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1 Hoboken, dans le New Jersey, a comme beaucoup de villes américaines une origine européenne. En effet, il existait une ville du nom de Hoboken dans le nord de la Belgique. Cependant, cette origine « étrangère » de la ville prend tout son sens dans la deuxième décennie du XXe siècle : Hoboken, par sa proximité d'Ellis Island, où débarquent les immigrants, voit sa population se développer notamment grâce à l'arrivée d’européens cherchant à vivre le « rêve américain ». Ainsi, les Allemands, les Irlandais, puis les Italiens s'y installent successivement (sans compter les Yougoslaves, Grecs, Belges, Néerlandais…). C'est dans cette vague d'immigration qu’arrivent aux États-Unis les parents de Frank Sinatra, Marty et Dolly Sinatra. Son père arrive en Amérique avec ses parents en 1895 et sa mère en 1897. Originaires respectivement de Sicile et de Gênes, ceux-ci, avec leur famille, s'intègrent tout naturellement dans la communauté italienne présente à Hoboken. En effet, comme dans beaucoup d'autres villes américaines, une « Little Italy » s'y est

par sa proximité d'Ellis Island, où débarquent les ...ekladata.com/3D_wWJzyWpv8OMI4hh3jes6Y9jE/frank-sinatra.pdf · 3 pseudonyme Marty O’Brien, parce qu'il vaut mieux alors à

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Hoboken, dans le New Jersey, a comme beaucoup de villes américaines une

origine européenne. En effet, il existait une ville du nom de Hoboken dans

le nord de la Belgique. Cependant, cette origine « étrangère » de la ville

prend tout son sens dans la deuxième décennie du XXe siècle : Hoboken,

par sa proximité d'Ellis Island, où débarquent les immigrants, voit sa

population se développer notamment grâce à l'arrivée d’européens

cherchant à vivre le « rêve américain ». Ainsi, les Allemands, les Irlandais,

puis les Italiens s'y installent successivement (sans compter les

Yougoslaves, Grecs, Belges, Néerlandais…). C'est dans cette vague

d'immigration qu’arrivent aux États-Unis les parents de Frank Sinatra,

Marty et Dolly Sinatra. Son père arrive en Amérique avec ses parents en

1895 et sa mère en 1897. Originaires respectivement de Sicile et de

Gênes, ceux-ci, avec leur famille, s'intègrent tout naturellement dans la

communauté italienne présente à Hoboken. En effet, comme dans

beaucoup d'autres villes américaines, une « Little Italy » s'y est

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constituée. Ainsi repliée sur elle-même, la communauté italienne cherche à

se protéger en préservant sa culture, organisée en particulier autour de

l'église catholique et du système du padrone, système de népotisme

proche de l'entraide familiale, qui donnera notamment naissance à la

Mafia.

Francis Albert Sinatra naît le 12 décembre 1915 dans l'appartement de

ses parents Marty et Dolly Sinatra dans la ville de Hoboken dans le New

Jersey. Il est ainsi le fils unique d'immigrants italiens de première

génération. Son contexte familial est celui de centaines de milliers

d'autres. Étant né à Hoboken, il passe sa jeunesse en face de New York

et des gratte-ciel de Manhattan, de l'autre côté de l’Hudson. Son origine

italienne représente beaucoup pour lui et constitue une des clés de sa

personnalité. Son milieu familial et son éducation sont essentiels pour

comprendre la tonalité et l'orientation de sa carrière, ainsi que maints

aspects de sa vie personnelle. Ce sont eux qui le conduisent à réaliser le

fameux rêve américain, qu'il partage avec des millions de gens.

Les parents de Frank Sinatra, comme tous les nouveaux immigrés, sont

trop pauvres pour bénéficier des avantages de la société de consommation

des années 20. Ainsi Marty Sinatra est employé comme cordonnier, puis

comme docker mais pratique la boxe pour arrondir ses fins de mois sous le

3

pseudonyme Marty O’Brien, parce qu'il vaut mieux alors à Hoboken passer

pour un Irlandais que pour un Italien. Dolly Sinatra, elle, est employée

dans une confiserie industrielle. Cependant, avec la Prohibition à partir de

1920 et la crise économique en 1929, tous deux se mettent à exercer des

activités à la limite de la légalité. Marty entretient des relations avec les

bootleggers, contrebandiers d'alcool pendant la Prohibition ; « il faisait

partie des tâcherons, a dit Frank en 1986. Son travail consistait à suivre

les camions d'alcool pour qu’ils ne soient pas détournés ». Dolly, quant à

elle, est aussi sage-femme et pratique des avortements clandestins. Les

activités illégales du cercle familial dans lequel grandit Frank Sinatra

seront souvent employées par ses plus grands détracteurs pour expliquer

les relations étroites qu'il entretiendra plus tard avec la pègre et ses

représentants les plus notoires.

L'enfance de Frank, dans les années 1920, est très différente de celle de

ses petits voisins pour une raison simple, il est enfant unique, chose rare à

l'époque dans la communauté italienne. Bien plus tard, il confiera à sa

femme Nancy, quant elle a eu son premier bébé : « j'espère que tu ne

manqueras pas d’en avoir d'autres. Moi-même, j'ai été solitaire. Très

solitaire. ». Frank souffre du fait qu'il n'a ni frère ni soeur : il n'a

personne pour le protéger face aux autres enfants, pas toujours tendres

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dans le quartier. C'est dans ses années d'enfance qu'il forge son

caractère, notamment sa détermination et son indépendance : Frank est

avant tout un solitaire.

Frank entretiendra une relation étrange avec sa mère tout au long de sa

vie. C'est une femme autoritaire et manipulatrice, qui n'hésite pas à être

grossière autour de son fils. Par exemple, elle surnomme une de ses

petites-filles «Little S*** » (« Petite M**** »). Dolly gâte énormément

Frank : elle consacre une grande partie de son budget à l'habillement de

son fils, elle lui achète une voiture pendant la Grande Dépression...

Cependant il lui arrive d'être violente avec lui : parfois, elle le frappe avec

un bâton pour après le prendre dans ses bras. Elle aimera son fils pendant

toute sa vie comme n'importe quelle mère, mais elle aura toujours

l'impression que son succès ne suffit pas. Pour elle, « le verre sera

toujours à moitié vide ». « Sa relation avec sa mère aura même un impact

sur sa musique : Frank ressentira toujours le besoin de faire en sorte que

les mères de son public l’aiment dans ses spectacles, afin de les manipuler

et de les cajoler jusqu'à ce qu'il soit exactement comme sa mère. Sa

relation avec sa mère fera de lui ce qu'il sera avec ses maîtresses » .

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Frank ne se sent pas à sa place à l'école. Il passe le plus clair de son

temps à imiter les chanteurs qu’il écoute à la radio, en rêvant de suivre

leurs traces. Il ne reste qu'un trimestre à la Drake Business School de

Hoboken avant de se mettre à chercher du travail. Il travaille

successivement dans un chantier naval, dans une papeterie, sur les docks...

Mais il ne pense qu'à la musique et commence à se produire avec de petits

orchestres dans les bars et les clubs de la ville, au grand dam des

ambitions de ses parents. La scène musicale américaine de l'époque est

marquée notamment par Bing Crosby. Avec son style décontracté et

naturel, il apparaît comme un antidote à la crise. Il se produit ainsi à

guichets fermés au Paramount Theater de New York en 1932. Son humour

fait mouche, au cinéma comme la radio. Il se met à vendre des milliers de

disques, ce qui est inespéré pour une industrie sinistrée. C'est ce même

Bing Crosby que Frank Sinatra aperçoit, assis au milieu d'une foule de

trois mille spectateurs au théâtre Loew de Jersey City. À cette époque,

Bing Crosby est le héros de Frank. « Je me disais : il a l'air si facile. À

cette époque, son style était si coulant. Je me disais que, si j'arrivais à

être coulant comme ça, je ferais moi aussi un vrai malheur » déclare

Frank en 1958. C’est ce concert qui donne à Frank sa véritable conviction

de devenir chanteur.

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Après être devenu une petite gloire locale en se produisant dans plusieurs

clubs de Hoboken, Frank intègre le groupe The Three Flashes, qui devient

les Hoboken Four. Le groupe passe une audition en 1935 pour l'émission

The Amateur Hour. Retenu, le groupe remporte son premier succès à la

radio avant de partir en tournée sur tout le territoire des États-Unis.

Cependant, le succès monte à la tête de Frank et celui-ci devient irritable.

Son tempérament, hérité de son père, et son mauvais caractère, accumulé

durant toute sa jeunesse solitaire, le mènent à se disputer régulièrement

avec les trois autres. Un jour, à Spokane, Frank se prend un coup de poing

de son partenaire Fred Tamburro : il rentre alors à Hoboken. La nouvelle

carrière solo de Frank a du mal à décoller. Après plusieurs petits

engagements, Frank est finalement engagé au Rustic Cabin en 1938, où il

se produit régulièrement, accompagné seulement du pianiste du club.

« Il y avait des nanas à la pelle autour de lui. Je me demandais ce qu’elles

lui trouvaient. » (Harry Schumann, membre des Bill Henri’s Headliners, à

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propos des spectacles de Frank au Rustic Cabin)

Le mauvais caractère n'est pas la seule facette de la personnalité de

Frank qui se manifeste à cette époque. En effet, Frank est déjà un

véritable séducteur. Après avoir fait l'expérience de plusieurs amours de

jeunesse, c'est en 1934 que Frank rencontre Nancy Barbato. La légende

voudrait que Frank, âgé alors de 18 ans, ait séduit Nancy en lui chantant

une chanson accompagné à la guitare hawaïenne sous un porche. Bien que

les deux tourtereaux soient amoureux et aient prévu leur mariage pour le

4 février 1938, leur couple se heurte à plusieurs écueils. Tout d'abord,

comme ses propres parents, les parents de Nancy voient d'un mauvais oeil

les ambitions artistiques de Frank. C'est pourquoi Mike Barbato, le père

de Nancy, essaie en vain de l'employer comme plâtrier… Ensuite, Frank

reste un séducteur dans l'âme et ne peut s'empêcher de faire la cour à

d'autres jeunes filles. Ainsi, le 26 novembre 1938, Frank est accusé de «

violation de promesse de mariage » après avoir fréquenté une certaine

Antoinette Della Pente et lui avoir promis de l'épouser. Antoinette étant

déjà mariée, elle dépose une nouvelle plainte contre Frank, cette fois-ci

l'accusant d'adultère. L'affaire fait grand bruit dans les journaux locaux

et n'échappe pas à Nancy. Malgré cet épisode le mariage a bien lieu.

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« A cette époque, le swing est la musique. Les Count Basie, Benny

Goodman, Glenn Miller ou encore Tommy Dorsey sont les musiciens

emblématiques de l'ère des big bands. Ces temps heureux suscitent la

nostalgie : ils sont habités par l'effervescence, le plaisir et le style, et

par un charme fou. Les big bands sont avant tout des orchestres de

danse. Apparus dans les années 20, ils se développent dans les années 30,

et connaissent leur apogée dans les années 40, avant de décliner ensuite.

En effet, l'arrivée du rock & roll et de la télévision change les goûts et

condamne les grandes formations. Mais ces big bands sont importants car

ils comblent le fossé entre le « hot jazz », popularisé par des musiciens

comme Louis Armstrong, et quelque chose de plus « acceptable ». Pour

l'américain blanc moyen, les big bands sont en effet une fenêtre sur les

rythmes noirs, une possibilité d'écouter de la musique de jazz sans

franchir la ligne. »

« J'ai senti les cheveux se dresser sur ma nuque. J'étais sûr qu'il allait

devenir un grand chanteur ». Harry James, en écoutant Frank Sinatra au

Rustic Cabin

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Alors qu'il écoute la radio, Harry James entend Frank Sinatra chanter

depuis le Rustic Cabin. Envoûté par sa voix, et puisqu'il cherche un

nouveau chanteur pour son orchestre, Harry se rend dans le New Jersey

pour le rencontrer. En voyant Harry James au Rustic Cabin, Frank est

éberlué. Angoissé, il chante quand même Begin the Beguine, au premier

rang du hit-parade à la fin de 1938 grâce à son interprétation par Artie

Shaw. Harry James est véritablement subjugué. Il offre à Frank un

contrat de 75 $ par semaine : Frank fait désormais officiellement partie

de l'orchestre de Harry James.

En tant que chanteur de Harry James, Frank donne plusieurs concerts à

New York au long de l'année 1939 et amorce même une tournée nationale.

Au début, Harry considère que « Sinatra » sonne beaucoup trop italien. En

effet, à l'époque, les chanteurs et musiciens italo- américains ne sont pas

légion. Harry propose alors à Frank de changer son nom en « Frankie Satin

», comme sa chanteuse, Marie Antoinette Yvonne Jasme, l’a fait en

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devenant « Connie Haines ». Bien entendu Frank refuse (« Le changer ?

C'est une blague ? »). Bien que l'orchestre travail sans arrêt, il a des

soucis d'argent, et Frank est toujours aussi ambitieux. Harry James

confie d'ailleurs à son propos au magazine Downbeat : « Il se considère

comme le plus grand chanteur du show-business. Vous imaginez ? Personne

n'a entendu parler de lui. » Cependant, c'est en tant que chanteur de

Harry James que Frank est cité pour la première fois dans une revue

musicale. En effet, le journal Metronome écrit de bonnes critiques à son

encontre. L’ego et l'ambition de Frank sortent alors grandis de la lecture

de ces premières bonnes critiques.

Lorsque Tommy Dorsey, dont l'orchestre est numéro deux dans le pays,

lui propose en novembre 1939 un contrat à 125 $ par semaine, Frank

accepte sans hésitation. C'est un grand pas pour sa carrière mais Frank

regrette de devoir quitter Harry James, pour qui il garde une grande

estime et qui restera pour lui un grand ami tout au long de sa vie.

Dès le départ Frank est inquiet. Compte tenu du niveau de l'orchestre de

Tommy, il sait que ce ne sera pas facile. Alors que dans l'orchestre de

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Harry James Frank avait été chaleureusement accueilli et appréciait

l'atmosphère détendue, Tommy est très exigeant et fait régner une

discipline très stricte au sein de son orchestre. Cependant Frank

s'illustre rapidement comme la deuxième vedette du groupe. Il est

annoncé comme « virtuose romantique » dans ses tournées. C'est même

avec l'orchestre de Tommy que Frank entre pour la première fois au hit-

parade en mars 1940 avec Polka Dots and Moonbeams.

Le professionnalisme de Tommy impressionne énormément Frank. En

particulier, la maîtrise technique de Tommy fascine Frank. « En effet, le

jeu de Tommy au trombone lui apporte beaucoup pour sa technique vocale

: « la chose qui m'a le plus influencé, c'est la manière dont Tommy jouait

du trombone. Il jouait longtemps en continu, apparemment sans respirer,

pendant huit, dix, peut-être seize mesures. Je m’asseyais derrière lui, sur

le banc de l'orchestre, et je l'observais, pour essayer de voir où il

respirait. Mais sa veste ne bougeait même pas. Finalement, j'ai découvert

qu'il avait un petit trou secret au coin de la bouche, pas un véritable trou

mais un petit coin par où il respirait. Il prenait une brève inspiration et

jouait encore quatre mesures de plus sans respirer. Pourquoi un chanteur

ne pourrait-il pas faire la même chose ? ». En fait, Frank va le faire, ce

qui lui vaudra de devenir «The Voice ». Cette manière de prendre une

inspiration au milieu d'une note sans la casser est aussi un truc des

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chanteurs amérindiens. » Frank travaille aussi son souffle d'une autre

manière : il s'entraîne, fait de la course en chantant et fait des longueurs

en récitant sa chanson dans la tête.

« En scène, même alors, Frank se comportait comme le président. Son ego

était très développé » (Connie Haines)

Lorsque des crispations apparaissent au sein du groupe, le tempérament

de Frank refait surface. Tout d'abord, des crispations naissent entre

Frank et Buddy Rich, le batteur du groupe et troisième forte personnalité

de l'orchestre. En effet, il semble que Buddy devient jaloux du succès de

Frank et commence à montrer de l'hostilité à son égard. La tension

culmine à New York, dans les coulisses de l'hôtel Astor. Après avoir été

insulté par Buddy, Frank lui jette un guichet plein d'eau et de glaçons à la

figure, l’évitant de justesse. D'après des témoins, le pichet a heurté le

mur si fort que les glaçons sont restés plantés dans le plâtre. Ensuite, des

tensions naissent entre Frank et Connie Haines après qu'elle est engagée

comme deuxième vocaliste en avril 1940. Frank voit cette nouvelle

concurrence d'un mauvais oeil. Elle racontera que Frank ne l'a pas laissée

s'approcher de son micro. En manière de rétorsion, elle choisit un type en

uniforme dans la salle et ne chante que pour lui. La chose n'est guère

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appréciée par le public et met Frank dans l'embarras.

