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Parlêtre et consistance corporelle Ram Avraham Mandil Dans un passage de son séminaire sur le Sinthome, Lacan fait référence au corps du parlêtre comme à un corps qui « fout le camp à tout instant »[1]. S'il est possible de reconnaître une dimension du corps qui « ne s'évapore pas », le corps parlant est cependant un corps marqué par l'inconsistance. Sur le plan clinique, nous savons que cette inconsistance peut également prendre la forme du corps « laissé tombé », mentionné dans le cas Schreber, dans certains passages de l'Homme aux loups, et dans certains extraits de l’œuvre de James Joyce. Si le parlêtreest quelqu'un qui a besoin de donner consistance – « consistance mentale », dira Lacan – à son corps, de quel ordre est cette consistance ? Jacques-Alain Miller, dans l'argument du Xème Congrès de l'AMP, trace les contours de cette question, que l’on trouve dès les méditations cartésiennes sur « le corps du je pense », jusqu’aux considérations philosophiques et même théologiques, sur « les formes de l'union de l'âme et du corps ». Il faut ajouter que la psychologie elle-même est présentée par Lacan comme étant tout simplement « l’image confuse que nous avons de notre propre corps »[2]. Dans ce même passage du Séminaire XXIII, Lacan indique que cette quête de consistance corporelle s’établit à partir de la croyance, essentiellement la croyance duparlêtre d’avoir un corps. Par cette croyance, poursuit Lacan, advient l’« adoration» de ce corps - adoration qui serait « le seul rapport que le parlêtre a à son corps »[2]. C’est là que résiderait la racine de l'imaginaire et, par conséquent, la base de la « consistance mentale » du corps du parlêtre. Si le corps du parlêtreest un corps qui tend à fuir,à s’évanouir, à se montrer inconsistant, c'est parce que ce corps doit se constituer à partir du trauma. En d'autres termes, l'incidence du signifiant sur le corps instaurepour le parlêtre, la question de sa consistance corporelle. En suivant les arguments de Jacques-Alain Miller dans « L'inconscient et le corps parlant », nous pouvons inférer que ce n'est pas en tant que chair que la consistance corporelle est en jeu. Cette consistance ne devient « un mystère » que lorsque « le signe

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Parlêtre et consistance corporelle

Ram Avraham Mandil

Dans un passage de son séminaire sur le Sinthome, Lacan fait référence au corpsdu parlêtre comme à un corps qui « fout le camp à tout instant »[1].

S'il est possible de reconnaître une dimension du corps qui « ne s'évapore pas », le corpsparlant est cependant un corps marqué par l'inconsistance. Sur le plan clinique, noussavons que cette inconsistance peut également prendre la forme du corps « laissé tombé »,mentionné dans le cas Schreber, dans certains passages de l'Homme aux loups, et danscertains extraits de l’œuvre de James Joyce.

Si le parlêtreest quelqu'un qui a besoin de donner consistance – « consistance mentale »,dira Lacan – à son corps, de quel ordre est cette consistance ?Jacques-Alain Miller, dans l'argument du Xème Congrès de l'AMP, trace les contours decette question, que l’on trouve dès les méditations cartésiennes sur « le corps du je pense »,jusqu’aux considérations philosophiques et même théologiques, sur « les formes de l'unionde l'âme et du corps ». Il faut ajouter que la psychologie elle-même est présentée par Lacancomme étant tout simplement « l’image confuse que nous avons de notre propre corps»[2].

