre négation.84

Pour reprendre notre exemple, dans le cas de Hapmap, le sujet (humain) et son lien

à son objet (humain) sont remis en cause par une modification de son objet (humain). La

génétique peut changer l’objet lui-même ou la représentation de l’objet et de son monde par

le sujet qui nécessairement cherchera à se redéfinir à partir de cette nouvelle donne.

Ceci est aussi vrai dans les autres nouvelles technologies, comme la

nanotechnologie, qui touchent, par exemple, non seulement aux êtres humains, mais aussi à

la structure même des atomes pour accéder ainsi à la maitrise complète de la nature. Les

objets du monde ou de la nature sont aussi des éléments constitutifs de qui nous sommes,

puisque par les liens que nous entretenons avec eux ou les ensembles qu’ils forment, ils

nous aident à définir notre monde et notre propre identité.

Nous pourrons alors déduire que pour répondre aux questionnements sur les

nouvelles technologies, nous devons comprendre le sujet et l’objet ainsi que les relations

83 Nishida, Kitaro. Logique du lieu et vision religieuse du monde. Traduction Yasuhiko Sugimura et Sylvain

Cardonnel, Paris, Editions Osiris,1999, p. 18. 84 Ibid., p. 18.

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qu’ils entretiennent. Pour ce faire, débutons par une discussion sur la théorie de la

mécanique quantique et de son interprétation par la pensée de Niels Bohr, Werner

Heisenberg et la thèse Nadeau et Kafatos afin d’ouvrir un débat sur l’être et la matière et la

conscience.

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Chapitre 2. Mécanique quantique et la dissolution de la dichotomie

sujet/objet

L'objet de la recherche n'est plus la nature en soi, mais la

nature livrée à l'interrogation humaine, est dans cette

mesure l'homme ne rencontre ici que lui-même.

Werner Heisenberg

Comme nous l’avons vu, la relation que nous entretenons comme sujet avec les

objets est au cœur de notre interrogation sur l’être humain et aura nécessairement des

répercussions sur l’être en général. Il est donc important de bien comprendre cette question

dans un contexte global. C’est pour élargir nos horizons à l’extérieur du cadre

philosophique traditionnel qu’une incursion dans l’histoire de la physique est nécessaire.

Pour comprendre et situer ce débat dans un contexte différent, mais lié à la philosophie,

cette enquête nous mènera à une discussion sur la théorie de la mécanique quantique qui

sera très révélatrice pour comprendre le cheminement de Heidegger et son projet

d’ontologie. Par conséquent, il alimentera notre propre réflexion sur l’être.

Pour cette entrée en matière sur la mécanique quantique, nous avons choisi de

travailler ce chapitre autour du livre de Nadeau et Kafatos The Non-Local Universe : The

New Physics and Matters of the Mind, car leur approche multidisciplinaire (physique,

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histoire et philosophie des sciences) demeure un atout indéniable à une compréhension

globale de la question du rapport sujet/objet et à l’être en général. Cet ouvrage permettait

aussi de faire des liens intéressants avec les publications en sciences naturelles consultées.

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2.1- La mécanique quantique et ses conséquences

À la fin du XIXe siècle, la physique, notamment par les travaux de Newton sur la

mécanique et de Maxwell sur l’électromagnétisme, se heurte à deux problèmes :

l’incapacité de détecter l’éther85 suite à l’expérience d’Albert A. Michelson et d’Edward W.

Morley en 188786 et l’inhabilité de la théorie de l’électromagnétisme de prédire la

distribution de l’énergie radiante à certaines fréquences d’un radiateur idéalisé ou « corps

noirs ». Ces deux problèmes pouvaient sembler banaux à première vue. Cependant, ils

allaient mener à deux découvertes qui allaient révolutionner le monde de la physique par la

théorie de la relativité et celle de la mécanique quantique.

Dans l’expérience de Michelson et Morley, la lumière était vue comme une onde

qui se propageait dans une certaine direction. Leur hypothèse était qu’elle devait réagir

d’une façon similaire à une onde sur l’eau. L’ajout d’un obstacle dans la direction de

propagation de cette onde pouvant faire apparaître des phénomènes d’interférences ou de

diffraction; i.e. amplification, annulation ou courbure de l’onde. Cependant, cette onde

avait besoin de se propager dans quelque chose, un certain médium, comme c’est le cas de

l’air pour le son et de l’eau pour les vagues.

85 L’éther sont « des substances subtiles distinctes de la matière et permettant de fournir ou transmettre des

effets entre les corps ». Lecourt, Dominique et Thomas Bourgeois. Dictionnaire d'histoire et philosophie des

sciences. Paris, Presses universitaires de France - PUF, 2006, 4e éd., p. 448. Coll. « Quadrige Dicos Poche ». 86 Voir : Michelson, Albert Abraham et Edward Williams Morley. « On the Relative Motion of the Earth and

the Luminiferous Ether », dans American Journal of Science. 34, 203 (1887), p. 333-345.

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L’expérience de Michelson et Morley tentait donc de démontrer l’existence de

l’éther comme médium à l’onde de la lumière. Ceux-ci croyaient qu’un même faisceau de

lumière divisé dans deux directions opposées dont une se dirigeant dans le sens de rotation

de la terre devait montrer une différence de vélocité; que la vitesse de la lumière devait être

différente du côté qui tourne dans le sens de la rotation terrestre. Si cela était exact, ils

pouvaient alors en déduire l’existence de l’éther comme milieu de propagation. À leur

grand étonnement, l’expérience montra que la vitesse de la lumière était constante. Il n’y

avait donc pas de différence mesurée. Leur théorie ne tenait donc pas la route.

Ce n’est qu’une vingtaine d’années plus tard qu’un scientifique du nom d’Albert

Einstein commence à apporter des réponses à certaines questions concernant la lumière

avec sa théorie de la relativité.87 En effet, selon la physique de Newton, qui faisait figure

d’autorité à cette époque, l’espace absolu existe séparément du temps absolu. Cela implique

que nous pouvons atteindre la vitesse de la lumière et que celle-ci pourrait même être

réduite à zéro. Pour Einstein, il est impossible de mesurer une motion absolue, dans une

direction fixée et une vitesse constante comme Newton, parce que nous devons le comparer

à d’autres objets qui doivent être dans cet « état initial ». Comme nous n’avons pas ce

système où la vitesse de la lumière est égale à zéro, Einstein conclut qu’il n’est pas possible

que les lois de la physique soient constantes dans tous les systèmes de référence. Il postulait

enfin que la vitesse de la lumière était constante pour les observateurs. Ceci mena à la

théorie de la relativité, à l’abandon d’une cadre de référence absolu et du même coup, le

renoncement à l’idée de l’éther.

87 Voir: Einstein, Albert. Relativity: The Special and General Theory. New York, H. Holt and Company,

1920[trad. 1916]. Disponible en ligne : http://www.ibiblio.org/ebooks/Einstein/Einstein_Relativity.pdf,

consultation 2 septembre 2013.

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Electrodynamic fields are not states of the medium (the Ether) and are not

bound to any bearer, but they are independent realities which are not reducible

to anything else. » In a vacuum, light traveled, he concluded, at constant speed,

c, equal to 300 000 km/sec, and thus all frames of reference become relative.

This is therefore, no frame of absolutely at rest. And this meant that laws of

physics could apply equally to all frames of reference moving relative to each

other.88

Le deuxième problème de la physique concernait l’inhabilité des théories physiques

à expliquer les radiations des corps noirs. Un corps noir est un objet qui absorbe l’entièreté

de radiation qu’il reçoit et émet de l’énergie radiante selon sa température. Nous pouvons

prendre l’exemple d’une barre de métal chauffée qui change de couleur selon sa

température. L’hypothèse en vigueur au XIXe siècle voulait que les particules constituantes

de la barre de métal vibrent et dégagent de l’énergie selon les paramètres de la théorie

électromagnétique de Maxwell. Le problème est que, selon cette théorie, plus la

température du corps augmente, plus la longueur d’onde de la lumière diminue et l’énergie

émise pouvait théoriquement tendre vers l’infini. Le physicien Max Planck tenta de

raccorder la théorie de la physique classique avec les résultats des corps noirs. Voyant

expérimentalement que l’énergie émise par les corps noirs ne devenait pas infinie, il

conclura alors que l’échange d’énergie dans les corps noirs ne pouvait donc être émis que

sous une forme individuelle quantifiée. En d’autres termes, elle ne pouvait être que le

multiple d’une unité élémentaire : la constante de Planck.

Ces développements en physique eurent aussi des répercussions sur la façon de

concevoir l’atome. Si la découverte du polonium par Pierre et Marie Curie en 1898 ouvrit

88 Nadeau, Robert et Menas Kafatos. The Non-local Universe: The New Physics and Matters of the Mind.

Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 22-23.

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la porte à une conception d’une structure de l’atome, Ernest Rutherford tenta d’expliquer

cela en conduisant une série d’expériences qui le mèneront à imaginer la structure de

l’atome comme des particules chargées négativement (électrons) qui se déplacent autour

d’un noyau chargé positivement.

Ce modèle fut raffiné par Niels Bohr, un physicien danois, avec l’aide Rutherford

lui-même. Bohr suggéra que les orbites des électrons étaient « quantifiées » ou encore que

les électrons se présentaient comme paquets d’ondes sur différentes orbites. Les

changements d’orbites de ces électrons émettaient ou absorbaient de l’énergie sous forme

de lumière ou de photons.89

Une étape importante qui nous mènera à la théorie de la mécanique quantique est la

série d’expériences que mena Arthur Compton avec des rayons X90. Celui-ci suggéra que

les photons ont un comportement similaire aux particules. Si la lumière avait des propriétés

de particules, mais avait été conçue comme une onde, alors les électrons pouvaient aussi

avoir des comportements similaires. C’est Louis de Broglie, un étudiant au doctorat en

physique, qui proposa que la formule d’Einstein sur la relativité, utilisée par Compton dans

ses expériences, pût aussi être utilisée pour les électrons. Ceci mena à la conclusion que les

particules avaient des propriétés d’ondes de la même façon que la lumière possède des

propriétés de particules. Cette réalité conduisit aux travaux d’Erwin Schrödinger sur la

mécanique d’onde en 1925.

89 Voir: Bohr, Niels. « Atomic Structure », Nature. 107, 2682 (1921), p. 104-107. 90 Voir: Compton, Arthur. X-Rays and Electrons: an Outline of Recent X-Ray Theory. New York, D. Van

Nostrand Company, Inc., 1926, 403 pages.

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Cependant, en 1926, Max Born proposa que la fonction d’ondes ne fût pas une

réalité au sens classique, mais plutôt une probabilité de trouver une particule à un moment

donné.91 D’autres travaux notamment par Werner Heisenberg, Max Born et Pascual Jordan

sur l’aspect particule ont donné naissance à la mécanique matricielle. Cette dernière

remettait en cause l’assomption classique d’un système, où tous les éléments sont

définissables et déterminables (et donc réels.)

À cette époque, il y avait donc deux écoles qui se confrontaient : « Plank,

Schrödinger and de Brogli joined ranks with Einstein in resisting the implications of

quantum theory. Figures like Dirac, Pauli, Jordan, Born and Heisenberg became, in

contrast, advocates of the Copenhagen Interpretation of quantum mechanics. »92 Bohr

travailla avec Heisenberg et d’autres physiciens à l’élaboration de ce qui sera appelé plus

tard l’interprétation de Copenhagen de la mécanique quantique, faisant référence au lieu

où était situé l’institut de physique dirigé par Neils Bohr. Ce dernier sera un des premiers à

réaliser que dans le monde quantique, la quantité de mouvement et la position n’ont pas une

valeur définie, mais plutôt une probabilité « d’être ».

Ceci est très important puisqu’il questionne l’assomption de la physique classique

newtonienne à décrire la réalité physique. De plus, le développement dans cette foulée par

Werner Heisenberg du principe d’incertitude93 stipule qu’il est impossible de mesurer des

variables complémentaires simultanément. Dans la physique newtonienne, nous ne

91 Voir: Bernstein, Jeremy. « Max Born and the Quantum Theory », American Journal of Physics. 73,

11(2005), p. 999-1008. 92 Nadeau, Robert et Menas Kafatos. Op. cit., p. 38. 93 Voir: Heisenberg, Werner. The Physical Principles of the Quantum Theory. New York, Dover, 1949,

183 pages.

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connaissons entièrement une particule seulement si nous connaissons sa position et sa

quantité de mouvement. Cependant, Heisenberg dira que plus nous obtenons de la précision

pour une variable, moins nous en aurons pour en mesurer une autre. En effet, la mécanique

quantique avance que, pour connaitre la position d’une particule ou sa vitesse, nous devons

absolument la mesurer. Par contre, la mécanique quantique peut déterminer la distribution

statistique d’une particule à un moment donné, une probabilité. La difficulté de mesurer

simultanément des paramètres statistiques est évidente. Cet exemple mine encore une fois

cette vision de la physique à laquelle nous pouvons faire correspondre le monde à un

modèle mathématique. Comme la mécanique quantique est largement probabiliste et que

nous ne pouvons déterminer la valeur d’une variable que par observation directe, nous

pouvons donc conclure que nous ne pouvons avoir cette objectivité souhaitée, où nous

pouvons nous exclure du système de référence. Cela laisse aussi planer l’idée que plusieurs

observations directes via une expérimentation ne donneront pas nécessairement les mêmes

résultats. En clair, nous devons même penser que l’observateur influence le système. Ceci

remet donc en doute la théorie de Descartes sur la dualité entre le corps et l’esprit, la

dichotomie entre le sujet et l’objet. Il mine du coup la possibilité d’une objectivité absolue

en science.

Cette remise en question de la physique et la philosophie sur la possibilité de décrire

le réel de façon objective et de connaître les choses en soi allait créer une controverse

importante et mener à des débats épiques en physique, mais aussi aura des répercussions

jusqu’à nos jours dans les sciences humaines.

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La possibilité de décrire le réel par la physique est une position qui a été

farouchement défendue par Schrödinger et Einstein94 : « Schrödinger, the father of wave

mechanics, was a believer, among with Einstein, in the one-to-one correspondance between

every element of the physical theory and the physical reality. »95 Une célèbre expérience

proposée pour prouver qu’il existe une réalité en dehors de l’expérimentateur est le chat de

Schrödinger. Ce dernier imagina un chat dans une boîte hermétique. Dans cette boite, un

mécanisme lié au passage d’un photon est pensé pour relâcher un gaz mortel dans celle-ci

et ainsi tuer le chat. La question de Schrödinger est de savoir ce qui se passe avec le chat

sans que l’on ne l’observe. Serait-il mort ou vivant? Selon les vues probabilistes de la

mécanique quantique, il y a 50% de chances que le chat soit mort et 50% qu’il soit vivant.

Donc, si l’on se fie à cette théorie, le chat devrait être mort et vivant avant que

l’observateur ne le regarde, ce qui est impossible. Cela implique donc pour Schrödinger

qu’une propriété mathématique existe dans la réalité sans l’intervention d’un

expérimentateur. Cette situation prouve que le réel peut alors être décrit par les

mathématiques. Cela invaliderait ainsi la théorie de la mécanique quantique qui stipule que

l’on ne peut connaître, seulement évaluer la probabilité du « réel », et que nous avons

besoin d’un observateur‒un sujet pour le connaître.

Cependant, expliquent Nadeau et Katafos, une analyse plus approfondie de cette

situation montre qu’il y a un paradoxe seulement si nous insistons à faire correspondre la

théorie physique à la réalité. Par contre, si nous pensons plutôt en termes de mécanique

94 Voir sur ce sujet: Heisenberg, Werner. « Development of Concepts in the History of Quantum Theory »,

American Journal of Physics, 43, 5 (1975), p. 389. 95 Nadeau, Robert et Menas Kafatos. Op. cit., p. 57.

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quantique, le système devient « réel » quand l’expérimentateur fait son observation. Nous

ne pouvons assumer l’existence d’une réalité potentielle sans mesure.

A more careful analysis reveals, however, that this seeming paradox has

nothing to do with alive of dead cats. This distorted view arises only if we insist

that a real or objective description of physical reality must feature a one-to-

one reality between this physical theory and this reality. If however, we view

this situation in terms of actual conditions and results of quantum mechanical

experiments, which Bohr’s Copenhagen interpretation requires, there is no

such paradox. The state of these systems becomes real or actual when a

measurement occurs, and we cannot assume the reality of potential states in

absence of measurement.96

Un débat entre Einstein et Bohr sur la possibilité de décrire le réel commença donc

en 1927 et se continua par intermittence jusqu’à la mort de Einstein en 1955. Ce dernier

dira en 1934-1935 que la théorie de Bohr de la mécanique quantique est incomplète

puisqu’elle ne peut répondre à ce postulat de la correspondance entre théorie physique et

réalité physique:

Previously we proved that either (1) the quantum-mechanical description of

reality given by the wave function is not complete or (2) when the operators

corresponding to two physical quantities do not commute the two quantities

cannot have simultaneous reality. Starting then with the assumption that the

wave function does give a complete description of the physical reality, we

arrived at the conclusion that two physical quantities, with non commuting

operators, can have simultaneous reality. Thus the negation of (1) leads to the

negation of the only other alternative (2). We are thus forced to conclude that

the quantum-mechanical description of physical reality given by wave

functions is not complete.97

96 Ibid., p. 59. 97 Voir: Einstein, A., Podolsky, B. et N. Rosen. 1935. « Can Quantum-Mechanical Description of Physical

Reality Be Considered Complete? », Physical Review. 47, 10 (1935), p. 780. Disponible en ligne :

http://journals.aps.org/pr/pdf/10.1103/PhysRev.47.777, consultation 3 novembre 2013.

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Il imagina une expérience avec ses collègues Boris Podolsky et Nathan Rosen pour

prouver cela.98 En effet, si nous avons deux particules dans un état quantique identique ou

intriqué et que nous les séparons, assumant que la quantité de mouvement totale est

conservée,99 et qu’elle ne sera pas affectée par l’espace entre les deux particules, alors,

nous pourrions mesurer la position d’une particule observée et la quantité de mouvement de

celle non observée.

Par le fait même, nous pourrions déduire la quantité de mouvement et la position de

la particule non observée. « The point was that if we can deduce both the position and

momentum for a single particle in apparent violation of the indeterminacy principle, it is

still possible to assume a one-to-one correspondence between every aspect of the physical

theory and the physical reality. »100

Pour Einstein et ses collègues, la position et la quantité de mouvement d’un système

ne peuvent pas influencer le deuxième système. Le principe physique de la cause locale

était en jeu ici; c'est-à-dire qu’un événement physique ne peut influencer un autre

événement physique sans une certaine médiation entre les deux. Bohr répliqua à Einstein en

disant que la seule façon d’attribuer la position et la quantité de mouvement d’une particule

dans la réalité est de la mesurer. Le débat fut finalement tranché par le développement du

98Ibid., p. 777-780, consultation 3 novembre 2013. 99 « La physique classique définit la quantité de mouvement de la façon suivante : “ la quantité de mouvement

est égale au produit de la masse [m] d'un corps par son vecteur vitesse [v] : p = mv.” ». « Quantité de

mouvement et énergie », dans Encyclopedia Universalis. Disponible en ligne : http://www.universalis.fr/

encyclopedie/relativite-relativite-restreinte/7-quantite-de-mouvement-et-energie/, consultation janvier 2014. 100 Nadeau, Robert et Menas Kafatos. Op. cit., p. 68.

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théorème de Bell101 et de sa validation expérimentale à partir des années 1970 et des

expériences comme celles d’Alain Aspect et ses collaborateurs102 qui firent pencher la

balance vers Bohr. Ces expériences ont démontré que des corrélations instantanées entre les

particules, indépendamment de leur distance, existent. Dans cette foulée, la « non-

localité » devient un élément essentiel à notre compréhension de l’univers. « Virtually

everything in our immediate physical environment is made of quanta in this manner from

the big bang to the present. Even the atoms in our bodies are made up of particles that

were once in close proximity to the cosmic fireball, and other particles that interacted at

the same time in a single quantum state can be found in the most distant star. »103 Nadeau

et Kafatos suggèrent que nous pourrions ainsi en théorie faire partie d’un grand système

quantique, non local, non séparable, restant en contact à n’importe quelle distance en

l’absence de transfert d’énergie ou d’information:

This suggests, however strange or bizzare it might seem, that all of physical

reality is a single quantum system that responds together to further

interactions. The quanta that make up our bodies could be as much a part of

the unified system as the photons propagating in opposite directions in the

Aspect and Gisin experiments. Thus, nonlocality, or non-separability, in these

experiments could translate into the much grander notion of nonlocality, or

non-separability, as the factual condition in the entire universe. There is little

doubt among physicists that nonlocality must now be recognized as a fact of

nature.104

101 « Bell's Theorem is the collective name for a family of results, all showing the impossibility of a Local

Realistic interpretation of quantum mechanics. » Shimony, Abner (éd.). Stanford Encyclopedia of philosophy.

Stanford, Stanford University, 2009. Disponible en ligne : http://plato.stanford.edu/entries/bell-theorem,

consultation 3 novembre 2013. Voir également : Bell, John. « On the Einstein Podolsky Rosen Paradox »,

Physics. 1, 3 (1964), p. 195-200. 102 Voir : Aspect, Alain. « Bell's Inequality Test: More Ideal than Ever », Nature. 398, 6724 (1999), p. 189-

190. 103 Nadeau, Robert et Menas Kafatos. Op. cit., p. 81. 104 Ibid., p. 81.

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La mécanique quantique nous apprend que l’univers est non local. En d’autres mots,

deux « objets » à n’importe quelle distance peuvent interagir sans mécanisme intermédiaire.

De plus, le principe de complémentarité proposé par Bohr nous dicte que nous ne pouvons

connaître un phénomène entièrement que lorsque nous pouvons expérimenter chacune de

ses bases simultanément, d’où sa complémentarité. En effet, suivant le principe

d’incertitude de Heisenberg, il est impossible selon Bohr de concevoir une expérience qui

nous permettrait de mesurer simultanément les bases d’une même réalité, d’un système; par

exemple la dualité onde-particule de la lumière.

Pour Bohr, la complémentarité est la logique de la nature qu’il explique de la façon

suivante :

In a lecture on that occasion, I advocated a point of view conveniently termed

"complementarity," suited to embrace the characteristic features of

individuality of quantum phenomena, and at the same time to clarify the

peculiar aspects of the observational problem in this field of experience. For

this purpose, it is decisive to recognise that, however far the phenomena

transcend the scope of classical physical explanation, the account of all

evidence must be expressed in classical terms. The argument is simply that by

the word "experiment" we refer to a situation where we can tell others what we

have done and what we have learned and that, therefore, the account of the

experimental arrangement and of the results of the observations must be

expressed in unambiguous language with suitable application of the

terminology of classical physics. This crucial point, which was to become a

main theme of the discussions reported in the following, implies the

impossibility of any sharp separation between the behaviour of atomic objects

and the interaction with the measuring instruments which serve to define the

conditions under which the phenomena appear. In fact, the individuality of the

typical quantum effects finds its proper expression in the circumstance that any

attempt of subdividing the phenomena will demand a change in the

experimental arrangement introducing new possibilities of interaction between

objects and measuring instruments which in principle cannot be controlled.

Consequently, evidence obtained under different experimental conditions

cannot be comprehended within a single picture, but must be regarded as

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complementary in the sense that only the totality of the phenomena exhausts

the possible information about the objects.105

Pour Robert Nadeau et Menas Kafatos, cette réalité nous amène à revoir les

fondements de l’épistémologie des sciences. En effet, « tenets of classical epistemology (le

dualisme métaphysique du XVIIe siècle et le monde vu comme entièrement descriptible par

les mathématiques) are not in accord with what we know about the actual character of

physical reality, we can no longer view physical theories as an ontological bridge between

observer and observed system. They must be viewed rather as subjectively based human

constructs useful to extend that they help us coordinate grater range of experience with

physical reality. »106

Cette notion de complémentarité nous pousse à dire que nous ne pouvons pas

expliquer le monde dans sa totalité par des équations mathématiques. La mécanique

quantique change donc la façon dont nous comprenons le monde à diverses échelles, mais

nous questionne également sur la relation entre le tout et les parties. Au niveau physique,

nous avons vu que la réalité ne peut être expliquée entièrement par les théories physiques

classiques, que la réalité ne correspond pas aux théories physiques, que sur la grande

échelle, la complémentarité, la non-localité et la non séparabilité du grand système

quantique que nous avons abordé précédemment nous pousse à revoir notre relation ou nos

liens avec le Tout.

105 Bohr, Niels. « Discussions with Einstein on Epistemological Problems in Atomic Physics », The Value of

Knowledge: A Miniature Library of Philosophy, Marxists Internet Archives. Extrait le 30 août 2010,

http://www.marxists.org/reference/subject/philosophy/, consultation 2 février 2014. Cité dans Schilpp, Paul

A. (éd.). « Niels Bohr's Report of Conversations with Einstein », Albert Einstein: Philosopher-Scientist.

Cambridge, Cambridge University Press, 1949, 800 pages. 106 Nadeau, Robert et Menas Kafatos. Op. cit., p. 100.

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Cette relation au Tout, nous la vivons avec les autres êtres vivants et le non vivant

qui nous entoure. Il serait donc opportun de nous questionner sur cette nouvelle réalité et

ses répercussions en biologie? Cela pose-t-il des changements dans la relation entre le Tout

et les parties? En effet, il y a plusieurs phénomènes biologiques que nous ne pouvons pas

décrire de façon mathématique puisque leur observation est enchâssée dans d’innombrables

ramifications, ne serait-ce que pour l’évolution des espèces ou son adaptation à un

environnement. Nous pouvons donc difficilement isoler des phénomènes biologiques de

leur environnement. Même si nous arrivions à décrire des phénomènes biologiques par une

pure abstraction mathématique, il serait très difficile d’expliquer certains phénomènes qui

nous ramènent au rapport du Tout et des parties. Par exemple, comment décrire en termes

mathématiques les pulsions des organismes vivants, des bactéries aux mammifères, à

perpétuer leurs gènes?

Si le réel ne peut être décrit entièrement par les mathématiques et les lois de la

physique, alors un autre problème se pose. Qu’en est-il de la dualité cartésienne ou encore

de la division entre esprit et matière et l’objectivité en science (la division sujet/objet)?

C’est cette division, qui mène à la science moderne, qui poussa Laplace à éliminer non

seulement dieu de la physique classique, mais aussi ses composantes métaphysiques

(comme la théorie de formes de Platon par exemple). L’épistémologie des sciences

demande pourtant que nous testions des hypothèses par une adéquation à un phénomène

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observable : « that we proceed by inductive generalizations from observed facts to

hypotheses that are tested by observed conformity of the phenomena. »107

Bohr, conscient que la mécanique quantique bouleversait l’assomption que le

monde réel ne pouvait être décrit entièrement par les théories physiques et mathématiques,

posa l’hypothèse qu’il n’y avait pas de perspective extérieure pour comprendre le monde.

L’observateur fait toujours partie du système. Le système est donc lié au sujet observateur.

Bohr continua cependant de défendre sa position réaliste en disant que la validité de

la mécanique quantique repose sur des observations et des mesures faites dans un système à

des conditions spécifiques, en tenant compte de l’expérimentateur et des appareils de

mesure. Même si le sujet a nécessairement un lien avec l’objet dans le système, le système

n’est perturbé par l’expérimentateur que dans la mesure où nous pensons que nous pouvons

décrire le monde atomique de façon indépendante.

Le changement est donc important, il n’est alors pas possible pour Bohr de voir le

monde d’une perspective extérieure et voir la réalité en elle-même, car nous devons

nécessairement nous inclure comme sujet. Ceci nous force à admettre que notre

connaissance des phénomènes physiques ne sera jamais complète ou totale.

Cependant, Bohr ne croit pas en un sujet ultime comme une divinité, ni qu’il existe

une réalité indépendante de l’homme, ni, à l’opposé, que la réalité est une pure abstraction

de l’esprit:

107 Ibid., p. 85.

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The notion of an ultimate subject as well as conceptions of realism and

idealism, » wrote Bohr « find no place in objective description as we have

defined it » This means that physical laws and theories do not have, as

architects of classical physics supposed, an independent existence from

ourselves. They are human products with a human history useful to the extent

that they help us coordinate a greater range of experience with nature. «It is

wrong,» said Bohr, «to think that the task of physics is to find out how nature

is. Physics concerns what we can say about nature.» 108

Maintenant, comment la notion de complémentarité se reflète en biologie? Bohr

croit que les matières organiques et inorganiques sont complémentaires. Si cela est vrai,

alors, il se pourrait qu’il existe également une relation complémentaire entre les lois

physiques et les lois biologiques. Pour Bohr, la biologie comme la physique ne peuvent être

expliquées par la description mathématique des molécules du vivant. En effet, un

organisme vivant existe seulement en relation avec l’ensemble de la vie biologique. Une

position qui sera partagée par Georges Canguilhem: « Mais il ne suffit pas de parler

d’interaction pour annuler la différence qui existe entre relation de type physique et de type

biologique. Du point de vue biologique, il faut comprendre qu’entre l’organisme et

l’environnement, il y a le même rapport qu’entre les parties et le tout à l’intérieur de

l’organisme lui-même. L’individualité du vivant ne cesse pas à ses frontières

ectoplasmiques, pas plus qu’elle ne commence à la cellule. »109

Cette idée est aussi explorée chez le biologiste allemand Jakob von Uexküll. Pour

lui, les organismes vivants simples ne sont pas des objets, mais bien également des sujets

puisqu’ils ont aussi un monde. Uexküll, dans son livre Mondes animaux et monde humain

108 Ibid., p. 96. 109 Voir : Canguilhem, Georges. La connaissance de la vie. Réédition revue et augmentée, Paris, Vrin,

1965[1952], p. 144.

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suivi de la théorie de la signification, développe, par des observations sur différents

organismes comme la tique et l’oursin, le concept d'Umwelt. Selon cette théorie, chaque

être vivant a son milieu/univers propre auquel il donne sens et le détermine. « Chaque

milieu constitue une unité fermée sur elle-même, dont chacune des parties est déterminée

par la signification qu’elle reçoit pour le sujet de ce milieu. Selon sa signification pour

l’animal, la scène où il joue son rôle vital englobe un espace plus ou moins grand, dont les

lieux entièrement dépendants, en nombre et en grandeur, du pouvoir discriminatif des

organes sensoriels de cet animal. » 110

Cependant, ce que Bohr n’avait probablement pas prévu c’est que les organismes

vivants développent, dans leur évolution, d’autres mécanismes en synergie et en

coopération avec d’autres organismes créant des organismes plus complexes et/ou ayant

des propriétés dites émergentes111 différentes des organismes individuels112.

110 Uexküll, Jakob V. Mondes animaux et mondes humains suivi de théorie de la signification. Traduction

Philippe Muller, Paris, Médiations DENOEL, 1965, p. 99. 111 L’émergence est définit par le Stanford Encyclopedia of Philosophy de la façon suivante: « Emergence is a

notorious philosophical term of art. A variety of theorists have appropriated it for their purposes ever since

George Henry Lewes gave it a philosophical sense in his 1875 Problems of Life and Mind. We might roughly

characterize the shared meaning thus: emergent entities (properties or substances) ‘arise’ out of more

fundamental entities and yet are ‘novel’ or ‘irreducible’ with respect to them. (For example, it is sometimes

said that consciousness is an emergent property of the brain.) Each of the quoted terms is slippery in its own

right, and their specifications yield the varied notions of emergence that we discuss below. There has been

renewed interest in emergence within discussions of the behavior of complex systems and debates over the

reconcilability of mental causation, intentionality, or consciousness with physicalism. » O’Connor, Timothy

et Hong Yu Wong. « Emergent Propreties », Stanford Encyclopedia of Philosophy. Publié le 24 Septembre

2002; revisé substantiellement le 28 février 2012, http://plato.stanford.edu/entries/properties-emergent/,

consultation 14 mars 2014. 112 La notion de propriété émergeante est très controversée en philosophie. Elle intervient également dans les

discussions sur le vitalisme, doctrine selon laquelle il y aurait une force vitale qui animerait les êtres vivants.

Dans cette optique, cette force vitale s’oppose à la réductibilité du vivant, aux propriétés physiques et

chimiques de la matière. Le concept d’émergence s’oppose à certains égards au réductionnisme (ou ne peut

être expliqué par celui-ci) qui est une conception selon laquelle un système complexe n’est que la somme de

ses parties. Les concepts clés au cœur du débat de l’émergence sont : 1) la survenance (quand la propriété M

émerge des propriétés de N1,N2, …Nx, qui est différente de N1,N2, …Nx, nous pouvons alors parler de

survenance.), 2) l’irréductibilité (quand nous ne pouvons déduire toutes les propriétés du tout à partir des

propriétés de base) et 3) la causalité descendante (Les propriétés émergentes auraient des pouvoirs causaux

distincts, irréductibles aux pouvoirs causaux de leur propriété de base.).

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71

Un exemple de cela est le développement des mitochondries dans les cellules

vivantes qui serait le vestige d’une intégration d’une bactérie dans notre appareillage

cellulaire113 ou encore le partage de matériel génétique entre les bactéries d’un même

groupe.114

Ceci diffère un peu avec la théorie de l’évolution des espèces de Darwin. Pour ce

dernier, la relation entre le tout et les parties est mécanique. Darwin voyait que cette

sélection naturelle permettait le ralentissement d’une progression mathématique des

individus d’une même espèce. En effet, pour leur survie, les individus se battent pour leur

existence à trois niveaux : 1) entre les individus de même espèce, 2) entre les individus

d’espèces différentes, ou encore 3) contre les conditions physiques de leur environnement.

Ces guerres sur trois niveaux devaient assurer l’élimination des désavantages et la sélection

des avantages pour permettre une meilleure survie des individus.

Let it also be borne in mind how infinitely complex and close fitting are the

mutual relations of all organic beings to each other and to their conditions of

life. Can it, then, be thought improbable, seeing that variations useful to men

have undoubtedly occurred, that useful variations useful in some way to each

being in the great and complex battle of life, should occur in the course of

many successive generations? If such do occur, can we doubt (remembering

that many more individuals are born than can possibly survive) that

individuals having any advantage, however slight, over others, would have the

best chance of surviving and of procreating their kind? On the other hand, we

may feel sure that any variation in the least degree injurious would be rigidly

Voir sur ces sujets : Kim, Jaegwon. « Emergence: Core ideas and issues », Synthese. 151, 3 (2006), p. 347-

354. 113 Voir l’article: Cameron Thrash, J. (et al.). « Phylogenomic Evidence for a Common Ancestor of

Mitochondria and the SAR11 Clade », Scientific Reports. 1, 13 (2011), 9 pages. 114 Hugenholtz, Philip (et al.). « Impact of Culture-Independent Studies on the Emerging Phylogenetic View

of Bacterial Diversity », Journal of Bacteriology. 180, 18 (1998), p. 4765-4774.