Tout au long de l'année 1940, le succès monte véritablement à la tête de

Frank : des groupies l’accueillent en criant à chacun de ses spectacles, il

tourne son premier film (Las Vegas Nights) dans laquelle il fait une très

brève apparition et il « tombe amoureux » de l'actrice blonde Alora

Gooding. Nancy apprend cette dernière incartade et son mariage avec

Frank est de nouveau en danger, malgré la naissance de leur première

fille, Nancy, le 8 juin 1940. Cependant Nancy reste pragmatique : elle

habite dans un bel appartement, et son mari gagne bien sa vie... Après

avoir constaté que sur les 15 titres classés par l'orchestre au hit-parade

en 1941, seuls trois sont des morceaux où Frank ne chante pas, ce dernier

commence à sérieusement envisager une carrière solo. Sy Oliver,

arrangeur de Tommy Dorsey, dit de lui : « même alors, Frank avait

l'étincelle, cette énorme confiance en lui, et on savait déjà qu'il ferait un

malheur. Quand il se trouvait sur la scène, on sentait qu'il était le patron.

Tommy était comme ça. » Frank finit par enregistrer quelques titres en

solo parallèlement à sa tournée avec Tommy en 1942 (Night and Day entre

autres).

« Maintenant, j'appartiens à moi-même » (Frank, après le procès qui

l'opposait à Tommy)

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Vers la fin de la collaboration entre Tommy et Frank, leurs relations se

détériorent: un problème de contrat contraint Frank à payer 33 % de ses

bénéfices à Tommy, et Frank se lie d’amitié avec Axel Stordahl,

arrangeur de Tommy, pour ses futures chansons. Finalement, Frank paie

Tommy pendant six mois avant de décider que ça suffit. L'opposition

entre les deux hommes atteint son paroxysme lorsque Tommy décide en

1943 d'attaquer Frank en justice. La chose est jugée en août : Frank

accepte de payer 60 000 dollars qu'il se fait prêter par Norman Weiss

(son nouvel agent) et par la Columbia, avec qui il a signé un nouveau contrat

en 1942. Cependant, cet épisode de la vie de Frank voit apparaître les

premières rumeurs à propos de ses liens supposés avec le crime organisé.

En effet, il est dit que de supposés gangsters, amis de Frank, ont

contraint Tommy à abandonner sa « créance »... Frank est enfin

indépendant et peut véritablement se lancer dans une carrière solo.

La séparation de Frank et de l'orchestre de Tommy coïncide avec un

grand tournant de la musique populaire. « Les chanteurs et chanteuses

vont devenir les rois et les reines, et les orchestres vont passer au rôle

de faire valoir. Sans doute, dans cette évolution, le talent et la popularité

de Frank ont leur importance. Quand un phénomène de ce type émerge

dans une maison de disques, les autres essaient de trouver un autre

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champion pour lui damer le pion. Pendant longtemps, c'est Frank qui va

ainsi faire office de lièvre pour la Columbia. Par ailleurs, en même temps,

une grève des musiciens commencée en 1942 plante le dernier clou dans le

cercueil des big bands. Un chanteur comme Frank peut enregistrer sans

orchestre, mais pas un orchestre... »

Le succès est au rendez-vous pour Frank. Déjà, jusqu’en décembre 1942,

Frank joue dans beaucoup de shows radiodiffusés sur CBS. En 1943,

beaucoup de ses titres sont diffusés à la radio, dont quelques nouveaux (A

Touch of Texas, Please Think of Me…) et certains anciens qu'il a chantés

avec l'orchestre de Tommy (Just As Though You Were Here…). Il

commence de plus à donner quelques récitals en solo. Cependant, le

premier de ses engagements qui témoigne de son succès est celui qui

l'amène à chanter dans un spectacle au Paramount Theater de New York

dont Benny Goodman est la vedette à la fin décembre 1943. Au moment

d'entrer en scène, Frank est annoncé comme The Voice That Has Thrilled

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Millions (« la voix qui est électrisé des millions de fans »). C’est à partir

de ce moment que le surnom de The Voice lui colle à la peau. Frank

enchaîne alors les succès. En 1943, Frank participe pour la première fois à

une émission susceptible de le propulser vers la gloire. Your Hit Parade

diffuse en direct et devant un public les succès du moment, avec un

chanteur, une chanteuse et un orchestre.

Comme il est écrit en mai 1943 dans Metronome : « Your Hit Parade

apporte à Frank une audience nationale, même si elle ne lui permet pas

d'exprimer vraiment sa personnalité ». Cependant, l'émission

hebdomadaire rencontre un véritable succès. Frank enchaîne aussi les

spectacles (au Hollywood Bowl de Los Angeles en août 1944 notamment)

et les tubes enregistrés en studio (You’ll Never Know est classé sixième

en octobre 1943…). Il se voit aussi enfin offrir son premier rôle en

vedette de cinéma dans Higher and Higher (Amour et Swing). Comble du

bonheur, son deuxième enfant, Frank Jr. naît en janvier 1944. Ces succès

témoignent de la nouvelle tendance dans le monde de la musique : le

chanteur est désormais la vedette du groupe, et Frank en est le premier

et le meilleur exemple.

« C'est lui qui a permis au chanteur de devenir la vedette de l'orchestre »

(Le jazzman Jon Hendricks)

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C'est à cette époque que naît ce qui sera plus tard appelé le Sinatra

Swoon, c'est-à-dire la réaction presque hystérique des fans les plus

fidèles lors des concerts de Frank. En fait, George B. Evans, l'attaché de

presse de Frank y est pour beaucoup. En effet le plan de George est

simple. Il engage quelques filles et les entraîne à cette sorte

d'évanouissement et de gesticulation qui va devenir célèbre comme la

Sinatra Swoon (« vapes de Sinatra »). « En même temps, il apprend à

Frank à utiliser le micro dans son jeu de scène, à le toucher et à le

caresser. L'aspect sexuel de la prestation de Frank est alors déjà

manifeste, et il va encore largement s'affirmer dans les années qui

viennent. Dans certains morceaux, Frank dialogue en chantant avec les

adolescentes, lesquelles doivent hurler des réponses suggestives!

Rapidement, les trépignements mémorisés des fausses fans entraînent la

contagion chez les vraies, et l’hystérie collective s'installe » . Les plus

jeunes et plus hurlantes des adolescentes qui viennent à ses concerts sont

baptisées bobby-soxers (« fillettes en socquettes »). Le succès auprès

des jeunes filles est d'autant plus au rendez-vous que beaucoup des petits

copains ou des maris de ces filles sont enrôlés dans l'armée et envoyés

sur le front. Cette sensualité dans le jeu de scène de Frank lui attire la

foudre de beaucoup de détracteurs. En effet, dans une société encore

très conservatrice, un tel spectacle est jugé tendancieux, choquant et

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immoral.

Dès le début de la guerre, et comme beaucoup d'autres artistes, Frank

s'engage en faveur de l'effort de guerre. Déjà en 1941, alors qu'il est

encore un membre de l'orchestre de Tommy Dorsey, Frank apparaît dans

un spot publicitaire diffusé à la radio en compagnie de Tommy

encourageant les auditeurs à financer l'effort de guerre par des

emprunts. De 1943 à 1947, Frank grave des V-Discs, CD destinés

exclusivement aux forces armées, dont une version très appréciée par les

G.I. de Nancy (With the Laughing Face). Il participe de plus à des

événements visant à recueillir de vieux disques destinés à être vendus au

poids en soutien de l'effort de guerre. Cependant, bien que les G.I. et la

société américaine tout entière apprécient l'effort mis en oeuvre par

Frank, il est beaucoup question de son éventuelle incorporation dans

l'armée. En effet, énormément de stars hollywoodiennes se sont non

seulement engagées dans l'armée, mais ont aussi risqué leur vie sur le

front : Clark Gable devint commandant et participa à des missions de

forteresses volantes à travers l'Europe, James Stewart pilota des

bombardiers B-17 et B-24...

Le 22 octobre 1943, à Jersey City, Frank répond à la convocation d'un

médecin de l'administration locale de l’US Army. Officiellement, Frank

vient confirmer son aptitude au service militaire. Normalement, il pourrait

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s'attendre à être appelé dans les jours qui suivent compte tenu du stade

crucial atteint par l'effort de guerre contre le Japon et l'Allemagne à

cette époque mais Frank se préoccupe plus de ses spectacles et de ses

émissions de radio. Entre ce 22 octobre et le 9 décembre, Frank, d'abord

jugé apte au service, est finalement déclaré inapte. Sur le bulletin

d'examen physique et d’incorporation visé par le médecin-capitaine en

charge de son dossier, J. Weintrob, il est indiqué que Frank est classé 4-

F (inapte au service, pour raisons médicales). Les résultats de l'examen

physique mentionnent en effet une perforation du tympan gauche, une

mastoïdite chronique et, concernant l'état mental du chanteur, une

instabilité émotionnelle. Le médecin-capitaine déclarera plus tard que «

lors de l'entretien psychiatrique, le patient a déclaré être parano, avoir

peur de la foule, des ascenseurs, avoir envie de s'enfuir en courant quand

il est entouré de gens ». Quand on connaît la personnalité de Frank, on a

des raisons de se poser des questions sur la légitimité de ce rapport, ce

que feront rapidement les autorités et la presse.

Le FBI s'empresse d'enquêter sur l'élaboration de ce rapport et sur les

conditions de l'examen. Selon le New York Mirror, le FBI enquêterait sur

une somme de 40 000 $ remise par Frank aux médecins qui l'ont examiné.

Par ailleurs, un ancien camarade d'école de Frank aurait déclaré que celui-

ci n'avait « pas plus de problèmes de tympan que le général MacArthur ».

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Après avoir auditionné le médecin en charge de l'examen, le FBI ne

parvient pas à prouver l'existence d'un quelconque pot-de-vin. Cependant,

ce n'est pas le FBI qui heurte le plus la sensibilité de Frank. En effet, les

critiques de la presse sont très virulentes. Le journal de l'armée lui-

même, le Stars and Stripes, qualifie Frank de « trouillard ». Un autre

journal, avec plus d'humour mais non moins de cruauté, le dit « sourd à

l'appel du clairon ». Frank souffre de plus d'une très mauvaise image

auprès des G.I. qui, en plus de manquer de courage, séduit leur petite amie

restée à la maison... Pour redorer son image, Frank participe à partir de

juin 1945 en Italie aux spectacles de l’USO Tour, destiné à divertir les

soldats à l'étranger. Contrairement à ce qui aurait pu être prévu, Frank

est plutôt bien accueilli. Le spectacle a été bon selon les critères de

l'USO, et les G.I. ont aimé. Au cours de sa tournée pour l'USO Tour,

Frank se produira 17 fois en 10 jours, devant 97 000 membres des forces

armées.

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Malgré toutes les mauvaises critiques dont il est l'objet, Frank enchaîne

les succès : dans les charts avec, entre autres, If You Are But A Dream,

I Should Care et You’ll Never Walk Alone et au cinéma avec en 1944 la

sortie de Anchors Aweigh, dont il partage la vedette avec Gene Kelly. Les

deux marins US dansant sur des lits reste un morceau d'anthologie... De

plus, Frank signe un contrat de cinq ans avec la MGM. Cependant, cette

époque de la vie de Frank est surtout marquée par ses engagements en

faveur de la tolérance raciale.

À cette époque, Frank est parfois trop direct dans ses commentaires, et

ses opinions politiques commencent à poser problème. George Evans

s'inquiète de ce qu'il va dire et faire, alors qu'en vérité c'est en partie à

l'incitation de celui-ci que Frank exprime davantage ses opinions. George a

voulu que Frank soit considéré comme plus qu'un simple chanteur. Si, d'un

point de vue professionnel, George est mis en difficulté par les

conséquences de certaines prises de position, sur le plan personnel, il

partage les mêmes idées que Frank. Ce dernier décide alors de s'engager

publiquement en faveur de causes qui lui tiennent à coeur. Frank va

notamment s'illustrer comme un fervent défenseur de l'égalité raciale.

On peut trouver l'origine de cet engagement notamment dans l'admiration

qu'il a toujours éprouvée pour certains chanteurs noirs comme les Boogie

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Woogie Boys, dont il partage l'affiche dans un concert donné en 1939,

Billie Holliday, Mabel Mercer, les Mills Brothers ou encore Nat King Cole.

Dans un sens, la musique est l'un des principaux vecteurs de la lutte

contre la discrimination raciale.

« Hier soir, je t’ai vu dans un court-métrage, je suis fier de toi, Frank,

parce que ce film sera une grande contribution à la cause de la tolérance.

» (Gene Kelly, le 28 novembre 1945)

Le premier grand coup médiatique de Frank est la sortie du court-

métrage The House I Live In, dans lequel Frank, en répétition pour la

radio, s'interrompt pour parler à un groupe de jeunes des dangers des

préjugés et de l'antisémitisme. Si le film semble aujourd'hui un peu

désuet, son contenu et les messages de Frank restent valables. « Vous

voyez, les gars, la religion ne fait pas de différences, sauf peut-être pour

un nazi ou quelqu'un d'aussi crétin. Des gens dans le monde entier adorent

Dieu de plein de façons différentes. Dieu a créé tout le monde, il n’a pas

créé un peuple meilleur qu'un autre. » De plus, les paroles de la chanson

interprétée par Frank, The House I Live In (That’s America To Me) sont

à la fois importantes et pertinentes. Frank se doit alors de prendre

position, et cela n'a a priori rien de promotionnel. Il cherche là à

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manifester une intégrité qui sera sa marque au long de sa carrière, et de

sa vie. Ce film lui vaudra non seulement un grand respect de la part des

autres artistes et une grande partie de la société américaine, mais aussi

l'Oscar du meilleur court-métrage en 1946.

Dans l'entourage de Frank, on prend la décision de capitaliser sur la

couverture médiatique positive suscitée par ce court-métrage. Étant

donné les réactions négatives provoquées par l'absence de service

militaire de Frank, c'est là un parfait antidote. Frank s'identifie

pleinement aux messages de tolérance raciale, qu’il n'adopte pas

seulement pour des raisons purement altruistes... Comme presque

toujours en pareil cas, le mélange des genres (showbiz et politique) est

une stratégie à haut risque. Frank commence alors une tournée des écoles

pour transmettre son message de tolérance, de Harlem à Philadelphie en

passant par Gary dans l'Indiana, où un groupe d'élèves refusant d'avoir

des noirs pour condisciples a amorcé une grève, soutenu par certains

notables locaux.

En décembre 1945, Frank est honoré par la Conférence nationale des

chrétiens et des juifs pour sa « contribution à la cause de la tolérance

religieuse et de l'unité parmi les Américains ». En janvier 1946, il se voit

remettre une autre récompense, cette fois « pour son combat courageux

en faveur de toutes les minorités ». Le 11 février, à l'issue d'un sondage

24

national, Frank figure parmi six blancs et douze noirs honorés dans le

cadre de la Semaine de l'Histoire des Noirs pour leur contribution à

l'unité nationale... Dans le film It Happened In Brooklyn (Tout le Monde

Chante), Frank interprète Ol’ Man River, chanson qui relate les

lamentations d'un esclave dans une plantation du Sud (voir les paroles

Annexe 5). Cependant, dans le film Frank est en costume blanc, entouré

d'un orchestre lui aussi tout de blanc vêtu ; le magazine Life qualifie la

prestation de Frank de « summum du mauvais goût ».

« Il suffit de parler cinq minutes avec Frank Sinatra pour se rendre

compte combien il est sincère dans son combat pour les enfants ». (Louella

Parsons, LA Examiner, 30 Septembre 1945)

En 1946, la cote de popularité de Frank n'a jamais été aussi élevée : non

seulement il bénéficie d'une très bonne image grâce à son engagement en

faveur de la tolérance raciale, mais artistiquement il enchaîne les succès

(les tubes se succèdent, il sort son premier album, The Voice, il figure à

l'affiche de plusieurs films et il a même reçu un Oscar...). Cependant, ce

succès ne change pas sa personnalité. Au contraire, celle-ci aura

largement l'occasion de resurgir dans les années qui suivent. Cette fois-ci,

l’hyper médiatisation de toutes ses frasques lui coûtera très cher, non

25

seulement pour sa carrière, mais aussi pour sa vie personnelle.

A cette époque, la vie de Frank va devenir un enfer pour son attaché de

presse : son image va souffrir pour plusieurs raisons. Son image de

manifestant politique pacifiste tombe en ruine lorsque ses relations avec

la mafia deviennent de plus en plus évidentes. Accusé d'avoir un caractère

exécrable et d'être un communiste militant, Frank est mis au ban de la

société conservatrice des années Truman et Eisenhower. Le chanteur

romantique perd de son charme lorsque ses relations extra conjugales

sont révélées au grand public. Pour couronner le tout, Frank essuie des

échecs retentissants dans sa vie professionnelle.

La Prohibition en 1920 a donné naissance à la mafia telle qu'on la connaît

aujourd'hui aux États-Unis. Beaucoup de mafiosi qui ont émigré là-bas

depuis le début du XXe siècle et qui se sont employés dans l'extorsion des

infortunés nouveaux immigrants italiens, sont devenus conscients des

profits réalisables dans le domaine de la contrebande et du trafic

clandestin d'alcool, ce qui leur permit d'accroître leur pouvoir. Beaucoup

26

des survivants de ces « années folles » du crime organisé ont émergé

comme de véritables parrains dans les années 30 et ont conservé leur

pouvoir depuis. » A Hoboken, dans les années 20, la communauté Italo-

américaine fut confrontée à ce genre de crime organisé. Frank a de ce

fait grandi dans un environnement marqué par le pouvoir des gangsters.