Dans ce même passage du Séminaire XXIII, Lacan indique que cette quête de consistancecorporelle s’établit à partir de la croyance, essentiellement la croyance duparlêtre d’avoirun corps. Par cette croyance, poursuit Lacan, advient l’« adoration» de ce corps - adoration qui serait « le seul rapport que le parlêtre a à son corps »[2]. C’est là querésiderait la racine de l'imaginaire et, par conséquent, la base de la « consistancementale » du corps du parlêtre.Si le corps du parlêtreest un corps qui tend à fuir,à s’évanouir, à se montrer inconsistant,c'est parce que ce corps doit se constituer à partir du trauma. En d'autres termes,l'incidence du signifiant sur le corps instaurepour le parlêtre, la question de sa consistancecorporelle. En suivant les arguments de Jacques-Alain Miller dans « L'inconscient et lecorps parlant », nous pouvons inférer que ce n'est pas en tant que chair que la consistancecorporelle est en jeu. Cette consistance ne devient « un mystère » que lorsque « le signe

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découpe la chair», quand « le corps se montre apte à figurer, comme surface d'inscription,le lieu de l’autre du signifiant »[4].En ce sens, il me semble pertinent de rajouter que l'analyse du parlêtre devrait viser nonseulement le fait que, par sa parole, il tente de se constituer comme être, mais aussi lesmodalités par lesquelles il cherche à se constituer un corps et à lui donner consistance.Nous savons, à partir de Lacan, qu’une façon de donner consistance au corps se fait grâceau support de l'image. Il s’agit du corps comme unification des expériences fragmentées,hétérogènes, dont la consistance serait assurée par sa forme.

Toutefois, en prenant en compte l’analyse de l'épisode des coups reçus par StephenDedalus dans Portrait de l'artiste en jeune homme, nous pouvons déduire que dans ce casLacan évoque une autre façon d'assurer la consistance du corps, par le soutien dufantasme. C'est ce qui attire l'attention de Lacan, puisque que cette alternative n'est pasfonctionnelle dans cet épisode. Il n’y a pas eu pour Stephen de recours au fantasme sur sonversant masochiste, ce qui aurait pu être une façon de donner consistance au corps.Une autre question qui me semble pertinente pour notre discussion, c’est le rôle dusinthome en tant que moyen de donner consistance au corps à partir des marques et desinscriptions du trauma. Il s’agit d’envisager le corps au-delà de son support imaginaire, oude viser à lui donner consistance à partir du fantasme.

Qu’est-ce qu’envisager la consistance du corps par la voie du sinthome ? Cette consistance,serait-elle distincte de la consistance mentale ? J'ai tendance à penser que cetteconsistancen’écarte pas l'aspect «mental» en jeu, si l'on considère le mental comme uneenveloppe, comme quelque chose qui tente de tracer un bord référé au réel. On peutestimer que la consistance du corps par le biais du sinthome ne vise pas à éliminer soninconsistance – celle-ci étant le plus souvent ce qui est sans loi dans le corps – mais àl'inclure dans un nouvel arrangement. Cet arrangement implique de reconsidérerl'imaginaire. À mon avis, c’est ce qui est indiqué dans le Séminaire XXIII, par exemple,dans les considérations de Lacan sur l'ensemble vide et sur les relations entre le sac et lacorde.Dans ce sens, on peut rapprocher l’adoration du corps – « la seule relation qu’a le parlêtreavec son corps » - et la considération que nous apporte Jacques-Alain Miller surl’escabeau, le piédestal du parlêtre,« ce qui lui permet de s'élever lui-même à la dignité dela chose »[5].

Faire de son sinthome un escabeau et donc une nouvelle modalité de satisfaction, neserait-ce pas une des formes dusavoir-faire avec le sinthome? Puisse notre Congrèsapporter quelques exemples de la manière dont cela se passe dans l'expérience analytiqued’un parlêtre.

Traduction: Luciana RodriguesRévision: Eliane Calvet et Ligia Gorini

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[1] Lacan,J., Le séminaire Livre XXIII : Le sinthome,Paris, Seuil, 2005, p.66.

[2] Lacan, J.,Le séminaire livre XXIII : Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.149.

[3] Lacan, J., op.cit, p.66.

[4] Miller, J.-A. « L’inconscient et le corps parlant », publié online sur le site web de l’AMP,

http ://wapol.org.

[5] Miller, Jacques-Alain, « L’inconscient et le corps parlant », publié online sur le site web de

l’AMP, http ://wapol.org.