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destroyed. This preservation of favorable individual differences and variations,

and the destruction of those which are injurious, I have called Natural

Selection, or the Survival of the Fitness. 115

La théorie de l’évolution de Darwin est remise en cause notamment par les

biologistes moléculaires et généticiens, qui mettent en doute son universalité. Certains,

comme Kalin Vetsigian et ses collaborateurs, diront même que l’évolution de la traduction

génétique demande un niveau important de transfert de gènes horizontaux pour l’évolution

de l’appareillage des structures cellulaires. Par conséquent, son code génétique actuel ne

peut être due uniquement à une sélection naturelle.116 Ils en arriveront à la conclusion que:

« Evolution of the genetic code, translation, and cellular organization itself follows a

dynamic whose mode is, if anything, Lamarckian. »117

De plus, Motoo Kimura118 développa la théorie neutraliste de l’évolution119 qui

postule que les variations au niveau moléculaire entre les espèces et à l’intérieur de la

même espèce sont le résultat de mutations aléatoires qui sont « neutres », puisque non

causées par la sélection naturelle et n’affectant en rien la survie. Cependant, elle met aussi

de l’avant l’idée que les transformations moléculaires néfastes soient rapidement éliminées

par la sélection naturelle. Cette théorie ne remplace donc pas la sélection naturelle. Kimura

dira :

115 Darwin, Charles. Origin of Species. New-York, Castle book, 2004, p. 98. 116 Qui est l’interprétation des codons de l’ARN messager en acides aminées. 117 Vetsigian, Kalin (et al.). « Collective Evolution and the Genetic Code », Proceedings of the National

Academy of Sciences of the United States of America. 103, 28 (2006), p. 10696-10701. 118 Voir : Kimura, Motoo. Théorie neutraliste de l’évolution. Paris, Flammarion, 1983, p. 118.

Voir aussi sur le même sujet : King, Jack L. et Thomas H. Jukes. « Non-Darwinian Evolution », Science. 164,

3881 (1969), p. 788-798; Thoday, J M. « Non-Darwinian "Evolution" and Biological Progress », Nature. 255,

5511 (1975), p. 675.

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Finally, if my chief conclusion is correct (parlant d’un grand taux de mutation

des paires de nucleotides de 100-1000 fois plus élevé que l’estimé), and if the

neutral or or nearly neutral mutation is beeing produced in each generation at

much higher rate than has been considered before, then we must recognize the

great importance of random genetic drift due to finite population number in

forming the genetic structure of biological populations.120

Un autre exemple qui s’inscrit à contresens de la théorie de l’évolution des espèces se

trouve chez les bactéries. En effet, les bactéries sont apparues sur terre bien avant les

organismes complexes. Elles ont développé des stratégies comme la photosynthèse ou la

respiration en utilisant des mécanismes comme la symbiose pour assurer leur suivie qui

vont bien au-delà de la lutte individuelle. Les processus de conjugaison ou de transduction

sont de bons exemples de cela :

Genetic exchanges among bacteria occur by several mechanisms. In

transformation, the recipient bacterium takes up extracellular donor DNA. In

transduction, donor DNA packaged in a bacteriophage infects the recipient

bacterium. In conjugation, the donor bacterium transfers DNA to the recipient

by mating. Recombination is the rearrangement of donor and recipient

genomes to form new, hybrid genomes. Transposons are mobile DNA segments

that move from place to place within or between genomes. 121

Le matériel génétique d’une cellule procaryote (bactéries) est transféré à une autre, donnant

accès à du matériel génétique pouvant augmenter la capacité de survie des individus, mais

également celle de sa progéniture. Comme le décrivent Margulis et Sagan: « All the world’s

bacteria have access to a single gene pool and hence to the adaptative mechanisms of the

entire bacterial kingdom. »122 De plus, ces organismes influencent l’ensemble de la

120 Kimura, Motoo. « Evolutionary Rate at the Molecular Level », Nature. 217, 5129 (1968), p. 624-626. 121 Holmes, Randal K. et Michael G. Jobling. « Genetics: Conjugation », dans Baron, Samuel (et al.). Baron's

Medical Microbiology. 4e ed., Galveston, University of Texas Medical Branch, 1996, chapitre 5. Disponible

sur ligne à http://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK7908/ 122 Margulis, Lynn et Dorion Sagan. Microcosmos : Four Billion Years from our Microbial Ancestors. New

York, Simon & Scuster, 1986, p. 16. Cité dans: Nadeau, Robert et Menas Kafatos. Op. cit., p. 110.

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communauté biotique: « By constantly and rapidly adaptaing to environmental conditions,

the organisms of the microcosm support the entire biota, their global exchange network

ultimately affecting every living plant and animal. »123

Chez les organismes complexes, l’ADN est probablement un très bel exemple de la

relation qui existe entre le Tout et les parties et l’émergence de propriétés. En effet, l’ADN

cellulaire code pour une multitude de protéines, ce qui permettra l’expression de différentes

caractéristiques à l’échelle macroscopique : spécialisation cellulaire, croissance, etc. Le tout

est donc l’assemblage des parties, mais du même coup le Tout est aussi dans les parties par

l’ADN. Les protéines codées, par l’action de l’ADN, ont un effet sur l’ensemble du corps,

mais ne sauraient expliquer par ailleurs l’émergence de nouvelles caractéristiques, comme

la conscience dans les organismes vivants complexes. Il est difficile de déduire, en

réduisant le vivant à ses composantes simples comme l’atome, les effets ou caractéristiques

nouvelles qu’ils acquièrent en raison de leur regroupement. L’émergence de telles

caractéristiques nous porte à croire que les organismes complexes ne peuvent être réduits à

la somme de leurs parties, mais sont bel et bien un Tout.

De plus, un nombre croissant d’articles scientifiques124 démontrent une coopération

entre les individus d’une même espèce et entre les individus de différentes espèces125. Ceci

remet en cause également la théorie de Darwin basée principalement sur la compétition. La

régulation des populations se fait chez certaines espèces par la plasticité de l’atteinte de la

123 Ibid., p. 111. 124 Voir: Clutton-Brock, Tim. « Cooperation Between Non-kin in Animal Societies », Nature. 462, 5 (2009),

p. 51-57. 125 Voir : Heams, Thomas (et al.). Les mondes darwiniens : Les sciences de l’évolution aujourd’hui. Paris,

Editions Syllepse, 2009, 1000 pages.

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maturité sexuelle des femelles selon les conditions du milieu favorables ou défavorables.

C’est ce qui a été observé chez plusieurs animaux : « linkage between age of first

production of offspring and population density has been found in the white-taled deer, elk,

bison, moose, bighorn sheep, ibex, wildebeest, Himalayan tahr, hippopotamus, lion, grizzly

bear, harp seal, southern elephant seal, spotted porpoise strip dolphin, blue whale, and

sperm whale. This linkage also exists in small mammals ».126

De plus, les différentes stratégies exploitées chez différents animaux prédateurs

pour se nourrir des mêmes populations de proies sont aussi un modèle de coopération entre

les espèces. Par exemple: « Carnivores avoid competing by hunting primarily in different

places at different times, and by using different techniques to capture different segment of

the pray population. Cheetahs are unique in their high-speed strategy, but as a

consequence must specialize on small gazelle. Only the leopard uses ambush strategy,

which seems to play no favorites in the pray it chooses. Hyena and wild dogs are similar

but hunt at different times. »127

Par ailleurs, le développement du cerveau chez l’être humain est aussi un cas de

figure intéressant. Nadeau et Kafatos diront qu’il est probable que la communication

symbolique entre les hommes vers une évolution sociale ait été un facteur complémentaire

à la sélection naturelle favorisant la survie : « If we can view the behavior of hominids

associated with symbolic communication in these terms, social evolution and Darwinian

126 Nadeau, Robert et Menas Kafatos. Op. cit., p. 116. 127 Gould, James L. Ethology : Mecanisms and Evolution of Behavior. New York, Norton, 1982, p. 467. Cité

dans : Nadeau, Robert et Menas Kafatos. Op. cit., p. 117.

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evolution probably operated as complementary dynamics of the evolution of our

species. »128

Pour eux, l’évolution du cerveau chez l’homme jusqu’au stade de la conscience est

probablement un phénomène émergeant qui nous ramène à la notion de la dynamique entre

le Tout et les parties.

More complex order in biological reality appears to be associated with the

emergence of new wholes that are greater than the parts, and the entire

biosphere appears to be a whole that displays self-regulating behavior that is

greater than the sum of his parts. If this is the case, the emergence of a

symbolic universe based on a complex language system could be viewed as

another stage in the evolution of more complex systems marked by the

appearance of a profound complementary relationship between parts and

wholes. This does not allow us to assume that human consciousness was in any

sense preordained or predestined by natural process. But it does make it

possible, in philosophical terms at least, to argue that this consciousness is an

emergent aspect of the self-organizing properties of biological life.129

Par ailleurs, Nadeau et Kafatos proposent, en dépassant le débat sur le dualisme

cartésien, un nouveau dialogue entre les hommes basé sur les principes et conséquences de

la mécanique quantique. En effet, en admettant que l’univers est non-local et que tous les

quantas dans l’univers ont interagi avec d’autres à un moment un à un autre de l’histoire,

alors, il est possible que l’univers soit un système unique. De par le fait même, il se pourrait

que nous fassions partie d’un tout unique et inter-relié, nous proposant une vision holiste et

à un certain monisme philosophique. Cependant, pour ces auteurs, la physique ne peut

découvrir totalement les caractéristiques du tout. « Although this discovery may imply that

128 Ibid., p. 143. 129 Ibid., p. 143.

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the universe is holistic, physics can say nothing about the actual character of the

whole. »130

En effet, la mécanique quantique basée sur des probabilités ne peut exprimer ce qui

existe en soi. La seule façon d’y arriver serait d’expliquer une métaphysique qui pourrait

dépasser le problème de la propagation de la lumière à une vitesse supérieure à sa

constante. « No metaphysics not involving faster than light propagation of influences has

been proposed that can account for all the predictions of quantum mechanics, except for

the so called many world interpretation131, which is objectionable on other grounds. Since

quantum physicists are reluctant to accept the idea that there are faster than light

influences, they are left with no metaphysics to promulgate. »132 En effet, si une théorie

pouvait expliquer la non-localité de l’univers dans un système pouvant dépasser la vitesse

de la lumière était possible, nous pourrions peut-être encore accepter la possibilité de cette

vision dualiste entre la matière et l’esprit.

Cependant, comme ce n’est pas le cas, Nadeau et Kafatos en arrivent à la conclusion

que cette situation évacue la physique de l’étude du Tout, mais ouvre toutefois la porte à un

renouveau philosophique. En effet, « Although, new epistemological situation suggests that

question regarding the character of the whole no longer lies within the domain of science,

130 Ibid., p.192. 131 La théorie des mondes multiples est définit dans le Stanford Encyclopedia of Philosophy: « The Many-

Worlds Interpretation (MWI) of quantum mechanics holds that there are many worlds which exist in parallel

at the same space and time as our own. The existence of the other worlds makes it possible to remove

randomness and action at a distance from quantum theory and thus from all physics. » Vaidman, Lev.

« Many-Worlds Interpretation of Quantum Mechanics », The Stanford Encyclopedia of Philosophy. Op. cit.

Disponible en ligne : http://plato.stanford.edu/entries/qm-manyworlds/, consulté le 3 février 2014. 132 Ibid., p. 178.

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this does not prevent us exploring this manner in which nonlocality may alter our views of

human consciousness in philosophical terms. »133

Cela est un appel à une ouverture de la conscience par-delà les conséquences de la

mécanique quantique et pousse vers un renouveau de la façon dont nous concevons

l’univers et l’être humain. Il nous rappelle des questions entourant notre conception de la

réalité, notre façon de connaître, mais également notre rapport à l’être. Ce changement nous

pousse à sortir du paradigme de la modernité occidentale et à se donner des bases nouvelles

dans notre rapport avec nous-mêmes, les autres, notre environnement et notre univers.

Cette présentation de la façon de concevoir le rapport sujet/objet par les théories

modernes de physique sera très éclairante pour comprendre globalement notre question sur

l’être et en particulier le cheminement intellectuel de Heidegger. Cette discussion nous a

permis de mettre en lumière l’interprétation de Copenhague de la mécanique quantique, de

ses principes d’incertitude et de complémentarité, d’en questionner ses conséquences et ses

limites envers notre explication du monde. Il a aussi donné des outils conceptuels pour

pousser notre réflexion philosophique sur l’être.

Dans le but d’approfondir et d’enrichir cette discussion sur l’être et le rapport entre

sujet/objet, il serait donc à propos d’étudier la théorie de l’être chez Martin Heidegger, un

contemporain de Bohr et de Heisenberg qui a fait de l’être la question centrale de sa

philosophie et a rejeté le dualisme cartésien.

133 Ibid.,p. 193.

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Chapitre 3. L’être chez Heidegger

Derrière les ennuis et les vastes chagrins - Qui chargent

de leur poids l'existence brumeuse, - Heureux celui qui

peut d'une aile vigoureuse - S'élancer vers les champs

lumineux et sereins.

Charles Beaudelaire

3.1- Être et Temps

L’étude de la quête philosophique de Martin Heidegger sur l’être se fera en deux

temps. Premièrement, nous présenterons le projet ontologique d’Être et Temps qui constitue

la matrice théorique qui opère comme fondation de sa pensée. Deuxièmement, nous

étudierons son cheminement intellectuel dans ce que l’on nomme le tournant heideggérien

et verrons les conclusions de son épopée.

Le thème central de la pensée de Heidegger a été de dégager et d’analyser la

question du sens de l’être; c’est-à-dire, qu’est-ce qu’être signifie? Être et Temps, texte

fondateur de sa pensée, doit être, dans le cadre de cette thèse, analysé en profondeur, et ce,

pour plusieurs raisons. Il est d’abord la pièce angulaire de toute sa philosophie subséquente.

Il est ensuite le point de référence incontournable de la pensée de Watsuji Tetsurô qui écrira

on œuvre Fûdô en réaction à Être et Temps. Il est enfin le point de départ privilégié d’une

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remise en question de la modernité occidentale, du rapport entre le sujet et l’objet et par

extension de la relation que nous entretenons avec la nature.

Le présent chapitre propose d’expliquer et d’articuler les principaux concepts mis

de l’avant par Heidegger dans Être et Temps. Nous tenterons d’abord d’expliciter l’origine

du questionnement sur l’être ainsi que la méthodologie qui fut employée par Heidegger

pour tenter de répondre à son interrogation. Par la suite, nous expliquerons l’analyse du

Dasein à travers divers les a priori de l’existence pour en arriver à expliquer le rapport

ontologique existant entre l’être et le temps.

Pour le présent chapitre, nous utiliserons par convention la traduction française

intégrale du livre Être et Temps de Emmanuel Martineau, publié par Authentica en 1985,

parce qu’elle est la version largement utilisée par les commentateurs de Heidegger. En

effet, Dubois en dira que c’est la seule traduction compréhensible en français de Être et

Temps. Malheureusement, cette version est hors commerce. Nous avons aussi cru bon de

comparer parfois cette traduction avec la version officielle de François Vezin, publié par

Gallimard en 1986. Cette dernière est en effet la seule version française intégrale disponible

sur le marché. Il existe cependant une autre traduction de Sein und Zeit, celle de Rudolf

Bohem et Alfonse de Waelhens, publié par Gallimard en 1964. Par contre, cette dernière est

incomplète. Elle ne renferme que la moitié du livre original.

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3.1.1- Origine du questionnement

Heidegger fait d’abord appel à une citation de Platon dans le Sophiste pour

démontrer le malaise qui subsiste encore de nos jours quant au sens de l’Être : « Car

manifestement, vous êtes bel et bien depuis longtemps familiers de ce que vous visez à

proprement parler lorsque vous employez l’expression “étant” ; mais pour nous, si nous

croyions certes auparavant le comprendre, voici que nous sommes tombés dans

l’embarras »134 Cet embarras semble être toujours le nôtre, voilà donc pourquoi Heidegger

veut reposer la question du sens de l’être.

Heidegger présente trois préjugés qui sont des obstacles à la découverte du sens de

l’être :

1) L’ « être » est le concept le plus général.

Cette affirmation obscurcit la quête du sens de l’être puisqu’étant générale, elle est

confondue avec la généralité du genre de l’étant. Mais la généralité de l’être est

transcendante et elle ne saurait être assimilée aux catégories de l’étant. « Mais

l’“universalité” de l’“être” n’est pas celle du genre. L’“être” ne délimite pas la région

suprême de l’étant pour autant que celui-ci est articulé conceptuellement selon le genre et

134 Heidegger, Martin. Être et Temps. Traduction de E. Martineau, Paris, Authentica, Édition hors commerce,

1985. p. 21.

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l’espèce : L’“universalité” de l’être “transcende” toute universalité générique. Selon la

terminologie de l’ontologie médiévale, l’être est un transcendens. »135

2) Le concept d’ « être » est indéfinissable.

En effet, Pascal affirme : « On ne peut entreprendre de définir l’être sans tomber dans cette

absurdité : car on ne peut définir un mot sans commencer par celui-ci, c’est, soit qu’on

l’exprime ou qu’on le sous-entende. Donc pour définir l’être, il faudrait dire c’est, et ainsi

employer le mot défini dans sa définition. »136 À cette objection, Heidegger répondit que

l’être ne peut être conçu comme un étant et l’impossibilité de le définir valide plutôt la

quête de son sens plutôt qu’elle ne l’en éloigne.

3) L’ « être » est le concept qui va de soi.

De toute évidence, la connaissance « intuitive » que nous avons de l’« être » nous

empêche en quelque sorte de poursuivre notre questionnement. Par exemple, les phrases

« La table est ronde » ou « Je suis assis » nous démontrent une précompréhension de l’être

(il va de soi), mais pas une compréhension de son véritable sens.

Heidegger conclut que les réponses et le sens même de la question de l’être

semblent obscurs. Voilà donc ce que le philosophe entend développer.

135 Ibid., p. 25. 136 Pascal, Blaise. Pensées et Opuscules. Édité par L. Brunschvig, Paris, Hachette, 1912, p. 169.

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3.1.2- Le sens de la question d’ «être»

Pour Heidegger, « Que toujours déjà nous vivions dans une compréhension de l’être

et qu’en même temps le sens de l’être soit enveloppé dans l’obscurité, voilà qui prouve la

nécessité fondamentale de répéter la question du sens de l’“être”. »137 Mais alors par où

commencer pour réaliser notre enquête sur l’être? Pour élucider la question, Heidegger se

propose de passer par l’étant pour découvrir l’être. « Où prendre conseil pour au moins

déployer la question? Le ciel, la table, moi-même sommes. Il y a là des étants. Être : ce à

partir de l’étant est tel. L’être, au moins, est être de l’étant. Se demander ce qu’être veut

dire, ce serait donc interroger l’étant quant à son être. »138 Par contre, il faut donc trouver le

bon moyen d’accès à l’étant. Mais par quel étant devons-nous débuter notre

questionnement? Cet étant est le Dasein ou « être-le-là ». La traduction de Dasein est

épineuse et plusieurs commentateurs le considèrent intraduisible. Cependant, Heidegger

lui-même proposa à Jean Beaufret le terme d’« être-le-là » pour traduire le Dasein. Nous

utiliserons cependant par convention avec les commentateurs de Heidegger le terme

allemand Dasein pour la suite du chapitre.

Ce Dasein, ou « être-le-là », peut nous paraître bien obscur de prime abord, mais

son éclaircissement est primordial à la compréhension de la pensée de Heidegger. Une des

interprétations possibles est de dire que c’est bien l’être qui est là, qui se tient à cet endroit

comme possibilité d’être que nous concevons à partir d’une position transcendantale.

L’emploi du « le » ne fait qu’appuyer cette position transcendantale de l’esprit qui se

137 Heidegger, Martin. Être et Temps, Op. cit.., p. 26. 138 Dubois, Christian. Heidegger une introduction à la lecture. Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 21.

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conçoit ou se voit à cet endroit. En effet, et par analogie, nous pourrions parler de Charles,

« le », moi-même qui se tient là et qui compose ce texte. Le Dasein, c’est moi-même qui est

conscient de mon être, celui-là, à cet endroit qui s’interroge sur mon être. Pour pouvoir

affirmer cela de cette façon, je dois d’abord me retrouver dans cette position de l’esprit qui

peut elle-même concevoir cette situation. À l’instar de Michel Gelven, nous pouvons donc

nous poser la question suivante : « Comment pouvons-nous rendre explicite cette vague de

conscience de notre propre existence? »139. Cette question nous amènera alors à notre

interrogation sur l’être. Il est toutefois important de distinguer ici le Dasein, « être-là » de

Kant ou de Hegel qui fait référence à l’existensia et qui signifie « à peu près l’existence

empirique constatable »140, de celle du Dasein heideggerien qui est un étant concerné par

l’être dont le mode principal est l’existence ou Existenz. En effet, pour Heidegger les

choses sont, mais seul le Dasein peut exister. « L’être lui-même par rapport auquel le

Dasein peut se comporter et se comporte toujours d’une manière ou d’une autre, nous

l’appelons existence. Et comme la détermination d’essence de cet étant ne peut être

accomplie par l’indication d’un quid réal, mais que son essence consiste bien plutôt en ceci

qu’il a à chaque fois à être son être en tant que sien, le titre Dasein a été choisi comme

expression ontologique pure pour désigner cet étant. »141

Mais pourquoi avoir choisi cet étant qu’est le Dasein pour dégager le sens de l’être?

La réponse à cette question est que l’interrogation de l’être n’est possible pour Heidegger

que seulement si le Dasein peut réfléchir sur son existence propre. Voilà donc pourquoi le

Dasein est choisi comme point de départ de cette interrogation.

139 Gelven, Michael. Op. cit., p. 21. 140 Dubois, Christian. Op. cit., p. 23. 141 Heidegger, Martin. Être et Temps. Op. cit., p. 31.

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Pour bien comprendre la suite de l’analyse de Heidegger, il importe de connaître la

terminologie utilisée par Heidegger. Le tableau142 suivant récapitule les distinctions que

pose l’auteur dans son analyse pour distinguer l’être des entités:

Objet d’étude L’être (Sein) Entité (Das Seiende)

Type d’étude Ontologique Ontique

Terme d’étude Existentiaux Catégories

Statut de l’occurrence dans

l’étude

Facticiel Factuel

Type de conscience de soi

dans l’étude

Existentiale Existentielle

3.1.3- La primauté ontologique de la question de l’être

Pour Heidegger, « la question de l’être recherche donc une condition apriorique de

la possibilité ».143 La question de l’être est donc primordiale à toutes explications de

l’étant, mais aussi toute possibilité d’ontologie qui se trouve à la base de celle-ci. En effet,

« toute ontologie, si riche et cohérent que soit le système catégorial dont elle dispose,

142 Tiré de : Gelven, Michael. Op. cit., p. 23. 143 Heidegger, Martin. Être et Temps. Op. cit., p. 31.

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demeure au fond aveugle et pervertit son intention la plus propre si elle n’a pas commencé

par clarifier suffisamment le sens de l’être et par reconnaître cette clarification comme sa

tâche fondamentale ».144

La quête ontologique révèle donc la primauté ontologique de la question de l’être.

3.1.4- La primauté ontique de la question de l’être

Qu'est-ce qui distingue le Dasein des autres étants? La réponse de Heidegger est

qu’il est ontologique. En effet, ce qui particularise le Dasein, c’est bien que, dans son être,

il est un rapport d’être à cet être. Pour être plus clair, le Moi est conscient de lui-même

comme dans son existence comme « être-le-là ». Il entretient un rapport à l’être qui est non

seulement ontique, mais aussi ontologique. « Le Dasein se comprend toujours soi-même à

partir de son existence, d’une possibilité de lui-même d’être lui-même ou de ne pas être lui-

même. »145

Être conscient de soi comme Dasein est donc pour Heidegger de considérer que l’on

existe. L’auteur semble en déduire que le Dasein prime ontiquement parce qu’il existe

comme possibilité d’existence. C’est-à-dire que chaque être humain conscient de lui-même

considère la question de l’être comme un problème. Il prime ontologiquement puisque nous

pouvons le questionner au sujet de son existence. En d’autres mots, toute interrogation

144 Ibid., p. 31. 145 Ibid., p. 31.

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présuppose une certaine pré-compréhension de l’être, alors questionner ontologiquement

l’être est donc pour le Dasein prioritaire. Finalement, il prime fondamentalement puisque,

comme nous l’avons vu, le fondement de son existence est le fondement de toute autre

investigation. Par conséquent, le Dasein possède une primauté ontique-ontologique.

3.1.5- Méthodologie

Pour étudier ce que signifie être, Heidegger propose d’étudier le Dasein dans sa

quotidienneté ou « un mode d’être selon lequel nous sommes de prime abord et le plus

souvent, hors même du choix singulier de tel ou tel exister ».146 En effet, l’examen du

Dasein par le biais de la biologie, la psychologie, l’anthropologie, la poésie, etc, propose

une certaine originalité existentielle, mais qu’en est-il du point de vue existential? Ces

disciplines pourraient imposer des catégories particulières et ainsi un cadre ontologique au

Dasein qui pourrait biaiser par la suite l’analyse de la question du sens de l’être. Voilà

pourquoi il faut, comme point de départ, commencer avec la quotidienneté. Heidegger

ajoute : « Et sur la base de celle-ci, ce ne sont pas des structures arbitraires et fortuites qui

doivent être dégagées, mais des structures essentielles, qui se maintiennent, à titre de

déterminations de son être, dans tout mode d’être du Dasein factice. »147

Par ailleurs, c’est par la phénoménologie que Heidegger entend élucider la question

du sens de l’être. « Par « phénoménologie » Heidegger entend cette analyse selon laquelle

le sens des différentes façons d’exister peut être transposé du langage vague de l’existence

146 Dubois, Christian. Op. cit., p. 35. 147 Heidegger, Martin. Être et Temps. Op. cit., p. 35.

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quotidienne, au langage compréhensible et explicite de l’ontologie sans détruire la manière

selon laquelle ces sens se révèlent à notre vie de tous les jours! »148

Heidegger n’entend pas exactement par phénoménologie l’étude des phénomènes au

même titre que la biologie est l’étude de la vie. En effet, la notion de phénomène est

comprise d’après ses racines grecques comme « se montrant de soi-même ». Heidegger

ajoute : « Les, “phénomènes” sont alors l’ensemble de ce qui est au jour ou

peut être porté à la lumière ».149 Il est donc question ici de l’étant qui peut se montrer de

lui-même. Le concept de phénomène ainsi compris nous ramène à une explication

différente de la phénoménologie. En effet, celle-ci, à l’inverse des autres « logies », ne

nomme pas l’objet de son enquête ni n’en détermine un certain contenu par son appellation.

En effet, la « science » des phénomènes doit être comprise comme : une saisie telle de ses

objets que tout ce qui est soumis à élucidation à leur propos doit nécessairement être traité

dans une mise en lumière et une légitimation directe.»150

C’est donc dire que la phénoménologie est l’action de l’étant qui se montre de lui-

même. Ce qui doit être montré, ce qui se découvre de lui-même dans l’étant, est bien

entendu l’être. « Phénoménologie veut donc dire : =: faire

voir à partir de lui-même ce qui se montre tel qu’il se montre à partir de lui-même. Tel est

le sens formel de la recherche qui se donne le nom de phénoménologie. Mais ce n’est alors

rien d’autre qui vient à l’expression que la maxime formulée plus haut : “Aux choses

148 Gelven, Michael. Op. cit., p. 43. 149 Heidegger, Martin. Être et Temps. Op. cit., p. 43. 150 Ibid., p. 47.

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mêmes !” »151 Heidegger revient ainsi à la formulation de la phénomènologie de son maître

et collègue Edmond Husserl, auquel est dédié Être et Temps. C’est donc parce que l’être se

cache dans l’étant et n’est pas donné de lui-même que Heidegger postule : « L’ontologie

n’est possible que comme phénoménologie. »152

Par contre, comment saisir le sens de l’être enchâssé dans l’étant? Il faut mettre

l’être en évidence. Cette façon de le mettre en évidence est par l’herméneutique, c’est-à-

dire l’explicitation de la phénoménologie du Dasein.

La phénoménologie du Dasein est herméneutique au sens originel du mot,

d’après lequel il désigne le travail de l’explicitation. Cependant, dans la mesure

où par la mise à découvert du sens de l’être et des structures fondamentales du

Dasein en général est ouvert l’horizon de toute recherche ontologique

ultérieure sur l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein, cette herméneutique

devient en même temps « herméneutique » au sens de l’élaboration des

conditions de possibilité de toute recherche ontologique. Et pour autant, enfin,

que le Dasein a la primauté ontologique sur tout étant ‒ en tant qu’il est dans la

possibilité de l’existence ‒, l’herméneutique en tant qu’explicitation de l’être

du Dasein reçoit un troisième sens spécifique, à savoir le sens,

philosophiquement premier, d’une analytique de l’existentialité, de

l’existence.153

En d’autres termes, la phénoménologie/ontologie herméneutique c’est : « ce que peut

m’apprendre ma propre compréhension à propos de ce qui signifie exister ».154

151 Ibid., p. 47. 152 Ibid., p.48. 153 Ibid.,. p.49. 154 Gelven, Michael. Op. cit., p. 43.

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3.1.6- Le Dasein

Dans l’analyse préparatoire au Dasein, Heidegger postule deux caractères du

Dasein : « la primauté de l’“existentia” sur l’essentia »155 et « l’être dont il y va pour cet

étant en son être est à chaque fois mien ».156 En effet, Heidegger distingue l’existentia qui

équivaut à « être-là-devant » du terme existence qui doit être réservé au Dasein. Il postule

que « L’“essence” du Dasein réside dans son existence. »157 Quelle est la signification de

cette proposition? Le mot latin « existere » a pour sens « être placé en dehors de ». Suivant

cette définition, Michel Gelvin fit remarquer que Heidegger, dans des écrits postérieurs, dit

à son tour que le Dasein est le seul à pouvoir se mettre en dehors de sa propre présence

pour s’observer lui-même. Voilà donc l’essence même du Dasein. L’existence ainsi

comprise doit donc primer sur l’existentia puisque c’est le Dasein qui doit nous conduire à

l’être.

3.1.7- L’être-au-monde, constituant fondamental du Dasein

L’être-au-monde est la base d’être sur laquelle se déploient les déterminations du

Dasein. En d’autres mots, nous sommes dans un monde. Nous nous déployons dans

quelque chose : le monde. Il ne faut pas comprendre que je suis dans un monde à la manière

de l’eau dans une piscine, mais bien que je suis dans une relation de familiarité avec le

monde. J’habite donc ce monde. Il est aussi intéressant de mentionner que seul le Dasein a

155 Heidegger, Martin. Être et Temps. Op. cit., p. 54. 156 Ibid., p. 54. 157 Ibid., p. 54.

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un monde pour Heidegger. En effet, seul le Dasein peut « habiter » ou « demeurer » dans

un monde. Dans le même sens, l’eau n’habite ou ne demeure pas dans la piscine. De plus,

ce monde n’est pas seulement celui de la planète Terre, mais il le dépasse, car il englobe ce

que nous pouvons imaginer comme le monde des affaires, le monde de la couture, le village

du Père Noël.

Heidegger distingue ainsi quatre sens du concept de monde qui sont importants pour

l’analyse de l’être-au-monde : 1) L’étant intramondain, ou ce qui est dans le monde (ou la

nature), est le sens ontico-catégorial. 2) Le sens de l’être de l’étant intramondain est

ontologico catégorial. 3) le monde où se situe le Dasein, le monde de la mode, le monde de

l’agriculture, etc, est le sens ontico-existentiel. 4) L’a priori du monde, la mondanéité du

monde est le sens ontologico-existential.

L’être-au-monde est le premier existential, le plus large. Pour Heidegger, l’être-au-

monde puise nécessairement ontiquement dans l’expérience du monde. Par contre, le

Dasein qui vit et demeure dans un monde est un a priori. En effet, ce monde qui entoure le

Dasein n’est pas un simple « là », il y a une interrelation avec le Dasein. « Le concept de

monde est un existential, il appartient à la structure d’être du Dasein. »158 Voilà pourquoi

une explication de l’être qui se baserait sur un Dasein comme une simple localisation dans

l’espace-temps serait insuffisante puisque seulement ontique. L’a priori de la situation

vient du fait que je peux me sentir comme habitant d’un monde avant que je me sois

expliqué comme simple présence à l’intérieur d’un espace-temps donné. Il doit donc y avoir

une explication a priori de la relation qui me lie au monde factuel. « L’être-au-monde est

158 Dubois, Christian. Op. cit., p. 39.

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une structure a priori du Dasein existant, et cela en deux sens: d’une part, il ne s’agit pas

pour lui d’un simple “état”, qui pourrait s’opposer à un autre “état”, par exemple, un être

supra-mondain; d’autre part, constituant son être, tout mode d’exister est ipso facto au-

monde, être au monde ne signifie pas la rencontre de fait de deux étants substantiels libres

de rapports. »159

Pour Heidegger, les existentiaux sont donc des a priori en commençant par l’être-

au-monde qui est pour lui le présupposé ultime de la connaissance. Heidegger s’oppose

ainsi au dualisme cartésien, aux positivistes et aux positions kantiennes. En effet, il faut que

le sujet se situe dans un monde pour y trouver des objets. En d’autres mots, la relation

sujet/objet n’est possible que si l’on présuppose cette relation avec le monde. Je connais

donc de façon située et jamais dans l’absolu. Voir le monde à la manière de Descartes

opérant une dichotomie entre le sujet et l’objet est une erreur pour Heidegger. « La raison

de cette erreur est que le monde ontique nous est révélé petit à petit au cours de notre

développement. Le langage, en tout cas dans ses formes primitives, est un langage parlant

d’objets. Mais, il ne faudrait pas à cause de cela négliger le fait qu’il doit y avoir quelque

chose qui nous permet d’être conscients du monde et de parler. » 160

Heidegger consent que l’être-au-monde est « une constitution a priori du Dasein »,

mais il ne suffit pas à déterminer l’être dans sa totalité.

159 Ibid., p. 38. 160 Gelven, Michael. Op. cit., p. 61.

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3.1.8- Le rapport au monde

Notre rapport primordial au monde intramondain est de l’utiliser. Heidegger utilise

deux termes qui sont importants pour la compréhension de son développement : 1) L’être-

à-portée-de-la-main (Vorhandenheit) est le « caractère ontologique des “choses” de l’étant

intramondain tel qu’il apparaît au regard théorique et qu’il peut être énoncé. L’être-sous-la-

main est l’interprétation existentiale du sens d’être prévalant unilatéralement dans toute la

tradition philosophique : le sens “substantiel”, dont le sens temporel, ininterrogé par la

tradition, est la constance dans la présence ».161 2) L’être-sous-la-main « (Zuhandenheit)

est le caractère ontologique de l’outil. Les choses ne sont pas, pour nous, précisément

d’abord des ”choses” (subsistantes), mais apparaissent, à partir du monde comme totalité de

renvois signifiants, comme “à-portée-de-la-main” ».162 Ces deux termes distinguent donc le

caractère ontologique du monde, qui est disponible et que nous utilisons, de celui qui est vu

comme indépendant des usages ou comme présence. Pour Heidegger, voir les objets sans

liens au monde ou de leurs significations, comme le regard de la science, est un regard qui

peut être qualifié de primordial, mais bien dérivé. De plus, il semble y avoir pour cet auteur

une continuité, une complémentarité dans ces façons de voir le monde.