Marty n'a-t-il pas été employé par les bootleggers pour assurer la

sécurité de leur chargement ? En tant que fils d’immigrants siciliens ayant

grandi dans un tel environnement, Frank répond à presque tous les

critères pour être soupçonné par les autorités d'entretenir des relations

avec la mafia, dont le pouvoir après la guerre atteint un niveau inégalé

jusqu'alors.

En 1947, après avoir accepté une invitation, Frank se rend à Miami Beach

pour séjourner chez la famille Fischetti. Les trois frères Fischetti,

27

Rocky, Charlie et Joe, sont des cousins d'Al Capone que Frank aurait

rencontré à la fin de 1945. Au début de 1946, Frank leur aurait rendu de

petits services à New York en échange de chemises confectionnées par un

tailleur. Nul ne sait si Frank est au courant des activités des Fischetti,

mais il est difficile de croire qu'il ne sait pas quel genre d'hommes ils

sont. Les hommes du milieu possèdent la plupart des lieux où Frank se

produit depuis le début sa carrière. Ainsi vont les choses à l'époque.

Après avoir rendu visite aux frères Fischetti, Frank se rend à Cuba afin

de retrouver Lucky Luciano, le chef de la mafia. Luciano est en exil à Cuba

depuis qu'il a fui les États-Unis. Dans cette période précastriste, Cuba

est le paradis du jeu, de la drogue et de presque tout ce qui est illégal.

C'est presque devenu un protectorat de la mafia Italo américaine. Luciano

a décidé de réunir les principaux acteurs de la mafia. Personne n'est en

mesure de dire si Frank connaît ou non les véritables motifs de la réunion

ou s'il a simplement cru ce que Luciano racontera plus tard à son

biographe : « c'était en l'honneur d'un garçon italien venu du New Jersey

et du nom de Frank Sinatra. » Si l'on a pensé un temps qu'il s'était

montré naïf en se rendant à La Havane, on s'est également aperçu qu'une

fois sur place il n'a pas été pressé de s'en aller...

« Tout cela était le fruit d'un pur hasard » (Frank au sujet de l'affaire de

Cuba)

28

Lorsque l'affaire est rendue publique, beaucoup de journalistes en

profitent pour prendre le train en marche. Lee Mortimer du New York

Daily Mirror contacte discrètement le FBI pour obtenir des

renseignements complémentaires ; en échange, il donne au FBI une photo

de Frank prise à Cuba prétextant qu'elle pourrait aider à identifier un

autre homme présent sur le cliché. Mortimer a fouillé dans le passé de

Frank et découvert les inculpations d'atteintes aux bonnes moeurs dont

ce dernier a fait l'objet dans le New Jersey avant la guerre. Il est facile

d'imaginer la colère de Frank au vu de ces révélations. L'affaire ne

s'arrête pas là. L'une des premières rumeurs colportées veut que Frank

ait donné deux millions de dollars en liquide à Luciano de la part des

frères Fischetti en la transportant dans une mallette. Lorsque cette

allégation est rendue publique, Frank répond avec dérision : « si vous

pouvez me trouver une mallette qui peut contenir 2 millions de dollars, je

vous offre les 2 millions de dollars ! ». Jerry Lewis, un ami de Frank

depuis très longtemps, rapportera plus tard que Frank a transporté de

l'argent pour la mafia à plusieurs occasions. Une fois, il aurait presque été

pris : « selon Jerry Lewis, Frank serait passé à la douane avec une

mallette contenant 3,5 millions de dollars en liquide mais les officiers se

seraient résolus à ne pas la fouiller à cause de la foule qui criait et qui

poussait autour de Frank… »

29

En décembre 1950, une commission spéciale chargée d'enquêter sur les

crimes commis dans le cadre du commerce entre Etats est créée sous la

présidence du sénateur démocrate Estes Kefauver. Après avoir interrogé

certains des plus puissants mafiosi, Kefauver décidé d'interroger Frank

Sinatra. Frank affirme ne connaître aucun des mafiosi soupçonnés, même

s’il les a croisés ici ou là. Il résume ses relations avec ces personnages en

ces termes : « bon sang ! Quand on est dans le showbiz, on rencontre plein

de gens, et on ne sait pas qui ils sont ni ce qu'ils font. » Il y a un soupçon

de vérité dans ses propos. En effet, il est probable que beaucoup d'autres

artistes aient rencontré des personnages de ce genre en jouant à travers

les États-Unis. Mais Frank les connaissait plutôt mieux que la plupart de

ses confrères. En 1947, au sommet de sa gloire, n'a-t-il pas chanté au

mariage de la fille de Willie Moretti ?... Heureusement pour Frank, la

commission décide de ne pas le convoquer pour les audiences télévisées,

ce qui aurait pu ruiner sa carrière. Ainsi, rien n’est prouvé quant aux

relations entre Frank et le crime organisé. Ces rumeurs ne suffisent pas à

réduire sa carrière en morceaux, mais l'image de Frank sera très

sérieusement affectée.

Les excès d’humeur de Frank ne sont pas chose nouvelle. Cependant,

maintenant que c'est une vedette hyper médiatique, le moindre de ses

excès fait les choux gras de la presse.

30

« Hier soir, Frank Sinatra, l'idole des midinettes, a été impliqué dans une

bagarre aux poings typique de Hollywood » (extrait d'un article du Los

Angeles Times du 9 avril 1947)

« Frank ne va pas bien. Et je parie que, quand il ira mieux, nous

n'entendrons plus parler de son fameux tempérament. » (Louella Parsons,

Modern Screen)

Frank éprouve une haine particulièrement vive contre les journalistes.

Déjà en 1946, il se voit décerner le prix de « la star la moins coopérative

» de l'année par le club de la presse féminine de Hollywood. Cette même

année, il expédie un télégramme incendiaire au critique théâtral Erskine

31

Johnson : « continuez à publier des mensonges, et mon humeur, et non

mon tempérament, fera en sorte que vous preniez un gnon dans votre

méchante et stupide tronche. » Cependant, l'illustration la plus célèbre du

mauvais tempérament de Frank a lieu le 8 avril 1947. Lee Mortimer, celui

qui avait fouillé dans le passé de Frank lors de l'incident de La Havane,

écrit une mauvaise critique à l'égard de Frank pour son film It Happened

in Brooklyn. C'est la goutte qui fait déborder le vase pour Frank ; il

déclare à son entourage « qu'il veut casser la gueule de Mortimer ».

Trois semaines plus tard, par un pur hasard, les chemins de Frank et de

Mortimer se croisent à la sortie d'un restaurant très fréquenté

d'Hollywood. À la fin du repas, Mortimer se lève et s'en va. Au même

moment, Frank se lève aussi avec trois de ses amis et le suit, le rattrape

sur le trottoir, et le frappe devant le restaurant en le traitant de f***ing

homosexual. La presse s'empresse de relater l'incident et Frank se

retrouve inculpé pour coups et blessures. Bien qu'il soit libéré sous

caution, la presse du groupe Hearst, pour lequel travaille Mortimer,

s'acharne contre lui. Par exemple, un article publié par le Los Angeles

Examiner l'accuse d'avoir attaqué Mortimer, le questionne sur ses

relations avec Luciano, conteste ses positions sur la tolérance raciale et le

défie de nier « avoir soutenu les communistes ou des associations

32

affiliées au front communiste ».

Le tribunal fini par lui imposer de présenter des excuses publiques à

Mortimer. « Frank déclare « regretter amèrement » l'avoir frappé « sans

avoir été provoqué » et poursuit en assurant que Mortimer n'a fait aucune

remarque désobligeante à son sujet. Il a dû lui en coûter beaucoup si l'on

songe au caractère haineux de certaines insultes proférées par le

journaliste (voir l’exemple d’un de ses articles contre Frank Annexe 7).

Ironie du sort, deux jours après la bagarre, il s'est rendu à New York

afin de recevoir le prix Thomas Jefferson en hommage à son engagement

contre la ségrégation raciale… » Cet incident illustre la complexité de la

personnalité de Frank, et alimente la confusion entre les véritables

opinions de Frank et ses idées pour entretenir son image.

« Je suis aussi communiste que l’est Winston Churchill » (Frank, dans une

interview le 15 avril 1947)

L'un des problèmes de Frank et d'autres artistes réside dans la paranoïa

qui, après la guerre, touche le communisme est tout ce qui y ressemble

vaguement. Le FBI et certains journalistes oeuvrent main dans la main

pour établir des liens entre nombre des associations pro-juives et anti-

33

ségrégation et le communisme. Par exemple, Frank se rend en 1946 à un

bal organisé par la Free Italy Society. Cette organisation est réputée

antifasciste, ce qui, dans l'esprit de certains, la rend de facto

communiste. Les investigations du FBI se feront plus pressantes dans les

années qui suivent. Un rapport du FBI daté du 13 septembre 1946 indique

que Frank et l'un des parrains de la Croisade pour mettre fin au Lynchage.

Cette organisation projette un pèlerinage à Washington le 23 septembre,

un défilé « mené par des anciens combattants blancs et de couleur ». Le

rapport poursuit : « ce spectacle rouge est encore une manifestation

ourdie par les communistes dans le but de répandre l'agitation et la

méfiance envers le mode de vie américain ». Toutes ces accusations,

relayée par la presse du groupe Hearst, perdureront encore des années.

En 1948, Kenneth Goff écrit un pamphlet contre Frank en l'accusant non

seulement d'être communiste, mais aussi de chercher à endoctriner de

force ses jeunes fans hystériques…

En 1951 est publié à Chicago, patrie des Muddy Waters ou encore de John

34

Lee Hooker, un single annonciateur de la révolution musicale à venir, le

bouillonnant Rocket 88 de Jackie Brenston & his Delta Cats sur lequel

brille le piano de Ike Turner. Certains n’hésitent pas à dire que Rocket 88

est le premier disque de rock’n roll, mais il est plus adapté de dire que ce

disque a contribué à ouvrir la voie à une nouvelle ère musicale inspirée des

rythmes du sud des Etats-Unis, qui prendra toute son ampleur grâce aux

succès de Jerry Lee Lewis, Chuck Berry, Fats Domino, Little Richard, Bo

Diddley ou encore Elvis Presley dans les années cinquante. L’irruption de

cette nouvelle mode ne menace pas immédiatement les tenants de

l’ancienne école dont Sinatra est le fleuron, mais les maisons de disques,

de plus en plus conscientes des retombées possibles du phénomène

affichent un intérêt croissant pour ces nouveaux artistes, tout en

mettant la pression sur les épaules des chanteurs traditionnels. En effet,

ceux-ci ont de plus en plus des exigences de résultat. La musique n’est pas

la seule à subir une métamorphose. Le cinéma américain connaît après-

guerre une forte expansion due en partie à l’internationalisation de sa

diffusion. De plus, l’arrivée de la télévision, sans pour autant menacer

l’hégémonie de la radio, influence radicalement la manière dont les gens

entendent et voient la musique. Frank va subir de plein fouet ces

métamorphoses.

35

Le contrat de Frank avec la MGM, signé en 1944, a été très longtemps

menacé par son comportement imprévisible, ses caprices, ses relations

extraconjugales avec Ava Gardner notamment (voir infra) et par ses

accusations de sympathie pour le communisme. Cependant, depuis Anchors

Aweigh en 1945, aucun film avec Frank à l’affiche n’a été un succès,

notamment The Miracle of the Bells (Le Miracle des Cloches), the Kissing

Bandit (Le Brigand Amoureux) et Double Dynamite. Le nom Sinatra ne

semble plus attirer les foules. Dans l'ensemble, Frank n'a pas rapporté à

la MGM les dollars escomptés, ce qui constitue une raison suffisante pour

se débarrasser de lui, sans compter sa « grande gueule ». En 1950, Louis

B. Mayer, le producteur de Frank, se blesse dans un accident de cheval.

Un jour, Frank se gausse de cet accident, disant que Louis est plus

certainement tombé de Ginny Simms (une actrice, maîtresse de Mayer).

Lorsque celui-ci l’apprend, furieux, il déclare à Frank : « je veux que vous

partiez, et que vous ne reveniez jamais ! » Cet accrochage contribue à

mettre fin de facto au contrat de Frank avec la MGM.

La première de The Frank Sinatra Show a lieu le 7 octobre 1950 sur la

chaîne CBS. L'émission est diffusée le samedi soir. Apparemment, Frank

se comporte très mal sur le plateau. Son producteur déclarera : « il

détestait répéter et refusait de discuter du format hebdomadaire.

Généralement il ne prêtait aucune attention aux prestations des invités. »

36

Il arrive souvent trois heures en retard aux répétitions. Une première

série d'émissions dure jusqu'au 9 juin 1951, la deuxième commence le 9

octobre 1951 et s'achève le 11 juin 1952. Selon Jack Gould du New York

Times, Frank ne possède pas « la personnalité nécessaire pour soutenir

une émission de soixante minutes ». Lorsque les chiffres d'audiences sont

publiés pour la deuxième saison, on constate que Frank est loin derrière

son concurrent direct sur la chaîne NBC, Miton Berle. Frank devra

attendre cinq ans pour avoir une nouvelle émission régulière.

Petit à petit, jusqu'en 1950, les concerts de Frank attirent de moins en

moins les foules. Frank lui-même conscient de cette tendance, perd de son

enthousiasme sur scène, ce qui contribue à dissuader encore plus le public

de venir à ses spectacles. De plus, pour la première fois de sa carrière,

Frank a des problèmes de voix. Le 26 avril 1950, vers deux heures du

matin, lors du dernier concert de la soirée ou Copacabana, alors qu'il

chante I Have But One Heart, Frank va chercher une note aiguë et...

rideau. « Rien n'est sorti, absolument rien. Que de la poussière » : c'est

ainsi que, plus tard, Frank se remémorera l'incident. Un médecin annonce

à Frank qu'il souffre d'une hémorragie des cordes vocales. En 1952, après

deux années de concerts médiocres, Frank est engagé au Paramount

Theater de New York pour quelques représentations. C'est pour lui non

seulement le moyen d'entretenir sa carrière, mais aussi de gagner de

37

l'argent dont il a tant besoin. Mais cette série de concerts est un échec.

Selon Downbeat, « Frank Sinatra a l'air fatigué, il semble s'ennuyer, et,

par-dessus le marché, il n'est pas en voix. » Cet échec est retentissant

pour Frank. C'est à ce moment-là qu'il se rend compte qu'il n'est plus la

vedette d'autrefois.

« Voilà, c’est fini, Frank » (Mitch Miller, à la fin de la dernière séance

d’enregistrement de Frank avec Columbia en 1952)

Frank subit de plus en plus la pression de Columbia pour enregistrer des

succès. Cependant aucun de ses titres n'atteint des sommets depuis Good

Night Irene, n°5 en 1950. De plus, Frank est de plus en plus désagréable

lors des séances d'enregistrement. En particulier, ses relations avec

Mitch Miller, son directeur artistique en 1952, sont devenues exécrables.

Quelques années plus tard, Frank dira de celui-ci : « je reconnais que

38

c'est un grand musicien, mais je ne peux m'entendre avec lui. » Même les

techniciens ne supportent plus Frank. L'un d'eux, Harold Chapman,

déclarera : « Sinatra était l'un des types et les plus désagréables pour qui

nous avons travaillé, alors nous autres, techniciens et musiciens, nous nous

sommes contentés de nous croiser les bras en le regardant tomber. » Ses

piètres performances dans les charts, associées à son tempérament de

moins en moins supportable ont contribué à l'inéluctable : en juin 1951,

Columbia ne renouvelle pas son contrat. Pire encore, en février 1952,

Frank perd son agent, Lou Wasserman, qui décide de ne plus le

représenter. À cette époque, les tumultes de la vie personnelle de Frank

contribuent à sa descente aux enfers. En particulier, ses relations avec

Ava Gardner seront fatales à sa carrière au début des années 50.

Les dysfonctionnements du mariage de Frank et de Nancy ne sont pas

chose nouvelle. À trente ans, Frank est tout, sauf un mari modèle. Dans ce

monde de paillettes, adulé par les midinettes et par les amis qui lui

répètent qu'il a du génie, il perd peu à peu le contact avec la réalité de la

vie familiale et se révèle incapable d'assumer les engagements et les

responsabilités inhérents au mariage, et la naissance de sa fille Tina en

1945 ne résout rien. Son sens de l'autodiscipline dans le domaine

professionnel l’a pourtant propulsé vers les sommets, mais s'il est une

chose à laquelle il n'a jamais su résister, c'est bien la tentation. Durant

39

l'été 1944, il est révélé que Frank entretient une relation avec Marilyn

Maxwell. Puis c'est sa liaison avec Lana Turner qui lui attire les foudres

de la presse et de sa femme. En effet, « amoureux » de cette dernière

comme un adolescent il annonce à Nancy qu'il la quitte pour l'épouser.

Finalement il reviendra vers Nancy, sauvant de justesse un mariage dont

la précarité de l'équilibre sera mise en péril par une actrice « au visage

d'ange et au corps de déesse », Ava Gardner.

Frank a rencontré Ava pour la première fois alors qu'elle était encore

mariée à Mickey Rooney. Ava et Mickey étaient au Mocambo Club sur

Sunset Boulevard, où Frank donnait un spectacle en 1942. Après avoir

chanté, il se tourna vite vers Ava. Il vint vers elle et lui dit : « Eh,

pourquoi est-ce que je ne t'ai pas rencontré avant Mickey ? Alors j'aurais

pu t’épouser moi-même. » C'est en 1949 qu'ils se retrouvent et

deviennent amants. « Nous sommes devenus amants pour toujours, pour

l'éternité. Je sais que ce sont de grands mots. Mais je pensais vraiment

que, quoi qu'il arrive, nous nous aimerions toujours. Et mon Dieu il s'en est

passé, des choses. » C'est en ces termes qu'Ava raconte les débuts de

leur liaison dans son autobiographie. Ava allait devenir le grand amour de

Frank, un amour désespéré qui sera prêt de le détruire. En décembre

1949, leur relation devient publique lorsqu'ils se rendent ensemble à la

première de Les Hommes Préfèrent les Blondes. C'est alors que se

40

détériorent les relations entre Frank et George Evans. Non seulement il

est devenu difficile de gérer l'image de Frank (George est en effet

opposé à l'idée du couple Frank et Ava), mais Nancy lui demande de régler

la situation avec Ava. Finalement le destin s’en mêle, empêchant tout

espoir de réconciliation : le 26 janvier, George meurt d'une crise

cardiaque.

En 1950, Nancy en a assez des sorties publiques de Frank et d’Ava et

annonce qu’elle se sépare de Frank : « la vie conjugale avec Frank est

devenue très malheureuse et presque insupportable ». Cette séparation

est un coup dur pour elle et pour les enfants dont la mère a la garde. Tina

est alors trop jeune pour comprendre la situation, mais, plus tard, elle se

41

souviendra avoir eu affaire à « un Monsieur très gentil qui traversait nos

vies de temps à autre ».

Frank souffre dès lors d'une très mauvaise réputation. Non seulement il

viole la « clause morale » de son contrat avec la MGM, mais l’Amérique

conservatrice de l'après-guerre a du mal à pardonner à Frank l'abandon

de sa femme et de ses enfants, et ses relations extra conjugales. Ava

aussi est la cible des critiques les plus virulentes. En effet, la « briseuse

de ménage » ne fait pas l'unanimité. Qui plus est, le couple Frank-Ava est

soumis à une médiatisation très intense. Nombreux sont les incidents qui

opposent Frank à des journalistes, un peu trop indiscrets. Malgré tout,

Frank et Ava sont amoureux et ils se marient le 7 novembre 1951, six

jours après l'officialisation du divorce de Frank avec Nancy. Bien que ce

soit un événement heureux pour Frank, ce mariage ouvre la voie à des

années de souffrance. En effet, Frank est extrêmement jaloux, non

seulement des autres hommes qu'Ava fréquente, mais aussi du succès de

sa carrière. Par exemple, en 1950, Frank simule une tentative de suicide

au revolver pour manifester sa jalousie après qu’Ava a rendu visite à Artie

Shaw, son ex-mari, et à sa femme. Lorsque la carrière d'Ava décolle et la

sienne plonge, Frank est plus que jaloux, il est humilié. En 1952, alors que

Frank a été viré de la MGM, Ava obtient un nouveau contrat pour 12 films,

pour 1,2 millions de dollars. Pour couronner le tout, elle y fait insérer une

42

« clause Frank Sinatra », par laquelle la MGM accepte de faire un film

avec Ava où Frank figurera.

À tout juste 35 ans, Frank est déjà un « has been ». Sa carrière semble

derrière lui et l'évolution des modes ne semble pas pouvoir inverser cette

tendance. Sa fierté et son honneur sont bafoués quand on l'accuse de

tous les maux (relations avec le crime organisé, communisme, immoralité,

violence...) et l'humiliation est totale lorsque sa femme non seulement a

plus de succès que lui mais doit l'aider financièrement. Frank plonge alors

dans une dépression. Il va jusqu'à tenter de se suicider en 1951 à Lake

Tahoe en ingurgitant une surdose de somnifères, bien qu'il déclarera

toute sa vie avoir pris par erreur des pilules auxquelles il était allergique.

C'est une dispute avec Ava qui constituait la goutte qui a fait déborder le

vase. Paradoxalement, il s'avère que cette Ava, qui lui a fait tant de mal

pour son image, contribuera au come-back de son mari.

« Frank est fini. Dans un an, on n’entendra plus du tout parler de lui »

George Evans, entretien avec Earl Wilson en 1949

C'est par la grande porte que Frank reviendra sur le devant de la scène :

son art. Il réussira à aller au-delà de son image et à faire ses preuves,

d'abord au cinéma puis dans les studios d'enregistrement, avec l'aide

43

précieuse de ses amis.

Quel plaisir que celui du come-back, même si Frank n'avoue pas être de

retour, puisqu'il n'est jamais parti... Pour Harry Cohn, qui a pris le risque

de confier à Frank le rôle de Maggio dans From Here To Eternity (Tant

qu’il y aura des Hommes), le fait de signer avec Frank représente un pari

risqué. Tout comme Capitol Records, qui relance la carrière musicale de

Frank, Cohn se félicitera d'avoir eu foi en lui, car, durant cette période, il

donnera ses disques les plus homogènes dans l'excellence et certains de

ses meilleurs films.

« Pour l’amour de Dieu, Harry, je vous ferai un film gratuitement si

seulement vous lui faites faire un bout d’essai » (Ava à Harry Cohn)

« Frank a toujours beaucoup lu ; un best-seller en particulier l’a séduit :

From Here To Eternity, un roman de James Jones. Or, il apprend que

Columbia Pictures veut l’adapter au cinéma. Il a envie de jouer le rôle

d’Angelo Maggio, un petit Italien du New Jersey, maigre et opprimé, qui,

malgré tout, garde une fière dignité. Frank s'identifie à cet homme, il sait

d'instinct que ce rôle a été écrit pour lui, il est alors le seul à penser ainsi.

Le réalisateur, Fred Zinneman et le patron de la Columbia, Harry Cohn,

ont déjà décidé d'engager Eli Wallach. Si l’on en croit Ava, elle se serait

44

alors mise à « travailler » Harry Cohn, d'abord par l'intermédiaire de sa

femme, Joan, qu'elle appelle pour plaider la cause de Frank. Ava s'adresse

ensuite à Harry en personne qui lui annonce que le rôle est déjà pourvu.

Frank lui-même ne reste pas inactif : il envoie à Cohn et à Zinneman des

télégrammes qu'il signe « Maggio », exigeant le rôle » . Finalement, après

avoir tourné quelques bouts d'essai, Frank est engagé.

Dès sa sortie le 5 août 1953, le film est un immense succès, à la fois

public et critique. Le New York Post adresse des louanges particulières à

Frank : « il prouve qu'il est un véritable acteur en interprétant le

malheureux Maggio avec une sorte de gaieté lugubre qui est à la fois

authentique et immensément émouvante. » En 1953, c'est le triomphe.

Frank décroche l’Oscar du meilleur second rôle masculin. Lors de la

cérémonie, la foule lui fait une longue ovation. Des millions de

téléspectateurs revoient enfin Frank sourire sur leur écran. S'ensuit une

longue liste de succès cinématographiques, dans lesquels Frank tient le

premier rôle : Suddenly (Je Dois Tuer), Guys and Dolls (Blanches

Colombes et Vilains Messieurs), The Tender Trap (Le Tendre Piège), The

45

Man with the Golden Arm (L’Homme au Bras d’Or), qui lui vaudra une

nouvelle nomination aux Oscars...

En 1953, Frank signe un contrat avec Capitol Records. Même si l'agence

William Morris, qui représente à présent Frank, est créditée de la

réalisation de ce contrat, Axel Stordhal y a beaucoup contribué. En effet

sa femme, June Hutton, est une artiste Capitol et son avis a donc pesé

dans la balance. Ce contrat est une aubaine pour Frank.

Paradoxalement, celui qui l’a aidé à obtenir ce contrat, Stordahl, est

remercié par Capitol, qui lui préfère un autre arrangeur, Nelson Riddle.

Frank, conscient de la précarité de ce contrat, ne peut s'opposer à cette

décision. Avec Capitol, Frank enregistre certains de ses plus grands

disques dont Songs for Young Lovers, incluse la chanson I Get A Kick Out

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Of You, Swing Easy, inclus Just One Of Those Things, tous deux sortis en

1954 et Songs for Swinging Lovers, inclus You Make Me Feel So Young et

I’ve Got You Under My Skin en 1956. Au total, Frank publie onze albums

avec Capitol entre 1954 et 1959, sans compter les compilations, un recueil

de Noël et les bandes originales de ses films. Cependant, Frank se pose

des questions sur son avenir chez Capitol. Aucun nouveau 33-tours n'est

apparu sur le marché depuis la sortie en août 1959 de No One Cares. En

réalité, ce silence traduit le mécontentement grandissant de Frank vis-à-

vis d'une maison de disque qui fait la sourde oreille à chaque fois qu'il

demande la renégociation de son contrat.

Après des mois d'un conflit qui oppose Frank à son producteur Glen

Wallichs, PDG de Capitol, ils trouvent un accord : en échange de cinq

nouveaux albums, Capitol accepte de le libérer de ses obligations vis-à-vis

de la compagnie. En 1960, Frank fonde Reprise Records. Il souhaite lancer

une compagnie susceptible de conjuguer intérêts économiques et

artistiques. Pour y parvenir, il compte offrir aux artistes une liberté

créative qu’ils n'avaient pas ailleurs tout en leur proposant des parts de la

société pour mieux les impliquer. Pendant trois ans, Frank enregistre des

disques à la fois pour Capitol et pour Reprise avant de devenir

véritablement son propre patron en n’enregistrant que pour Reprise. En

1963, Frank vend ses parts dans Reprise à la Warner en échange d'un

47

tiers des actions du nouveau label Warner-Reprise. Frank devient alors

véritablement le « Chairman of the Board » (« le Président »), surnom qui

lui sera attribué à partir de cette époque.

« La télévision est un art très difficile. » (Frank Sinatra en 1955)

En novembre 1956, Frank signe un contrat avec ABC qui prévoit vingt et

une émissions musicales de une heure ainsi que dix émissions dramatiques

de une demi-heure. En sa qualité de producteur exécutif, Frank a une idée

très précise de ce qu'il souhaite proposer au public : « si je me plante, je

serai le seul responsable. » En tant que producteur, Frank est très

capricieux au sujet du déroulement de ses shows télévisés. Il n'hésite pas

à bouleverser l'ordre des chansons, le décor, l’ordre de passage des

invités au dernier moment. Finalement, la critique n'est pas unanime au

sujet de son émission. Variety parle d'un « show qui manque encore un peu

de contenu ». En mai 1958 est diffusée la dernière des émissions de

Frank. Décidément, le succès ne sera jamais au rendez-vous à la télévision

pour Frank, le chanteur romantique de la vieille école ne sera jamais aussi

à l'aise devant des caméras de télévision que devant des caméras de

cinéma.

48

Au cours des années 50, avec le retour de Frank sur les plateaux de

télévision et de tournage, il a su agrandir son cercle de connaissances. En

particulier, il se lie d'amitié avec certains grands artistes de l'époque qui

finiront par devenir son entourage et former une célèbre bande : le Rat

Pack. Le premier de ces artistes est le chanteur noir de music-hall Sammy

Davis Jr. Déjà lié d'amitié avec lui avant 1955, c'est après l'accident de

Sammy, où celui-ci perdit un oeil que Frank et lui deviennent très proches.

En effet, c’est Frank qui l'aide à se remettre sur pied et l’encourage à

remonter sur scène. Après cela, Frank n'hésite pas à jouer de son

influence pour que la MGM engage Sammy, comme en 1956 avec le film

The Jazz Train. Le deuxième acolyte de Frank est Dean Martin. Bons

amis, Frank donne un rôle à cet ancien duettiste de Jerry Lewis dans

Some Came Running après leur séparation en 1958. La même année, Frank

assure la direction d'orchestre sur le nouvel album de Dean, Sleep Warm.

Le troisième des amis de Frank est Peter Lawford, acteur anglais que

Frank connaît depuis qu'ils ont joué ensemble dans It Happened in

Brooklyn en 1947. Mais c'est surtout sur le tournage de Never So Few en

1958 qu'ils sympathisent et deviennent inséparables dans les événements

mondains. Le dernier à intégrer la bande est le comique Joey Bishop.

Après avoir rencontré Frank plusieurs fois dans des soirées, celui-ci finit

par lui plaire, notamment grâce à son humour pince-sans-rire

49

caractéristique.

Il semble que Sammy ait le premier utilisé le mot «clan » en parlant de la

bande à Sinatra. Quant à Frank et à ses acolytes, ils parlent volontiers de

« sommet » pour désigner l'amicale qu’ils forment ensemble, qualifiant

leurs retrouvailles de « rencontres au sommet ». Ce comportement

adolescent peut prêter à sourire, mais il est bien dans l'air du temps : le

projet cinématographique dans lequel s'est lancé Sinatra, Ocean’s Eleven

(L’Inconnu de Las Vegas), sorti en 1960, évoque une histoire d'amitié au

sein d'un groupe de casseurs. Le livre Rat Pack Confidential de Shawn

Levy, publié en 1998, s'est chargé d'élever ce film au rang de mythe. Las

Vegas constitue un décor idéal pour ce film et pour leurs acteurs. Selon

l’auteur, « contrairement à une légende tenace, les membres du sommet

n'étaient pas surmenés et ne passaient pas leur journée devant les

caméras, leurs soirées à chanter et leurs nuits à boire ». En effet, le

tournage n'est pas éprouvant et quand vient le soir, le spectacle du clan au

casino Sands se déroule dans une ambiance improvisée et bon enfant. Dès

50

lors, cette bande deviendra presque inséparable et incarnera aux yeux du

public la classe et les paillettes du music-hall. Cependant, cet entourage

révèle le besoin toujours pressant de Frank de ne pas se sentir seul.

Constituer une telle bande de copains lui sert sans doute à pallier le

manque d'amour dont il souffre après sa séparation avec Ava et avec

Lauren Bacall (voir infra).

« Je n’arrive ni à manger ni à dormir. Je l’aime » (Frank, au sujet de

l’absence d’Ava en 1953)

Malgré le retour du succès pour Frank, les crises de jalousie perdurent.

En 1953, ils sont souvent amenés à se séparer : Frank doit respecter ses

engagements et Ava doit partir sur des lieux de tournage à l'étranger.

Les crises de jalousie atteignent leur pic à ces moments-là. Selon diverses

sources, les disputes à longue distance au téléphone tiennent souvent

Frank et Ava éveillés toute la nuit. Une fois, pour se venger des

infidélités d'Ava, notamment avec Mario Cabre, un acteur espagnol, il

l’appelle pour lui dire qu'il est au lit avec une autre femme. Ce

comportement montre à quel point Frank peut être comme sa mère. « Bien

qu'il aime Ava de tout son coeur, comme Dolly aimait son fils, il peut être

incroyablement cruel envers ses maîtresses » . La situation devient si

51

tendue que, le 20 octobre 1953, le directeur de l'hôtel dans lequel reste

Frank, le Sands de Las Vegas, diffuse une note à l'attention du personnel

de l'hôtel, au nom de Frank, pour indiquer que l'accès de l'établissement

est interdit à Ava pour le reste de la durée de l'engagement de Frank et

qu'aucun de ses appels téléphoniques doit être transféré vers sa suite.

Une semaine plus tard, Howard Sickling, agent de publicité de la MGM,

annonce au nom d'Ava que « la séparation est définitive et que Miss

Gardner va demander le divorce ». Leur union aura duré presque deux ans,

soit un an de plus que les deux mariages précédents d’Ava.

« Je suppose que c’est fini, si c’est ce que dit Ava. » (Frank, au sujet de

sa rupture avec Ava)

Frank vit très mal cette séparation. Il essaie à tout prix de sauver son

couple. Il décide de se rendre à Rome pour fêter Noël avec Ava, sur le

tournage de La Comtesse aux Pieds Nus, mais celle-ci est déjà partie en

Espagne, vivre une idylle avec le torero Luis Miguel Dominguin. Après que

Frank l’a rejointe, le couple ne passe pas des fêtes très joyeuses et Frank

regagne New York sans avoir réussi à reconquérir le coeur de sa femme.

Humphrey Bogart, grand ami de Frank, expose à Ava une autre façon de

considérer la situation : « la moitié de la population féminine de la planète

52

se jetterait aux pieds de Frank, et te voilà qui gesticules aux côtés de

types qui portent des capes et des petits chaussons de ballerine ». Il est

assez stupéfiant que, dans ce contexte, Frank soit parvenu à remettre sa

carrière sur ses rails. Mais peut-être la raison pour laquelle il a fait cet

effort, c’est l'espoir qu’il lui ramènerait Ava.