C’est seulement en passant par l’étant à-portée-de-la-main dans l’usage et en

le dépassant que le connaître peut aller jusqu’à dégager l’étant en tant que sans

plus sous-la-main. L’être-à-portée-de-la-main est la détermination ontologico-

catégoriale de l’étant tel qu’il est, « en soi ». Et pourtant, dira-t-on, de l’à-

portée-de-la-main, il « n’y en a » que sur la base du sous-la-main. Mais

s’ensuit-il ‒ si l’on concède la thèse ‒ que l’être-à-portée-de-la-main soit

ontologiquement fondé dans l’être-sous-la-main?163

161 Dubois, Christian. Op. cit., p. 358-359. 162 Ibid., p. 358. 163 Heidegger, Martin. Être et Temps. Op. cit., p. 76.

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Heidegger croit que le danger qui entoure ces deux façons de voir le monde est de

seulement voir celui-ci en tant que sous-la-main, puisque ce mode ne peut expliquer

l’ensemble des mondes possibles du Dasein. Cette façon de se rapporter au monde montre

que l’on ne peut pas expliquer le Dasein et la vérité ontologique seulement par un mode de

représentation. Saisir l’être en sa totalité demande donc une vision de notre rapport au

monde différente de l’explication de la science. En effet, « la connaissance n’est pas une

avancée du sujet vers un “objet” simplement présent ou, à l’inverse, l’intériorisation d’un

objet intérieurement d’un objet originairement séparé par un sujet originairement vide : la

connaissance est plutôt l’articulation d’une compréhension originaire dans laquelle les

choses se sont toujours déjà découvertes. »164 C’est sur cette base que Heidegger, dans ses

écrits postérieurs, parlera du danger de l’essence de la technique comme destin de

dévoilement qui atteint l’homme dans son être, en influençant ou en polarisant le

dévoilement lui-même et donc la vérité. « L’Arraisonnement (mode de dévoilement de la

technique qui dévoile le réel comme fond dans le mode du commettre) nous masque l’éclat

et la puissance de la vérité… Le règne de l’Arraisonnement nous menace de l’éventualité

qu’à l’homme puisse être refusé de revenir à un dévoilement plus originel et d’entendre

ainsi l’appel d’une vérité plus initiale. »165

164 Vattimo, Gianni. Introduction à Heidegger. Traduction Jacques Roland, Paris, Les éditions du Cerf, 1985,

p. 39. 165 Heidegger, Martin. Essais et conférences. Op. cit., p. 37-38.

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Comme nous l’avons vu, le discours de Heidegger s’élève donc contre le

rationalisme cartésien qui prône plutôt une dichotomie complète du sujet et de l’objet.166

Pour Descartes, l’objet peut être appréhendé complètement par l’esprit. Le sujet n’affecte

en rien l’objet. La réalité de l’objet est ce que nous pouvons connaître comme « sous-la-

main ».

Il est intéressant de noter, comme nous l’avons vu, que Kant laissera une place plus

grande au sujet dans Critique de la raison pure. En effet, la connaissance nous vient en

partie des sens, mais qui présuppose une intuition a priori comme la spatialité de l’objet et

des catégories a priori de l’esprit. Cependant, pour Kant, il est aussi possible de développer

des connaissances purement par l’esprit.

Pour ce philosophe, même s’il ne rejette pas complètement la dichotomie

cartésienne, le sujet affecte inévitablement l’objet puisque la chose en soi ne se limite pas à

la spatialité de l’objet.

Heidegger pratique donc une décisive incision dans ces façons de concevoir le

monde puisqu’il ne se limite plus comme plusieurs de ses prédécesseurs philosophes à une

vision d’un monde à-portée-de-la-main qui ne peut expliquer ou appréhender les objets et

leurs réalités dans leur entièreté. Dans la façon heideggérienne d’appréhender la relation

sujet/objet, le sujet impose en quelque sorte ses « mondes » et ses concepts à l’objet pour

les rendre compréhensibles par l’esprit. Le sous-la-main dévoile donc non seulement

166 Voir par exemple, la méditation sixième : De l’existence des choses matérielles, et de la réelle distinction

entre l’âme et le corps de l’homme dans Médiations métaphysiques de René Descartes. Voir aussi du même

auteur : Discours sur la méthode. Présentation par Laurence Renault, Paris, GF Flammarion, 2000, 574 pages.

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« l’utilité » de l’objet, mais aussi et par renvoi « sa connexion-signification » au monde.

C’est-à-dire qu’il explicite : a) la raison de l’utilité de l’outil. En effet, l’outil a toujours une

fin (pour) en lien avec un autre outil. (par exemple, le métal et la scie, la scie et la planche,

la planche et la maison) En ce sens, l’essence de l’outil est de faire partie de ce système de

renvois. « Se soumettre à ce système de renvois, c’est la prévoyance167. Prévoir, c’est

utiliser l’outil à sa place dans le circuit de renvois où il est inséré. »168 b) Le ce dont

pourquoi l’outil existe : « à l’arrière-plan du système de renvois qui constitue l’outil se

trouve l’ouvrage à faire, qui n’est pas le dernier renvoi, mais ce qui active le circuit des

renvois. »169 c) Le sujet qui utilise l’outil : l’outil n’est pas en interaction seulement avec

d’autres outils ou encore des matériaux. Il rencontre aussi d’autres Dasein. « Mais il les

rencontre comme usagers et comme consommateurs : il les rencontre dans le cadre d’un

monde public.» 170

Le monde est donc un a priori de notre connaissance des objets. Par conséquent,

quand nous tentons de comprendre un objet et que le premier rapport que nous entretenons

avec lui est sous-la-main, il nous est alors impossible de nous soustraire à ce mode de

représentation et de la façon dont nous l’avons rendu intelligible à notre esprit quand nous

voulons regarder l’objet comme à-portée-de-la-main. Suivant ce raisonnement, le sujet doit

nécessairement influencer le monde quand nous tentons de changer de façon d’appréhender

le monde. Voilà pourquoi l’être-au-monde, « substrat » dans lequel se meut le Dasein doit

être compris :

167 « Umsicht » traduit par Rudolf Bohem et Alfonse de Waelhens comme prévoyance et Martineau comme

circonspection. 168 Goffi, Jean-Yves. La philosophie de la technique. Paris, Presses universitaires de France, 1988, p. 66.

Collection Que sais-je? 169 Ibid., p. 66. 170 Ibid., pp. 66-67.

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a) Pour rendre intelligible la relation entre le sujet et l’objet.

b) Comme préalable à toutes explications métaphysiques du monde.

Pour illustrer le propos de Heidegger, nous utiliserons l’image de la hache. Selon le

philosophe, notre premier rapport au monde est sous-la-main. Cette hache m’est utile pour

couper du bois. Par contre, elle peut aussi nous rappeler le travail nécessaire pour préparer

le bois pour l’hiver ou la tradition des jeux pour les bucherons du village. Voilà une partie

des mondes associés aux objets. Ces mondes sont le terreau sur lequel se meut le Dasein.

Maintenant, si nous voulons étudier la hache dans un contexte à-portée-de-la-main, il nous

faudra étudier par exemple, sa composition, son poids, la grandeur, etc. Pouvons-nous dire

ce qu’est une hache en appréhendant seulement le mode à portée-de-la-main?

Vraisemblablement, la réponse est négative. Si nous ne pouvons comprendre la réalité des

objets par un seul mode, alors pouvons-nous vraiment affirmer que le sujet est vraiment

séparé de l’objet comme dans le cas de Descartes? Il est clair que pour Heidegger la

réponse est négative.

Le Dasein est, en sa familiarité avec la significativité, la condition ontique de

possibilité de la découvrabilité de l’étant qui fait encontre dans un monde sur

le mode d’être de la tournure (être-à-portée-de-la-main) et peut ainsi

s’annoncer en son être-en-soi. Le Dasein est, en tant que tel, toujours celui-ci

ou celui-là ; avec son être est toujours déjà essentiellement découvert un

contexte d’étant à-portée-de-la-main ‒ le Dasein, pour autant qu’il est, s’est à

chaque fois déjà assigné à un « monde » qui lui fasse encontre, à son être

appartient essentiellement cette assignation.171

171 Heidegger, Martin. Être et Temps. Op. cit., p. 87.

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3.1.9- Espace, spatialité et Dasein

Quoiqu’il soit généralement admis par les commentateurs d’Heidegger que l’espace

est secondaire pour lui en comparaison au temps (comme nous le verrons plus loin), le

concept d’espace chez ce philosophe n’en est pas moins original. En effet, nous pouvons,

selon Yuko Arisaka, distinguer trois théories traditionnelles concernant l’espace.172 Une

première théorie de l’espace soutenue entre autres par Newton et Clarke pose l’existence de

l’espace et du temps de façon indépendante de l’esprit humain. Cet espace absolu est le

système de référence ultime pour expliquer le mouvement et la position des objets à

l’intérieur de celui-ci.

Une autre théorie, qui donna lieu aux célèbres correspondances entre Leibnitz et

Clarke (dont Newton aurait, dit-on, influencé les réponses), est celle que nous nommerons

relationnelle. Pour Leibnitz, il n’y a pas d’espace sans objet, l’espace constitue plutôt les

relations que les objets ont avec leurs propriétés. Il n’y a pas pour Leibnitz de raison de

poser un espace absolu autour des amas de matière.

Une autre façon de voir l’espace qui diffère de la forme plutôt objective et vue

comme une réalité physique est celle de Kant. En effet, comme nous avons vu dans le

premier chapitre, Kant dans sa Critique de la raison pure voit l’espace comme un a priori

172 Arisaka, Yoko. « On Heidegger’s Theory of Space: A Critique of Dreyfus », Inquiry. 38, 4 (December

1995), p. 455-467.

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de notre façon de penser. Nous ne pouvons pas acquérir ces notions de l’expérience

sensible ou d’une réalité physique indépendante de l’esprit. L’espace est donc en quelque

sorte de nature subjective pour Kant. Elle nous sert à structurer tout comme le temps nos

expériences et à quantifier la distance entre les objets.

Pour Heidegger, l’espace est bien sûr une caractéristique du Dasein. J’ai conscience

que je suis là, occupant un espace dans un des mondes. Bien sûr, cet espace ne correspond

pas à un espace scientifique objectif, à un espace intramondain quantifiable. Ce n’est pas

non plus, comme nous avons vu, un espace subjectif a priori comme chez Kant. L’espace

objectif et l’espace ressenti sont deux choses différentes. En effet, à égale distance, mon fils

me paraîtra plus près que son lit. Cette observation montre que ce qui est dans notre sphère

d’intérêts est plus près de nous que ce qui est dans le monde « objectif ».

Sur ses chemins propres, le Dasein ne prend pas la mesure d’une portion

d’espace comme d’une chose corporelle sous-la-main, il ne « dévore » pas

« des kilomètres », au contraire son approchement et son é-loignement est

toujours un être préoccupé vis-à-vis de l’approché et de l’é-loigné. Un chemin

« objectivement » long peut être plus court qu’un chemin « objectivement »

très court, lequel est peut-être un « calvaire » qui paraîtra infiniment long à qui

l’emprunte. Mais c’est en un tel « paraître », justement, que le monde est à

chaque fois et pour la première fois proprement à-portée-de-la-main. Les

distances objectives de choses sous-la-main ne coïncident pas avec

l’éloignement et la proximité propres à l’a-portée-de-la-main intramondain.

Celles-là peuvent bien être sues avec exactitude, un tel savoir cependant

demeure aveugle, il n’a pas la fonction de l’approchement qui découvre le

monde ambiant avec circon-spection ; de ce savoir, il peut sans doute être fait

usage, mais il est alors au service d’un être préoccupé du monde le

« concernant », qui ne se soucie point de mesurer des écarts.173

173 Heidegger, Martin. Être et Temps. Op. cit., p. 100.

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Par conséquent, Heidegger en déduit que être-dans-l’espace n’est pour le Dasein

qu’une façon d’être-dans-le-monde; c’est-à-dire que la conscience de l’espace en général ne

présuppose pas un sujet hors du monde, mais un sujet a priori dans un monde. L’espace de

la science est donc un mode particulier de l’espace qui est un a priori. Il y a donc chez

Heidegger cette reconnaissance non seulement d’un espace « objectif », mais aussi l’espace

comme a priori du Dasein qui est dans un monde.

Cette analyse a une incidence sur la compréhension de la primauté du mode sous-la-

main sur celui à-portée-de-la-main. Elle explique en quelque sorte l’effet de proximité

ressenti par le Dasein qui est plus important dans notre sphère d’intérêts; ce que nous

utilisons (sous-la-main) par rapport à celle du monde « objectif » (à-portée-de-la-main). La

spatialité nous donne donc l’explication de la proximité et de la disponibilité de ce qui est

à-portée-de-la-main et constitue un a priori d’être-dans-le-monde.

Avec l’être-au-monde, l’espace est de prime abord découvert en cette spatialité.

C’est sur le sol de la spatialité ainsi découverte que l’espace devient lui-même

accessible au connaître. Pas plus que l’espace n’est dans le sujet, pas plus le

monde n’est dans l’espace. L’espace est bien plutôt « dans » le monde pour

autant que l’être-au-monde constitutif du Dasein a ouvert de l’espace. L’espace

ne se trouve pas dans le sujet, et celui-ci ne considère pas davantage le monde

« comme si » celui-ci était dans un espace ‒ c’est au contraire le « sujet »

ontologiquement bien compris, le Dasein, qui est spatial, et c’est parce que le

Dasein est spatial de la manière qu’on a décrite que l’espace se montre comme

a priori. Ce titre ne signifie pas quelque chose comme l’appartenance préalable

à un sujet de prime abord encore sans monde qui pro-jetterait un espace.

L’apriorité signifie ici : la primauté de l’encontre de l’espace (comme contrée)

lors de chaque rencontre intramondaine de l’à-portée-de-la-main.174

174 Ibid., p.104.

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Pour Heidegger, nous trouvons dans le monde et l’espace des outils certes, mais

aussi d’autres Dasein. Le philosophe aborde dans l'explication de ce qu’est le moi un

rapport à l’autre qui éclaircit en quelque sorte certaines interrogations qui pourraient nous

effleurer l’esprit quant à l’explication de notre rapport primordial au monde vu comme

utilisé. En effet, que faire des autres « esprits »? Devons-nous les considérer comme des

objets? La distinction du moi authentique et du on-même inauthentique donne quelques

pistes de solutions à ces interrogations.

Heidegger soutient que l’on ne peut débuter une analyse du je comme pure

conscience puisque le sujet est déjà dans un monde. Ce sujet dans le monde rencontre

d’autres «je» qui sont, eux aussi, dans le monde. « Heidegger insiste sur le fait que le moi

n’est donc jamais sans les autres. »175 La différence qu’il opère entre le mode authentique et

inauthentique repose sur la façon dont le Moi est conscient de lui-même. D’un côté, le Moi

est conscient du lui-même et des autres (authentique), dans l’autre, le Moi se cache,

s’efface parmi les autres.

Pour Heidegger, être avec les autres est en quelque sorte une condition a priori du

Moi. Il n’y a pas de Moi sans d’autres moi. Dans notre rapport au monde, nous « utilisons »

certes des outils, mais nous reconnaissons aussi que nos outils sont utiles à d’autres. Cet

existential qui permet cette reconnaissance de l’autre comme utilisateur est l’ « être-avec ».

Le monde ne libère pas seulement l’à-portée-de-la-main comme étant rencontré

à l’intérieur du monde, mais aussi le Dasein, les autres dans leur être-Là-avec.

Mais cet étant libéré dans le monde ambiant est, conformément à son sens

175 Gelven, Michael. Op. cit., p. 73.

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d’être le plus propre, un être-à dans le même monde où, faisant encontre à

d’autres, il est Là avec … Comme être-avec, le Dasein « est » donc

essentiellement en-vue-d’autrui. Cet énoncé doit être compris comme énoncé

d’essence. 176

Ce monde, qui sert au Dasein à se déployer, est déjà constitué dans sa structure des autres

qui ne sont pas comme outils, mais comme partageant l’utilité des outils. « La structure de

la mondanéité du monde implique que les autres ne soient pas de prime abord sous-la-main

comme des sujets flottant en l’air juxtaposés à d’autres choses, mais qu’ils se manifestent,

en leur être spécifique au sein du monde ambiant, dans le monde à partir de ce qui est à-

portée-de-la-main en celui-ci. »177

3.1.10 La distinction entre les modes authentiques et inauthentiques.

Pour Heidegger, le « on » dissimule le Dasein dans la moyenne, l’ensemble des

personnes, la quotidienneté et ne le révèle pas dans son « essence ». « Dans la

quotidienneté du Dasein, la plupart des choses adviennent par le fait de quelque chose dont

on est obligé de dire que ce n’était personne. Le On décharge ainsi à chaque fois le Dasein

en sa quotidienneté. »178 Cette décharge d’être dans la facilité qu’exerce le On amènera

Heidegger à penser qu’il a une emprise, une domination sur le Dasein qui n’est plus lui-

même, mais les autres. « Le On qui répond à la question du qui du Dasein est le personne

176 Heidegger, Martin. Être et Temps. Op. cit., p. 112. 177 Ibid., p. 112-113. 178 Ibid., p. 115.

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103

auquel tout Dasein, dans son être-les-uns-parmi-les-autres, s’est à chaque fois déjà

livré. »179

Le « on » est donc pour Heidegger associé au mode inauthentique qui puise dans le

réel. Le mode authentique agit en fonction d’une conscience de soi et la seule façon d’être

conscient de soi c’est d’être conscient de ses possibles, être conscient que nous ne sommes

pas un « on » déterminé. Pour Heidegger, l’homme semble vivre autant dans le possible

que le réel. C’est donc la tâche de la philosophie de pouvoir expliquer et décrire ce rapport.

Par conséquent, nous pourrions conclure que notre vie a un sens non seulement dans

ce qu’elle est mais aussi dans ce qu’elle pourrait être. Par exemple, la possibilité de réussir

un examen sans faute pour un étudiant est plus signifiante que son étant présent. De façon

inverse, à la remise de la note parfaite, l’état de joie est plus signifiant pour l’étudiant que la

possibilité de l’échec à la veille de l’examen.

Par ailleurs, comment s’articule le rapport entre Dasein et le monde voyageant du

réel et au possible? Heidegger décrira quelques existentiaux qui conditionnent en quelque

sorte notre rapport au monde.

3.1.11- Le Dasein comme affection

179 Ibid., p. 116.

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Le Befinlichkeit, que Martineau traduira par « affection », Vezin par

« disposibilité » et Bohem et de Waelhens par « sentiment de la situation », est pour

Heidegger un existential qui est un a priori de la source de tous les états affectifs du

Dasein. En effet, pour Heidegger le Dasein est jeté dans le monde, c’est-à-dire que nous

sommes conditionnés partiellement par des circonstances qui échappent à notre contrôle,

mais ce monde est interprété dans la perspective de la prédisposition au monde.

L’étant qui a le caractère du Dasein est son Là selon une guise telle que,

expressément ou non, il se trouve dans son être-jeté. Dans l’affection, le

Dasein est toujours déjà transporté devant lui-même, il s’est toujours déjà

trouvé ‒ non pas en se « trouvant » là-devant par la perception, mais en « se-

trouvant » en une tonalité. En tant qu’étant remis à son être, il demeure

également remis à ceci qu’il doit toujours déjà s’être trouvé ‒ trouvé en une

trouvaille qui ne résulte pas tant d’une quête directe que d’une fuite. Si la

tonalité ouvre, ce n’est pas en tournant ses regards sur l’être-jeté, c’est en se

tournant vers lui pour s’en détourner. La plupart du temps, elle ne se tourne pas

vers le caractère de charge du Dasein qui est manifesté en elle ‒ et cela est

encore plus vrai de la tonalité exaltée en tant que celle-ci en délivre. Ce

détournement n’est jamais ce qu’il est que sur le mode de l’affection.180

L’affection découvre que le Dasein est dans le monde, mais ne découvre pas pour

qui ni pour quoi le Dasein est dans le monde. De même, nos états affectifs nous révèlent

notre attitude face à l’inévitable, mais ne révèlent jamais notre existence dans la totalité.

C’est donc dire que le Dasein est affecté par le monde et par l’affection. « L’affection

n’ouvre pas seulement le Dasein en son être-jeté et son assignation au monde à chaque fois

déjà ouvert avec son être, elle est elle-même le mode d’être existential où il se livre

constamment au “monde” et se laisse aborder par lui de telle manière qu’il s’écarte d’une

certaine façon de lui-même. »181

180 Ibid.,, p.121. 181 Ibid., p. 124.

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105

Le Dasein a donc besoin du monde pour prendre conscience de lui-même en étant

conscient de l’inévitabilité des faits, mais ces faits sont déjà « conditionnés » par l’affection

qui détourne en quelque sorte l’attention du Dasein.

La peur est un mode de l’affection qui peut dévoiler l’importance du monde pour le

Dasein. La peur n’est pas complètement un phénomène extérieur.

L’avoir-peur lui-même est cette libération de la menace ainsi caractérisée qui

se laisse aborder par elle. En aucun cas un mal à venir (malum futurum), par

exemple, n’est d’abord constaté et ensuite redouté. Pas davantage l’avoir-peur

ne constate-t-il tout d’abord ce qui fait approche, mais il le découvre d’abord

en son être-redoutable. Et ce n’est qu’ensuite que la peur, en l’avisant

expressément, peut « tirer au clair » ce qui fait peur. La circon-spection voit le

redoutable parce qu’elle est dans l’affection de la peur.182

On n’apprend pas donc par la peur, on la découvre dans le monde comme une possibilité

qui permet au redoutable, ce qui fait peur, de s’approcher.

3.1.12- Le Dasein comme comprendre

Le Verstehen, traduit par Martineau comme « comprendre » et par « entente » pour

Vezin, est un autre existential pour Heidegger qui va de pair avec l’affection. « L’affection

est une des structures existentiales où se tient l’être du “ Là ”. Or cet être, cooriginairement

182 Ibid., p. 125.

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avec elle, est constitué par le comprendre. »183 Le comprendre rend compte de la manière

dont le Dasein est conscient de ses possibles au sein de l’analyse existentale. Comment la

compréhension révèle-t-elle au Dasein son mode d’existence? En le rendant capable d’être.

Pour Heidegger, nous sommes conscients des possibles puisque nous en avons. « Le

comprendre inclut existentialement le mode d’être du Dasein comme pouvoir-être. Le

Dasein n’est pas un sous-la-main qui posséderait de surcroît le don de pouvoir quelque

chose, mais il est primairement possibilité. Le Dasein est à chaque fois ce qu’il peut être et

la manière même dont il est sa possibilité. »184

C’est donc dire que le Dasein se meut dans le monde et que, pour qu’il découvre la

vérité de son être, il doit expérimenter l’étant comme affection, mais aussi comme

comprendre. En effet, l’affection révélera, mettra en lumière, un étant absorbé au niveau

existential comme a priori de l’être du Dasein et que simultanément il sera aussi

« compris » par le Dasein comme comprendre en tant que possibilité d’être du Dasein qui

« choisi » d’être « là ». « Le comprendre est l’être existential du pouvoir-être propre du

Dasein lui-même, de telle sorte que cet être ouvre en lui-même “où” il en est avec lui-

même. »185

Le comprendre a en lui une structure que Heidegger appelle la projection qui

présente le monde comme des manières possibles d’être utilisé. « Le comprendre est, en

tant que projeter, le mode d’être du Dasein où il est ses possibilités comme possibilités. »186

183 Ibid., p. 126. 184 Ibid., p. 127. 185 Ibid., p. 127. 186 Ibid., p. 128.

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Le monde est notre projet, étant bien-à-la-main. Le Dasein voit le monde en vue de lui-

même. Par exemple, je peux ouvrir une boîte de thon pour satisfaire ma gourmandise, ou

manger des biscuits, ou encore cueillir une pomme dans le verger. Cette projection des

possibles devant le Dasein est le comprendre. C’est à partir de ces possibilités que voit le

Dasein disposé que celui-ci est. Par ailleurs, le comprendre, c’est aussi l’expliciter.

L’explicitation est pour Heidegger le développement du comprendre; c’est-à-dire le

développement des possibilités projetées dans le comprendre. Cette explicitation révèle la

structure de l’ « en tant que ». En effet, lorsque je pose une explicitation comme le couteau

en tant que couteau, nous clarifions notre rapport à cet objet. Par exemple, énoncer que le

couteau sert à couper des aliments nous donnera une indication de la fonction du couteau en

tant que couteau. En d’autres termes, il met en lumière la fonction de celui-ci et donc de la

relation que nous entretenons avec lui. Quand nous explicitons, nous clarifions ce qui est

déjà là, nous n’ajoutons rien à l’objet. Nous articulons donc l’être « pour ». Ou encore

« Supposons donc que nous nous saisissions d’un outil quelconque, que nous nous mettons

à manier. Le marteau reposait auparavant dans la réserve de l’atelier. Il vient à être

explicitement ce qu’il est dans l’usage. C’est-à-dire? Il apparaît comme ce qu’il est, le

marteau comme marteau. Ce « comme » est précisément le comme de l’explicitation. »187

3.1.13- Le sens

187 Dubois, Christian. Op. cit., p. 55.

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Pour Heidegger, ce qui a du sens c’est l’ouverture réciproque de l’étant à l’être qui

se découvre dans le Dasein comme comprendre. « À partir de la significativité ouverte

dans la compréhension du monde, l’être préoccupé auprès de l’à-portée-de-la-main se

donne à comprendre ce dont il peut à chaque fois retourner avec ce qui lui fait encontre. La

circon-spection découvre, ce qui veut dire que le « monde » déjà compris est explicité. »188

Il y a trois préalables pour Heidegger pour concevoir l’explicitation et par

conséquent la construction du sens. Les préalables d’acquis sont la connaissance préalable

pour que la structure « en-tant-que » devienne préalable. Les préalables de visée sont ce que

nous avons d’avance qui permet l’articulation de l’« en-tant-que ». Les préalables de saisi

sont ce par quoi nous interprétons les phénomènes.

Par exemple, lorsque j’entends la phrase « la pomme est verte », je dois avoir une

connaissance préalable de ce qu’est une « pomme » et de ce qu’est « vert » avant de

pouvoir élucider la structure « en-tant-que ». Je dois aussi avoir une visée l’articulation de

l’ « en-tant-que » qui dirige la connaissance des acquis préalables : c’est-à-dire parmi les

fruits durs et sphériques que nous nommons « pommes ». De plus, nous avons besoin d’un

appareil conceptuel (saisi) qui nous permet d’interpréter les phénomènes; c’est-à-dire que la

couleur verte n’est pas la couleur lime ou fougère. C’est donc dire que le sens du

comprendre provient de la conscience de l’en-tant-que.

3.1.14- Le Dasein et la parole

188 Heidegger, Martin. Être et Temps. Op. cit., p. 130.

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Pour Heidegger, le « Rede », traduit par « le parler » pour Martineau, la « parole »

pour Vezin et « discours » pour Dubois, est une autre caractéristique de l’être du là et va de

pair avec la compréhension et l’explicitation. Le parler articule le sens et est donc une

caractéristique importante de notre lien au monde.

Le parler est existentialement cooriginaire avec l’affection et le comprendre.

La compréhensivité, même antérieurement à l’explicitation appropriante, est

toujours déjà articulée. Le parler est l’articulation de la compréhensivité. Il est

donc déjà fondamental à l’explicitation et à l’énoncé. Ce qui est articulable

dans l’explicitation, donc déjà plus originairement dans le parler, nous

l’appelons le sens. Ce qui est comme tel articulé dans l’articulation proprement

parlante, nous l’appelons le tout de signification. Celui-ci peut être analysé en

significations. Les significations, en tant que ce qui est articulé dans

l’articulable, sont toujours signifiantes. Si le parler, l’articulation de la

compréhensivité du Là, est un existential originaire de l’ouverture, et si celle-ci

est primairement constituée par l’être-au-monde, alors le parler doit lui aussi

avoir essentiellement un mode d’être spécifiquement mondain. La

compréhensivité affectée de l’être-au-monde s’ex-prime* comme parler.189

Le parler est donc à la base du langage pour Heidegger. Ceci signifie que l’analyse

du langage par la grammaire et les propriétés logiques du discours est insuffisante pour

saisir la vérité. La vérité des propositions n’est pas l’adéquation logique à un étant, mais

bien de saisir la base existentiale de la proposition. En effet, nous considérons généralement

que la vérité provient des propositions. Logiquement, sans ces propositions, il n’y a pas de

vérité. Cependant, cela implique qu’il faut également que quelqu’un construise ces

propositions. Par conséquent, sans l’homme, il ne peut y avoir de vérité. Gelven arriva à la

conclusion que : « Ce que cela signifie pour la vérité d’être donc est que la vérité existe

189 Ibid., p. 139.

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comme un mode du Dasein, et ce mode est basé sur le Dasein en tant qu’être-déclos. »190

Pour Heidegger, la vérité est un non-voilement qui se base sur la déclosion du Dasein.

Le parler est aussi important, car il est communication. Le Dasein est dans un

monde et il communique avec d’autres Dasein. La communication, n’est pas seulement

l’écoute et la compréhension des mots d’une phrase. Ce que nous entendons, c’est un

message. Le message est à la base de cette communication. Le parler dévoile, en quelque

sorte, ce qui est déjà là, un message. Rendre le message explicite par le parler est

communiquer. Le parler est donc une ouverture au monde pour le Dasein.

3.1.15- La déchéance

La déchéance (Verfallen), qui a été traduite par Martineau par « échéance » et par

« dévalement » pour Vezin, est une autre caractéristique du Dasein. Pour le bien de notre

exposé, nous utiliserons le terme « déchéance », puisqu’il est le plus employé par les

commentateurs de Heidegger. Existentalement, il signifie que l’homme est pris dans le réel,

le « on » de la quotidienneté et se détourne complètement de la conscience de soi et de ses

possibles. La déchéance est donc « une dépossession de l’être qui ne s’appartient pas, qui

est à l’étant, au monde »191 ou encore « la non-conscience de la signification de ce qu’être

signifie ».192

190 Gelven, Michael. Op. cit., p. 144. 191 Pasqua, Hervé. Introduction à la lecture de Être et temps de Martin Heidegger. Lausanne, Editions L’Age

d’homme, 1993, p. 85. 192 Gelven, Michael. Op. cit., p. 114.

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Le Dasein est jeté dans un monde qui l’engouffre. Cette chute est dans la nature de

l’existence du Dasein qui se retrouve hors de lui-même parmi le « on » où il est

confortable, détourné de son être.

3.1.16- Le souci, fondement du Dasein.

L’analyse du Dasein conduisit Heidegger à unifier tous les existentiaux dans le

souci. Cet existential unique est nécessaire pour trouver ce qu’est le Dasein en tant que

Dasein et donc lui donner un sens. C’est de répondre à la question qu’est-ce qu’être

Dasein? Ce n’est qu’après avoir découvert et isolé ce qu’est le Dasein en tant que Dasein

que nous pourrons enfin découvrir la signification ontologique de l’être.

C’est à travers l’analyse de l’angoisse que Heidegger a montré que le souci unifie

tous les autres existentiaux. Le raisonnement de Heidegger débute avec la peur. La peur est

différente de l’angoisse parce que, quand nous avons peur, nous avons peur de quelque

chose. Par contre, quand nous sommes angoissés, nous ne savons pas clairement pourquoi.

À la question de savoir pourquoi nous sommes angoissés nous répondrons : « pour rien ».

Ce rien est analysé par Heidegger comme l’homme qui réfléchit à ses possibles et prend

conscience de sa finitude. Cette situation ne peut être saisie par l’expérience. L’existential

qui nous permet d’avoir conscience du « rien » est l’angoisse comme disposition.

L’angoisse de la mort est angoisse « devant » le pouvoir-être le plus propre,

absolu et indépassable. Le devant-quoi de cette angoisse est l’être-au-monde

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lui-même. Le pour-quoi [en-vue-de-quoi] de cette angoisse est le pouvoir-être

du Dasein en tant que tel. Il est exclu de confondre l’angoisse de la mort avec

une peur de mourir. Elle n’est nullement une tonalité « faible » quelconque et

contingente de l’individu, mais, en tant qu’affection fondamentale du Dasein,

l’ouverture révélant que le Dasein existe comme être jeté pour sa fin. Ainsi se

précise le concept existential du mourir comme être jeté pour le pouvoir-être le

plus propre, absolu et indépassable. La délimitation d’un tel mourir par rapport

à une pure disparition, et aussi par rapport à un simple périr, et encore par

rapport à un « vécu » du décédé, a gagné en acuité.193

L’angoisse en tant que structure nous révèle notre nous-mêmes dans le monde. Elle

nous individualise. Elle nous met en face de nos propres possibles. Elle nous place devant

le choix de l’existence authentique ou inauthentique; fuir parmi le « on » ou encore faire

face à soi-même en lui donnant la possibilité de pouvoir être soi-même. Elle nous révèle ce

qu’est le Dasein en tant que Dasein, ou encore le Dasein en tant que souci. « Dans

l’angoisse, l’être-là est révélé à lui-même comme jeté-dans-le-monde, comme pouvoir-être,

et privé, dans l’isolement, de la confortable familiarité de la déchéance dans le on. »194

En effet, l’« analyse dévalement » nous révèle que le Dasein par souci et par intérêt

se cache de son moi (quotidiennement) dans le « on » inauthentique. L’angoisse force le

Dasein à prendre un certain recul du « on » en le mettant face à son moi, à la conscience de

la possibilité d’être soi-même. Prendre conscience de ses possibilités comme possibilité

d’être, puis de « choisir » comment « être » présuppose le souci comme structure a priori.

Le souci, en tant que totalité structurelle originaire, « précède » de manière

apriori coexistentiale toute « conduite » et « situation » du Dasein, ce qui veut

dire qu’il s’y trouve aussi bien toujours déjà. Par suite, ce phénomène

n’exprime nullement une primauté de l’attitude « pratique » sur la théorique.

193 Heidegger, Martin. Être et Temps. Op. cit., p. 201. 194 Couturier, Fernand. Monde et être chez Heidegger. Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal,

1971, p. 52.

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Le déterminer purement intuitif d’un sous-la-main n’a pas moins le caractère

du souci qu’une « action politique » ou la calme résignation. « Théorie » et

« praxis » sont des possibilités d’être d’un étant dont l’être doit être déterminé

comme souci.195

Le souci est donc la « prédisposition » au sens existential de rendre factive une

possibilité d’être ou encore « être-au-devant-de-soi-et déjà en rapport avec des entités

rencontrées dans le monde. »196

Cette analyse du souci conduit alors Heidegger à se questionner sur la possibilité de

ne pas être, la finitude et la mort. Pour cet auteur, la mort revêt une importance capitale

pour l’analyse de l’être. En effet, nous savons que nous allons mourir, cesser d’être. La

conscience de cette possibilité peut devenir terrifiante ou inquiétante quand nous en

prenons conscience. Par contre, elle peut aussi devenir banale, emportée par la

quotidienneté.