Malgré toutes ses nouvelles conquêtes (Debbie Reynolds, Deborah Kerr ou

encore Peggy Connelly...), Frank ne réussira jamais à combler le trou

affectif laissé par Ava. Cependant, il reste pragmatique sur l'état de

leurs relations. En 1954, Frank ne s'oppose pas à la demande de divorce

formulée par Ava, et en 1956 après qu’Ava s'est remariée avec le comique

italien Walter Chiari, il déclare « j'ai trop aimé Ava pour me sentir le

droit de l'empêcher d'être heureuse ». Ava elle-même déclarera plus tard

: « il est si sauvage, si plein d'amour, qu'il est comme trois hommes en un

seul. Mais, derrière la façade du grand buveur et du fêtard, c'est un

homme extrêmement sensible et intelligent, avec un coeur en or. »

Comme avec Ava en 1948, Frank entame une relation qui menace sa

réputation. En effet, Frank s'éprend de Lauren Bacall, et leur relation

s'officialise trois mois et demi après l'enterrement de Humphrey Bogart,

grand ami de Frank et mari de Lauren. Cette relation fait couler beaucoup

d'encre, car non seulement elle est considérée par la presse comme une

sorte de trahison envers Bogart, mais l'absence de Frank à son

53

enterrement laisse supposer que cette relation dure depuis déjà un

moment. Qu'importe, les deux stars forment un « couple régulier ». Leur

relation fait beaucoup jaser, mais, au moins, Frank est-il divorcé à

présent. Et si la plupart de leurs amis sont convaincus qu'il s'agit d'une

simple passade, Lauren Bacall n'hésite pas à parler d'un « amour fou ». En

1958, Frank propose à Lauren de l'épouser. Personne n'est mis au courant

sauf un de leurs amis respectifs, qui finit par tout raconter à la presse.

Frank, convaincu que la fuite vient de Lauren elle-même, se comporte mal

envers elle. Finalement, Lauren en a marre de la volatilité de sa

personnalité et ils finissent par se séparer quelques jours après. Cette

même année, Lauren déclare : « il était tellement marqué par ses

expériences passées et tellement amer après son échec avec Ava. Il

n'était pas prêt à recevoir quoi que ce soit d’une femme. »

L'Amérique de la fin des années 50 est marquée à la fois par la

persistance du conservatisme social des années Eisenhower et par les

balbutiements du mouvement des droits civiques. Dans un tel contexte, les

positions de Frank, exprimées déjà depuis les années 40 trouvent tout

leur écho. Il n'est donc pas surprenant de constater que Frank manifeste

ses opinions de plus en plus ouvertement.

54

L'implication de Frank dans le monde de la politique est croissante à

partir de 1960. En plus d'être la simple continuation de son engagement en

faveur des droits civiques, cette implication semble aussi l'expression

d'une ambition affichée de vouloir côtoyer les hommes les plus puissants.

En effet, l'une des raisons pour lesquelles Peter Lawford a intégré le Rat

Pack si facilement et peut-être le fait qu'en 1954, il épouse Pat, la soeur

de John Kennedy… Dans une émission télévisée, il chante une chanson en

l'honneur d’Eleanor Roosevelt, la veuve de l'ex-président américain. Le 7

février, il accueille au Sands, hôtel dont il est devenu le propriétaire (voir

infra), le sénateur John F. Kennedy, en campagne pour les primaires du

parti démocrate. Dolly Sinatra n'est pas peu fière du penchant politique

de son fils, elle qui était la responsable démocrate de son quartier dans

les années 20. Le 11 juillet, lors de la convention nationale démocrate qui

officialise l'investiture de Kennedy par son parti, Frank interprète

l’hymne américain en duo avec Sammy Davis Jr. Au lendemain de la

victoire de Kennedy, l'entourage du nouveau président demande à Frank

d'organiser le bal d'inauguration prévu pour janvier 1961. Son penchant

pour le parti Démocrate et presque aussi fort à cette époque que son

ressentiment envers le parti Républicain. En particulier, la simple

apparition de Ronald Reagan dans une soirée, à l'époque simple acteur

conservateur de série B, suffit à mettre Frank en rogne : « Je déteste ce

55

p***** de Ronnie ! Dès que tu t’approches de ce connard, il se lance dans

un discours et il ne sait jamais de quoi il parle » . Le battage médiatique

entretenu autour de la campagne de Kennedy aura aussi pour effet de

servir de publicité à Frank.

Frank n'a jamais cessé d'avoir des opinions tranchées sur les inégalités

raciales notamment. Seulement, à une époque où le débat fait rage en

Amérique, les prises de position de Frank font énormément parler d’elles.

Par exemple, une semaine après l'arrivée au pouvoir de Kennedy, Frank

participe à un gala organisé au Carnegie Hall de New York par la Southern

Christian Leadership Conference, principale association de lutte pour les

droits civiques des Noirs, où Frank partage la scène avec d'autres

artistes venus en nombre, en présence de Martin Luther King. En dépit de

tous ses efforts, Frank continue d'irriter les plus conservateurs, en

particulier dans les Etats du Sud où des membres du Ku Klux Klan brûlent

56

un pantin à son effigie en 1962, affublé d'une pancarte sur laquelle on

peut lire : « mort au plus grand ami des nègres. » Loin de l'effrayer, de

telles menaces renforcent, d'un côté, sa fidélité aux musiciens afro-

américains avec lesquels il travaille, d'un autre côté, son amitié pour

Sammy Davis Jr. En effet, ce dernier, artiste noir converti au judaïsme,

épouse en 1961 Mai Britt, actrice blanche d'origine suédoise, ce qui fait

couler beaucoup d'encre dans une Amérique encore mal à l'aise vis-à-vis

des mariages racialement mixtes. Sammy honore la fidélité de Frank en

lui demandant d'être son témoin.

« La tournée autour du monde d’un privilégié, pour des enfants qui ne le

sont pas » (Commentaire du film Frank Sinatra for All God’s Children)

Frank ne s'engage pas seulement en faveur des droits civiques, il consacre

beaucoup de temps à d'autres oeuvres caritatives. En effet, sa descente

aux enfers à la fin des années 40 a provoqué en lui un sursaut d'humilité

qui l'amènera plus tard à notamment venir en aide à d'autres artistes

dans la même situation. Par exemple, en 1955, il soutient l'acteur Bela

Lugosi, qu'il connaît à peine sinon par le biais de ses films, après que ce

dernier est hospitalisé pour héroïnomanie. Lugosi déclare : « c'est la seule

star dont j’ai eu des nouvelles ».

57

En 1962, il consacre une tournée internationale à réunir un million de

dollars pour les œuvres qu’il soutient, et évoque l'exemple d'une fillette

aveugle croisée dans un hôpital : « sous l'effet d'un courant d'air, ses

cheveux se sont abattus sur ses yeux et je lui ai dit que c'était le vent.

Alors elle m’a demandé : de quelle couleur est le vent ? » Frank prend

également à sa charge non seulement ses frais, mais aussi ceux de ses

musiciens. Ses récitals en Grande-Bretagne ont donné lieu à un court-

métrage, Frank Sinatra for All God’s Children.

En 1962, Frank est à l'apogée de sa gloire. Il est nommé meilleur chanteur

de l'année 1963, l'un des acteurs les plus prolifiques de la décennie

passée, le « chef » du Rat Pack, emblème des paillettes du music-hall, un

proche du président des États-Unis et une vedette internationale. Que

demander de plus ? Une vie personnelle moins agitée peut-être...

A partir de 1962, les succès ne sont plus aussi récurrents pour Frank. Les

temps changent, et les modes aussi. Ceci coïncide avec un enchaînement

de problèmes personnels et d'événements qui contribuent une fois de plus

à ternir sa réputation. Frank ne retrouvera le succès que des années

après, lorsque le monde verra en ce vieil homme une légende à célébrer.

Peu importe l'époque, Frank reste un chanteur romantique de l'ancienne

école et le retour en force du rock & roll sera fatal pour ces chanteurs, y

compris Frank. De plus, sa carrière cinématographique semble derrière

58

lui. Pour couronner le tout, ce déclin est accompagné d'une lente baisse de

réputation, imputable en particulier à son caractère et ses relations avec

la pègre.

Ainsi que l’a chanté Bob Dylan, « les temps changent », et l'on assiste à

d'importants bouleversements sur les charts avec l'arrivée des premiers

rockers anglais, l'avènement de groupes tels que les Beach Boys et les

Four Seasons, ou encore le début du règne des Supremes et de leur

maison de disques, Motown. De plus, cette décennie est marquée par la

remise en cause des valeurs traditionnelles américaines, incarnées par

Frank aux yeux du grand public. En effet les années 60 voient la naissance

du phénomène hippie.

En 1963, Frank sort Sinatra’s Sinatra, un album plutôt bien accueilli par le

public, mais celui-ci est un recueil de reprises de chansons déjà

enregistrées par Frank. La même année, son recueil des plus belles

chansons de Hollywood est un échec, et son album America I Hear You

Singing est un échec encore plus cuisant. En 1966, le manque d'inspiration

de Frank le contraint à sortir une compilation, A Man And His Music.

Jusqu'en 1971, le déclin musical de Frank est sensible. Cet essoufflement

coïncide avec le début de la carrière musicale de Frank Jr. et de Nancy,

tous deux soutenus très haut par leur père. Cependant, deux grands

classiques constituent des exceptions à ce déclin artistique : Strangers in

59

the Night enregistrée en 1966 et My Way en 1969.

Depuis Ocean’s Eleven en 1960, les succès se font rares pour Frank. Même

le Rat Pack n'est plus une valeur sûre et n'attire plus le public : leur deux

autres films, Sergeants Three (Les Trois Sergents) et Robin and the

Seven Hoods (Les Sept Voleurs de Chicago) sont loin de la qualité de leur

premier. En solo, il arrive que Frank soit encore un grand acteur

dramatique. Dans The Manchurian Candidate (Un Crime dans la Tête),

sorti en 1962, Frank joue le rôle d'un G.I. capturé par les communistes ;

après un lavage de cerveau, ses ravisseurs le programment pour

assassiner le président des États-Unis. Bien que salué par la critique,

Frank insistera pour que le film soit mis au placard après l'assassinat de

Kennedy. Il ne rencontrera jamais le succès qu'il méritait. La longue liste

60

de films qui suivent The Manchurian Candidate seront soit des échecs,

soit des films vite oubliés. Frank tourne notamment des comédies qui

s'avèrent être des navets : Come Blow Your Horn en 1963 et 4 For Texas

(Les Quatre du Texas) la même année. Puis viennent une ribambelle de

films d'action médiocres, dont None But The Brave en 1964, première

réalisation de Frank, Von Ryan’s Express (L’Express du Colonel Von Ryan)

en 1965 et The Naked Runner (Chantage au meurtre) la même année.

Frank est plus connu que jamais. Ses moindres faits et gestes sont hyper

médiatisés. Bien que la presse dit souvent du bien de l'engagement de

Frank contre les discriminations et en faveur d’oeuvres caritatives, celle-

ci se délecte aussi et surtout de toutes ses frasques. La vie personnelle

agitée de Frank contribue à son déclin.

« Le succès n'a pas changé Frank Sinatra. Avant d'être célèbre, il était

déjà connu pour son mauvais caractère, son égocentrisme et son

extravagance. » (Dorothy Kilgallen dans La Véritable Histoire de Frank

Sintra)

Frank ne s'est pas assagi avec le temps, son ressentiment est toujours

aussi fort envers les journalistes. En 1957, Dorothy Kilgallen, journaliste

du Los Angeles Examiner, devient véritablement l’ennemie jurée de Frank.

61

Sa série « la véritable histoire de Frank Sinatra » met le feu aux poudres

: la guerre est désormais déclarée et elle durera jusqu'en 1965. Il

commence par lui envoyer une pierre tombale gravée à son nom, la prend

pour cible pendant ses spectacles, et raille son physique de fouine en la

surnommant « the chinless wonder » (« la merveille sans menton »). Il vise

tellement bas que les critiques se rangent du côté de Kilgallen.

« Le Paradis, pour Sinatra, c’est un endroit où il n’y aurait que des femmes

et pas un journaliste » (Humphrey Bogart)

Loin de s'assagir dans les années 70, Frank se fait de nouveaux ennemis,

et provoque presque des incidents diplomatiques... En janvier 1973, à

Washington, il qualifie Maxine Cheshire, journaliste à scandales, de « pute

à deux dollars ». Peu de temps après, il accepte de s'excuser sur scène, à

sa manière : « j'ai eu tort et je m'excuse. En réalité, c'est une pute à

seulement un dollar. » « En 1974, il annule une tournée en Allemagne parce

que les journaux de là-bas ont fait allusion à ses accointances avec la

pègre. Frank leur rappelle leur passé nazi... La situation se reproduit, en

pire, durant sa tournée australienne de 1974. À Sydney, il refuse de

répondre aux questions de la presse. Durant le concert, l'attaque fuse : «

c'est un ramassis d'abrutis et de parasites qui n'ont jamais rien fait de

62

leur dix doigts ». Scandale national, le pays entier se ligue contre lui et le

gouvernement est obligé de s'en mêler pour permettre à Frank de quitter

le pays » . Il ne remettra plus jamais les pieds en Australie jusqu’en 1989.

« Ils m'ont aidé à devenir ce que je suis aujourd'hui » (Frank, au sujet de

ses « amis » à Frank Ragano en 1962)

Les relations entre Frank et la pègre font encore parler d'elles, et la

décennie de succès que vient de vivre Frank n'est pas épargnée. En

particulier, d'après certains, le retour de Frank en 1953 ne serait pas

seulement dû à Ava... Cette hypothèse devient très répandue lorsque

Mario Puzo publie son roman Le Parrain, dans lequel un personnage

traverse une situation proche de celle de Frank à l’époque. Johnny

Fontane, le crooner du livre, a quitté sa femme et ses deux enfants pour

63

une actrice. Il chante au mariage de la fille Corleone. Dans le bureau du

parrain, il pleurniche sur son sort. Le cinéma ne veut plus de lui. Les

ventes de ses disques sont minables. Sa voix n'est plus ce qu'elle était. Il

voudrait relancer sa carrière d'acteur en jouant dans un film de guerre

inspiré d'un best-seller, mais le propriétaire des studios refuse d'en

entendre parler. Johnny finira par avoir le rôle en question, et un Oscar

pour la même occasion. Même si Frank a toujours assuré n'avoir aucun

point commun avec ce personnage, il est très remonté contre l'auteur et

envisage même de lui coller un procès. L'adaptation du roman en film rend

la situation encore moins supportable pour Frank.

Après la révolution castriste, Las Vegas remplace La Havane en tant que

capitale du jeu et des activités de la pègre. En 1953, Frank devient

copropriétaire du Sands de Las Vegas, dont les nombreux actionnaires

comptent quelques personnages louches dans leurs rangs. En 1961, il

achète le Cal-Neva Lodge, à la frontière entre la Californie et le Nevada,

qu’il transforme en complexe hôtelier de luxe. Cet hôtel va poser

énormément de problèmes à Frank. En effet, en octobre 1962, Frank y

accueille Sam Giancana, le célèbre mafieux, bien que la Commission des

jeux du Nevada lui a strictement interdit de mettre les pieds dans cet

État. La raison de cette invitation demeure floue mais certains affirment

qu'il s'agit d'un renvoi d'ascenseur : Giancana aurait aidé Kennedy à

64

gagner les primaires Démocrates en Virginie occidentale... En 1963, la

Commission convoque Frank et lors de son audition, celui-ci reconnaît que

Giancana a résidé au Cal-Neva Lodge. Le fait que Skinny D’Amato, engagé

par Frank au Cal-Neva, ait tenté d'acheter l'un des hommes de la

Commission ne fait qu’aggraver la situation. Résultat : on lui retire sa

licence et il est contraint de vendre ses parts dans les casinos dont il est

actionnaire. Lors de l'enquête, la Commission a étroitement collaboré avec

le FBI dont le dossier sur Frank s’épaissit chaque année.

En février 1970, Frank est convoqué par une commission du New Jersey

dans le cadre d'une enquête relative au crime organisé. Interrogé sur ses

liens avec Luciano, Fischetti, Giancana et les autres, Frank affirme n'avoir

jamais rien su des activités illégales de ses amis. Au terme de cette

audition, le président de la commission renonce à poursuivre Frank, se

félicitant qu'il ait accepté de coopérer avec la justice. Frank n'est

cependant pas blanchi de tout soupçon, et sa réputation le précède

lorsque la reine d'Angleterre, sur les recommandations de Scotland Yard,

ne le rencontre pas comme prévu lors de son passage à Londres.

En 1960, Frank dépenses des milliers de dollars pour rénover sa résidence

de Palm Springs car il est convaincu que cette maison deviendrait la

Maison-Blanche de l'Ouest pour John Kennedy, et elle servirait de lieu de

vacances pour le président quand il viendrait à Palm Springs. Il construit

65

un héliport, un nouveau bâtiment avec une salle à manger pouvant contenir

jusqu'à quarante personnes et installe même un poteau pour mettre le

drapeau présidentiel. Cependant quand le président Kennedy vient dans le

désert, il ignore celui qui a organisé son gala inaugural, et réside chez Bing

Crosby qui est ouvertement républicain. Pour Sinatra, l'humiliation

publique est totale. Bobby Kennedy mène à l'époque une guerre contre le

crime organisé, il refuse de laisser son frère ternir la présidence en

restant chez Frank, lui qui a accueilli des mafieux comme Giancana ou

encore Fischetti. Frank est fou de rage, il se sent trahi et, après avoir

traité Bobby de tous les noms, reporte sa rancune sur Peter Lawford,

dont les connexions avec la famille Kennedy devaient assurer à Frank une

confiance totale du président. D'après certaines sources, Frank aurait

même donné un coup de poing à la figure de Peter. Inutile de dire qu'ils ne

se reparleront plus jamais... Après sa carrière d'acteur et de chanteur, ce

sont ses ambitions d'être proches du pouvoir qui sont les victimes de la

mauvaise réputation de Frank.

A partir de la moitié des années 60, la mélancolie s'installe dans le cœur

de Frank. Dans September of My Years, qu'il enregistre en 1965, la façon

dont il chante sa jeunesse perdue trouve un écho dans sa situation

personnelle : « moi qui ai toujours vécu libre, je me prends à présent à

penser au passé, en attendant mon amour oublié ». Cause ou effet de

66

cette crise de la cinquantaine, Frank n'oublie pas ses devoirs de père. On

peut l'apercevoir en Europe avec sa fille Tina, qui vient d'achever ses

études secondaires. De retour à New York, le père et la fille passent

quelque temps ensemble dans l'appartement de Frank. Celui-ci lui fait

alors visiter le Hoboken de son enfance, où il déclare à sa fille avec fierté

«voilà d'où je viens».

« Mon whisky est plus vieux que Mia Farrow » (Dean Martin)

En 1965, Frank se lance dans une liaison avec Mia Farrow, 20 ans, de

trente ans sa cadette. La presse ne peut laisser échapper une si belle

occasion de vendre du papier, et les comiques d'Hollywood s'en donnent à

coeur joie. Un an après, ils se marient dans la plus stricte intimité. Frank,

avec sa nouvelle épouse, s'installe dans une nouvelle vie, entre Palm

Springs et Bel Air, où ils viennent d'acheter une maison. Tina, la fille

67

cadette de Frank, garde un excellent souvenir du mariage de son père

avec celle qu'elle nomme affectueusement « Mama Mia ». Dans son

autobiographie, Mia déclare qu'il ne faisait aucun doute que Frank l’aimait

du fond du coeur, mais il se comportait de la même façon avec Tina

qu’avec elle, la seule différence étant qu'il embrassait Mia sur la bouche.

Frank semble trouver une nouvelle jeunesse en compagnie de Mia, mais ils

ne partagent pas les mêmes goûts au quotidien. En particulier, Mia

préfère les soirées à deux que celles au restaurant avec les amis de Frank

où l'alcool et les vantardises coulent à flots. Deux ans seulement après

leur mariage, Frank comprend sûrement son erreur en épousant une

femme trop jeune pour supporter le cadre étouffant dans lequel il

voudrait l'enfermer et lance une procédure de divorce.

Contrairement à ses autres femmes, Mia ne se fait pas au mode de vie de

son mari. Pour ce dernier, cette séparation est un véritable déchirement.

Mia déclarera plus tard « des années difficiles nous avait formés l'un et

l'autre […] L’aveuglement était un élément clé tandis que chacun espérait

que l'autre le compléterait » Après leur divorce, Mia se rend en Inde, où

elle retrouve les Beatles, Mike Love des Beach Boys et le chanteur

Donovan afin d'acquérir la sagesse auprès du Maha rishi, un univers qui

convient infiniment mieux à Mia que celui de Palm Springs. Frank finit par

s'intéresser à ce mouvement hippie que Mia l’a aidé à découvrir, le poids

68

de l'âge est sûrement trop lourd à supporter : il découvre de plus en plus

de visages barbus à ses concerts et apparaît désormais en public portant

un col Mao et un collier de perles…

Ces années 60 apportent aussi à Frank des problèmes personnels graves.

Le 8 décembre 1964, son fils Frank Jr. est enlevé et libéré avec une

rançon de 240 000 $. En 1969, Marty, le père de Frank, meurt d'une crise

cardiaque. Frank se rend compte qu'il est temps de se calmer. Qui plus

est, sa carrière musicale et cinématographique est derrière lui. Fin 1971,

il décide de prendre sa retraite. Sammy Davis Jr. déclare alors

«maintenant qu'il est en retraite, il est enfin libre de faire des come-

back »...

Frank n'a jamais imaginé que sa retraite serait synonyme d'inactivité, il

passe ses journées à jouer au golf et à peindre dans sa propriété de Palm

Springs. Cinq mois après ses adieux, il monte à nouveau sur scène, cette

fois au Madison Square Garden afin de soutenir l’Italian American civil

Rights League. Il continue d'ailleurs de chanter tout au long de la saison

1972, soit pour de bonnes causes à la demande de ses amis, soit pour le

parti Républicain, dont il devient un sympathisant (voir infra). L'envie de

se remettre à la musique le démange. En avril 1973, il enregistre quelques

chansons en studio, certaines ne survivront pas, d'autres seront

conservées précieusement. Frank déclarera plus tard : « au début, j'ai

69

pensé que ce serait marrant de ne rien faire et de jouer au golf. Je me

débrouillais plutôt bien, j'avais un handicap 17. Et puis un jour, j'ai voulu

passer un coup de téléphone à l'étranger, et la standardiste m'a demandé

d’épeler mon nom. Et quand je lui ai donné mon prénom, elle m'a demandé :

« Frank Junior ? » ». Frank veut retrouver le succès, et celui-ci est au

rendez-vous lorsque Frank décide de franchir le pas.

Décidé à faire un nouveau come-back, Frank n'a pas droit à l'erreur. Il

sait que c'est sa dernière chance de laisser sa marque dans l'histoire.

Aucun artiste avant lui n'a fait durer le succès aussi longtemps. Frank sait

qu'il doit soigner son répertoire, il commence par reprendre le chemin des

studios, sans négliger les concerts pour autant. En l'espace d'un an, deux

albums vont sortir sous son nom, mais il comprend rapidement que seule la

scène peut lui apporter une réussite durable.

Frank sort alors une série d’albums, dont le premier en 1973 est au nom

évocateur de Ol’ Blue Eyes Is Back. Cette nouvelle vague

d'enregistrement lui apportera en 1980 l'un de ses plus grands succès, la

bande originale de New York, New York, qui est depuis devenue l'hymne

officieux de la ville. Cette chanson sera aussi la dernière fois que Frank

place un titre dans le Top 100 du magazine Billboard. En tout, il en aura

placé 146, seul Elvis Presley a réussi à le battre.

70

« Plus encore que le public, Sinatra a besoin de ces retrouvailles. Il a fait

de ce retour une affaire personnelle » (extrait d'un article du Billboard

en 1974)

Le grand retour de Frank sur scène a lieu le 25 janvier 1974 au Caesars

Palace de Las Vegas. S'ensuit une tournée triomphale aux États-Unis. Le

New York Post déclare alors « Frank Sinatra est devenu un dieu vivant ».

Le public de Frank, rarement aussi nombreux, n'a jamais été aussi

disparate. D'un côté, on y trouve les nostalgiques de l'ancienne école, d'un

autre, les adultes qui ont grandi avec Frank à la radio dans les années 60

et enfin ces jeunes qui viennent découvrir celui dont parlent tant leurs

parents. Ses concerts à l'étranger sont tout aussi triomphaux : Tokyo,

Londres, Paris, Vienne, Munich... Partout où il passe, Frank fait salle

comble. La presse anglaise déclare : « ceux qui avaient peur de découvrir

un presque sexagénaire époumoné et pétri de nostalgie n'avaient rien à

71

craindre. La voix reste belle, le phrasé conserve toute sa magie, et les

cassandres qui prédisaient la mort artistique du chanteur sont allés un

peu vite en besogne. »

En 1980, Frank donne le plus grand concert de sa carrière au stade

Maracaña de Rio de Janeiro. Capable d'accueillir 180 000 personnes,

c'était le lieu idéal pour que Frank chante à guichets fermés. Au sujet de

ces concerts, James Bacon du LA Herald Examiner déclare « lorsque

Frank Sinatra a fait ses débuts en Amérique du Sud hier soir dans la salle

des congrès du New Rio Palace Hotel sur la plage de Copacabana, on se

serait cru à la grande époque du Paramount à New York. Des femmes de

tous âges criaient et gémissaient ; une dizaine d'entre elles sont même

montées sur scène et lui ont offert des roses. » Le succès de Frank à

l'étranger est bien expliqué par Jonathan Schwartz dans son introduction

de Sinatra de Richard Havers : « sa vive personnalité, son génie musical et

sa présence naturelle lui permettaient de susciter des émotions

universelles dans l'âme réceptive de millions de gens dont beaucoup, sans

parler l'anglais, percevaient et comprenaient cependant ce qu’il exprimait

et finissaient par le considérer comme un messie » .

En 1970, Frank chante à Los Angeles, San Francisco et San Diego dans le

cadre de la campagne pour la réélection de Ronald Reagan au poste de

gouverneur de Californie. Sur le plan politique, Frank prend donc un virage

72

à droite, sans doute au grand dam de sa mère. « Steve Allen,

présentateur de télévision de l'époque, publie une lettre ouverte à Frank

le 7 septembre 1970 lui demandant comment un libéral convaincu comme

lui peut soudain soutenir une des figures de proue du conservatisme. Il lui

prie alors de mettre de côté sa « vendetta sicilienne » et de retourner

dans le camp Démocrate. » En effet, ce virage politique semble plus le

résultat d'une vengeance personnelle que d'un changement d'opinion

politique. Alors qu'il traitait Reagan de tous les noms dix ans auparavant,

Frank n'hésite pas à s'afficher avec lui, ce gouverneur qui n'a pas peur de

la réputation de Frank. Il est clair qu'il a été très déçu par le

comportement des frères Kennedy. De plus, en se liant d'amitié avec

Reagan, Frank assouvit son plaisir de côtoyer le pouvoir.

L'écrivain Tommy Thompson écrit : « une des clés pour comprendre Frank

Sinatra est le fait qu'il apprécie le pouvoir. Il s'en délecte plus que

n'importe quelle autre figure publique. Peut-être qu’à présent, sa logique

est que parce qu’il occupe le sommet du showbiz depuis si longtemps, le

droit lui est donné de s'asseoir, comme leur égal, à la table d'autres rois,

ceux de l'industrie, de la médecine, de la politique, du gouvernement. Son

évolution de libéral passionné en un conservateur dolent n'est pas difficile

à expliquer. »

73

« Nous entendons ces choses au sujet de Frank depuis des années. Nous

espérons juste qu'elles sont toutes fausses » (Ronald Reagan, au sujet

des relations de Frank avec la mafia)

À présent, Frank devient un habitué de la Maison-Blanche. Il participe aux

cérémonies d'inauguration du président Nixon, où il rencontre le premier

ministre italien en visite officielle à Washington. Mais c'est surtout son

amitié avec le couple Reagan qui permet à Frank de côtoyer les hommes

les plus puissants du monde. Il devient même très proche du couple. En

tant que gouverneur, Ronald Reagan joue déjà de son influence pour

convaincre la Commission des jeux du Nevada de rendre sa licence à

Frank. En 1980, il lui demande d'organiser son gala d'inauguration. À ce

74

moment naissent des rumeurs comme quoi Frank serait nommé à

l'ambassade américaine en Italie, ce qui provoque un tollé dans les

journaux italiens.

Frank devient particulièrement proche de la première dame, Nancy

Reagan. Il est en effet son « entertainer » officiel, en organisant tous les

spectacles aux dîners de la Maison-Blanche. Il soutient également la

première dame dans ses campagnes pour améliorer son image auprès des

médias. A la télévision, Frank déclare « Nancy est une dame très classe.

Elle est plutôt timide, contrairement à ce que l'on dit sur elle... elle est

chaleureuse et amusante. Elle a un très bon sens de l'humour... elle est

juste super. » Certains iront même jusqu'à dire que Frank et Nancy sont

devenus amants... Cependant, Frank demeure un ami à gérer avec des

pincettes. Un rapport du FBI donné au président préconise à celui-ci

d'entretenir des relations prudentes avec Frank, sans pour autant

confirmer ses liens avec le crime organisé.

Frank n'a jamais cessé de récolter des fonds en faveur d'œuvres

caritatives. Par exemple, en 1975, il participe à un gala de la Croix-Rouge à

Monaco, en 1982 c'est en faveur du Desert Hospital et en 1984 il

participe à un concert pour la recherche contre le cancer. Frank semble

s'être assagi avec l'âge, et il est désormais considéré comme presque

convenable de rendre hommage à la fois à sa générosité et à son influence

75

sur la culture populaire américaine. En 1985, Frank reçoit des mains de

Ronald Reagan la Medal of Freedom, plus haute distinction pour un civil

américain. La remise de cette médaille ne manquera pas de faire du bruit :

une des secrétaires de Nancy Reagan se souvient « ce fut un tollé terrible

quand le président lui donna ce prix, j'ai dû répondre à beaucoup d'appels

venant de personnes disant que Frank était un criminel et un membre de la

mafia ». La première dame défend son ami : « Frank mérite ce prix pour

tout le travail humanitaire qu'il a entrepris ».

La même année, le NAACP (Association Nationale pour la Condition des

Gens de Couleur) lui décerne un prix pour l'ensemble de sa carrière.

Cinquante ans après The House I Live In, un tel honneur paraît justifié,

même si la personnalité de Frank reste ambiguë. Sammy Davis Jr décrit

76

parfaitement la réalité des choses dans son discours, même si son

affection pour Frank est manifeste. « Il a été mon ami bien avant qu'il

soit bien vu d'être mon ami. Il n'y aurait jamais eu de croupiers ou de

clients noirs dans les hôtels de Las Vegas si Sinatra n'avait amorcé le

mouvement en 1946 ». Ce prix est cependant contesté par certains, qui lui

reprochent de s'être produit au Bophuthatswana, un « État indépendant »

contrôlé par un régime d'apartheid en Afrique du Sud, en 1981. Frank

s'était alors expliqué : « je chante pour les publics de toutes races et de

toutes confessions, alcooliques y compris. »

« Par de nombreux côtés, Frank est un paradoxe. Il présente tant

d'aspects négatifs qu'il est facile d'oublier son extraordinaire gentillesse

et sa loyauté envers ses plus fidèles amis. Il donne l'impression d'avoir

besoin d'un antidote à son tempérament irascible et à ses accès de

colère, et sa compassion pour autrui lui permet certainement de trouver

un certain soulagement. Nul ne sait vraiment s'il s'agit d'une forme

d'expiation, d'une confession publique ou privée ou, comme c'est souvent

le cas, d'une manière de compenser ses défauts, mais il n'y a aucune

raison de douter que Frank est un homme d'une grande gentillesse. »

Cependant, Frank n'a jamais considéré que ses relations avec des mafieux

notoires étaient condamnables. En effet, ce sont ses amis. Ils lui ont

rendu des services quand il en avait besoin (au début de sa carrière

77

surtout). Et comme pour tous ses amis, il leur restera fidèle tout au long

de sa vie. Il niera toujours avoir été impliqué dans des affaires mafieuses

mais assumera haut et fort son amitié pour des mafiosi comme Lucky

Luciano, Sam Giancana et les frères Fischetti.

Le jour de la Saint-Sylvestre 1972, Frank rencontre Barbara Marx,

épouse de Zeppo Marx depuis 1959, en procédure de divorce depuis

quatre jours. Jusqu'en 1975, leur relation connaît des hauts et des bas

mais Frank estime qu'il est temps pour lui, à 60 ans, de se poser. Le 11

juillet, Frank et Barbara se marient. Mais Barbara ne s'entend pas bien

avec la famille de Frank. En particulier, après la mort tragique de Dolly

dans un accident d'avion en 1975, Frank renoue avec la foi catholique de

son enfance et fait annuler son mariage avec Nancy pour épouser Barbara

à l'église, pensant que c’est ce que sa fervente catholique de mère aurait

aimé. Cependant cette décision provoquera énormément de remous dans la

famille. Les enfants de Frank considèrent en effet que c’est Barbara qui a

fait pression sur lui pour prendre sa décision. Jusqu'à la mort de Frank,

et même après, Barbara sera toujours en mauvais termes avec eux. Frank

n'en a que faire, il est heureux avec elle, et elle l’accompagne partout où il

va et le soutient lors de la mort de ses plus proches amis.

Frank est un septuagénaire, et certains de ses plus grands amis sont ses

contemporains. Il est conscient qu'il est en train de dépasser l'espérance

78

de vie moyenne et malheureusement la mort de beaucoup de ses proches

le lui rappelle. En 1974, la mort de Hank Sanicola, ami de Frank depuis leur

association à la tête du Cal-Neva Lodge, l’attriste profondément. En 1983,

Frank doit se rendre aux obsèques de son grand ami Harry James. C'est

cependant la mort de Sammy Davis Jr. en 1990 qui est le coup le plus dur

pour Frank. En effet, il considérait Sammy comme son frère. « C'était un

artiste de grande classe et il me manquera toujours. » Dans un tel

contexte, Frank ne peut que penser au fait que son tour viendra

irrémédiablement. Au moins il ne mourra pas seul. Il a passé sa vie à

combler la solitude de son enfance, et ceci est probablement la chose qui

le rassure le plus.