La conscience du « ne pas être » semble donc être significative pour l’être. Pour

Heidegger, la mort nous révèle le Dasein authentique. Le « on » abandonne le Dasein pour

le mettre en face de son soi, pour mourir de sa propre mort. Ce qui est plus important pour

Heidegger dans le phénomène de la mort est de prendre conscience que je peux mourir

comme possibilité et moins que je vais mourir.

La mort est aussi une perspective à partir de laquelle nous voyons la totalité d’une

existence humaine. « L’Être-en-totalité du Dasein se dévoile ainsi dans sa fin, sa mort. »197

195 Heidegger, Martin. Être et Temps. Op. cit., p. 160. 196 Gelven, Michael. Op. cit., p. 132.

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Ceci pose un problème. En effet, si seule la mort nous permet cette vision holistique de

notre existence, alors comment, du point de vue existential, peut-elle se réaliser? C’est donc

dire que quand le Dasein est, il n’étant pas encore; ne réalise pas tous ses possibles. Par

contre, quand nous mourrons, le Dasein meurt. Il n’est plus. Mais c’est pourtant là que nous

pourrions avoir cette vision globale du Dasein. Comment alors avoir cette vision globale?

Heidegger trouve la réponse dans l’analyse de la structure du pas-encore du Dasein.

La réponse est que nous n’avons pas besoin d’être à la fin, mais plutôt vers la fin. « De

même que le Dasein, aussi longtemps qu’il est, est au contraire constamment déjà son ne-

pas-encore, de même il est aussi déjà sa fin. Le finir désigné par la mort ne signifie pas un

être-à-la-fin du Dasein, mais un être pour la fin de cet étant. La mort est une guise d’être

que le Dasein assume dès qu’il est. »198 Il n’est donc pas nécessaire que je meure

réellement pour être conscient de la totalité de mon Dasein, mais bien il suffit d’être

conscient de la possibilité de sa finalité (aller-vers-notre-fin).

L’existential qui sera analysé par Heidegger est l’être-pour-la-mort. L’entente

projette les possibles. La mort en tant que possible est mienne, ni partageable, ni

« dépassable ». L’affection nous apprend par le biais de l’angoisse que le sens de la mort

est révélé. En effet, le on-même du Dasein cache ou dissimule le sens de la mort. Dans la

quotidienneté, le moi inauthentique interprète la mort comme toujours réelle et non comme

possible. Dans ce mode, je ne me retourne pas vers mon moi authentique pour être

conscient de mes possibles. Ce dont je suis conscient, c’est de la réelle (factuelle) mort des

197 Chapelle, Albert. L’ontologie phénoménologique de Heidegger. Paris, Les Éditions universitaires, 1962,

p. 105. 198 Heidegger, Martin. Être et Temps. Op. cit., p. 197.

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115

autres. Je ne suis donc pas conscient de ma mort, puisqu’elle est dans le réel et non dans le

possible. La disposition authentique face à la possibilité de la mort est l’angoisse.

L’angoisse va donc dévoiler le moi authentique en montrant la possibilité de ne plus être du

Dasein.

C’est dans l’analyse de la mort que Heidegger révèle sa vision de la liberté. En

effet, c’est dans la conscience de la possibilité d’être ou de ne-pas-être que réside la liberté.

L’existence authentique est donc notre conscience de notre capacité à choisir d’être.

Le Dasein est en existant son fondement, c’est-à-dire de telle manière qu’il se

comprend à partir de possibilités, et, se comprenant ainsi, est l’étant jeté. Or

cela implique que, pouvant être, il se tient à chaque fois dans l’une ou l’autre

possibilité, que constamment il n’est pas une autre, et qu’il a renoncé à elle

dans le projet existentiel. Le projet n’est pas seulement déterminé, en tant qu’à

chaque fois jeté, par la nullité de l’être-fondement, mais, en tant que projet, il

est lui-même essentiellement nul. Cette détermination, derechef, ne désigne

nullement la propriété ontique du « sans succès » ou « sans valeur », mais un

constitutif existential de la structure d’être du projeter. La nullité visée

appartient à l’être-libre du Dasein pour ses possibilités existentielles.

Seulement, la liberté n’est que dans le choix de l’une, autrement dit dans

l’assomption du n’avoir-pas-choisi et du ne-pas-non-plus-pouvoir-avoir choisi

l’autre. 199

La capacité du Dasein de faire ce choix d’être comme possibilité d’être est donc le

fondement de la liberté pour ce philosophe.

3.1.17- L’existence authentique

199 Ibid., p. 224.

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116

Comme nous l’avons mentionné, Heidegger associe la liberté à l’existence

authentique. Cependant, quelle est la base des choix sur laquelle ceux-ci peuvent s’exercer?

Cette base est celle de la conscience.

Pour Heidegger, ce qui révèle le moi en tant que moi, c’est l’être-en-faute

(Schuldigsein). Cette dernière traduction de Vezin nous a semblé plus compréhensible pour

notre explication que la traduction de Martineau de « être-en-dette ». En effet, dans l’être-

en-faute, je suis confronté à moi-même, à mes actes et mes agissements. Suivant cette

logique, si nous ne reconnaissons pas notre culpabilité, c’est que nous ne nous

reconnaissons pas comme moi en tant que conscience de notre capacité à choisir d’être.

Nous fuyons donc vers le on-même inauthentique : « ce n’est pas moi, ce sont les autres

disent les gamins! ». Il ne faut toutefois pas se méprendre. Cela ne veut pas dire que seuls

les coupables ont une existence authentique, mais bien que d’avoir la volonté de prendre

conscience de sa culpabilité, le cas échéant, est le propre d’une existence authentique.

Heidegger nomme « résolution » cette existence authentique dans laquelle nous sommes

conscients de notre moi et des possibilités de notre existence qui nous permet de ne pas être

emprisonné dans le on-même. « Cet appel peut être déchirant parce qu’il nous arrache à

l’existence quotidienne, au chaos originaire dans lequel, au commencement le Dasein est

immergé. Toutefois, cette interprétation existentiale de la conscience doit encore recevoir

ses fondements ontologiques car entendre l’appel, c’est vouloir avoir conscience, c’est se

choisir soi-même, “s’engager” comme dirait Jean-Paul Sartre. »200

200 Pasqua, Hervé. Op. cit., p. 120.

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117

En posant cette analyse, le philosophe pose que l’existential de l’être-en-faute est le

fondement de l’éthique et de la morale et renverse ainsi la tradition, à savoir que la

culpabilité proviendrait de la transgression d’un code moral; c’est-à-dire que cet existential

est a priori de tout code moral. En effet, la question fondamentale de l’éthique que nous

pourrions arbitrairement poser est : « que dois-je faire? » (Pour aller vers un bien). Pour

répondre à cette question, nous devons présupposer l’être-en-faute comme matrice

permettant aux possibilités de se mouvoir. C’est parce que nous avons conscience de notre

être-en-faute, engagé dans l’existence authentique que par la suite nous élaborons des

règles morales. « L’être-fondement pour... n’a pas besoin de présenter le même caractère de

ne-pas que le privatif qui se fonde en lui et provient de lui. Le fondement n’a pas besoin de

ne tenir sa nullité que de ce qu’il fonde. Or cela implique que l’être-en-dette ne résulte pas

d’abord d’un endettement, mais, inversement, que celui-ci ne devient possible que « sur le

fondement » d’un être-en-dette originaire. »201

3.1.18- Le temps comme sens de l’être

Heidegger pose enfin la pierre angulaire de son analyse, c'est-à-dire que le sens

ontologique de l’être est le temps. Que l’« être » pour le Dasein est toujours « être dans le

temps ».

201 Heidegger, Martin. Être et Temps. Op. cit., p. 223.

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Pour ce faire, Heidegger analyse les rapports entre la « résolution » comme

consciente des possibles et la « circonspection » ou « prévoyance », c’est-à-dire la vision

du pas-encore (possible) de la mort. Pour répondre à la question « qu'est-ce que signifie

être? », il faut trouver la référence ultime qui donne un sens aux modes d’existence. Il

découvre que la conscience des possibles implique nécessairement la vision du « pas-

encore », puisque choisir une façon d’être implique une possibilité de n’être pas une autre

façon. La résolution révèle que le Dasein est coupable tout le temps de « n’être pas ». Cette

idée « de tout le temps » ou encore jusqu’à ce qu’il cesse d’exister recouvre donc l’idée de

l’être-vers-la-mort. Inversement, la vision du « pas encore » (possible) de la mort est

incluse dans l’authenticité de l’existence même comme une condition d’être conscient de

ses possibles ou de sa liberté. « La Négativité ontologique est le Néant de l’étant; comme

telle, elle redéfinit l’Être, en possibilise et en fonde significativement la transcendance

finie; elle est par là, le fondement radical de toute vérité et de Toute Identité. »202

C’est donc dire que la possibilité de la mort (ne pas être) donne la possibilité au

Dasein de se voir comme un tout, à la conscience d’être libre de choisir « d’être » ou

« n’être pas » comme un ensemble de possibilités tant que l’on pourra exister, rendant du

même coup l’analyse de la question de l’être possible. « Ce n’est que dans la mesure où le

Dasein a par avance conscience de son existence en tant qu’un tout par le biais de la

conscience, de la possibilité de la mort, qu’il peut étudier la question de l’être. »203

202 Chapelle, Albert. Op. cit., p. 239. 203 Gelven, Michael. Op. cit., p. 189.

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Nous existons donc et même avons une certaine compréhension de notre être, mais

cette compréhension a besoin d’être approfondie. Nous devons donc découvrir en nous le

sens de notre propre existence. Ceci n’est pas sans rappeler la célèbre phrase « connais-toi

toi-même » inscrite au temple de Delphes que Socrate reprit par la suite.

Pour Heidegger, quand le Dasein est conscient d’être, il est authentiquement son

moi. Le moi n’est donc pas une chose ou une entité, il est une caractéristique de l’être.

Nous avons vu dans la section traitant du souci qu’être Dasein est le souci dans son sens

existentiel. La question se tourne donc vers son sens ontologique : que signifie se soucier

ontologiquement?

Heidegger répondra à cette question en disant que l’être du Dasein comme souci,

c’est d’être en avant de soi comme étant dans le monde, c'est-à-dire que le Dasein se souci

d’être une possibilité d’être lui-même comme étant dans le monde.

La totalité d’être du Dasein comme souci signifie : être-déjà-en-avant-de-soi-

dans (un monde) comme être-auprès-de (l’étant rencontré à l’intérieur du

monde). En fixant pour la première fois cette structure articulée, nous

soulignions qu’une telle articulation contraignait la question ontologique à

pousser encore plus loin, jusqu’à la libération de l’unité de la totalité de la

multiplicité structurelle. L’unité originaire de la structure du souci réside dans

la temporalité. Le en-avant-de-soi se fonde dans l’avenir. L’être-déjà-dans

annonce en lui-même l’être été. L’être-auprès... est rendu possible dans le

présentifier.204

Heidegger en arrivera à la conclusion que l’être pour le Dasein est être dans le

temps. Mais cette affirmation demande des clarifications. L’auteur continuera donc son

204 Heidegger, Martin. Être et Temps. Op. cit., p. 252.

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analyse sur le sens en posant comme question : comment « cette chose » est possible? Ou

encore dans notre contexte : Qu'est-ce qui rend possible l’être du Dasein (souci)? En terme

de résolution, comment pouvons-nous « être-vers » nos possibles. Parce qu’il y a un futur,

mais un futur qui a un sens. Par exemple, je peux anticiper la fin de mon doctorat. Ce futur

qui a un sens pour moi est possible, en opposition à un futur « pas-encore-maintenant »,

comme façon d’exister. Ceci est le fondement de l’existence authentique.

Si à l’être du Dasein appartient l’être authentique ou inauthentique pour la

mort, celui-ci n’est possible que comme avenant au sens qu’on vient

d’indiquer, et qui reste à déterminer de plus près. L’« avenir », ici, ne désigne

pas un « maintenant » qui n’est pas encore devenu « effectif » et qui ne le sera

qu’un jour, mais la venue en laquelle le Dasein advient à soi en son pouvoir-

être le plus propre. Le devancement rend le Dasein authentiquement avenant,

de telle manière cependant que le devancement n’est lui-même possible que

pour autant que le Dasein en tant qu’étant advient en général toujours déjà à

soi, c’est-à-dire est en général avenant en son être.205

Pour Heidegger, le futur a un sens puisque j’ai des possibles. « le Dasein peut en

général advenir à soi en sa possibilité la plus propre, et que, en ce se-laisser-advenir-à-soi,

il soutient la possibilité comme possibilité ‒ c’est-à-dire existe. Or le se laisser-advenir-à-

soi dans la possibilité qui soutient celle-ci est le phénomène originaire de l’avenir. »206

Par ailleurs, le passé a aussi un sens, par l’entremise de l’oubli et du souvenir. Nous

ne pouvons faire abstraction de ce que nous avons été pour déterminer qui nous sommes.

Le futur et le passé ont donc un sens puisqu’ils sont intimement liés à l’existence humaine.

Le présent quant à lui est ontologiquement moins important pour Heidegger. Il est vu

comme un rendre présent. Il est donc lié à l’action.

205 Ibid., p. 251. 206 Ibid., p. 251.

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Pour Heidegger, le temps temporalise. La condition à cela est que le temps soit fini,

puisque dès lors il dévoile l’ensemble des possibles. Le temps fini est donc lié au soi

authentique. En effet, pouvoir imaginer le temps au-delà de notre propre mort n’empêche

pas la temporalité ni la limite du temps. La temporalité est la condition ontologique

nécessaire pour nos différentes façons d’exister.

Comme nous l’avons vu, dans l’analyse du souci, c’est la temporalité qui pour

Heidegger rend possible le souci. C’est donc dire que le Dasein est en avant lui-même

parce qu’il a un futur ontologique, il est dans un monde grâce à un passé ontologique et il

peut rencontrer des entités dans le monde grâce à son présent ontologique. Cette

temporalité du souci, Heidegger l’exprimera sous l’unité des « extases » du temps.

Une fois cette matrice posée et compte tenu de la circularité du raisonnement

herméneutique qui prend pied dans une compréhension de l’être qui va de soi à la mise en

lumière du temps, qui rend possible le souci et le sens de l’être, l’auteur repartira du temps

pour réinterpréter les existentiaux et ainsi déceler chez eux la nature « temporel» de chacun.

Ce mouvement de la partie au tout et du tout à la partie est en effet un raisonnement

circulaire.

3.1.19- La compréhension

Comme nous l’avons vu la compréhension, est la projection des possibles « […] le

comprendre signifie : être-projetant pour un pouvoir-être en-vue-de quoi le Dasein existe à

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chaque fois. Le comprendre ouvre le pouvoir-être propre de telle manière que le Dasein, en

comprenant, sait à chaque fois en quelque façon ce qu’il en est de lui-même, “où il en

est ” ».207 L’ekstase correspondant à cet existential est le futur.

Pour Heidegger, le comprendre authentique va projeter un futur conscient de sa

finitude et de lui-même. C’est donc à partir de nous-mêmes que nous construisons le futur.

Le comprendre inauthentique va plutôt construire le futur à partir du on-même. C’est en

quelque sorte le futur qui se livrera au Dasein. « Le comprendre inauthentique se projette

vers ce qui, dans les affaires de l’activité quotidienne, est pourvoyable, faisable, urgent,

indispensable. »208

Par ailleurs, la projection des possibles authentiques et inauthentiques peut aussi se

faire dans les autres temps ontologiques comme le passé ou le présent. Cette projection est

importante pour le passé dans la théorie de Heidegger concernant l’histoire, mais nous y

reviendrons plus loin.

3.1.20- La temporalité et affection

La temporalité de l’affection se trouve dans le passé. Pour montrer cette relation,

Heidegger va montrer la nature temporelle de la peur et de l’angoisse. Pour l’auteur, nos

207 Ibid., p.258. 208 Ibid., p. 259.

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dispositions nous ramènent à un rappel de quelque chose à un « avoir été » quelque chose.

Ce rappel est dans notre être-jeté. En effet, l’affection découvre le Dasein dans son être-

jeté, que le Dasein est dans un monde. Cependant, l’action de l’affection ne révèle rien sur

l’ « être-le-là » autre que sa « situation » dans le monde. L’affection divertit le Dasein sur

le monde en lui faisant tourner le dos le plus souvent à la facticité du monde. Dans ce

raisonnement, la peur a « peur » du futur, car c’est parce que nous voulons être un avoir été

dans le passé que nous n’avançons pas vers le futur. « De prime abord, l’explicitation

entendue de la peur, conformément à son orientation sur ce qui fait encontre à l’intérieur du

monde, cherche à identifier le devant-quoi de la peur à un “mal futur”, et, conformément à

celui-ci, à déterminer la relation à lui comme attente. »209 Ainsi, la peur est un oubli de

nous-mêmes et, en nous détournant par conséquent de la question de l’être, elle est

inauthentique. L’angoisse est comprise comme une prise de conscience de ses possibilités,

mais aussi que le Dasein est jeté dans le monde. Ces possibles nous les avions déjà, nous

les avions seulement « oubliés ». Nous comprendrons alors pourquoi l’angoisse est

temporalisée aussi par le passé. « Bien que ces deux modes de l’affection, peur et angoisse,

se fondent primairement dans un être-été, leur origine respective, considérée par rapport à

leur temporalisation à chaque fois propre au sein de la totalité du souci, est différente.

L’angoisse naît de l’avenir de la résolution, la peur naît du présent perdu, dont la peur

prend timidement peur pour y succomber d’autant plus décidément. »210

209 Ibid., p. 259. 210 Ibid., p. 264.

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3.1.21- La temporalité et déchéance

La déchéance comme oubli de ce qu’être signifie et dans son évincement dans le

« on-même » est de nature inauthentique. Il est caractérisé par le présent ontologique. « Or

de même que c’est l’avenir qui possibilise primairement le comprendre, et l’être-été la

tonalité, de même le troisième moment constitutif du souci, l’échéance211 a son sens

existential dans le présent. »212

La temporalité de la déchéance vient du fait que le temps sera compris à partir du

réel et non des possibles. Le temps sera alors la toile de fond pour le « rendre présent » des

événements du réel.

3.1.22- La temporalité comme le parler

Dans le parler, les temps grammaticaux employés dans le langage en général nous

indiquent la nature temporelle de notre conscience de soi et du monde qui nous entoure.

Les temps (« grammaticaux »), tout comme les autres phénomènes temporels

de la parole, « modes d’action » et « degrés temporels » ne proviennent pas du

fait que le parler s’ex-prime « aussi » sur des processus « temporels », c’est-à-

dire rencontrés « dans le temps ». Pas davantage n’ont-il pour fondement le fait

que le parler effectif se déroule « dans un temps psychique ». Le parler est en

lui-même temporel, pour autant que tout parler sur..., de..., et à... se fonde dans

l’unité ekstatique de la temporalité.213

211 Nous utilisons déchéance. 212 Ibid., p. 265. 213 Ibid., p. 267.

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125

3.1.23- La temporalité d’être-dans-un-monde

Pour Heidegger, « l’unité ekstatique de la temporalité, c’est-à-dire l’unité de l’“être-

hors-de-soi” dans les échappées de l’avenir, de l’être-été et du présent, est la condition de

possibilité requise pour qu’un étant qui existe comme son “Là” puisse être. »214 C’est donc

dire que pour que le Dasein puisse projeter sa possibilité d’être dans le futur et qu’ensuite il

« choisit » d’être « là », cela implique nécessairement la temporalité comme condition de

possibilité. De plus, comme être-dans-un-monde est un existantial qui implique également

le « là » du Dasein qui est jeté dans le monde, alors l’être-dans-un-monde doit aussi être

temporelle, car il n’y a pas de monde sans Dasein. « Tandis que le Dasein se temporalise

est aussi un monde. Se temporalisant, quant à son être, comme temporalité, le Dasein est

essentiellement, sur la base de la constitution ekstatico-horizontale de celle-ci, “dans un

monde”. Le monde n’est ni sous-la-main, ni à-portée-de-la-main, mais il se temporalise

dans la temporalité. Il “est là” avec le hors-de-soi des ekstases. Si nul Dasein n’existe, nul

monde n’est pas non plus “Là”. »215

Par ailleurs, cette structure temporelle, Heidegger tentera aussi de la démonter dans

les notions de sous-la-main et à-porté-de-la-main. Ces deux structures puisent dans le

présent ontologique comme « rendre-présent ». En effet, être-dans-un-monde et interagir

dans ce monde ont une signification existentiale. Le mode inauthentique du présent sera

214 Ibid., p. 267. 215 Ibid., p.277.

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alors de considérer seulement les événements comme dans le réel oubliant du même coup

les possibles du moi. Interagir avec le monde en tant qu’ à-portée-de-la main se rapporte

dans un premier lieu au présent, mais aussi, en deuxième lieu, au passé ontologique par

l’oubli de soi-même, puisque coupé de ses significations.

Comment passer maintenant d’un état sous-la-main à celui de à-porté-de-la-main?

C’est ici le rapport entre la pratique et la théorie dont il est question. Heidegger pose que

les termes de théorie et de pratique sont interreliés. Il ne peut avoir de dichotomie franche

entre les deux. La clé de l’analyse est dans la compréhension de la différente perspective

avec laquelle nous appréhendons les objets sous-la-main et ceux à-porté-de-la-main. Dans

le premier cas, nous voyons l’objet comme un outil, dans le deuxième cas, cette vision

change puisque je théorise l’objet non à partir de son usage, mais à partir de lui-même

(étant en tant qu’étant). « Telle est la méthode scientifique, elle se présente l’étant du point

de vue qui en fait l’objet de son étude. La temporellité propre à la science est le rendre

présent qui se distingue de la préoccupation pratique en ce sens qu’elle ne retient de l’étant

que ce qui s’offre à la vérité. »216

Par exemple, si je prends une scie mécanique pour couper un arbre, je peux dire

comment l’objet est puissant pour couper facilement du bois. Il s’agit de le considérer

comme un outil. Par contre, si je dis que la scie pèse 10 kg alors nous nous référons à ses

caractéristiques d’étant en tant qu’étant, alors nous passons d’un mode pratique à un mode

théorique.

216 Pasqua, Hervé. Op. cit., p. 150.

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127

3.1.24- Temps et espace

Heidegger analyse aussi l’espace comme vision concurrente à celle de la

temporalité; c’est-à-dire que si nous pouvons montrer que l’espace comme détermination

fondamentale du Dasein est au même titre que la temporalité, l’essence du Dasein alors

l’analyse temporaloexistentiale heideggérienne serait remise en question.

Pour Heidegger, si le souci en tant que souci est la temporalité ou son sens d’être et

qu’elle correspond plus ou moins à une projection des possibles « dans le temps », alors, le

Dasein qui « choisit » sa possibilité d’être « en même temps » qu’il créer son espace dans

le monde est la preuve que la spatialité se déduit de la temporalité. Voilà pourquoi le

philosophe peut affirmer que : « C’est seulement sur la base de la temporalité ekstatico-

horizontale qu’est possible l’irruption du Dasein dans l’espace. »217

En d’autres mots, le Dasein projette des possibles dans le temps. Il se choisit alors

comme possibilité d’être. Cependant, en choisissant d’être, il créée alors son espace dans

son monde. C’est donc dire qu’en prenant conscience de nous-mêmes comme possibilité

d’être, nous créons en même temps notre propre espace existential. Pour Heidegger, cette

explication est donc l’attestation que la spatialité se développe à partir de la temporalité.

217 Heidegger, Martin. Être et Temps. Op. cit., p. 280.

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128

3.1.25- Histoire

Heidegger en viendra inévitablement à discuter de l’histoire et de l’historialité du

Dasein. Pour lui, la temporalité du Dasein est la base de l’historialité : « L’analyse de

l’historialité du Dasein tente de montrer que cet étant n’est pas « temporel » parce qu’il

« est dans l’histoire », mais au contraire qu’il n’existe et ne peut exister historialement que

parce qu’il est temporel dans le fond de son être. »218 L’idée de Heidegger est de montrer

que l’histoire ne peut être fondée exclusivement sur l’accumulation des faits réels, mais

aussi sur les possibles par les existentiaux comme l’historialité. En effet, l’histoire fondée

sur des faits n’est pas significative, puisque les faits sont dans le réel, l’étant et non dans

l’être.

Il faut considérer les possibles, puisque l’histoire est plutôt l’histoire des mondes du

Dasein qui, elle, est significative. Pour que l’histoire soit authentique, il faudra qu’elle

interpelle mes propres possibles. La façon de le faire est de donner une signification à

l’histoire qui ne réside pas seulement dans les faits réels. De plus, « la temporellité du

Dasein ne provient justement pas de son être embarqué dans une histoire objective, procès

de l’histoire universelle, tout au contraire, c’est parce qu’il est temporel au fond de son être

qu’il est historique. Le Dasein n’est pas le sujet de l’histoire, ni non plus un sujet dans

l’histoire : temporel, il se déploie comme histoire. »219 Il est donc clair que l’historicité est

pour Heidegger « une constitutive de l’être du Dasein ».220

218 Ibid., p.285. 219 Dubois, Christian. Op. cit., p. 91. 220 Pasqua, Hervé. Op. cit., p. 159.

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3.1.26- Temporalité du Temps

Heidegger veut monter la temporalité du temps. En effet, pour lui, le temps se

rapporte au monde des objets, alors que la temporalité est liée au Dasein. Le temps doit

donc se fonder sur la temporalité. C’est le Dasein qui crée le temps.

Les termes temporaux, comme le « maintenant » qui mettent en relief la structure

existentiale de la « databilité », proviennent de la compréhension du Dasein dans le monde

en tant que « rendre-présent ». Ces éléments ont une signification pour moi à partir de moi.

Par ailleurs, le temps public est aussi discuté par Heidegger. Pour lui des concepts

relatifs au temps comme la nuit et le jour ne se fondent pas sur la noirceur ou la clarté, mais

plutôt sur la toile de fond d’un monde vu comme à-portée-de-la-main. Le jour et la nuit ont

une signification; par exemple, je peux (le jour) ou ne peux pas travailler (la nuit). « La

préoccupation fait usage de l’“être-à-portée-de-la-main” du soleil dispensant lumière et

chaleur. Le soleil date le temps explicité dans la préoccupation. De cette datation naît la

mesure la plus “naturelle” du temps, le jour. »221

Le Dasein crée son temps, il dévoile à partir de lui-même et pour lui-même dans le

monde la signification du temps : « Tout comme le lever, le coucher et le midi sont des

“places” privilégiées que l’astre occupe. De son passage régulièrement récurrent, le Dasein

qui est jeté dans le monde et qui, temporalisant, se donne du temps tient compte. Le

221 Heidegger, Martin. Être et Temps. Op. cit., p. 309.

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provenir du Dasein est, sur la base de l’explicitation datante du temps prédessinée à partir

de son être-jeté dans le Là, un provenir journalier. »222

Encore une fois, c’est la temporalité du Dasein qui « temporalise » le temps. « Le

temps de la montre n’a de sens qu’à partir de cette ouverture du monde, n’indique l’heure

qu’il est qu’à partir du temps que j’ai et qui a préalablement “donné le temps” à la montre

elle-même. »223

Cette description de la théorie de l’être chez Heidegger a tenté de mettre au clair les

raisons pour lesquelles l’enquête sur le sens de l’être aboutit au temps. En effet, à travers

l’analyse des différents existentiaux, l’être du Dasein se révèle comme un pouvoir être. En

d’autres mots, nous pouvons avoir conscience de nous-mêmes parce que nous sommes

conscients de nous-mêmes en tant que possibilité d’être. Par conséquent, c’est cette

possibilité d’être qui donnera au temps son sens. Le futur a un sens puisque j’ai des

possibles.

La voie de la conscience est donc, pour Heidegger, la voie de l’existence

authentique qui permet l’expression de la liberté. En étant conscients de nos possibles, nous

pouvons donc « choisir » d’être ou ne pas être cette possibilité d’être.

Un des moments importants de l’analyse de Heidegger est sa distinction entre le

monde à-portée-de-la-main et sous-la-main. Comme nous avons vu, le monde sous-la-main

222 Ibid., p. 309. 223 Dubois, Christian. Op. cit., p. 101.

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131

représente celui que nous utilisons et connectés par des renvois significatifs. Le caractère à-

portée-de-la-main voit quant à lui l’objet comme une chose, un étant intramondain,

indépendant de ses usages.

Cette distinction est primordiale puisqu’elle permet une critique de la relation entre

le sujet et l’objet de la modernité occidentale. En effet, la caractéristique du à-portée-de-la-

main est le regard que porte la science sur l’étant. C'est précisément le regard de Descartes,

de la séparation entre sujet et objet. Il donne des caractéristiques à la chose sans inclure le

Dasein comme faisant partie d’un dévoilement de la chose.

Par contre, Heidegger montre que pour appréhender l’être dans son ensemble, il

faudra aussi rendre explicite la caractéristique sous-la-main. Cette dernière dévoile donc

non seulement « l’utilité » de l’objet, mais aussi sa « connexion-signification » au monde,

renversant alors l’objectivité absolue en science, puisque, dans ce dévoilement de la chose à

partir du Dasein, le sujet influence nécessairement l’objet.

Un autre moment important de l’ontologie de Heidegger est l’être-au-monde et la

spatialité du Dasein. Pour Heidegger, l’être au monde est le plus large des existentiaux. Il

est donc un a priori de l’existence du Dasein. Celui-ci est de prime bord jeté dans un

monde. Le Dasein est déchu comme étant intramondain. De façon concomitante, le Dasein

crée ainsi la spatialité dans son monde, mais Heidegger a aussi montré la manière dont cette

spatialité est structurée à partir du souci comme projection des possibles et doit

nécessairement puiser dans la temporalité comme condition de possibilité.

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132

3.2. Tournant heideggérien et l’ontologie fondamentale

Dans la section précédente, nous avons pu constater la pénétrante analyse du Dasein

de Heidegger, qui devait mener à un projet ou une refondation d’une ontologie

fondamentale. Cependant, après la publication d’Être et Temps en 1927, ce projet fut

rapidement remis en question par l’auteur lui-même. Les conséquences de la théorie de

l’être, à la lumière d’un débat avec la métaphysique, sont à l’origine de ce que l’on nomme

maintenant le « tournant » de la philosophie de Heidegger. Il est important pour nous de

comprendre ce qui arriva à ce grandiose projet, si nous voulons apporter une lumière

nouvelle à ce débat, de faire un pas de plus dans notre compréhension de l’être, mais

également de la dualité corps/esprit et du rapport sujet/objet.

.

Être et Temps fut, comme le dira Jean Grondin en 1999, un échec littéraire si nous

l’évaluons aux fruits de sa question de départ. La question de l’être restera donc

incomplète. En effet, le projet d’Être et Temps comportait au départ trois parties, mais sa

publication en 1927 n’en comptait que deux. Cette dernière section ayant pour titre Temps

et Être, où la temporalité du Dasein devait mener à la révélation de l’être, fut écrite, mais

jamais publiée par Heidegger. Il aurait même brulé cette troisième section selon une

confession qu’il aurait faite à F.-W. Von Hermann.224

224 Cela est cependant remis en question par Jean Grondin qui cite des textes et interprétations contradictoires

à ce sujet. Cependant, le texte ne fut jamais publié.

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Par contre, comme le souligne Grondin : « Mais d’un point de vue philosophique,

on ne saurait parler d’un échec. Car l’abandon du projet transcendantal qui caractérisait

cette troisième partie a sans doute aidé Heidegger à mieux formuler sa propre question.

C’est ainsi que l’échec de “Temps et Être” a certainement rendu possible le tournant du

second Heidegger. »225

Nous pouvons dès lors nous questionner sur ce qui a poussé Heidegger à remettre

son projet en question. Cette interrogation semble énigmatique. Cependant, dès le semestre

d’été de 1927, Heidegger remet en cause certains aspects de l’ontologie fondamentale en

donnant un cours sur les problèmes fondamentaux de la phénoménologie. À la fin de son

cours, Heidegger dira constater une erreur fondamentale à son projet d’ontologie : « Nous

pouvons d’emblée être sûrs et certains que dans l’interprétation temporale de l’être comme

tel, se cache une fausse interprétation (une Fehlinterpretation). »226

Cette fausse interprétation est la conviction d’Heidegger que l’objectivation de

l’être, sa compréhension, nous mène à en faire une « chose » ontique et non ontologique.

C'est-à-dire que la démarche même pour l’explicitation de l’être est une quête en elle-même

existentielle et non existentiale. Cette objectivation de l’être ne peut donc pas conduire en

une ontologie. Ceci est un puissant désaveu de son entreprise première. Voilà donc

pourquoi il n’a pas pu publier la troisième partie d’Être et Temps.

225 Grondin, Jean. « Heidegger et le problème de la métaphysique », DIOTI . VI (1999), p. 163-204.

Disponible en ligne, http://mapageweb.umontreal.ca/grondinj/pdf/heid_probl_met.pdf, consultation 5 janvier

2013. p. 9. 226 Ibid., p. 19-20.

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Heidegger expliqua plus tard, dans son Beiträge de 1936-1938, que son projet

voulait montrer que l’être se projette dans le temps, qu’il est un domaine de projection pour

lui. Cependant, le philosophe a érigé dans Être et Temps la problématique de l’être et sa

démarche comme l’étude d’un objet. Cela est à l’envers de ce que la question de l’être tente

d’ouvrir, c'est-à-dire de voir le Dasein dans le dévoilement. Heidegger avoua alors sur son

parcours que: « Il fallut donc tenter le saut multiple dans l’essence de l’être, lui-même, ce

qui exigeait en même temps une entrée plus originelle dans l’histoire. Le rapport au

commencement, la tentative de tirer au clair l’aletheia227 comme un caractère d’essence de

l’étantité elle-même, la fondation de la distinction entre l’être et l’étant. »228

En effet, comme en posant l’être comme objet d’étude, il ne pouvait pas conduire à

une ontologie, Heidegger tenta de trouver ce qui distingue l’être de l’étant ou encore,

l’essence de l’être dans son origine. Il emprunta alors plusieurs chemins philosophiques qui

ne mèneront nulle part.

En effet, après le trimestre d’été de 1927, Heidegger se consacra à Kant pour

trouver une solution à cette remise en question dans des cours à l’hiver 1927-1928. Ceci

mena au livre Kant et le problème de la métaphysique, paru en 1929.

Heidegger tenta donc de reprendre son projet de l’ontologie fondamentale en

modifiant son enquête vers une « métaphysique » de l’être. Il est clair que sa « discussion »

227 Ou Vérité voir sur le sujet : Zarader, Jean-Pierre. Le vocabulaire des philosophes I : de l’Antiquité à la

Renaissance. Paris, Ellipses, 2002, p. 28. Cependant, Heidegger l’utilise ce terme au sens de vérité comme

dévoilement. 228 Grondin, Jean. Loc. cit., consultation 5 janvier 2013 p. 20.

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avec Kant l’amène à un thème qui prend une importance capitale dans son esprit pour son

ontologie fondamentale. Ce thème est la finitude du Dasein. « La compréhension de l’être y

apparaît comme le fondement le plus intime de la finitude: “plus originaire que l’homme

est la finitude du Dasein en lui”. La finitude du Dasein apparaît dès lors, souligne

Heidegger, comme le fondement de la possibilité même de la métaphysique”. »229

Cependant, cette finitude du Dasein, qui équivaut à sa compréhension, se tient dans l’oubli.

La tâche est donc pour Heidegger de réveiller la finitude qui est oubliée.

Cette incursion d’Heidegger dans la pensée de Kant ne le mènera nulle part. En

effet, Heidegger reconnait que la théorie du schématisme de l’imagination

transcendantale230 est près d’une ontologie fondamentale, mais Kant n’a pas posé la

question de l’être pour lui-même ou celle de l’ontologie du Dasein.

Dans le milieu des années 1930, Heidegger prit de plus en plus de distance face à la

métaphysique et en particulier à la lumière de la transcendance de l’être que l’on retrouve

en premier lieu chez Platon. En effet, Heidegger croit que la transcendance est associée à

l’être ; en ce sens que le Dasein doit dépasser l’étant pour être conscient de son être. Cet

élan transcendantal était aussi à la racine de la métaphysique qui veut dépasser l’étant pour

229 Ibid., consultation janvier 2013, p. 26. 230 Pour Kant, l’imagination transcendantale assure une liaison entre la sensibilité aux choses et les concepts

qui les subsument. Cette imagination porte sur les catégories de l’esprit et le temps. Cependant, comme nous

avons vu le temps comme l’espace sont des a priori de l’esprit pour Kant. Elles sont nécessaires pour se

représenter les objets. Le schématisme de l’imagination transcendantale se structure donc en tant que méthode

pour cette acquisition de l’esprit. Elle est un mécanisme qui fonde en quelque sorte la raison. Comme elle

rend présent les objets dans l’esprit, Hedeigger y verra une tentative de fonder la rationalité dans le temps.

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en comprendre « l’étantité ». « La métaphysique est ainsi pour Heidegger une thèse sur ce

qui définit l’étant, sur ce qui le constitue en propre (l’étantité). »231

Or, ce questionnement peut aller vers deux horizons distincts, celui des

caractéristiques de l’étant, ou celui de sa cause. Pour Heidegger, Platon a proposé dans le

Phédon la même réponse aux deux interrogations. L’être le plus réel est l’idée qui est aussi

le principe à tout ce qui est. Cette vision de la métaphysique de Platon n’est pas assez

radicale pour Heidegger puisqu’elle suppose un autre étant (Dieu) ou des caractéristiques

ontiques pour expliquer l’étant. Il n’y a donc pas de transcendance, puisqu’on ne peut

jamais rejoindre l’être. La transcendance de l’être ou ce dépassement de l’étant devient

pour Heidegger un dépassement qu’il associe à la métaphysique.

Ce questionnement de Heidegger sur la métaphysique l’amena à penser que celle-ci

cache le mystère de l’être par sa pensée objectivante sur l’étant. « C’est que la

métaphysique aurait été comme handicapée par sa propre “structure”, qui l’aurait amené à

privilégier la question de l’étant et de ses conditions de possibilité et, par là, à gommer

l’énigme de l’être. »232

Cependant, en 1929, Heidegger est encore ambivalent face à la métaphysique et

donna une conférence sur la métaphysique en y proposant une analyse de l’angoisse très

éclairante pour notre propos. Être et Temps a traité de l’angoisse comme dévoilant le moi

authentique, en montrant la possibilité de ne plus être du Dasein. Pour Heidegger,

231 Ibid., consultation janvier 2013, p. 29. 232 Ibid., consultation janvier 2013, p. 36.

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l’angoisse est donc une expérience du néant pour le Dasein. Dans l’angoisse, le néant de

l’étant sombre dans l’indifférence, sa négation complète, n’offrant plus aucun appui au

Dasein. Mais pour Heidegger cette expérience révèle ce qui différencie l’étant du néant. Il

est quelque chose et non pas rien. « C’est ainsi que l’angoisse, en me découvrant

l’insignifiance de tout support ontique, laisse émerger l’étant dans son être, comme l’autre

du néant ou du rien. C’est maintenant cela l’expérience fondamentale de l’angoisse : il y a

de l’étant, de l’être et non pas rien. »233 L’angoisse est donc la révélation de l’éclosion de

l’être qui accompagne les phénomènes ontiques.

Cependant, cette ambivalence face à la métaphysique continua au-delà des années

1930, si bien qu’Heidegger laissa de côté son ontologie fondamentale pour explorer de

nouvelles avenues. Un des points marquants de sa pensée post Être et Temps est orientation

vers l’histoire de l’être dont la genèse doit être comprise.

En effet, dans les cours qu’il donna dans les années 1930, Heidegger analyse

l’histoire de la métaphysique en la divisant en deux branches : la metaphysica generalis

(portant sur l’être et qui s’appellera, de fait, ontologia ou philosophica transcendentalis) et

la metaphysica specialis (portant sur des étants métaphysiques particuliers, Dieu, l’âme, le

monde les anges, etc.).234 Il décèle aussi une ambigüité de cette question depuis Aristote.

L’être en tant qu’être désigne aussi bien l’étant dans son ensemble que son principe (Dieu).

Heidegger désigna cela comme la constitution onto-théologique de la métaphysique. Pour

233 Ibid., consultation janvier 2013, p. 33. 234 Ibid., p. 36.

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lui, le projet métaphysique est celui de la raison qui se fonde sur l’élimination de la

finitude, puisque l’être est associé au principe éternel de Dieu.

C’est que selon la perspective qui s’imposera de plus en plus à Heidegger, la

visée du principiel et de l’universel correspond à une seule et même

perspective, dont la doctrine thomiste de l’analogie de l’être peut être vue

comme l’accomplissement : penser l’étant dans toute son universalité, c’est le

penser en référence à un foyer unique qui sert de principe. De même, la

recherche du principiel cherche à expliquer, à dompter l’étant dans son

ensemble, reconduit à un ordre fondationnel. Le projet de la métaphysique en

est donc un de rationalité totale, mais dont Heidegger affirme de plus en plus

qu’il se fonde ainsi sur une éradication de la finitude, celle-là même que la

métaphysique du Dasein de 1929 promettait de promouvoir.235

L’onto-théologie qui se poursuit avec Hegel et l’idéologie allemande entrainèrent

un besoin de dépassement chez Heidegger en une onto-chronie. Ce n’est pas le logos, mais

le temps qui le remplace, marquant du même coup son orientation vers l’histoire de

l’ontologie. C’est un temps devenu maître du concept que Heidegger découvre. Dans

l’histoire de l’ontologie, l’être est toujours compris comme présence permanente. Dans Être

et Temps, l’intuition de Heidegger est de dire que l’être compris comme présence ou

substance permanente est un mode inauthentique de la temporalité du Dasein. La présence

(le présent) est un mode de fuite au futur du Dasein.

Heidegger déduit alors de l’histoire de l’ontologie que l’oubli de l’être, par la

métaphysique ou onto-théologie (qui s’est développée comme présence), n’est peut-être pas

accidentel, mais essentiel. « À la différence de Sein und Zeit, cette lecture de l’être selon la

présence n’est plus seulement le fait du Dasein inauthentique qui se précipite dans

235 Ibid., p. 37.

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l’assurance de la permanence, elle est “a puissance (die Macht) qui, aujourd’hui encore,

soutient et régit encore tous nos rapports avec l’étant en totalité”. »236

Pour la pensée occidentale, la question de la métaphysique ne peut se soustraire de

l’étant. « Tout cet héritage se trouve déterminé par la lecture de l’être comme présence

permanente, c’est-à-dire comme donnée subsistante et disponible qui s’offre à un projet de

domination. »237

Cet être comme permanence ne s’explique donc plus à la lumière de la déchéance

du Dasein, mais plutôt comme une histoire de l’être. C’est ce qui poussa plus tard

Heidegger à abandonner définitivement son projet d’ontologie fondamentale et le terme

métaphysique.

Pour le philosophe, c’est le privilège que Platon a donné à l’εἶδος (ou essence), que

l’on peut connaitre et appréhender, qui fera basculer l’Occident à considérer l’être selon la

présence permanente. « Ce qui est, c’est ce qui peut être capté par un regard, ce sur quoi

l’homme peut s’assurer une prise. C’est donc en fonction de l’homme que se définit tout

étant, s’il est vrai que l’étant se réduit à ce qui se laisse capter dans l’idée. »238 L’homme

décide donc de l’étant et de ce qu’il voit apparaitre. L’être n’est plus puisqu’impondérable.

Voilà pourquoi Heidegger parle de nihilisme ou humanisme pour toute pensée

métaphysique qui est en ligne directe avec Platon parce qu’elle oublie l’être.

236 Ibid., p. 40. 237 Ibid., p. 40. 238 Ibid., p. 43.

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Pour Heidegger, l’homme s’est donc placé au centre de l’étant qu’il « valorise », lui

donne une valeur comme ressource. C’est cette humanisation qui est à la base de la

technique moderne : « C’est que la technique considère d’emblée l’étant en fonction de son

utilisabilité et de sa rentabilité. La disponibilité technique caractérise désormais l’étant dans

son ensemble. Ce qui n’est pas techniquement utile n’est pas, n’a pas de raison (!)

d’être. »239 Il en est de même pour notre relation avec la nature. Nous devons préserver la

nature, car elle est une condition obligatoire à notre permanence. Aussitôt que l’étant

devient explicable pour l’homme, la domination technique qui repose sur un oubli de l’être

peut advenir. L’exemple des nanotechnologies, où les techniques ont un potentiel de

construire le monde atome par atome comme d’imprimer une aile d’avion à partir de

matériaux simples, est directement en lien avec la vision d’Heidegger. L’étant est utilisable

et rentable et nous pouvons la dominer.

Par sa critique, Heidegger ne veut pas renverser l’idée du logos qui constitue le

destin de la pensée occidentale, mais plutôt de préparer une autre pensée plus contemplative

pour découvrir le sens du mystère de l’être.

Le voilement de l’être dans l’étant est une question qui préoccupa Heidegger. Il

s’est demandé si le refus de l’être, en opposition au mode de la métaphysique, est un clin

d’œil ou encore à une ouverture momentanée de l’être? Le philosophe parlera de l’oubli de

l’être par la métaphysique. On ne voit pas ce voilement de l’être. L’essence de cet être est

peut-être le refus à l’étant. Ce refus à l’étant nous amène vers la surprise, l’étonnement, ce

qui nous fait sortir de nos certitudes. C’est cet étonnement qui nous mène à découvrir le

239 Ibid., consultation janvier 2013, p. 43.

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mystère de l’être. L’histoire de l’être a donc révélé des dimensions insoupçonnées.

Heidegger disait que la métaphysique est athée, puisque Dieu est une idole qui apparait

pour assurer la cohésion de l’étant. Seule l’histoire de l’être peut encore amener cette

rencontre avec le divin.

Ce qui intéresse Heidegger est l’expérience qui mène à l’étonnement, comme un

« surgissement sans fondement »240 ; cette expérience qu’il mit en opposition à la pensée

métaphysique calculatrice. Voilà pourquoi Heidegger s’intéressa aux présocratiques, mais

également à Hölderlin et à Schelling qui ont voulu ébranler la raison.

Heidegger crut que l’apparition de la φύσις nécessitait une présence pour faire

surgir l’être. Nous pouvons donc parler de la tragédie de la φύσις dont Platon a été un

acteur fondamental en disant que la présence qui s’offre à l’ εἶδος est déjà le fait de la

φύσις. « Cette présence, où l’être, oublié, remplacé par l’étant qui se présente, se refuse

devient le fondement de la pensée métaphysique. La vérité de l’étant, c’est-à-dire son

éclosion dans la présence, renfermerait déjà la possibilité de l’erreur, c’est-à-dire l’oubli de

l’être. La pensée de l’être de Heidegger est le dire, l’histoire, le récit de cette tragédie ou de

cette errance fondamentale. »241

Les conclusions du cheminement philosophique d’Heidegger sur l’oubli de l’être et

les limites du logos seront éclairantes pour notre conclusion. Cependant, il est intéressant

de constater que la pensée de Heidegger que nous avons présenté précédemment se

240 Ibid., consultation janvier 2013, p. 49. 241 Ibid., p. 51.

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développe parallèlement à la formulation de la théorie de la mécanique quantique et des

débats qu’elle suscite dans la communauté scientifique internationale. Il serait dès lors

intéressant de découvrir la manière dont cette théorie a influencé la pensée de ce philosophe

pour son projet d’ontologie. C’est ce que nous allons tenter de discuter dans le prochain

chapitre.

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Chapitre 4. Heidegger et la mécanique quantique

The cosmos is within us. We are made of star-stuff. We are

a way for the universe to know itself.

Carl Sagan

Pour comprendre le cheminement de la pensée de Heidegger sur l’être, il serait

peut-être intéressant de nous questionner sur les liens possibles entre les intuitions de ce

philosophe et le développement de la mécanique quantique. En effet, son intérêt pour cette

nouvelle théorie était peut-être un élément important de l’évolution de sa pensée et en

particulier dans son tournant. Historiquement, il est opportun de savoir qu’Heidegger

rencontra le physicien Werner Heisenberg en 1935, par l’entremise de Viktor von

Weizsäcker, dans son refuge de la forêt noire à Todtnauberg et y discutèrent des

implications de la théorie de la mécanique quantique.

In his log cabin in Todtnauberg in 1935 or 1936, Heidegger was able to lead a

discussion between Heisenberg and the physician Viktor von Weizsäcker.

Heisenberg admitted that the observer (or experimenter) plays a role in

quantum physics: the object does not display itself to an impartial subject;

rather the subject, in setting up the experiment, determines the manner in

which the object displays itself. Weizsäcker to a much greater degree used the

subject as foundation of his science.242

242 Pggeler, Otto. « The Hermeneutics of the Technological World: The Heidegger‐Heisenberg Dispute »,

International Journal of Philosophical Studies. 1,1 (1993), p. 21-48.

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Comme nous avons vu, depuis Descartes, la science se développe sur une dichotomie

franche entre le sujet et l’objet. Nous pouvons connaître la chose en soi puisqu’il existe une

dualité entre notre esprit et la matière. La mécanique quantique ébranle donc les

fondements de la science. Elle concède que le sujet peut influencer l’objet. Cette théorie

remet en cause la physique newtonienne et l’idée que l’ensemble de l’univers peut être

décrit par les mathématiques et les lois physiques. L’introduction de la mécanique

quantique et ses implications philosophiques vont dès lors opérer un changement important

du paradigme scientifique.

Rappelons-nous qu’Heisenberg fut l’un des inventeurs de la mécanique quantique243

pour lequel il reçut un prix Nobel en 1932. Ce scientifique était également aussi un pilier du

programme nucléaire sous le régime Nazi. Heidegger développa une amitié et nourri une

correspondance avec lui jusqu’à sa mort en 1976. Les liens entre Heidegger et Heisenberg

furent donc importants. « Thereafter Heisenberg became a point of reference, open or

covert, in Heidegger’s commentary on science. »244 En effet, Heidegger était le seul « non

scientifique » figurant sur la liste d’envoi de Heisenberg: « In fact, Heidegger was the only

243 Voir le chapitre 2 pour l’explication sur la mécanique quantique. Également, le Routledge Encyclopedia of

Philosophy décrit la mécanique quantique de la façon suivante: « Quantum mechanics developed in the early

part of the 20th century in response to the discovery that energy is quantized, that is, comes in discrete unites.

At microscopic level, this leads to odd phenomena: light display particle-like characteristics and particules

such as electron produce wave-like interference patterns. At the level of ordinary objects such effects are

usually not evident, but this generalization is subject to striking exceptions and puzzling ambiguities. The

fondamental quantum mechanical puzzle is ‘superposition of states’. Quantum states can be added together in

a manner that recalls the superpositions of waves, but the effects of quantum superposition show up only

probabilistically in many measurements. The details suggest that the world is indefinite in odd ways; for

example, that things may not always have well-defined positions or momenta or energies. However, if we

accept this conclusion, we have difficulty making sense of such straightforward facts as that measurements

have definite results. » Craig, Edward (éd.).Routledge Encyclopedia of Philosophy., Londres, Routledge,

1998, p. 890. 244 Carson, Cathryn. « Science as Instrumental Reason: Heidegger, Habermas, Heisenberg », Continental

Philosophy Review. 42, 4 (2010), p. 488.

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nonscientist on Heisenberg’s courtesy list; from Heidegger’s later texts, we know the little

collection was studied in some depth. The two men were thinking in similar directions. For

questions about science and technology would continue to preoccupy the physicist,

bringing him into loose contact with like-minded intellectual circles. »245

La collaboration entre Heidegger et Heisenberg connut un épisode important lors

d’un symposium en 1953, à Munich, sur « l’art et l’âge technologique ». En préparation

pour l’événement, Heidegger avoua à ses collègues : « What matters to me above all else is

that Heisenberg hear [it]. »246

À première vue, l’intérêt d’Heidegger pour la mécanique quantique, mais aussi pour

la physique comme science, resta donc important et influença ses écrits et sa pensée.

Cependant, nous pouvons nous demander à quel moment l’influence de la mécanique

quantique se fera sentir chez Heidegger. Pour Cathryn Carson247, nous connaissons bien la

formation de Heidegger en philosophie et en théologie, cependant nous connaissons moins

bien ses premiers intérêts en logique, en mathématique et en sciences. Cet intérêt pour les

sciences naturelles s’exprima de façon plus explicite dans les années 1930. Toutefois, dans

son discours d’habilitation en 1915, nous pouvons voir que les sciences naturelles sont près

des préoccupations du philosophe. Heidegger y discuta de la différence méthodologique

entre les sciences naturelles et humaines. Il utilisa alors la physique comme science

naturelle pour illustrer son propos en invoquant les travaux de Max Planck et d’Albert

Einstein quant à leur confrontation disciplinaire avec Ernst Mach :

245 Ibid., p. 491. 246 Ibid., p. 492. 247 Ibid., p. 483-509.

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To articulate a presumptive consensus on this science he selected two

prominent theoretical physicists of the early twentieth century. These were Max

Planck and Albert Einstein, among the originators of the challenges to

nineteenth-century physics and participants in their own disciplinary

confrontation with Mach. And so beginning from Planck, Heidegger defined

the goal of physics as a unified dynamics prescribing comprehensive equations

of motions of masses in space and time. He then used Einstein’s fixation on

measurement to bring things to a point. Examining special relativity a decade

after its publication, Heidegger already felt confident that Einstein’s

operationalist treatment of time did not break with classical Galilean notions

of its measurability. Rather, it only confirmed them. Time was part of the

framework for the description of motion, and science’s concept of time

centered upon measurement in a positivist sense. Out of physicists’ own post-

positivist discussions Heidegger was drawing conclusions about their way of

grasping the world.248

Or, le débat entre Bohr et Einstein débute en 1927, la même année que la parution

d’Être et Temps en Allemagne, mais la discussion sur la mécanique quantique se dessine

depuis déjà quelques années. En effet, les articles de Max Born et de Werner Heisenberg

sur la mécanique quantique commencent à paraitre dans les années 1920. De plus, en 1930,

dans sa série de cours sur l’essence de la liberté, Heidegger cite les écrits de Max. Born et

Pascual. Jordan sur les nouvelles théories physiques249

Même si nous ne pouvons tirer entièrement au clair cette question de l’influence de

la mécanique quantique pour le « premier » Heidegger, celui d’Être et Temps, nous

pouvons tout de même affirmer qu’elle sera aux premières loges de son tournant. Pour

Cathryn Carson, le questionnement de Heidegger est influencé par le développement de la

physique : « Given the situation in physical science as Heidegger discovers it between 1927

248 Ibid., p. 486. 249 Voir: Chevalley, Catherine. « Heidegger and the Physical Sciences », dans Macann, Christopher (éd.).

Martin Heidegger: Critical Assessments, vol. 4: Reverberations. New York, Routledge, 1992, p. 354.

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and 1935, phenomena cannot be thought any more along the lines of fondamental concepts

of traditional ontology : permanence, continuity, substantiality, distinguishability…

Heidegger acknowledges this fundamental transformation and he cannot but view it against

the background of the history of Western metaphysics. »250 Cependant, la vision de la

« nature » de la mécanique quantique, qui s’inscrit à l’inverse de l’histoire de l’ontologie et

qui pensait l’être à partir d’une présence permanente, influença également le philosophe

puisqu’elle renversait les concepts traditionnels de séparation corps et esprit.

The fact that quantum mechanics conceives of « nature » otherwise than

through an underlying presence has to lead to a questioning of the Aristotelian

Problemstellung of οὐσία, closely connected with the determination of time as

the measure of motion. Indeed, since Aristotle, the paradigmatic mode of being

for ontology, namely, the kind of being which serves to decipher the meaning of

being as such was Nature, as underlying being-present. With regard to the

question of motion, philosophy has not progressed one single step since

Aristotle and with regards to the question of Being of being, the so-called

return to the Ego in modern philosophy has only led to the reinforcement of the

same interpretation, since Dasein was thought of as res cogitans on the model

of res extensia. 251

Comme nous l’avons vu, le projet heideggérien ne fut jamais mené à terme si nous

prenons son objectif de départ, qui était de fonder une ontologie fondamentale. La théorie

de la mécanique quantique a été publiée dans les années 1920. Elle fut débattue et

confirmée expérimentalement, de façon intermittente, jusque dans les années 1990, après la

mort de Heidegger en 1976. Cependant, comme nous avons pu le constater, son intérêt pour

les sciences physiques et son amitié avec Heisenberg a probablement eu une influence sur

le développement de sa pensée.

250 Chevalley, Catherine. « Heidegger and the Physical Sciences », dans Ibid., p. 362. 251 Ibid., p. 362.

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Cependant, pouvons-nous établir maintenant un lien entre la théorie de la

mécanique quantique et le Dasein lui-même? Pour Heidegger, le Dasein est cette

conscience de soi qui « choisit » d’être-le-là parmi un ensemble de possibilités d’être. Ceci

n’est pas sans rappeler, à un autre niveau, cette science probabiliste qu’est la mécanique

quantique, où l’observateur expérimente dans un système une probabilité qu’une

« particule » soit à un endroit précis. Par exemple, un observateur pourrait se demander où

se trouve un électron autour d’un atome de fer. La mécanique quantique nous donne

seulement une probabilité que cet électron se trouve à un endroit précis. Pourrions-nous

même penser que le Dasein serait donc une possibilité/probabilité d’être qui se révèle à

notre conscience comme la probabilité d’être de cette particule?

Ce qui retient notre attention et qui devrait être souligné davantage sont

probablement les conclusions ou les constats qui découlent de la théorie de la mécanique

quantique. Ceux-ci sont pour nous d’un grand intérêt. En effet, dans cette enquête,

l’interprétation de Copenhague de la mécanique quantique dynamite les fondations mêmes

de la modernité de par sa charge contre la séparation sujet/objet et ébranle les convictions

les plus profondes de l’homme moderne, à savoir que, comme le proposent Nadeau et

Kafatos, le monde physique (que celui-ci associe au réel) n’est pas descriptible entièrement

par le biais des mathématiques et des théories physiques.252

Parce que la mécanique quantique présuppose des probabilités « d’être », alors deux

observateurs pourraient voir de façon différente le même « objet » dans un même système.

252 Voir : Nadeau, Robert et Menas Kafatos. Op. cit., 240 pages.

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Il n’est donc pas possible de décrire mathématiquement un fait du réel qui serait vrai pour

tous les systèmes. Dans ces conditions, il nous est inenvisageable de connaître la chose-en-

soi comme nous l’avons vu avec Bohr et Heisenberg.

The older, classical physics had intended to mirror a world of material

elements in motion, unfolding their trajectories in space and time. But after

quantum mechanics, this was no longer possible. Space–time trajectories had

no meaning without making observations; it was only in the measurement

process that they were objectified at all. More than that, at the quantum level,

observation was ineliminably shaped by the observer’s intent. If a physicist set

up an apparatus to measure a system’s wavelike behavior, this was what he

would observe. If he went looking for particles, that was what he would find.

Only in observers’ ordinary-language communication‒here Heisenberg

followed the lead of Niels Bohr‒could such complementary aspects be

coordinated. Objectivity gave way to something like objectifiability, a more

limited basis. And objectifiability itself was stabilized in language. It was

secured by a communicative community’s intersubjective exchange.253

Cela s’inscrit à l’inverse de la tradition scientifique qui croit pouvoir décrire la

chose-en-soi par les mathématiques et les lois physiques reposant sur une dichotomie entre

le sujet et l’objet. Cependant, les conséquences de la théorie de la mécanique quantique ne

s’arrêtent pas là.

En effet, le principe de complémentarité de Bohr (découlant du principe

d’incertitude d’Heisenberg254) nous révèle que pour connaître un phénomène entièrement, il

nous faut expérimenter chacune de ses bases simultanément. Cependant, pour Bohr, il est

impossible de faire une expérience qui pourrait donner simultanément ces bases. Ceci nous

pousse à conclure que nous ne pouvons pas connaître entièrement l’univers par la physique

et les mathématiques. En ce sens, l’objectivité si chère à la modernité n’est plus tenable

253 Carson, Cathryn. Loc. cit., p. 487-488. 254 Voir chapitre 2 pour une explication sur le principe d’incertitude.

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comme fondement du projet technicien. « As Heisenberg put it in an essay of 1931, the law

of causality certainly “formed the basis for the grand attempt at an objective natural

science undertaken by physicists in the last century.” But, objectivity itself had to be

rethought: this was the strongest claim he articulated out of quantum mechanics. »255 Pour

cette raison, nous devons certainement revoir l’épistémologie des sciences, car la base sur

laquelle s’est développée la science moderne est erronée. Elle doit conséquemment laisser

une place au sujet dans la formulation des vérités scientifiques.

Les conséquences découlant de la théorie de la mécanique quantique dépassent la

question de l’objectivité. s’arrêtent toutefois pas là. En effet, cette théorie nous fait

découvrir également que l’univers est non-local; c'est-à-dire que deux objets pourraient

interagir instantanément sans mécanisme intermédiaire, peu importe la distance qui les

sépare.

À la suite de ces observations, Nadeau et Kafatos proposent que, comme l’univers

est non-local et tous les quantas de l’univers ont interagi à un moment donné de leur

histoire avec les autres (comme pour le Big Bang), il est possible que l’univers soit un tout

inter-relié. Cette explication est importante puisqu’elle décrit en fait notre relation à

l’univers. Pour nous, cette relation se retrouve également à diverses échelles : molécules,

systèmes biologiques, écosystèmes, environnement, société, biosphère, système solaire,

galaxie, etc. Nous sommes donc en tant qu’êtres humains inter-reliés. Ce Tout est

impossible pour la théorie physique à saisir, car comme nous l’avons mentionné, nous ne

pouvons connaître la chose-en-soi. De plus, les phénomènes émergents causés par les

255 Carson, Cathryn. Loc. cit., p. 487.

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propriétés d’un Tout, comme l’apparition de la conscience humaine à partir de molécules

simples, sont donc tout aussi insaisissables.256

Ce sabordage des bases de la modernité par la science elle-même entrainera des

conséquences intéressantes pour le reste de notre propos. En effet, la dichotomie

cartésienne entre sujet et objet disparait par l’intermédiaire de la mécanique quantique et se

recentre plutôt sur la relation entre les deux. Le sujet influençant l’objet devait certes avoir

quelques conséquences pour la science, mais cette réalité nous pousse indéniablement à

redéfinir nos conceptions de la relation entre le sujet et l’objet.

De plus, la non-localité de l’univers nous rappelle que nous faisons partie d’un

Tout, il n’y a dès lors plus de dichotomie entre le sujet et l’objet. Il y a seulement un être

relationnel qui construit son monde. Cette vision semble se rapprocher de la notion d’être

au monde d’Heidegger; le Dasein qui se déploie dans un monde. Il n’y a pas de monde sans

Dasein. C’est un peu ce que la mécanique quantique nous rappelle.

Nous vivons dans l’illusion de la présence des objets, nous interagissons avec ces

objets dans un monde qui est le nôtre et qui forme ce que nous croyons comme réel, mais

ce que nous y trouvons, c’est nous-mêmes. C’est un peu ce que Heisenberg disait dans son

256 Il faut cependant noter encore ici qu’il existe, comme nous avons vu dans les chapitres précédents, un

débat dans la communauté scientifique et philosophique (par exemple en philosophie de la biologie et en

épistémologie) sur le phénomène de l’émergence. Nous nous rangeons cependant du côté de ceux qui

acceptent la réalité des propriétés émergeantes, puisqu’aucune objection à cette hypothèse n’a pu nous

convaincre ou montrer clairement l’impossibilité des observations faites, comme la provenance du

phénomène de la conscience du cerveau. Voir sur le sujet de l’émergence : Humphreys, Paul. « How

Properties Emerge », Philosophy of Science. 64, 1 (1997), p. 1-17.; O'Connor, Timothy. « Emergent

Properties », Loc. cit., p. 91-104.

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discours « Das Naturbild der heutigen Physik » en 1953 : « for the first time in history man

encounters only himself on this earth, he no longer finds other part-ners or opponents ».257

Heisenberg croit en effet que la relation entre l’homme et la nature a complètement

changé à son époque: « In ear-lier epochs man encountered nature as the other, as a realm

with its very own structure and laws which had to be obeyed somehow. Today we live in a

different world; the structures which we encounter in the world are our own constructs,

and this is why we encounter only ourselves, as it were. » 258

Heisenberg dit alors que les relations d’incertitude montrent que la détermination

objective de la réalité des éléments de la matière dans le temps et l’espace est impossible. Il

n’y a donc plus d’observations par elles-mêmes. Ceci aura des conséquences importantes

pour la science:

It can no longer be the aim of science to get to know the atom in itself and its

motion in itself, apart from our experi-mental setup and performance. We

decide-for specific reasons of our own-what to ignore and what to look for.

Our experimental setup is part-and only a small part-of a much larger

exchange and transaction between man and nature. The new situation in

physics indicates that such received distinctions as subject/object,

inside/outside, mind/body are no longer applicable and useful.259

Plus éclairante encore est cette question de l’impossibilité de saisir le monde par les

théories physiques et les mathématiques. Ceci est aussi un constat que fit Heisenberg :

257 Heisenberg, Werner. « Das Naturbild der heutigen Physik », Gesammelte Werke. 1 (c1984 [1954]), p. 412.

Cité dans: Seigfried, Hans. « Autonomy and Quantum Physics: Nietzsche, Heidegger, and Heisenberg »,

Philosophy of Science. 57, 4 (Dec., 1990), p. 619-630. 258 Ibid., p. 628. 259 Ibid., p. 628.

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« The mathematical formulas and models, both rigorous and “dirty”, no longer mirror

nature, but only our knowledge of nature. De-scription of nature has consequently been

abandoned and phenomenolog-ical physics has become ob-solete. »260

Cette impossibilité semble aussi un élément important de la remise en question de

Heidegger sur la métaphysique. En effet, comme nous avons vu dans le dernier chapitre,

selon lui, le développement de métaphysique est enchâssé dans le carcan de la raison qui

oblige un voilement de l’être.

Nos interactions avec la matière comme présence permanente constituent une

question similaire. En effet, au niveau atomique, la mécanique quantique semble être une

probabilité, mais à une échelle plus grande les choses se présentent à nous comme présence

permanente.

C’est un peu le propos d’Heidegger après son tournant. En ce sens, il pose une

limite à la raison pour l’enquête sur l’être. Il s’agit d’un chemin emprunté par l’histoire de

l’ontologie, chemin qui ne mène pas au dévoilement de l’être, mais plutôt à son oubli. Cette

question de fond du resurgissement de l’être, la transcendance de l’être de l’étant, est donc

un constat similaire à celui de la mécanique quantique. L’être pour Heidegger est un

impondérable, il n’est pas comme l’étant : une présence. Il n’a pas une base solide sur

laquelle le Dasein peut se tenir. Pour la mécanique quantique, l’observation d’une particule

est une probabilité d’être et donc nécessairement un impondérable au sens de son

260 Ibid.,p. 628.

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objectivité. Comme nous ne pouvons la saisir dans son entièreté (par la complémentarité),

alors elle n’a plus, elle aussi, cette présence rassurante de l’étant.

Ce que trace Heidegger comme l’ouverture d’une nouvelle pensée pour le

dévoilement de l’être n’est-il pas aussi ce que Nadeau et Kafatos pensent ouvrir d’un point

départ différent? C’est-à-dire que l’échec de la métaphysique à penser l’être pour

Heidegger (qui a plutôt servi à conforter l’étant) n’est-il pas un problème similaire qui a

hanté le débat des physiciens du XXe siècle?

Nous aimerions attirer votre attention sur un élément qui nous croyons est important

pour notre enquête. La quête de l’Heidegger après Être et Temps, celle qui passe par une

interrogation sur la métaphysique, cherche l’être dans la contemplation pour faire ressurgir

et transcender l’étant et s’étonner de son mystère, n’est-elle justement pas un

questionnement sur le Tout? En effet, il nous apparait que le Tout est la condition limite de

notre logos. La mécanique quantique évacue l’emprise des théories physiques et

mathématiques pour l’expliquer. Au niveau philosophique, cela pourrait également être le

cas limite de notre logos.

Cette situation semble se rapprocher d’une certaine manière à un sentiment de

nature que nous éprouvons quand nous contemplons des paysages naturels; c’est le cas

lorsque nous regardons un panorama grandiose comme le Grand Canyon aux États-Unis, le

coucher de soleil sur une plage déserte ou un ciel étoilé. Cependant, en arrière plan, n’est-il

pas plutôt l’expérience d’un Tout que nous faisons; celui de la nature certes, mais qui

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renvoie à l’univers? C’est peut-être de se sentir étonné d’être dans ce Tout qu’est l’univers,

qui me dépasse et que je ne peux expliquer?

Cette situation est peut-être l’événement fondateur de l’étonnement philosophique

et pourrait expliquer l’appel d’Heidegger à la découverte de l’être par la contemplation. En

effet, les penseurs présocratiques ont débuté leur questionnement par l’étonnement face à la

nature. Pour faire écho aux propos de Jean Voilquin sur le miracle de la philosophie

grecque : « L’homme est naturellement porté à réfléchir sur ce qu’il aperçoit hors de lui et

sur ses propres sentiments. »261 En effet, les penseurs présocratiques ont été dépassés et

étonnés par la nature. Il nous semble que, dans cette situation, deux options s’offrent à

l’homme: expliquer le sens de l’être par l’étant et la raison à la manière grecque ou encore,

comme le propose Heidegger, de le saisir par la contemplation. Cependant, comme le logos

trouve sa condition limite dans le Tout, ne serait-ce pas justement dans cette expérience du

Tout, pour transcender l’étant, que nous pourrons accéder à l’être et à son mystère?