Pour les vedettes de la chanson des générations qui ont succédées à celle

de Frank, c’est un honneur de le rencontrer. Ainsi, en 1983, Michael

Jackson assiste à un de ses enregistrements et Frank participe à un

concert avec Elton John. En 1985, Frank apparaît même dans un épisode

de Magnum en « guest star ». En 1993 est mis au point le projet

d’enregistrer un album avec les plus célèbres interprètes du moment, tous

styles confondus, les candidats à un tel privilège étant légion. Ainsi

naissent les albums Duets et Duets II, le second n’étant que le résultat du

succès du premier. A eux deux, ces albums se vendent à plus de 4 millions

d’exemplaires. Parmi les artistes qui ont participé à l’enregistrement de

79

ces albums, on peut citer Aretha Franklin, Julio Iglesias, Gloria Estefan,

Bono, Stevie Wonder ou encore Willie Nelson. Malgré leur célébrité et

leur professionnalisme, ceux-ci demeurent impressionnés par la figure que

représente Frank à leurs yeux. Phil Ramone, producteur des deux albums

se souvient : « Aretha Franklin se comportait comme une petite fille ».

Outre le fait que ce sont ses derniers enregistrements en studio, ces

disques ont fait véritablement connaître Frank à un public qui n’était pas

le sien. A l’inverse, certains de ses fans ont crié au sacrilège en le voyant

s’acoquiner avec des rockstars. Il n’empêche que la jeune génération s’est

procuré ses meilleurs albums par la suite, après l’avoir découvert grâce à

ces deux recueils.

Sur scène, Frank s’associe à d’autres artistes pour donner des concerts

aux couleurs de légende. Déjà en 1984, Frank participe à un concert pour

la recherche contre le cancer en compagnie de Luciano Pavarotti, Diana

Ross et Montserrat Caballe. En 1988, Frank retrouve Sammy Davis Jr. et

Dean Martin, et ils partent en tournée ensemble. Comme le déclare un fan

: « On se croirait au Super Bowl ! » Le succès est immense, mais Dean

Martin jette l’éponge à cause de sa condition physique et de dissensions

dans la bande. Liza Minelli le remplace alors au pied levé. Le succès est tel

que les trois se lancent dans la tournée internationale « The Ultimate

Event », qui les fait jouer à guichets fermés de Tokyo à Paris, en passant

80

par Melbourne et Stockholm.

En 1992, Frank donne une série de récitals en compagnie de son amie de

toujours, Shirley MacLaine, sixième membre officieuse du Rat Pack. On le

sent diminué dans sa voix et dans sa manière de swinguer mais Frank

continue de se produire sur scène, elle qui lui a procuré tant de plaisir au

long de sa vie et à qui il doit tout. En 1994, il donne un concert dans son

New Jersey natal, très émouvant de l’avis de tous les spectateurs. Deux

mois plus tard, il joue avec Natalie Cole au Fukuoka Dome de Tokyo, le

dernier vrai concert de Frank. En février 1995, il trouve le moyen de

chanter chez lui, à Palm Springs, à l’occasion d’un tournoi de golf au profit

d’une association caritative. A la fin du concert, Bill Miller, son pianiste,

regarde la télévision en sa compagnie : « Il y avait quelqu’un qui chantait à

81

la télé et il me dit : « J’adore cette chanson. Si jamais je remonte un jour

sur scène, je la chanterai. » Alors je lui ai dit : « Qu’est ce que vous

attendez, Frank ? Allez-y ! » et il me répond : « Non, c’est trop tard. Je

crois que j’ai assez donné comme ça ». »…

« On ne vit qu’une fois, mais de la façon dont j’ai vécu, ça me suffit »

(Frank Sinatra)

En 2006, à l’initiative de Nancy Sinatra, le Palladium Theater de Londres

accueille le spectacle Sinatra at the London Palladium. Sur scène, une

troupe danse sur les plus grands succès de Frank, joués par un orchestre

et interprétés par… Frank lui-même, sur écran géant. La « présence » de

Frank Sinatra sur scène suffit à attirer les foules et à faire de ce

spectacle un succès. « Frank est mort, mais sa voix est éternelle » comme

l’a dit Tony Bennett. C’est sans doute comme cela que Frank voudrait que

l’on se souvienne de lui. La scène a tout représenté pour lui, il lui doit tout.

The Voice n’a fait que chanter, à sa manière, les chansons que l’on écrivait

pour lui, mais il arrivait à donner vie à ces partitions grâce à sa voix

inimitable, son swing légendaire et son charisme. Ses succès

internationaux témoignent à quel point la sensibilité du public aux

émotions procurées par une simple interprétation peut être universelle.

82

« Les gens associent un grand nombre de chansons avec Sinatra, alors qu’il

ne les avait pas écrites. Mais en les enregistrant, il se les appropriait »

(Frank Sinatra Jr.)

En 30 ans, Frank illustre le rêve américain : fils unique de pauvres

immigrés italiens à la marge de la prospérité économique des années 20, il

devient la première vedette de la chanson. Cependant, sa personnalité

complexe et les modes successives (rock & roll, disco...) le rattrapent à

plusieurs reprises, menaçant à jamais sa carrière (fin des années 40 et

milieu des années 60) mais Frank parvient toujours à revenir sur le devant

de la scène et finit sa vie en tant que légende de la culture populaire.

Ce qui constitue en premier lieu la légende de Frank Sinatra, c’est la

richesse du répertoire musical qu’il laisse derrière lui : 146 chansons

placées dans le Top 100 du magazine Billboard, dont certains des plus

grand classiques du siècle, comme New York, New York, devenue l’hymne

de la ville qui ne dort jamais, et My Way, que Frank s’amusait à appeler «

l’hymne national » en réaction à son succès phénoménal. Les hommages des

jeunes générations aux succès de Frank sont légion : Les Sex Pistols

reprennent My Way dans les années 80, Robbie Williams chante Somethin’

Stupid en duo avec Nicole Kidman... De plus, un chanteur qui joue la

comédie, ce n’est pas rare, mais seulement quatre ont gagné à la fois un

83

Grammy et un Oscar d’interprétation : Barbara Streisand, Bing Crosby,

plus récemment Jamie Foxx... et Frank Sinatra. Périodiquement, tel

nouveau chanteur est annoncé comme « le nouveau Sinatra ». Ce n’est

guère étonnant, mais c’est futile. Pour cela, il faudrait déjà avoir une

carrière de presque cinquante ans…

« L’oeuvre de Sinatra est sa légende, sa légende est son œuvre » (John

Lahr, The New Yorker)

En second lieu, Frank ne serait pas la légende qu’il est devenu si ce n’était

pour sa personnalité hors norme. Parce qu’il menait un style de vie si

contesté, Frank a été successivement admiré, détesté, envié, critiqué, et

traité de tous les noms, de communiste à criminel, en passant par

trouillard, escroc et « grande gueule ».

Cependant, il a significativement contribué à la cause de la tolérance

raciale et religieuse aux Etats-Unis, à une époque où on n’en parlait même

pas, il a recueilli des centaines de milliers de dollars pour des œuvres

humanitaires et, de l’avis de tous ses amis, il a toujours été d’une loyauté

à toute épreuve. Ainsi, Frank a été un homme à deux visages, à la fois

généreux et colérique. Il a vécu tout ce qu’un homme pourrait espérer

vivre (le succès, la gloire, en compagnie des chefs d’Etat... et des femmes)

84

et éviter (une enfance solitaire, une descente aux enfers, un cœur brisé à

plusieurs reprises...). Cette succession d’épreuves et de succès a

contribué à doter Frank d’une grande humilité qui l’amènera à toujours

éprouver de la reconnaissance pour son public. Néanmoins, un mystère

demeure : toute cette générosité était-elle une forme d’expiation, un

moyen de se soulager de son comportement irascible, une stratégie

purement marketing ou l’expression d’une véritable conviction ? Une chose

est sûre ; Frank n’a jamais cherché à cacher son amitié pour des mafieux

notoires, sachant pertinemment que ces relations pouvaient être fatales

pour sa carrière. Si Frank n’était pas fondamentalement généreux,

pourquoi avoir été d’une si grande loyauté ?

« Son originalité, son style de vie controversé et sa classe font de Sinatra

un personnage sans égal. Une véritable usine à lui tout seul, avec le

charisme en plus » (Paul Anka)

Le talent n’a pas été le seul facteur du succès de Frank : certaines

personnes lui ont ouvert les portes de la gloire, Frank n’avait qu’à en

franchir le seuil. Harry James et Tommy Dorsey ont été les premiers à

véritablement croire en Frank. George Evans a façonné ce qui deviendra le

« style Sinatra ». Ava Gardner l’a aidé à remettre sa carrière sur les rails

85

en 1953. Enfin, même si on ne peut pas la mesurer, l’aide des hommes de

l’ombre (Lucky Luciano, Sam Giancana...) a du être relativement

significative, vu la reconnaissance de Frank...

Cependant, Frank a créé son propre univers, sans l’aide et l’avis de

personne. Néanmoins, il a toujours cherché a comblé le vide laissé par la

solitude de sa jeunesse, et a constitué l’un des entourages les plus

prestigieux de l’époque : des présidents, des stars du cinéma, de la

chanson (les membres du Rat Pack lui doivent même la gloire), certaines

des plus belles femmes au monde... De plus, il ne finit pas seul sa vie : il a

une femme qu’il aime profondément, des enfants et des petits enfants qui

le respectent, et une foule d’amis et d’admirateurs. C’est probablement un

profond soulagement, et l’une de ses plus grandes satisfactions. Frank a

façonné sa propre personne, a créé son propre monde à lui, fait d’amour,

de haine, de paillettes et de Jack Daniels. Et c’est ce qui l’a rendu unique.

86

« Il a été davantage qu’un chanteur : l’expression culturelle d’une nation

toute entière. Il a été notre conception de la classe et de l’élégance »

(Jimmy Webb)

« Sinatra a dépassé l’homme pour devenir un mythe » (David Jacobs, New

Musical Express)

Les adolescents n’oublieront jamais l’époque où, jeune et frêle, Frank

montait sur scène et chantait de toute son âme en faisant hurler les filles

de plaisir. Les cinéphiles verront toujours en lui le malheureux deuxième

classe Maggio, un rôle tout en finesse qui lui a valu un oscar. Les

romantiques comprendront que ce champion de la ballade sentimentale a

voulu recréer pour eux l’atmosphère des petites heures de la nuit. Les

amateurs de la psychologie humaine se souviendront de la personnalité

complexe de cet homme au bras d’or qu’il campait récemment à l’écran.

87

88

Frank Sinatra est mort. Depuis longtemps. L’heure précise à laquelle The

Voice rendrait son dernier souffle demeurait, ces deux dernières années,

la seule incertitude d’un macabre pronostic. Mais les jeux, quant à eux,

étaient faits. Parfois, on croyait pouvoir vérifier au jour près les bulletins

de santé du chanteur en parcourant les travées des disquaires : à chaque

nouvelle alerte en provenance de l’hôpital Cedars-Sinaï de Los Angeles,

rééditions, compilations, anthologies et coffrets fleurissaient telles

d’intempestives couronnes. Car cette mort-là mieux qu’aucune autre - au

moins depuis Presley - promettait d’enclencher un frénétique et juteux

business. Avec quelque 600 millions de disques vendus de son vivant, l’ex-

gringalet d’Hoboken est devenu au bout de soixante-deux ans de carrière

l’un des méga poids lourds d’une industrie discographique à laquelle il

laisse une oeuvre pléthorique dont le partage, désormais, risque de

tourner au mauvais western.

Entre les foies jaunes du clan Sinatra et les coyotes qui détiennent une

part du butin (éditeurs, multinationales du disque), sans compter les

vautours qui ne tarderont pas à se faire connaître (maîtresses délaissées,

enfants naturels, mafiosi), la bataille promet d’être longue et sans pitié.

En attendant, un partie conséquente des enregistrements de Sinatra est

disponible, pour peu qu’on ait le courage d’y faire un tri, la meilleure

méthode étant encore celle qui consiste à procéder par périodes.

89

A l’instar des grands jazzmen, Sinatra connut plusieurs périodes

importantes, quatre au moins, chacune étant liée à un changement de label

: RCA pour les premiers enregistrements, Columbia jusqu’à la fin des

années 40, Capitol durant les fifties et enfin Reprise, qu’il fonda en 1960

et pour lequel il enregistrera quasiment jusqu’à la fin, ne retrouvant

Capitol que le temps de publier Duets 1 & 2, ses deux derniers disques.

Le plus vieil enregistrement de Sinatra gravé sur CD, Shine, date de 1935.

Il s’agit d’un titre très court des Hoboken Four, groupe vocal au sein

duquel Frankie n’est alors qu’un quart anonyme. C’est, disons, un

témoignage. Comme l’est également cette version préhistorique de Our

love, d’après un thème de Tchaïkovski, qui date de l’époque où Sinatra

traverse l’Hudson River chaque matin pour aller répéter avec des

90

formations new-yorkaises.

Officiellement, la carrière de Sinatra débute pendant l’été 39. Avec

l’orchestre du trompettiste Harry James, l’un des plus chauds de l’époque,

il se produit à l’hippodrome de Baltimore et enregistre dans la foulée

From the bottom of my heart et Melancholy mood. James ne s’est pas

seulement adjoint les services d’un vocaliste pour répondre aux exigences

du public. Il devine qu’en Sinatra sommeille l’étoffe d’un futur héros des

théâtres de Broadway et redéfinit la topographie de son orchestre

spécialement pour offrir des boulevards à cette voix de jeune premier

appelé à devenir un premier tout court. Harry James n’aura pas le temps

de faire mûrir Sinatra car, en raison de difficultés financières, il se voit

contraint de laisser filer son poulain, qui vient de recevoir une proposition

du tromboniste Tommy Dorsey dont le chanteur-vedette, Jack Leonard, a

choisi la voix solitaire.

Sinatra, qui a passé seulement sept mois chez James, rejoint la formation

de Dorsey au début de l’année 40. Les enregistrements de cette époque,

qui court jusqu’en 42, sont nombreux et essentiels. Grâce à Dorsey, ainsi

qu’à une pratique intensive de la natation et du jogging, Sinatra acquiert

des techniques de respiration qui en feront vite une sorte d’athlète des

cordes vocales, capable d’avaler les mesures presque sans reprendre son

souffle. L’influence du bel canto italien dont il se réclame - autant que de

91

Bing Crosby et Billie Holiday, ses deux héros - confère également au

chant de Sinatra une saveur spéciale, un peu angélique, qui plaît beaucoup

aux dames. A l’époque pourtant, selon ses propres souvenirs, Frankie est

encore vert : “J’avais au moins sept kilos de cheveux sur la tête, il

m’arrivait de tituber”, plaisantera-t-il bien des années plus tard. Mais la

cause, plus vraisemblablement, provient de l’ivresse dégagée par

l’orchestre de Dorsey, de son swing redoutable comme de sa retenue sur

les morceaux sentimentaux, registre de prédilection de Sinatra. Un

psychologue des années 40 : “Sinatra effectue une sorte de strip-tease

musical et laisse apparaître son âme à nu.” Duke Ellington, pas moins fin

psychologue : “Chaque chanson qu’il interprète est compréhensible et,

surtout, vraisemblable.”

92

Grâce à I’ll never smile again, qui accroche la tête des hit-parades

pendant l’été 40, Sinatra devient immensément populaire. Son nom,

jusqu’alors relégué en troisième ou quatrième position, occupe désormais

le haut de l’affiche. En 42, Dorsey ajoute une section de cordes à son

orchestre, tapis satiné sur lequel The Voice gravit les dernières marches

qui conduisent aux sommets, avant de voler sous ses propres couleurs.

Sinatra signe comme artiste solo avec Columbia et entame une période de

dix ans, riche de 285 enregistrements, qui est celle de tous les

contrastes. Poursuivant majoritairement dans la veine sentimentale,

tantôt accompagné d’une formation de jazz, tantôt d’un orchestre, la

plupart du temps conduit par Axel Stordahl, il puise abondamment dans le

répertoire de Broadway - Irvin Berlin, Gershwin, Rodgers & Hammerstein

- et se venge des années de vaches maigres à Hoboken, menant la grande

vie et n’hésitant pas à roupiller sur des lauriers qu’il croit tressés pour

l’éternité.

Après avoir atteint le zénith de sa popularité en 45 avec The House I live

in, qui récolte un Academy Award, il entre dans une période noire qui va

durer jusqu’en 53 : divorce, relation à scandale puis mariage avec Ava

Gardner, flops successifs des disques et des concerts, redivorce, séjour à

l’hôpital… Pour finir, il se fait débarquer par Columbia. Alors qu’on le pense

fini et que le rock’n'roll balbutiant commence à cogner au portillon,

93

Sinatra a un coup de génie lorsqu’il signe avec Capitol et enrôle celui qui

sauvera sa carrière : l’arrangeur Nelson Riddle, un musicien pointilleux et

intransigeant, notamment connu pour avoir travaillé avec Nat King Cole.

On est entré depuis peu dans l’ère des albums et ceux que Sinatra publie

jusqu’à la fin des années 50 figurent parmi les plus éblouissants de sa

carrière. Songs for young lovers, Songs for swingin’ lovers, Close to you

and more ou Only the lonely, reconnaissables à leurs fameuses pochettes

peintes mettant en situation un Sinatra mélancolique, entouré d’amants en

fleur dont il symbolise à la fois l’ange protecteur et le démon intérieur,

font des Capitol Years la période unanimement célébrée comme étant

celle d’un état de grâce jamais retrouvé ensuite. Sinatra s’empare des

standards comme personne, au point qu’on se demande s’ils ne sont pas

devenus des standards le jour où il les a chantés.