Dans le but d’étudier cette position limite du rapport au Tout, nous allons examiner

la philosophie de Watsuji Tetsuro et en particulier son concept de fûdo, qu’il développe

justement en réponse à Être et Temps. Ce détour dans la philosophie orientale sera éclairant

pour discuter de ce rapport. Pour Watsuji, la question du Tout sera délimitée à la société. Il

sera néanmoins révélateur de voir comment la dualité sujet/objet et la question de l’être

sont abordées par ce philosophe issu de l’Orient.

261 Voilquin, Jean. Op. cit., p. 6.

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Chapitre 5. Watsuji Tetsurô, Fûdo et l’être humain

Like any organic entity, a system of consciousness

manifests itself through the orderly, differentiated

development of a certain unifying reality.

Nishida Kitarô

Depuis les débuts de la philosophie occidentale, la question de l’être reste entière.

De la Grèce antique à aujourd'hui, plusieurs philosophes ont tenté de donner une réponse à

cette interrogation. Comme nous l’avons vu, Martin Heidegger en fait, quant à lui, la pierre

angulaire de sa philosophie. C’est à la suite de la lecture de Sein und Zeit, l’ouvrage central

de Heidegger et fort d’un voyage en Europe que Watsuji Tetsurô, un philosophe japonais,

conçoit fûdo, sa théorie du Milieu.

Comme ce philosophe est moins connu en Occident que Heidegger, nous

débuterons notre enquête par contextualiser sa pensée, c’est-à-dire voir rapidement quels

sont les grands traits historico-politiques et philosophiques du Japon de son époque pour

permettre une meilleure compréhension de cet auteur. Par la suite, nous nous engagerons

dans l’explication du concept de fûdo, de sa théorie du Milieu et sa conception de l’être

humain.

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5.1 Watsuji Tetsurō et son époque

Watsuji Tetsurō (1889-1960) est considéré comme l’un des philosophes japonais du

XXe siècle les plus célèbres, après Nishida Kitarô.262 Pour situer brièvement sa pensée dans

le contexte de la philosophie japonaise, nous devons nous rappeler de la forte et

omniprésente influence chinoise sur le pays du soleil levant. En effet, comme dans

plusieurs autres domaines, la pensée nippone avant le XVIIIe siècle était largement inspirée

de celle de l’Empire du Milieu (Chine). En effet, le bouddhisme263 et le confucianisme

furent introduits dans les siècles précédents et « remodelés » à la japonaise. Par

exemple, l’interprétation de « Mengzi » de la notion confucéenne de « mandat céleste »

instauré sous l’empire Zhou264, par lequel le pouvoir étatique fondait la justification du

règne de la famille impériale sur les sujets, fut bien différente au Japon. En effet, la doctrine

prônant le droit du peuple de se rebeller contre la tyrannie du gouvernement265 fut passée

sous silence et non permise à l’intérieur du gouvernement autoritaire des Tokugawa.266

L’ouverture progressive du Japon au monde aux XVIIIe et XIXe siècles après sa

fermeture au XVIIe siècle par le shogun Tokugawa Ieyasu (1542-1616) permettra aux

Japonais de constater les prouesses techniques des « barbares ». Par l’introduction du savoir

occidental via les traductions chinoises, se développe un mouvement philosophique dit

262 Berque, Augustin. La théorie du milieu de Watsuji Tetsurô. Paris, Éditions de Minuits, 1998, p. 3. 263 Venant de l’Inde. 264 Chang, Anne. Histoire de la pensée chinoise. Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 56. 265 L’insatisfaction des gens prouvant alors la perte du mandat céleste. 266 Voir: Blocker, Gene H. et Christopher L. Starling. Japanese philosophy. Albany, State University of New

York Press, 2001, p. 80.

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rationaliste. C’est ainsi que prend forme dans cette foulée d’assimilation de connaissances,

l’idéologie d’une plus grande indépendance face à la Chine. Gentaku Ôtsuki dans Rangaku

Kaitei, écrit: « For long years we have been imitating them (the Chinese), senselessly

delighting in their ways without thinking of anything else. This has led to our excessive

stupidity with respect to geography, and a limitation of knowledge we have gained with our

eyes and ears. »267 Par ailleurs, ce n’est qu’à la fin de la deuxième moitié du XIXe siècle

que la philosophie occidentale commence à être disséminée au Japon. C’est entre autres par

le biais de l’intellectuel Amane Nishi (1829-1897) qui prépare, en 1862, les premières

leçons de philosophie grecque et européenne que la pensée occidentale pénètre au Japon.268

C’est sur le fond politique d’une marche vers la modernité occidentale pour

échapper à la colonisation de l’Occident que le pays du soleil levant opère d’importantes

réformes à tous les niveaux. C’est sous la période que l’on nomme la Restauration Meiji

(1868-1912) que le Japon commence son industrialisation et que, politiquement, le Shogun

(chef militaire) restitue le pouvoir à l’Empereur. Pour contrer la menace « barbare » et

prenant pied sur les discours identitaires de la période Edo (1603-1868), en particulier les

recherches du « kokugaku » (étude de la nation),269 se développe un mouvement de

nationalisme idéologique qui culminera avec la participation et la défaite du Japon à la

Deuxième Guerre mondiale.

L’assimilation du savoir philosophique occidental se fera non sans peine. Nishida

Kitarô écrit pour faire écho à la difficulté d’assimiler les perspectives et les théories

267 Ibid., p. 111. 268 Ibid., p. 119. 269 Nous pouvons donner en exemple les écrits de Motoori Norinaga (1730-1801).

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philosophiques de l’Ouest sur des fondations différentes au niveau psychologique, social et

politique : « Japan’s attitude in adopting europeen culture was problematic in every

respect. The Japanese did not try to transplant the roots of the plant, but simply cut off eye

catching flowers. As a result the people who brought the flowers were respected

enormously, but the plants that could produced such blossoms did not come to grow in our

country. Despite this, Japanese scholars and prodigies strutted about displaying their

knowledge of Western things noisily and proudly. »270

Nishida (1870-1945) fut l’un des plus importants penseurs de son époque.

Fondateur de l’école de Kyoto271, il voulut donner une réponse à l’impasse sujet/objet dans

la philosophie occidentale. Cet auteur tenta d’articuler une synthèse des philosophies de

l’Est et de l’Ouest en utilisant un cadre conceptuel articulant les notions bouddhistes de

vacuité (Kû) et de non-être (mû). « The motivation behind Nishida’s writing, as with his

Meiji predecessors, was the problem of how Western science and Eastern morality could

coexist within a consistent philosophical system. Nishida hope to reveal the universal

source of both empiricism and religious/ethical/aesthetic intuitionalism. »272

C’est dans cette mouvance que la pensée de Watsuji s’inscrit. D’une part, elle puise

dans un mouvement d’appropriation et de dépassement de la pensée occidentale en la

remoulant à partir d’éléments philosophiques proprement orientaux et, d’autre part, elle

survient sur un fond d’ultranationalisme propre au contexte politique japonais de l’époque.

270 Irokawa, Daikichi. The culture of the Meiji Period. Princeton University Press, 1985, p. 75, cité dans

Blocker, Gene H. et Christopher L. Starling. Op. cit., p. 125. 271 Qui contera parmi ses membres Tanabe Hajime, Nitanishi Keiji, Hisamatsu Shin’ichi, Takeuchi Yoshinori,

Ueda Shizuteru, Abe Masao et de façon plus large: Watsuji Teturō, Kuki Shūzō et D.T. Suzuki. 272 Imanishi, Kinji. A Japanese View of Nature. Traduction Pamela J. Asquith (et al.), Richmond, Surrey,

Éditions Routledge, Curzon, 2002, p. XXXIV.

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« De plus, il (Watsuji) croit que la philosophie orientale, en postulant la complémentarité

ou même l’identité des contraires, peut se défaire des dichotomies occidentales, telles que

celle entre l’esprit et le corps, avec priorité donnée à l’esprit en philosophie avec Descartes

et Hegel et à la matière ou au corps en science, ou celle entre l’humain et son milieu. »273

C’est lors d’un voyage d’études qui le mènera en Europe, notamment en Grèce et en

Italie, que l’auteur forgera la pensée de fûdo. Publié en 1935, ce livre se veut la réponse de

Watsuji au Sein und Zeit de Heidegger. Cette œuvre est devenue un classique de la

littérature nippologique (nihonjiron)274, mais aussi un ouvrage qui introduit le point de vue

de la phénoménologie herméneutique dans la question du rapport entre les sociétés et leur

environnement. Il est considéré comme la fondation théorique de la géographie

phénoménologique et une référence aux études paysagères et à l’éthique

environnementale.275

273 Bernier, Bernard. « De l’éthique au nationalisme et au totalitarisme chez Heidegger et Watsuji », dans

Monnet, Livia. Approches critiques de la pensée japonaise du XXe siècle. Montréal, Les presses de

l’Université de Montréal, 2001, p. 134. 274 Befu, Harumi. « Watsuji Tetsurô’s Ecological Approach », dans Asquith, Pamela J. et Arne J. Kalland.

Japanese Images of Nature. Richmond, Surrey, Édition Routeledge, Curzon, 2004, p. 106-120. 275 Berque, Augustin. La théorie du milieu de Watsuji Tetsurô. Op. cit., 31 pages.

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5.2- Théorie fondamentale du milieu (Fûdo)276:

5.2.1- Nature subjective du milieu :

Dans son livre Fudô277, terme traduit par milieux278 ou « une combinaison de

facteurs naturels et culturels sur une partie quelconque de la terre »279 ou encore « la

relation d’une société à l’étendue terrestre », Watsuji Tetsurô nous invite à une nouvelle

compréhension de l’être humain. Plus précisément, il tentera de « d’élucider la médiance280

en tant que moment structurel de l’existence humaine. »281

Watsuji n’entend pas par-là montrer l’influence de l’environnement naturel

conditionnant la vie humaine et ainsi sombrer dans le déterminisme. Il veut plutôt montrer

en quoi les phénomènes médiaux devraient être conçus comme une expression subjective

de l’existence humaine et non pas comme une expression de l’environnement naturel. Son

raisonnement repose sur l’observation d’une contradiction. En effet, l’environnement

naturel est perçu comme une extension objective du milieu. Quand nous regardons la

276 Les caractères du mot Fû-dô désignent littéralement « vent et terre ». Cette construction, nous renseigne

l’auteur, est un terme général pour désigner l’environnement naturel d’une contrée, son climat. Par ailleurs, le

terme embrasse d’emblée une vision de la nature comme environnement de l’homme. 277 Traduit en anglais comme : A Climate: A Philosophical Study. 278 Voir : Berque, Augustin. La théorie du milieu de Watsuji Tetsurô. Op. cit., 31 pages.; et Befu, Harumi.

« Watsuji Tetsurô’s Ecological approach », dans Asquith, Pamela J. et Arne J. Kalland. Op. cit., p. 106-120. 279 Berque, Augustin. La théorie du milieu de Watsuji Tetsurô. Op. cit., 31 pages. 280 Augustin Berque l’utilise comme le sens (à la fois signification mentale, sensation charnelle et orientation

physique) de cette relation. La médiance embrasse donc le physique au phénoménal dans l’évolution d’un

milieu. 281 Watsuji, Tetsurô. Fûdo : Le milieu humain. Traduction et commentaire par Augustin Berque, avec le

concours de Pauline Couteau et Kuroda Akinobu, Paris, Editions du CNRS, 2011, p. 40.; Berque, Augustin.

La théorie du milieu de Watsuji Tetsurô. Op. cit., p. 35.

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relation entre ce milieu et la vie humaine, cette dernière est déjà objectivée par la première.

La vie humaine fait partie d’un milieu comme des phénomènes observables et

quantifiables; en ce sens, elle est objectivée. Nous nous retrouvons donc à examiner deux

objets sans découvrir la relation subjective de l’existence humaine qui s’y trouve.

Pour Watsuji, il apparaît que les sciences naturelles considèrent le milieu comme

des expressions de phénomènes naturels objectivables, mais les phénomènes médiaux qui

nous affectent dans le quotidien sont-ils, en essence, des objets pour les sciences

naturelles ?

Pour répondre à la question, Watsuji utilisa l’exemple du phénomène du froid.

Naturellement, nous ressentons le froid. Mais que ressentons-nous vraiment ? Est-ce une

réaction physiologique à un stimulus aboutissant à un état mental ? Si c’est le cas, quand

nous ressentons le froid, le « nous » et le « froid » existent donc comme entités

indépendantes. De cette façon, il doit y avoir une relation intentionnelle ou directionnelle

entre le froid et nous. Mais comment pouvons-nous connaître, poursuit le philosophe,

l’indépendante existence du froid avant de le sentir ? C’est impossible. Ce n’est qu’en

expérimentant le froid que nous le connaissons. Penser que le froid nous influence de

l’extérieur est donc une erreur d’appréciation de la relation intentionnelle qu’entretient le

froid avec nous. Une relation intentionnelle ne s’établit pas instantanément au contact d’un

objet extérieur.

À vrai dire, pour Watsuji, « Pour autant que l’on examine la conscience

individuelle, le sujet comporte à l’intérieur de lui-même une structure intentionnelle. En

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tant que sujet, il est déjà “tourné vers quelque chose”. »282 La « perception » de sentir le

froid est donc en elle-même issue de cette relation intentionnelle et non pas d’un lien direct

au froid. Comme le faisait remarquer Robert Carter, pour Watsuji: « No one is never aware

of anything that is not in consciousness, and therefore, all objectivity is objectivity for some

consciousness. »283 C’est donc dire qu’il existe une intentionnalité dans la structure

relationnelle qui façonne le sujet dans sa relation au froid.

Nous pouvons d’ores et déjà supposer une expérience subjective du froid. Le « je »

fait l’expérience du froid, mais étrangement, le froid est un objet transcendant, qui dépasse

le « je ». Alors, comment établir une relation entre cet objet transcendant (froideur de l’air)

et l’expérience subjective (sensation de froid)? Pour Watsuji, la question implique une

mauvaise compréhension de l’objet de l’intention dans la relation intentionnelle. En effet,

l’objet (le froid) n’est pas une « entité » mentale, mais bien issu d’une expérience objective

de la « froideur de l’air ». En ce sens, l’existence transcendantale du froid existe seulement

dans son intentionnalité. Nous pouvons alors supposer qu’une relation intentionnelle dans

laquelle nous sentons le froid fait elle-même référence à la froideur de l’air objective.

Dans le même ordre d’idées, distinguer le sujet (je) et l’objet (froid) menant à

l’indépendance des deux termes comporte une erreur d’appréciation. « Quand nous sentons

282 Watsuji, Tetsurô. Fûdo : Le milieu humain. Op. cit., p. 40. 283 Carter, Robert. « Interpretative Essay », dans Watsuji, Tetsurô. Watsuji Tetsurô’s rinrigaku: Ethics in

Japan. Traduction Yamato Seisaku et Robert E. Carter, Albany, State University of New York Press, 1996,

p. 334.

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le froid, nous habitons déjà nous-mêmes la froideur de l’air extérieur. Avoir trait nous-

mêmes au froid, ce n’est autre que d’être nous-mêmes sortis dans le froid. »284

Watsuji fait référence ici à Heidegger par l’« ex-sistenz » ou « existere » en latin :

« être placé en dehors de ». Le Dasein a conscience de l’être et cela en constitue son

essence.285 Voilà donc pourquoi Watsuji dit que : « en tant qu’être-sortis-au-dehors, nous

faisons face à nous-mêmes. »286 En d’autres termes, cet être-le-là (Dasein) s’extrait de lui-

même pour prendre conscience de son être qui objectivement fait l’expérience du froid. En

ce sens, par cette expérience, nous nous révélons à nous-mêmes en tant que Dasein ou être-

le-là. Le concept d’intentionnalité dépend donc de l’existere en tant que structure de nous-

mêmes.

Pour Watsuji, cela ne veut pas dire que nous nous transférons dans le froid et nous

découvrons nous-mêmes transférés puisque : « Dès lors que le froid nous apparaît, nous

sommes déjà, nous sommes nous-mêmes sortis dans le froid. Ainsi, au plus originaire, ce

qui est “au dehors”, ce n’est ni une “chose” ni un “objet”, c’est nous-mêmes. »287

Une nouvelle contradiction s’offre à nous quand nous dépassons l’expérience de la

conscience individuelle, car « nous » et non seulement « je » faisons l’expérience du froid;

un froid qui est ressenti par un ensemble de personnes. C’est sur cette base de froid

commun que nous pouvons échanger sur la possibilité que d’autres « je » puissent

284 Watsuji, Tetsurô. Fûdo : Le milieu humain. Op. cit., p. 41. 285 Gelven, Michael. Op. cit., .251 pages. 286 Watsuji, Tetsurô. Fûdo : Le milieu humain. Op. cit., p. 42. 287 Ibid., p. 42.

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expérimenter le froid de façon différente de la nôtre. Pour le philosophe, cela implique donc

que: « De ce point de vue, ce qui est sorti dans le froid n’est pas seulement le moi, mais le

nous. Ou plutôt, c’est le moi en ce qu’il tient du nous, le nous en ce qu’il tient du moi. »288

Nous pouvons donc déduire de cela que l’existere est le principe fondamental s’appliquant

au « nous », et non à un simple « je ». Suivant ce raisonnement, la structure même de

l’existere impliquerait une antériorité du moi sorti au-dedans d’un autre moi (moi social),

avant que celui-ci sorte au dehors du froid. Nous découvrons alors que la relation n’est plus

intentionnelle, mais bien mutuelle ou plutôt elle est un lien social. C’est donc par le biais du

« nous » en tant que lien social que nous nous découvrons dans le froid.

Ce raisonnement ne se limite pas au froid, mais s’applique à tous les phénomènes

météorologiques et par extension aux conditions du climat. Nous retrouvons dans un

« environnement », qui évoque chez nous des sentiments, qui génère une (des)

signification(s). Si bien que « nous nous trouvons nous-mêmes au sein du “milieu” (fûdo),

nous-mêmes en tant que corps social »289. Watsuji croit que nous en arrivons à une auto-

appréhension de nous-mêmes dans le milieu. Pour prendre un exemple québécois, le vent

glacial de l’hiver peut évoquer le dur labeur de nos ancêtres à maîtriser le froid par les

vêtements, les constructions, etc. ou encore la chaleur de la fête de Noël en famille.

Cette « entente-propre » que nous découvrons dans le milieu n’est nullement une

reconnaissance du « moi », mais plutôt une découverte de moyens qui témoignent de notre

engagement individuel et social à nous découvrir en tant que lien social. Par exemple,

288 Ibid., p.42. 289 Ibid., p.44.

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Watsuji fait appel à la vue des cerisiers en fleur. « De même, quand la vue des cerisiers en

fleur nous réjouit, ce n’est pas non plus sur un “sujet” que nous portons les yeux, ce sont les

fleurs qui nous fascinent, et nous invitons des amis à aller les voir, ou nous buvons et

dansons entre compagnons sous les fleurs. C’est dire que dans notre avoir-trait au paysage

du printemps, toutes sortes de moyens d’en jouir sont mis en œuvre individuellement et

socialement. »290

De la même façon, nous adoptons des mesures pour faire face à notre milieu. C’est

dans ces mesures que notre appréhension de nous-mêmes se révèle et « libère » notre

créativité.

Par ailleurs, cette compréhension de nous-mêmes qui sert à nous défendre contre les

menaces de la nature possède aussi une structure « historique », puisque nous héritons en

quelque sorte des ententes-propres de nos ancêtres. En effet, les mesures prises par nos

précurseurs pour, par exemple, nous protéger du froid et de la chaleur se retrouvent dans

nos savoirs « traditionnels » (architectures, vêtements, nutrition, etc.). La production

d’aliments possède un lien très fort avec le milieu. « Pain ou riz, bifteck ou sashimi, et ainsi

de suite, ce sont des choses que l’on désire à jeun. Ces types de cuisine expriment l’entente-

propre médiale d’un peuple sur la longue durée. »291

Nous découvrons aussi les phénomènes médiaux dans toutes les expressions

humaines comme l’art, la religion, la littérature, les coutumes, etc. Pour Watsuji, le milieu

290 Ibid., p. 44. 291 Ibid., p. 47.

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est la façon de faire l’entente-propre de l’humain. C’est de cette façon que nous

comprenons les phénomènes du milieu et qu’ainsi il n’est pas objet de sciences naturelles.

Pour Watsuji, l’erreur la plus fréquente faite sur le milieu survient lorsque nous

croyons qu’il existe des influences entre l’homme et son environnement naturel en faisant

abstraction des phénomènes du milieu et de ses facteurs historiques et humains.

La nature de l’appréhension de soi-même révélée dans le milieu met en relief la

dualité de l’homme ainsi que son histoire. Watsuji postule donc que le milieu et l’histoire

sont intimement liés. « Le mouvement d’entente-propre de l’humain ‒ l‘humain dans sa

dualité caractéristique d’être individuel et social ‒ est en même temps historique. Par

conséquent, il n’y a pas plus de milieu séparé de l’histoire qu’il n’y a d’histoire séparé du

milieu. Toutefois, cela ne peut être explicité qu’à partir de la structure foncière de

l’existence humaine. »292

292 Ibid., p. 47.

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5.3- Le ningen sonzai

Mais qu’entendons-nous par être-humain? Watsuji insiste sur la dualité structurelle

de l’homme; individu et société. Ce concept sera analysé plus en profondeur dans

Rinrigaku293 :

The japanese language, therefore, possesses a very significant word; namely

ningen. On the basis of the evolved meaning of this word, we Japanese have

produced a distinctive conception of human being. According to it, ningen is

the public and, at the same time, the individual human beings living within it.

Therefore, it refers not merely to an individual « human being » nor merely to

« society ». What is recognizable here is a dialectical unity of those double

characteristics that are inherent in a human being. Insofar as it is a human

being, ningen as an individual differs completely from « society ». Because it

does not refer to society, it must refer to individual alone. Hence, an individual

is never communal with other individuals. Oneself and others are absolutely.

Nevertheless, insofar as ningen refers to the public, it is also through and

through that community which exists between person and person, thus

signifying society as well, and not isolated human beings. Precisely because of

its not being human beings in isolation, it is ningen. Hence oneself and the

other are absolutely separated from each other but nevertheless, become one in

communal existence. Individuals are basically different from society and yet

dissolve themselves into society. Ningen denotes the unity of these

contradictories. Unless we keep this dialectical structure in mind, we cannot

understand the essence of ningen.294

Pour l’auteur, la structure de l’être-humain repose sur cette unité dialectique entre

individu et société. Voilà pourquoi l’anthropologie comme la sociologie ne peuvent saisir

entièrement sa substance. En faisant cette analyse, Watsuji pose que l’être humain est issu

de la réalisation d’un mouvement de négation dans la négativité absolue. Cette idée de

« négativité absolue » n’est pas très éloignée de la conception de « vide » dans la tradition

293 Traduit en anglais sous Watsuji Tetsuro’s rinrigaku: Ethics in Japan. 294 Watsuji, Tetsurô. Watsuji Tetsuro’s rinrigaku. Op. cit., p. 15.

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mahayaniste (Bouddhisme) et du néant absolu (zettai mu) comme lieu (basho) de l’être

chez Nishida Kitarō.295 « In other words, everything in the world, both physical and mental,

is interdependent with everything else in the world. The temporary existence of each is

dependent on its relations with what is not it. There is no such thing as something existing

entirely on its own, separate, and with no causal relation with anything else. That is, all

dharmas are empty of individual inherent being, also called “own-being”, “intrinsic

nature”, or “self-nature”. »296

Chez Watsuji, le concept de « vide » découle de l’impermanence du monde et des

choses, il n’y a pas de nature spécifique de l’être, seulement du vide.

Chez Nishida, l’être a un lieu. En effet, « le lieu en question, pour Nishida, c’est le

néant (mu). L’idée de fond est simple et claire : si l’on accorde à l’être quelques substances,

quelle qu’en soit sa nature, le lieu de l’être ne peut être constitué par de l’être; sa nature est

donc néantielle. Il se définit par ce qu’il n’est pas. »297 Comme l’être est parce que son lieu

ne l’est pas, l’être se trouve dans un mouvement de subsomption et d'anéantissement

affirmant la négativité de son essence jusqu’à sa propre négation. Il devient alors néant

absolu.298 Voilà donc l’origine de l’être pour Nishida à laquelle le mouvement de négation

dans la négativité absolue de Watsuji se rapproche.

295 Voir : Berque, Augustin. Écoumème : introduction à l’étude des milieux humains. Paris, Éditions Belin,

2000, p. 20. 296 Epstein, Ronald B. Buddhist Text Translation Society's Buddhism A to Z. Burlingame, Buddhist Text

Translation Society, 2003. Disponible en ligne: http://online.sfsu.edu/%7Erone/Buddhism/BuddhistDict/

BDE.html, consultation septembre 2012 297 Berque, Augustin. Écoumème. Op. cit., p. 54. 298 Ibid., p.55.

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Rinrigaku nous renseigne davantage sur la pensée de Watsuji quant à la structure de

cette double négation. D’un côté, l’individu « découvre » son individualité complète en

niant la totalité du ningen, mais cette négation menant à l’individualité n’est qu’un produit

de l’imagination. De l’autre côté, la négation de l’individualité est nécessaire pour établir la

totalité du ningen. Cependant, cette situation n’est aussi qu’une construction imaginaire.

Cette double négation exprime la « dualité structurelle » de l’être-humain.

De plus, elle constitue un mouvement unique de négation qui s’opère entre la

totalité et l’individualité qui amène à la réalisation de l’être humain comme totalité:

On the very ground that it is the negation of totality, the individual is,

fundamentally speaking, none other than the totality. If this is true, then this

negation is also the self-awareness of that totality. Hence, when an individual

realizes herself through negation, a door is opened to the realization of totality

through the negation of the individual. The individual’s acting is a movement

of the restoration of totality itself. The negation moves on to the negation of

negation. His is the essential feature of the movement of negation.299

En outre, il ne faut pas voir cette négativité comme superposition de deux négations

isolées puis rapportées l’une à l’autre, mais bien le mouvement continuel d’une négation

unique qui produit comme effet la totalité. Ce mouvement n’est pas sans rappeler Hegel qui

postule, pour sa part, que la positivité est l’être devenu et la négativité absolue est ce par

quoi la positivité advient. En effet, ce n’est qu’au terme de son auto-mouvement que l’être

immédiatement médiatisé atteint la pleine positivité de l’idée logique, de ce qu’il est en lui-

299 Watsuji, Tetsurô. Watsuji Tetsuro’s rinrigaku. Op. cit., p. 22.

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même, mais doit devenir en et pour lui-même dans l’idée absolue. « L’idée pure, dans

laquelle la déterminité ou réalité du concept lui-même est élevée au concept. »300

Par ailleurs, le mouvement dialectique de Hegel se rapproche dans sa forme à la

philosophie de Nishida, mais diffère entre autres par « l’état » ultime de leur

« destination » ; pour Hegel, l’idée absolue, pour Nishida le néant absolu. En outre, l’idée

du lieu (basho) chez Nishida diffère de la philosophie hegelienne: « Nishida argues that

when the concrete universal is the Idea, through it is dialectical, it is something called

“absoluter Geist,” which rationalizes the individual’s transrationality, and insofar as it is

something, there must be a “place” in which the Idea itself lies. »301 En effet, Nishida croit

que l’idée absolue chez Hegel a besoin d’un lieu pour exprimer l’ensemble des trans

rationalités individuelles. Ce lieu est le « basho ».

Pour Watsuji, l’aboutissement du mouvement de négation dans la négativité absolue

en arrive plutôt à la restauration de la totalité du ningen. Par ailleurs, le ningen ne peut être

pensé sans son principe actif de transformation; de « l’être » au néant et du néant à

« l’être ». Ce principe, Watsuji le nomme Sonzai et le définit comme : « The original

meaning of the Chinese character son, of son-zai, is “subjective self-subsistence”. »302

Cependant, la partie « zai » de son-zai contient aussi l’idée que le sujet est à quelque part, a

un lieu.303 Cette « auto-subsistance subjective » suppose en quelque sorte que le sujet a la

capacité par lui-même d’aller vers un lieu, mais reste en place. Ce lieu, famille, village,

300 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich. Phénoménologie de l’esprit. Traduction G. Jarczyk et P.-J. Labarrière,

Paris, Aubier, 1993, p. 392. 301 Abe, Masao. Zen and the Modern World. Honolulu, University of Hawaii press, 2003, p. 80. 302 Watsuji, Tetsurô. Watsuji Tetsuro’s rinrigaku. Op. cit., p. 20. 303 Ibid., p.21.

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ville, etc., est pour Watsuji lieu d’interrelations. Alors, en posant « son » « auto-subsistance

du soi » et le « zai » comme le fait de rester à l’intérieur des relations humaines, le son-zai

est pour Watsuji « the self-sustenance of the self as betweenness »304 ou « l’auto-

subsistance du soi comme interconnexion » ou encore l’interconnexion des actes du ningen.

La structure foncière de l’être humain s’exprime donc pour Watsuji par le ningen sonzai.

Cette expression dénote la structure dynamique de l’être-humain. C’est donc dire, comme

Bernier, que : « Watsuji pose donc comme postulat philosophique initial la présence d’une

communauté qui transcende les individus. »305

Maintenant que nous avons présenté la structure de l’être humain chez Watsuji par

le ningen sonzai, cette structure dynamique qui oscille entre l’individu et la totalité, il serait

intéressant de voir comment Watsuji pose son analyse face à Heidegger dans sa conception

du temps et de l’espace.

304 Ibid., p.21. 305 Bernier, Bernard. « De l’éthique au nationalisme et au totalitarisme chez Heidegger et Watsuji », dans

Monnet, Livia. Op. cit., p. 134.

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5.4- Le temps et l’espace

Watsuji croit que l’être-humain est un mouvement, l’activité par laquelle prennent

forme les communautés (vu comme une totalité) de par sa fragmentation en entités

individuelles. Ces unions et fragmentations sont de nature pratique et subjective. La

structure fondamentale de ce mouvement est formée par la spatialité-temporalité du sens

subjectif (relatif au sujet-acteur). En effet, c’est à ce moment, par cette activité auto

génératrice, que le temps et l’espace deviennent inséparables, se révélant ainsi dans leur

forme essentielle. « In exploring the relationship between space and ethics, Watsuji unfolds

the basic unity between spatiality and temporality. When we act, we differentiate ourselves

from the totality or re-establish this totality. This process has two aspects: the spacial, i.e.,

betweenness manifest as the opposition or the unity of the self and other; and the temporal,

i.e., the movement of negation by which self is united to other, or separated from it. »306

Pour Watsuji, si nous tentons de définir la structure de l’existence humaine

seulement en termes de temps, comme le fait Heidegger, nous risquons de faire la même

erreur que celle commise en tentant de découvrir l’existence humaine exclusivement en

termes de conscience individuelle. En effet, Watsuji croit que la conscience individuelle

n’est pas suffisante pour décrire l’être humain. Selon son explication sur le ningen, il faut

saisir la structure dynamique et dialectique de l’être humain, ce que Heidegger semble

décrire seulement en terme de conscience individuelle par le Dasein. Watsuji pose donc

306 Mayeda, Graham. Time, Space and Ethics in the philosophy of Watsuji Tetsurô, Kuki Shûzô, and Martin

Heidegger. New York, Routledge, Taylor & Francis Group, 2006, p. 115.

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l’espace et le temps pour expliquer l’être (humain), alors que Heidegger a défini l’être en

fonction du temps.

Pour Watsuji, c’est donc en considérant le caractère de la dualité fondamentale du

ningen que nous en arrivons à découvrir la relation entre le temps et l’espace. En effet, c’est

dans la réalisation du mouvement de l’activité négative que l’existence humaine se façonne.

Cela implique un niveau d’unification entre les entités individuelles vers une totalité, mais

également que le système est en continuel changement. Les structures sociales en résultant

sont actives et évolutives plutôt que statiques. Voilà comment l’histoire prend forme. La

structure du temps et de l’espace de l’existence humaine se révèle donc par le milieu et

l’histoire. « The division of subjects and their union, and the movement toward this division

and union, are essentially spatial and temporal. Every kind of noematic space and time or

formal time and space as the condition for the constitution of natural objects-stems from

this foundation. In a word, space and time derive from human existence and not the other

way around. »307 Pour Watsuji, c’est la dynamique dialectique entre l’individu et la société

de l’existence humaine au niveau physique et des idées qui crée l’espace et le temps et non

l’inverse.

L’inséparabilité du temps et de l’espace est la fondation nécessaire à l’inséparabilité

du milieu et de l’histoire. Pour Watsuji : « Ici se montre, en tant que médiance-historicité,

la structure spatiale temporelle de l’existence humaine. La correspondance indissociable du

307 Dilworth, David A. (et al.). Sourcebook for Modern Japanese Philosophy. Westport, Greenwood press,

1998, p. 274.

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temps et de l’espace est le substrat de la correspondance indissociable de l’histoire et du

milieu. »308

Le caractère fini et infini de l’existence humaine découvre aussi la dualité de

l’existence humaine. Les hommes meurent et le monde change. À travers ce mouvement

dynamique, l’homme vit et le monde continue. À travers ces fins incessantes, la conscience

individuelle pourrait voir une existence pour la mort, mais du point de vue de la société

c’est une existence pour la vie. C’est qu’à l’inverse de Heidegger, Watsuji ajoute sur la

conscience de la mort et de son importance pour sa théorie de l’être, une existence pour la

vie en tant qu’existence dans la société. L’existence humaine a donc pour Watsuji un

caractère fini (comme Heidegger) et infini par cette dialectique avec la société.

L’historicité et la médiance constituent la structure de l’existence sociale et par leur

union l’histoire devient matière. Pour lui, l’histoire ne peut s’auto-développer, elle a besoin

d’un principe auto actif. Ce principe qui donne une chair subjective à l’histoire est la

médiance. L’histoire ne peut être que seulement le mouvement dynamique fini-infini de

l’esprit. « C’est seulement lorsque l’esprit est le sujet s’objectivant soi-même, et par suite

seulement lorsqu’il est une chose comportant une chair subjective, qu’il produit l’histoire

en tant qu’auto-déploiement. » 309

À l’intérieur du lieu (basho) de la médiance, l’humain est porteur du passé médial

particulier. C’est à ce moment que « l’existence historique de l’humain peut devenir

308 Watsuji, Tetsurô. Fûdo : Le milieu humain. Op. cit., p. 50. 309 Ibid., p. 51.

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l’existence des humains d’une certaine époque dans un certain territoire ».310 Cependant, le

milieu n’est pas indépendant de l’histoire, où il ne serait alors qu’un élément de celui-ci. Le

milieu est historique. « En un mot, dans la structure duelle, historique-sociale de l’humain,

l’histoire est une histoire médiale, et le milieu est un milieu historique. Si on les isole l’un

de l’autre, l’histoire comme le milieu ne sont plus que des objets abstraits de cette base

concrète. »311

310 Ibid., p. 51. 311 Ibid., p. 51.

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5.5- La limitation du climat dans la structure de la vie humaine

Watsuji expliqua alors le parallèle entre la question du milieu et celle de

l’anthropologie. Pour lui, cette science a voulu séparer corps et esprit et ainsi faire

abstraction au caractère duel, individuel/social, de l’être-humain. On a voulu étudier un

corps comme un corps-objet en laissant de côté sa subjecteté.312 Ceci est, comme nous

avons vu dans les chapitres précédents, la même critique adressée à la science moderne qui

prétend à une objectivité absolue en laissant de côté l’influence de l’observateur.

Le milieu fait aussi face à ce même type de raisonnement. Celui-ci est une

composante de l’être humain, mais n’est considéré objectivement en tant qu’objet, cette

situation résultant en une vision objective d’un environnement naturel. Il faut donc lui

restituer sa subjecteté qui, elle, trouve ses fondations dans la structure temporelle et spatiale

de l’être-humain.

Cependant, on ne peut faire abstraction de sa structure dynamique société/individu,

Tout/Partie. Quand à travers le temps, différentes combinaisons sociales se réalisent dans

cette structure dynamique, elle deviennent historiques-médiales. Watsuji en arrive alors à la

conclusion que : « Si l’on voit ainsi les choses, on peut dire que le sens le plus originaire de

la relation corps-esprit réside dans la relation corps-esprit de “l’humain”, c’est-à-dire dans

312 Sa qualité d’être sujet.

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une relation corps-esprit individuelle-sociale comportant aussi la relation entre histoire et

milieu. »313

Or, en tant que structure de l’être de l’humain, qu’est-ce que la transcendance doit

comporter ? En effet, la compréhension ontologique de l’être-humain ne peut être atteinte

que par la seule transcendance articulée par la temporalité. Il faudra aussi que cette

transcendance soit la découverte de soi dans l’autre, par leur union et le retour à la

négativité absolue. La scène de l’état d’ex-sistere où s’accomplit la transcendance est le lien

social.

De plus, la transcendance comme structure temporelle du lien social doit avoir un

sens historique. « Sortir sans cesse vers l’avenir, ce n’est pas que le fait de la conscience

individuelle. C’est le corps social lui-même qui sort vers l’avenir. »314 Enfin, la

transcendance est une sortie au-dehors dans le milieu qui permet à l’être-humain de se

découvrir. D’un point de vue individuel, c’est la conscience de son corps qui se dévoile

dans diverses façons de faire (formation des communautés, construction de la langue,

constructions de maison, etc.)

Pour Watsuji, la compréhension que nous obtenons de nous-mêmes à travers le

milieu nous pousse en même temps à nous découvrir comme étant confrontés à des outils.

Pour expliquer cette affirmation, l’auteur revient à l’exemple du froid. En effet, le moi,

révélé par le froid, se transforme en outil contre le froid, comme des maisons, vêtements

313 Ibid., p. 52. 314 Ibid., p. 53.

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qui confrontent le moi. C’est donc dire que le milieu dans lequel nous vivons et à l’intérieur

duquel nous sommes « au dehors de (ex-sistere) » devient un outil à utiliser. Le milieu lui-

même peut devenir outil en tant que chose utilisable. Pour reprendre l‘exemple précédent,

le froid sert aussi à réfrigérer des aliments.

Ces outils nous permettent de révéler la base de la limitation climatique de l’être

humain. En effet, le caractère essentiel des outils réside dans leur être « vers un but », une

relation de visée. Par exemple, le ciseau sert à découper du matériel. Cependant, ce matériel

sert à faire des vêtements. Cet outil comporte donc aussi une relation immanente en tant

que questionnement du but de l’usage de cet objet. « La structure essentielle de l’outil

réside dans le fait que c’est une “chose pour faire” qui est toujours en train d’indiquer un

“pourquoi faire”, c'est-à-dire dans le fait que c’est « un enchaînement pour. »315

Mais même si ces outils nous permettent, par exemple, de marcher, pour des

souliers, nous pouvons tout de même marcher sans eux. Alors, « l’enchaînement pour »

(qui est une sortie de l’être de l’humain) trouve sa spécification médiale là où il se termine :

les souliers nous permettent de marcher sur des sols plus accidentés. C’est donc dire que les

outils trouvent leur origine dans notre propre compréhension à travers le milieu.

315 Ibid., p. 54-55.

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Pour faire référence à Heidegger, lorsque nous inférons que les outils sont des

objets à-portée-de-main316, nous concluons en fait que la spécification médiale est le facteur

le plus important de leur existence objective.

Le milieu est donc l’agent par lequel l’être-humain est « objectivé » et qu’il se

découvre par lui-même. Cette compréhension de nous-mêmes à travers le milieu va même

jusqu’à expliquer nos attitudes, nos sentiments, nos humeurs en imposant des états mentaux

prédéterminés par la dualité de la structure de l’existence humaine. Le milieu et l’histoire

comme facteurs révélateurs de cette structure imposent en partie ces états.

Par exemple, regarder les plaines d’Abraham dans la région de Québec en hiver

pour un souverainiste québécois peut impliquer un état mental de tristesse, de frustration

voir de détresse. Ces états mentaux peuvent être le produit « pré-imposés » au moi par la

conjoncture historique (par exemple, le souvenir douloureux de la victoire anglaise) et de la

révélation du ningen à travers le moi et l’entente propre de la « société » qui est intimement

liée au milieu (difficulté de l’hiver et de la colonisation). L’humain est donc chargé

historiquement et médialement d’une certaine manière d’être.

Pour Watsuji, l’être est libre et « déterminé » ou chargé et c’est de cette façon qu’il

révèle son historicité. Néanmoins, comme le milieu est intimement lié à l’histoire, la

316 Augustin Berque fait remarquer que Watsiji ne semble pas reprendre la distinction heideggerienne entre

l’être sous-la-main et l’être-à-porté-de-la-main.

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spécification médiale doit aussi attribuer certains traits à l’être, même dans « la libre mise

en branle de l’humain. »317

Ceci implique que l’humain, se découvrant lui-même, est d’emblée à l’intérieur

d’une spécification médiale. Dans ce cas, les types de milieux doivent être nécessairement

des ententes-propres. C’est donc dire en quelque sorte que les caractéristiques du milieu

deviennent les spécifications de cette compréhension du moi. Pour Watsuji, c’est en tant

que types de « milieux » démontrant les types « d’ententes-propres » que nous devrions

étudier et découvrir l’humain.

Mais comment découvrir un type de milieu ? La structure historique-médiale de

l’humain n’est pas une analyse des façons de faire de celui-ci dans le concret. Nous avons

vu que l’être-humain est concrètement situé dans une façon de faire dans un territoire et une

époque donnée. Notre questionnement ne porte nullement sur les êtres en particulier.

L’étude des façons de faire ne peut donc, ontologiquement, que nous conduire à la

compréhension des types d’êtres particuliers.

Pour y parvenir, nous devons comprendre les phénomènes historiques-médiaux.

Nous ne pouvons cependant les traiter en tant que données objectives et ainsi brouiller la

saisie du milieu mais plutôt en termes ontologiques. « C’est-à-dire au fait que lesdits

phénomènes sont des expression de l’être proprioceptif de l’humain, que le mileu est pour

un tel être le moment (keiki) de cette objectivation, de cette découvrance de soi, que par la

317 Watsuji, Tetsurô. Fûdo : Le milieu humain. Op. cit., p. 57.

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suite, en tant que types de l’existence humaine dans sa subjectité, les types de milieu ne se

peuvent saisir que par l’interprétation des phénomènes médiaux-historiques, etc. »318

Pour cet auteur, la compréhension de la structure particulière historique-médiale de

l’humain est une quête ontique-ontologique, puisqu’elle saisit la particularité des êtres

particuliers et en même temps appréhende les façons de faire propres en tant que

modulations de l’être qui se connaît soi-même. « But the significance of world history lies

in the fact that the way of man is realized in various kinds of climatically and historically

specific types. Just as the universal can be universal only in particulars, so too human

existence can be universal only through its specific forms of existence. »319 En effet,

Watsuji ne croit pas en l’existence réelle d’un homme universel ou d’une existence

humaine en générale. Il croit plutôt que l’histoire et le milieu, comme constituants de l’être

humain, nous pousse à nous découvrir comme être particulier. Ce n’est qu’en

expérimentant notre particularité en tant qu’être humain (qui est tributaire du milieu et de

l’histoire) que nous pouvons aspirer à une certaine forme d’universalité.

Watsuji s’engage alors dans une typologie des milieux qui sera inévitablement une

typologie des histoires. Cette typologie le mènera à caractériser les pays selon leur climat et

de verser dans le déterminisme. « Or le cours subséquent du livre (les chapitres II à V) prête

bel et bien à équivoque, voir à l’occasion verse franchement dans le déterminisme. En

outre, la majorité des lecteurs de fûdo, aveugles aux principes posés dans le préambule et

dans le premier chapitre, n’en retiennent qu’une thèse déterministe classique, celle de

318 Ibid., p. 58-59. 319 Dilworth, David A. (et al.). Op. cit., p. 276.

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l’influence des climats sur les civilisations. Or c’est cela même que Fûdo écarte dès

l’abord. »320

Par exemple, Watsuji expliqua le tempérament réceptif et endurant des Japonais par

un climat de moussons, mais qui est influencé aussi par l’air de l’Arctique qui souffle du

nord. Le style architectural ouvert du peuple nippon est une adaptation à la chaleur et à

l’humidité par le climat de moussons. Plusieurs facteurs culturels comme l’absence

d’intimité et l’emphase mise sur la collectivité font aussi partie du tempérament de

« mousson ».

Augustin Berque explique que Watsuji ne fait pas la distinction entre sa propre

expérience et celle des peuples qu’il étudie. En faisant cela, il substitue sa subjectivité à la

subjecteté des peuples à l’étude et ramène son étude des milieux à une introspection.

Berque croit que cette erreur est due à la tendance de la culture japonaise à identifier plutôt

le prédicat que le sujet et à ne pas distinguer clairement l’individuel du collectif321 dans ce

dernier.322

Par ailleurs, Watsuji soutiendra que la multitude de variations des pratiques

humaines s’intègre ultimement dans l’Etat. « “What adroitly shows the manifestation of

fudosei of the state is the concept of national land or territoriality, which is the realization

320 Berque, Augustin. La théorie du milieu de Watsuji Tetsurô. Op. cit., p. 6. 321 En effet, dans la langue japonaise, il n’y a ni genre ni nombre. Par exemple, « Watashi no neko desu » veut

aussi bien dire : «c’est mon chat » ou « ce sont mes chats » selon le contexte. De plus, le sujet est souvent

omis, sous-entendu dans le langage parlé. Par exemple, « Watashi (je) wa (particule qui annonce le sujet)

Endo (nom) desu (être) » ou « Endo desu » (Je suis Endo) sont équivalents. C’est probablement sur ces

observations sur la langue que Berque a développé son interprétation. 322 Berque, Augustin. Écoumème. Op. cit., p. 126.

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of the intimate relationship between human existence and land” (Watsuji 1962; 111). The

state selects that which is significant and of value in space and time (Watsuji 1962; 247).

Fûdo, according to Watsuji (1962;192), “is the systematic integration of special moments

(keiki) concretized in the state organization” »323. Pour cet auteur, le milieu et l’histoire

sont à la base de l’existence humaine. Cette existence humaine prend forme dans

l’expérience individuelle-collective, issue de cette « histoire médiale », et est donc

profondément ancrée dans l’histoire des sociétés et des milieux. Naturellement, le lien avec

l’Etat comme concrétisation spatio-temporelle de « l’histoire médiale » est facile à faire, en

particulier dans une société japonaise qui était sur les chemins de la guerre et influencée par

un fort nationalisme.

Ceci permettra à Watsuji d’intégrer dans son système l’Etat et l’Empereur, créant du

même coup sa propre version du nationalisme et c’est pourquoi il est vu comme un élément

important du nihonjiron. D’ailleurs, nous n’avons qu’à lire la dégradante caractérisation

que Watsuji fait du peuple chinois, une autre culture de la mousson, pour sentir l’odeur du

nationalisme japonais :

There is here (in China) a close affinity with the anarchic tendency of the

Chinese, who submits to no restreints other than those based in blood of

regional association. The Chinese has no mind for tax burdens imposed by the

state; he escapes his obligations in the matter of military service, he ignores

orders and treats the law as scrap-paper; he grambles and smokes his opium.

In short, he evades all state control and conducts himself at his own will. 324

323 Befu, Harumi. « Watsuji Tetsurô’s Ecological Approach », dans Asquith, Pamela J. et Arne J. Kalland.

Op. cit., p. 112. 324 Watsuji, Tetsurô. Climate and Culture. Traduction Geoffrey bownas, New York, Greenwood Press, 1988,

p. 123.

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Cette incursion dans la pensée de Watsuji Tetsuro nous a permis de clarifier la

théorie du milieu, mais surtout de mettre en évidence que la compréhension de la double

structure de l’être-humain, individuelle et sociale. Cette vision de l’existence humaine nous

a permis de saisir en quoi la spatialité et la temporalité sont intimement liées dans le Milieu

et l’histoire. Nous avons aussi pu constater comment le concept de fûdô nous mène à une

auto-compréhension à travers notre milieu.

Nous avons aussi vu que c’est par une typologie des milieux qui sera

nécessairement une typologie des histoires que Watsuji entend découvrir la nature des

milieux menant à une compréhension de l’être-humain. Mais nous sommes arrivés à la

conclusion que, dans son livre Fudô, Watsuji n’arrive pas à se détacher du déterminisme

duquel, en première instance, il veut s’éloigner. Nous avons finalement mis en évidence le

contexte à l’intérieur duquel Watsuji s’inscrit, jusqu'à l’aboutissement de sa pensée dans la

légitimation de l’Empereur et du nationalisme japonais.

Ce que nous retiendrons de Watsuji n’est pas son déterminisme ni son rattachement

intellectuel aux mouvements nationalistes japonais, mais bien sa conception dialectique de

l’être humain qui semble, à l’instar de Nishida et de Hegel, être à la base d’une structure

dynamique entre le « moi » et la société.

Watsuji fait un pas de plus que Heidegger dans la compréhension du Dasein qui va

au-delà de la conscience individuelle. Pour Watsuji, c’est dans cette position d’existere que

nous nous découvrons nous-mêmes à travers le Milieu et que nous réalisons cette

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appartenance au tout par un mouvement dialectique de négation et la restitution de notre

individualité.

Le prochain chapitre tentera d’articuler l’essence de notre enquête sur l’être et

proposer les bases d’une nouvelle ontologie. Nous utiliserons ensuite cet outil pour

l’appliquer aux défis technologiques et écologiques lancés par le XXIe siècle.

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Chapitre 6. Tout, ontologie et technique

A human being is a part of the whole, called by us the

universe, a part limited by time and space. He experiences

himself, his thoughts and feelings as something separate

from the rest- a kind of optical illusion of his

consciousness. This delusion is a kind of prison for us,

restricting us to our personal desires and to affection for a

few persons nearest to us. Our task must be to free

ourselves from the prison by widening our circle of

compassion to embrace all living creatures and the whole

of nature in its beauty. Nobody is able to achieve this

completely, but striving for such achievement is in itself a

part of the liberation and a foundation for inner security

Albert Einstein

Dans les chapitres précédents, nous avons tenté de mettre en lumière les problèmes

que pose la science moderne. C’est en arrivant à une puissance inégalée dans l’histoire de

l’humanité, par des technologies comme le nucléaire, les biotechnologies et les

nanotechnologies que l’homme crée, comme une épée de Damoclès, des perturbations sans

précédent pour notre environnement et pour lui-même. Par la modernité, l’homme a acquis

de puissants outils techniques, si puissants qu’ils le menacent même jusqu’au point de sa

propre extinction.

Cette situation nous commande une réflexion : un renouvellement de notre façon de

penser; à tout le moins, un éclairage nouveau face aux choix que nous prenons

individuellement et collectivement envers la nature, l’environnement et nous-mêmes.

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C’est donc dans le but de trouver de nouveaux repères, de revoir nos conceptions

modernes pour s’engager dans un nouveau dialogue entre l’homme et la nature que nous

avons amorcé ce cheminement philosophique.

Dans un premier temps, nous avons exploré la manière dont, du point de vue de

l’histoire de la philosophie, le débat de la modernité s’était cristallisé dans la relation

sujet/objet et découlait alors d’une vision dualiste entre le corps et l’esprit. Nous avons

aussi découvert que les interrogations sur les nouvelles technologies nous ramenaient

incontestablement à questionner ce qu’est l’être humain. En effet, nous avons utilisé

l’identité des contraires chez le philosophe japonais Nishida pour expliquer que, lorsque

nous intervenons sur le monde et le modifions (objets comme sujets), cela implique une

redéfinition de qui nous sommes dans la réalisation de notre propre identité en tant qu’être

humain.

C’est pour répondre à notre questionnement sur l’être et l’être humain que nous

nous sommes d’abord intéressés à la théorie de la mécanique quantique pour distinguer les

théories actuelles en physique et de prendre acte des débats sur des questions importantes

telles le rapport sujet/objet, la dualité et de l’objectivité en science.

Nous avons aussi pris connaissance que la dualité onde/particule, sous-jacente au

développement de la mécanique quantique, anima un débat entre deux éminents

scientifiques, Bohr et Einstein, sur la possibilité de concevoir la chose-en-soi. Selon

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l’interprétation de Copenhague de la mécanique quantique325, il est impossible de connaître

la chose-en-soi, puisque cette théorie ne donne qu’une probabilité d’ « être ». Nous ne

pouvons connaître une réalité physique qu’en l’observant.

Cependant, comme nous avons vu, Heisenberg développa le principe d’incertitude

selon lequel nous ne pouvons mesurer des variables complémentaires simultanément. En

effet, pour la physique newtonienne, connaître une particule (par exemple un électron)

demande une connaissance exacte de sa position et de sa quantité de mouvement. Cette

évaluation est, certes, difficile dans un système probabiliste comme celui de la mécanique

quantique. Bohr en déduit alors que nous ne pouvons connaître un phénomène entièrement

que lorsque nous pouvons expérimenter chacune de ses bases326 (et ainsi dissiper la

probabilité). Il ajouta cependant qu’il ne pouvait concevoir aucune expérience ne lui

permettait de le réaliser. Suivant ces deux principes, deux expérimentateurs observant un

même système pourraient voir des « choses » différentes. L’observateur a donc une

influence sur le système qu’il étudie. Ceci remet donc en cause l’objectivité si déterminante

pour la modernité occidentale.

Cette théorie a des répercussions importantes pour notre propos. Par cette prise de

conscience, la dichotomie entre le sujet et l’objet est assurément un modèle obsolète.

Comme le faisait remarquer Heisenberg : « a completely sharp division of the world into

325 Que l’on associe généralement à Bohr comme nous l’avons vu. 326 D’où sa complémentarité.

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subject and object, is no longer possible ».327 En effet, ce qui prend de l’importance ici est

davantage la relation, la liaison qui existe entre le sujet et l’objet.

La description complète du réel par les mathématiques et les théories physiques est

donc difficile dans ce nouveau cadre de référence. Cette situation torpille dès lors les

fondations de la science moderne, mais du même coup ce sur quoi reposent en grande partie

nos solutions « modernes », autant en sciences pures et appliquées qu’en sciences

humaines, pour répondre aux problèmes actuels dans nos sociétés.

En effet, ces solutions se sont développées sur le fondement suivant : notre maîtrise

de l’étant avec la technique permettra de résoudre des problèmes que nous avons créés

souvent avec notre propre technique. C’est de prôner la maxime suivante : « À la perte de

contrôle, il faut donc reprendre le contrôle. » Pour illustrer notre propos, prenons

l’exemple des travaux de « revalorisation » ou « revitalisation » des milieux aquatiques en

écologie ou ichtyologie,328 où il est proposé de construire un nouvel habitat plus

« productif » au niveau biologique en remplacement des habitats détruits lors de travaux de

construction. Cette solution repose théoriquement sur une appréciation quantitative de la

productivité de la « nature ». Cependant, cette évaluation revêt également une appréciation

qualitative du biologiste sur la possibilité que le milieu « valorisé » soit plus productif. Il

n’y avait pas à notre sens de mesure prise sur la productivité du milieu naturel avant les

travaux pour comparer avec celui du milieu valorisé. Le travail du biologiste serait de

327Heisenberg, Werner. « Kausalgesetz und Quantenmechanik », Erkenntnis. 2 (1931), p. 172-182. Cité dans

Carson, Cathryn. Loc. cit., p. 488. 328 Solutions environnementales que j’ai moi-même conçues et appliquées quand je travaillais comme

biologiste chez Faune et Parcs Québec dans les années 2000.

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compenser l’habitat perdu en le remplaçant par un autre qui sera théoriquement plus

productif pour la faune et la flore. Il y a plusieurs questions que nous pouvons nous poser

concernant cet exemple. D’abord, est-il possible de déterminer la productivité d’un milieu

donné? Au mieux, nous ne pouvons que tenter de connaître certains indicateurs, mais nous

ne pouvons pas évaluer la totalité du système dans le contexte où nous devons établir et

déterminer cette productivité en fonction de l’écosystème, d’un tout.

Dans cet exemple, deux biologistes pourraient théoriquement mesurer et avoir une

vision différente de la productivité de ce système selon les indicateurs utilisés, mais aussi

avec les mêmes indicateurs, car le système, le milieu, est dynamique et non statique. Cela

montre bien les limites de notre connaissance, mais également du modèle de la modernité

occidentale depuis Descartes. Si nous changeons les fondations de notre jugement et

introduisons alors d’autres éléments dans la prise de décision concernant un aménagement

faunique, les solutions pourraient être différentes (mais également identiques selon le cas).

Elles ouvrent à tout le moins vers de nouvelles possibilités.

Par conséquent, l’impossibilité de connaître la chose-en-soi appelle au

développement d’une nouvelle philosophie du réel et à une redéfinition de la nature, mais

inévitablement à une discussion sur l’épistémologie. En effet, nous ne pouvons plus

connaître entièrement la nature par les mathématiques et les théories physiques. Nous avons

donc notre connaissance de la nature et non plus une connaissance de la nature en elle-

même. Cette réalité ouvre de nouveaux horizons ou, du moins, la perspective d’un dialogue

différent. Les conséquences de la mécanique quantique et de ses corolaires d’incertitude et

de complémentarité nous renseignent également sur la nature de notre monde. La

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séparation organique/inorganique, vivant/non-vivant est aussi vue par Nadeau et Kafatos329

comme des « propriétés » complémentaires. Il y aurait donc une relation qui s’établit entre

ces termes.

De plus, la science moderne se voit imposer une autre limite, celle de la

compréhension du « tout » et des propriétés qui peuvent en émerger. Par exemple, la

science peut faire une certaine description du cerveau, des neurones, des particules

élémentaires et procédés chimiques et biologiques. Elle peut donc réduire en particules

élémentaires l’ensemble du cerveau. Elle peut même décrire à la limite mathématiquement

sa structure. Cependant, elle ne peut décrire mathématiquement le phénomène de la

conscience comme propriété émergente d’un Tout.330

Plus éclairante encore est cette découverte découlant de la mécanique quantique de

la non-localité de l’univers, que les particules peuvent s’influencer, peu importe la distance

qui les sépare. En assument que tout l’univers est lié et non-situé localement, que la science

ne peut atteindre l’objectivité cartésienne et surtout que la physique ne pourra décrire le

Tout, nous pouvons alors nous questionner, à l’instar de Nadeau et Kafatos, sur les

conséquences de ces réalités ou encore la manière dont la « nonlocality may alter our views

of human consciousness in philosophical terms. »331

329 Voir : Nadeau, Robert et Menas Kafatos. Op. cit., 240 pages. 330 Voir sur le sujet l’excellent résumé de Van Gulick, Robert. « Reduction, Emergence and Other Recent

Options on the Mind/body Problem: A Philosophic Overview », Journal of Consciousness Studies. 8, 9-10

(2001), p. 1-34. 331 Nadeau, Robert et Menas Kafatos. Op. cit., p. 193.

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Comme nous avons vu, cette ouverture à la conscience, par-delà les conséquences

de la mécanique quantique, nous a donc poussé dans les chemins de l’exploration de l’être

chez Heidegger. Ce cheminement était important puisqu’il nous a permis de comprendre les

fondements d’une pensée qui s’est développée en même temps que celle de la mécanique

quantique et qui s’engageait à la découverte de l’être par la conscience du Dasein.

L’influence de cette théorie et surtout le dialogue entre Heidegger et Heisenberg ont aussi

permis de mieux saisir le contexte dans lequel écrivaient ces auteurs.

Nous avons vu que, pour Heidegger, c’est par le Dasein (être-le-là) que nous

pouvons accéder à l’être. Le Dasein est ce moi, qui, conscient s’interroge sur l’être. De

plus, la façon de mettre en évidence l’être de l’étant est par la phénoménologie

herméneutique. Cette herméneutique doit être comprise d’après ses racines grecques

comme « se montrant de soi-même ».

Nous avons également constaté que, pour Heidegger, l’être est intimement lié au

temps, que le sens ontologique de l’être est le temps. La conscience de soi a « conscience »

de ses possibles, un futur qui a un sens. Or,, il expérimente en même temps le « ne pas »

être, la mort qui rend réalisable la vue d’ensemble de ses possibles. C’est parce qu’il est

conscient de ne plus être que le Dasein peut être conscient de ses possibles et de sa liberté.

Nous reverrons cette notion un peu plus loin.

Ce cheminement allait nous aider à redéfinir notre rapport à l’être, mais également

poser par le tournant de la pensée de Heidegger, les conditions à surmonter pour fonder une

ontologie fondamentale; un projet que ce philosophe a dû abandonner. Comme nous avons

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vu dans les chapitres précédents, son propos et le développement de sa pensée comme

histoire de l’ontologie allaient aussi devenir très éclairants pour la science et la technologie.

C’est par-delà ses démêlés avec la métaphysique, un chemin qui ne mènera nulle

part, et finalement son incursion dans l’histoire de l’ontologie que Heidegger posa ses

dernières réflexions sur l’être. L’histoire de l’ontologie et de la métaphysique mène à

l’oubli de l’être. L’étant est une présence rassurante pour le Dasein sur laquelle s’est

développée la φύσις (physis) par le λόγος (logos). Dans ce processus, l’être, un

impondérable, est oublié.

Nous avons déjà remarqué que cette approche d’Heidegger de tracer la limite du

logos pour l’accès à l’être est analogue à la mécanique quantique. Cette théorie probabiliste

repose en effet sur un impondérable (au sens de son objectivité), étant impossible à saisir

dans son entièreté. Cette confrontation avec l’étant pour Heidegger, celle qui doit faire

émerger l’être, est également ce à quoi ont été confrontés les physiciens jusqu’à

aujourd’hui. En effet, ces derniers ont tenté d’expliquer le monde, la chose-en-soi par les

mathématiques et les théories physiques, mais ont vu une limite à leur projet par

l’acceptation des conséquences de la mécanique quantique.

Dans cette réflexion, nous avons posé que le Tout comme condition limite de notre

logos devrait mener à l’étonnement et à la révélation de l’être. Cela pourrait être vrai autant

pour la pensée de Heidegger que pour la théorie de la mécanique quantique à la suite de

Bohr et de Heisenberg. Voilà pourquoi nous sous sommes engagés dans la philosophie

orientale/japonaise avec Watsuji Tetsurô, qui a donné une réponse originale au livre Être et

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Temps de Heidegger. Ce philosophe, à la suite de Nishida Kitarô et des autres penseurs de

l‘école de Kyoto, a pensé l’être de l’Occident à travers la lunette de l’Orient. Il a réussi à

faire apparaître le Tout dans l’être humain par la société, mais son cheminement ne le

mènera pas à la pleine éclosion de l’être. C’est ce que nous allons voir et tenter de dévoiler

à présent.

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6.1- Watsuji, la transcendance du Dasein et la métaphysique

À la lumière de l’analyse d’Heidegger, Watsuji pose deux jalons importants pour un

nouveau départ sur le projet d’ontologie fondamentale. D’une part, il met en relief la

dialectique comme mouvement constitutif de l’être humain et, d’autre part, il dévoile la

transcendance de l’être sur une base différente de celle de l’étant.

Comme nous avons analysé, Heidegger remet en cause son ontologie fondamentale

parce qu’il croit avoir décelé une fausse interprétation dans l’objectivation du Dasein. Pour

lui, la compréhension de l’être nous mène à une objectivation de l’être, à en faire une chose

ontique et non ontologique. C’est pourquoi il a tenté une analyse de l’essence de l’être, de

ce qui distingue « étant » et « être », trouver l’aletheia332.

Pour Heidegger, le Dasein doit dépasser l’étant pour être conscient de son être.

« L’homme ne pourrait être, en tant qu’être jeté l’étant qu’il est lui-même s’il n’était

capable de laisser être l’étant comme tel. »333 En effet, rappelons-nous la position

transcendantale du Dasein qui s’observe lui-mêmeè cette conscience de soi qui a

conscience de son existence. Ce dépassement de l’étant, Heidegger l’associa également à

la métaphysique, qui veut découvrir les caractéristiques de l’étant. De plus, cette

332 Vérité, dans le sens de dévoilement. 333 « Der Mensch vermöchte nicht, das geworfene Seiende als ein Selbst zu sein, wenn er nicht überhaupt

Seiendes als ein solches sein-lassen könnte. » Heidegger, Martin. Kant et le problème de la métaphysique.

Traduction par Alphonse de Waelhens et Walter Biemel, Paris, Gallimard, 1953, p. 284. Cité dans Grondin,

Jean. Loc. cit., consultation janvier 2013, p. 29.

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métaphysique du Dasein est posée comme ayant son fondement dans la finitude de

l’homme, un thème important pour le philosophe. Ce thème fut révélateur de l’être dans

notre analyse d’Être et Temps. En effet, l’être-pour-la-mort montre la conscience du « ne

pas être » et ainsi l’ensemble des possibilités d’être du Dasein.

En outre, nous pourrions également affirmer que si le Dasein ne pouvait pas voir ses

possibilités d’être et ainsi se questionner sur sa propre existence; il ne pourrait y avoir de

possibilité pour une métaphysique.

Par ailleurs, l’angoisse est présentée comme expérience ontologique révélatrice pour

le Dasein. L’idée que l’on angoisse pour « rien » (comparativement à la peur) est toujours

présente, mais elle révèle le néant pour Heidegger : « Cette expérience du néant est celle de

la négation complète de la totalité de l’étant. Mais cette expérience me révèle justement

l’“étant” dans ce qui le distingue du néant à savoir qu’il est – et non pas rien, ajoute

Heidegger. »334 Cette expérience de l’angoisse ouvre donc sur l’être : « le néant n’est donc

pas d’abord le néant du monde pour le plus grand éveil d’un être-dans-le-monde possible

par liberté, conquise sur la déchéance, le néant est devenu le néant de l’étant lui-même qui

ouvre sur l’être et seulement sur l’être. »335

Heidegger arriva alors à la conclusion que la métaphysique cache le mystère de

l’être par sa pensée qui « objectivise » l’étant. C’est sa structure interne qui l’aurait amené à

prioriser la question de l’étant.

334 Ibid., consultation janvier 2013, p. 33. 335 Ibid., p. 36.

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De par son cheminement philosophique, Heidegger abandonna le projet de

l’ontologie fondamentale ainsi que le terme de métaphysique et se tournera plutôt vers

l’histoire de l’ontologie dans la pensée occidentale. Cette voie sera pour lui le projet de la

raison qui vise l’élimination de la finitude du Dasein. Parce que Platon a donné un privilège

à l’εἶδος, nous devons considérer l’être à partir de l’étant comme présence permanente. La

φύσις est déjà le fait de l’εἶδος. Par ailleurs, les discussions avec Heisenberg sur la

mécanique quantique ont surement aussi influencé Heidegger quand celui-ci pose que

l’homme décide de l’étant et ce qu’il voit apparaître. L’être en tant qu’impondérable n’est

plus puisqu’il n’a plus cette assise de l’étant que nécessite le logos. Le dévoilement de

l’étant renferme donc l’oubli de l’être. A contrario, la mécanique quantique remet en

question cette φύσις comme présence permanente avec des probabilités « d’être », les

particules élémentaires étant des possibilités spatiotemporelles. De plus, cette idée

d’Heidegger où l’homme décide de l’étant et ce qu’il voit apparaitre s’approche des

conséquences de la mécanique quantique, où le sujet conditionne l’objet.

Comme nous avons vu dans les chapitres précédents, le voilement de l’être est une

question centrale dans le cheminement d’Heidegger. Pour lui, l’oubli de l’être n’est peut-

être pas accidentel, mais essentiel pour l’être. Il se demanda si l’essence de cet être est en

fait le refus à l’étant ; un refus qui mène vers l’étonnement et qui nous amène plus près vers

le mystère de l’être.

La pensée de Watsiji apporte un éclairage nouveau aux interrogations de Heidegger.

Watsuji pose d’abord un être humain en mouvement dans son analyse sur le ningen sonzai.

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Ce mouvement est celui de la dialectique. Cette motion est pour nous encore plus

révélatrice que le temps heideggérien à comprendre l’être. En effet, qu’est-ce que le temps

sinon une mesure d’un mouvement dans l’espace, un changement ? Pour Heidegger, être

est nécessairement « être dans le temps » ; voilà qui était la pierre angulaire de son analyse

d’Être et Temps. Cependant, nous dirons à la lumière de Watsuji, que l’être est aussi et

plutôt « être en mouvement ».

Nous avons vu antérieurement que pour trouver ce que signifie être, il faut

rechercher ce qui ultimement donne un sens aux modes d’existence. Heidegger pose que la

conscience des possibles se révèle seulement à travers la structure du « ne pas »; l’idée de

l’être-vers-la-mort qui montre l’ensemble des possibles du Dasein. Le Dasein est coupable

de ne pas être tout le temps. Cependant, nous ajouterons qu’il est aussi coupable « d’être »

tout le temps et simultanément. Il y aurait donc une certaine complémentarité dans la

compréhension de la conscience du Dasein qui se dévoile dans la dialectique à la base de

son mouvement.

Or, cette idée d’être-pour-la-mort se rapproche de l’analyse du mouvement du

ningen sonzai chez Watsuji. La négation de l’individu (en tant que conscience individuelle)

se nie dans la totalité (de la société), mais en même temps se nie pour restituer ses possibles

en tant qu’individu (ou conscience individuelle) en un seul mouvement. Nous aimerions

toutefois souligner ici que ce « n’être pas » chez Watsuji n’est pas, comme chez Heidegger,

la mort, une cessation d’être, mais un processus (un mouvement) qui mène nécessairement

pour nous à un dévoilement et même une nouvelle identité.

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Nous croyons donc qu’Heidegger, pris dans sa propre histoire de la pensée

occidentale, n’a pu concevoir la vie et la mort, « être » et n’ « être pas » que de façon

linéaire. C’est pour cela qu’il restera emprisonné dans une conception individuelle de la

conscience de soi. Pour nous, la pensée orientale, plus circulaire, ne nous donnerait pas une

analyse de la notion d’angoisse débouchant sur l’être par la négation de la totalité de l’étant.