Riddle, pour les albums les plus flamboyants, puis Gordon Jenkins pour

ceux de la fin, plus introspectifs, contribuent à faire à nouveau du Ol’Blue

Eyes une vedette, malgré les Bill Haley, Presley et autres jeunes loups qui

envahissent l’Amérique. Le jour de son quarante-cinquième anniversaire,

en décembre 1960, Sinatra est en studio pour enregistrer Ring-a-ding-

ding!, le premier album à paraître sur sa propre firme, Reprise, sur

laquelle il hébergera tous ses vieux potes noceurs - Sammy Davis Jr, Dean

Martin - ainsi que sa fille Nancy. Même s’il cédera Reprise à la Warner

94

deux ans après son lancement, il restera fidèle pendant plus d’un quart de

siècle au label, sortant près d’une quarantaine d’albums, dont les plus

célèbres et les plus vendus - Strangers in the night, My way.

Les années Reprise sont celles où Sinatra se fait plaisir, notamment

lorsqu’il enregistre deux albums (ainsi qu’un live) en compagnie de Count

Basie - “J’ai attendu ce moment pendant trente ans”, dira-t-il -, puis un

avec Ellington et deux autres avec Antonio Carlos Jobim. C’est aussi

l’époque où aucun chef d’orchestre ne peut refuser ses services à La Voix

: se succèdent ainsi au pupitre des noms aussi prestigieux que Quincy

Jones, Claude Ogerman, Don Costa, Eumir Deodato (futur arrangeur des

cordes de Björk) et à nouveau Nelson Riddle. Au cours des années 60,

Sinatra chante plusieurs chansons pétillantes en duo avec sa fille, sous la

haute direction du génie méconnu Lee Hazlewood, que l’on trouve réunies

95

sur l’album Frank & Nancy de 67. En 70, Sinatra est embarqué par deux

anciens Four Seasons dans une aventure qui donnera lieu à l’album le plus

singulier de sa carrière, en même temps que l’un des plus beaux.

Watertown raconte en onze tableaux noirs et ocre l’errance d’un homme

lâché par les siens et Sinatra campe ce rôle sablonneux avec une vérité

dont Nick Cave et quelques autres seront éternellement redevables. Un

authentique chef-d’oeuvre méconnu. L’année d’après, en bon cabot, Sinatra

annonce son retrait définitif, puis revient deux ans plus tard avec l’album

Ol’Blue Eyes is back, la bonne blague. Néanmoins, les sorties d’albums

s’espacent et le triple album Trilogy de 80, salué par le magazine Rolling

Stone comme son meilleur disque depuis quinze ans, fait figure de

testament prématuré. En 84 enfin, son dernier disque estimable, arrangé

une nouvelle fois par Quincy Jones, porte un nom prédestiné : L.A. is my

lady. Dans la nuit du 14 au 15 mai, Ol’Blue Eyes mourra dans ses bras. Les

meilleurs albums: Masters of jazz vol. 1-7 (Média 7), The Popular Frank

Sinatra & Tommy Dorsey Orchestra (RCA/BMG), Portrait of Sinatra

(Columbia/Sony), Swing and dance with Frank Sinatra (Columbia/Sony),

The Capitol Years - coffret (Capitol/EMI), Sinatra and strings

(Reprise/WEA), Sinatra-Basie (Reprise/WEA), Strangers in the night

(Reprise/WEA), Frank Albert Sinatra & Antonio Carlos Jobim

(Reprise/WEA), Watertown (Reprise/WEA).

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C’est l’une des plus grandes ventes immobilières de l’année à Los Angeles.

Selon The Hollywood Reporter – dont les informations proviennent du

marché de l’immobilier – l’accord de vente de l’ancienne maison des collines

de Holmby appartenant à Frank Sinatra et située au 320, promenade N.

Carolwood, a été conclu depuis la mi-novembre avec Brad Grey, président

de la Paramount depuis 2005. Située dans un quartier prestigieux de Los

Angeles, la propriété s’étale sur un hectare et comprend quatre chambres

à coucher principales, une aile pour le personnel avec trois autres

chambres, deux bibliothèques, un jardin d’hiver, un emplacement très

étendu pour les voitures, un logement pour le chauffeur et une piscine.

Son voisinage n’est autre que Danny DeVito et son épouse Rhea Perlman, la

philanthrope Suzanne Saperstein, et le producteur de télévision Bradley

Bell, fils de William J. Bell, créateur d’Amour, Gloire et Beauté et des

Feux de l’Amour (The Bold and the Beautiful, The Young and the

Restless).

Selon certaines sources, Brad Grey, admirateur de longue date du crooner

international, a pris contact avec la famille de Sinatra, avant d’acheter la

maison. Ses plans concernant la propriété restent encore flous, mais il a

dit souhaiter s’en réserver une partie. Avec un peu plus de huit cent

mètres carrés, la maison méditerranéenne de briques rouges est

considérée par certains comme petite pour la taille de la propriété et le

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voisinage. Elle se trouve à côté de la succession Saperstein Fleur De Lys,

qui est sur le marché pour 125M$. L’identité du vendeur de la maison de

Sinatra, qui a été mise en vente depuis le 8 septembre, n’est pas connue.

Un porte-parole de Grey s’est refusé à tous commentaires. Le président

de Westside Agence Immobilière qui a représenté Grey, a également

refusé de commenter, tout comme l’agent immobilier en charge de publier

l’annonce..

Grey - âgé de 18 ans – a rencontré Sinatra à Buffalo dans l’état de New

York, alors qu’il travaillait en tant que promoteur de concerts. Plus tard, il

a repris contact avec la famille de Sinatra, lorsqu’il a souhaité utiliser sa

musique sur la production des Sopranos. Selon James Kaplan, auteur de la

récente biographie The Voice, le chanteur aurait acheté la maison en 1948

pour 250 000$. Il a acquis cette propriété alors qu’il faisait une pause

dans sa carrière et que sa vie personnelle était en plein bouleversement. «

C’était une fortune en 1948, et il ne pouvait pas se le permettre. Il ne

vendait plus de disques et il venait de construire ce lieu extravagant à

Palm Springs » raconte Kaplan selon THR. « Tout ça pour se retrouver

près de la MGM et dans ce quartier chic fréquenté par des personnalités

telles que Humphrey Bogart et Walt Disney ». Kaplan précise qu’en février

1950, sa future ex-femme Nancy Barbato Sinatra a changé les serrures

de la maison de Carolwood. « Ce fut le début de la fin de leur mariage. Ils

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ont divorcé en 1951 ».

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Le seul fils biologique de l'actrice Mia Farrow et du cinéaste Woody Allen

serait-il celui de Frank Sinatra? C'est possible, à en croire la comédienne

américaine.

Dans une interview exclusive, publiée mercredi par le mensuel Vanity Fair,

Mia Farrow (ici en photo avec Woody Allen sur le tournage de "La rose

pourpre du Caire" en 1985) a répondu d'un simple "peut-être", à la

question de savoir si Frank Sinatra était le père de son fils Ronan, né en

1987.

Elle a affirmé qu'elle n'avait "jamais vraiment rompu" avec Sinatra, dont

elle avait divorcé en 1968, deux ans après leur mariage. C'était, a-t-elle

ajouté, le grand amour de sa vie.

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Ronan, 25 ans, est né alors que la comédienne américaine était en couple

avec Woody Allen - ils ne vivaient cependant pas ensemble -. Ronan est

considéré comme le fils biologique du cinéaste. Les deux n'ont cependant

aucune ressemblance physique, Ronan ayant de grands yeux bleus.

Aucun test d'ADN n'a été mené pour confirmer ou infirmer cette

paternité. Sinatra avait 72 ans quand Ronan est né et le chanteur est

mort en 1998.

Sollicitée par Vanity Fair, la fille de Sinatra, Nancy, a répondu que Ronan

était "une part importante de nous, et nous sommes heureux de l'avoir

dans nos vies".

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L'intéressé s'est lui contenté d'une plaisanterie sur ses comptes Twitter

et Facebook. "Nous sommes tous 'peut-être' le fils de Frank Sinatra", a

écrit le jeune homme qui se présente comme un journaliste et avocat.

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FILMOGRAPHIE SELECTIVE

-1943 Higher And Higher (Amour et Swing)

-1945 Anchors Aweigh (Escale à Hollywood)

-1949 Take Me Out To The Ball Game (Match d'Amour)

-1949 On The Town (Un Jour A New York)

-1953 From Here To Eternity (Tant Qu'il Y Aura Des Hommes)

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-1955 The Tender Trap (Le Tendre Piège)

-1955 The Man With The Golden Arm (L'Homme Au Bras d'Or)

-1956 High Society (La Haute Société)

-1957 The Joker Is Wild (Le Pantin Brisé)

-1957 Pal Joey (La Blonde Ou La Rousse)

-1958 Some Came Running (Comme Un Torrent)

-1959 Never So Few (La Proie Des Vautours)

-1963 The Manchurian Candidate (Un Crime Dans La Tête)

-1965 None But The Brave (L'Île Des Braves)

-1965 Von Ryan's Express (L'Express Du Colonel Von Ryan)

-1967 The Naked Runner (Chantage Au Meurtre)

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-1967 Tony Rome (Tony Rome Est Dangereux)

-1968 The Detective (Le Détective)

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Le célèbre interprète de « New York, New York » a vécu un temps dans

un superbe duplex… à New York ! L’appartement est désormais à vendre

pour un peu plus de six millions d’euros.

7,7 millions de dollars, soit 6,263 millions, voilà la somme qu’il vous faudra

débourser si vous souhaitez devenir le futur propriétaire de cet élégant

Penthouse situé dans un immeuble de l’Upper East Side à Manhattan.

Malgré son architecture audacieuse et ses pièces spacieuses, le prix

semble un peu élevé. Ce dernier s’explique par le fait que ce logement de

la 72e rue a appartenu à l’une des plus grandes stars de la chanson aux

Etats-Unis : Frank Sinatra. Entre ses 150 millions de disques vendus et

ses films à succès, The Voice aurait disposé de son vivant d’une fortune

d’au moins 75 millions de dollars. Rien d’étonnant à ce que le chanteur ait

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pu s’offrir cet appartement et sa vue imprenable sur le fleuve et la

Roosevelt Island. L’agence Rubicon Property, chargée de la vente,

renchérit : « Il y a beaucoup d’appartements de ce type à vendre à

Manhattan, mais il n’y en a qu’un seul comme celui-ci, l’unique qui ait été

suffisamment bon pour Ol Blue Eyes ! »

Pas de crainte, le bien n'est pas dans le même état qu'il y a vingt ans. Il a

depuis été entièrement rénové, du parquet aux peintures, en passant par

la grande cuisine américaine aménagée. Cet appartement de 1 000 m²

contient de plus quatre chambres et autant de salles de bains. Vous y

trouverez également de belles pièces à vivre, ainsi qu’une imposante baie

vitrée qui, en plus des murs blancs, offre un espace clair et lumineux. A

l’étage, la chambre principale dispose de sa propre terrasse, un lieu de

prestige qui mérite le coup d’œil.

En plus de ces belles et grandes pièces, l’ancien logement de Frank

Sinatra dispose d’un élément assez original et intéressant : la cave

contient une salle privée de gymnastique et de musculation ! Sans doute

souhaitait-il rester en forme sans avoir à quitter son immeuble ? En tout

cas, ce n’est pas banal pour les amateurs de sport, qui n’auront pas besoin

de transformer une des quatre chambres en salle de fitness. Une

économie d’argent et de place en somme. Au sous-sol, on trouve également

des chambres de bonne, où il sera possible de loger un éventuel personnel,

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pratique qui prenait tout son sens à l’époque, mais qui devient moins

courante avec le temps…

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La chanson «My Way» est la plus iconique de la carrière du chanteur. Elle

a été en partie écrite par Claude François et plus tard adaptée par Paul

Anka pour les dieux à la scène de Frank Sinatra annoncés en 1969… C’était

de faux adieux et il a continué à chanter pendant 25 ans.

Quand Frank Sinatra a fait son retour, il a découvert avec stupéfaction

que tout le monde voulait entendre «My Way». Or le Wall Street Journal

souligne qu’il ne supportait pas de chanter quelque chose qui le mettait en

avant, qui parlait de lui et qui en plus affirmait qu’il n’avait aucun regret

dans sa vie.

Le plus étonnant est que Frank Sinatra a souvent dit à son public qu’il

détestait cette chanson. Au Caesars Palace à Las Vegas, il avait ainsi

expliqué à la foule: «je hais cette chanson et si vous la chantiez depuis

huit ans vous seriez comme moi». Quelques temps plus tard au Los

Angeles Amphitheater, il laissait échapper avant de la chanter: «et bien

sûr, c’est le moment de la séance de torture, pas pour vous mais pour

moi».

Le 25 novembre 1938, le crooner qui était un grand séducteur, a été jeté

en prison sur des accusations de «séduction» ce qui dans les années 1930

aux Etats-Unis était un vrai délit. Frank Sinatra avait été attrapé dans un

lit avec une dame de bonne famille.

Après une petite enquête, la police découvrit que la dame en question

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était mariée et l’accusation est alors devenue celle d’adultère. Finalement,

l’affaire fut classée mais Frank Sinatra passa 16 heures dans une cellule.

Il haïssait Marlon Brando, les deux acteurs ne pouvaient pas se voir. Leur

rivalité commença en 1955 sur le tournage du film Guys and Dolls

(«Blanches colombes et vilains messieurs») réalisé par Joseph L.

Mankiewicz. Sinatra était jaloux de Brando qui jouait un personnage de

séducteur tandis que lui était cantonné au rôle de comique.

Sinatra changea donc le registre de son personnage ce qui déplut

beaucoup à Marlon Brando. Pour se venger Brando sabotait des scènes

parce que Sinatra ne supportait pas de tourner plusieurs fois la même

scène. A un moment du tournage, Frank Sinatra devait manger un morceau

de cheesecake et Brando oublia sciemment neuf fois de suite une partie

de son texte contraignant Sinatra à manger neuf fois de suite du gâteau.

Les liens de Frank Sinatra avec la mafia n’ont jamais été un secret bien

gardé. En dépit de ses multiples dénégations, il était proche de plusieurs

parains dont Carlos Gambino et aurait même présenté à John Kennedy,

futur Président des Etats-Unis et au parain Sam Giancana la même

femme. Frank Sinatra a même inspiré le personnage du crooner Johnny

Fontane dans le film le Parain.

Ce n’est pas une surprise mais le directeur du FBI (police fédérale

américaine), le redoutable, maniaque et dictatorial J. Edgar Hoover avait

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ouvert un dossier sur Frank Sinatra. Après tout, il était une star

immensément populaire de la chanson qui corrompait la jeunesse

américaine et en plus soutenait le mouvement des droits civiques en

faveur des noirs. Mais le dossier en question, déclassifié en 1998 après la

disparition de Frank Sinatra, ne contenait pas grand chose même s’il

faisait 1 300 pages. Certains s'attendaient à des révélations fracassantes

sur la mafia, sur le clan Kennedy dont Frank Sinatra était proche. Rien!

Voilà un épisode surprenant. Frank Sinatra Jr, le fils de son père, voulait

être un chanteur comme lui sans en avoir tout le talent. Le 8 décembre

1963 à l’âge de 19 ans il était dans une chambre d’hôtel dans la petite ville

de Stateline au Nevada où il venait de chanter et attendait qu’on lui livre

de quoi manger. En fait, les livreurs s’emparèrent de lui, le mirent dans le

coffre de leur voiture et foncèrent vers la Californie. Les deux malfrats,

Barry Keenan et Joseph Amsler, et leur complice John Irwin étaient

plutôt des minables et même des malades mentaux un peu faibles d'esprit

selon la justice américaine. Frank Sinatra leur proposa un million de

dollars contre son fils et ils n’en voulaient que 240 000! L’échange entre la

rançon et Frank Sinatra jr se passa sans problèmes et... les trois hommes

furent arrêtés quelques jours plus tard.

Frank Sinatra acheta des montres en or aux agents du FBI qui avaient

mené l’enquête et les refusèrent. Mais ils acceptèrent quand J. Edgar

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Hoover en reçut une.

Neuf ans avant que la Cour suprême des Etats-Unis ne contraigne les

écoles de tout le pays à accepter les élèves africains-américains, la

Froebel High School de Gary dans l’Indiana accepta 200 étudiants afro-

américains. S’en suivit des échauffourées et des appels au boycott. Frank

Sinatra se rendit immédiatement sur place et s’adressa à l’ensemble des

élèves pour dénoncer le racisme.

Frank Sinatra avait des fréquentations douteuses mais combattit

toujours pour l'égalité. Il ne se produisit jamais dans des salles où les

noirs étaient interdits et chanta souvent avec Billie Holliday, Ella

Fitzgerald, Nat King Cole et Sammy Davis Junior à une époque où cela

n'était pas évident. Il chanta pour recueillir des fonds pour Martin Luther

King. «Aussi longtemps que la plupart des blancs pensent «negro» d’abord

et homme ensuite, nous aurons un problème. Je ne sais pas pourquoi nous

ne pouvons pas grandir» avait-il déclaré à la télévision.

FIN