Le problème sous-jacent ici, c’est qu’un élément important a été mis de côté dans cet

exemple. Ce n’est pas la totalité de l’étant qui est niée, mais bien la totalité elle-même.

C’est cette totalité que nous devons réarticuler, réhabiliter, amener au dévoilement pour

trouver l’être.

Dans la pensée circulaire, nous revenons au départ en transitant par des états

intermédiaires comme dans le phénomène des saisons. Cependant, à chaque saison,

« l’environnement » change. Il revient à un point de départ, mais n’est jamais exactement la

même chose. C’est pourquoi nous préférons parler d’une spirale pour montrer la dynamique

sous-jacente, le mouvement. La mort, ou l’être-vers-la-mort, n’est pas vu comme la « fin de

l’être », mais plutôt une transformation, un mouvement de l’être. Cependant, dans cette

transformation, il n’est plus ce qu’il était au départ. Il n’est donc plus en quelque sorte (ce

qu’il était). Voilà ce qu’expérimente le Dasein dans sa position d’existere qui, nous

croyons, est esquissée par Watsuji. Cependant, Watsuji a limité son analyse à une

projection de la conscience individuelle dans la société comme totalité. Pour nous, il n’a

pas poussé jusqu’au bout cette réflexion sur l’être.

Ce mouvement constituant l’être humain est pour nous différent de l’être au monde

heideggérien. Rappelons-nous que l’être-au-monde est la base d’être sur laquelle se

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déploient les déterminations du Dasein. Nous avons vu que ce monde n’est pas seulement

le monde comme la planète Terre d’un astrophysicien, mais également contient les

frontières de l’esprit, tel le village, le monde du spectacle, etc.

Heidegger posera quatre sens du concept de monde pour analyser l’être-au-monde.

1) Sens ontico-catégorial : C’est l’étant intramondain (la nature).

2) Sens ontologico catégorial : Le sens de l’être de l’étant intramondain.

3) Sens ontico-existentiel : Le monde où vit le Dasein (le monde des affaires, le monde

des professeurs, etc.)

4) Sens ontologico-existential : la mondanéité du monde, l’a priori structurant du

monde.

Ce mouvement constituant l’être humain n’est pas un étant intramondain puisqu’à la

base une conscience de soi. Il n’est pas le sens de l’être de l’étant, mais plutôt le sens pour

lui-même en tant que conscience. Il n’est pas un monde où vit le Dasein pas plus qu’un a

priori structurant du monde. Il est plutôt un processus un a priori par lequel se dévoile

l’être.

L’analyse de Watsuji dans Rinrigaku et Fûdô pose aussi une base différente au

débat de Heidegger avec la métaphysique et l’ontologie. Comme nous avons vu, Heidegger

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croit que le voilement de l’être par l’étant est le destin de la pensée occidentale. Le besoin

de l’étant pour penser la métaphysique est un des problèmes soulevés par Heidegger dans

son analyse. Pour ce dernier, la métaphysique a été bâtie sur l’étant, la raison (logos) et

visait l’élimination de la finitude (du moins dans la lignée de la théorie des formes de

Platon336).

Pour nous, la transcendance de l’être se fait non pas par l’étant, mais dans « la

conscience » de la totalité; c’est à l’intérieur d’elle où se cache l’être à dévoiler. En effet, la

totalité que Watsuji associe au groupe ou à la société n’est pas un objet tangible ou encore

vue comme une présence permanente. C’est de réussir pour un instant de concevoir

ontologiquement un voilement du « le-là » à l’être du Dasein qui est en même temps un

dévoilement de l’être.

Cette conscience de la totalité est différente de l’idée absolue hégélienne puisqu’elle

n’est pas une « idée » de la conscience. Cependant, elle est conscience comme « acte » en

elle-même, un mouvement de la totalité.

Cette conscience de la totalité dépasse les concepts de temps et d’espace puisque

qu’elle est éternelle, un mouvement vers l’infini qui n’a pas de lieu ni de temps. Temps et

espace sont vus tels, liés à cette conscience comme potentiel qui se découvre dans le

mouvement. Cette conscience dévoile l’être à travers son mouvement. Elle est

336 En effet, Platon dans sa théorie des formes illustrées par l’allégorie de la caverne dans la République

articule sa théorie des formes, une métaphysique basée sur l’existence de formes éternelles. Le

développement de la métaphysique qui se déploie avec des explications de formes ou de dieux éternels visent

alors l’élimination de la finitude.

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« conscience » de la conscience qui n’a pas d’assise directe dans l’étant. Elle renferme pour

le Dasein l’ensemble des possibilités d’être, mais n’est pas révélé comme étant. Comme

elle est voilée et englobe, la conscience cette conscience devrait plutôt être vue comme

« sur-conscience »337 de la conscience.

À notre avis, Watsuji, sans l’énoncer clairement, pose à son tour ce que Heidegger a

abandonné comme projet, c'est-à-dire une métaphysique de la métaphysique ou une

ontologie fondamentale par son analyse du mouvement du ningen sonzai. En effet, ce

mouvement de négation s’opère dans le moment d’existere.

La transcendance n’est dès lors pas d’un étant à l’extérieur de lui, mais plutôt

s’opère entre deux « consciences », celle de l’individu et celle du Tout, que Watsuji associe

à la société, mais qui dans son mouvement dialectique se rétablit comme conscience de soi.

Par ailleurs, ce mouvement de « double négation » du ningen sonzai ne provient pas

du logos, mais reste plutôt au niveau de la révélation, de l’intuition. La « sur-conscience »,

issue du mouvement de la conscience du Tout est insaisissable pour le logos, nous ne

pouvons que l’accueillir. Elle se révèle par elle-même à nous, mais reste cachée la plupart

du temps.

Enfin, elle ne vise pas l’élimination de la finitude par une transcendance de

l’étant338, mais plutôt une transformation de la conscience du Dasein par un mouvement qui

337 L’utilisation de « sur-conscience » indique un phénomène insaisissable au-delà et lié à la conscience. 338 Dans une forme d’âme ou des formes éternelles, comme Platon.

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se projette dans le Tout. Nous pourrions même ajouter à cette analyse que cette conscience

du Tout pourrait être celle de l’univers inter-relié, un tout en tant que relation que la non-

localité suppose en science depuis le Big Bang. Dans cette optique, le temps et l’espace

sont en quelque sorte, dans le mouvementent de la conscience du Tout, un potentiel à

actualiser par le Dasein.

Dès lors, il est clair pour nous que la pensée de Watsuji et la philosophie japonaise

apportent les fondations nécessaires d’une métaphysique certes, mais qui amorcent une

réponse aux objections et à l’analyse d’Heidegger pour fonder un projet d’ontologie

fondamentale.

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6.2- Le milieu comme révélateur de la totalité

L’analyse du froid de Watsuji est à notre sens très révélatrice pour illustrer notre

propos puisqu’elle pratique une incision importante à une explication moderne de la

conscience du soi individuelle (position de Heidegger) pour revenir à une conscience de soi

plus en harmonie avec la société, le groupe, le clan. Cette dernière me semble être une

explication plus traditionnelle de la conscience de soi, où nous avons besoin d’une

organisation communautaire pour assurer notre survie. Elle rejoint également le concept

japonais de « uchi/soto », intérieur/extérieur; « Uchi defines the boundary of an inside

group or space; that is, a primary locus of membership and belongingness. Although

interacting networks of relationships in Japan are also conceptualized in uchi/soto terms,

such that the indexical framework of uchi and soto is situational and shifting, there is a

general sense that all of Japan creates an ushi, a national inside boundary of affiliation, in

contrast that is soto or outside Japan. » 339

Bien que brillante, l’analyse de Watsuji reste doublement incomplète. En effet, pour

reprendre l’exemple du froid, c’est par la position transcendantale de l’exsistere que nous

expérimentons la froideur de l’air. Cependant, dans cette expérience, la conscience de soi se

retrouve-t-elle seulement dans une société qui expérimente le froid? Ou encore un ensemble

d’êtres vivants/non-vivants qui le font également? De plus, pourrait-elle également

339 Weiner, Michael. Op. cit., p. 212.

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impliquer la totalité de relations des expériences du froid, des phénomènes, conditions et

adaptations ?

Cette expérience globale fait un sens pour nous en tant que conscience se déployant

dans un Tout relationnel; Tout que Watsuji, lui, limite à la société. Cependant, ce

mouvement de la conscience dans le Tout dévoile l’être. Le Tout n’est pas un étant, il est

« inincarnable » comme étant. Il se dévoile plutôt comme sur-conscience faisant sens pour

la conscience du Dasein. Il est donc toujours dissimulé, en particulier pour le logos qui ne

peut l’atteindre par la base de l’étant comme substance permanente.

Pour illustrer mon propos, je pourrais donner l’exemple des grottes. Les êtres

humains dans leur histoire ont habité des grottes au même titre que plusieurs animaux pour

se prémunir du froid. C’est le même scénario à une échelle différente pour les plantes,

bactéries, levures qui « utilisent » des endroits plus « cléments » comme des cavités

rocheuses ou encore près des nids d’animaux, plutôt que de se développer dans des climats

extrêmes. L’adaptation à l’environnement est partagée par tous les êtres vivants. Les

ententes propres, pour reprendre les termes de Watsuji, que nous avons établies à travers le

temps et l’espace, ne sont pas exclusives aux sociétés humaines. Nous avons également

établi des ententes avec le vivant sous forme de médicaments ou de couvertures (plantes),

d’assistance mutuelle (comme un chien dans la caverne qui nous alerte d’un danger), ou

encore comme symbiose dans notre tube digestif (bactéries). C’est donc dire que l’entente

propre que nous constatons avec nos semblables sur les moyens de s’adapter à notre

environnement naturel reste une préoccupation qui non seulement nous transcende en tant

qu’individu, mais aussi en tant que société. Notre Dasein se découvre donc comme être

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humain à l’intérieur de la communauté biotique. Les ententes propres de nos relations avec

les communautés humaines et non humaines ont nécessairement un sens pour nous-mêmes

en tant que Dasein.

Cela rejoint la pensée d’Aldo Léopold et de Baird Callicott sur l’éthique de la terre

qui se base comme principe moral sur la préservation de l’intégrité, la stabilité et la beauté

de la communauté biotique. Pour Callicott, l’écologie joue un rôle fondateur dans

l’apparition de cette éthique : « La théorie écologique fournit avec le concept de

communauté un lien synchronique, un certain sens de l’intégration sociale de la nature

humaine et non humaine. Les êtres humains, les plantes, les animaux, les sols et les eaux

sont “tous imbriqués dans une communauté bourdonnante de coopérations et de

compétitions, un biote.” »340

Cependant, la relation ne s’arrête pas là; nous ne vivons pas biologiquement en

adaptation au froid dans un vide, mais avons besoin d’une relation avec le froid et le non-

vivant pour prendre conscience du tout dans la relation. Voir la réalité du milieu dans le

froid seulement en termes de société ou de vivants ne permet pas d’avoir conscience de la

totalité du phénomène du froid. Comme la mécanique quantique propose la

complémentarité341 pour expliquer la nature, le froid comme ses adaptations sont deux

facettes d’un tout. En effet, comme vu précédemment, Bohr expose que nous ne pouvons

connaître complètement un phénomène que si nous expérimentons simultanément ses

340 Leopold, Aldo. Round River, p. 148. Cité dans Callicott, J. Baird. Éthique de la Terre. Edition établie par

Baptiste Lanaspeze, Marseille, Wild project, 2010, p. 60 .

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bases. Cette complémentarité est, selon lui, une logique de la nature. Pour lui, les

organismes vivants existent, mais seulement dans une relation à l’ensemble des êtres

vivants.

C’est donc par le mouvement de la conscience de soi qui se projette dans le Tout

que se dévoile l’être pour le Dasein.

En voulant se dissocier du Tout et en se rabattant sur l’étant, oubliant l’être, l’être

humain a aussi éloigné cette conscience plus originelle de notre rapport au monde. Si

l’objectif de fudô était de démontrer la médiance en tant que moment structurel de l’être

humain, elle ne serait complète sans l’ajout du rapport intime entre la totalité et l’être

humain en tant que conscience de soi.

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6.3- Être-pour-la-mort

Il est important de revenir à l’un des points tournants de l’analyse du Dasein de

Heidegger qui est l’être-pour-la-mort. Prendre conscience que je vais mourir est le point

central pour que le Dasein découvre ses possibles, c’est-à-dire la position grâce à laquelle

nous pouvons découvrir la totalité de l’existence humaine. Sans cette structure, nous ne

pouvons avoir la conscience libre de choisir « d’être » ou de « ne pas être ». Cette

caractéristique est donc essentielle à l’analyse de l’être par le Dasein.

Nous avons analysé que cette structure heideggérienne était enfermée dans la

pensée linéaire occidentale et que, pour en sortir, il fallait faire appel à la pensée circulaire

orientale pour voir le « pas être » comme une transformation.

L’angoisse, telle qu’analysée par Heidegger comme la négation de la totalité de

l’étant, est à notre sens aveuglée encore une fois par la pensée linéaire de la mort, vue

comme un arrêt d’être « statique ». Comme le Dasein est angoissé de ne pas être, il doit

trouver un support. Ce support, il le trouve dans l’étant, masquant du même coup l’être.

Cela est dû toutefois à cette pensée linéaire. La pensée occidentale est donc enchâssée dans

l’étant. Comme nous l’avons exploré dans les chapitres précédents, la pensée occidentale

depuis les Grecs342 s’est développée à partir de l’étonnement. Cet étonnement face à la

nature laissait l’homme devant deux choix : questionner l’étant ou le contempler. Le

342 Plus précisément avec Platon pour Heidegger.

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questionnement de l’étant fut le chemin emprunté par la philosophie depuis Platon. Elle

mena comme le proposa l’analyse d’Heidegger vers un oubli de l’être.

Dans la pensée circulaire ou en spirale, le Dasein a conscience de sa transformation.

Même si l’étant se dérobe sous ses pieds, il est conscient de son retour après sa

transformation. Sa conscience se subsume dans la totalité, elle se donne, se rend disponible

pour l’être. C’est donc par une restitution de la totalité puis de l’individualité comme un

processus de transformation qui fait jaillir l’être. Une fois que la conscience du Dasein

reprend pied dans l’étant, il est, mais n’est plus « en même temps ». C’est plutôt cette

ambivalence du Dasein qui cause son angoisse.

À notre avis, le génie de Watsuji a été de voir que cette dualité dans le moment

dialectique entre l’individu et la société renverse l’être-pour-la-mort heideggérien en être-

pour-la-vie. En effet, pour Heidegger, le Dasein sait qu’il va mourir un jour, cesser d’être,

mais, pour Watsuji, sa participation à la société en tant qu’être humain met en perspective

la continuité des rapports médiaux à laquelle les consciences individuelles incluant la

sienne pourraient être influencées.

Watsuji n’a pas pu tenir jusqu’au bout cette ligne de pensée, mais son intuition reste

juste. La conscience du Dasein se transformant de la conscience individuelle à celle du

Tout (qu’il associe à la société) appelle à la continuité, mais une continuité nouvelle et non

à son anéantissement.

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6.4- La technique

Si l’on se fie aux conséquences de l’interprétation de la mécanique quantique, la

science et la technologie, basées sur l’illusion d’une dichotomie entre le sujet et l’objet,

posent un problème pour l’être. En termes heideggériens, en imposant une manière d’être-

sous-la-main sans un rapport nécessaire à ses usages, ou à une quelconque signification

pour nous, la science moderne vide notre monde de sens. C’est donc dire qu’elle empêche

le Dasein de se découvrir lui-même dans son monde et atteint inévitablement son être,

puisqu’elle restreint ses possibilités d’être dans le monde en masquant sa découverte, le

détournant de sa nature.

Comme discuté précédemment, Heidegger parle du danger de la technique qui

polarise le dévoilement de l’être lui-même et donc la vérité. Heidegger parle

d’Arraisonnement, qui est une mise à la raison qui est le mode de dévoilement de la science

moderne. Ce qui est le danger pour Heidegger c’est que ce mode de dévoilement masque

complètement la question de l’être, puisqu’il masque l’homme comme faisant partie de ce

dévoilement. « Le règne de l’Arraisonnement nous menace de l’éventualité qu’à l’homme

puisse être refusé de revenir à un dévoilement plus originel et d’entendre ainsi l’appel d’une

vérité plus initiale. »343 Cette problématique fut un point de discussion central entre

343 Heidegger, Martin. Essais et conférences. Op. cit., p. 37-38.

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Heidegger et Heisenberg lors du symposium de 1953 sur « Les arts et l’époque de la

technique »344.

Heisenberg perçoit, comme conséquences de la mécanique quantique, une relation à

la nature différente des autres époques de l’histoire du monde; c'est-à-dire de passer d’un

monde où la nature est « autre », à un autre monde, où la nature est faite de construits

humains. Nous n’avons plus accès à la nature directement, la connexion à la nature ne se

fait plus sans médiation (en faisant référence à la technique). Pour Heisenberg, la

conclusion de cette analyse étant que l’homme ne rencontre que lui dans le monde. « In the

modern world, Heisenberg said in good idealist diction, “we encounter only ourselves” in

the objectified consequences of our own actions. »345

Pour Heidegger, c’est bien le contraire. En effet, les créations de la technique

moderne ne sont plus des objets pour lui. Celles-ci se perdent dans la relation sujet/objet

comme le fait la physique moderne. (Nous pouvons ajouter que c’est bien cette

impossibilité d’une dichotomie complète en mécanique quantique entre sujet et objet qui

remet le questionnement au niveau de la relation.) Pour Heidegger, ces créations techniques

sont plutôt un fonds (Bestand), un réservoir; le Bestand comme une « façon d’être » : « Il

ne caractérise rien de moins que la manière dont est présent tout ce qui atteint par le

voilement qui pro-voque. Ce qui est là (steht) au sens du fonds (Bestand) n’est plus en face

de nous comme objet. »346 Ce voilement qui pro-voque est la façon dont opère la science

344 Voir: Carson, Cathryn. Loc. cit., p. 493. 345 Heisenberg, Werner. The Physicist’s Conception of Nature. Traduction par Arnold J. Pomerans, New

York, Harcourt Brace, 1958, 192 pages. Cité dans Carson, Cathryn. Loc. cit., p. 493. 346 Heidegger, Martin. Essais et conférences. Op. cit., p. 23.

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moderne. Les êtres humains sont maintenant aussi confrontés à cela puisque ce qui apparait

devant nous n’est plus un objet, mais un fonds.

Modern technology’s creations were now no longer objects. In the same way

as physics (so Heidegger finally saw it) lost hold of the object, that Cartesian

creation, and began dissolving it into the subject-object relation itself, so too

Bestand, nature ordered to stand available as energy for service, made objects

secondary to the polymorphous fungibility of pure subject-object relationality ‒

relationality in which human beings were now caught up as well.347

Par ailleurs, Heidegger postula que l’observation montre ce qui est exact, mais pas

ce qui est vrai (Aletheia, ἀλήθεια) ou l’essence des choses. Par conséquent, l’homme ne

peut plus se rencontrer dans le monde, car son essence est voilée. « Man today in truth no

longer anywhere encounters himself, that is, his essence ».348 lI renverse donc le postulat de

Heisenberg. Pour Heidegger, le danger de la technique moderne réside donc dans la perte

de vue des autres possibilités de dévoilement de l’être. L’homme ne se rencontre plus

comme dévoilement dans le réel.

La modernité occidentale, de par sa science, comme le disait Max Weber, non

seulement désenchante le monde, mais l’atteint au plus profond de son être. En effet, si

nous expliquons à un enfant que la bague que nous avons au doigt peut être est le symbole

de l’union entre nous et sa mère, ou encore le cadeau d’un ami, cela démontre que ces

explications ont un sens pour nous. À la suite d’Heidegger, le Dasein découvre son être à

travers ces expériences. La science exacte fige par exemple l’explication de la bague en un

objet de la forme d’un anneau en métal d’une certaine taille, poids, couleur, etc. La

347 Carson, Cathryn. Loc. cit., p. 494. 348 Ibid., p. 494

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signification de cet objet est donc coupée de sa base de connexion relation au monde.

Simplement voir les objets de cette façon est donc un danger pour le dévoilement de l’être.

Pour Watsuji, c’est le moi qui se révèle dans l’expérience et qui se transforme en

outil. Il révèle un « pourquoi faire » qui montra la limitation médiale de l’outil. Pour lui, la

bague serait aussi l’objet d’une adaptation, une entente propre dans la société qui me

transcende, par exemple une bague qui dénoterait le sceau d’une famille. La bague est

transformée pour refléter le milieu duquel elle est issue.

Pour nous, il est évident que ce désenchantement du monde provoque une crise dans

nos sociétés modernes. Nous cherchons un sens à notre être puisqu’il est obscurci dans son

dévoilement par la science et les systèmes de pensée qui gravitent autour de lui. La réponse

à cela est une quête de sens sans précédent349 qui se matérialise par le retour en force des

religions, des sciences occultes, du mouvement New Age, des mouvements de croissance

personnelle, etc. Tout cela n’est pour nous qu’une façon pour l’être humain de redonner un

sens à leur vie et de tenter de découvrir l’être. Dans la plupart des cas, nous croyons que

cette entreprise est vaine. En effet, l’être est voilé tout le temps et est prisonnier de sa base,

l’étant comme substance permanente, à la suite du développement de la pensée occidentale.

Ce n’est qu’en prenant conscience de sa finitude comme processus de transformation que

l’homme pourra s’ouvrir à l’être et qu’il pourra se révéler à lui comme vérité. C’est par la

conscience du Tout comme sur-conscience que le Dasein peut revenir à son état originel de

quanta interrelié et apercevoir l’être comme dévoilement.

349 Voir par exemple : Wong, Paul T. P. (éd.). The Human Quest for Meaning: Theories, Research, and

Applications. 2e édition, New York, Routledge, 2012, 719 pages.

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La technoscience se développant sous le voile d’une dichotomie sujet/objet

obscurcit le dévoilement de notre être, mais aussi individualise notre rapport primordial au

monde. En effet, elle cache notre rapport à la société comme à notre environnement autant

que nos liens avec la communauté biotique, notre univers, le Tout. Heidegger disait que la

technique moderne force de commettre le réel (ce qui est exact) comme fonds et en voilà le

danger.

Pour notre part, c’est en plaçant le tout (les touts) comme la société, la communauté

biotique, les écosystèmes comme constituant de l’être humain, que nous pourrons trouver

de nouvelles voies de solutions aux problèmes actuels de nos sociétés modernes et ainsi

constater ou nous imposer des limites. Cela est donc le nouveau terreau d’une éthique.

Esquissons maintenant ce qu’implique notre pensée pour notre rapport à la

technologie, en particulier nous mettrons en lumière le cas particulier des nanotechnologies.

Avec les nanotechnologies, nous assistons à un changement de paradigme

important. Nous parlons ici des nanotechnologies en tant que projet et non de la technologie

actuelle. Jusqu’à présent, les technosciences modernes avaient pour conséquence d’imposer

une explication du monde qui, comme nous l’avons vu, nous coupe de notre signification

en tant qu’être et donc nous éloigne de notre nature en tant qu’être humain. Cette maîtrise

ou cette faculté de dominer les choses atteint son apogée dans les nanotechnologies, où l’on

contrôle les processus atome par atome. Comme le disait Richard Feynman: « But I am not

afraid to consider the final question as to whether, ultimately – in the great future – we can

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arrange the atoms the way we want; the very atoms, all the way down! »350 L’homme

devenu enfin « maître et possesseur » rend esclave cette nature. Cependant, l’homme, sans

s’en rendre compte, puisque non dévoilé dans ce nouveau fond, se rend lui-même esclave

de lui-même dans son être. Il n’est donc plus lui-même. Son être est donc pris en otage par

lui-même, par ce maître de la nature.

Mais cette technoscience pourrait-elle occulter complètement et définitivement

notre être? Vers quel horizon pourrons-nous diriger notre quête de sens? Avec, les

nanotechnologies, notre horizon n’est plus celui du contrôle, d’asservissement de la nature,

mais celui de la création d’une nouvelle nature. Celle-ci sera composée de créatures

hybrides, vivants/non-vivants, sans repères ou règles naturelles issues d’une histoire, d’une

géographie ou d’un climat. Jean-Pierre Dupuy écrivait : « Si les nanotechnologies

ambitionnent de prendre le relais de la nature et de la vie, ce n’est que parce qu’elles ont

auparavant complètement redéfini ces dernières à leur image. L'expression “nature

artificielle” n'est désormais plus une contradiction dans les termes. »351 C’est donc un

déchirement du tissu médial auquel nous sommes confrontés ici. Ces technologies auront

donc le potentiel de couper cette relation au milieu et aux vivants qui l’habitent, à notre

société, à nous-mêmes et à changer graduellement notre être. Elles ont donc le potentiel de

nous détacher encore plus du Tout; de rendre amnésique notre conscience de la sur-

conscience. C’est donc notre conscience de soi comme être humain qui est en péril ici. La

création de ses nouveaux objets produira aussi de nouveaux sens, déconnectés de nos

repères.

350 Feynman, Richard. « There’s plenty of room at the bottom », Resonance. 16. 9 (2011), p. 890-905. 351 Dupuys, Jean-Pierre et Françoise Roure. Les nanotechnologies : éthique et prospective industrielle.

Conseil général des mines, 2004, p. 20.

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219

L’éthique, qui devra être mise en œuvre pour baliser nos actions envers

l’environnement et nous-mêmes, devra impérativement prendre en considération la

subsistance des Touts puisqu’elle est à la base de l’existence humaine. La question est

maintenant de savoir si nous serons un jour assez conscients de nous-mêmes pour pouvoir

encore exister?

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221

Conclusion

Les importantes perturbations générées par l’homme sur son environnement et sur

lui-même par les techniques modernes en énergie nucléaire, biologie cellulaire,

nanotechnologie nous ont poussées à nous questionner sur nos fondements philosophiques

à appréhender le monde. C’est en effet dans le but d’un dépassement de nos façons

modernes de faire nos choix que nous avons entrepris cette réflexion.

La question que nous nous étions posée au départ était de savoir : comment

pouvons-nous dépasser le rapport sujet/objet proposé par la modernité occidentale, illustré

par la techno-science, et ainsi trouver de nouvelles avenues à notre relation avec la nature,

notre société et nous-mêmes?

Cette quête philosophique nous a permis de critiquer d’abord la modernité. En effet,

poser une dichotomie entre sujet et objet entraîne l’homme vers une maîtrise grandissante

de la nature. De plus, les problèmes posés par ce paradigme, autant en science comme en

sciences humaines, remettent en cause sa valeur comme vérité. Nous avons alors tenté de

démontrer en quoi un questionnement sur les nouvelles technologies nous ramène

inéluctablement à un questionnement sur l’être humain par la thèse de Nishida Kitarô sur

l’identité des contraires. Nous avons, de plus, contextualisé la question du rapport

sujet/objet dans son cadre philosophique, des présocratiques à Heidegger.

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222

Nous nous sommes alors intéressés à ce débat via le développement de la physique

et en particulier le développement de la mécanique quantique. Nous avons alors découvert

que la science, elle-même, ne peut plus tenir les fondations d’une objectivité absolue. En

effet, l’interprétation de Copenhague de la mécanique quantique, telle que définie par Bohr,

Heisenberg et leurs collègues, pose que deux sujets peuvent observer un même système,

mais voir des « choses différentes ». En effet, pour Bohr, la connaissance de la chose-en-soi

demande que l’on observe directement chacune de ses bases simultanément. Cependant, le

principe d’incertitude de Heisenberg stipulait que nous ne pouvons mesurer des variables

complémentaires simultanément comme sa position et de sa quantité de mouvement. Bohr

arriva alors à la conclusion qu’il ne pouvait imaginer une expérience qui pouvait démontrer

la connaissance entière d’une chose. Cela a donc pour conséquence que l’observateur a une

influence sur le système qu’il observe et ravage du même coup l’objectivité absolue si

importante pour la science et modernité occidentale.

Une autre notion importante issue d’un débat de plusieurs années entre Bohr et

Einstein a été l’impossibilité de décrire le réel par les mathématiques et les lois physiques.

Ce débat s’exemplifie dans la relation entre le Tout et les parties, mais également dans

l’impossibilité pour la science de décrire les propriétés dites émergentes dont l’exemple de

la conscience issue des neurones est assez frappante.

Nous avons aussi mis en lumière la notion de non-localité de l’univers qui découle

également des conséquences de la mécanique quantique. Cette non-localité nous interpelle

en tant que relation au Tout depuis le Big Bang. Cette notion nous rappelle que des

particules peuvent s’influencer, peu importe la distance qui les sépare. Cette situation

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pourrait avoir des conséquences sur la façon dont nous considérons la conscience en termes

philosophiques.

Par la suite, nous nous sommes intéressés à la question de l’être chez Heidegger,

autant dans son développement comme ontologie du Dasein dans Être et Temps que dans

son tournant philosophique, ce qui l’amena à renoncer à son ontologie fondamentale. Nous

avons également tenté de mettre au clair l’influence du développement de la mécanique

quantique et la pensée de Heidegger de par l’amitié ou la connexion intellectuelle que ce

dernier entretenait avec Heisenberg.

Nous avons constaté que la porte d’entrée pour l’accession à l’être chez Heidegger

est le Dasein ou être-le-là; la conscience de soi qui s’interroge sur ce que veut dire exister.

La mise en évidence de l’être chez Heidegger est par la phénoménologie herméneutique.

Cependant, cette herméneutique doit être saisie selon ses racines grecques comme « se

montrant de soi-même ». C’est donc dire que, pour Heidegger, le Dasein s’interroge sur ses

possibles qui ont un sens. De cette façon, le Dasein est coupable tout le temps d’être ou de

ne pas être une possibilité d’être. Être est donc nécessairement être dans le temps.

Nous avons constaté que le tournant de la pensée heideggérienne, qui abandonne le

projet d’une ontologie fondamentale annoncée dans Être et Temps, est intimement lié au

développement de la mécanique quantique. Heidegger dit en dernière analyse que le fait de

poser la question de l’être a un effet objectivant pour sa question de départ. Elle conduit

donc à une étude ontique et non ontologique. De par sa réflexion sur l’histoire de

l’ontologie et de la métaphysique, Heidegger dit que ce cheminement a mené à l’oubli de

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l’être. L’être s’est développé par l’étant, comme historiquement la physis s’est développée

par le logos; l’être est un impondérable oublié dans ce processus qui nécessite l’étant.

Nous avons aussi constaté une limite au logos pour Heidegger est en droite ligne

avec les conclusions de la mécanique quantique, où l’on ne peut connaître, décrire

entièrement le réel par les mathématiques.

Nous avons alors mis de l’avant l’idée selon laquelle le Tout serait une condition

limite à notre logos qui pourrait mener à l’étonnement et à une certaine révélation de l’être.

C’est dans le but d’explorer cette relation au Tout que nous avons abordé la philosophie

japonaise avec le philosophe Watsuji Tetsuro. De par son analyse dans Rinrigaku et dans

Fûdô, il a émis l’idée de l’importance du Tout dans la structure même de l’être humain en

utilisant la société.

Cependant, nous croyons que Watsuji n’a pas vu l’ouverture et les solutions que son

cheminement philosophique pourrait apporter aux problèmes de l’ontologie

heideggérienne. Conséquemment, il n’a pu pousser son ontologie à ses limites.

De par son analyse du ningen sonzai, Watsuji apporte le mouvement dialectique

dans sa description de l’être humain. Il pose en quelque sorte l’être en mouvement. Ce

mouvement est important comme structure interne pour découvrir l’être. En effet, la

conscience des possibles révèle pour Heidegger le « ne pas » de l’être, mais nous dirons

qu’il dévoile également l’être-le-là comme possibilité d’être simultanément. Il y aurait donc

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une complémentarité dialectique à la base du mouvement du Dasein. Cela est illustré chez

Watsuji dans sa dialectique de l’être humain entre individu et société. Cependant, nous

voyons chez Watsuji le « ne pas être » heideggérien, mais celui-ci est plutôt comme un

mouvement, un dévoilement vers une nouvelle identité, une transformation.

Pour Heidegger, son analyse de la notion d’angoisse mène à l’être par la négation de

la totalité de l’étant. Cependant, nous poserons que ce n’est pas la totalité de l’étant qui est

niée, mais bien la totalité elle-même. Nous croyons que c’est précisément cette totalité que

nous devons amener au dévoilement pour trouver l’être.

De plus, l’analyse de la mort chez Heidegger n’est pas vue comme la fin de l’être,

mais une transformation de l’être. Dans cette dialectique, il n’est plus, car il est différent du

départ. Voilà ce que nous croyons qu’expérimente le Dasein dans sa position d’existere

chez Watsuji. Cependant, Watsuji se limite à une projection du Dasein dans la société

comme totalité. Nous tenterons d’aller plus loin en posant que la transcendance de l’être se

fait non pas par l’étant, mais dans « la conscience» de la conscience de la totalité.

Cette conscience de la conscience ou sur-conscience n’a pas d’assise directe dans

l’étant. Elle contient pour le Dasein l’ensemble des possibilités d’être, non révélé comme

étant. Pour nous, Watsuji par son analyse du ningen sonzai a donc posé sans le voir la

métaphysique de la métaphysique ou une ontologie fondamentale. De plus, cette conscience

du Tout pourrait se rapprocher de la notion d’univers inter-relié, non-local comme nous

avons vu par la mécanique quantique.

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Cette nouvelle façon de concevoir notre relation au monde a certes des

répercussions sur la façon dont nous allons traiter la technique. La perte de notre possibilité

de se voir comme faisant partie d’un dévoilement dans le Tout, notamment par

l’Arraisonnement de la technique comme chez Heidegger qui commet le réel comme fond

et voile la possibilité du dévoilement de l’homme, doit être repensé.

Ce n’est peut-être qu’en assumant nos liens avec le Tout comme conscience que

nous pourrons dépasser le piège de la modernité occidentale et redevenir pleinement

conscient de notre humanité. C’est précisément cette humanité comme découlant des Touts

que nous devons préserver pour pouvoir accéder à l’être. La question est maintenant de

savoir si nous serons assez conscients de nous-mêmes pour pouvoir encore exister?

Pour pousser plus loin notre réflexion, il serait certainement opportun de continuer

notre éclaircissement de la notion de sur-conscience et de voir son articulation dans une

éthique. En outre, cela nous permettrait de tester sa validité et de voir les conséquences

possibles de ce paradigme sur les décisions que nous prenons tous les jours dans notre

relation à la nature, notre société et envers nous-mêmes.

Il serait également intéressant d’étudier cette ontologie en la confrontant à des

théories concurrentes à la mécanique quantique comme la théorie des mondes multiples et

voir les conséquences de cette approche sur la notion d’ontologie en termes philosophiques.

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Une dernière avenue de recherche serait de renverser le problème et de voir

maintenant ce que cette ontologie de la conscience du Tout pourrait apporter à la physique

d’une part, aux sciences naturelles, mais également de voir ses implications pour le champ

des sciences humaines.

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